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LA BEAUTÉ I N V I S I B L E

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Copyright 1937, by FASQUELLE ÉDITEURS
PRÉFACE

Je ne sais pas s’il y a des hommes qui échappent au désespoir et


s’il y en a, je crois qu’ils sont peu nombreux. Je n’envie pas ces
hommes. Il y a dans le désespoir une substance amère, un poison fé-
cond, la semence d’une vertu supérieure qu’on ne peut trouver
ailleurs. Chacun, plus ou moins tard, doit aspirer le suc de cette ciguë
qui donne des ailes, de cette belladone sacrée. Mais il faut boire le
poison et savoir n’en pas mourir.
Le plus grand désespoir ne vient ni de l’amour déçu, ni du senti-
ment de l’impuissance à se réaliser, ni de l’approche de la mort. C’est
une grande force d’ombre qui fait penser quelquefois à un être animé,
une vague de négation qui fond sur vous, et dont l’attaque a l’air
d’être le résultat d’un calcul. Il est impossible, d’ailleurs, d’affirmer
que ce calcul n’existe pas.
Cette force d’ombre est plus destructrice que le doute. Elle crée
dans l’âme un vide anonyme. Tous les beaux monuments qu’on avait
élevés en soi et dans l’admiration desquels on se plaisait, sont trans-
formés en des fantômes, en des caricatures privées de sens. On a le
sentiment d’avoir aimé des figures fallacieuses, des images de laideur
qu’on avait prises pour de la beauté, des Dieux sans pouvoir, qui re-
prennent soudain leur véritable aspect, sous une tempête de désola-

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tion. Et l’on se trouve seul sur un rocher désertique, toute possibilité
de communication avec des êtres vivants étant détruite et, ce qui est
plus terrible, toute volonté d’appel ou de secours. L’image de l’enfer
a été justement représentée par – une créature solitaire, méditant sur
une pierre nue.
Pour que l’homme assis le soir sous sa lampe soit préservé d’un
danger qui traverse les plus épaisses murailles, pour que les colonnes
de son temple intérieur ne soient pas renversées avec le tabernacle
spirituel, il faut qu’il ait quelques certitudes, par lesquelles il dissipe-
ra les ténèbres menaçantes dès qu’elles surgiront de l’abîme, comme
le chevalier de la légende avec son épée de feu.
Ces certitudes, on doit les cultiver en soi. Elles sont comme des
plantes précieuses qui ne donnent des fleurs qu’en vertu des soins et
de l’amour de celui qui les cultive.
Il n’y a plus de solitude pour celui qui a retrouvé les racines ca-
chées qui joignent l’homme à la nature. Il n’y a plus de décourage-
ment pour celui qui voit la beauté du monde. La crainte de la mort
n’existe pas et elle se change même en espérance pour celui qui, par
le jeu et la profondeur de sa contemplation, a pu atteindre les pre-
mières lueurs des mondes invisibles et leur beauté surnaturelle.
Changer le désespoir en beauté, découvrir le secret de cette transmu-
tation, voilà peut-être le problème essentiel de l’homme.
Pour ceux qui ont entrevu la présence de l’ennemi qui n’a ni nom
ni forme, qui ont senti le poids des ténèbres mortes et cette morsure
traîtresse qui ne fait pas couler le sang de l’âme, mais la ronge avec
la rouille du néant, j’ai écrit ce livre où est rapporté ce qu’il m’a été
donné de connaître de la beauté invisible du monde.

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COMMUNICATION AVEC LA NATURE
L’ANNEAU DE LA MÈRE

Quand j’avais trois, peut-être quatre ans, il m’arrivait souvent de


demander à ma mère ce que c’était que ce mystérieux cercle d’or
qu’elle avait au doigt. Elle répondait invariablement avec le même
sourire où il y avait un peu d’orgueil :
— C’est un anneau. Un anneau de mariage. Il n’y a pas de plus
beau bijou sur toute la terre.
Je prenais cette réponse dans son sens exact. Le plus beau bijou
de toute la terre, un trésor exceptionnel, se trouvait dans le petit ap-
partement que j’habitais avec mes parents, sous la forme d’un mince
anneau d’or. Cette croyance se grava avec force dans mon esprit.
Un peu plus tard, il me vint une faculté de comparaison. Je connus
qu’il y avait dans d’autres maisons des meubles plus beaux que ceux
parmi lesquels je vivais, de plus riches tapis, des bibliothèques plus
vastes que les quelques rayons de bois où j’allais chercher des livres,
mais je pensais que cette différence tenait à des motifs inconnus qui
n’avaient rien à voir avec la richesse.
J’avais entendu dire qu’une grande fortune peut être enfermée
dans une toute petite pierre précieuse. L’anneau d’or devait être d’un
métal inestimable qui lui donnait cette valeur unique. Si l’apparte-
ment de mes parents était modeste, c’est qu’ils préféraient sans doute

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par goût ce cadre étroit, ces murs nus qu’égayaient à peine quelques
objets familiers. Ils avaient choisi ces trois pièces avec un cabinet
sombre, au haut d’une triste et vaste maison, en vertu d’une prédilec-
tion spéciale. Si j’entendais parler si fréquemment de difficultés rela-
tives à la question d’argent, c’était par une incompréhensible erreur
de ma part. Ma mère ne portait-elle pas à son doigt le plus beau bijou
de toute la terre ?
La présence de ce rayon d’or me rassura pendant bien des années.
Elle m’empêcha de partager les craintes d’une pauvreté dont je
n’étais pas à même de comprendre la menace. La vue du léger cercle
sur la main sacrée suffisait à dissiper toute angoisse.
Plus tard, je n’ai jamais vu cet anneau sans émotion. La vie m’en-
seigna que ma mère ne m’avait pas trompé et que ma croyance était
juste. Bien qu’ayant acquis l’exacte connaissance de ce que repré-
sente par le monde la valeur de quelques grammes d’or, je sus que
l’anneau était pour celle qui le portait, le symbole matériel d’une ri-
chesse illimitée.
Grâce au trésor qu’elle détenait et dont à toute minute elle perce-
vait la légère étreinte, ma mère traversa l’existence, ses ombres
amères, ses sentiers désertiques, avec la perpétuelle présence d’une
possession bien-aimée.
À sa dernière heure, sur son doigt amaigri, je revis l’anneau ma-
gique. Elle venait de souffrir intensément pendant plusieurs mois. Et,
faisant un retour sur la perfection de sa vie, sa bonté naturelle, sa
pure intention quotidienne, je me demandais quel incompréhensible,
quelle injuste loi frappait les meilleurs, leur imposait des souffrances
imméritées, sans jamais tenir compte des actes ni des pensées. S’il y
a une justice, pensai-je, elle échappe à notre conception et alors au-
tant dire qu’il n’y en a pas. Comment concilier avec l’idée que je
veux me faire de la bonté du monde la réalité de cette douleur ? Et

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quelle cruauté dans une tromperie qui s’est exercée pendant toute la
vie ! Dans ce petit anneau, ma mère a cru porter un talisman de bon-
heur et la voilà sur ce lit avec une torture si grande qu’elle ne lui per-
met même pas la consolation du dernier adieu !
Plus tard, je n’ai pu m’empêcher de penser à ce qu’était devenu
cet anneau. C’est une tristesse de certaines imaginations de posséder
un réalisme inexorable. Les mains jointes sur sa poitrine, ma mère
avait été enterrée avec son trésor, le trésor de son parfait amour. J’ai
reconstitué par la pensée la solitude du corps, j’ai percé l’ombre, ima-
giné le drame du temps, de la pluie, du bois qui pourrit, des racines
qui pénètrent, du mouvement des larves et des germes, de la renais-
sance, et cela avec une acuité déchirante comme le sentiment du sa-
crilège. Et dans ce lent mystère de l’élaboration des atomes, où la
forme terrestre disparaît, où les tissus retournent à la substance pri-
mordiale, où les os eux-mêmes redeviennent sodium et chaux, dans
cette chimie de la mort, je voyais l’anneau, qui par la puissance de
son cercle, la qualité de son métal, le mystère de son génie occulte,
résistait à la force des acides minéraux, à la consomption du temps et
survivais, gardant sa force préservatrice.
Et un matin, un peu avant l’apparition du jour, j’ai fait un rêve.
Était-ce bien un rêve ? N’était-ce pas plutôt une création de mon es-
prit, élaborée à mon insu au milieu des agitations inconscientes de
mes pensées ? Ou n’était-ce pas une apparition, une réelle présence
de ma mère qui, avec cette éternelle fidélité des cœurs aimants,
n’avait pas cessé d’habiter l’air où respirait son fils ?
Ma mère se tenait devant moi et elle me tendait l’anneau, l’anneau
éternel. Mais ce que je voyais d’elle était à peine une forme et sa re-
présentation est à peine exprimable par des mots. J’avais bien devant
moi une créature, mais elle m’apparaissait, pour ainsi dire, au centre
des rapports qu’elle avait avec le reste de l’univers. Elle était comme

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le milieu d’une étoile ou d’une roue vivante dont la multiplicité des
choses naturelles était les rayons. Elle gardait tout de même ses attri-
buts maternels, de tendres regards, de visage bien aimé, mais elle
était confondue avec le reste du monde.
Il n’y avait rien de funèbre dans son aspect, bien qu’il fût celui
que j’avais imaginé dans la prison étroite du cercueil. Je voyais les os
à travers la chair volatilisée, mais ils semblaient faits d’une substance
idéale, une essence cosmique, comme on imagine parfois celle qui
est au centre de la planète. Les vêtements avaient bien cette corrup-
tion des étoffes mouillées, mais ils avaient perdu leur qualité d’objets
séparés, ils participaient d’une beauté qu’ont les éléments dans leur
virginité première.
Je pensai que parce que j’avais longtemps contemplé le mystère
de la transformation de la forme humaine en matière, je voyais main-
tenant ma mère participant à la diversité et à l’étendue des règnes.
Mais bien que dispersée dans la variété des choses, elle demeurait la
créature dont j’avais reçu le don d’exister et une lumière de son re-
gard me rappelait que son amour était fixe comme l’étoile Polaire et
n’était pas susceptible de se confondre avec d’autres amours.
Elle me tendait l’anneau avec une silencieuse ardeur et je le pris
de ses mains, des mains un peu lumineuses, un peu transparentes, des
mains qui brillaient dans le crépuscule de la chambre et qui n’exis-
taient que pour être le support de cet impérissable anneau et le moyen
de sa transmission.
Alors seulement je compris le mystère qui est caché dans la mère
et dont tout homme doit avoir un jour la révélation.
Un amour plus profond que celui de son amour maternel et de
mon amour filial m’unissait à celle dont j’étais né. Elle m’avait don-
né le sang, non son sang personnel de femme, mais le sang qui cir-
cule dans les veines de la planète. Elle était la nature et j’étais lié à

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elle. Ma pensée orgueilleuse me poussait à me détacher, mais j’étais
lié. L’anneau était le symbole de la grande union terrestre. On quitte
sa famille, on quitte sa race, mais il y a une limite à la libération de
l’homme. On n’échappe pas à la loi qui dirige tous les frères ter-
restres, unis dans le sein de la mère.
Comme toutes les visions, celle-là retourna au néant, sans que
j’aie pu savoir dans quelle mesure elle dépendait de mon imagination
ou d’une réalité extérieure amenant des lointains de l’au-delà cette
présence bien-aimée.
Ah ! que n’aurais-je donné, pour voir sur mon drap dans la lu-
mière matinale, le mince anneau d’or, le plus beau bijou de la terre !
Je crois bien l’avoir cherché d’abord d’un geste rapide, mais vain.
Et puis, je me suis dit : à quoi bon ? Ne l’ai-je pas reçu effective-
ment ? Est-ce que je ne vais pas désormais le porter à mon doigt ? O
ma mère, toi qui as maintenant repris ta place dans le rythme univer-
sel, dont le corps est retourné aux formes, dont l’âme suit la route qui
lui est prescrite par son destin, sache que ton fils a reçu de toi la révé-
lation. Désormais, le visage de sa mère est inséparable de celui de la
nature immense.

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LA GRÂCE DE LA NATURE

Il y a une grâce de la nature qu’on reçoit, un certain jour, d’une


façon inattendue, comme une illumination. Cette grâce n’est pas du
même ordre que celle de la religion, mais elle a avec elle une certaine
ressemblance, ne serait-ce que celle d’être accordée sans raison, en
vertu d’un choix fait par une puissance inconnue.
Car il faut être choisi. Est-ce à la suite d’un concile tenu par les
esprits des lacs, ceux des forêts, et les esprits plus délicats des fleurs,
créatrices de parfums ? Il arrive que des bûcherons qui ont passé leur
vie au milieu des arbres meurent sans avoir été touchés par cette
grâce. Peut-être est-ce précisément parce qu’ils ont été bûcherons. Il
y a une grande injustice dans cette descente de la grâce, comme dans
toutes les choses divines. Mais il ne faut pas désespérer d’en être tou-
ché ni essayer d’acquérir des mérites pour cela, car souvent l’absence
de mérites donne un invisible titre.
Peut-être la grâce de la nature s’acquiert-elle par la curiosité.
C’est une chose étrange qu’il y ait un grand nombre de dons mer-
veilleux qui soient obtenus, par des défauts ou même des vices. La
curiosité rapproche de la nature et être près, c’est déjà être aimé.
Peut-être s’acquiert-elle aussi par une extrême attention. Suivre
sur la terre la marche d’un mille-pattes ou étudier dans le ciel la

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courbe du rêve d’un oiseau, conduit à un élargissement de l’âme qui
favorise la descente de la grâce.
Les plus grands plaisirs viennent des découvertes faites par l’in-
telligence. Mais quand cet ordre de plaisirs se mêle à celui que pro-
cure la beauté, on atteint le plus haut sommet accessible pour
l’homme. Or, ce n’est que dans l’observation de la nature que l’intel-
ligence et la beauté trouvent leur point de rencontre et le jeu de la
grâce favorise ce rapprochement idéal.
Celui qui a reçu la grâce est rempli d’admiration par le passage
d’une abeille ; il boit comme un breuvage de joie une couleur de pay-
sage ou un jeu de lune ; le chant d’une cigale solitaire lui donne envie
de pleurer. Heureux celui qui peut pleurer parce qu’un insecte
chante ! La grâce n’est peut-être qu’une parfaite émotivité qui permet
de participer à toutes les vies.
Celui qui a reçu la grâce de la nature n’est pas traversé de part en
part par une lumière surnaturelle. Ni les forêts, ni les mers ne re-
vêtent à ses yeux une nouvelle apparence. Il ne sait pas qu’il a reçu la
grâce, mais la nature le sait et elle l’enveloppe à son insu de son at-
tentif amour.

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LE GRILLON ANNONCIATEUR

Il y a des signes autour de nous, des avertissements dans la nature.


Certaines images se forment tout à coup de la manière la plus inatten-
due pour nous annoncer soit un malheur prochain, soit au contraire
un événement heureux.
Nous nous refusons à penser que la nature s’occupe ainsi de nous.
C’est toujours en riant que l’on signale ces bizarres rapports et si l’on
veut s’y arrêter, l’interlocuteur déclare qu’il s’agit là d’un hasard,
d’une coïncidence. Voici une coïncidence, entre beaucoup d’autres.
J’étais très malade et je le devins davantage. Ce fut au point que,
dans mon entourage, il y eut ces conciliabules, ces chuchotements at-
tristés qui annoncent inopinément à l’être endormi dans la quiétude
de la fièvre que son heure est peut-être venue. Une sage voix inté-
rieure me répétait bien qu’il n’en était rien, mais sait-on jamais ?
Ma maladie était de celles qui ont un jour fatidique, le dixième, je
crois. Lorsque ce jour est passé sans aggravation brusque, on consi-
dère que tout va bien.
Or, à la grande surprise de tout le monde, le dixième jour, un
grillon dont nul ne savait la présence, entonna un chant. Comment ce
grillon avait-il pu pénétrer dans l’appartement d’un immeuble mo-
derne au centre de Paris ? Du reste, sa présence fut d’abord considé-

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rée comme mystérieuse, car il demeurait invisible.
Rien n’est plus difficile que de déceler la place exacte d’un chant
de grillon entre les résonances des pièces ; on finit par localiser celui-
là dans une certaine muraille d’où partaient des tuyaux d’eau chaude.
Le grillon ne cessa pas de chanter et une allégresse réconfortante
était associée pour moi à ce chant, une allégresse qui était liée au dé-
clin de ma maladie.
Dès que je me sentis mieux, je me livrai à une enquête attentive
sur la vie des grillons et en particulier des grillons qui habitent Paris.
J’interrogeai des personnes compétentes en grillons. Il se trouve qu’il
y on a beaucoup, sans qu’on puisse savoir l’origine de cette compé-
tence. L’insecte qui était venu annoncer et célébrer ma guérison était
un grillon de boulangerie. Les boulangeries, me dit-on, sont pleines
de grillons. Celui-là, animé du goût des voyages et attiré par la cha-
leur, avait cheminé le long d’un tuyau et était arrivé jusqu’à moi. Il
n’y avait là rien de merveilleux, m’assurèrent ces personnes compé-
tentes.
Je fis placer des offrandes de salade aux différentes ouvertures où
pouvait paraître le grillon quand la nuit rendait la maison silencieuse
et pleine de sécurité pour un être de sa taille. Je pensais qu’il conve-
nait de nourrir un messager de bonne nouvelle surtout quand, intime-
ment, on le considérait comme un envoyé d’ordre divin. Il m’a bien
semblé, sans que je puisse l’affirmer, que ma salade était toujours in-
tacte le lendemain. J’en fus dépité, mais les mêmes personnes m’as-
surèrent qu’un grillon n’est jamais en peine et qu’il trouve aisément
des créatures microscopiques qui lui servent de nourriture.
Je me demandai comment diable ! ces personnes pouvaient être
ainsi renseignées. Mais, quelle que fût sa façon de se nourrir, le
grillon entonnait chaque soir son chant avec une force régulière et
que j’aurais pu trouver même importune par sa puissance nocturne si

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je n’avais pas solidement associé une pensée de guérison à ce chant.
En vérité, ce grillon de boulangerie devait jouir d’une santé parfaite
et s’il ne faisait pas honneur à ma salade, c’est que les murs devaient
être vraiment peuplés d’animaux infimes que je ne soupçonnais pas.
Ce ne fut que très tard, lorsque je fus tout à fait guéri, qu’il me fut
donné de l’apercevoir. Une femme de ménage prétendait bien l’avoir
rencontré un matin, de bonne heure, mais comme j’avais fait maintes
recherches inutiles, je finissais par me demander s’il existait vérita-
blement et si le chant n’était pas une hallucination collective.
Je le vis et cela me remplit d’attendrissement. C’était un grillon
comme tous les grillons, comme ceux que je faisais sortir de leur trou
à l’aide d’une paille, dans mon enfance. Il se tenait immobile et il
avait gardé, malgré qu’il vécut à Paris, une charmante rusticité. Ce
n’était qu’un grillon le long d’un tuyau, un grillon de boulangerie,
mais moi, je ne pouvais douter qu’il avait été chargé pour moi d’une
annonciation heureuse. De quelle part était-il venu ? Je ne sais. Il
avait fait un long voyage ténébreux, un voyage immense pour lui,
guidé par quelle lumière conductrice ? Inconscient de son message, il
était venu me l’apporter fidèlement. Et pourquoi n’avait-il pas conti-
nué sa route ? Il savait qu’à tel point, où se trouvait un homme ma-
lade, il devait s’arrêter et entonner un hymne d’espérance, avec la
même joie que s’il s’était trouvé parmi les trèfles et les coquelicots,
dans les terres bénies où vivent les races des grillons.
Je suis resté intimidé devant lui, craignant de l’effrayer par mes
proportions gigantesques. Mais je crois bien qu’il ne me vit pas et
qu’il n’établit aucun rapport entre moi, les dons de salade qui lui
avaient été offerts et le but de son voyage, le long des tuyaux. À
peine eus-je le dos tourné qu’il reprit sa tache de chanteur.
Le printemps arriva avec sa tiédeur et, aussi mystérieusement
qu’il était venu, le grillon repartit. Gagna-t-il une minuscule plate-

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bande qui se trouve devant ma fenêtre ? Retrouva-t-il le chemin de
cette boulangerie originelle où, d’après ce qu’il est rapporté, les
grillons et les boulangers vivent dans la meilleure harmonie ? Je
l’ignore. Je sais seulement que sur le grand livre où chaque homme a
son destin tracé, ma plus sombre page portait le dessin d’un grillon
noir et le poème de son chant.
Ainsi, le monde est plein de correspondances. Certaines images se
reflètent à des distances considérables sans qu’on puisse savoir quels
sont les miroirs réflecteurs. Toutes les choses sont liées entre elles et
les âmes des créatures vibrent à l’unisson selon des rapports qui nous
échappent. Une âme humaine peut avoir, avec l’âme d’une espèce
animale, une liaison, une amitié dont elle n’a pas connaissance, dont
elle a oublié les liens. Mais ces liens subsistent et l’âme animale, plus
consciente peut-être dans un certain domaine que celle de l’homme,
peut se les rappeler et faire à une minute grave, le signe affectueux
qui manifeste l’amour.

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LA JEUNE FILLE ET LA FOUGÈRE

Il y avait une heure où les premières chauves-souris commen-


çaient à tourner autour des lampes dans le jardin. Alors je poussais la
grille, je prenais le chemin déjà teinté d’automne et je descendais un
peu dans la vallée, au milieu des buis et des lauriers sauvages.
Sur le banc, à côté de la ligne des cyprès dressés contre le vent, à
l’endroit où commençait un champ de fougères sauvages, je voyais
une jeune fille assise et qui avait l’air de regarder en elle-même.
Quelquefois, elle semblait ne pas me voir, mais d’autres fois, elle
me fixait comme quelqu’un que l’on vient de reconnaître.
Je ne lui parlais pas. Je ne lui ai jamais parlé, mais je me sentais
meilleur pour l’avoir rencontrée, et il en résultait un grand accroisse-
ment de bonheur. Son regard m’apparaissait tantôt bleu, tantôt
mauve, dans un cadre d’or éteint et les ombres descendantes don-
naient à l’ovale laiteux de son visage, des teintes de pastel.
Je demandai à plusieurs reprises qui elle pouvait être. Une des lo-
cataires de la villa qui est au bas du chemin, me répondit-on une fois.
Mais cette jeune fille-là était grande avec des cheveux roux, tandis
que celle que j’avais rencontrée était de taille moyenne. Et une autre
fois, on voulut l’identifier avec une Espagnole qui était venue pour
l’été dans une ferme, au bas de la vallée, et qui était brune et toute

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petite.
Il m’arriva d’attendre impatiemment l’heure du soir où je voyais
cette jeune fille inconnue assise sur le banc. Et quand je partis à la fin
des vacances, je gardai en moi le regret que laisse la beauté perdue.
Je la revis l’année suivante et l’autre année encore, toujours au
même endroit, dans la même attitude, et je ne sais quelle timidité me
défendit d’aller à elle.
Puis, je ne revins plus et des années passèrent. Elle devint plus
belle dans mon souvenir, au point que je me demandais si elle avait
existé réellement, si elle n’était pas un symbole, la personnification
vivante des paysages que j’aimais et parmi lesquels la nature m’avait
été révélée…
J’ai toujours pensé à elle et une fois, bien plus tard, j’ai trouvé
dans un livre une branche de fougère que je ne me rappelai pas y
avoir placée. Cette fougère avait fait une sorte de bas-relief coloré sur
la page imprimée du livre, elle avait tracé des caractères inintelli-
gibles et dont je compris pourtant le sens : Mélancolie de la jeunesse
perdue.
On arrive toujours à comprendre le langage des plantes avec les-
quelles on est en sympathie.
Je ne sais pourquoi, il se fit une association d’idées entre la fou-
gère et la jeune fille d’autrefois et je me plus à imaginer, malgré l’in-
vraisemblance de la chose, que c’était elle qui avait placé la plante
dans le livre.
J’ai gardé précieusement ce livre avec la fougère et les caractères
mystérieux qu’elle avait tracés.
Et, toujours sans qu’il y ait la moindre raison valable, je pense
qu’il viendra une heure où je reverrai la jeune fille et où elle me ten-
dra en souriant la branche de fougère, une branche du chemin de la
jeunesse pour parfumer le chemin de la mort.
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LA DÉCOUVERTE DU PLAN DIVIN

Il n’y a qu’un seul problème essentiel et si l’on arrive à le ré-


soudre, tous les autres problèmes sont résolus en même temps. Or, ce
problème, il faut en trouver la solution soi-même par sa propre re-
cherche, dans la nature. Tous les savants, tous les observateurs de la
terre et du ciel, depuis ceux qui étudient la marche des voies lactées,
jusqu’à ceux qui s’occupent de la vie intime des cirons, sont restés
perplexes devant ce problème et ont eu des opinions différentes. Il
faut regarder soi-même, trouver soi-même une preuve matérielle qui
ne sera pas valable pour les autres, que les autres traiteront de sottise
poétique ou de sottise toute pure, mais qui sera rigoureusement scien-
tifique à ses propres yeux.
Y a-t-il les traces d’un plan dans la nature ?
Voit-on la présence, sinon d’une volonté organisatrice, du moins
du dessin d’une architecture ? Peu importe que l’échelle nous dé-
passe. Une fourmi même patiente, qui chemine dans le Sahara, peut
très bien ne pas arriver à imaginer la structure et la diversité du
monde ! Et encore cela lui est peut-être possible par une intuition de
fourmi. Mais nous avons un champ d’expérience plus vaste en appa-
rence que cette fourmi.

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Si nous arrivons à découvrir nous-mêmes dans la parcelle d’uni-
vers que nous connaissons la trace d’une intelligence organisatrice,
alors tout sera changé pour nous. Nous n’aurons plus à redouter les
caprices d’un hasard, par exemple la possibilité d’être torturés sans
raison pendant des milliards de siècles, éventualité qui ne serait pas
invraisemblable s’il n’y avait aucun ordre dans le monde. Le hasard
produit toutes les combinaisons et celle-là pourrait se produire.
L’assurance de l’ordre de la nature reculera pour nous la menace
du néant. Nous aurons la certitude d’avoir du temps devant nous, du
temps par-delà la mort. Car il est aisé de voir que la nature trans-
forme rapidement ce qui est matériel et que des qualités de durée sont
attachées à l’esprit. Si elle a créé ce faisceau complexe d’éléments
spirituels qu’est une âme humaine, ce n’est pas pour le détruire brus-
quement. La conscience est du reste un foyer de résistance qui de-
vient de plus en plus vivace à mesure qu’elle se développe.
Il découle du premier regard jeté sur le plan divin que ce plan n’a
pas été fait exclusivement pour l’homme et que même il n’en est
qu’un rouage infime. Rien n’est plus contraire à la raison que les rê-
veries enfantines et poétiques de Bernardin de Saint-Pierre. Elles
furent accueillies avec enthousiasme parce qu’elles flattaient l’or-
gueil de l’homme en lui disant que le ciel et la terre n’existaient que
pour l’épanouissement de sa sottise et de sa cruauté.
La découverte du plan laisse l’esprit stupéfait devant le vaste jeu
des combinaisons, l’enchevêtrement des causes et des effets, la multi-
plicité des correspondances. Il y a quelque chose de si énorme et de
si compliqué au premier abord, qu’on est tenté de dire qu’il n’y a pas
de plan. Mais les lois avec leur caractère immuable contredisent l’ex-
plication du monde par le hasard. Elles sont comme les lignes géné-
rales du plan, lignes si nombreuses, si contradictoires qu’on n’arrive
pas à savoir d’où elles viennent et où elles vont.

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Dans le plan, à notre degré actuel de connaissance, il est impos-
sible de savoir la place exacte que nous occupons. L’homme dans
tous les temps s’est attribué la première. Pour légitimer un tel orgueil,
il se base sur le fait qu’il est le plus fort des êtres organisés et qu’il a
asservi tout ce qui vit sur la terre. Mais la force n’est qu’un signe de
supériorité physique. La supériorité de l’intelligence et la complexité
des organes ne sont pas non plus des preuves absolues que l’homme
est au sommet de la hiérarchie des êtres vivants.
Dès que la découverte du plan a été faite, il apparaît tout de suite
que vouloir aller contre le sens de sa marche serait une entreprise in-
sensée. La sagesse consiste à discerner quelles sont les lois primor-
diales qui dirigent le plan, quelles sont les règles visibles de son har-
monie et à se conformer à ces règles.
Si elles nous paraissent rigoureuses, nous serons soutenus par
l’idée qu’elles sont inéluctables et que notre faculté de les modifier à
notre profit réside dans la forme de notre résignation à leur puis-
sance. Un nageur dans un fleuve rapide descend le courant sans fa-
tigue et sa tâche ne consiste qu’à éviter les obstacles. Nous n’avons
qu’à nous laisser entrainer par les eaux puisque très loin, les
meilleurs d’entre nous disent avoir entrevu non pas une plage, mais
un lieu où la plage, les nageurs et le fleuve ne font plus qu’un.

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JOIE QUE DONNE LA DÉCOUVERTE
DU PLAN DIVIN

Comprendre la nature est la plus importante des préoccupations,


en même temps que la plus passionnante. Il n’y a pas de joie plus
émouvante que la découverte du plan divin dans les manifestations
en apparence désordonnées de l’univers.
Ce qui est surprenant, c’est le grand nombre d’hommes qui se
privent de cette joie. Mais il y a une heure de la recherche qui sonne
inéluctablement pour chacun. Personne ne peut échapper à l’horreur
de sa propre ignorance qui surgit tôt ou tard.
Ce qui est plus surprenant, c’est que des hommes sincères, pleins
d’une attentive conscience, se soient penchés toute leur vie sur la na-
ture sans découvrir les traces du plan. Pour eux, la pensée est un invi-
sible suintement appelé à retourner au néant et le hasard seul est à la
source primordiale de la vie.
Il se peut que cette fulguration intérieure qui donne la certitude du
plan ne jaillisse pas pour tous les regards et que l’observation elle-
même, en limitant le champ d’étude, ne permette pas la vue d’en-
semble qui est nécessaire pour distinguer les lignes tracées. D’autant
plus qu’il n’y a que des grands traits qui ont en effet l’air d’être jetés
au hasard.

