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Journal des savants

Les artistes du Moyen Âge et les doctrines esthétiques de leur


temps [Edgar de Bruyne. Études d'esthétique médiévale. ]
Edgar de Bruyne. Études d'esthétique médiévale.
Louis Bréhier

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Bréhier Louis. Les artistes du Moyen Âge et les doctrines esthétiques de leur temps [Edgar de Bruyne. Études d'esthétique
médiévale. ]. In: Journal des savants, Juillet-décembre 1946. pp. 104-113.

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Document généré le 27/09/2015


104 LOUIS BBÉHIKR

LES ARTISTES DU MOYEN AGE


ET LES DOCTRINES ESTHÉTIQUES DE LEUR TEMPS

Edgar, db Bruyni.. Études d'esthétique médiévale. Trois vol. gr. in-8°


de xiv-370 pp., x-4'io pp., x-4oo pp. Bruges, De Tempel, 1946 (Rijk-
universiteit te Gent, 99e Atievering).

L'auteur de cet ouvrage important, au cours de ses études sur saiut


Thomas d'Aquin, s'est demandé de quelles sources dérivaient les
réflexions du docteur angélique sur l'art et la beauté. Pour résoudre ce
problème il n'a pas hésité à passer en revue toute la littérature latine du
moyen âge de Boèce à Duns Scot, aiìn de déterminer, d'une part le sens
qu'avaient pour les clercs les termes de pulcher, venust us, formosa s,
déco rus etc.. et de découvrir leurs conceptions de la beauté dans la
littérature et danS les arts. Son ouvrage comprend quatre parties : i° De
Boèce à Jean Scot Erigène ; 20 La civilisation carolingienne ; 3° L'époque
romane ; 4° Le xiue siècle. Il a cherché en même temps dans quelle
mesure ces doctrines esthétiques exercèrent une action sur les artistes
de leur temps.
Les textes qui nous permettent de connaître les jugements des hommes
du commun sur l'art montrent surtout leur admiration pour la grandeur
et la richesse des monuments,. pour l'éclat de l'or et des pierres
précieuses, pour la variété des couleurs chatoyantes, et aussi pour le sens
universel et le caractère religieux des œuvres. Or en Occident, comme dans
les chrétientés d'Orient, l'art obéit à une pensée théologique, qu'il
s'agisse des édifices ou de leur décoration plastique et picturale. Le décor
iconographique d'une cathédrale du xme siècle est une Somme
théologique qui s'exprime par la statuaire, les sculptures, les vitraux, les
peintures. La question revient donc à déterminer si cette pensée
théologique s'est inspirée des théories esthétiques des savants.
Entre ces théoriciens, quelle que soit la différence de leurs doctrines
métaphysiques,, il existe un terrain commun. Sauf de rares exceptions
ils n'admettent les beaux-arts que s'ils ont une fin morale et religieuse
et ils condamnent l'art purement profane qui ne se rapporte pas
directement à Dieu. D'autre part ils s'inspirent tous plus ou moins de la
littérature antique, païenne ou chrétienne. Ils se réfèrent à Platon, à
Aristote (surtout à Y Éthique à Nicomaque), à Cicéron, à Boèce, à saint
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Augustin (de Trinitate), à C.assiodore, au traité des Xoma divins du
pseudo-Denys l'Aréopagite.
Dans la vaste enquête qu'il a entreprise, (i. de Bruvne a bien vu que
les doctrines esthétiques se relient intimement aux conceptions
philosophiques de leurs auteurs et il a donné presque autant de place à l'exposé
de leurs doctrines qu'à leur jugement sur les œuvres d'art de leur temps.
Il ne saurai! donc être question ici de l'aire une analyse, même sommaire,
de ces exposés copieux qui embrassent Ionie la philosophie du moven à^e.
Nous nous contenterons de signaler les points de vue et les textes
réunis par l'auteur, qui inléressent au plus haut degré les historiens de
l'art.
I
On peut dire qu'avant le xiu* siècle la principale question discutée
par les théoriciens fut celle de la légitimité de l'art et. en particulier de
l'art religieux.
La question s'est posée en Oceidenl au sujet de la réception des actes
du second concile de Xicée (787), qui condamnèrent les doctrines
iconoclastes et affirmèrent la légitimité du colte des icônes, les honneurs qui
leur sont accordés remontant à leur prototype. La résistance des clercs
d'Occident à celte doctrine de V adoration (ou traduisait ainsi le mot
y ree Trpocrxûvïidtç) des images s'exprima dans [es Livres Carotins, sortis
.

