Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Bréhier Louis. Les artistes du Moyen Âge et les doctrines esthétiques de leur temps [Edgar de Bruyne. Études d'esthétique
médiévale. ]. In: Journal des savants, Juillet-décembre 1946. pp. 104-113.
http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1946_num_3_1_2499
III
Le xni* siècle est l'époque des grands scolastiques et des mystiques.
108 LOUIS BRÈHIER
Pour de Bruyne leur lutte contre les Cathares et les Albigeois, qui
voyaient dans la matière et dans la création le principe du Mal, amena ces
théologiens à affirmer que « toutes choses sont bonnes » parce que
établies par Dieu. Empruntant à saint Augustin ses arguments contre les
Manichéens, qui conduisent à une doctrine esthétique, ils définirent le
Beau l'harmonie, l'ordre et ne le séparèrent pas du Bien. Le Beau pour
eux resplendit dans tous les êtres, d'où, à l'égard de la nature,
l'optimisme chrétien, dont le Cantique du Soleil de saint François d'Assise
est la sublime expression. Le pseudo-Denys, adversaire du dualisme,
a au -xuie siècle un regain d'autorité el les commentaires sur ses Xorns
divins sont nombreux.
L'esthétique de cette époque a un caractère profondément religieux,
mais a moins de spontanéité que celle de Hugue et de Richard de Saint-
Victor : elle est plus scolastique, plus abstraite, plus métaphysique et
considère tout en fonction de l'Etre, sans aucune allusion à l'émotion que
produit une belle œuvre. Les esthètes se contentent de sèches analyses de
l'activité artistique. Surtout ils attachent moins d'importance à la
composition, aux proportions qu'au caractère lumineux de l'œuvre d'art et c'est ce
trait qui montre une liaison intime entre leurs théories et l'art de cette
époque, qui recherche la lumière et la splendeur. 11 suffit de pénétrer
sous les voûtes d'une cathédrale comme celles de Reims ou d'Amiens
pour saisir la vérité de ce rapprochement. Kl il eu e-st de même dans la
poésie française du temps, où l'impression de lumière, dit de Bruyne,
arrive de tous cotés à la fois : des sujets, de la manière de les raconter,
de l'esprit qui les anime. Dans les exemples donnés par l'auteur il n'est
question que de clairs visages, de cheveux blonds qui rappellent la clarté
du soleil, de regards lumineux etc..
D'après les physiciens, qui s'appuient sur des doctrines
néoplatoniciennes et surtout sur la Bible, (nombreux commentaires de YHexahè-
méron et du Cantique des Cantiques) la lumière est l'essence des choses,
el c'est la réponse aux théories des Cathares et le principe même de la
nouvelle esthétique. C'est ainsi qu'un des penseurs les plus originaux de
la première moitié du xme siècle, Alexandre de Halès (mort en i 2^9 ),
envisage la beauté de l'univers au point de vue métaphysique en réaction
contre le pessimisme albigeois. Le Beau, d'après lui. est atteint par la
contemplation, et il inaugure ainsi le subjectivisme métaphysique. Il
résout le problème de la laideur eu soutenant que les monstres
participent de la beauté en tant qu'ils constituent des formes. Chaque forme
LES ARTISTES DU MOYEN AGE 409
doit être envisagée en Fonction du tout : le beau fait éclater le laid. Et
de Bruvne rappelle les cathédrales où les saints sont voisins des monstres
et les anges souriants de.s démons horribles (voir le pèsement des âmes
au portail central de la cathédrale de Bourges). La cathédrale est une
image du monde, elle est comme l'univers une œuvre merveilleuse : tout
y est beau « parce que tout y est comme il doit être ». Pour Alexandre
de Halès l'art imite la nature et l'artiste se représente l'œuvre avant de
la réaliser. L'idée se trouve donc dans la conscience de l'artiste et se
construit, soit par la reproduction d'une chose perçue, soit par
l'imagination.
Toutes ces idées et celles de Hugue de Saint-Victor se retrouvent dans
le Speculum natural0 de Vincent de Beauvais ( 7 r 2 6 4 ) , qui suit l'ordre
de V Hexahéméron, s'inspire du de Architectura, III, de Vitruve pour
montrer la beauté de l'homme et. proclame la beauté de l'univers. Les
choses sont inégalement belles, niais cette diversité est nécessaire pour
produire l'harmonie du tout.