– 24 –
Car c’est le désordre qui frappe tout d’abord, désordre éclatant,
peut-être volontaire et qui remplit l’âme d’allégresse, parce qu’il est
accompagné d’une certaine fantaisie. Il y a des oublis, des négli-
gences et presque toujours des exceptions. Il faut dire presque tou-
jours, parce que la mort, par exemple, ne paraît pas en comporter.
Mais que serait un monde où il n’y aurait aucune exception et où l’on
sentirait autour de soi des rouages de pierre !
On est surpris aussi et indigné par une absence permanente de pi-
tié, une ignorance de tout pardon dans l’exercice des lois. Une féroci-
té indifférente et joyeuse est la caractéristique de l’intelligence cos-
mique.
Le bien et le mal ne sont peut-être que des données à notre
échelle. Si par un effort de conscience, on arrivait à se placer au-des-
sus du plan, on découvrirait qu’en maintes circonstances, notre pitié a
des conséquences cruelles et notre justice des effets injustes. Per-
sonne n’oserait enlever à un homme son malheur s’il voyait l’enchaî-
nement des événements qui découlent de ce malheur.
La pitié, qui a pour nous tant de prestige, n’est peut-être qu’un as-
pect sentimental et purement humain et il est possible que toutes les
fois que l’homme veut l’exercer, il aille à l’encontre d’une loi supé-
rieure qui le dépasse, loi inhumaine, mais d’ordre divin.
Et puis, l’on peut se demander, si l’intelligence créatrice, auteur
du plan, n’est pas malgré sa vastitude et sa puissance, prisonnière de
certaines forces incommensurables, vis-à-vis desquelles elle est dans
la même position que nous vis-à-vis d’elle. Dans le cadre de ces
forces, elle a pu réaliser le plan de son mieux, tout en étant gênée et
parfois impuissante.
Mais l’on a une joie profonde lorsqu’on s’aperçoit que la beauté
du monde est voulue et préparée avec un soin dont la logique nous
échappe, mais dont le résultat est visible et indubitable.

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On est tenté d’abord de trouver que cette beauté a été répandue
avec parcimonie et l’on accuse l’auteur du plan d’avarice ou de pau-
vreté. Mais il se peut que la beauté soit infiniment plus abondante
que la faculté d’admiration de l’homme et qu’elle ne lui paraisse si
parcimonieuse qu’à cause de son étroite faculté de vision.
L’on se dit ensuite que la beauté est peut-être proportionnelle à
certaines capacités de l’univers dans lequel nous sommes. Une vaste
échelle d’univers doit exister, sur laquelle nous nous élevons grâce à
notre désir de nous élever et il doit y avoir d’autres mondes où la
beauté est plus riche et plus permanente, où elle jaillit naturellement,
où elle est une commune propriété des choses que les habitants de
ces mondes perçoivent sans effort, par une communication directe.
Nous serions alors sur un monde régi par un plan médiocre,
éblouissant dans certaines de ses parties, mais imparfait dans
d’autres, qui serait ce que l’esquisse d’un écolier est à un tableau de
maître.
Et il faudrait alors excuser l’auteur du plan qui n’a pu réaliser son
œuvre sans y introduire des oppositions, comme le bien et le mal, et
qui prépare avec cet essai manqué une œuvre plus parfaite dont les
modèles existent ailleurs.

– 26 –
L’EXPÉRIENCE DES SAPINS PIEUX

Pendant ma seizième année, je fis l’expérience de la fraternité des


arbres et des rapports étranges qu’ils peuvent avoir avec les hommes.
C’était une nuit d’été, dans la petite ville de Luchon, qui est en-
tourée de montagnes. Je m’aperçus quand arriva l’heure de minuit
que j’avais manqué le dernier train susceptible de me ramener dans le
village où mes parents avaient loué une maison pour l’été. En de
telles occurrences, on prend une chambre dans un hôtel. Or, j’avais
dépensé tout ce que j’avais d’argent sur moi. Mais ce n’était nulle-
ment grave. La nuit était chaude et claire. Je décidai de la passer à la
belle étoile.
Pour cela, je gravis un chemin qui s’élevait au-dessus de la ville
parmi des arbres épais. Je montai assez haut pour être sûr que per-
sonne ne serait témoin de la qualité du lit que je choisissais, choix
que je jugeais contraire à ma dignité de jeune homme. Je ne savais
pas qu’il viendrait un temps où j’aurais tiré au contraire vanité de
pouvoir dormir n’importe où, sur la terre dure, avec un chapeau de
feutre pour seul oreiller.
Je tournai, quand je rencontrai un sentier, puis je pris un sentier
plus étroit jusqu’au moment où je me trouvai sous une voûte de sa-
pins, au milieu de fougères sauvages. Je m’installai le mieux que je

– 27 –
pus et ce fut fort mal. Mais je ne rendis pas intérieurement hommage
à l’organisation des chambres et à la commodité des lits. J’étais char-
mé du romantisme de cette nuit. J’avais mesuré les petits dangers qui
pouvaient me menacer et qui se limitaient à quelque passage de rat
ou de serpent. Je fus bien saisi d’une certaine angoisse en contem-
plant au-dessus de moi l’immense cercle des arbres au travers duquel
la clarté de la lune filtrait avec peine, mais je finis par m’endormir.
Je fus éveillé en sursaut comme si on m’avait appelé ou touché du
doigt. Pourquoi s’éveille-t-on à un moment plutôt qu’à un autre ? Ce
mystère est inexplicable pour tout le monde.
J’étais entouré par une clarté qui me parut surnaturelle, fantas-
tique, parce que je n’avais encore jamais vu la pure lumière du soleil
levant sous une voûte d’arbres. Et je m’aperçus avec un étonnement
indicible que j’étais entouré de moines. J’étais dans un immense
couvent. Était-ce bien des moines ? Droits, semblables les uns aux
autres sous le ruissellement de leurs robes qui allaient en s’élargis-
sant, les sapins qui se tenaient autour de moi étaient en tout cas des
personnages d’ordre religieux.
La surprise me fit lever d’un bond. Je distinguai alors que ces
êtres de méditation pensaient à moi. Ils étaient un peu sévères, d’une
gravité insondable et cependant ils avaient un fond d’indulgence.
Mais comme ils étaient éloignés de mes propres pensées ! Je compris
qu’ils attendaient quelque chose de moi, sans percevoir ce que
c’était.
Je me rassis dans une grande perplexité. Et je perçus que les fou-
gères qui étaient à mon niveau étaient, elles, pleines de fantaisie, de
poésie et que nous étions dans une sympathie complète. J’étendis les
mains pour les toucher. Elles étaient humides, et, bien que je fus gla-
cé, cette fraîcheur me parut délicieuse comme si j’avais touché des
larmes de poètes ou de musiciens.

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J’avais baissé la tête. Quand je la relevai, tous les moines avaient
disparu ainsi que les personnages artistes cachés dans les fougères. Il
n’y avait que d’antiques sapins, droits dans la lumière matinale et à
leurs pieds un jeune homme transi qui oublia cette vision rapide pour
effacer les traces de la nuit sur ses vêtements.
Un grand nombre d’années après, ayant acquis des connaissances
sur les âmes des plantes, je me demandai si les sapins que j’avais vus,
un matin, dans les Pyrénées n’avaient pas un caractère spécial. Je re-
tournai dans le même lieu et suivis les mêmes sentiers. Les sapins
étaient toujours là et les fougères aussi, exactement de la même hau-
teur.
Mais vainement, je fis des appels de l’âme vers les arbres muets.
Ils demeurèrent silencieux, uniquement doués de la qualité de sapins.
Ils s’étaient manifestés à un jeune homme ignorant et rempli de pré-
occupations futiles et ils restaient indifférents devant un homme aver-
ti de leur personnalité et qui les invoquait avec sincérité !
La lumière du soleil levant est-elle nécessaire à l’apparition de la
vraie nature des arbres ? Ou fallait-il, pour la recevoir, un réceptacle
de jeunesse que je ne possédais plus ? Je savais que la montagne était
un vaste monastère de sapins pieux, mais je ne pouvais plus en avoir
la preuve.

– 29 –
L’AMITIÉ D’UN LÉZARD

Il se peut que le désir d’amitié qu’on éprouve pour certaines es-


pèces animales devienne perceptible dans certains cas et permette
d’établir une communication passagère avec des créatures de ces es-
pèces.
J’ai toujours eu le désir de fraterniser avec des lézards, d’étudier
leurs mœurs, de voir leurs mœurs et leurs amours. Dans mon en-
fance, j’avais été très frappé par les paroles d’un camarade de mon
âge. Il affirmait qu’il était très aisé d’apprivoiser les lézards en sif-
flant. Il prétendait les faire sortir de leurs demeures profondes, les
faire courir sur sa main, rien que par le charme d’un léger sifflement.
Souvent et en vain j’ai tenté depuis d’employer cette méthode.
Elle n’a donné aucun résultat, soit que les sons que je fis entendre
fussent imparfaits, soit à cause de la crainte naturelle éprouvée par
les lézards à la vue d’un homme et que le fait de siffler ne suffisait
pas à atténuer.
Mais il y a pour attirer les animaux et établir avec eux l’état de
sympathie qui devait être l’état primordial, certains moyens qui
peuvent s’exercer à notre insu et ne dépendent pas de notre volonté.
J’ai une fois possédé ce moyen durant quelques minutes, sans m’en
douter, par le jeu d’une faculté que je ne savais pas avoir.

– 30 –
J’étais sorti vers cinq heures sous des pins ; un jour d’été, non loin
de la mer. Je pensais aux lézards, à ce qu’il y a de charmant dans leur
aspect, à leur faculté merveilleuse de laisser tomber la moitié de leur
corps sans en souffrir, à leur nature inoffensive pour tous les êtres qui
ne sont pas de petits insectes susceptibles d’adhérer à une langue
longue et humide.
Je regrettais pour la millième fois la séparation créée d’eux à moi
par les différences de nature et de dimension. Peut-être ce regret fut-
il un des éléments subtils qui déterminèrent ce qui arriva.
Il n’arriva rien, du reste, dans le domaine des faits.
Sur un espace sablonneux, un lézard glissait devant moi. Il se for-
mula confusément dans mon esprit le désir de le voir s’arrêter et à ma
grande surprise, il s’arrêta. Je demeurai immobile m’attendant à le
voir disparaître, en proie à cette peur de toutes les créatures de petite
taille quand s’étend l’ombre maudite de l’homme. Comme il ne bou-
geait pas et qu’il n’était qu’à cinquante centimètres de moi, je me
baissai avec le plus de lenteur possible et m’inclinai vers lui au point
d’en être très rapproché. Alors, il se tourna de mon côté et il sembla
me considérer avec attention. Ma tête devait lui apparaître comme
une boule énorme et souriante où il ne percevait sans doute pas tout
ce qu’il y avait d’engageant dans le sourire. Mais dans son attention,
je discernai, sans qu’il fût possible de me méprendre, un examen, une
considération sympathique, qui n’étaient pas éloignés du sentiment
d’un chat familier qui va vous sauter sur les genoux.
Il me sembla bien qu’il espérait quelque chose qui ne se produisit
pas. Peut-être un don. Les rapports avec les êtres primitifs com-
mencent toujours par des dons. Il eut deux bâillements successifs qui
me permirent de voir la projection de sa langue et qui étaient peut-
être une invitation à un don de nourriture. Ce que je pris pour des
bâillements pouvait être aussi un mode d’expression propre aux lé-

– 31 –
zards. Pour montrer sa parfaite aisance, son absence de crainte, il sa-
tisfit un besoin physique, mais il n’y eut là aucune pensée injurieuse
à mon égard. Puis, sans aucune hâte, même avec une certaine lenteur,
il s’éloigna et se dirigea vers un des trous qui se trouvaient à quelque
distance, parmi des pierres et des racines. Il eut une hésitation. Il se
retourna de mon côté, comme pour un adieu, puis il disparut.
J’avoue que je fus saisi d’abord d’un orgueil extrême. Ainsi, je
charmais les lézards ! Je possédais cette vertu magique et je l’igno-
rais ! Peut-être ne dépendait-il que de moi d’être suivi par un groupe
de ces animaux ?
Je fus vite détrompé, car je voulus sur le champ connaître l’éten-
due de mon pouvoir. J’avais continué ma promenade et j’étais arrivé
près d’une muraille baignée par le soleil du soir et sur laquelle repo-
saient précisément plusieurs lézards. Je ne pus évaluer leur nombre.
Je ne vis que plusieurs petits jets grisâtres, qui s’enfuyaient. J’essayai
vainement de projeter vers eux un courant plein d’amitié. Il apparut
que ma proximité n’avait pour eux aucune signification sympathique.
Je tentai même d’émettre quelques sifflements selon la méthode de
mon camarade d’enfance. Cela ne donna aucun résultat et il en fut de
même le lendemain et les jours suivants.
Il me sembla que j’avais joui d’une richesse aussi passagère
qu’agréable. Je revins inutilement au même endroit. Le lézard fami-
lier ne reparut pas. Il y en eut d’autres qui glissèrent avec effroi à ma
vue. Mais le charmant, l’ami, où était-il ? Je n’ai jamais su le secret
des rapports qui ont existé entre nous. M’ayant donné ce que peut
être la manifestation d’amitié d’un lézard pour un homme, il était
rentré dans l’immensité de la terre.

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MYSTÈRE DU FEU

Quel mystère que le feu ? Si je comprenais le feu, je comprendrais


le monde. La science physique de tous les savants me serait inutile.
C’est à cause d’une grande habitude qu’on ne s’étonne pas perpétuel-
lement de l’apparition du feu. Il sort du néant. Il y rentre. Qui est-il ?
Et quel prestige il a ! Autrefois, les hommes l’adoraient et aujour-
d’hui encore il n’y a pas de joie sans feu. Les animaux sont hypnoti-
sés par lui et les insectes ont beau se brûler les ailes aux lampes, ils
aiment mieux perdre leur capacité de vol et même la vie que de
s’éloigner d’une flamme.
La flamme jaillit avec son pouvoir de chaleur, de lumière, de des-
truction et puis elle disparaît. Où va-t-elle ? Y a-t-il un séjour du feu ?
Mais non, le feu ignore l’espace. Peut-on mesurer même la dimen-
sion d’une flamme ?
Il y aurait un attrait à être consumé par le feu, à devenir feu soi-
même, s’il n’y avait pas la douleur cuisante. Mais peut-être cette dou-
leur n’est-elle que le mal inhérent à toute transformation admirable.
De même que ce que nous appelons le néant recèle cette force
destructrice, de même il doit y avoir un autre pouvoir qui doit être
créateur. Mais nous ne savons pas le faire apparaître. Il n’y a pas
d’allumette pour faire jaillir la force de vie. On trouvera cette force,

– 33 –
quand on aura compris ce mystère impénétrable et divin qui est le
feu.

– 34 –
HÉSITATIONS ET IMPERFECTIONS
DE LA LOI DIVINE

Pourquoi certains insectes, comme les géophiles, genre de myria-


podes, ont-ils jusqu’à cent cinquante paires de pattes. En faut-il au-
tant pour courir vite ? N’est-ce pas une surabondance un peu folle de
la nature qui a voulu que cette catégorie de créatures cheminât avec
vitesse et lui en a donné des moyens exagérés.
On retrouve fréquemment de telles profusions. La femelle du pu-
ceron, contrairement à la loi générale de la génération, donne nais-
sance à un nombre immense de petits pucerons vivants, sans avoir été
fécondée ! La nature semble avoir craint que la précieuse espèce des
pucerons ne vînt à diminuer et pour éviter ce désastre, elle a suppri-
mé l’embarras des accouplements. Puisque ce moyen de reproduc-
tion, appelé Parthénogenèse, est possible et qu’il est évidemment le
plus simple, pourquoi la nature ne l’a-t-elle pas employé pour toutes
les espèces et s’est-elle donné, dans certains cas, tant de peine pour
permettre au mâle et à la femelle de s’unir ?
Elle ne ménage rien quand il s’agit de la perpétuation de la vie.
On dirait qu’elle craint d’être prise à un piège venant de plus haut
qu’elle. Ou peut-être doit-elle obéir au jeu des lois qu’elle a mises en
vigueur et qu’elle ne veut ou ne peut plus contrarier.

– 35 –
De toute façon, elle cède constamment à une préoccupation
d’équilibre général.
Pour arriver à ses fins de procréation, la nature offre d’intenses
bonheurs, comme ceux de la volupté sexuelle. Il y a jouissance toutes
les fois qu’il y a développement de la vie. Les plantes doivent être ré-
compensées de croître par un plaisir dont nous n’avons pas idée.
La nature donne des bonheurs bien plus intenses pour les réalisa-
tions d’ordre spirituel qui sont le dernier mot de son effort sur la
terre. Mais ces bonheurs intenses ne sont pas très recherchés, malgré
leur intensité. S’il y a des multiplications de pucerons, il n’y a pas
des multiplications d’ascètes extatiques. Leur rareté est le signe de la
lenteur que les êtres apportent dans leur marche.
Plus on s’élève dans l’ordre spirituel, et plus une qualité d’effort
personnel intervient comme élément nécessaire. La progression doit
s’accompagner d’effort. Il y a un génie de la nature, une force occulte
qui pousse les êtres à se perfectionner, à avoir des organes plus com-
plets, plus aptes à survivre et qui donne la spiritualisation comme but
suprême. Mais ce but ne peut être atteint que si les êtres tirent d’eux-
mêmes un effort constant. Et il n’y a d’amélioration qu’en proportion
de cet effort.
Ce génie de la nature a dans son essence une force transforma-
trice. Cette force qui nous paraît sans limites a des limites qui nous
échappent et qui sont dans la capacité d’effort des êtres engendrés.
C’est nous qui, avec notre inertie, notre amour de l’ignorance, met-
tons des bornes à la loi divine.
Elle en a peut-être d’autres, provenant d’une source supérieure à
elle, mais dont il nous est impossible de ne rien savoir. Ce sont des li-
mitations qui donnent à son œuvre cette incohérence apparente dans
les lois de la génération, qui sont cause de ses nombreuses excep-
tions, de ses régressions inexplicables. Elle a des hésitations et des

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maladresses puériles.
On peut dire par exemple qu’après la création de la terre, elle n’a
pas été fixée, durant de longues périodes, sur la mesure de grandeur
qu’elle donnerait aux habitants de la terre. Elle s’était décidée
d’abord pour des créatures de taille gigantesque, et d’allure extrava-
gante. Il y eut une expansion de vie qui mit au monde les Dinosau-
riens, aux formidables vertèbres, aux corps de reptile, des sala-
mandres dressées sur des pattes courtes et épaisses, des serpents avec
des crânes do chien, des chiens fabuleux avec des cornes de bisons,
des Ptérodactyles, semblables à des crocodiles volants.
Puis l’expansion de vie eut comme un regret. Elle constata une er-
reur de proportion. Bien qu’elle allât très loin dans l’infiniment petit
ou dans ce qui nous paraît tel, elle se limita dans l’infiniment grand.
Elle laissa mourir les espèces démesurées pour s’en tenir à une me-
sure moyenne, ou que notre intelligence d’homme trouve moyenne.
Pourquoi cette limitation dans la dimension ? La limite de la
croissance est un sujet d’étonnement qui demeure à jamais sans ex-
plication. C’est notre habitude seule qui nous empêche de nous éton-
ner que chaque germe porte en lui-même une faculté de croissance
qui ne doit pas être dépassée. Même à titre d’exception, aucun
homme n’atteint la taille de plusieurs mètres, aucun chat ne parvient
par mégarde à la hauteur d’un éléphant. Il y a là un pouvoir de me-
sure constant et éternellement manifesté. Mais l’échelle n’a pas été
établie sans tâtonnements.
N’y a-t-il pas de même le témoignage d’une recherche dans le fait
d’avoir placé l’œil du colimaçon au bout d’une corne, d’avoir déve-
loppé chez l’éléphant un nez mobile, d’avoir placé la bouche de
l’oursin au sommet de son corps et ses yeux dans son dos, malgré la
difficulté que cela comporte pour se diriger ?

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L’imperfection de la nature est plus émouvante qu’une perfection
qui serait écrasante si elle était absolue. D’ailleurs, aucun soleil ne se
détachera, par oubli divin, dans le monde céleste. Aucune anomalie
trop éclatante n’interviendra dans le monde humain, qui pourrait faire
croire à l’avènement du désordre. Mais par la connaissance d’une fai-
blesse de la loi divine, d’une recherche dans son immense labeur,
nous sommes moins perdus dans son immensité, nous nous sentons
plus près d’elle.

– 38 –
LA VIE DES OBJETS

La fraternité des choses est attestée par l’amitié des objets fami-
liers. Ces objets emmagasinent la force et la pensée de ceux qui les
possèdent et ils deviennent le réceptacle d’une vie propre où se
condense une conscience confuse, infinitésimale, mais réelle. Ils
rendent dans une certaine mesure les sentiments qu’on a pour eux et
si on les aime, ils manifestent à leur tour un amour qui peut devenir
perceptible.
Il faut être bon pour les animaux dit-on, mais il faut être bon aussi
pour les objets. Ils connaissent la fatigue comme nous et ils ont be-
soin de repos. Tout le monde a pu constater qu’un costume, après une
période de sommeil dans un placard, rend un service plus actif, plus
joyeux, que s’il est porté tous les jours.
Un carnet où l’on a écrit des notes renferme une condensation
d’esprit telle, qu’en le touchant, on retrouve l’ordre de ses propres
pensées. Un coupe-papier qui vit dans la proximité des livres est plus
intelligent que les autres objets et mérite plus d’attachement et les
honneurs rendus à l’intelligence.
Il y a des objets hostiles. Je ne me fierais pas à un poignard dont
je ne connaîtrais pas la provenance. Il pourrait être mal intentionné.
Entre lui et moi, il pourrait se créer une dysharmonie qui provoque-

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rait de ma part un geste maladroit entrainant un choc qui ne se serait
pas produit avec un poignard connu et amical.
Ce qui est surprenant c’est la façon dont les objets rendent
l’amour qu’on leur porte.
Il y avait jadis chez moi, quand j’étais enfant, un pic de montagne
qu’on emportait à chaque vacance, dans les Pyrénées. Tout le monde
s’accordait pour dire qu’il était fait d’un bois particulièrement dur et
merveilleux. Quel bois ? Nul ne le savait. Ce pic était l’objet d’une
vénération particulière. Une légende familiale disait que mon grand-
père avait fait dans sa jeunesse une ascension avec lui. Peut-être le
pic lui avait-il sauvé la vie, sur la pente de quelque abîme ?
Je me souviens qu’un été, pour gravir un mont peu élevé, je vou-
lus me servir de ce pic. Mais à peine m’étais-je appuyé sur lui, qu’il
se brisa comme du verre. Les pics sont comme les hommes et les
plus robustes deviennent débiles en vieillissant. Ce fut une consterna-
tion générale. On le donna à un spécialiste de pics qui lui mit un autre
bout ferré. Seulement, quand il revint, il avait perdu une bonne partie
de sa longueur. Il était même plus petit qu’une canne ordinaire. Mais
tel est l’aveuglement de l’amour que personne, dans ma famille, ne
voulut reconnaître cette diminution. Il est à peu près pareil, disait-on,
bien qu’un nain seul eût pu l’utiliser comme canne de montagne.
Je crois même que la vénération augmenta et qu’il fût question de
l’envelopper dans une étoffe pendant le cours de l’année.
Or, ce pic vénérable, mais désormais petit, rendit l’amour qu’on
lui portait et il le fit comme peut le faire une ancienne branche cou-
pée, car toute canne a une origine sylvestre.
Un jour, où je ne sais pour quelle raison, je l’avais pris entre mes
mains, quelle ne fut pas ma surprise de remarquer qu’il y avait en lui
une certaine transformation ? À chaque nœud du bois, il y avait une
légère boursouflure, la trace d’un bourgeonnement. C’était un bour-

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geonnement printanier qui avait fait craquer le vernis. Je le fis remar-
quer avec stupeur aux divers membres de ma famille. Mais ma stu-
peur ne fut pas partagée. Malgré l’évidence de la transformation, le
phénomène fut nié et considéré comme une illusion de ma part.
J’invoquai le témoignage de plusieurs amis, mais comme ils ap-
prirent d’abord que ce pic avait appartenu à mon grand-père, ils ne
jetèrent qu’un regard rapide sur lui. Ils reconnurent bien qu’il y avait
quelque chose de bizarre dans les nœuds du bois, mais ils déclarèrent
que ce ne pouvait être un bourgeonnement de la sève.
Bien entendu, il n’y eut pas un jaillissement avec des feuilles et
des fleurs, et du reste, je ne pensai plus à cette éclosion merveilleuse
dont la raison m’échappait alors, mais qui était une réalité indubi-
table.
J’y ai repensé plus tard. L’amour qui avait entouré ce morceau de
bois lui avait restitué une chaleur perdue. Il était allé jusqu’au cœur
de sèves mortes et il leur avait rendu un peu de vie. L’objet avait té-
moigné à sa manière sa reconnaissance. Il avait fait ce qu’il avait pu
dans le cadre des lois naturelles, qui fixent la mort du bois. Il avait
manifesté pour ses amis le débris de jeunesse qu’il gardait en lui.

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TRISTESSE DE VIEILLIR CHEZ LES INSECTES

Je vis un grand, un énorme et singulier insecte avec un corps en


velours damassé, un casque de rubis, de grandes ailes éclatantes et
deux longues lances aiguës. Je ne savais pas son nom, étant ignorant
des classifications scientifiques d’insectes. Peut-être n’en avait-il pas
et était-il un phénomène comme on n’en avait jamais vu. J’aurais dû,
dans ce cas, l’embaumer respectueusement et m’efforcer d’attacher
mon nom à sa découverte.
Son caractère phénoménal me permit de le reconnaître tout de
suite. Je l’avais vu l’année précédente, dans le même jardin de Pro-
vence. Il volait autour du même massif de géraniums, en faisant en-
tendre un bourdonnement redoutable. La puissance de son vol et son
assurance audacieuse, faisaient comprendre qu’il était un roi parmi le
peuple des insectes et dans le royaume des géraniums.
Il ne craignait même pas les hommes, car il vint bourdonner au-
tour de mon visage d’une manière irritée. Il m’obligea à m’écarter
précipitamment à cause de la menace de ses deux longues lances que
mon inexpérience des insectes me faisait redouter.
Je le reconnus parfaitement, ce roi qui m’avait étonné par sa soli-
tude et son orgueil. Je n’avais vu avec lui aucune femelle. Il était
unique. Il avait, dû traverser l’hiver, abrité dans quelque demeure ca-

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chée sous les grosses pierres qui servaient de support aux géraniums.
Il avait échappé à tous les ennemis des insectes. Aucun bec d’oiseau
ne l’avait saisi. Peut-être lui suffisait-il de bourdonner pour inspirer
la terreur.
Mais il n’était plus le même. Il avait franchi le cycle du temps ré-
servé à ses pareils, si toutefois il en avait. Les premiers soleils du
printemps ne lui rendaient pas ses forces perdues. Il traînait miséra-
blement sur le sable son corps de velours et de soie cramoisie. Je
voyais l’effort inutile de ses ailes. Il faisait des bonds au lieu de vo-
ler. Ses lances étaient molles et incurvées et semblaient incapables de
piquer.
J’avais à mes pieds un insecte vieillard. Je me penchai sur lui et
j’écoutais son bourdonnement. Il remplissait encore le jardin, mais il
avait un tout autre caractère. C’était un bourdonnement de douleur. Il
le faisait retentir pendant qu’il cheminait péniblement à pied ou
même quand il était immobile, méditant sur le pouvoir de vol à ja-
mais perdu, devant les géraniums qui avaient connu sa splendeur et
voyaient sa déchéance.
Ce bourdonnement était émouvant à cause de l’indicible désespoir
qu’il exprimait. Le langage du désespoir se fait toujours comprendre,
qu’il s’exprime en cris, en paroles humaines ou en onomatopées d’oi-
seaux ou d’insectes. Ce désespoir exprimé par un bourdonnement
était celui de la vieillesse et de la mort.
Sous les tissus métalliques et la fantastique armure, sous le
masque muet de chitine, la douleur qu’on devine est plus impression-
nante. Mais l’insecte mesurait-il vraiment la place de sa poussière
dans la forêt des géraniums éternels ? Comment connaître l’idée que
les insectes se font de la mort ?
Chez les plus élevés d’entre eux, chez les fourmis et chez les
abeilles, il y a parfois des honneurs funèbres rendus à certains morts

– 43 –
et on a distingué des gestes de lamentation et de désespoir. Mais on a
distingué d’autre part une insensibilité incompréhensible pour nous.
Des abeilles de la même ruche, rencontrant le cadavre d’une sœur
morte, continuent à butiner, comme si de rien n’était. Et quelle indif-
férence pour leur propre mort dans certains cas ! Des insectes brus-
quement coupés en deux ont parfois continué un repas commencé,
bien qu’ils fussent séparés de leurs organes de digestion. Leur sensi-
bilité n’a aucun rapport avec la nôtre.
Y a-t-il pour eux une notion du temps ? Oui, puisque selon les
événements, ils se pressent où vont lentement. Mais, établissent-ils,
vis-à-vis du temps, le rapport qui permet de mesurer la durée de sa
propre vie ?
L’âme collective d’une fourmilière ne doit pas être plus attristée
de la perte d’une fourmi que nous ne le sommes quand nous nous
coupons un ongle. Mais chez les espèces qui n’ont pas atteint le dé-
veloppement prodigieux des fourmis, il doit y avoir des développe-
ments individuels et si l’insecte est un insecte phénomène, comme
celui que j’ai vu, son cas peut être rapproché de celui de certains élé-
phants vieux et solitaires chez lesquels la vieillesse et la solitude ont
développé des facultés exceptionnelles.
L’insecte, habitant de la forêt de géraniums, avait acquis, parmi
les diverses prérogatives de l’intelligence, la faculté de discerner
l’impuissance du vol, l’incapacité de piquer l’ennemi, la jouissance
moins grande de vivre, la tristesse inexorable de vieillir. Et cela se
traduisait par la mélancolie du bourdonnement qui était comme un
chant funéraire auprès de la pierre creuse et des pétales séchés, où al-
lait reposer son squelette.