des délibérations du Concile de Francfort (794)- Au cours de cette


polémique acerbe les clercs occidentaux émirent sur l'art en général des idées
d'une grande hardiesse que (ì. de Bru vue a raison de mettre en lumière,
à cause de leur analogie avec certaines théories modernes. L'ari, suivant
ces textes, ne peut être adoré, car il n'a pas de valeur religieuse et il ne
doit pas être détruit parce qu'il possède une valeur propre. H traite
indifféremment des thèmes réels et fictifs, profanes et religieux. Ouel que
soit le sujet, on emploie les mêmes matériaux, on obéit aux mêmes lois
formelles. On ne peut mieux affirmer l'autonomie de l'art, qui est d'une
autre essence que la morale. Il faut aller jusqu'à la Renaissance pour
rencontrer de pareilles conceptions.
Un passage des Livres Carotins (111, 22) reproche aux Grecs de
considérer la peinture comme un art essentiellement pieux, comme si les autres
arls, en particulier la sculpture, n'étaient pas, comme la peinture, tantôt
pieux, tantôt impies. On constate cependant que, jusqu'au xie siècle, les
Occidentaux, tout au moins au nord de la Loire, éprouvaient une
répugnance pour la statuaire religieuse ou même profane. G. de Bruvne a
SAVANTS 14
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rassemblé des textes intéressants, par exemple Walafrid Strabo blâmant
le transport de la slalue de Théodorie, de Ravenne à Aix-la-Chapelle, au
début du xi* siècle l'étonnement de deux clercs de Chartres devant les
statues-reliquaires de la Vierge et des saints eii usage en Auvergne et
dans les provinces du Midi, enfin les interprétations fantaisistes des
statues antiques, un abbé de Caen inscrivant sous un Cupidon : E ree
mitlo angelum meum, et même au xne siècle un évêque de Winchester
blâmé par ses diocésains, parce qu'il avait rapporté de Kome des statues
antiques. Cependant dès cette époque les statues en ronde bosse, comme
celles des cavaliers des églises du Sud-Ouest et même les statues-
reliquaires avaient acquis droit de cité dans tout l'Occident.
La légitimité de l'art religieux n'en fut pas moins remise eu question
par les Cisterciens qui, à vrai dire, se plaçaient étroitement au point de
vue de l'observance de la pauvreté exigée des moines et. opposaient leurs
églises sans cloches, sans vitraux historiés, sans façades sculptées aux
splendeurs des éditices c.lunisjens. On sait d'ailleurs que la beauté
proscrite dans l'ornementation reparaît dans les belles proportions et la
pureté de lignes des édifices cisterciens. (J. de Bruyne voit dans cet art
rigoriste « l'éternel conflit entre l'esthétique des formes fonctionnelles
simples {compostilo) » et celle des « parures décoratives (venuslas) ». En
fait ce n'est pas à ce point de vue que se plaçaient les Cisterciens pas
plus que les autres ordres religieux qui les imitèrent. Ils n'avaient
nullement prévu la valeur esthétique de leurs édifices; due au goût parfait de
leurs architectes.
Les Cisterciens ne convainquirent pas leurs contemporains, comme le
montrent les protestations de Suger. G. de Bruyne cite de nombreux
textes qui expriment l'admiration raisonnée des clercs pour les édifices
religieux qui s'élevaient de toute part. Bien de plus significatif à cet égard
que la description de l'église Saint-Jacques de Compostelledansle Guide
des Pèlerins, qui la compare à un organisme humain et vante l'ensemble
éclatant de l'édifice ainsi que ses façades magnifiquement sculptées. On
regarde comme beau tout ce qui est grandiose et c'est ce qui frappe
l'auteur des Mirabilia Urbis Romae dans les édifices antiques, qu'il
s'agisse des temples, des tombeaux, des statues et du gigantesque
Colisée.
II