Robert Grosseteste, évéque de Lincoln y 1 1 70- 1 a53), n'est pas un
esthéticien, mais de ses ouvrages se dégage une doctrine du Beau, qui a des
rapports avec celle de l'Ecole de Chartres. C'est l'esthétique
mathématique qui place la beauté dans l'identité des proportions et dans la
splendeur. Mais la splendeur et la proportionnalité sont déduites d'un
principe unique, la lumière, dont la diffusion obéit à des proportions
fondamentales. L'esthétique est donc mécano-géométrique et musicale. Dieu est
la lumière spirituelle de l'univers et la lumière matérielle est son reflet
dans le monde visible. La beauté créée rayonne à la ressemblance de la
beauté infinie. L'ait devient une science.
Ainsi le monde est lumière. La lumière, première l'orme créée, se
multiplie indéfiniment. ïl en résulte que les corps ont des formes précises,
mesurables aussi bien dans la statique que dans le mouvement. Leur
forme répond à des figures géométriques et de Bruvne a été frappé avec
raison de l'analogie de cette doctrine avec les conceptions géométriques
qui apparaissent dans l'album d'esquisses de Villard de Hormecour't (vers
12^0), dans son chapitre de la Portraiture. Pour le maître picard,
comme pour Grosseteste, tous les corps se construisent
géométriquement d'après les proportions premières des lignes élémentaires, cercles,
triangles, carrés, etc.. La pensée artistique de Villard est comme une
application de la pensée philosophique de ses contemporains, mais on
ignorera toujours ses sources immédiat's, bien que l'on puisse constater
HO LOUIS BRÉHIER
que ses proportions correspondent à la tradition do Vitruve. C'est ainsi,
remarque de Bruyne, que les proportions du visage humain dérivent du
nez, dont il a trois fois la hauteur. La même structure géométrique est
appliquée à l'homme assis ou agenouillé (celui-ci répondant au svastika)
et aux compositions d'ensemble.
A vrai dire, ces observations avaient déjà été présentées par le regretté
Henri Foci lion dans son beau livre, /.'art des Sculpteurs romans i Paris,
I93i, p. 219 etsq.). On est surpris qu'E. de Bruyne, doni la bibliographie
est copieuse et au courant, n'ait pas fait étal des pages remarquables que
Focillon a écrites sur cette question, on insistant particulièrement sur des
figures purement schématiques comme celle d'une Vierge assise ou d'un
roi sur son trône, indiqués par une simple armature' linéaire « pareille- a
l'armature de fil de fer qui maintient une statuette de terre ».
Les mathéma'hiques tiennent aussi une grande place dans la doctrine
de Roger Bacon (-J- 1294) qui fonde la théologie sur les sciences positives.
S'inspirant des recherches des Arabes, il regarde la musique comme lari
fondamental. Elle a pour bases le nombre et le rythme qui donnent toute
sa puissance à la poésie, ("ionlraireinenl à son con tempra in Aelred
l'Anglais, qui dans sa Practtcu artis musicae ( 1^79) jpense que la musique de
la nature n'est pas utile à ceux qui pratiquent la musique sonore, Bacon
fonde sa théorie sur le nombre, ordre naturel qui se reflète dans tous les
arts. H distingue la musique instrumentale, le chant et « la mélodie du
langage », qui émeut, soit par le mètre des vers classiques, soit par les
accents et les rimes des poésies rythmiques, puis la musique plastique,
la danse qui comprend tous les gestes et les flexions du corps, enfin la
musique théorique qui sert à la science théologique et la musique
pratique, utile à la vie morale et même mystique. La musique transporte
l'âme dans les pures régions de la vérité et de la jouissance éternelle.
IV
Avec les grands scolastiques on revient au point de vue purement
métaphysique. Saint Bonaventure 11221-1274), qui s'inspire surtout de saint
Augustin, reconnaît qu'il n'y a ni beauté, ni plaisir sans proportions, ni
proportions sans nombres, mais il conclut que tout est beau parce que tout
est ordonné. Par le plaisir le monde sensible entre dans la conscience,
mais il y a d'abord une perception des sens et il y a plaisir lorsqu'il y a
proportion entre l'objet et le sujet (/(inerarium mentis ad Denm).