– 44 –
L’ÂME. ANIMALE

Souvent, l’homme souffre parce qu’il se croit seul et la méchance-


té des autres hommes le confirme dans sa solitude. Mais s’il savait
regarder la nature, il s’apercevrait qu’il y a une foule étonnamment
variée de créatures avec lesquelles une affectueuse communication
est possible.
Il faut découvrir ces créatures. Il faut croire d’abord à leur exis-
tence, car certaines sont invisibles. Pour approcher celles-là, il faut
beaucoup de temps, des appels réitérés et peut-être même n’est-ce
pas possible sans une grâce spéciale de la nature.
Mais le nombre et la diversité des créatures animales visibles sont
immenses. Nos rapports sont seulement rendus difficiles par l’idée
que nous nous en faisons. La théologie chrétienne trouva commode,
pour régler des questions d’immortalité touchant l’âme humaine, de
n’accorder à l’âme animale qu’un simple mécanisme. Des philo-
sophes tels que Descartes et Malebranche donnèrent une couleur de
philosophie à cette affirmation. Il faut arriver à Bergson pour voir en-
fin émise cette opinion :
« l’erreur capitale, celle qui, se transmettant depuis Aristote, a vi-
cié la plupart des philosophies de la nature, est de voir dans la vie vé-
gétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable, trois degrés

– 45 –
successifs d’une même tendance qui se développe, alors que ce sont
trois directions divergentes d’une activité qui s’est scindée en gran-
dissant. »
L’âme animale n’est donc pas une voie inférieure pour la manifes-
tation de l’esprit, mais seulement une voie différente. Le sens de son
développement nous échappe. C’est le fait de l’ignorance de nier ce
qu’on ne comprend pas. L’homme a trouvé plus commode de nier
l’âme animale.
L’individu d’une espèce animale est certainement inférieur à un
individu humain. Cette infériorité se trahit par l’admiration religieuse
qu’on voit par exemple dans le regard d’un chien fixé sur son maître
bien qu’en principe, un admirateur puisse être supérieur à celui qu’il
admire. Mais l’instinct a d’autres modalités de développement que
l’intelligence et on ne peut comparer un chien ou une abeille à un
homme. La nature a employé avec les animaux des procédés diffé-
rents de ceux qu’elle a utilisés pour les hommes. Il n’y a pas plus de
raison à cette différence qu’il n’y en a du fait que notre planète pos-
sède quatre éléments, tandis que l’expérience divine doit certaine-
ment s’exercer avec sept ou douze, peut-être davantage, sur d’autres
planètes moins connues.
Tandis que l’homme, dans un premier stade, cherche sa perfection
dans le développement de son intelligence individuelle, l’animal est
subordonné à une âme collective de groupe. Son expérience fait ap-
port à une expérience totale et ce qu’on appelle l’instinct chez l’ani-
mal est la manifestation de la connaissance acquise par l’âme collec-
tive du groupe.
Nous n’avons qu’une vague idée de l’étendue et des possibilités
de cette âme collective. L’élargissement de la conscience ne semble
pas être son idéal comme chez l’homme. Elle a dans certains do-
maines une sagesse qui paraît de beaucoup supérieure à celle de

– 46 –
l’homme le plus sage. Cette sagesse n’est pas transmissible immédia-
tement aux individus du groupe. Ils ne peuvent en bénéficier qu’à la
longue et ce qu’ils arrivent à en posséder est infinitésimal.
Il y a des hiérarchies dans les âmes collectives d’espèces, cer-
taines étant mille fois plus développées que d’autres et il y a encore
des hiérarchies dans les âmes des groupes qui se subdivisent parmi
celles des espèces. Ainsi les chiens, les éléphants, les abeilles, les
fourmis occupent un degré supérieur. Parmi les abeilles, par exemple,
certains groupes ont gardé des mœurs primitives tandis que d’autres
ont un avancement dont nous ne pouvons pas mesurer l’étendue, ni
surtout connaître le but.
Certaines petites collectivités de fourmis sont arrivées comme l’a
démontré Maeterlinck 1 à une organisation et en même temps un dés-
intéressement si absolu qu’elles semblent avoir atteint la plus haute
réalisation possible sur notre terre.
Nous croyons entrevoir le but assigné à l’homme par la loi qui
meut toutes choses. Ce but est de spiritualiser l’âme et de la faire re-
tourner à l’âme divine dont elle est issue. Les grandes religions, soit
qu’elles fassent intervenir des sauveurs, soit qu’elles prescrivent de
trouver la vérité en soi-même, sont d’accord sur cette donnée essen-
tielle. Mais il se peut que l’âme animale ait une autre tâche, pour la-
quelle elle devra suivre une autre voie, avec d’autres modes de déve-
loppement.
Que son but suprême soit le même, où qu’il soit différent,
l’homme doit être l’allié de l’animal. Il doit renoncer à l’orgueil du
maître, à la volupté sanglante du destructeur. Et s’il fait les premiers
pas, s’il cherche à comprendre, s’il fait l’apport initial d’amitié, il en

1 - C’est au génie intuitif de ce grand écrivain qu’il faut toujours reve-


nir pour étudier tous ces problèmes. Il est le seul à les avoir explorés pro-
fondément.
– 47 –
recevra la récompense immédiate par un amour d’une autre qualité
que l’affection humaine, mais qui aura peut-être une résonance plus
émouvante dans le domaine intérieur.

– 48 –
LE BANC DEVANT L’AUBERGE

Pour bien comprendre la nature, il faudrait avoir tué en soi le goût


de la possession. Bien que ce soit difficile à prouver par l’expérience,
je ne crois pas qu’un homme riche et avare puisse communier avec
les choses.
Plus petite sera l’auberge où descendra le voyageur, et plus étroite
sera la communication avec la nature environnante. Chacun peut le
vérifier aisément. Celui qui est descendu dans un grand hôtel a
d’autres rapports avec les champs et les arbres que l’hôte d’une au-
berge de village. La richesse implique une jouissance des villes qui
est contraire à l’âme de la nature. Sans qu’il y ait de raisons valables,
on est certain que le naturaliste Fabre n’aurait pas réalisé ses observa-
tions s’il n’avait pas habité la petite maison pauvre qu’il a décrite.
Imagine-t-on Rothschild 2 rêvant à l’orée d’un bois ?
Il n’y a de pure jouissance de la terre et du ciel que si on réalise
des conditions de vie modestes. Heureux celui qui à son réveil n’a
pas à contempler le visage hostile ou seulement indifférent d’un ser-
viteur et fait claquer lui-même ses volets en les ouvrant ! Car la prière
de l’âme après le sommeil, celle où elle s’élance avec lucidité, ne

2 - Je ne désigne pas l’un ou l’autre membre de cette famille, le nom


est pris dans le sens symbolique dont l’usage l’a revêtu.
– 49 –
doit être troublée par la présence d’aucune créature.
Pour entendre les musiciens des bois ou de la plage, les chantres
assis dans les feuillages et sur les rochers, il est nécessaire de s’en al-
ler solitaire. Il faut cependant avoir avec soi un bâton sur lequel on
s’appuie, parce que le bâton est fils de l’arbre et qu’en le touchant et
en le serrant on manie un morceau de la grande force végétale et on
communique avec elle.
Les livres eux-mêmes sont peut-être nuisibles. Ces miroirs où la
vérité s’exprime en caractères, ces sources vivifiantes de beauté, sont
des miroirs déformés, des sources qui, comme des eaux ferrugi-
neuses, ont un goût fortifiant, mais trop particulier. La nature n’ad-
met de livres que les Védas qui sont écrits dans le cœur, la Bible se-
crètement composée par sa propre inspiration.
Il y a une inspiration qu’on ne trouve que sur ce banc de bois qui
est près de la porte de chaque auberge. Là une paix d’une qualité su-
périeure descend sur celui qui est assis à l’heure du soir. Il y a en gé-
néral, un arbre, à quelque distance et sur cet arbre une chouette vient
pousser son cri quand l’ombre descend. Comme on le croit vulgaire-
ment, ce cri a un certain rapport avec la présence du malheur. Mais le
malheur est uniformément répandu sur la terre et il n’y a pas à s’en
émouvoir.
La voix de la dernière cigale se mêle à celle de la première
chouette. Plus l’homme assis sur le banc aura de détachement et
mieux il comprendra comment se mêlent ces voix et l’harmonie
qu’elles forment.

– 50 –
LE TEMPLE DE L’ESPACE
ET DU TEMPS

Que de secrets sont ensevelis derrière le voile immobile des


choses ! Que de beautés se cachent dans le monde intermédiaire des
réfractions et des images et auxquelles il faut croire d’abord pour
avoir la faculté de les percevoir !
Au fond d’une forêt de la terre de l’Inde, il y a un temple, ou peut-
être les apparences d’un temple. Le voyageur à qui il est donné de le
voir s’étonne qu’au milieu d’aussi prodigieuses végétations, derrière
les étendues circulaires de marécages où règnent les pestilences, les
hommes aient pu dans les temps anciens, porter de grands blocs de
granit, les superposer et les sculpter selon les règles d’un art perdu.
Du reste, ce qui est visible do ce monument n’est que le vestige de
son faîte, les morceaux d’une couronne mystérieuse. Car le temple
est souterrain. On descend vers sa profondeur par trois vastes esca-
liers dont la disposition triangulaire aboutit à de hautes portes écrou-
lées. Ces portes sont gardées par des dieux de pierre dont les visages
et les formes révèlent, d’après ceux qui ont essayé d’en déchiffrer
l’énigme, des Dieux antérieurs à ceux des plus lointaines mytholo-
gies.
Les racines millénaires ont fendu les mosaïques des plafonds et

– 51 –
les cintres des voûtes ; les eaux ont envahi les galeries et nul ne sait
quels mystères étaient célébrés dans les salles perdues sous la terre.
Pourtant, quelques sages hommes parmi ceux qui possèdent la
science de reconnaître une vérité totale avec un fragment de vérité,
prétendent que c’était un temple élevé, ou plutôt creusé, afin de sym-
boliser l’espace et le temps et la divine Unité. Ils disent – et peut-être
ont-ils raison – qu’une géométrie supérieure a présidé à la conception
de cette œuvre souterraine, que les distances de la terre à la lune et au
soleil, le nombre des planètes et celui des voies lactées ainsi que les
données d’une métaphysique suprahumaine sont inscrits dans les fi-
gures intérieures formées par les galeries, leurs angles, leurs cercles
et les successions des salles. Ils disent bien d’autres choses et
n’ajoutent pas que les prodigieux constructeurs du temple de l’espace
et du temps n’avaient pas prévu le mouvement destructeur des eaux
dans cet espace et l’inexorable travail du temps sur les pierres sym-
boliques.
Mais l’homme plein de foi qui est venu dans cette forêt de la terre
de l’Inde un jour de printemps, fixé par l’évolution de la lune – ou
peut-être par celle d’une autre planète ou d’une étoile quelconque –
et qui regarde la couronne brisée du temple au triple escalier, voit et
entend ceci :
D’abord, ce sont des sons légers, assourdis, lointains qui montent
vers lui. Et à mesure que ces sons deviennent plus proches, des
formes émergent du triple escalier, symbole des trois aspects de la
manifestation divine. Ces formes sont infiniment légères et si l’obser-
vateur avait plus d’attention et moins de surprise peut-être pourrait-il
constater que les pieds des hommes qui sortent du temple ne touchent
pas, ou touchent à peine les dalles fendues par la succession des so-
leils et des eaux.
Il y en a de grands et de petits ; de beaux et de laids, de souriants

– 52 –
et de tristes. Celui qui est en tête fait résonner de minuscules cym-
bales faites d’une matière qui ressemble au cuivre. Derrière lui, il y a
des joueurs de tambourin qui frappent leur instrument avec une régu-
larité d’automates. Puis viennent ceux qui modulent des sons minces
comme du verre fuselé sur des flûtes de roseau, ceux qui font sortir
des luths de musicales ondes de soies colorées, les harpistes qui pro-
duisent des vapeurs nuageuses et traînantes et ceux qui, avec des ba-
guettes violettes frappent le parchemin de grands tambours ovales.
Des hommes minces qui n’ont pour tout vêtement qu’une tiare
haute, peut-être en or, peut-être dans un métal dont le mélange est
oublié, et un pagne de pourpre, marchent les bras étendus. Ils ont sur
les traits une hallucination aussi vieille que le temple lui-même et ils
modulent des syllabes, dont le sens est :
— Je suis lui ! Lui, c’est moi !
Deux d’entre eux portent sur un pavois, un enfant nu, mais un en-
fant de cire, celui qui est placé, tout en bas du temple, dans la salle de
l’Unité.
Or, le ciel, que des ouvertures dans les arbres permettent à l’ob-
servateur d’entrevoir, a une densité mate, opaque et il a l’air de des-
cendre. Sans qu’on sache comment, il se trouve que c’est le soir. Un
singe a poussé un cri de terreur. Il y a des sifflements dans l’épais-
seur des branches. Du pourrissement des humus naissent de suaves
verts luisants, tandis que d’autres, possesseurs d’ailes, portent çà et là
la lumière de leurs petites lampes. Des vols de perroquets s’élèvent.
Un paon apparaît et déploie un soleil de plumes. Une panthère a sou-
piré quelque part avec une tristesse infinie.
La procession s’avance avec une solennité légère. Et soudain, un
musicien, comme par mégarde, heurte une branche avec l’extrémité
de sa flûte. La flûte y reste attachée, et devient une branche sans que
s’arrêtent les sons qu’elle émettait. Une autre flûte s’est détachée des

– 53 –
doigts distraits de celui qui la tenait et qui ne cherche pas à la ramas-
ser. Elle est devenue un serpent au dos rayé qui glisse comme une
flèche vivante et sinueuse sous les lianes, laissant derrière lui un ac-
cent de flûte.
En même temps les cythares s’envolent et se posent sur des
branches. Elles se sont changées en oiseaux. Les tambours se mo-
dèlent en nids d’abeilles dans certains creux d’arbres et des essaims
qui devaient les attendre y prennent place avec aisance. Les harpes se
sont placées derrière le paon et elles sont devenues d’autres paons qui
résonnent de toutes leurs plumes.
— Je suis Lui ! Lui, c’est moi ! disent toujours les hommes
minces aux bras étendus, mais leur voix est analogue à celle des
grandes feuilles de girofliers ou de camphriers. Ils se sont recouverts
d’écorce. Ils sont des arbres et déjà ils s’apprêtent à exhaler les cris-
taux du camphre, à produire des baies cendrées de girofle.
Le dernier rayon du soleil glisse obliquement, atteint entre les
deux yeux l’enfant de cire et le fait fondre. Il ne reste de lui, dans les
hautes herbes, que quelques gouttelettes mortes.
Oh ! merveilles des forêts de l’Inde !

– 54 –
ALLIANCE ARTISTIQUE
DES VÉGÉTAUX ET DE L’HOMME

Dès que je me penche sur une fleur pour l’admirer et dès que
j’éprouve la jouissance de ses couleurs, je ne peux m’empêcher de
me demander l’origine de cette beauté. Qui l’a créée ? Qui a travaillé
à ces combinaisons, à cet ordre, à cette harmonie de couleurs ?
C’est là l’œuvre du créateur, ou l’œuvre de la nature, répondent
ceux qui se contentent de peu dans la satisfaction de leur curiosité.
Mais de même que l’homme modèle lui-même, les traits de son
visage avec le développement de sa pensée, si bien que l’ensemble de
sa forme est à la fois le résultat de son héritage héréditaire et de sa
création personnelle, de même la plante et ses fleurs sont le produit
d’un don primitif et d’un patient modelage personnel, d’une faculté
propre de changer les sucs terrestres, extraits par les racines, en cor-
beilles d’étamines et en couleurs surprenantes.
Les fleurs ne sont pas uniformes parce qu’il y a une composition
individuelle de chaque espèce. Et il y a même une composition indi-
viduelle particulière à chaque plante productrice de fleurs. La vie
s’est manifestée dans des formes végétales, mais l’âme de chaque es-
pèce, a travaillé à une création particulière, avec une volonté qui lui
était propre. Et ces âmes diverses ont donné des résultats différents,

– 55 –
en vertu d’un pouvoir variable qui résultait de leur énergie, de leur
paresse, peut-être de leur ambition.
Ces âmes végétales se proposaient un but idéal, et elles ne pou-
vaient le réaliser qu’en vertu de certaines possibilités limitées. Les
fleurs sauvages sont souvent moins belles dans une espèce que les
fleurs obtenues par l’art du jardinier. C’est parce qu’il leur fallait
pour atteindre leur but un concours d’arrosages, de fumier, de tempé-
rature, que la nature ne leur donnait pas. Il leur fallait pour la réalisa-
tion de leur plan intérieur, le concours de créatures ayant un dévelop-
pement différent. L’homme pour bâtir sa maison fait appel à l’aide
du végétal pour sa toiture ou sa porte. La plante, de même, a besoin
de l’homme pour réaliser son rêve désintéressé d’artiste.
Il y a bien des créations admirables dans les forêts sauvages qui
n’ont pas nécessité l’intervention humaine. Mais pour certains raffi-
nements, certains mélanges de couleurs, les végétaux utilisent l’aide
de l’homme.
Grâce à cette entraide, de plus grands résultats de beauté sont ob-
tenus. Chaque plante a son idéal d’art, mais quand elle est réunie à
d’autres plantes dans l’harmonie des jardins, elle collabore à un idéal
plus complexe qui se réalise par la proximité et l’union des fleurs. Et
cette union crée peut-être à notre insu une émulation que nous ne per-
cevons pas à cause de sa lenteur, mais dont le résultat est une beauté
plus grande dans la nature.

– 56 –
LA SENSIBILITÉ VÉGÉTALE

J’ai lu quelque part que le savant hindou Bose était arrivé à ses
merveilleuses découvertes sur la sensibilité des plantes à la suite
d’une maladie. Se trouvant dans une clinique, il n’avait eu, durant ses
longs jours de convalescence, que la vision d’un seul arbre dressé de-
vant la fenêtre qui était près de son lit. Je ne sais malheureusement de
quelle espèce était cet arbre révélateur.
À force de le contempler malgré lui, il arriva à une pénétration in-
time, à une sorte de communion. Il le vit alors vivre, se dilater et
souffrir. Il eut la perception des courants qui l’animaient, qui circu-
laient dans son tronc et dans ses branches et de toutes les réactions
d’une nervosité émotive.
La liaison qui existait entre l’arbre et l’homme était si étroite que
lorsque le savant Bose était nerveux et agité, les branches de l’arbre
frémissaient de la même agitation et que lorsqu’il était triste, une
branche s’allongeait démesurément, entrait dans la clinique et se po-
sait sur le lit du malade.
Cette amitié fut le point de départ d’études qui durèrent un quart
de siècle et qui permirent à Bose de prouver que l’arbre était doué
d’une sensibilité absolument identique à celle de l’animal, qu’il pos-
sédait un système nerveux animé des mêmes influx que celui de

– 57 –
l’homme.
Il en fit la démonstration par des appareils enregistreurs produc-
teurs de graphiques, des appareils compliqués et indubitables. Car il
n’y a plus, pour les hommes de science, et pour tous les hommes en
général, de vérité certaine que celle qui est démontrée par l’intermé-
diaire de machines, où il y a des aiguilles, des balances et où les vi-
tesses s’inscrivent sur des diagrammes.
L’initiale connaissance du système nerveux végétal, c’est-à-dire
des organes subtils de perception et de souffrance est due à un exa-
men attentif, à une fidèle amitié réalisée dans l’observation et la soli-
tude.
Car toute science, quel que soit le nombre de ses classifications et
de ses subdivisions n’a de vraie valeur et n’est créatrice qu’en vertu
de l’attentif amour de celui qui étudie pour la chose étudiée.
Ce fut une immense découverte que fit le savant hindou Bose en
contemplant le tronc de son ami végétal. Il enseigna aux hommes
quelle parenté de structure les unissait aux arbres, il leur apprit que
ceux-ci étaient comme eux des êtres animés avec les rudiments d’une
organisation semblable, et que, sous le bois immobile, à jamais lié à
la terre, circulait non seulement la vie, mais l’aptitude à éprouver la
vie.

– 58 –
COMIQUE CACHÉ DE LA CRÉATION

C’est une chose digne d’étonnement que de voir des profils hu-
mains dans des profils de poissons, de retrouver des expressions déjà
vues sur des visages d’hommes, chez des animaux, chez le crocodile
ou certains serpents. Est-ce une rencontre fortuite, une aberration de
celui qui fait ces rapprochements, ou peut-on former une autre hypo-
thèse ?
Si on regarde une photographie du gorille qui est mort en 1935 au
Jardin zoologique de Berlin 3, on voit un vieillard irrité de ne pas
avoir profité de ses vies révolues pour se développer, un vieillard qui
contient sa rage d’être un retardataire de l’esprit. Des sottises, des lé-
gèretés, des fantaisies purement humaines se trahissent dans l’arête
du bec des oiseaux et dans ce je ne sais quoi d’éberlué qui est dans
leur œil rond.
Les grands et les petits carnivores reflètent la férocité de
l’homme. Et si l’on descend dans l’échelle des dimensions, l’on voit
que la chose est d’autant plus frappante que les êtres sont plus petits,
comme si un créateur plaisant s’était donné libre cours dans ses re-
productions d’images parce qu’il savait qu’aucune intelligence ne
pourrait constater son humour, sans l’aide d’un microscope puissant.
3 - Voir : la terre et la vie 1936.
– 59 –
Peut-être en ces temps lointains ne prévoyait-il pas l’invention du mi-
croscope.
Des vers de terre d’une espèce inférieure ont des silhouettes de
magistrats impitoyables et bornés. Le Blepharopsis, variété de mante
de taille minuscule, ressemble à s’y méprendre à un danseur déguisé
en Méphistophélès qui danse avec quatre jambes et, pendant une pé-
riode de sa mue, ses danses affectent tous les caractères de celles du
théâtre de l’Opéra. Certaines larves aquatiques de coléoptères sont le
portrait de médecins caricaturaux de Molière, avec le bonnet et la se-
ringue. Il y a parmi les insectes des religieuses avec leur coiffe, des
peaux-rouges avec leur couronne de plumes, des ascètes assis en mé-
ditation.
C’est comme si dès l’origine, dès le temps où l’esprit a commencé
à flotter sur les eaux, toutes les images qui devaient se succéder pen-
dant les périodes de millénaires, avaient été vues à l’avance et répan-
dues par un jeu de correspondances, dans la diversité des êtres ani-
més.
Et ces images n’avaient peut-être qu’un nombre limité. Elles
étaient le fruit d’une imagination évidemment prodigieuse, mais qui
avait tout de même des bornes. De même que dans une conversation,
il nous arrive de répéter trop souvent les mêmes mots, l’imagination
créatrice reproduisait les mêmes images.
On peut distinguer que cela n’avait pas lieu au hasard. Il y a un
immense goût comique dans la répartition des silhouettes et des ex-
pressions de visage. De ce comique, notre étroitesse de vision nous
empêche de saisir l’ensemble. Mais nous pouvons interpréter les rap-
ports risibles des créatures entre elles comme le signe de la joie im-
mense, transcendante, immorale selon notre humaine conception,
qu’éprouve la force créatrice en imaginant les tremblements de terre,
les pestes, la mêlée sexuelle des espèces.

– 60 –
Peut-être que si nous pouvions saisir la gaîté intérieure du monde,
tous les bruits seraient des éclats de rire et nous retrouverions en
nous-mêmes l’essence joyeuse qui est celle de l’esprit divin.

– 61 –
UNE NUIT D’ORAGE

Plus on se rapproche de l’équateur et plus l’homme est lié à la


terre.
À quelques pas de la demeure, nous vîmes en arrivant un grand
nègre nu, couché sur le dos qui dormait au soleil couchant. Ses che-
veux étaient blancs et extraordinairement crépus. Sur sa large poi-
trine se tenait un crapaud énorme et immobile dont la vie était visible
par le mouvement de la respiration dans sa gorge, pendante comme
un goitre. Le petit doigt de la main du nègre touchait légèrement le
crapaud.
Une cloche sonna. J’entendis une voix dire :
— Occupez-vous de la mule qui boite.
Le propriétaire de la demeure parut sur le seuil. Il était gros, il
avait l’air de se réveiller d’un profond sommeil et il tenait dans sa
main gauche un cigare éteint.
Je le suivis. Il me mena plus loin derrière les arbres. Il me montra
une grange. Sans doute, devais-je faire des observations astrono-
miques ou croyait-il que j’en faisais, car il me dit :
— J’ai préparé cette grange pour que vous disposiez-là tous vos
instruments.
Un peu plus tard, quand le soleil fut couché, je demandai à quel-
– 62 –
qu’un :
— Mais pourquoi y a-t-il ici tant de crapauds ?
Il ne me fut pas répondu.
Un enfant qui courait çà et là fut chargé d’accrocher mon hamac à
doux branches d’arbre et il riait et s’attardait à califourchon sur les
troncs.
— Voyez-vous, me dit mon compagnon, en me montrant le maître
du lieu qui s’éloignait avec lassitude, il vous a installé dans cette
grange pour que vous ne voyiez pas une jeune métisse de quinze ans
qu’il cache à tout le monde et qui est très jolie.
Et un peu plus tard, quand on eut servi de l’alcool de riz à des In-
diens très maigres, il me dit encore.
— C’est un homme qui a peur. Là-bas, au pied de ce vieil arbre, il
va déposer lui-même tous les soirs du lait de chèvre et une portion de
nourriture pour un nègre assassin qui vit dans la forêt et par lequel il
craint d’être tué. Seulement, quelquefois, au lieu du nègre, c’est une
panthère qui vient et qui mange la nourriture.
Très longtemps, un Indien joua d’un instrument bizarre, puis tout
se tut. J’avais la fièvre. Le hamac se balançait comme un pont de
lianes sur un torrent que j’avais traversé dans la journée. Quand je me
soulevais, je croyais voir une multitude de crapauds, qui faisaient
cercle autour de moi, la tête levée, agitant leur goitre.
— Prenez garde aux vampires, m’avait-on dit. On ne les entend
pas voler et ils se posent sur vous comme un peu de feutre très
doux…
Tard dans la nuit, quelqu’un vint jeter sur moi un manteau de drap
pesant.
— C’est à cause de la pluie…
Le temps était très beau, mais quelques minutes après, il y eut de

– 63 –
tous côtés sur les feuilles de petits éclats métalliques et une goutte
brûlante me tomba entre les deux yeux.
Brusquement, il y eut un éclat de tonnerre formidable, suivi de
plusieurs autres et je pensai que le monde allait finir. Cette pensée
n’était pas exempte de douceur. L’eau coulait sur le manteau sans le
traverser. Il y avait des clartés comme il ne doit y en avoir que dans
certaines planètes très éloignées. Soudain, je vis un grand jet de feu,
mais il n’y eut qu’un seul arbre illuminé, de la racine à la plus haute
branche et toutes ses feuilles avaient un éclat propre, étaient de l’ar-
gent phosphorescent, si lumineux qu’on pouvait distinguer les
moindres nervures comme des coulées de feu minuscule.
Tout s’éteignit et il y eut un grand silence. Alors, quelque part
dans une pièce de la maison, une voix profonde se mit à réciter une
prière qui ressemblait à la prière des morts.
Du temps s’écoula. La pluie s’était arrêtée. J’entendis un bruit de
nourriture avalée avec précipitation. Dans la direction de l’arbre
qu’on m’avait indiqué, je distinguai confusément une tête crépue, un
corps tassé. C’était l’homme et non la panthère qui était venu. Les
étoiles étaient redevenues claires.
Une fenêtre s’entrouvrit, il y eut une silhouette gracile qui fit des
signes dans la direction de l’homme. Était-ce la métisse de quinze
ans, visible seulement un peu avant l’aurore et pour un nègre assassin
de la forêt ?
Il me sembla que le jour en se levant m’ôtait la fièvre comme un
linge délicat. L’air était mou, calme, plein de résonances. Des gens
couraient à des occupations quotidiennes. Des bœufs piétinaient le
sol. Des fouets claquaient.
Il n’y avait plus de crapauds, mais leur présence était perceptible,
comme celle des vampires, celle de la panthère, des fourmis en
marche, des serpents cachés, celle de tous les êtres invisibles de la fo-

– 64 –
rêt.
Et au plus profond de moi, je sentais que tous, hommes et bêtes, la
maison, les étables et la forêt, ne faisaient qu’un seul organisme et
que le mouvement de leur vie tournait autour d’un point central qui
était leur âme, la petite métisse cachée.
— Il y a une mule qui n’arrivera jamais au bout, disait une voix.
Au bout ! Je me demandais si j’y arriverais jamais moi-même.
Le propriétaire les yeux éteints, indifférent, se tenait sur le seuil. Il
levait son cigare allumé…

– 65 –
PAYSAGE ANONYME

Je connais deux cyprès, sur une colline, avec un banc dans l’es-
pace compris entre eux. A-t-on, à une époque lointaine, planté les cy-
près autour du banc ou au contraire a-t-on profité de l’espace entre
ces arbres pour y placer un banc ? Cette question se pose naturelle-
ment au promeneur, mais sa solution n’a, en somme, aucune impor-
tance.
Seul compte l’emplacement du banc qui est tourné vers le soleil
couchant et dans une position telle que de là on voit le déroulement
d’une vallée paisible avec des petits groupes de maisons, des bois de
lauriers et des jardins séparés par des murs blancs.
Celui qui va s’asseoir sur ce banc ne peut pas désespérer de la vie,
en se donnant comme raison que toutes les beautés immédiates vont
disparaître de la terre. Il sait que si grande que soit la méchanceté des
hommes, nul ne viendra renverser ce banc, détruire ces deux cyprès,
que rien ne pourra altérer une douceur qui se dégage de la pureté de
l’air, du rapport harmonieux des choses.
Le chemin qui mène là, sans être rude, est étroit et n’est pas ac-
cessible aux voitures. Il ne fait pas communiquer entre elles des
routes importantes. Ce n’est pas un raccourci pour des gens pressés et
le lieu ne peut être considéré comme un point de vue pour des tou-

– 66 –
ristes. Il y a en vérité peu de chose à contempler de ce banc. C’est un
paysage tout à fait ordinaire qui se déroule, c’est une beauté que
l’âme a besoin de se signaler à elle-même.
On n’aperçoit même pas la mer qui est cachée par une autre col-
line. Le banc est désert à toutes les heures. Ceux qui l’ont mis là pour
leur agrément ont dû sans doute mourir. Personne ne sait combien il
est bien placé pour la contemplation des choses. Personne ne sait que
la nature est dans cet endroit plus belle qu’ailleurs, avec son costume
de jardins modestes, de maisons ordinaires, de lauriers parfaits. Ce
paysage fait songer à une jeune fille discrètement belle, que les
hommes ne pourraient se désigner entre eux parce qu’elle n’aurait
pas de nom.