Mais déjà s'élaborent des théories esthétiques. D'après un manuscrit


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anonyme d'Aix-la-Chapelle la beauté architecturale résulte à la fois de la
matière et de la forme, de la ligne générale et de l'ornementation, de
la signification spirituelle des scènes représentées par la sculpture et la
peinture ainsi que de la grâce purement sensible.
Le point de vue métaphysique et moral apparaît avec Hugue de Saint-
Victor, qui voit comme le pseudo-Denys la transparence de l'invisible dans
le sensible, les belles formes exprimant quelque chose de l'idéal divin. Mais
la fin de l'homme est de restaurer en lui l'image de Dieu, ce qui n'est
possible que parla sagesse et la vertu. Il reconnaît que le monde
sensible a sa beauté propre, mais le plaisir qu'elle procure est mauvais, s'il
ne flatte que la curiosité et ne s'élève pas jusqu'à Dieu. D'ailleurs,
ouvert aux beaux spectacles de la nature, il a un sentiment très vif du
charme que procure la vue des plantes, des oiseaux au plumage, varié,
des poissons aux reflets changeants. La beauté réside pour lui dans
l'harmonie, dans le mouvement. 11 décrit la beauté mystérieuse, de la
végétation, celle de ranimai se mouvant, celle de l'homme qui possède la
vie spirituelle, celle des sons et même celle de l'odorat. Il a un sentiment
remarquable de la nature, mais ne s'occupe guère de l'art, qui est pour
lui une connaissance de règles à suivre pour transformer la matière.
Sa théorie sur le monde visible, reflet du monde invisible, conduit à
l'esthétique allégorique qui tenait tant de place au moyen age et, selon
G. de Bruvne, arrêta peut-être à la fois l'essor des sciences (l'observation
et celui de la plastique naturaliste. C'est à l'allégorie, surtout dans la
littérature, qu'aboutissent les doctrines esthétiques de l'Ecole de Chartres,
avec Gilbert (Je la Porrée, Thierry de Chartres, Guillaume de Conches,
qui dérivent du Tirnée de Platon vu à travers Chalcidius, Macrobe et
Boèce. C'est l'esthétique des idées et des nombres, qui n'est pas
explicitement développée, mais est partout présente. Le 'monde est contemplé
comme une œuvre d'art, mais réalisée suivant un système géométrique ou
musical. Dieu, beauté suprême, dirige toutes les choses suivant l'idéal
éternel, écrit Guillaume de Conches (hymne au Créateur). La nature est « une
matérialisation de la sagesse d'un artiste qui calcule, mesurée! pèse ». i,es
poètes ohartrainscomme Bernard Silvestre et Alain de Lille « enrobentdans
une fable poétique une doctrine scientifique ». C'est ainsi qu'il chantent la
nature et l'amour à l'aide d'allégories empruntées parfois à la mythologie.