L'œuvre d'art est belle quand elle tend à égaler son modèle, c'est-à-dire
LKS AKTISTKS DI' MOYKN AGK III.
dans la mesure où elle égale l'idéal de celui qui l'a conçue. L'œuvre doit
être belle, utile el stable (capable de durer). Tout artiste tend à réaliser
ces trois qualités.
La question qui préoccupe Albert le Grand ( i io,3-i:<8o), ainsi que ses
deux disciples, Ulrich de Strasbourg; et saint Thomas d'Aquin, esl celle
des rapports entre le Beau et le Bien. Pour maître Albert (Summa de
BoriOy 12/46) le Beau est ce qui est vraiment bon ; ce n'est ni l'utile ni
l'agréable : c'est un bien en soi. Sans doute l'homme peut être beau
sans être vertueux, cependant- le Beau cl le Bien, attirant également
l'amour, sont identiques. Le Beau se distingue de l'Honnête en ce qu'il
y ajoute « la note d'une certaine clarté resplendissant sur certaines
proportions ». La beauté caractérise un "certain rapport de la forme à la
matière ; la bonté est une certaine relation de la fin aux moyens, mais la
forme et la tin sont identiques. On comprend que cette théorie, inspirée
de saint Augustin, du pseudo-l >'enys et d'Alexandre de Halès laisse peu
de place à I autonomie de l'art.
Dans ses premiers écrits saint Thomas d'Aquin reste fidèle à cette
théorie et soutient que si l'on désire le Beau el le Vrai, c'est en tant
qu'ils se présentent cornine Biens. Le Beau est l'être lui-même. Le Bien
ajoute aux qualités du Beau une relation à autre chose qu'il perfectionne.
Au contraire la première partie de la Somme Théologique crée,
suivant de Bruyne, une esthétique nouvelle. Le Beau n'y est plus défini eu
fonction de certaines qualités de l'objet, mais par rapport à la conscience
qui le contemple. Cependant cette esthétique n'est pas subjective parce
qu'il y a dans l'objet des raisons objectives pour que nous en jouissions
en le contemplant. Le Bien et le Beau sont la même chose dans le sujet,
puisqu'ils sont la même réalité, mais ils différent par leur définition. Le
Bien se rapporte à l'appétit du réel, quel qu'il soit et c'est ce que toutes
choses désirent. Le Beau se définit en fonctio 1 des facultés de la
connaissance : c'est ce dont la vue plaît. Sa nature formelle est de combler
l'appétit de l'homme, non par la possession de l'objet, mais par la
connaissance de son aspect ou de sa forme esthétique. Saint Thomas réprouve
le dilettante qui ne- voit dans la contemplation du Beau que son seul
plaisir. La conséquence de cette théorie, c'est que ce sont les sens les plus
contemplatifs, la vue et l'ouïe, qui sont mis en rapport avec la beauté,
tandis que le goût et l'odorat sont des sensations purement biologiques.
Le Beau ajoute donc quelque chose au Bien.
De ces principes saint Thomas tire une théorie de, l'art et détinit l'adi-
112 LOUIS BRÉHIER
vite artistique de l'homme en fonction de l'activité créatrice de Dieu, dont
le chef-d'œuvre est l'univers. Comme Dieu l'artiste agit en vue d'une fin
et ordonne des éléments matériels en vue d'un but. Comme la création
divine, l'art humain produit des formes organisées et, comme l'ordre
naturel, un ordre lumineux parce que la nature et l'ouvre d'art dérivent
de l'intellect. On ne pouvait placer plus haut la dignité de l'art, comparé
à la création divine. Si l'art est inférieur à la nature, dont le principe est
dans l'essence même des choses, il lui est supérieur eu ce que la nature
est une activité inconsciente, tandis que l'oeuvre d'art représente une
activité de l'intelligence.' Sa création est un phénomène de l'esprit au
même titre que la morale ou la recherche scientifique. L'artiste voit la
chose qu'il veut réaliser ainsi que les actes qu'il doit accomplir en vue de
ce résultat. L'imagination créatrice a donc un rôle prépondérant, mais la
réalisation de l'œuvre exige en plus le concours de la mémoire, de
l'imagination, de la raison spéculative et pratique. Remarquons que dans la
pensée de saint Thomas cette théorie ne concerne pas seulement les beaux-
arts, mais s'étend aux arts dits serviles.
On sait que la philosophie de Duns Scot (iu^o-i3o8) est une certaine
■