– 67 –
LES GAMAHÉS

O loi secrète de la création, comment parvenir à te saisir dans ton


essence profonde ? Il faut qu’il y ait derrière les formes et avant
qu’elles se manifestent une pensée primordiale pour les imaginer.
Pour que la première rose ou le premier chêne se soient épanouis,
même à travers de multiples transformations, il faut que la rose et le
chêne parfaits aient été conçus et vus dans le monde de l’esprit.
Or, les pensées créatrices d’un ordre divin, sont errantes dans l’es-
pace et on peut en surprendre parfois la matérialisation. En Algérie et
en Tunisie, il se forme avec le sable par le caprice du vent et sous
l’action du soleil, des roses qui sont quelquefois d’une perfection ex-
traordinaire. Ces fleurs sont faites avec du sable pétrifié. Mais quel
que soit le fantaisiste jeu de la nature, pour qu’il y ait cet ordre circu-
laire et cette ressemblance de la fleur qu’un artiste humain aurait
beaucoup de peine à obtenir, il est nécessaire qu’une volonté direc-
trice ait été présente. L’accoutumance seule fait qu’on ne s’en étonne
pas. Mais dans ces lieux, pour que ce résultat fût atteint, des pensées
de roses ont flotté et se sont servies du sable plastique et de quelque
élément solaire créateur pour se réaliser.
Il y a d’autres traces dans la nature du mystérieux travail d’un in-
visible artiste en dehors des lois ordinaires. On appelle ces créations

– 68 –
des Gamahés. Dans les « curiosités inouïes », Gaffarel en signale un
grand nombre qui étaient connues de son temps. Il y avait alors à Ve-
nise, dans l’Église Saint-Georges, une plaque de marbre portant en
relief un crucifix avec les clous, les plaies et les gouttes de sang et
qui était l’œuvre de la nature. On trouva dans une mine, près de For-
calquier en Provence, un certain nombre de pierres représentant des
figures de toutes sortes et même des caractères.
On n’a pas manqué d’objecter que tout cela provenait de l’art hu-
main et avait été autrefois enseveli. Mais on a trouvé des images
d’une grande perfection à l’intérieur même de certains morceaux de
marbre comme si un créateur avait pu sculpter en relief sans s’occu-
per de la densité de la matière. On voyait exactement ces images en
sciant en deux le marbre.
Gaffarel remarque que ces créations sont découvertes plus fré-
quemment dans les pays très chauds et il attribue une action créatrice
à l’ardeur du soleil. L’agathe ou la cornaline d’après lui sont plus
propres que les autres pierres à devenir des matrices de forces avides
de perpétuer une image ou un signe. Les portraits ou les formules
plus ou moins complètes ainsi trouvés, sont toujours des portraits de
personnages très célèbres ou des formules souvent redites comme si
la nature ne créait de cette manière inusitée, que des images corres-
pondant à des pensées souvent exprimées.
En présence de ce jeu surprenant de la nature, les hommes com-
mencent par nier, puis ils disent que c’est là un fait du hasard. Mais
comment attribuer au hasard une représentation d’Apollon, entre les
neuf muses, figurées sur une agathe ? Tous les faits qui se mani-
festent par des lois inconnues sont considérés comme légendaires et
niés. Pourtant les Gamahés sont fréquents dans la nature et il y a par
le monde des collectionneurs de Gamahés qui s’émerveillent de leur
collection sans en chercher l’explication.

– 69 –
L’esprit flottait sur les eaux… dis le livre antique. On peut dire
qu’avec les eaux primitives, l’esprit créa en ces temps reculés une
œuvre complexe et immense. En examinant cette œuvre avec une at-
tention humaine, on peut distinguer d’immenses imperfections et des
erreurs aussi grandes que les réussites. Mais on a la sensation d’abord
que l’esprit a fait ce qu’il a pu, ensuite qu’une partie de la tâche est
révolue, qu’il y a un ralentissement, un abandon des forces créées à
elles-mêmes.
Mais des fragments d’esprit flottent encore sur les eaux et sur la
terre.
Au cimetière de Lisieux, on 1923, quelqu’un ramassa un pétale de
rose et vit avec surprise qu’il y avait une figure de Christ fort nette-
ment dessinée. On photographia le pétale, mais il servit aussitôt de
propagande religieuse et cela fut nuisible à sa sincérité de véritable
Gamahé. Je dois ajouter qu’il est impossible que le Christ ait eu une
aussi charmante et si banale expression. La force créatrice qui l’im-
prima sur le pétale devait être émanée par une croyante qui se repré-
sentait l’incarnation du Verbe comme un élève de l’École des Beaux-
Arts mélancolique et un peu poète.
Peut-être les caractères Tibétains vus par le père Hue sur un arbre
proche du monastère de Komboum sont-ils des Gamahés ? On
connaît la façon dont le père Hue, dans son célèbre voyage en Tarta-
rie a décrit l’arbre des dix mille images. Le bois et les feuilles de cet
arbre sont entièrement recouverts de caractères « qui font partie de la
feuille, comme les veines et les nervures. Si l’on détache un fragment
de vieille écorce, on aperçoit sur la nouvelle les formes indéterminées
des caractères qui déjà commencent à germer et, chose singulière, ils
diffèrent assez souvent de ceux qui étaient par-dessus ».
Il semble que là, toutes les lois ordinaires de la planète aient été
oubliées par la force créatrice. L’excellent abbé Hue qui ne voit par-

– 70 –
tout qu’une lutte entre deux clergés, ajoute :
— « Nous cherchâmes partout, mais toujours vainement quelque
trace de supercherie. La sueur nous en montait au front. » À la ré-
flexion, un peu plus tard, il dut conclure à quelque ruse « barbare et
diabolique du Lamaïsme ».
Récemment, un de mes amis, l’écrivain René Silvy eut la chance
de se trouver dans une station d’hiver des Alpes, tout de suite après le
passage d’une certaine force de nature divine. Cette force, si l’on ad-
met que c’est elle, et non une créature de l’au-delà, déva ou entité in-
connue, venait de modeler dans la neige la forme du poète Paul Ver-
laine sur son lit de mort.
La création, avait été faite sur un toit de tôle ondulée, avec de la
neige fondue et grâce à un adoucissement de température. Il est à no-
ter qu’un peu de force solaire est toujours un élément de la création
ainsi qu’une certaine solitude. Par quelle fantaisie, quelles coïnci-
dences, l’image de Verlaine mort fut-elle retrouvée dans la mémoire
universelle et reproduite là et pas ailleurs ? René Silvy fut assez sage
pour prendre une photographie de ce Gamahé et elle a été reproduite
par l’illustration en 1935. Mais son appareil photographique n’a pu
surprendre l’invisible puissance qui en fut l’auteur.
Aussi surprenantes sont certaines correspondances d’images. On
trouve l’image d’une main humaine dans le fruit de la pomme de pin
et les enfants l’appellent main de Jésus, trouvant naturel de rattacher
ces jeux de la nature à l’idée de la divinité. Dans le pépin du raisin et
dans le grain de blé, il y a des figures et des signes. Une croix, une
tête de serpent se trouvent dans la graine de la rue. Il y a des em-
blèmes Rosicruciens au milieu de la gélatine des méduses marines et
un Christ crucifié est dessiné sous le ventre de certaines araignées. Il
est remarquable que ce soit en général les organes sexuels des plantes
qui renferment ces figures comme si là où se prépare la génération, la

– 71 –
force créatrice étant obligée de s’arrêter davantage, avait eu plus de
temps pour le modelage d’une forme déjà familière.
Ainsi celui qui scrute la nature ne peut manquer de faire la ren-
contre de l’esprit divin dans son vierge élan.
Mais la grande énigme demeure. Elle est dans le fait profondé-
ment illogique et injuste à notre point de vue humain, d’avoir placé à
un certain niveau du grand arbre de la création, au niveau de
l’homme, des conceptions de mérite et de justice qui no se retrouvent
jamais dans aucune partie de cet arbre si riche et si surprenant.
L’esprit de l’homme lui aussi est créateur. Il est semblable à l’in-
telligence divine, mais avec quelque chose de plus : la pitié. Il souffre
de voir périr ce qu’il a créé. Et des profondeurs de nous-mêmes nous
vient la certitude que cette pitié est la plus belle création de la terre.
Par un entrainement d’admiration on voudrait se dire que l’esprit di-
vin doit avoir raison d’ignorer la pitié ou d’en reculer l’échéance à
l’infini, ce qui équivaut à n’en pas avoir, quelque chose ne cesse de
nous crier qu’elle est supérieure, aussi périssable que nous et que
seule la destruction est éternelle.

– 72 –
LES SECRETS DES ÎLES BERMUDES

O beauté des îles Bermudes !


Elles sont plusieurs, elles sont toutes petites et elles forment un ar-
chipel minuscule aux confins de la mer des Sargasses. Il n’y a pas de
navires dans leurs ports étroits. Mais si l’on regarde la profondeur
des eaux transparentes qui les environnent, on s’aperçoit qu’il y a une
flotte immense, autour de ces îles, avec des navires de tous les mo-
dèles.
Seulement cette flotte est en dehors des ports et sous les eaux au
lieu d’être dessus, contrairement à ce qui se passe dans toutes les
autres régions maritimes du monde.
C’est que les bas-fonds coralliens qui entourent les Bermudes sont
faits de récifs aigus où d’innombrables navires sont venus faire nau-
frage depuis qu’il y a des navigateurs en quête de nouvelles îles et
ces navires sont demeurés là.
Un homme animé du génie des mondes invisibles, appelé William
Beebe est descendu dans un tube lumineux de sa fabrication, à tra-
vers les eaux qui entourent les rivages des îles Bermudes. Et en pro-
jetant la clarté d’une puissante lampe électrique, il a vu défiler autour
de lui les navires morts.
Il y en avait qui étaient pareils à celui de Christophe Colomb,

– 73 –
mais qui avaient eu moins de chance ou peut-être davantage selon
qu’on place le bonheur d’un navire sur les flots ou dans les calmes
profondeurs qui sont au-dessous.
Il y avait de grandes caravelles avec leurs matures presqu’intactes
et leur château d’avant où erraient des poissons diaprés. Il y avait des
pirogues de Caraïbes égarés, faites d’un gigantesque tronc d’arbre
patiemment creusé. Il y avait des galions espagnols avec des ventres
démesurés et sur l’un d’eux était encore debout le squelette du capi-
taine, la main au-dessus de ses yeux, pour mieux voir de loin, dans la
pose où la mort l’avait surpris. Comment ce squelette pouvait-il être
encore debout en dépit des siècles, des courants sous-marins et des
poissons redoutables. Et comment sa main d’os se maintenait-elle à
la hauteur de ses yeux ? Une ferme volonté de capitaine espagnol
permet-elle de défier les lois naturelles au-delà de la mort ? O mer-
veille de la lampe sous-marine de William Beebe !
Et il y avait aussi des corvettes avec des sabords ouverts sur des
rangées de canons, des lougres de flibustiers qui avaient ressemblé à
des goélands, mais avaient plongé au lieu de s’envoler, des flûtes
dressées sur des quilles longues, des cutters à haute coque, des clip-
pers si minces que, dépouillés de leur gréement, ils avaient l’air de
carcasses de poissons secs, et même des bombardes sans pont avec
des mortiers maçonnés.
Dans cette galerie de spectres nautiques, ce panorama de fantômes
minéralisés, rongés, rouillés, habillés de coquillages, marqués
d’étoiles de mer, flottaient des méduses évanescentes comme de
grands voiles de gelée et des poissons ruisselants de phosphore sous
des chevelures de plancton magique. Des éponges pâles avaient l’air
de lunes oubliées dans le désert sous-marin. Des arbres de corail
écarlate s’épanouissaient sur des sables mauves visiblement peints de
main d’homme et laissaient voir quelque ostentation de leur parfaite

– 74 –
beauté. À côté, de féériques écrevisses d’argent jouaient avec des
crabes d’or. Et dans les eaux où la lumière du projecteur mettait des
incandescences d’émeraude, passaient d’inoffensifs requins, aux na-
geoires délicates, aux yeux magnanimes, des requins qu’on aurait
voulu aimer pendant toute la vie.
Le silence n’était troublé que par la détonation fantôme d’un des
canons de bronze confusément réveillé, mais la résonance était à la
fois étouffée et suavement musicale. Le projectile invisible traversait
les eaux avec lenteur, laissant comme un sillage de cendre colorée et
il allait frapper au cœur une grande pieuvre des profondeurs qui at-
tendait peut-être l’instant du martyr dans une de ces méditations dont
seules sont capables ces créatures faites de cartilages.
Dès qu’elle était touchée, la pieuvre octopode déployait ses tenta-
cules et devenait dans le crépuscule des eaux une lumineuse étoile à
huit branches.
Alors les millions d’anguilles au corps cylindrique qui étaient ve-
nues de tous les points de la planète, glissant et faisant des bonds,
pour se reproduire dans la mer des Sargasses, accouraient en frémis-
sant et en battant les eaux de leurs queues vernies. Elles formaient un
grand cercle autour de la pieuvre devenue étoile. Toutes les ven-
touses des tentacules étaient autant de lampes bleuâtres et la pieuvre
tournait silencieusement, faisant un grand cercle de lumière phospho-
rescente qui allait se perdre aux confins visibles des mers.
Il me fut donné de rencontrer un des hommes peu nombreux qui
ont séjourné aux îles Bermudes. C’était un jeune savant Français qui
occupait un poste dans un muséum. Je crus tout d’abord qu’il ne
connaissait des Bermudes que la partie extérieure, visible pour tous et
qu’il n’avait pas été sous les eaux, comme William Beebe. C’était un
jeune homme comme tous les autres, correct, avec des moustaches et
des cheveux lisses.

– 75 –
Avec de grandes précautions, et en évitant de montrer une trop
grande crédulité, je fis quelques allusions aux vaisseaux ensevelis ;
j’indiquai qu’on peut voir parfois des choses étranges sous la mer,
mais j’évitai de parler, bien entendu, de la pieuvre en forme d’étoile.
Or, ce jeune savant, me regarda soudain comme un franc-maçon
qui découvre que son interlocuteur est franc-maçon comme lui. Il
baissa la voix bien que nous fussions seuls et il rapprocha sa chaise
do la mienne.
— Il y a de grands mystères sous-marins. Mais il y a ceux qui
savent et ceux qui ignoreront toujours. La révélation de ces mystères
n’est pas bonne pour tous.
Et il me regarda fixement pour savoir dans quelle catégorie je de-
vais être rangé. Je remarquai pour la première fois que son œil avait
une rondeur inusitée chez les yeux humains et que ses moustaches
étaient singulières.
— Évidemment, reprit-il, c’est un point que l’humanité ne pourra
peut-être jamais élucider. Pourquoi y a-t-il un endroit du globe, un
endroit unique, où toutes les anguilles qui existent, même celles des
altitudes, doivent se retrouver pour accomplir l’œuvre de la généra-
tion ? Pourquoi cet endroit est-il la mer des Sargasses ? Cette mer,
comme l’est encore l’Himalaya aujourd’hui, fut visiblement défen-
due au cours des âges, par une force occulte. La preuve en est dans
les cadavres de navires qui sont venus s’enfoncer dans le cercle de
ses eaux. Une si grande quantité de catastrophes ne peut être expli-
quée ni par les roches ni par les vents. Là devait s’arrêter l’avance de
l’homme. On prend si bien l’habitude des énigmes qu’on s’est habi-
tué à celle-là comme à tant d’autres. La défense a du reste été levée
pour des raisons inconnues. On s’est habitué aussi à l’idée d’une mer
moitié liquide, moitié végétale, d’une mer herbeuse, comme disait
Aristote. Que se cachait-il dans ces vastes régions où les végétations

– 76 –
d’algues, les feuillages d’une prodigieuse forêt sous-marine, mêlés à
des désagrégations de montagnes submergées faisaient avec les eaux
un amalgame sans aucune analogie sur la terre ? Des créatures vi-
vaient là que l’homme ne devait pas connaître. Toute la mer des Sar-
gasses recouvre des volcans et les créatures dont je parle n’étaient les
habitants de cette mer qu’à cause de ces volcans, parce que par eux
elles pouvaient communiquer avec leur patrie naturelle, l’intérieur de
la terre. Mais il y a eu de grands bouleversements cosmiques et un
état intermédiaire de la matière, plus fluide que la terre, plus dense
que l’eau n’est plus nécessaire. Les êtres qui ne devaient pas être vus
par les hommes ont regagné les lieux originels. L’avant des navires
fend maintenant les Sargasses moins épaisses, plus conformes aux
mers ordinaires, circonscrites entre les continents.
Donnant à mon visage l’air le plus averti qu’il m’était possible, je
demandai au jeune savant, s’il avait vu de ses yeux les merveilles
sous-marines qui entourent les Bermudes, les vaisseaux morts, les
méduses immenses, les requins au grand cœur.
La rondeur de son œil me fit comprendre qu’une telle question
était inutile. Il avait tout vu. Et il avait une preuve personnelle de la
qualité d’une certaine force attractive qui rendait, certaines nuits de
lune, les eaux comme ensorcelées. Peut-être l’attraction qui possédait
les anguilles était-elle de même qualité.
— À l’avant des vaisseaux, il y avait toujours autrefois une figure
de proue. C’était un personnage parfois de métal, presque toujours de
bois sculpté, un saint, un héros marin, un patron de barque ou
quelque antique déesse sur le front de laquelle on mettait une cou-
ronne. Ces figures de proue étaient solennellement bénies par des
évêques et elles étaient l’objet de l’adoration des marins. On les invo-
quait pendant les tempêtes. L’expérience enseigne qu’elles n’empê-
chaient pas les vaisseaux de faire naufrage. Je crois même qu’elle les

– 77 –
y conduisait délibérément lorsque c’était leur destinée. Car ces fi-
gures de proue étaient habitées par des entités au service de la provi-
dence. Et la providence réserve aux uns un heureux voyage, aux
autres la descente sous les eaux. Eh bien ! Voilà ce que j’ai vu. Ces
figures de proue se détachent, certaines nuits, de leur navire et elles
vont en rejoindre d’autres, en vertu d’affinités cachées. Sous les eaux
de la mer des Sargasses, il y a d’étranges unions de ces êtres emblé-
matiques. Notez qu’on peut trouver à cela une explication qui ne
choque pas la raison, une raison presque scientifique. Une grande
force a été accumulée dans ces figures par la foi des hommes. Cette
force est en contact avec une autre force prodigieuse, la force de ce
milieu sous-marin, issue des volcans. Ces forces communiquent une
vie passagère à certains corps matériels.
Sans doute mon visage reflétait-il l’incertitude qui m’agitait au
sujet des qualités de sérieux de ce jeune savant. Je me remémorais
l’importance du poste qu’il occupait, tout en me demandant dans
quelle mesure l’amour de la poésie peut empiéter sur la raison. Je ju-
geais même que la poésie des choses sous-marines est plus puissante
qu’une autre.
Mais le jeune savant dut lire cela sur mes traits. Il s’était arrêté et
reprit sur un ton sarcastique :
— Avez-vous seulement entendu parler du Tétrodon des mers tro-
picales ? Il faut avant toute chose connaître ce poisson globulaire qui
a la faculté de s’élargir en cercle et de capter en même temps une lu-
mière des profondeurs, venue on ne sait d’où.
Je fis signe que je le connaissais. Mais il vit bien qu’il n’en était
rien. Décidément, je n’étais pas un, initié. Son œil s’arrondit encore.
Son visage se ferma à tout jamais.
Et comme si le mot globulaire avait été une clef révélatrice, je
m’aperçus qu’il ressemblait à un Tétrodon ou plutôt à l’idée que je

– 78 –
me faisais de ce poisson tropical. Sa figure avait une faculté d’élar-
gissement et de rondeur et les poils de sa moustache qui étaient très
peu nombreux étaient pareils à de flexibles antennules d’écrevisse.

– 79 –
BEAUTÉ DES OISEAUX MOUCHES

La nature compose avec amour certaines merveilles et on ne sait


pas pourquoi elle concentre tant d’application sur certains points et si
peu sur d’autres.
Celui qui a vu voler un oiseau-mouche ne saurait plus l’oublier.
L’oiseau-mouche est la condensation de la beauté des couleurs, du
mystère des pierres précieuses, uni à l’ivresse de la jouissance artis-
tique, à l’exaltation de la vie.
C’est le plus petit des oiseaux. Certains dons consument. Plus il y
a grosseur, plus il y a apathie. La fièvre de vivre réduit les formes.
Même chez les hommes, on ne voit jamais un géant dans ce désordre
nerveux qui possède parfois des êtres presque toujours de petite
taille.
L’oiseau-mouche est un rubis vivant, une fleur douée d’ailes
qu’anime une folie d’activité amoureuse. Ce que la nature a produit
avec les pierres précieuses dans le minéral et avec certaines fleurs
aux vives colorations dans le végétal, a sa correspondance dans le
monde des oiseaux chez cette créature qui porte l’arc-en-ciel dans ses
plumes. Les émeraudes, les saphirs, les rubis représentent des som-
mets de réalisation dans la création des pierres. Les fleurs aussi sont
des sommets d’art géométrique, de suavité et de splendeur. L’oiseau-

– 80 –
mouche a atteint un degré plus élevé. Il a conquis le mouvement et
son exaltation vers le plaisir est en rapport direct avec sa beauté.
De même que le rossignol s’est consacré au génie musical, le
cygne à la pureté religieuse, l’oiseau mouche n’a eu d’autre souci
qu’une beauté féerique des vêtements, un insatiable goût de la volup-
té au soleil.
Il ne peut vivre que parmi les fleurs, dans les pays brûlants où
elles jaillissent en abondance sur la terre. Il est le plus rapide de tous
les oiseaux et chacun de ses mouvements a cette nervosité que donne
seule l’avidité au plaisir. Sa vie s’écoule dans un état do constante
ivresse. Une ivresse délirante, comme l’homme n’en peut connaître,
qui lui donne le délire des couleurs, le fait se précipiter ça et là sur les
grandes pulpes des fleurs tropicales, le tient en suspens sur une
feuille, le pousse à décrire de grands cercles dans l’espace.
C’est une étrange chose que l’amour de la beauté aille toujours de
pair avec un excès de volupté amoureuse. En dehors du temps consa-
cré à la projection de sa langue dans le calice des fleurs, l’oiseau-
mouche n’a pas d’autres préoccupations que celles qui viennent de
l’attrait sexuel. On décrit toujours l’acte amoureux des oiseaux
comme parfaitement rapide et on peut se rendre compte de cette rapi-
dité par la plus superficielle observation. Mais l’oiseau-mouche pro-
longe curieusement dans le temps la volupté sexuelle.
Devant la femelle émerveillée, le minuscule mâle fait miroiter ses
plumes, vibrer ses ailes, il tourne comme un soleil, trace des cercles,
augmente la native ivresse dans laquelle il vit par une ivresse de
mouvement éperdu. Et quand cette ivresse a atteint son comble, les
deux créatures de couleur et de plaisir collées étroitement l’une à
l’autre, s’élèvent par le battement invisible de leurs ailes, s’aban-
donnent aux vents, montent plus haut que les arbres et que les
nuages, dans un vol indéfini dont la durée ne doit être limitée que par

– 81 –
leur épuisement et leur impossibilité à éprouver une volupté plus
grande.
Il est surprenant que l’admiration pour les êtres vivants ne dimi-
nue en rien l’envie naturelle que les hommes ont de tuer. Peut-être
même, quand il s’agit des animaux, le goût du meurtre est-il accru
par l’admiration. Personne ne se contente de voir voler dans l’espace
une créature de beauté supraterrestre. On préfère la toucher, la ma-
nier et si on ne la tue pas pour lui arracher ses plumes, ceux qui se
flattent d’aimer les bêtes, l’enferment dans une cage où elle est
condamnée à souffrir le plus affreux supplice, la perte de la liberté,
afin de complaire à ces affectueux amis des bêtes.
Dans les pays où pullulent les oiseaux-mouches, on a des bâtons
avec de la glu, des sarbacanes spéciales, toutes sortes de moyens pour
les prendre ou les tuer. L’essentiel est que ces merveilles volantes
soient ravies à l’espace.
Il y a à Paris un collectionneur commercial qui possède, dans des
caisses et des vitrines, soixante mille oiseaux-mouches ! Il attend que
la cruelle sottise des femmes, remette à la mode le port des oiseaux
sur les chapeaux. Comment ne craint-il pas que ses nuits ne soient
troublées par soixante mille fantômes ailés !
Le naturaliste Audubon, qui a inspiré un universel respect pour
son amour de la nature et des êtres vivants, fait une description des
oiseaux-mouches interrompus de cris et d’effusions lyriques. Cette
description est si enthousiaste, si pleine d’amour qu’après l’avoir lue,
on voudrait vivre exclusivement avec ces petits êtres. Cet amant mo-
dèle des œuvres de la nature termine ainsi :
— J’avais l’habitude de les tuer en chargeant mon fusil avec du
sable, au lieu de plomb. J’ai renoncé à cette méthode.
Et il en prescrit longuement d’autres plus efficaces.

– 82 –
ERREURS DE LA SCIENCE

Il y a dans beaucoup d’affirmations de la science relatives aux lois


naturelles des invraisemblances aussi éclatantes et parfois aussi ri-
sibles que celles de Bernardin de Saint-Pierre dans les Harmonies de
la nature.
Pendant près d’un siècle, on a considéré comme absolue la loi de
la sélection. Si cette loi était vraie, comment expliquerait-elle que
certaines espèces tout à fait privées de moyens de défense par la na-
ture, aient subsisté, tandis que d’autres qui s’étaient munies de cui-
rasses, de carapaces, d’armures, comme le tatou de l’Amérique du
Sud, sont en voie d’extinction.
Le tatou de l’Amérique du Sud, par exemple, est couvert de bou-
cliers et porte un casque sur la tête. Quand un ennemi apparaît, il se
met en boule et forme un inaccessible cercle de plomb. Il est sélec-
tionné, pareil à un chevalier du Moyen Âge dont les armements vien-
draient de Tolède. Or, il n’y a pas de multiplication de tatous.
Presque invincible, le tatou s’éteint dans sa forteresse.
Pourquoi les papillons, si dépourvus de dard ou de poison, si lents
à voler et qui se signalent à l’attention de leurs ennemis par des cou-
leurs éclatantes, ne sont-ils pas entièrement absorbés par les oiseaux ?
Bien d’autres insectes désarmés continuent à se perpétuer, grâce à

– 83 –
une égide invisible.
Il en est de même pour les rossignols. Toutes les chouettes des
bois devraient depuis longtemps avoir mangé cette proie musicale,
qui clame sa présence, quand tous les oiseaux sont tapis silencieuse-
ment. Or leur imprudence n’empêche pas les rossignols de se multi-
plier.
La science a découvert récemment que les couleurs des plumages
des oiseaux et les costumes des insectes ne sont dus qu’à certaines
excrétions métalliques de leurs reins fonctionnant avec insuffisance.
C’est un peu comme si le génie d’un peintre était attribué à la qualité
de ses pinceaux et aux acides de ses couleurs.
Un acte de foi scientifique consiste à penser que tous les chants
d’animaux sont des appels de mâle ou de femelle, dans un but de rap-
prochement pour la reproduction.
Le naturaliste Fabre s’est livré à d’attentives expériences sur les
cigales et il a constaté qu’en aucun cas, leur chant n’avait de rapport
avec l’appel sexuel 4.
Ainsi que les grillons, les cigales ont développé des organes de
musique d’une merveilleuse complication. Si ces insectes n’at-
teignent pour le moment qu’un rythme assez simpliste, peut-être que
dans quelques millions d’années, ils auront une connaissance plus
complète de l’art musical. L’insecte emploie un temps immense à ses
transformations.
Il en est de même du chant des oiseaux où est perceptible la com-
position d’un art plus savant. Les oiseaux chantent en vertu d’un
amour de la musique conçu par l’âme animale. Accessoirement, le
chant sert au mâle pour enivrer la femelle. De la même façon, un
homme peut, pour séduire une femme, jouer devant elle d’un instru-

4 - Fabre : souvenirs entomologiques 5ᵉ série.


– 84 –
ment de musique, sans que cela veuille dire que la musique est uni-
quement pour lui un moyen de séduction.
Il y a dans le microscope du savant une puissance qui, par le gros-
sissement démesuré du détail, empêche dans beaucoup de cas, de sai-
sir la loi d’ensemble. De plus, l’élément essentiel de la nature, qui est
la beauté cachée sous les choses, n’est pas visible par le microscope,
quelle que soit la qualité des verres.
On peut même dire que la beauté échappe à toute recherche trop
attentive. Pour que la beauté soit perçue, il faut qu’une étincelle
jaillisse entre l’âme de celui qui perçoit et le mystérieux élément
rythmique qui se dégage des choses. La beauté se manifeste par une
occulte opération que définit assez bien l’expression populaire d’opé-
ration du Saint-Esprit. Aucune analyse scientifique ne peut constater
cette opération.
La beauté est un feu invisible, une force divine dont chacun porte
la semence, mais qui ne se réalise que par l’union et dans l’ineffable
ravissement de l’amour.