III
Le xni* siècle est l'époque des grands scolastiques et des mystiques.
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Pour de Bruyne leur lutte contre les Cathares et les Albigeois, qui
voyaient dans la matière et dans la création le principe du Mal, amena ces
théologiens à affirmer que « toutes choses sont bonnes » parce que
établies par Dieu. Empruntant à saint Augustin ses arguments contre les
Manichéens, qui conduisent à une doctrine esthétique, ils définirent le
Beau l'harmonie, l'ordre et ne le séparèrent pas du Bien. Le Beau pour
eux resplendit dans tous les êtres, d'où, à l'égard de la nature,
l'optimisme chrétien, dont le Cantique du Soleil de saint François d'Assise
est la sublime expression. Le pseudo-Denys, adversaire du dualisme,
a au -xuie siècle un regain d'autorité el les commentaires sur ses Xorns
divins sont nombreux.
L'esthétique de cette époque a un caractère profondément religieux,
mais a moins de spontanéité que celle de Hugue et de Richard de Saint-
Victor : elle est plus scolastique, plus abstraite, plus métaphysique et
considère tout en fonction de l'Etre, sans aucune allusion à l'émotion que
produit une belle œuvre. Les esthètes se contentent de sèches analyses de
l'activité artistique. Surtout ils attachent moins d'importance à la
composition, aux proportions qu'au caractère lumineux de l'œuvre d'art et c'est ce
trait qui montre une liaison intime entre leurs théories et l'art de cette
époque, qui recherche la lumière et la splendeur. 11 suffit de pénétrer
sous les voûtes d'une cathédrale comme celles de Reims ou d'Amiens
pour saisir la vérité de ce rapprochement. Kl il eu e-st de même dans la
poésie française du temps, où l'impression de lumière, dit de Bruyne,
arrive de tous cotés à la fois : des sujets, de la manière de les raconter,
de l'esprit qui les anime. Dans les exemples donnés par l'auteur il n'est
question que de clairs visages, de cheveux blonds qui rappellent la clarté
du soleil, de regards lumineux etc..
D'après les physiciens, qui s'appuient sur des doctrines
néoplatoniciennes et surtout sur la Bible, (nombreux commentaires de YHexahè-
méron et du Cantique des Cantiques) la lumière est l'essence des choses,
el c'est la réponse aux théories des Cathares et le principe même de la
nouvelle esthétique. C'est ainsi qu'un des penseurs les plus originaux de
la première moitié du xme siècle, Alexandre de Halès (mort en i 2^9 ),
envisage la beauté de l'univers au point de vue métaphysique en réaction
contre le pessimisme albigeois. Le Beau, d'après lui. est atteint par la
contemplation, et il inaugure ainsi le subjectivisme métaphysique. Il
résout le problème de la laideur eu soutenant que les monstres
participent de la beauté en tant qu'ils constituent des formes. Chaque forme
LES ARTISTES DU MOYEN AGE 409
doit être envisagée en Fonction du tout : le beau fait éclater le laid. Et
de Bruvne rappelle les cathédrales où les saints sont voisins des monstres
et les anges souriants de.s démons horribles (voir le pèsement des âmes
au portail central de la cathédrale de Bourges). La cathédrale est une
image du monde, elle est comme l'univers une œuvre merveilleuse : tout
y est beau « parce que tout y est comme il doit être ». Pour Alexandre
de Halès l'art imite la nature et l'artiste se représente l'œuvre avant de
la réaliser. L'idée se trouve donc dans la conscience de l'artiste et se
construit, soit par la reproduction d'une chose perçue, soit par
l'imagination.
Toutes ces idées et celles de Hugue de Saint-Victor se retrouvent dans
le Speculum natural0 de Vincent de Beauvais ( 7 r 2 6 4 ) , qui suit l'ordre
de V Hexahéméron, s'inspire du de Architectura, III, de Vitruve pour