– 85 –
LA DESTRUCTION
DES ESPÈCES ANIMALES

La compréhension et l’amour de la nature ne peuvent aller sans


une certaine négation du génie humain. Même si l’on admet que
l’homme est au sommet des créatures terrestres, on est obligé de
constater qu’il a fait de sa supériorité un usage barbare et l’a utilisée
à des fins purement égoïstes. Il a été comme un frère qui, ayant des
frères plus faibles, les a réduits en esclavage et sans se soucier ni de
leur vie ni de leur mort, les a fait servir à l’augmentation de ses jouis-
sances.
S’il apparaît que l’homme est le plus fort sur la terre, il n’est pas
absolument prouvé qu’il occupe le sommet sur lequel il s’est placé et
qu’il n’existe pas une autre échelle que celle de la force et même de
l’intelligence. L’indiscutable supériorité de l’homme vient surtout de
ce qu’il s’est toujours refusé à la discuter et l’a considérée comme
absolument évidente.
Mais qui peut dire que l’idéal artistique des fleurs ne conduit pas
la vie végétale vers des buts que nous ignorons, mais qui sont peut-
être aussi hauts que ceux où mène la conscience de l’homme. Les in-
sectes occupent la planète avec une aisance totale et s’ils ne savent
pas que l’homme existe à côté d’eux, cette ignorance peut-elle être

– 86 –
considérée comme une infériorité ? De toute façon, l’homme, s’il le
voulait, ne pourrait supprimer les insectes du monde. L’étude des
fourmis montre, à mesure qu’elle se développe, que ces insectes ont
créé des organisations sociales inouïes et ont acquis, en certains
points, un bien-être matériel et un progrès égal, sinon supérieur à ce-
lui que nous connaissons. Une idée de la justice parente de la nôtre
semble régner chez certaines tribus aux unités innombrables. Une
bonté poussée à ses dernières limites y est pratiquée 5. Les observa-
teurs cherchent obstinément et aveuglément chez les fourmis ce qui
peut ressembler à une intelligence telle qu’on la trouve chez
l’homme. Ils ne l’y rencontrent pas. Mais ce n’est pas la marque
d’une infériorité chez elles. Elles ont développé un psychisme totale-
ment différent, mais qui peut les conduire par d’autres voies à des
buts supérieurs ou tout au moins égaux, à ceux que l’intelligence hu-
maine peut atteindre.
N’y a-t-il pas, d’ailleurs, dans l’amour profond de détruire cette
nature dont il est issu, le signe révélateur que l’homme n’est pas le
roi de la création qu’il prétend être ? Si la terre avait été vraiment
faite pour lui, pour sa perfection, comme l’enseignent les théologies,
y détruirait-il systématiquement la beauté et la vie ?
L’histoire de ce que nous appelons les civilisations nous montre la
destruction presque toujours inutile et même dangereuse pour le des-
tructeur lui-même, des grandes forêts qui couvraient la terre. D’im-
menses régions où croissaient librement les arbres, répandant autour
d’eux la bienfaisante influence des âmes végétales, ne sont plus
maintenant que des rochers dénudés. La Grèce, la France, le nord de
l’Afrique étaient il y a deux mille ans des pays de forêts immenses.
Nous assistons en ce moment à la mort des quelques bois qui sub-
sistent sur les bords de la Méditerranée. Partout des arbres vénérables

5 - Voir : Maurice Maeterlinck, La vie des fourmis.


– 87 –
qui ont traversé des millénaires et représentent des qualités d’om-
brage pour les hommes, d’abris pour les oiseaux et des milliers de
plus petites créatures, sans parler de leur beauté permanente et de
leur sagesse rayonnante, sont détruits sous le plus futile prétexte. Ce
prétexte est en général la cupidité de l’homme. Mais il arrive que ce
soit une haine naturelle de la vie végétale et de son épanouissement.
La destruction des animaux donne une joie plus grande et le plai-
sir du chasseur, que celui-ci en soit conscient ou non, est singulière-
ment augmenté par la vue du sang. Avec le perfectionnement des
armes, la plus grande facilité que les chasseurs ont à se transporter et
l’augmentation du goût de la chasse sous le nom magique de sport,
un grand nombre d’espèces animales sont depuis quelques années sur
le point de disparaître.
Les bisons de l’Amérique du Nord ont été complètement anéantis,
au point qu’on a eu de la peine à retrouver quelques survivants pour
les mettre dans des parcs à titre de curiosité. Les castors ont été
presque supprimés pour leur fourrure, les autruches sont en voie de
disparition à cause de la qualité de leurs plumes, les rhinocéros parce
que leur corne pilée sert d’aphrodisiaque aux Chinois luxurieux, les
tortues géantes des îles Galápagos à cause de la saveur do leur chair.
Les grands pingouins du nord ont maintenant entièrement disparu, à
cause do leur âme innocente, qui les portait à manifester aux hommes
une amitié qui n’était pas réciproque.
Cette amitié a été cause de la mort d’une foule de créatures ani-
males. Un grand nombre de voyageurs du siècle dernier racontent
qu’à leur arrivée dans des îles perdues, une foule d’oiseaux accou-
raient fraternellement vers eux, se posaient sur leur épaule, voletaient
autour de leur tête. « On pouvait les assommer avec des bâtons, les
saisir dans ses mains et leur tordre le cou sans difficulté. Ils étaient
tellement stupides qu’ils s’offraient d’eux-mêmes à la mort ». On

– 88 –
remplissait des chaloupes avec des œufs et quand on manquait de
bois à brûler, on faisait des bûchers avec des corps d’oiseaux 6.
On a pu en Afrique évaluer le nombre d’éléphants tués chaque an-
née par l’enregistrement des défenses à la douane. « À Matadi seule-
ment, en 1911, il fut embarqué trente mille pointes, ce qui représente
quinze mille éléphants tués, rien qu’au Congo » 7. On peut prévoir,
dans un délai très rapide, la suppression de l’éléphant en Afrique,
dont quarante mille environ sont tués chaque année.
Beaucoup d’espèces animales disparaissent silencieusement. Les
naturalistes leur ont donné des noms mystérieux comme à l’Okapi,
variété d’antilope, ou au Sphénodon punctatum, lézard étrange de la
Nouvelle-Zélande. On apprend leur extinction par les primes que les
jardins zoologiques offrent aux chasseurs professionnels pour avoir
un dernier exemplaire de ces modèles que la nature a créés, que
l’homme a supprimés et que la terre ne reverra plus.
Ainsi l’homme diminue la vie à cause de son amour de tuer. Ce
n’est pas même par cupidité, par désir de bien-être, c’est la plupart du
temps par jeu. Les plus civilisés vont massacrer les grandes espèces
des régions sauvages avec des armes redoutables, des balles explo-
sives et foudroyantes qui suppriment le danger et laissent l’émou-
vante joie de causer la mort. Ils se donnent alors le nom de sportmen.
D’ailleurs, ils sont en règle avec leur loi morale. Aucune prescrip-
tion de la religion du Christ n’interdit de tuer des animaux. Le pro-
phète de Galilée ne leur a pas donné place dans le cercle de son
amour. Mahomet a imité cette abstention. Ces grands hommes ont
perpétué ainsi par le prestige de leur religion incomplète, une injus-
tice à jamais impunie dans le domaine humain.
Et si l’on questionne ceux qui s’élèvent au-dessus de la religion
6 - Voir Docteur Robert : Le grand pingouin (La terre et la vie).
7 - Edmond Perrier : À travers le monde vivant.
– 89 –
pour régler leur conduite, ils pourront citer des philosophes comme
Descartes et Malebranche et affirmer au nom d’une spéculation supé-
rieure qu’il importe peu de supprimer des êtres qui ne sont que des
machines.
Quelles singulières machines alors dont les rouages semblent dé-
passer parfois ceux d’une sensibilité d’homme chrétien et qui sont
capables d’un désespoir mille fois grandi par l’impossibilité de l’ex-
primer !
Le singe qu’une balle vient de faire dégringoler de branche en
branche ne songe souvent pas à fuir en tombant sur le sol. Il ne peut
croire que l’être qu’il a jugé plus fort que lui et supérieur dans une
confuse hiérarchie qu’il imagine, a été capable de lui donner volon-
tairement cette souffrance imméritée, puisqu’il jacassait sur son arbre
sans faire de mal à personne et qu’il proférait peut-être dans sa
langue des paroles d’amitié. Même blessé à mort, il croit encore à
une erreur. Il prend dans sa main le sang de sa poitrine et il le tend au
chasseur pour lui dire :
— Vois ce que tu as fait !
Témoignage inutile ! Ce geste, souvent rapporté dans maint récit,
permet seulement au chasseur d’économiser une balle de plus et le
singe est assommé à coups de crosse.
Des machines ! Comme elles sont fidèles aussi ! Je n’ai pu oublier
cet épisode du voyage d’un explorateur de l’Amérique du Sud. En
traversant une immense forêt avec une petite caravane, il tua un
singe, un mâle, et il le chargea sur sa mule, désirant le conserver
comme spécimen. Pendant tout le temps que dura la traversée de la
forêt, le troupeau des singes suivit dans les arbres le groupe des
hommes avec des cris et des menaces impuissantes. Ils redoublaient
de fureur la nuit et empêchaient de dormir les voyageurs. Quand
ceux-ci sortirent de la forêt, les singes ne quittèrent pas leur domaine,

– 90 –
envoyant de loin leurs dernières malédictions. Mais dans la plaine
l’explorateur s’aperçut qu’il y avait au loin une silhouette de singe
qui marchait derrière lui, attendant quand la caravane s’arrêtait et re-
prenant ensuite sa marche. Il pensa que c’était la femelle du singe qui
ne voulait pas quitter son époux, même mort. Il vit cette silhouette
plusieurs jours. Puis il remarqua qu’elle titubait. Et le troisième soir,
il vit qu’elle s’était couchée sur le sol et ne bougeait plus.
Cela est rapporté dans son récit, sans commentaires, comme un
petit fait entre d’autres faits. Sans doute avait-il lu Descartes.
Des machines ! Et quelle entraide entre elles ! Quelle amitié do
compagnon à compagnon ! l’éléphant blessé n’est pas abandonné à
l’épouvante des armes à feu, à la furie des êtres qui tuent de loin avec
une implacable certitude. Deux éléphants du troupeau se hâtent de
l’encadrer, le soutiennent, l’entrainent en le poussant loin du danger.
Cette entraide n’est pas limitée à l’espèce. Les oiseaux parasites
qui vivent sur le rhinocéros préviennent le monstre par des batte-
ments d’ailes, qu’un ennemi s’avance à pas de loup, portant le tube
meurtrier d’où jaillit la mort. Les antilopes bubales, guettent les chas-
seurs, les suivent de loin et profitent de leur rapidité à courir, pour al-
ler prévenir de la présence détestable, les troupeaux de zèbres ou
d’impalas, animaux moins perspicaces, plus imprudents. Quelques-
unes de ces antilopes semblent s’être vouées à cette mission et ont un
bêlement spécial qui sert d’avertissement 8.
Des machines ! Quel douloureux sentiment de la mort renferme
leur mécanisme !
Un chasseur tua un grand éléphant femelle qu’accompagnait un
jeune éléphanteau, haut d’un mètre à peine. Caché dans des buissons,
il assistait à la mort de sa victime. Voilà ce qu’il vit. Le jeune élé-
phanteau flaira d’abord sa mère, puis il la poussa avec sa trompe et
8 - Voir Dugmore ; Les fauves d’Afrique photographiés chez eux.
– 91 –
son pied. Il lui fallut un moment pour réaliser le mystère de la mort.
Il fit entendre alors un barrissement si enfantin et si déchirant que le
sang du chasseur en fut glacé. Il se mit à tourner avec rapidité autour
du corps, mais il interrompait parfois sa course pour se dresser sur
deux pieds et, ce qui est exceptionnel, exécutait des mouvements
étranges qui auraient pu être interprétés comme l’esquisse d’une
danse, fixée à l’avance, comme la célébration d’un rite animal, un de
ces rites que, d’après la légende, les éléphants pratiquent dans les so-
litudes inaccessibles.
Des machines qui poussent l’amour mutuel aussi loin que les
hommes et cela même en dehors do l’appel sexuel de la génération.
Les cas de mort par amour chez les animaux sont innombrables et il
serait fastidieux d’en citer des exemples. L’on trouve l’affection
même chez des espèces qui sont sur les derniers échelons de l’échelle
des êtres.
Darwin rapporte que deux escargots, l’un vigoureux et l’autre plus
faible se trouvaient ensemble sur un terrain ne contenant aucune
nourriture pour eux. Le plus fort des deux quitta son compagnon,
franchit un mur et ayant trouvé un jardin il revint vingt-quatre heures
après chercher son compagnon. « Tous deux, suivant le même che-
min, disparurent au-delà du mur ».
Des machines de douleur qui, en proportion de leur faculté
d’amour, souffrent de la haine qui les poursuit ! Malgré l’effort de la
nature et peut-être son incommensurable tristesse de voir son œuvre
compromise, partout les espèces diminuent, les créatures saignent et
meurent. Les cavalcades d’antilopes et de zèbres de moins en moins
nombreuses courent éperdument dans les savanes. Les oiseaux
tombent dans les branches. Les fauves n’ont plus de cavernes assez
secrètes. Les cerfs brament vers le ciel. Les ours polaires cherchent
vainement vers le nord des icebergs désertiques. Les baleines er-

– 92 –
rantes dans la tranquillité des profondeurs savent que, si elles
émergent pour respirer, elles entendront siffler les harpons. Toutes
les bêtes attendent avec angoisse l’heure nocturne où elles doivent al-
ler boire à l’étang ou à la rivière, car le chasseur connait ce rendez-
vous de la soif et il en fait le rendez-vous de la mort. Il n’y a plus de
pic inaccessible où l’aigle puisse dormir en sûreté et dans quelque
pays que volent les cigognes migratrices, elles ne sont pas préservées
par leur plumage immaculé, symbole de pureté. Ni la course, ni les
ailes, ni l’enfouissement sous la terre ne permettent plus aux êtres de
perpétuer leur vie. Ils sont condamnés au supplice de la peur. Traqués
sans relâche d’un bout à l’autre du monde, ils sont mis à mort par le
frère aîné sans pitié dont le rôle était de les aimer et de favoriser leur
élévation.

– 93 –
CRUAUTÉ DES BÊTES

C’est un paradoxe de soutenir que le mal terrestre vient de


l’homme en vertu d’une chute et que l’innocence première est à l’état
vierge dans l’âme des animaux. Les animaux sont aussi cruels que les
hommes.
Certains serpents guettent le bâillement des crocodiles, se préci-
pitent dans la profondeur de leur organisme, dévorent leurs entrailles
et profitent des spasmes de la douleur pour ressortir avec cette nourri-
ture vivante.
Le tigre suit les grands troupeaux d’éléphants et attend qu’un en-
fant imprudent s’écarte un peu de sa mère. Il bondit, arrache d’un
seul coup de mâchoire la trompe de l’éléphanteau et va se tapir à
quelque distance, selon le vent dont il a calculé la direction, loin du
regard des géants myopes. L’hémorragie tue instantanément le petit
éléphant. Le troupeau se rassemble, pousse des lamentations, discute
la cause de la mort, fait des recherches inutiles. À la longue, il pour-
suit sa route. Le tigre revient alors et mange sa victime.
Le tigre tue souvent sans appétit, pour le plaisir de tuer. On se
rappelle en Indochine de son irruption au premier étage d’une sorte
de pensionnat où il tua une dizaine d’enfants endormis et d’une autre
irruption dans une représentation théâtrale où trente personnes furent

– 94 –
mises à mort, sans qu’aucune fut emportée pour le repas.
La guêpe, par une prodigieuse connaissance chirurgicale, qui est
innée dans son âme de guêpe, perce le grillon avec son dard juste au
point central de son système nerveux où la piqûre le paralysera sans
le tuer. Elle transporte ce paralytique encore vivant dans son nid et
elle l’y conserve pour que ses larves aient plus tard la nourriture d’un
être animé qui se verra mangé lentement après un interminable sup-
plice.
Beaucoup d’insectes, comme l’araignée, tuent et mangent leur
époux après l’union voluptueuse pour que ce plaisir soit suivi d’un
plaisir d’un autre ordre. Les mâles de beaucoup d’espèces mangent
volontiers leurs enfants et les femelles sont obligées de défendre fé-
rocement contre eux leur progéniture.
Le mal est inhérent à la création terrestre… Il fait partie de la loi
comme l’amour. Mais il vient un moment où il apparaît avec une cer-
titude qui ne peut pas être discutée que l’amour doit triompher de la
haine, qu’il y a une orientation du monde dont chacun doit s’arracher
à lui-même le secret. Et quand une lumière, si petite qu’elle soit, de
ce secret, a brillé, il faut marcher inéluctablement vers elle.

– 95 –
PRIÈRE POUR VOIR LA BEAUTÉ
DES CHOSES

O beauté, laisse-moi te voir, toi qui es partout et que mes yeux ne


perçoivent qu’à de rares moments, sous certaines influences solaires,
dans le déploiement, de certains paysages particuliers !
Tu es le plus grand mystère qui existe. Tu vis sous les pierres,
dans la sève des arbres, dans les jeux des lumières et des ombres et tu
n’apparais que d’une manière fugitive et à des âmes privilégiées. Par
quelle grâce ces âmes ont-elles reçu le don de te contempler ? Je me
suis dit souvent que chez ceux qui se sont efforcés de ne voir que les
vertus et les bonnes intentions des hommes, il y a par un mystérieux
mécanisme de l’âme, une transposition de ces vertus en un ravisse-
ment qui semble sortir des choses. Mais non tu te révèles directement
à ceux que tu as choisis, sans aucune considération de vertu, par un
caprice qui n’a pas de loi fixe.
O beauté, fais de moi un de tes élus ! Puisque tu ne te soucies pas
de justice, ayant mis de côté les plus dignes, enseigne-moi le moyen
d’accéder à ta perception. Y a-t-il une formule magique qu’il faut
prononcer à l’aurore ? Y a-t-il des fleurs sacrées qui ne fleurissent
que dans certains endroits de prédilection et dont je dois te faire une
offrande ? Dois-je jeûner et coucher sur un grabat, comme un ascète,

– 96 –
pour avoir le corps léger et le cerveau vide ? Dois-je courir à l’aurore
sur le sommet d’une montagne pour que tu m’apparaisses et me
touche le cœur du doigt ?
Mais as-tu une forme susceptible d’apparaître ? On t’a représentée
pareille à une déesse au beau visage, habitant un séjour divin.
Comme il serait plus commode qu’il en fût ainsi ! Je t’aurais tendu
des pièges comme ces Grecs rusés dont on apprend l’histoire au ly-
cée, et j’aurais fini par gagner ton amitié sur la plage d’une île dorée,
à côté d’un bois de citronnier. Mais tu es une force répandue, une es-
sence cachée, une présence immatérielle. Le creux de tes mains est
celui de toutes les vallées, chaque tresse de ta chevelure est une forêt
de la terre et il y a un peu de l'Aigue-Marine de tes regards, dans la
limpidité de toutes les fontaines.
Laisse-moi te voir, toi qui fais parler les arbres mieux que le vent
et qui donnes aux ombres des roseaux plus de mystère qu’aucune
lune de printemps ! Si je suis affligé, tu me consoles et si j’ai mal à
cause d’un souvenir, tu me fais oublier, mieux que l’ensorcellement
d’aucune drogue. Parfois, le soir je n’ai qu’à ouvrir la fenêtre et à re-
garder devant moi et je t’aperçois jusqu’au fond de l’horizon, jus-
qu’au-delà des étoiles. Tu enveloppes toutes choses d’une robe de
splendeur, tu es la joie et l’émerveillement de mon âme ! Mais
d’autres fois, j’ouvre la même fenêtre : il y a un bec de gaz sinistre
qui tremblote, un chemin qui tourne le long d’un mur sombre, une
auto qui s’éloigne. Et je pourrais t’appeler dix mille fois, me traîner à
genoux en te suppliant, il n’y aurait toujours que le bec de gaz et
l’auto et tu ne ferais pas luire pour moi sur ce paysage de mort la plus
petite goutte de ta lumière.
O Beauté, je sais que je te porte en moi et que c’est moi-même,
par l’amoncellement de mes aspirations qui ai créé une faculté de te
voir. Puisse mon aspiration plus ardente s’élever sans cesse vers toi

– 97 –
comme la prière du croyant vers le Dieu muet du tabernacle ! Puisse
mon désir de voir apparaître l’esprit derrière les formes, faire sortir
un peu plus chaque jour les génies spirituels qui vivent derrière les
choses et attendent le signal des âmes pour paraître ! Puisse la sage
rétribution de la loi me donner la beauté quotidienne qui m’est aussi
nécessaire que le pain !

– 98 –
DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE

Chaque homme est comme Christophe Colomb, il a un Nouveau


Monde à découvrir. Il doit s’embarquer une fois sur une caravelle
merveilleuse, sans savoir s’il aura comme lui soixante-dix jours de
navigation. Debout, à l’avant, le voyageur silencieux et immobile
scrutera l’immense mer des contemplations sereines. Il verra aussi les
étoiles tourner comme des roues muettes et les phosphorescences
bleuâtres des mers tropicales feront devant lui des signes sur les
eaux. Il sentira sa raison défaillir quand de grands silences terrifiants
accourront du fond des horizons, planeront et s’éloigneront lentement
comme des créatures immenses.
Mais à la fin, il distinguera aussi des herbages flottants et des
troncs d’arbres à la dérive qui lui indiqueront que la terre est proche.
Des fleurs mystérieuses surgiront de l’empire des ténèbres. Des oi-
seaux aux plumages bariolés passeront au-dessus de ses voiles et il
les saluera comme l’annonciation du royaume promis.
Le royaume est celui des archétypes idéaux, des rêves des Dieux,
dont les réfractions dans la matière ont créé les formes. C’est cette
beauté divine qu’il faut atteindre.
Les grands artistes, les grands visionnaires ont entrevu le monde
sublime des pensées créatrices, des images idéales et ils en ont trans-

– 99 –
mis des reflets dans leurs œuvres terrestres. Vers ce royaume, dont
quelques éclairs les ont seulement traversées, il y a des voies étroites
qu’il faut découvrir.
Ces voies sont bien cachées et avant d’entreprendre le voyage, il
faut se demander si le départ même est possible dans le monde tu-
multueux où vit l’homme d’occident.
Le bruit des villes, le rayonnement des hommes mauvais ou seule-
ment agités et vains, ne constituent-ils pas des barrières invisibles et
insurmontables ? Faut-il s’exiler sur des montagnes solitaires et où y
a-t-il des montagnes solitaires ? Faut-il quitter son père et sa mère
ainsi qu’il fut prescrit par Jésus, et si on a perdu ses parents depuis
longtemps, faut-il faire un sacrifice égal ?
Le royaume est tout près avec ses fantasmagories réelles et ses
miracles de vérité. Nous n’en sommes séparés que par un voile très
léger, mais plus opaque qu’une muraille de plomb pour celui qui ne
sait pas faire le geste qui déchire. Et il n’y a même pas de geste à
faire. Il suffirait peut-être d’une légère coloration à ajouter à l’âme,
aussi légère que celle donnée au bleu de l’océan par la chute d’un
pollen de rose.
Il suffirait peut-être d’un ébranlement léger comme celui que pro-
duit l’antenne d’une abeille irritée en frappant la grande pyramide.
Il faut partir. La caravelle est là, les voiles sont gonflées, le vent
souffle. Le voyage sera-t-il long ou bref, heureux ou terrible ? Et
quand on a longtemps médité sur les possibilités du départ, quand on
est sur le point d’y renoncer, il advient que par un invraisemblable
jeu de la nature, on s’aperçoit tout d’un coup qu’on est arrivé sans
être parti.

– 100 –
LE CÔTÉ D’OMBRE DES ÂMES
LE CÔTÉ D’OMBRE DES ÂMES

L’homme assis le soir sous sa lampe tirera une grande consolation


des récits de la vie des hommes supérieurs. En cherchant çà et là,
dans ces récits, il fera jaillir, comme d’un miroir effacé, certains re-
flets perdus des grandes âmes.
Si l’on a de justes inquiétudes sur la justice immanente et sur la
bonté divine, on est merveilleusement réconforté par le sentiment que
ces inquiétudes, d’autres les ont éprouvées. Les solutions qu’ils ont
trouvées sont toujours insuffisantes et quelquefois puériles. Mais il
n’importe ! On se sent joint par une communauté de préoccupation à
une longue chaîne d’hommes inquiets et cela suffit pour apaiser l’in-
quiétude ou pour lui donner une couleur de noblesse consolatrice,
grâce à une indiscutable ancienneté. On est un peu comme ces
hommes vains qui s’enorgueillissent d’avoir des aïeux qui ont été aux
Croisades. On est fier de faire partie d’une lignée qui a cherché la
Providence et ne l’a pas trouvée, mais a fait d’autres découvertes re-
latives à l’âme et à la beauté du monde.
En étudiant la vie des hommes supérieurs, on trouve ce qu’il est
impossible de rencontrer dans les relations de la vie moderne,
quelque effort que l’on fasse, des traits de vraie bonté, des tristesses
pour des causes philosophiques, de hautes aspirations. Mais on est

– 102 –
frappé de constater que toutes les grandes âmes ont un côté d’ombre.
Elles touchent le mal par un point. On dirait que chacune a un fil de
couleur noire qui l’enchaîne. Et peut-être est-ce vrai, et est-ce à cause
de ce lien que ces grandes âmes sont parmi nous au lieu d’être
ailleurs ? Et lorsqu’elles l’auront rompu, elles disparaitront de la terre
et l’humanité n’en aura plus connaissance.
Certes, il vaudrait mieux par l’étude approfondie d’une vie, avoir
la réponse à tous les problèmes qu’on s’est posés. Mais les problèmes
les plus passionnants ne peuvent être résolus que par soi-même.
Dans les faiblesses des grands hommes, dans leurs contradictions,
dans leur lâcheté même, on voit une trace d’humanité qui est plus
émouvante qu’une trop inaccessible grandeur.
Quand on a suivi un grand nombre de ces êtres qu’on croyait par-
faits, qu’on s’est assis sous les portes des philosophes, qu’on a mar-
ché le long des cyprès avec les sages dans l’inéluctable côté d’ombre
dont ils sont suivis, on s’aperçoit que la pensée intellectuelle, même
quand elle émane des plus hauts génies, ne mène pas à grand-chose.
Il y a un cercle où les uns vont dans un sens et les autres dans le sens
inverse, le cercle stérile de la raison. Quand on en a fait plusieurs fois
le tour, on n’a ni plus de vérité, ni plus d’espérance.
Seuls les mystiques atteignent la réalité spirituelle avec le jet de
feu de leur désir. Seuls, ils instruisent. Et comme on est tenté d’imiter
ceux qui suscitent votre admiration on ne peut s’empêcher de se de-
mander comment on pourrait faire pour devenir un mystique. Et cette
question est à elle seule une porte sur une voie nouvelle.
*
*    *
Platon voulut brûler les œuvres de Démocrite qu’il avait en sa
possession, dans l’espoir d’anéantir l’œuvre de ce philosophe. Il fal-

– 103 –
lut que deux Pythagoriciens qui étaient présents lui représentassent
qu’il n’y gagnerait rien, ces ouvrages étant déjà trop répandus. Ja-
mais il ne nomma Démocrite dans ses écrits. C’était pourtant le phi-
losophe qu’il aurait dû citer le plus, vu que c’est celui chez lequel il a
puisé le plus souvent.
Diogène cachait une grande amertume sous une bonhomie philo-
sophique. Le tonneau n’était qu’un symbole de son affectation de
simplicité. Un jour, dans un diner où il mangeait et buvait avec abon-
dance, il vit que Platon se contentait d’olives. Il en eut presque un ac-
cès de rage.
Aristote, substance de la pensée du Moyen Âge, soutient de la
philosophie et de la science pendant tous les siècles qu’il nous est
permis de récapituler, avait une petitesse d’âme extraordinaire. Il pro-
fita de la vieillesse de Platon son maître, pour le supplanter à l’acadé-
mie d’Athènes. Il chercha toute sa vie des situations importantes et
obtint celle de précepteur d’Alexandre. Il se mêla par ambition à
toutes les querelles des états de la Grèce. L’historien Arrien l’accuse
d’avoir été de ceux qui empoisonnèrent Alexandre. Il était pharma-
cien et avait une grande connaissance des poisons. Son corps avait
avec l’huile une inexplicable affinité. Il prenait des bains d’huile
qu’il revendait ensuite à ses clients. Et même dans la journée, il fal-
lait qu’il eût sur l’estomac une bourse de cuir contenant de l’huile
chaude.
Socrate fut un trop bon citoyen. Lorsqu’elles atteignent une cer-
taine exagération, les vertus civiques rabaissent la grandeur de
l’homme. Les Athéniens résolurent un jour, à l’instigation d’un dé-
magogue guerrier, appelé Cléon, de s’emparer de la ville d’Amphipo-
lis. Il y avait alors à Athènes un parti de la paix, composé de gens
sensés et justes. Socrate n’en faisait pas partie. Il fut de ceux qui al-
lèrent faire le siège d’Amphipolis. Les habitants de cette ville qui dé-

– 104 –
fendaient leur liberté écrasèrent, du reste, les Athéniens. Socrate
montra un grand courage, luttant pied à pied dans la déroute, ne te-
nant nullement compte qu’il défendait une mauvaise cause. Il montra
cette vertu du courage que l’on voit dans l’histoire partagée par des
millions d’hommes belliqueux. Mais est-ce cela que l’on est en droit
de demander à un aussi grand sage ? Et même, pratiqué ainsi, ce cou-
rage n’est-il pas une diminution immense de la véritable vertu de
l’homme.
Les sept sages de la Grèce ! Quand ces syllabes résonnent, on a
une impression aussi profonde que lorsqu’on entend parler des Rishis
de l’Inde, les premiers initiateurs de l’humanité. Il y a une vague at-
mosphère merveilleuse autour d’eux. Or, on a quelques traits de la
vie de ces sept sages.
Chilon, d’après une inscription au bas de sa statue, fut le plus
grand d’entre eux. Il était passionné pour les exercices physiques et
en même temps excellent père. Il mourut de joie en apprenant que
son fils était arrivé premier dans un concours de sport !
Paternité et sport, est-ce bien cela que l’on demande à un type
idéal d’humanité ?

– 105 –
MESURE DE LA SINCÉRITÉ

Dans quelle mesure ceux qui ont prêché le détachement ont-ils été
détachés ? Ceux qui ont enseigné les motifs qu’a l’homme d’être
consolé, avaient-ils en eux une consolation intérieure ? Et cette
consolation venait-elle d’un savoir plus grand qu’ils ne révélaient pas
dans leurs écrits pour quelque raison orgueilleuse, mais dont ils fai-
saient part à quelque disciple choisi. Car il y a des heures d’intimité
où les plus hautes âmes sont invitées par les influences ambiantes de
la température et de la lumière à une sincérité, à un abandon d’elles-
mêmes absolu ?
Heureux celui qui a pu deviser familièrement avec le Bouddha,
quand, le soir, à l’ombre d’un figuier, après avoir pris le bol de riz in-
dispensable à la nourriture du corps, il oubliait que la vie est douleur
pour contempler la beauté des étoiles !
Heureux celui qui fut passager sur le même bateau qui ramena
Platon de Sicile et put, lorsqu’apparurent les rochers de Leucade ou
de Céphalonie, entendre de sa bouche devant le calme des mers, les
vérités qui ne pouvaient être transmises que par la parole !
— Mais il est possible aussi que les hommes supérieurs se soient
flattés d’une paix qu’ils ne possédaient pas en réalité. Ne se sont-ils
pas cachés, quelquefois, pour des larmes secrètes. Comment savoir,

– 106 –
si les figures austères que nous admirons et que nous voulons prendre
pour exemple, n’étaient pas des masques burinés chaque jour pour
l’allégresse naïve des disciples. Ces sages ayant mis une fois leur
fierté dans leur tranquillité d’âme, étaient bien obligés de défendre
cette apparence jusqu’à la mort et contre la mort.
C’est l’histoire de la sincérité des maîtres de la pensée qu’il fau-
drait pouvoir écrire. Mais on possède des millions de détails sur les
hommes de l’action et presque pas sur les philosophes ou les saints.
Tout a été dit par exemple sur Napoléon et les maréchaux d’empire,
grands tueurs d’hommes et maîtres cavaliers et nous ne sommes pas
documentés sur la manière dont sont morts ceux qui avaient toute
leur vie médité sur le problème de la fin de l’homme.
Peut-être est-ce mieux ainsi. La sérénité de la dernière heure doit
être très difficile à atteindre et il n’est pas sûr que ce soit les plus
sages et les plus avertis de l’au-delà qui soient les plus courageux.
Mais est-ce bien une question de courage ?
On m’a dit récemment que celui qu’on a appelé le maître Phi-
lippe, de Lyon, avait gardé, après sa mort, un visage rempli d’an-
goisse. Mme D., auteur d’ouvrages remarquables sur les pouvoirs de
l’esprit et la spiritualisation des êtres a passé les quinze derniers jours
de sa vie à crier : au secours ! et à se débattre contre des forces invi-
sibles par lesquelles elle se croyait attaquée. C’est pourtant à elle, de
tous les êtres que je connaissais en France, que j’aurais prêté la fin la
plus sereine.
Ceux qu’on a crus les plus sages, en vertu d’une sagesse long-
temps pratiquée, ont-ils refoulé des désirs qui réapparaissent au der-
nier moment ? Ou, ce qui est plus inquiétant à penser, sont-ils les plus
clairvoyants et entrevoient-ils quelque chose qui les effraie ? On peut
se dire qu’ils sont plus aptes que d’autres à découvrir un monde
qu’ils ont si souvent scruté. Mais il faut se souvenir que beaucoup

– 107 –
d’hommes ordinaires ont été revêtus par la mort d’un calme révéla-
teur, d’une expression mille fois plus éloquente que toutes les pa-
roles, par le reflet d’une vision subite, émouvante et bienheureuse.

– 108 –
LES SANDALES DE BRONZE
D’EMPÉDOCLE

Austères, vêtus de blanc, un peu ennuyeux et menaçants à cause


de la projection possible de cet ennui, les philosophes de l’antiquité
se tiennent à l’arrière-plan de notre vie intellectuelle. On a pour eux
plus de respect que d’amour et ils sont tous Grecs même quand ils
sont Romains ou Siciliens.
Ces philosophes ont marché à mes côtés dans les cours du lycée,
ils m’ont accompagné dans la vie, ils ont été présents dans les
chambres d’hôtel, sur les promenades au bord de la mer. Ils avaient
dans les yeux cette mort particulière qu’ont les regards des bustes et
leurs robes flottantes renfermaient la promesse d’une vie édifiante et
supérieure. Je savais qu’il faudrait un jour les mettre à leur place dans
des siècles définis et que je tirerais un réconfort de leur grandeur
d’âme.
Or, c’est plutôt de leurs faiblesses que vient le réconfort. Quand
on est accablé par certains défauts et par la difficulté qu’a la nature
humaine à se modifier, on est satisfait et rassuré do constater que de
vrais grands hommes, d’indiscutables modèles de l’humanité ont pos-
sédé ces défauts à un haut degré.
Empédocle d’Agrigente fut une des plus grandes lumières de ces

– 109 –
temps immenses et vagues qu’on appelle l’antiquité. Il faut remar-
quer et s’étonner qu’il y eut un siècle de l’histoire où apparurent
presque en même temps de prodigieux esprits et que ces esprits
furent répandus çà et là, d’un bout à l’autre de la terre comme si une
semence avait été lancée dans un but déterminé. Il y eut Lao Tseu et
Confucius en Chine, le Bouddha dans l’Inde, Pythagore puis Socrate,
Platon et Empédocle dans les pays méditerranéens. L’idée d’une se-
mence d’un but déterminé, quoiqu’inconnu de nous, d’un plan vaste
et spirituel est consolatrice au plus haut degré et il faut se réjouir d’en
voir la trace.
La ville d’Agrigente était alors une grande cité dont on estime à
près d’un million le nombre d’habitants, bien que ce chiffre doive
être formidablement approximatif. Empédocle possédait une des plus
grandes fortunes de la Sicile et il était à Agrigente à la fois tribun po-
pulaire, grand prêtre, ingénieur, médecin, guérisseur, poète, savant,
naturaliste et philosophe. Il fit des lois favorables au peuple et il eut
la sagesse d’exercer quelque oppression sur les riches. Il eut la sa-
gesse plus grande de refuser la royauté quand on la lui offrit. Mais il
ne refusa pas une sorte de cérémonie triomphale en son honneur avec
un défilé, une glorification de sa personne, des honneurs divins.
Ayant refusé d’être roi, il accepta d’être Dieu.
Il résulte de ce qu’ont écrit sur lui les historiens, et de ce qui reste
de ses poèmes qu’il fut animé de la plus haute forme de l’orgueil spi-
rituel. Plus on s’élève sur une certaine échelle, plus on descend sur
une autre.
À cet orgueil, s’ajouta un amour immodéré de la splendeur des
costumes. Tous ceux qui l’ont dépeint ont parlé d’un bandeau d’or,
d’une robe de pourpre et surtout de sandales d’airain. Ce dernier dé-
tail m’a toujours étonné. Marcel Schwob, dans un portrait qu’il fit
d’Empédocle ajoute que ces sandales venaient de Laconie, sans que

– 110 –
j’aie pu savoir où il avait puisé le détail de cette origine. Il est vrai
que cet écrivain était très renseigné relativement aux pieds puisque,
parlant de Panthéa qui fut ressuscité par Empédocle, il dit qu’elle
avait des sandales dont la semelle elle-même était parfumée !
Qu’un aussi grand esprit qu’Empédocle ait eu une aussi grande
vanité extérieure, voilà qui jette dans la surprise. Ainsi, au sommet de
la supériorité philosophique, on peut tenir encore à avoir un bandeau
d’or autour de son front ! On pense aussitôt au personnage mysté-
rieux que les occultistes placent au sommet de la hiérarchie humaine
et qui fut connu sous le nom du comte de Saint-Germain.
Dans la vie que l’on connait de lui, on le voit occupé à des manie-
ments et à des transformations de bijoux. On l’a représenté se rendant
aux fêtes de Louis XV dans des toilettes recherchées et les mains
couvertes de bagues. Même, un clairvoyant, percevant, ou prétendant
percevoir par clairvoyance une réunion de l’Agartha dans un lieu so-
litaire de l’Himalaya, aurait vu à plusieurs reprises le comte de Saint-
Germain avec ses bijoux et revêtu d’uniformes chamarrés et toujours
différents !
La perfection de l’homme pourrait donc être atteinte tout en gar-
dant certains défauts, certaines petitesses mesquines. Les contradic-
tions sont dans notre nature et nous savions que la plus haute faculté
artistique ou intellectuelle peut aller de pair avec des sentiments infé-
rieurs. François Bacon dont la pensée contribua à la formation de
l’esprit anglais tel que nous le connaissons, profita de sa situation de
chancelier pour toucher des commissions, faire commerce de la jus-
tice, s’enrichir par tous les moyens et sa vanité était telle qu’à la mi-
nute de la mort, il écrivait : Je lègue mon nom aux siècles à venir et
aux nations étrangères. Il y aura au moins dans les nations étrangères
quelques personnes qui rejetteront ce legs, estimant que, dans la ba-
lance où chacun pèse secrètement les valeurs, une grande intelligence

– 111 –
créatrice ne compense pas l’injustice et la cupidité.
Ce qui nous a été transmis sur la mort d’Empédocle est éminem-
ment consolateur. Rien ne nous autorise à douter du témoignage de
Diogène de Laerce. Plus un historien est médiocre et plus on a de rai-
sons de le croire véridique.
Empédocle, ayant réveillé d’une sorte de catalepsie Panthéa, la
femme aux semelles parfumées, offrit un banquet en son propre hon-
neur, pour célébrer sa réussite médicale. C’était tout au moins le pré-
texte, car le banquet était sans doute dans son esprit un banquet
d’adieux. Il y avait, dit le médecin Pausanias, qui était présent, envi-
ron quatre-vingts personnes. Quand le repas fut terminé, les convives
se dispersèrent. Les uns rentrèrent chez eux, d’autres allèrent deviser
dans les bois voisins. Empédocle, remarque Pausanias, demeura seul
à table. Était-ce par un ultime regret de ce qu’il allait abandonner ? Il
rentra à la fin dans sa chambre, mais le lendemain ses hôtes furent
bien étonnés de ne plus le retrouver. On le rechercha en vain. Il ne
demeura aucune trace de lui.
Un serviteur se rappela alors que pendant la nuit, il avait entendu
une voix appeler hors de la maison : Empédocle ! Il avait regardé par
la fenêtre et il avait aperçu une lumière qui ne l’impressionna pas
outre mesure sur le moment, mais qu’il qualifia ensuite de surnatu-
relle et de céleste. Plus tard la légende, qui ne pouvait oublier l’im-
portance de la sandale d’airain du philosophe, déclara que l’Etna
avait rejeté cette sandale métallique et en déduisit qu’Empédocle
s’était jeté dans l’Etna pour y être consumé.
Il est plus vraisemblable de penser qu’Empédocle qui avait alors
soixante-quatre ans, trouva le temps venu de se retirer de la vie pour
échapper à ses obligations. Afin de ne pas être importuné, il ne confia
à personne le lieu de sa retraite. Toutefois, un conducteur de chevaux
ou quelque patron de barque de pêche devait avoir rendez-vous avec

– 112 –
lui, la nuit de sa fuite. C’est lui qui vint avec sa lanterne l’appeler
pour le départ et c’est cette modeste lumière qu’aperçut le serviteur
qui ne dormait pas.
Dans l’Inde, il est prescrit à tout homme de consacrer les der-
nières années de sa vie à la méditation loin du monde. C’est là une
règle pratique, une règle à la fois de sagesse et de prudence élémen-
taire à laquelle seuls quelques sages obéissent dans le monde. Ils dé-
posent alors le bandeau d’or, le manteau de pourpre et même les san-
dales d’airain.
Toutes les fois qu’un homme a obéi à cette règle, on sait qu’il a
compris la nécessité du détachement et de la préparation à la mort et
qu’il est entré dans la chaîne de ceux qu’on peut prendre comme
exemple. Quels qu’aient été leurs défauts, on peut penser qu’ils leur
auront fait subir l’épuration de cette flamme purificatrice qu’est la
solitude.

– 113 –
L’EXAGÉRATION DU BOUDDHA

Le Bouddha a exagéré, soit pour influencer les hommes par une


affirmation énorme, soit parce que ce qu’il affirmait lui était imposé
par un tempérament spécial et les conditions particulières de son édu-
cation.
Il est rapporté que le roi son père – roi d’un petit royaume – ayant
sans doute reconnu chez lui une sensibilité particulièrement vive,
voulut l’empêcher de recevoir le choc douloureux que donne la vue
de la maladie et celle de la mort. Il y réussit, dis l’histoire légendaire,
et cela n’a rien d’invraisemblable.
On peut se représenter ce roi patriarcal de la petite ville de Kapila-
vastu, aux pieds des montagnes du Népal, comme un propriétaire
bienveillant ayant dans les enceintes de ses vastes domaines, ses ber-
gers, ses troupeaux, ses temples avec leurs Brahmanes, ses ateliers
avec leurs menuisiers et leurs tisserands.
Le jeune Siddharta a montré dès son jeune âge un goût immodéré
pour la philosophie. Il est charmant et aimé de tous. Son père a donné
le mot aux amis, aux femmes, aux serviteurs. On doit éviter à son très
sensible fils toute image douloureuse, toute émotion pénible. Les jar-
dins de son père sont vastes et il n’en sort guère. S’il le fait c’est à
cheval, entouré d’une nombreuse compagnie qui le défend de tout

– 114 –
contact extérieur. Son goût exclusif des choses de l’esprit autant que
les précautions paternelles, l’ont isolé de la vraie réalité du monde.
Même dans nos temps modernes, on voit parfois certains jeunes
hommes que leur éducation a maintenus très tard ignorants de la vie.
Or, il décide un jour en lui-même que cette ignorance a trop duré.
Il trouve qu’il est demeuré trop longtemps enfermé dans la pure spé-
culation idéologique. Il veut avoir l’expérience directe du monde et il
commence par une promenade incognito, dans les ruelles de la ville,
celles dont il a vaguement entendu dire qu’elles étaient mal famées et
habitées par une population misérable.
Il connaissait la misère, mais seulement du point de vue théorique.
Il n’avait dû voir que des mendiants bien stylés et des mourants déco-
ratifs. Or, il a brusquement sous les yeux un pestiféré et un vrai mort
revêtu de la laideur des morts misérables.
Il subit un choc et ce choc engendre dans ses conceptions philoso-
phiques cette prodigieuse exagération de désespoir qui devait tenter
les âmes au cours des siècles. Car il en est des doctrines comme des
faits matériels. Ils ont besoin, pour être véridiques et séduisants,
d’être démesurément grossis, au point d’être hors nature. Tant est
grande la puérilité humaine !
La vie est douleur, a dit le Bouddha. Or, elle ne l’est pas entière-
ment. En faisant la part de la vie qui n’est ni bonheur ni douleur, qui
est neutre, on peut dire que, pour la plupart, il y a deux tiers de dou-
leur et un tiers de joie. La joie est dans la même proportion que le
beau temps dans la plus grande partie de la terre. Le tiers de joie est
considéré par la grande majorité des hommes comme une légitima-
tion suffisante au fait d’exister. Du reste une proportion plus minime
serait encore suffisante pour la plupart.
Mais le Bouddha, dans sa volonté négatrice, va plus loin. Il af-
firme que toute joie est vaine, car le monde étant dans un perpétuel

– 115 –
changement, aucune joie n’est durable. Il ne tient pas compte que
beaucoup de joies ne sont joies que précisément à cause de cette qua-
lité de disparaître avec rapidité. Il en est assurément qu’on voudrait
retenir et prolonger, mais un très grand nombre se changeraient en
morne ennui, par la durée et le prolongement.
Son argument devient plus solide et invite à la réflexion, quand il
considère la joie comme déplorable dans son essence parce qu’elle
est un élément d’attachement à l’existence. C’est évidemment là-des-
sus que doit porter la grande délibération de l’homme. Le plaisir,
même issu de la plus légitime affection, engendre le désir de revivre
pour recommencer. Nous nous lions à la matière par notre amour des
formes. Cet amour nous fera tourner dans la roue des existences nou-
velles. Pour la misérable part de joies matérielles que nous escomp-
tons, nous nous privons de l’état de béatitude du Nirvana, état bien-
heureux, mais seulement susceptible d’être connu par des êtres déjà
spiritualisés.
*
*    *
Car le Bouddhisme qui est la religion du monde qui compte le
plus d’adhérents a conquis ses fidèles en leur offrant comme ultime
récompense quelque chose d’incompréhensible pour eux.
Du reste, une promesse également mystérieuse pour les hommes
ordinaires fut faite par Jésus quand il offrit comme but idéal le
royaume de son père. Je me souviens à ce sujet d’une parole signifi-
cative que me dit, dans mon enfance, un camarade plus âgé que moi.
— Je ne voudrais pas aller au Paradis, parce qu’on n’y jouit
« que » de la présence de Dieu.
Cette présence est l’égal du Nirvana. Le Bouddha ne jugea pas né-
cessaire de travestir la divine effusion de l’esprit par l’image d’un

– 116 –
personnage puissant et paternel. Cela tenait sans doute, à ce qu’il
s’adressait à des hommes plus cultivés que les auditeurs de Jésus.
Mais que pensa l’immense masse de ses croyants quand elle sut qu’il
fallait renoncer à la part de joie du monde pour ce Nirvana difficile à
imaginer ?
Les promesses d’un ordre incompréhensible ont plus d’attrait que
les plus désirables des choses connues et la plus grande influence sur
les hommes est obtenue par le mystère.
Le Bouddha a promis le Nirvana dont il connaissait par expé-
rience la réalité. Le Nirvana est l’élévation de la conscience à la plus
haute puissance. Pour ne pas avoir peur de cette élévation et même
pour en saisir l’étendue, il faut déjà être monté très haut.

– 117 –
LES JARDINS D’ÉPICURE

Les biographes d’Épicure rapportent avec admiration qu’il a af-


franchi par testament le philosophe Mus qui était son esclave en
même temps que son disciple. C’est plutôt là le signe d’un goût im-
modéré de possession, car il aurait pu ne pas attendre sa mort pour
l’affranchir. Il passait ses journées avec lui, il était sur un pied d’éga-
lité dans la discussion et il le maintint tout de même en esclavage
aussi longtemps que possible ! Et il faisait profession d’honorer
l’amitié comme ce qu’il y a de plus précieux !
Ce qui a contribué le plus à la gloire d’Épicure est l’idée qu’il eut
d’enseigner la philosophie dans de beaux jardins, près d’Athènes. Il
avait fondé une petite communauté dont il était le maître, dont les
membres, surtout ceux qui étaient esclaves, travaillaient à entretenir
les jardins et à se rendre la vie mutuellement agréable. Sans doute le
pauvre Mus accomplissait-il un travail plus lourd que les autres.
Rien n’était fait pour être plus rapidement populaire que le prin-
cipe fondamental de ses enseignements : il faut passer la vie le plus
agréablement possible. Il y a un rapport étroit entre la sagesse et le
bonheur. Il convient d’être heureux par une vie calme et vertueuse,
sans s’occuper de ce qui arrive après la mort. Il pensait du reste qu’il
n’arrivait rien. L’âme, d’après lui, était composée d’atomes ronds et

– 118 –
légers. Elle perdait en mourant ses propriétés de rondeur et de légère-
té.
La phalanstère amical fondé par Épicure comportait des femmes
dont quelques-unes étaient de mœurs très libres. Aussi ses ennemis
n’ont pas manqué de dire que ses jardins étaient témoins, certain soir,
de scènes scandaleuses. Tout dépend de l’idée que l’on se fait du
scandale. On l’a accusé aussi de s’être livré à des excès désordonnés
de nourriture. Mais on a une lettre de lui où il sollicite un envoi de
fromage, afin, dit-il, de l’ajouter à son pain et de faire « enfin » un
bon repas.
Je suis un Épicurien, ont dit à travers les âges tous ceux qui met-
taient le plaisir au-dessus de tout et voulaient se donner cependant
une certaine allure philosophique.
Épicure fut moins Épicurien que ses disciples parce qu’il mit son
principal plaisir dans la recherche du secret des choses. Cette re-
cherche lui fit écrire un grand nombre de livres où il intercala de
nombreux passages d’autres philosophes en négligeant d’indiquer
qu’il s’agissait là de citations.
Les jardins d’Épicure sont plus immortels que le philosophe lui-
même. Les jardins avec leurs arbres et leur bienveillance amicale
sont extraordinairement utiles aux hommes. On n’a malheureusement
pas conservé le nom des espèces qui croissaient autour de la maison
du philosophe. Il ne devait pas y avoir d’eucalyptus. Épicure aurait
été pénétré de leur influence par le seul parfum de leur écorce. Et il
aurait découvert au destin de l’homme un horizon moins borné.

– 119 –
LA BARBE D’ÉPICTÈTE

Il est surprenant et peut-être consolant de penser que certains


hommes ont pu mener une vie exempte de désirs et se rapprochant de
la perfection, sans aucune espérance de vie future et de bonheur après
la mort. C’est consolant et décevant en même temps, mais toute dé-
ception porte en elle une consolation cachée. On admire que la nature
humaine ait pu atteindre un aussi haut degré de désintéressement, car
on peut espérer l’égaler. Mais on s’afflige que des sages qui ont scru-
té toute leur vie le problème de l’au-delà n’aient pas trouvé une certi-
tude suffisante pour s’appuyer sur la légitime espérance de la vie
après la mort. Est-ce donc que ces sages n’avaient rien entrevu au
cours de toutes leurs recherches ?
Quel grand nom que celui d’Épictète et comme la moyenne des
hommes cultivés sait peu de chose de son existence ! Il fut esclave,
pauvre et difforme. Presque en même temps que lui vécut Marc Au-
rèle, qui fut assez bien fait de sa personne, empereur et qui jouit d’un
pouvoir matériel presque illimité. Tous deux n’ont laissé comme
trace valable qu’un petit volume de pensées morales.
Souvent, assis auprès de sa lampe, songeant à l’infinitésimale ca-
pacité que l’on possède d’agir sur ses semblables, on s’est dit que si
par quelque miraculeux changement de fortune on jouissait soudain

– 120 –
du pouvoir suprême, on transformerait l’humanité.
Marc Aurèle qui atteignit un des plus hauts sommets de la sagesse
humaine fut empereur et il ne changea rien matériellement, sa plus
grande action s’exerça à son insu, par le livre où il a exprimé sa
bonne intention et sa résignation à la loi.
Pourquoi la pauvreté d’Épictète me réjouit-elle ? Il m’est de
même très agréable de penser qu’Ammonius Saccas, le fondateur de
l’école d’Alexandrie, le maître de Plotin fut socialement un simple
portefaix, transporteur de sacs. Épictète était pauvre et voulait le de-
meurer. L’histoire ne dit pas s’il eut des occasions de faire fortune et
s’il les repoussa avec mépris, mais je me plais à le supposer. Ainsi je
suis bien sûr qu’un homme a mené une vie absolument exempte de
désirs, et a trouvé des compensations dans sa pensée solitaire.
Épictète habitait un des faubourgs de Nicopolis, en Épire, dans
une petite maison qui n’avait pas de porte. Cette absence de porte
comporte le dédain du froid. Il n’avait pas non plus de meubles, hors
une paillasse et une lampe dont l’histoire nous a transmis la nature.
Elle était de bronze. Peut-être était-ce un cadeau et avait-elle quelque
valeur, car un voleur la lui déroba. Ce fut un sujet de joie pour Épic-
tète, car ce vol lui fit sentir qu’il se plaisait à son insu dans un luxe
inutile et trop grand. Il remplaça la lampe de bronze par une lampe de
terre d’une valeur d’un sou.
L’existence de cette lampe fait supposer qu’Épictète lisait avant
de s’endormir, ce qui est une grande volupté. Une conformité absolue
avec la nature aurait pu lui prescrire de se contenter de la lumière du
soleil ou de celle de la lune.
On venait le consulter de loin, car en ces temps on consultait les
philosophes comme de nos jours les médecins ou plutôt les guéris-
seurs. La philosophie était devenue un métier. Il y avait un uniforme
de philosophe qui comportait une longue barbe et un manteau déchi-

– 121 –
ré. Une partie de l’opinion était contraire aux philosophes parce
qu’ils étaient ridicules ou qu’ils ne dédaignaient pas d’exploiter leurs
admirateurs, et Domitien les fit emprisonner ou exiler.
Épictète prescrivait la propreté, contrairement à beaucoup d’autres
sages, et il la pratiquait. Mais il avait le préjugé de la barbe. Dans un
passage des entretiens avec Arrien, il blâme un jeune homme parce
qu’il est rasé.
Il enseignait la vertu. La vertu sous sa forme la plus élevée. Une
forme peut-être trop élevée. La vertu en gravissant les sommets mo-
raux se revêt d’une sorte d’austérité protestante inséparable d’un cer-
tain ennui. Il méprisait les plaisirs sous toutes leurs formes et il ne
faisait jamais entrevoir la plus petite perspective de vie future.
— J’ai du temps, dit-il un jour à un disciple. Voyons donc com-
ment on doit se tirer de la conversion des syllogismes. Quand tout va
bien, les matelots ont le droit d’allumer du feu, de chanter et de dan-
ser.
Je me demande s’il ne vaut pas mieux chanter et danser vraiment
avec les matelots que de s’occuper des syllogismes. Et ce grand phi-
losophe employait ses loisirs à « se tirer de leur conversion ! »
Comme j’aurais éprouvé plus d’admiration pour Épictète s’il avait
pleuré, en constatant le vol de sa lampe de bronze, parce qu’il s’était
attaché à cet objet ! Rien n’est plus vivant et personnel que la lampe,
productrice de clarté, et je vois dans l’indifférence d’Épictète rempla-
çant le compagnon de ses soirs par une lampe de terre, une séche-
resse de cœur qui le diminue. Et d’autant plus qu’il a donné en
exemple ce petit événement, assez fréquemment pour qu’il volât à
travers les âges dans les histoires des philosophes.
Épictète regardait-il la mer avec émotion sur son seuil sans porte ?
Aucun texte ne nous l’indique. J’ai peur qu’il ait jugé cette contem-
plation indigne d’un vrai sage. Quand rien ne distrayait sa pensée, au

– 122 –
lieu de s’occuper « du syllogisme négatif », ainsi qu’il assurait le
faire, comme il aurait mieux fait d’aller ramasser des coquillages sur
les plages du golfe d’Ambracie ! La moindre indication de jeux avec
les enfants ou de plaisanteries familières le rendrait plus digne d’ad-
miration à mes yeux. Même un verre de vin, bu au soleil couchant
avec un disciple, éclairerait son visage d’une couleur chaude et bien-
veillante. Aucune goutte de vin n’a coulé dans sa barbe, qui devait
être étrangement rigide.
Bien des siècles après sa mort, aux environs de Nicopolis, des
chrétiens pieux ouvrirent une tombe, la tombe « d’un païen d’autre-
fois ». Tous les ossements de ce païen avaient été réduits en un peu
de poussière. Seule subsistait intégralement une barbe intacte. Je suis
sûr que c’était la barbe d’Épictète.