montrer la beauté de l'homme et. proclame la beauté de l'univers. Les
choses sont inégalement belles, niais cette diversité est nécessaire pour
produire l'harmonie du tout.
Robert Grosseteste, évéque de Lincoln y 1 1 70- 1 a53), n'est pas un
esthéticien, mais de ses ouvrages se dégage une doctrine du Beau, qui a des
rapports avec celle de l'Ecole de Chartres. C'est l'esthétique
mathématique qui place la beauté dans l'identité des proportions et dans la
splendeur. Mais la splendeur et la proportionnalité sont déduites d'un
principe unique, la lumière, dont la diffusion obéit à des proportions
fondamentales. L'esthétique est donc mécano-géométrique et musicale. Dieu est
la lumière spirituelle de l'univers et la lumière matérielle est son reflet
dans le monde visible. La beauté créée rayonne à la ressemblance de la
beauté infinie. L'ait devient une science.
Ainsi le monde est lumière. La lumière, première l'orme créée, se
multiplie indéfiniment. ïl en résulte que les corps ont des formes précises,
mesurables aussi bien dans la statique que dans le mouvement. Leur
forme répond à des figures géométriques et de Bruvne a été frappé avec
raison de l'analogie de cette doctrine avec les conceptions géométriques
qui apparaissent dans l'album d'esquisses de Villard de Hormecour't (vers
12^0), dans son chapitre de la Portraiture. Pour le maître picard,
comme pour Grosseteste, tous les corps se construisent
géométriquement d'après les proportions premières des lignes élémentaires, cercles,
triangles, carrés, etc.. La pensée artistique de Villard est comme une
application de la pensée philosophique de ses contemporains, mais on
ignorera toujours ses sources immédiat's, bien que l'on puisse constater
HO LOUIS BRÉHIER
que ses proportions correspondent à la tradition do Vitruve. C'est ainsi,
remarque de Bruyne, que les proportions du visage humain dérivent du
nez, dont il a trois fois la hauteur. La même structure géométrique est
appliquée à l'homme assis ou agenouillé (celui-ci répondant au svastika)
et aux compositions d'ensemble.
A vrai dire, ces observations avaient déjà été présentées par le regretté
Henri Foci lion dans son beau livre, /.'art des Sculpteurs romans i Paris,
I93i, p. 219 etsq.). On est surpris qu'E. de Bruyne, doni la bibliographie
est copieuse et au courant, n'ait pas fait étal des pages remarquables que
Focillon a écrites sur cette question, on insistant particulièrement sur des
figures purement schématiques comme celle d'une Vierge assise ou d'un
roi sur son trône, indiqués par une simple armature' linéaire « pareille- a
l'armature de fil de fer qui maintient une statuette de terre ».
Les mathéma'hiques tiennent aussi une grande place dans la doctrine
de Roger Bacon (-J- 1294) qui fonde la théologie sur les sciences positives.
S'inspirant des recherches des Arabes, il regarde la musique comme lari
fondamental. Elle a pour bases le nombre et le rythme qui donnent toute
sa puissance à la poésie, ("ionlraireinenl à son con tempra in Aelred
l'Anglais, qui dans sa Practtcu artis musicae ( 1^79) jpense que la musique de
la nature n'est pas utile à ceux qui pratiquent la musique sonore, Bacon
fonde sa théorie sur le nombre, ordre naturel qui se reflète dans tous les
arts. H distingue la musique instrumentale, le chant et « la mélodie du
langage », qui émeut, soit par le mètre des vers classiques, soit par les
accents et les rimes des poésies rythmiques, puis la musique plastique,
la danse qui comprend tous les gestes et les flexions du corps, enfin la
musique théorique qui sert à la science théologique et la musique
pratique, utile à la vie morale et même mystique. La musique transporte
l'âme dans les pures régions de la vérité et de la jouissance éternelle.