– 123 –
LA MISSION DE MAHOMET

Mahomet était oint de parfums de la tête aux pieds et il avait à un


point extrême le goût des femmes. Dès qu’il fut bien établi qu’il était
le prophète de Dieu, il rassembla un harem autour de lui. Le peuple
de Médine trouvait d’ailleurs qu’un prophète de Dieu doit avoir des
femmes plus nombreuses que les autres hommes. Il se passionnait
pour savoir quelle était la préférée et il fallut des dispositions légales
spéciales pour limiter les démarches des curieux qui venaient, la nuit,
s’informer de quelle épouse Mahomet était allé partager le lit.
L’assassinat ne répugnait nullement à Mahomet, bien qu’il ne
l’exécutât pas lui-même. Il y avait à Médine une poétesse juive appe-
lée Asma, qui écrivait contre lui des poésies ironiques. L’humour
était étranger au prophète. Il chargea un des parents d’Asma de la
tuer. Il fit de même pour un des chefs de l’aristocratie juive appelé
Kaab, dont le seul crime était de ne pas croire en lui.
Une antique loi de l’Arabie obligeait à respecter les caravanes
pendant un mois, le mois sacré de Ridchal, pour leur permettre d’al-
ler en pèlerinage à la Mecque. La sécurité leur était alors assurée,
même par les pires brigands du désert. Mahomet n’hésita pas à violer
cette antique loi et il ordonna des pillages de caravanes, sous prétexte
que les marchands en étaient des incroyants, mais en réalité, dans un

– 124 –
but de possession du butin volé.
Rentrant en vainqueur à La Mecque, il pardonna à beaucoup de
ses anciens ennemis, mais il fit mettre à mort une femme qui avait
écrit des poèmes blessant sa vanité. C’était là un crime qu’il ne par-
donnait pas.
Ce fut au moment de cette rentrée à La Mecque, qu’il détruisit,
pour proclamer l’unité de Dieu, les trois cents idoles qui peuplaient la
Caaba. Fait significatif, il tint à arracher et à briser lui-même une co-
lombe de bois, sculptée avec un grand art. La colombe est toujours le
symbole de l’esprit pur.
D’où vint le prestige extraordinaire qu’eut cet homme et quelle fut
la cause secrète du rôle immense qu’il joua ?
Cet ancien conducteur de caravanes, devenu l’époux d’une riche
veuve, mena à la Mecque jusqu’à sa quarantième année, la vie d’un
marchand aisé, auprès de sa femme et de ses enfants. Il lui vint alors
un goût de méditations. Il négligea ses affaires et se retira fréquem-
ment dans certaines cavernes du mont Hira. Il eut là ce qu’on appel-
lerait aujourd’hui des phénomènes. Il entendit des bruits inexpli-
cables, des voix confuses. Il eut le sentiment qu’une puissance surna-
turelle cherchait à se faire comprendre de lui pour lui confier une
mission. Son épouse Khadidja vint dans la caverne et se rendit
compte des phénomènes.
Enfin, une nuit où Mahomet, de plus en plus versé dans la science
de la méditation, approchait de l’extase, il perçut une lumière telle-
ment éblouissante qu’il en perdit le sentiment. Quand il revint à lui, il
vit à côté de lui un être qu’il identifia par la suite à l’ange Gabriel et
qui, avec cette bizarrerie et ces procédés indirects qu’on remarque
toujours dans les manifestations de l’au-delà, commença par lui
crier : Annonce !
Qu’annoncerai-je ? répondit-il, comme chacun aurait fait. Alors,

– 125 –
la forme, au lieu de parler, déploya une étoffe de soie sur laquelle
étaient écrites les paroles qui figurent en tête du Coran et où il était
dit qu’il devait annoncer « que le Seigneur était l’auteur de toute
grâce ». Puis, la vision disparut.
Elle devait se renouveler à quelque temps de là, pour lui dire des
paroles d’une, grande beauté, beauté d’autant plus frappante que
d’autres paroles dites de la même manière par la suite, seront quel-
quefois médiocres et incohérentes.
Pendant vingt-trois ans, Mahomet a reçu des conseils, des lois
morales d’une grande élévation et des ordres d’une cruauté extrême
émanant d’une force appartenant à un monde supra terrestre. Cette
force se personnifiait quelquefois et il continuait à la considérer
comme l’ange Gabriel.
On ne peut accuser Mahomet de s’être cru de lui-même, par un
orgueil déraisonnable, le successeur de Moïse, de Jésus et des autres
grands prophètes. Sa foi en sa mission ne vint qu’après ses visions et
à cause d’elles. Il fut choisi.
N’y avait-il pas en Arabie un homme plus spirituellement élevé
qui aurait rempli la mission de proclamer l’unité de Dieu en donnant
un exemple personnel de plus de détachement des passions et de
moins de fureur à l’égard de ses ennemis ? Un prophète qui n’aurait
pas conseillé aux croyants d’exterminer sans pitié ceux qui ne pen-
saient pas comme eux eut été plus utile à l’humanité. Du moins, nous
le supposons, dans l’état actuel de notre conception du bien et du
mal.
On répondra que seul un personnage de cette nature, trempant
profondément dans la violence, pouvait diriger ces violents. Mais
quand Mahomet viola la trêve du mois sacré, pour un injuste pillage,
il scandalisa tous les hommes honnêtes et mesurés de Médine. Il alla
plus loin que les capacités de mal de ses concitoyens.

– 126 –
Si Mahomet fut choisi, par qui le fut-il ? Par une conscience géné-
rale des hommes Arabes, se matérialisant en lumière, forme, voix,
pour frapper l’esprit du missionnaire ? Par sa propre âme supérieure,
voulant éclairer l’âme inférieure du marchand ? Par ces puissants di-
recteurs des races humaines, qui travaillent avec persistance et im-
puissance à la perfection de l’humanité, si toutefois ils existent ?
Ce choix serait alors en rapport avec la médiocre connaissance
qu’ils doivent avoir des hommes, vu leur solitude, leurs préoccupa-
tions plus élevées et la tristesse de leurs échecs.

– 127 –
LES CHANTS DE NANAK

Nanak fut un des plus grands hommes de l’humanité et l’occident


ignore jusqu’à son nom, bien que son influence se soit exercée sur
des millions d’hommes. Il vécut au commencement du XVIe siècle et
il fut le prophète d’une grande partie de l’Inde du Nord.
Comme beaucoup de prophètes, qui ne connurent pas au début de
leur vie l’étendue de leur destinée et la nécessité de la chasteté pour
mener à bien leur mission, il commit l’erreur de se marier. Confucius
et Ramakrishna sont tombés dans un piège semblable. Nanak eut
même deux enfants.
Il est le plus séduisant de tous les grands prophètes religieux parce
qu’il fut poète et qu’il ne sépara jamais la poésie et l’élan lyrique de
la recherche du divin.
Il était fils du gérant d’un riche Radjpoute des environs de Lahore.
Dès sa jeunesse, il se montra incapable de se livrer au moindre tra-
vail. Ayant obtenu par son beau-frère, la fonction de directeur d’un
magasin, il se lia avec un bohème musicien appelé Mardana. Il passa
avec lui tout son temps à jouer de la rebek et à chercher la musique la
plus propre à accompagner les hymnes religieux.
Il avait coutume d’aller prendre un bain dans la rivière à l’heure
où le soleil se lève. Un matin, sortant de l’eau, au moment de péné-

– 128 –
trer dans une forêt proche, il eut une vision de Dieu. Il vit une lu-
mière surnaturelle et il entendit une voix qui lui dit : Je suis Brahma
et tu es le Gourou divin.
Une vision analogue accompagnée d’une voix prélude en général
à la carrière des grands missionnaires. L’apôtre Paul l’eut sur le che-
min de Damas, swedenborg, dans une auberge de Londres. Jacob
Bœhme connut sa mission par un rayon de soleil d’un éclat particu-
lier, sur un plat d’étain, un jour qu’il méditait à Goerlitz et Van Hel-
mont par une clarté dans la fente d’un mur.
Nanak sut que sa mission était de montrer aux hindous et aux Mu-
sulmans que c’était le même Dieu qu’ils adoraient sous des noms dif-
férents et qu’il devait prêcher dans le monde cette unité. Comme
Hindous et Musulmans portaient des costumes différents, il adopta
un bizarre costume un peu ridicule participant des deux religions,
avec la coiffure des Musulmans et le signe de sa caste hindoue sur le
front.
Sur le point de quitter définitivement les siens avec son compa-
gnon Mardana, il n’ose pas, quand sa femme le supplie de demeurer,
lui dire le caractère irrévocable de son départ. Il répond des choses
vagues : ta souveraineté dans mon cœur durera, toujours… Tu vien-
dras peut-être me rejoindre…
Et plus tard, quand sa mère se jettera à ses genoux, pour le faire
revenir au foyer familial, il saisira sa cythare et d’une voix inspirée
entonnera un chant mystique pour toute réponse.
Quel que soit le prestige de la vérité, même chez un messager de
Dieu, comme on est plus séduit par cette faiblesse humaine, que par
une sincérité rigoureuse qui aurait fermé la porte à tout espoir !
Il ne reconnaissait l’autorité ni des Védas, ni du Coran. Il était en-
nemi de tous les préjugés, de tous les rites, de toutes les habitudes qui
pétrifient l’âme et il tenta d’en libérer les hommes.

– 129 –
Sa vie reproduisit les traits principaux de l’existence des grands
maîtres, tentation par le démon, ou marchands chassés du temple. Les
Dieux lui accordèrent pourtant une faveur que très peu ont reçue et
qui devait être bien utile à un saint voyageant à pied dans des pays
brûlants. Quand il s’endormait sous un arbre, l’ombre de cet arbre
s’arrêtait de tourner selon le mouvement du soleil et ne reprenait qu’à
son réveil sa place normale d’ombre selon la géométrie céleste.
Il vécut très vieux. Sentant venir la mort, il réunit ses parents et
ses amis et il alla s’étendre sous un acacia. Il composa un poème, il le
dit à haute voix et il demanda aux assistants de le chanter sur le ton
qu’il avait indiqué. Pendant qu’on chantait, il étendit doucement un
drap sur son visage. À la fin du chant, il était mort.

– 130 –
LES DANSES DE CAITANYA

À peu près dans le même temps où chantait Nanak, Caitanya dan-


sait. Caitanya fut un autre grand missionnaire de l’Inde du Nord que
posséda un amour extatique de Dieu. Cet amour extatique, outre ses
enseignements et sa sagesse admirable, il le manifesta par la danse.
La danse a perdu pour nous son caractère religieux, mais elle est
demeurée dans l’Inde une manifestation sacrée de l’amour divin. Shi-
va, la troisième personne de la trinité hindoue, est représenté comme
le grand danseur cosmique qui mène la ronde éternelle des planètes et
des créatures.
Caitanya eut le privilège de naître de parents pieux et pendant une
éclipse de lune, ce qui est le signe d’une faveur du destin. Il se maria
à seize ans et l’on ne peut savoir, dans quelle mesure le baiser de la
belle Laksmi contrebalança dans son âme le goût de l’étude et des
controverses religieuses. Le baiser de la femme devait avoir pour lui
un certain attrait, puisque Laksmi étant morte de la morsure d’un ser-
pent, il se remaria avec la belle Visnupriya.
Ce fut à vingt-trois ans qu’il eut la révélation du monde invisible
et que l’amour de Krishna le saisit si impérieusement que ses parents
le crurent fou et firent venir les médecins les plus réputés afin de le
soigner pour perte de raison. Ainsi la venue subite de la véritable rai-

– 131 –
son est presque toujours confondue avec la folie.
C’est alors qu’étant entré dans une école de Vichnonites, il com-
mença, dans la cour de la maison d’un autre Bhakta à danser chaque
soir en rond, chantant des poèmes à Krishna, au son des cymbales et
des tambours 9. Puis, il partit pour proclamer dans le monde qu’il n’y
a pas de plus grande vérité que l’amour. L’exaltation de cet amour le
poussait à des danses frénétiques où il trouvait un avant-goût de
l’union.
Un jour qu’il cheminait avec ses disciples, il vit un berger qui
jouait de la flûte. Cette vue lui fit évoquer Krishna et le jeta dans une
telle émotion qu’il tomba sur le sol, en proie au délire. Survint un
groupe de cavaliers Pathans. Leur chef soupçonna les disciples de
Caitanya de lui avoir fait absorber quelque drogue pour le dépouiller.
Une discussion violente s’ensuivit. Sur ces entrefaites, Caitanya re-
trouva ses sens. Mais au lieu de donner tout de suite une claire expli-
cation de ce qui était arrivé, il se livra à une danse mystique autour
des disciples et des cavaliers Pathans. Par l’effet de la danse ou des
discours qui suivirent, les Pathans furent convertis à sa doctrine et
devinrent ses disciples.
Une fois, traversant la Jumna sur un radeau, il trouva les eaux
d’un bleu si émouvant qu’il s’y précipita pour étreindre contre lui
cette suavité de couleurs. Il fallait le surveiller. Il se jeta une autre
fois dans la mer à cause de la beauté de la mer.
Il mourut d’une blessure au pied qu’il s’était faite en heurtant le
sol, par excès de rythme, dans l’ivresse de la danse.
Mais chez un sage aussi rempli de parfait amour, qui ne songe
qu’à rejoindre l’essence divine par l’extase, comment expliquer cet
excès de rigorisme ?

9 - Voir S. Chakravarti : Caitanya et sa théorie de l’amour divin.


– 132 –
Il considérait la chasteté comme essentielle et il avait fait vœu de
ne regarder aucune femme, y compris la sienne. Il exigeait une sem-
blable austérité de ses disciples. Or, il apprit que le jeune Haridas
avait demandé l’aumône à une femme et que par conséquent, il avait
dû porter les yeux sur elle. Il chassa ce disciple scandaleux et il le re-
jeta de sa présence avec une telle rigueur qu’Haridas, écrasé par le
poids de son crime et la colère du maître, se suicida.
Il est impossible de rien savoir du passé de Haridas. Ce devait être
un jeune homme charmant et je pense comme lui qu’il faut toujours
regarder les femmes en face, surtout si on leur demande l’aumône.
Mais on peut savoir un peu de son avenir. Il n’y a pas eu de châti-
ment pour lui dans l’au-delà où les gens moraux affirment que les
suicidés sont durement punis. Même, j’ai idée que le regard qui lui
valut la malédiction du maître l’a suivi comme une lampe et a éclairé
sa route.

– 133 –
VIOLENCE DE LUTHER

Le réformateur Luther est le seul des hommes inspirés qui, au lieu


d’un archange divin, vit au cours de ses méditations solitaires, l’es-
prit du mal en personne.
C’était au château de Wartbourg où il s’était réfugié et où il passa
neuf mois. C’est là où, a-t-il raconté, il eut un entretien avec le roi
des démons chrétiens, devenu visible à ses yeux. Il identifiait l’esprit
du mal avec la raison humaine qu’il trouvait « plus abominable que
toutes les fornications ». Il discuta âprement avec sa vision et sans
doute n’eût-il pas le dessus dans la discussion ; il lui jeta son encrier
à la figure. L’encrier dut traverser la matière transparente de la vi-
sion, car il alla se briser contre le mur. On en a longtemps montré la
trace au château de Wartbourg avec la vénération que méritait ce té-
moignage de la colère d’un aussi grand homme.
Luther était sensible à ces fornications qu’il qualifiait d’abomi-
nables. L’n des premiers points de sa réforme, peut-être le plus im-
portant à ses yeux, fut d’autoriser les prêtres à se marier. Il profita de
cette permission donnée par lui-même, il épousa Catherine de Bore,
religieuse émancipée et il en eut six enfants avec une extrême rapidi-
té. Il disait que la nature ne permet pas plus à un homme de se passer
de femme que de nourriture. Une fois, en chaire, il conseilla aux

– 134 –
époux présents, si leur femme refusait pour quelque raison le devoir
conjugal, d’appeler leur servante pour la remplacer.
Il était d’une violence inouïe et sa grossièreté de langage atteignit
un point jamais dépassé, fit la joie et l’admiration des hommes gros-
siers de son temps.
Sa haine pour ses ennemis était si puissante qu’il la considérait
comme une entité réelle susceptible d’être léguée par testament. « Je
hais Érasme, disait-il à ses disciples. Je vous recommande dans mon
testament et dans mes dernières volontés de haïr cette vipère
d’Érasme. »
Il avait un goût démesuré de boire et de manger. Quelque temps
avant sa mort, il formula son souhait essentiel dans une conversation
où l’on parlait de sa maladie : « Je ne demande rien aux médecins, si
ce n’est user des dons de Dieu, manger et boire ce qui me plaît. »
Et lui, à qui tout avait réussi disait dans la même conversation :
« Les hommes ne sont que des diables. Le mieux qu’on puisse dési-
rer, c’est une petite heure de bonheur et puis disparaître. »
On peut rapprocher cette parole de celle du grand optimiste
qu’était Gœthe. « Je puis bien dire que dans tout le cours de mes
soixante-quinze ans, je n’ai pas eu quatre semaines de vrai bonheur. »

– 135 –
LA SOLITUDE DE SPINOZA

Un soir que Spinoza regagnait l’hôtel meublé où il vivait modes-


tement, un furieux qui le guettait se jeta sur lui et tenta de le frapper
avec un couteau. Il apparut par la suite que ce furieux n’avait aucune
raison valable pour frapper le philosophe. La seule était que Spinoza
se trouvait en contradiction d’idées avec les rabbins de la synagogue
d’Amsterdam.
Ainsi, des furieux se jettent souvent sur les philosophes, comme
s’ils obéissaient à une loi secrète. De même qu’il y a une variété hu-
maine qui assassine les tyrans, il y en a une qui aspire à frapper les
hommes de pensée. Comment expliquer le motif de ces créatures ? Il
semble que questionné là-dessus, elles auraient du mal à répondre. La
haine de la pensée est, chez certains, profonde, primordiale. Il y a des
êtres qui, depuis les origines, sont, de forme en forme, et peut-être à
leur insu, sur une voie où la pensée est contraire, représente un élé-
ment haïssable.
Spinoza changea d’hôtel après l’attentat de l’ennemi de la pensée
et il réalisa un miracle de vie solitaire. Il aima sincèrement la pauvre-
té, refusa – plusieurs fois des offres de pension. Sans doute, fut-il un
des rares hommes qui sut qu’on va plus loin dans la recherche de
l’infini, si l’on est détaché des biens matériels, de ce minimum que

– 136 –
représentent quelques meubles et un tapis de famille.
Comme la vie l’avait pris pour symbole, ses sœurs, les seuls êtres
auxquels il aurait pu être uni, se montrèrent à l’occasion d’un petit
héritage, d’une sauvage cupidité. Elles luttèrent pour qu’il n’ait
même pas un lit dans le partage.
Un homme important étant allé le voir, fut affligé par sa robe de
chambre usée, trouée, salie. Il lui en offrit une neuve. Spinoza la re-
fusa. Il aimait sa vieille robe de chambre. Les hommes solitaires
s’éprennent tendrement de certains objets familiers.
À part celle des ermites, il n’y eut pas de solitude plus grande que
celle de Spinoza face à face avec sa pensée. Il exerçait un métier pour
vivre. Il polissait des verres de lunettes à grande portée. Permettant
aux autres de voir plus loin que la vue ordinaire dans le monde phy-
sique, il n’arriva pas à distinguer lui-même une autre vie, derrière le
voile de celle qui était devant lui et qu’il scrutait si intensément.
Dans sa parfaite solitude, aucune espérance d’au-delà ! rien que
celle de se fondre dans l’ordre universel. « Le plus grand bien est la
connaissance de l’union que l’âme réalise avec la nature tout en-
tière. » Cette connaissance suffit-elle à combler la vie quand on est
face à face avec une pauvre chambre louée, avec des verres de lu-
nettes, des visages de propriétaires et parfois un autre philosophe qui
vient s’entretenir de hauts problèmes ?
Qui dira jamais quelles furent les pensées de cet homme solitaire
dans l’après-midi du dimanche où il mourut. La famille chez laquelle
il était logé le quitta pour aller à Vêpres. Quand elle revint, il était
mort. Il devait y avoir des bruits de cloches. C’était le 20 février et
peut-être un soleil d’après-midi, déjà oblique, traversait-il les car-
reaux de sa chambre. Avoir écrit l’éthique suffit-il à combler une
âme, serait-elle vaste comme celle de Spinoza ?
S’est-il souvenu de cette jeune fille à laquelle il avait pensé au dé-

– 137 –
but de sa vie et dont il était resté séparé par sa timidité ? Mon Dieu,
s’il lui est apparu que l’Éthique et toutes les philosophies humaines
étaient d’une importance nulle ! Si les colonnes de son temple, faites
de la substance de ses livres, se sont silencieusement écroulées autour
de son lit de mort !
Il avait entièrement sacrifié sa vie pour apprendre aux hommes
que Dieu et la nature ne font qu’un. Je fais des vœux ardents pour
qu’il n’ait pas brusquement entrevu la vanité de cette notion. Car il y
a de tels pièges. Certaines choses nous sont d’une importance formi-
dable et puis, un soir, sans raison, elles apparaissent du poids et de
l’étendue d’une bulle de savon. On se dit qu’on n’a qu’à souffler
d’autres bulles de savon, pour jouir d’un nouveau mirage. Mais il ne
faut pas que ce soit juste à la minute où l’on a perdu le souffle.

– 138 –
RÉVÉLATION DES MONDES INVISIBLES
LA PRÉSENCE DES DÉSESPOIRS

Il y a une désespérance du matin et une désespérance du soir et


ces deux sœurs se donnent volontiers la main au-dessus de la journée.
On s’éveille quelquefois avec l’envie de rentrer précipitamment
dans l’empire des ténèbres d’où l’on vient si imprudemment de sortir.
Il y a des volets qui claquent et des bidons de lait qui s’entre-
choquent, quelque part dans un escalier. Une trompe d’auto évoque
un voyageur qui a froid dans un taxi et s’en va, avec sa malle à côté
du chauffeur, vers quelque gare désolée. On a peur aussi d’avoir
froid, de retrouver les objets, les êtres… On ferme les yeux…
La désespérance du soir est comme une reine vieillissante aux
traits inflexibles. Elle a une baguette noire et elle vous en donne des
coups. Chaque coup évoque un souvenir, mais pas les bons, jamais
les bons.
De mauvaises actions oubliées revivent brusquement et elles vous
mordent l’âme sans lâcher prise, un peu à la manière de certains in-
sectes qui vous tiennent avec leurs pinces, même quand on les a cou-
pés avec des ciseaux. Et la baguette noire fait revivre aussi des re-
grets qu’on avait crus tout à fait morts, mais des regrets d’une nature
spéciale, inférieurs, misérables, surtout ceux qui ont trait à des occa-
sions manquées. À tel moment de la vie, on aurait pu satisfaire tel dé-

– 140 –
sir et on ne l’a pas fait, par sottise. Surtout ceux qui ont trait à des
femmes. On se croyait à l’abri de cette qualité d’amertume. Mais
non. Elle est comme ces odeurs qui pénètrent si bien le vase qui les a
contenues, qu’aucun désinfectant, aucun corrosif n’arrive à les arra-
cher des pores de la pierre où elles ont pénétré.
Et alors, aucun livre, aucune sagesse connue ne peuvent servir. Ils
n’apporteront rien de plus.
Il y a une savante combinaison entre le monde extérieur et soi-
même. On ne peut rien recevoir et rien ne vous est envoyé. On est en-
fermé dans des murailles de cendres sans aucune délivrance possible.
On peut faire dans la pièce une lumière aveuglante en allumant toutes
les lampes ou rester dans les ténèbres, tapi comme une bête traquée,
c’est la même, chose. On est traqué par des forces inexistantes, par
une présence de néant.
Comment vaincre l’ennemi, comment se trouver à toutes les
heures, entouré de perspectives lumineuses ? Y a-t-il un secret de la
joie éternelle ?

– 141 –
LA MONTAGNE DE LA SÉRÉNITÉ

Peut-être éveillé, peut-être endormi, je suivis un chemin qui ve-


nait de se présenter à ma vue. Il descendait avec une extrême rapidité
entre des arbres mélancoliques. En levant la tête, je m’aperçus qu’il
n’y avait pas de ciel au-dessus de moi et que ce chemin était souter-
rain.
Pas do borne indicatrice ! Pas de lanternes accrochées à des po-
teaux ! Je descendais poussé par une force de descente, me deman-
dant d’où pouvait venir la clarté qui me permettait de distinguer à
droite et à gauche des images, des visages, des tableaux de la vie.
Rien que des choses déjà vues ! Parfois, un personnage que je re-
connaissais pour un ami mort depuis très longtemps et qui était figé
dans une attitude d’éternité. Il me faisait signe d’aller plus loin et je
continuais à descendre.
Le paysage était de plus en plus désolé. Les végétations étaient
rares et singulières et comme frappées de pétrification. Je distinguais
des silhouettes de femmes. Elles me faisaient des signes de loin. Des
signes qui avaient l’air de dire : l’occasion a été manquée ! À quoi
bon ! Ce qui a été ne sera plus !
Et je descendais toujours, doué d’une étrange vitesse et je pensai à
ce héros étonnant appelé Arne Saknussem qui, peut-être par le même

– 142 –
chemin, avait atteint le centre de la Terre. Mais moi, je savais que
j’étais en marche vers le centre de la douleur et je me demandais quel
rapport pouvait unir ces deux centres étonnants.
Je traversai avec une vitesse légère des terrains carbonifères où il
y avait des empreintes d’ichtyosaures morts et de cigales antédilu-
viennes dont le dessin des ailes était visible. J’entrevis des tombeaux
de géants, des dolmens fantômes. Je vis sur ma droite des masses de
houille et de schiste que les forces plutoniennes avaient bouleversées
et sur ma gauche des couloirs volcaniques entre des laves glacées et
des basaltes recouverts de cristaux comme des larmes pleurées par
des montagnes tristes d’avoir été ensevelies loin de la lumière.
Et j’atteignis enfin, ou crus atteindre, ce qui est pareil, un lac aux
eaux métalliques, aux eaux absolument mortes et dont la fluidité de-
vait être moindre que les eaux terrestres. C’était un lac épais et ce-
pendant confusément miroitant. Il était entouré d’une plage compo-
sée d’une infinité de petits coquillages grisâtres et en me penchant, je
vis que c’était des coquillages fossiles et mortuaires représentant des
têtes déformées d’animaux ou d’hommes qui étaient toutes d’une
tristesse d’autant plus grande qu’elles devaient remonter à des mil-
liers de siècles.
Je fus tenté de m’asseoir et d’attendre, immobile, jusqu’à l’instant
de ma mort. Mais non. Auprès de ce lac de désespoir, il n’y a ni paix,
ni repos et l’on ne peut pas dire : enfin ! Il faut se relever et aller plus
loin, marcher autour des eaux inexorables sur la plage des co-
quillages morts où les pas ne font pas de bruit, dans une lumière ve-
nue d’en bas dont la seule perception est une douleur.
Je vis plusieurs chemins et discernai certaines indications qui me
firent penser qu’il y avait peut-être un avertissement différent pour
chaque homme.
Sur l’un de ces chemins, il y avait la trace d’un pied dont les clous

– 143 –
de la chaussure étaient en forme de croix. Au-dessus de l’autre s’éle-
va un oiseau blanc dont se détacha une plume. Je la vis tomber avec
un mouvement circulaire à cause de sa légèreté. Sur le troisième che-
min, il n’y eut aucune perceptible manifestation. Je me rappelai com-
bien de symboles avaient menti, combien de signes s’étaient révélés
vides de sens et je pris le troisième chemin, qui, selon mon esprit
plein de lassitude, avait des chances de s’en aller vers le néant.
C’était un chemin parfaitement sinistre où on perdait la notion
d’espace, en sorte que je ne savais plus s’il montait ou descendait. Et
je le suivis pendant un temps variable entre une seconde et l’éternité.
Soudain, il tourna et un vent extraordinairement frais et aromatisé
souffla jusqu’à moi ? Était-ce par un jeu mystérieux de la nature, une
bizarre illusion des mondes souterrains qui, dans la région du lac so-
litaire, fait perdre le sentiment des proportions ? Mais je fis trois ou
quatre pas et je me trouvai au sommet d’une haute montagne, bai-
gnée par l’air céleste.
Je vis des horizons se dérouler harmonieusement et les vallées
succéder aux montagnes avec une régularité que je n’avais encore ja-
mais bien remarquée et dont la constatation était pour moi une béati-
tude inattendue. Les nuages s’élevaient et descendaient. Au loin, une
mer était à sa place immémoriale et faisait les mouvements propres
aux mers et qui lui avaient été commandés par un ordre général. À la
minute prévue par mon destin, j’apparaissais sur cette montagne pour
jouir des rapports de la terre, de la lumière et de l’étendue.
J’en étais silencieusement pénétré. J’occupais juste le point du
monde qu’il fallait. Je me sentais tranquille, joyeux, avec une cer-
taine perfection venant de l’expérience de mon voyage. Je savais dé-
sormais que le lac du désespoir n’est pas éloigné de la montagne de
la sérénité.

– 144 –
LA RACINE DU DÉSESPOIR

La racine du désespoir plonge dans l’égoïsme. Celui qui aimerait


tous les êtres serait baigné d’une douceur intarissable. Mais ce qu’il y
a de plus difficile c’est d’aimer son prochain. On peut aimer aisément
un chien, un grillon, une femme, mais tous les êtres ! Et si on arrivait
à aimer tous les êtres, comment ne serait-on pas déchiré par la vue de
leurs souffrances ? La laideur des visages est un obstacle à l’amour,
la permanence du mal dans les âmes est un obstacle plus puissant et
le silence divin fait planer une angoissante incertitude.
Et pourtant la loi, à laquelle il faut se conformer quoi qu’il ad-
vienne, a voulu l’anéantissement de l’égoïsme, puisqu’elle a fait ac-
compagner d’une béatitude sans mélange le don de soi-même. Toutes
les fois que la nature veut arriver à ses fins, elle offre aux créatures
qui sont ses instruments, un intense bonheur comme compensation.
La création physique par un acte sexuel est récompensée par une joie
brève. Cette joie n’est pas sans analogie avec la douleur. La création
spirituelle est suivie d’une joie plus durable, mais qui est accompa-
gnée de tourment. Tandis que toute manifestation d’affection produit
naturellement une allégresse dont la pureté est d’autant plus grande
que le désintéressement est plus grand et le don de soi-même plus
complet.

– 145 –
Le monde manifeste un prodigieux dessein d’unité et celui qui
collabore à ce dessein est récompensé par une allégresse de béatitude.
Mais le monde manifeste parallèlement un goût aussi prodigieux de
la division. Et de là, naît la tentation d’aller à rebours de la loi parce
que dans la division, il y a une illusion de joie dans laquelle se com-
plaît l’orgueil de l’homme.
Il faut obéir à la loi. Nous en sommes empêchés par certains ver-
tiges qui soufflent sur nous comme des tempêtes. Ces tempêtes sont
imprévisibles. Il n’y a pas de météorologie de l’âme. Du fond de
l’horizon accourent soudain des souffles de néant. Et alors toutes les
certitudes les mieux établies sont bouleversées, comme les tentes
d’un camp de voyageurs par une tornade. On se retrouve nu sur un
sable stérile. On se dit : et si tout était mensonge ? S’il n’y avait pas
de perfection, pas d’au-delà, pas d’état nirvanique ? Cette tempête
qui a tout détruit n’a-t-elle pas, en somme, une origine aussi divine
que la faculté de construction qui m’avait permis de dresser des abris
solides, ou que je croyais tels ?
Il faut arracher la racine du désespoir. Pour cela, il faut avoir la
certitude qu’une vie plus belle est cachée derrière la vie misérable qui
se déroule devant nous. Or, chacun peut trouver par sa propre perspi-
cacité, sa propre attention, en écoutant le silence, en examinant
l’ombre, les preuves que l’ignorance demande, les preuves de la réa-
lité d’un monde invisible.
La nature ne semble pas vouloir cette découverte. Elle a organisé
un agencement très habile pour qu’il ne soit pas possible de percer
l’énigme. Elle a fait en sorte que chaque preuve de l’au-delà a une
contre partie de réalité qui fait que la preuve peut se retourner contre
elle-même. Mais, tous les agencements de la nature présentent une
légère fissure par laquelle on peut passer la tête pour voir plus loin.
On a prescrit des méthodes plus ou moins longues à suivre, des

– 146 –
purifications du corps et de l’âme, plus ou moins rigoureuses. Mais
même sans pratiquer aucune méthode, en se présentant avec son im-
pureté naturelle et son espérance à l’orée du monde invisible, on peut
entendre une parole, voir un visage, une image grotesque ou terrible
qui donnent la certitude qu’il y a une merveilleuse vie à découvrir.