IV
Avec les grands scolastiques on revient au point de vue purement
métaphysique. Saint Bonaventure 11221-1274), qui s'inspire surtout de saint
Augustin, reconnaît qu'il n'y a ni beauté, ni plaisir sans proportions, ni
proportions sans nombres, mais il conclut que tout est beau parce que tout
est ordonné. Par le plaisir le monde sensible entre dans la conscience,
mais il y a d'abord une perception des sens et il y a plaisir lorsqu'il y a
proportion entre l'objet et le sujet (/(inerarium mentis ad Denm).
L'œuvre d'art est belle quand elle tend à égaler son modèle, c'est-à-dire
LKS AKTISTKS DI' MOYKN AGK III.

dans la mesure où elle égale l'idéal de celui qui l'a conçue. L'œuvre doit
être belle, utile el stable (capable de durer). Tout artiste tend à réaliser
ces trois qualités.
La question qui préoccupe Albert le Grand ( i io,3-i:<8o), ainsi que ses
deux disciples, Ulrich de Strasbourg; et saint Thomas d'Aquin, esl celle
des rapports entre le Beau et le Bien. Pour maître Albert (Summa de
BoriOy 12/46) le Beau est ce qui est vraiment bon ; ce n'est ni l'utile ni
l'agréable : c'est un bien en soi. Sans doute l'homme peut être beau
sans être vertueux, cependant- le Beau cl le Bien, attirant également
l'amour, sont identiques. Le Beau se distingue de l'Honnête en ce qu'il
y ajoute « la note d'une certaine clarté resplendissant sur certaines
proportions ». La beauté caractérise un "certain rapport de la forme à la
matière ; la bonté est une certaine relation de la fin aux moyens, mais la
forme et la tin sont identiques. On comprend que cette théorie, inspirée
de saint Augustin, du pseudo-l >'enys et d'Alexandre de Halès laisse peu
de place à I autonomie de l'art.
Dans ses premiers écrits saint Thomas d'Aquin reste fidèle à cette
théorie et soutient que si l'on désire le Beau el le Vrai, c'est en tant
qu'ils se présentent cornine Biens. Le Beau est l'être lui-même. Le Bien
ajoute aux qualités du Beau une relation à autre chose qu'il perfectionne.
Au contraire la première partie de la Somme Théologique crée,
suivant de Bruyne, une esthétique nouvelle. Le Beau n'y est plus défini eu
fonction de certaines qualités de l'objet, mais par rapport à la conscience
qui le contemple. Cependant cette esthétique n'est pas subjective parce
qu'il y a dans l'objet des raisons objectives pour que nous en jouissions
en le contemplant. Le Bien et le Beau sont la même chose dans le sujet,
puisqu'ils sont la même réalité, mais ils différent par leur définition. Le
Bien se rapporte à l'appétit du réel, quel qu'il soit et c'est ce que toutes
choses désirent. Le Beau se définit en fonctio 1 des facultés de la
connaissance : c'est ce dont la vue plaît. Sa nature formelle est de combler
l'appétit de l'homme, non par la possession de l'objet, mais par la
connaissance de son aspect ou de sa forme esthétique. Saint Thomas réprouve
le dilettante qui ne- voit dans la contemplation du Beau que son seul
plaisir. La conséquence de cette théorie, c'est que ce sont les sens les plus
contemplatifs, la vue et l'ouïe, qui sont mis en rapport avec la beauté,
tandis que le goût et l'odorat sont des sensations purement biologiques.
Le Beau ajoute donc quelque chose au Bien.
De ces principes saint Thomas tire une théorie de, l'art et détinit l'adi-
112 LOUIS BRÉHIER
vite artistique de l'homme en fonction de l'activité créatrice de Dieu, dont
le chef-d'œuvre est l'univers. Comme Dieu l'artiste agit en vue d'une fin
et ordonne des éléments matériels en vue d'un but. Comme la création
divine, l'art humain produit des formes organisées et, comme l'ordre
naturel, un ordre lumineux parce que la nature et l'ouvre d'art dérivent
de l'intellect. On ne pouvait placer plus haut la dignité de l'art, comparé
à la création divine. Si l'art est inférieur à la nature, dont le principe est
dans l'essence même des choses, il lui est supérieur eu ce que la nature
est une activité inconsciente, tandis que l'oeuvre d'art représente une
activité de l'intelligence.' Sa création est un phénomène de l'esprit au
même titre que la morale ou la recherche scientifique. L'artiste voit la
chose qu'il veut réaliser ainsi que les actes qu'il doit accomplir en vue de
ce résultat. L'imagination créatrice a donc un rôle prépondérant, mais la
réalisation de l'œuvre exige en plus le concours de la mémoire, de
l'imagination, de la raison spéculative et pratique. Remarquons que dans la
pensée de saint Thomas cette théorie ne concerne pas seulement les beaux-
arts, mais s'étend aux arts dits serviles.
On sait que la philosophie de Duns Scot (iu^o-i3o8) est une certaine

réaction contre le thomisme. Les attributs divins déduits par saint


Thomas comme cause du monde sont pour Duns Scot des objet de foi {credi-
bilia). On ne possède de lui qu'un seul texte sur le Beau sensible et le Beau
moral. La vue d'une belle chose, selon lui, ne donne pas une perception
purement sensible, mais conduit l'homme à la vie spirituelle. Le Beau peut
conduire l'âme à la vision h'éatifique dans laquelle cette àme s'unit à la
beauté divine. Cette union suppose « l'évanouissement de toute barrière
spatiale... Elle e*t éminement immatérielle et par conséquent d'ordre
intellectuel et volontaire ». Saint Thomas ne reconnaissait qu'une
activité béatifique, celle de l'intellect. Pour Duns Scot l'intelligence est
apaisée d'une manière immédiate par la vision, la volonté d'une manière
aussi immédiate par l'amour. Ce plaisir, qui résulte de la prise de
possession du réel par la volonté, est plus fort que le plaisir qui accompagne
simplement la connaissance. L'amour vaut mieux que la vision : il est
plus pur, plus noble, plus spirituel, plus totalement possesseur du réel
parce que plus libre.
- Telle est la conclusion à laquelle aboutissent dans les dernières années
du xine siècle les spéculations sur le Beau et sur l'art humain. L'ère de
la scolaslique est close et de nouvelles tendances apparaissent dans l'art
médiéval, qui, pourrait-on dire, descend du ciel sur la terre.
L'ARCHITECTURE HELLÉNIQUE ET HELLÉNISTIQUE A DÉLOS 113
Nous pouvons maintenant répondre à la question posée au début de
cette étude. Pendant les deux grands siècles de l'art médiéval les
théologiens et les hommes d'église qui ont guidé le travail des maîtres d'œuvre
se sont vraiment inspiré de la pensée des savants et des philosophes de
leur temps. L'ouvrage d'Edgar de Bruyne, qui suppose un prodigieux
travail d'analyse et de critique, le montre avec évidence et les historien*
de l'art lui seront reconnaissants de leur avoir ainsi dévoilé les arcanes
et les subtilités de la pensée métaphysique qui transparaît dans l'aspect
sublime et dans le puissant et merveilleux décor des chefs-d'œuvre de
notre art médiéval.
Louis Bréhier.

L ARCHITECTURE HELLÉNIQUE ET HELLÉNISTIQUE


A DÉLOS

H. Vallois. L'architecture hellénique et hellénistique à Ûélos, jusqu'à


l'éviction des Déliens (166 av. J.-C.) ; ite Partie : les Monuments
(Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome, fase. 157),
Un volume in-8°, iv-44o p., 4 fig- dans le texte. Paris, E. de Boccard,
1944.
Deuxième article ».
La période amphictyonique s'est terminée à Délos, comme ou sait,
en 3i4- L'île d'Apollon bénéficia à ce moment de l'indépendance, et ce
fut pour connaître, grâce à sa position de relais cycladique, dès les
débuts de l'époque hellénistique — avec tous les remous d'une vie
politique fort troublée dans l'Orient sans vrai maître — une prospérité
cosmopolite et commerciale, qui devait transfigurer le domaine étroit
des Létoïdes.
C'est alors que l'échelle de l'architecture locale a grandi
symboliquement et subitement : tout le passé, vénéré, mais vétusté, ayant
été, dirait-on, submergé d'un seul élan ! On voit, dans les comptes
d'administration, les chantiers s'installer en hâte et se multiplier, pour
des constructions nouvelles, on des restaurations d'édifices. La caisse
sacrée n'y suffirait guère; mais l'ère des Évergètes — ce sera le surnom
1. Voir 1* cahier d'avril-juin iy4*J. p 49-

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