– 147 –
LA VENUE DU SIGNE

Ramakrishna a dit que la foi vivante peut être donnée et reçue


d’une façon plus positive et plus tangible qu’aucune autre chose ma-
térielle.
Ainsi, quelqu’un peut entrer un jour chez vous et vous remettre la
foi, comme un objet précieux ! Ou ce peut être à la suite d’une ren-
contre ! Et cette rencontre peut se produire à tout instant !
Mais de quelle foi s’agit-il ? Ramakrishna a parlé de la foi vi-
vante. Car il y a aussi la foi morte. Or, la différence est essentielle.
Le mot foi veut dire d’ordinaire croire en Dieu, au Dieu d’une reli-
gion et à une série de dogmes complexes et presque toujours ab-
surdes, car ils proviennent de vérités tellement déformées qu’elles
sont méconnaissables. Cette foi dure et rébarbative ne peut être don-
née comme un objet, en passant ou au cours d’un entretien et reçue
avec aisance. On ne peut vous glisser un squelette dans la main.
La foi vivante dont parle Ramakrishna est la foi en l’esprit pur, en
l’Absolu. Elle est joyeuse, ailée, dépourvue de châtiments et de ré-
compenses. C’est une communication avec la puissance originelle
dont on peut recevoir une félicité sans mélange si on trouve le secret
de son accord avec elle.

– 148 –
*
*    *
Tous les saints, tous les visionnaires, ou même seulement tous
ceux qui ont intensément médité sur la destinée de l’homme, ont eu à
un moment de leur vie, un signe ou une révélation du monde invi-
sible et de l’accord qu’ils pouvaient avoir avec ce monde. Combien
de destinées ont été orientées par de petits événements surnaturels !
Descartes lui-même eut trois songes symboliques.
Le moment de leur vie où se manifeste le signe est, d’ordinaire
marqué par une douleur violente, la perte d’un être cher ou le senti-
ment aigu qu’on ne vit pas selon la loi dont on a secrètement entrevu
l’orientation. Le signe est le plus souvent l’apparition d’une flamme
ou d’un visage lumineux, quelquefois une voix donnant un ordre im-
pératif. Quelques-uns ont vu un personnage transparent à leur côté.
D’autres ont été visités par Jésus-Christ ou par le Bouddha. Les révé-
lations sont venues quelquefois après un appel, après une attente an-
xieuse. Mais d’autres fois, elles se sont présentées brusquement sans
raison apparente, parce que l’heure de l’homme avait sonné à l’invi-
sible horloge de son âme.
On a pu identifier cette révélation avec la grâce chrétienne. Dans
ce cas-là, celui qui la reçoit est l’objet d’une faveur provenant d’un
Dieu capricieux qui choisit certains êtres et non pas d’autres. Mais la
religion n’a rien à voir avec la véritable révélation. Le vase spirituel
de l’âme reçoit une goutte d’esprit de plus, une goutte mélangée d’or-
dinaire à une larme et il déborde vers sa source.
Il n’est pas nécessaire de croire à un Dieu personnel pour recevoir
la grâce de l’esprit. Elle vient d’une source plus immense.
La révélation peut se manifester de manière différente, mais le ré-
sultat est semblable. L’être éprouve une joie délicieuse que les mots
ont de la peine à rendre. Ses forces d’amour sont multipliées à l’infi-
– 149 –
ni. Il comprend l’insignifiance de sa vie. Son cœur bat avec celui de
toutes les créatures. Il sent passer en lui le torrent de cette allégresse
suave qui est l’essence intime de tout ce qui existe et que la mort doit
donner à ceux qui meurent détachés.
On retrouve dans presque toutes les expériences mystiques le
même rouage de la révélation. C’est à la minute où l’âme s’aban-
donne, reconnais intérieurement sa soumission à la loi, qu’une mysté-
rieuse porte s’ouvre, que le signe est fait.
Mais celui qui ne voit rien venir, celui qui appelle en vain, ne doit
pas cesser de croire à la magie de son appel. Il n’y a pas d’appel sans
réponse. La réponse est seulement plus ou moins tardive. Il ne faut
jamais oublier la parole de Swedenborg :
« Il paraît exister une loi divine suivant laquelle notre volonté
éveille la volonté de Dieu. »

– 150 –
UTILITÉ DE LA MALADIE

Je suis forcé de constater par l’expérience personnelle que l’état


de maladie, de maladie légère est plus favorable à la découverte et à
l’accès d’un autre monde, proche du nôtre, d’un autre monde plus
beau qui en est comme la contrepartie idéale.
Il serait préférable, plus moral, plus exemplaire de glorifier exclu-
sivement la santé du corps comme la source de toutes les merveilles.
Dans un corps sain, on a des pensées plus claires et plus hautes, en
principe. Pas toujours en fait. Tous les hommes chargés d’instruire
ont unanimement enseigné qu’il fallait d’abord avoir un corps bien
portant, même dans le domaine mystique il est dit qu’il n’y a aucune
possibilité de se perfectionner si l’on n’a pas des poumons, des
muscles, un système sanguin aptes à certains exercices qui
conduisent l’esprit dans la voie.
C’est là une vérité éclatante et j’y adhère pleinement. L’état de
santé est supérieur à l’état de maladie et avec amour, il faut recher-
cher la santé du corps et colle de l’âme.
Mais l’expérience personnelle m’enseigne qu’un léger état de ma-
ladie vous pousse délicatement à votre insu sur une sorte de frontière,
de zone intermédiaire où l’on a la faculté d’apercevoir de loin un
double de notre univers dont le nôtre ne serait qu’une réfraction phy-

– 151 –
sique et non la vraie réalité.
De même un peu de déséquilibre moral, une exaltation anormale
favorise les intuitions. Il crée des résonances d’émotions nouvelles et
profondes. Ce qu’on appelle l’inspiration n’est pas autre chose qu’un
trouble, une désorganisation passagère des facultés de l’esprit. Les
idées vibrent différemment, elles s’associent avec plus de rapidité et
des groupes nouveaux qu’elles forment, l’une d’elles, plus auda-
cieuse, atteint parfois un point où les autres n’ont jamais été.
La santé totale est un bienfait que personne ne songera jamais à
repousser. Mais si la nature, sur son formidable livre a inscrit certains
troubles pour votre organisme, il ne faut pas s’en affliger outre me-
sure, mais chercher à en retirer un avantage pour la connaissance des
mondes invisibles.
Il y a dans la maladie des points de contact avec ces mondes
qu’on ne peut avoir dans l’état de santé. Les rêves de la fièvre ne sont
pas des inventions incohérentes, mais des images déformées de la
réalité qui est au-delà de nos sens. C’est parfois à la faveur de la
fièvre qu’une indication est donnée à l’esprit parce que celui-ci est
dans l’état de trouble qui lui permet de la recevoir. Que d’apparitions
furent aperçues, que de paroles admirables furent entendues dont on
n’a pas tenu compte parce qu’elles étaient perçues dans la fièvre !
Pour ceux qui attachent un prix inestimable à la certitude de l’au-
delà, la maladie mérite d’être réhabilitée.

– 152 –
L’APPARITION DE LA LAMPE

Peut-être l’expérience personnelle devrait-elle rester secrète et y


a-t-il des choses qui ne doivent pas être révélées. Peut-être y a-t-il un
mystère qu’on abolit en le décrivant. Mais le silence n’est-il pas
l’égal du néant et le devoir de la parole n’est-il pas aussi impérieux
que le devoir du silence ?
Bien minime est l’exemple que je peux donner. Je ne le donne pas
pour servir d’indication à celui qui ferait les mêmes recherches que
moi. J’obéis à une invitation intérieure de raconter.
Ce soir-là, je ne m’étais senti le courage de faire aucun appel, au-
cune invocation à des puissances vivantes ou mortes. L’appartement
était désert, je sentais la rue déserte derrière les murs, mon âme était
déserte comme le monde immense où je me sentais perdu.
Je ne sais pourquoi une terrible parole revenait à ma mémoire et
m’apparaissait comme écrite en lettres de feu sur un invisible livre :
— Il y a des hommes pour qui la vie est un supplice…
Certes, je ne faisais pas partie de ces hommes. La vie n’avait ja-
mais été un supplice pour moi et même j’avais tiré d’elle des jouis-
sances, nombreuses, variées, délectables. La source de ces jouis-
sances s’était tarie, voilà tout. Ou plutôt, elle avait été remplacée par
une autre source plus abondante, plus pure, dépouillée de toute amer-

– 153 –
tume, mais ou je puisais solitaire. Non, je n’avais pas à me plaindre
et face à face avec le passé, je lui devais une action de grâce.
— Louange à la vie et à sa beauté multiforme, au plaisir de
l’amour humain, à la richesse des pensées qu’on trouve dans les
livres, à tout ce qui est charmant et périssable ! formulai-je avec mes
lèvres. Mais au plus profond de moi était écrit : il y a des hommes
pour qui la vie est un supplice…
J’en avais connu. Ils avaient vécu et ils étaient morts. Je les re-
voyais. Leur caractéristique était un apparent enthousiasme de la vie.
Un enthousiasme désespéré. Un enthousiasme qui allait jusqu’à dési-
rer la mort dans l’espoir d’une vie plus haute. J’avais vécu intime-
ment avec deux ou trois d’entre eux, mais il y en avait que j’avais
seulement entrevus, dans des réunions, dans des cafés, surtout dans
des cafés. Je me remémorais des yeux brillants, des parcelles de gé-
nie éparpillées dans des discours, devant des tables de marbre, par-
fois des éclairs de haine. Et ils n’avaient laissé ni œuvres, ni
ébauches d’œuvres. Leurs actions n’avaient été que des essais et des
essais d’ordinaire mort-nés. Ils avaient été inutiles à leurs semblables,
peut-être nuisibles. Et je les chérissais sans raison valable, peut-être
seulement parce que la vie avait été un supplice pour eux.
J’écoutai longtemps les bruits de la ville et de la nuit, pour savoir
s’il ne s’en produirait pas un de particulièrement extraordinaire,
chute de tour Eiffel, trompette d’Apocalypse aux sept appels, signal
de la fin des temps. Je m’assurai avec un secret regret qu’il n’y avait
que le gémissement des taxis en marche dans la tristesse sans fin des
rues et de ci, de là, un air lamentable de phonographe accroché à une
fenêtre comme un oiseau empoisonné. Alors, je songeai que lorsqu’il
n’y a pas de fin du monde en perspective et qu’on ne peut chasser de
son esprit ceux pour qui la vie est un supplice, il reste un refuge ul-
time, profond, plein de pardon et d’oubli et ce refuge est le sommeil.

– 154 –
Vers ce refuge qui m’est toujours accordé un peu avant l’heure de
minuit, je me précipitai avec ardeur. Cette ardeur était une fuite. Je
fuyais ce qui était autour de moi, les livres et les photographies bien-
veillantes, je fuyais le peuple des souvenirs toujours prêt à apparaître
au moindre signe, je fuyais mes propres pensées, ma propre vie insi-
gnifiante, je fuyais surtout ceux pour qui la vie est un supplice, dont
je revoyais les visages, douloureux et graves, les pommettes mar-
quées par l’alcoolisme et certains rires, plus atroces qu’aucune tris-
tesse.
Et je me demandai si, de ces compagnons que j’avais connus et
qui avaient disparu, je n’étais pas le survivant. N’étais-je pas un
membre de cette famille désespérée qui avait résisté à la vie parce
qu’il avait été plus favorisé par le sort, qu’il avait su créer des chi-
mères, les peindre et les souffler en forme d’idoles et les adorer pour
avoir un prétexte à vivre ? Mais quelquefois, la baudruche des idoles
éclatait, il n’y avait plus rien, et je me retrouvais pareil à mes frères,
les alcooliques, les désespérés, ceux pour qui la vie avait été un sup-
plice.
Ah ! passer vite sous le portique du sommeil ! Entrer dans le
monde des choses nocturnes, des rêves peut-être, du silence et du re-
pos presqu’à coup sûr !
Et pour cela, pour tout oublier, il n’y a qu’à presser le bouton
d’une lampe électrique, à s’étendre les bras en croix comme si on
était mort et à attendre.
En réalité, ce n’est pas ce que je fais, chaque soir. Quand la lu-
mière est éteinte, je profite de la paix des ténèbres pour me recueillir,
pour tenter de communiquer, par l’élan de la pensée, avec les forces
supérieures de l’esprit que j’imagine comme des entités personnelles
susceptibles de m’entendre. Et quelquefois il m’est arrivé d’avoir, si-
non une réponse à ma demande, tout au moins un petit signe me per-

– 155 –
mettant de croire que mon aspiration était connue et que mes paroles
silencieuses n’étaient pas perdues.
Mais ce soir-là, il n’y avait pas en moi de vertu de demande. Mon
âme était comme une pierre, comme un tombeau fermé. Je ne sentais
qu’un profond, un sincère désir de néant.
Et c’est alors que l’au-delà se manifesta à moi pour la première
fois. Quelle créature de l’au-delà, quelle intelligence suprêmement
attentive qui, en échange du désespoir me fît le don de la lumière vi-
vante ?
L’obscurité de ma chambre était compacte et j’étais étendu, im-
mobile, les yeux ouverts. Devant moi et un peu à droite, avec une sai-
sissante rapidité, jaillit une lumière d’or clair, d’or pur, d’or éblouis-
sant. Et au milieu de cette lumière, avec la couleur et le relief de la
vie était une lampe, une lampe ancien modèle, une lampe à huile
d’autrefois, ayant un pied évasé ordinaire et un bec pour tourner la
mèche.
Or, cette lampe, je la reconnus parfaitement. C’était la lampe dont
je m’étais servi dans ma jeunesse, qui avait jeté sa lumière médiocre,
mais fidèle dans ma chambre d’étudiant. À cette lampe, jadis, j’avais
donné cette forme d’amitié que l’on donne à certains objets familiers,
quand le nombre des possessions est restreint et que ces objets vous
ont rendu longtemps et régulièrement ces services précieux que la
matière rend à l’esprit. Quand des chambres plus modernes
m’avaient permis un éclairage électrique, j’avais gardé la lampe
comme souvenir de certains soirs de froid, de solitude et d’espoir
auxquels elle était liée et dont elle avait été l’âme. Puis les années
avaient passé, les déménagements s’étaient succédé et la lampe avait
disparu. Il n’y avait jamais eu un moment précis de la disparition.
J’avais regretté cette perte. Mais je pouvais croire qu’elle n’avait ja-
mais été jetée à un bric-à-brac

– 156 –
de vieux objets, qu’elle s’était dématérialisée et, par une ascen-
sion mystérieuse, était retournée au séjour des flammes éternelles.
Et maintenant, elle en était redescendue. Pas pour longtemps.
J’évalue à quinze secondes le temps où elle fut présente à mes yeux.
Mais ce temps me parut infiniment long. Il fut assez long pour que je
puisse être conscient qu’un évènement d’ordre merveilleux survenait
et que cet évènement était produit par l’apparition d’une lueur d’or et
de la lampe de ma jeunesse au cœur de cette lueur.
Et aussitôt la lampe disparut et elle fit place à l’image d’un Boud-
dha, d’un Bouddha debout et placé de telle façon que la lumière qui
avait entouré la lampe l’auréolait d’une façon parfaitement harmo-
nieuse et ressemblait à ces feuilles d’or peint que l’on place autour de
certaines statues de Bouddha pour représenter l’aura lumineuse qui
les enveloppe.
Le Bouddha ne demeura pas devant mes yeux plus longtemps que
la conscience que j’éprouvai de la réalité de son image. Il rentra dans
l’or fluide qui l’entourait et cet or lui-même s’atténua, se fondit, dis-
parut et fit place aux normales ténèbres qui n’auraient logiquement
pas dû cesser d’emplir la chambre.
Une impression de ravissement demeurait en moi. Le mot ravisse-
ment est le seul que je puisse employer pour désigner un état bien
différent de l’allégresse intellectuelle que pouvait me donner la satis-
faction d’avoir été le témoin d’une manifestation extraordinaire, vio-
lant les règles de la nature et indubitablement extérieure à moi. Cette
impression de ravissement devait dépasser le sommeil et je la retrou-
vai le lendemain à mon réveil. Après quoi elle s’effaça comme s’ef-
face la beauté quand elle s’est exprimée et l’amour quand il a jeté son
souffle d’enchantement.
De qui venait l’apparition messagère qui m’a préservé de la
chute ? De cet inconscient auquel on confie maintenant le rôle de tout

– 157 –
expliquer, dira-t-on, de l’inconscient père des rêves, créateur du
meilleur et du pire. Un témoignage venant du plus profond de moi-
même et par conséquent de mon inconscient, m’affirme impérieuse-
ment que non.
Y a-t-il comme je le crois des hiérarchies d’êtres supérieurs à
l’homme et dans certains cas et pour des raisons qui m’échappent,
ces êtres interviennent-ils ?
Ou faut-il supposer que j’ai reçu le message d’un vivant ? D’un
vivant très puissant qui peut envoyer sa pensée à une grande dis-
tance ? J’ai eu, une fois, la faveur d’approcher un des hommes arrivés
au plus haut degré de la spiritualisation, le seul homme qui, à ma
connaissance a atteint le plan de l’esprit, en manie à son gré les
forces et peut les répandre. Ne suis-je pas resté, à mon insu, en rap-
port avec lui ? L’espace n’aurait pas été un obstacle à la projection de
sa pensée, pas plus qu’il ne l’est pour un des modernes appareils de
transmission des ondes. N’a-t-il pas fait usage de son pouvoir pour
me préserver d’un danger ?
C’est à cette hypothèse que je me suis rallié. Car le plus grand
danger est peut-être le désespoir et l’aspiration de l’âme vers le
néant. Certes, les jours succèdent aux jours, chacun apportant sa to-
nalité particulière, sa couleur de bonheur ou de malheur. J’aurais
vraisemblablement retrouvé le lendemain des pensées meilleures.
Mais il est possible que dans l’économie générale de la vie spirituelle
la plongée dans le sommeil avec un élan de désespoir ait une grande
importance et qu’une intelligence supérieure et protectrice ait jugé
bon de m’en préserver.
Quelle qu’en soit l’origine, j’ai compris le langage du symbole.
Il disait : la lampe de ta jeunesse brûle toujours. La voici encore
près de toi. Jadis, tu as fait à ton insu un pacte avec la lumière. De -
meure fidèle à ce pacte. Voici, pour te le rappeler, l’image de

– 158 –
l’homme qui, sur la terre, s’est le plus approché de la vérité.
C’est le lendemain seulement, je l’avoue, que j’ai revu, mais plus
voilés et plus lointains dans mon souvenir, les visages des hommes
pour qui la vie fut un supplice.
Ce n’est qu’alors que je réalisai combien j’étais favorisé entre
tous ceux qui sont inscrits pour le tourment. Car pour ces frères dis-
parus, il n’y avait pas eu de signe, pas d’apparition consolatrice. Il
n’y avait même pas eu en eux la foi en ces signes. Ils avaient été ré-
absorbés par la grande force destructrice, sans la plus petite indica-
tion du divin. Ils étaient partis sans lampe. Et où étaient-ils mainte-
nant ? Par quels avatars de transformations étaient-ils passés ? Et à
quelle minute des temps leur serait-il donné de connaître enfin le
doux ravissement que procure la lumière d’or ?

– 159 –
LE SOIR DU JUGEMENT

Je les avais appelées et elles vinrent, une à une, toutes mes mau-
vaises actions passées, car il ne peut y avoir pour l’homme de séréni-
té de soir, s’il ne les a pas fait comparaître devant lui et s’il ne s’en
est pas absous lui-même.
Elles s’étaient tenues longtemps à l’arrière-plan de mon âme, mais
je savais qu’il devait y avoir pour elles un jour du jugement dernier et
que c’est moi qui devais être le juge.
Mais dans ces mauvaises actions, je n’entends pas le mal ordi-
naire causé à d’autres créatures : ce mal-là avait été pour moi comme
une balle que j’avais renvoyée, d’un mouvement automatique, après
l’avoir reçue dans l’ivresse du jeu. Du bien et du mal, je n’avais été
qu’un figurant, chargé de recevoir et de lancer. Ces mauvaises ac-
tions-là n’avaient pas à être jugées. Si elles devaient avoir des consé-
quences, elles seraient aussi insignifiantes que leur substance elle-
même.
Il s’agissait d’un mal plus subtil et de mauvaises actions qui
avaient touché le domaine profond de l’âme.
Un jour que je me promenais au soleil d’été à travers les cam-
pagnes qui sont voisines de la Méditerranée, j’avais aperçu devant
une très pauvre maison solitaire, un chat noir. C’était un chat enfant,

– 160 –
particulièrement maigre, pelé et mélancolique. Il semblait empreint
de cette désolation qu’ont seuls les êtres dépourvus de toute affec-
tion. Il devait y avoir aussi pour lui un drame de la nourriture. Ce
chat ne reflétait pas cette, joie de vivre qu’ont les animaux en bas
âge. Il semblait posséder une conscience précoce de sa solitude et du
mauvais sort qui l’avait fait échoir à des maîtres indifférents et durs.
Je m’arrêtai, je le pris dans mes bras malgré ses protestations et
son effroi et je le caressai doucement de la main. Les protestations
cessèrent et le chat sembla subitement s’abandonner. Il leva sa tête
vers moi et je vis dans ses yeux ronds et clairs quelque chose comme
une stupeur égarée. Il fit en même temps entendre un murmure bi-
zarre qui n’était pas le ronron des chats satisfaits, mais exprimait la
béatitude d’une nouveauté admirable.
Je le reposai à la place où je l’avais pris et je continuai ma route.
C’était un petit chemin qui serpentait à travers des pins. Au bout
d’une minute, en me retournant, je vis que le chat marchait derrière
moi, d’un pas débile. Je fis un geste pour lui ordonner de demeurer et
je hâtai ma marche. Mais le chat avait pris une décision rapide. Il
abandonnait le lieu de sa naissance et il se donnait à moi.
En vain, je lui intimai à nouveau l’ordre de revenir en arrière. Il
s’efforça de courir. Je me demandai ce que je devais faire. Pouvais-je
le dérober à des maîtres que je ne connaissais pas et qui devaient être
de mauvais maîtres ? Mais ce n’est pas ce scrupule qui me retint. Je
me représentai l’embarras que me causerait un chat dans l’hôtel où
j’habitais, l’aspect que j’aurais en traversant le hall de cet hôtel, por-
tant cette créature minable, mon ignorance des soins à donner à un
chat malade.
Je me mis à courir sur le chemin. Alors j’entendis derrière moi
une voix désespérée, sans analogie avec aucune voix animale et je vis
cet être noir, hérissé, caricatural qui de toutes ses forces essayait de

– 161 –
me rattraper. J’eus la lâcheté de redoubler de vitesse et ce ne fut
qu’après une distance assez grande et quand le chemin eut tourné
plusieurs fois que je cessai d’entendre l’appel de celui auquel j’avais
révélé ce que c’était que l’amour.
Dans les ténèbres de sa misère absolue, il ignorait qu’il y avait
autre chose au monde que la peur des plus forts, la faim et la solitude.
Et moi, je lui avais fait connaître la bonté et je lui avais arraché tout
de suite ce que je venais de lui donner.
Et cette mauvaise action, je l’avais accomplie – exactement la
même – avec des créatures humaines. Était-ce alors une mauvaise ac-
tion plus grande ? Y a-t-il une hiérarchie dans l’échelle du mal qu’on
fait, selon le degré de développement des êtres auxquels on le fait ?
Je n’en suis pas sûr.
C’était au temps où ma jeunesse s’écoulait à Toulouse, au temps
où je distinguais encore mal les différences établies par l’ordre social.
Un jour, je croisai dans la rue une jeune femme qui me parut char-
mante. Peut-être l’était-elle ? Je la suivis, je revins près de sa maison
et je m’aperçus qu’elle avait coutume de se tenir à une fenêtre du rez-
de-chaussée.
Je n’établis aucun rapport entre le quartier spécial dans lequel
était située la maison et la présence de la charmante jeune femme à
une fenêtre d’où les communications avec les passants sont vite éta-
blies. C’était l’été, du reste, et il était normal d’être assis derrière des
persiennes ouvertes. Je repassai souvent dans cette rue et, comme en-
trée en matière, j’envoyai un bouquet de fleurs, par l’intermédiaire
d’un enfant à la jeune femme que je n’osais pas aborder directement.
Il n’est pas dans les usages des hommes de notre temps d’envoyer
des fleurs à une raccrocheuse professionnelle. Cet envoi était telle-
ment anormal qu’il produisit un effet immense et que le quartier en
fut ému, car le bouquet arriva par un crépuscule, à l’heure où tout le

– 162 –
monde se tient sur les portes et dans l’encadrement des fenêtres.
Il en résulta une étrange amitié à laquelle ma timidité sut garder le
caractère d’amitié.
Puisque vous lisez beaucoup, me dit une fois la jeune femme de la
fenêtre, car elle me voyait des livres sous le bras, prêtez-moi un livre.
Je le lirai, même si ce sont des vers.
Or, dans ce temps, je venais d’acheter et cela avait été pour moi
un sérieux effort matériel, le dernier livre d’Henri de Régnier, intitu-
lé : Épisodes sites et sonnets. Il était, autant qu’il m’en souvient d’un
symbolisme un peu mystérieux. Je craignais qu’il ne fût incompris.
Bien au contraire. Il fut lu et relu, appris par cœur. Il devint une sorte
de bible d’un culte incompréhensible, peut-être celui de l’élévation
de l’âme, culte qui est célébré à tous les degrés de l’échelle humaine.
Je ne sais ce qui se produisit en moi. Ce ne fut pas parce que je
découvris quelle carrière modeste, mon amie avait été appelée à
suivre. Ce n’est que par la suite, avec un peu plus d’expérience, que
je le compris. Quelque chose passa en moi que l’on peut appeler une
indifférence subite, le goût du changement ou à laquelle on peut don-
ner le nom qu’on voudra. J’interrompis les rapports intellectuels que
j’avais entretenus fidèlement et qui s’étaient parés d’eux-mêmes
d’une couleur sentimentale. J’abandonnai le volume d’Henri de Ré-
gnier et celle qui en avait fait un bréviaire. Je ne revins plus dans la
chambre où mon bouquet séché avait été conservé comme le témoi-
gnage de ce je ne sais quoi d’idéal qui est à jamais interdit à certaines
créatures. Cela, cet inexprimable, je l’avais fait entrevoir, je l’avais
apporté et mon absence l’anéantit.
Il a fallu des années pour que je me rendisse compte que mon dé-
part qui avait dû être interprété comme une forme de mépris était
d’une cruauté plus froide qu’aucune injure. À celle qui avait cru que
ce qu’il y a de meilleur au monde, l’amitié, peut exister, j’avais enle-

– 163 –
vé cette foi. Je lui avais permis de s’élever d’un degré dans le do-
maine des émotions et je l’avais laissée rétrograder en l’abandonnant.
N’était-ce pas là le péché contre l’esprit, le seul qui ne sera pas par-
donné ?
Mais y a-t-il des péchés qui ne sont pas pardonnés ? Surtout si on
les a portés à la lumière de la conscience, si on en a vu les causes et
si on a créé des causes contraires qui enfanteront de belles actions
quand aura sonné leur heure de réalisation ?
Et j’appelai à la lumière d’autres mauvaises actions. Elles avaient
toutes un air de famille. Elles se ressemblaient par l’égoïsme dont
elles étaient empreintes, par l’amour de moi-même qui les avait ma-
nifestées.
Ce qu’on appelle le Gardien du seuil n’est pas un monstre redou-
table dont on ne peut supporter la vue à cause de la hideur de son vi-
sage. C’est soi-même, c’est sa propre âme. Il faut la regarder face à
face, se rendre compte de son impitoyable orgueil, de sa faculté
d’anéantir tout ce qui va à l’encontre de sa vie, faculté qui s’est déve-
loppée à l’image de la nature divine.
Car la nature veut l’épanouissement des êtres et elle ne cesse de
donner au plus fort, qui est aussi le plus impitoyable, des récom-
penses de beauté et de pouvoir. Mais jusqu’à une certaine limite ! Il y
a un point où il faut s’arrêter, rendre ce qu’on a reçu, abdiquer son
ancienne royauté. Une goutte de plus et le vase déborde ! Il y a un
soir solennel de la récapitulation des actes et des pensées. Il faut
prendre soi-même la trompette de Dieu, la faire retentir et réveiller
ses propres morts.
Sortez de l’ombre où vous reposiez, mauvaises actions, pensées
secrètes de mal, jalousies inexprimées, intentions impures ! Compa-
raissez avec votre double attaché à vous, le remords que vous devez
un jour ou l’autre mettre au monde ! Poussez devant vous ce frère au

– 164 –
corps empoisonné, cette larve ténébreuse pour qu’elle se dissolve par
la vertu de la lumière. Venez toutes du fond du passé pour que je
vous juge !
Il me suffit de vous voir pour vous réduire à néant avec le cortège,
qu’on m’avait dit infini, de vos effets. Je ferme ce soir l’immense
livre où sont inscrits les effets et les causes, les uns naissant des
autres, avec la fidélité d’une loi mathématique. La longue série est
close. J’arrête la naissance du mal, par ma volonté rédemptrice. Je
tourne la dernière page et je trace, au bas, une croix, le plus antique
signe employé par les hommes sur la planète, la croix de l’esprit.

– 165 –
EXPLICATION DE LA DOULEUR

La présence du mal et de la douleur sur la terre demeure inexpli-


cable. Ceux qui ont fait les recherches les plus profondes pour en
donner une explication sont obligés de déclarer, en dernier ressort,
que c’est un problème dépassant la compréhension de l’esprit hu-
main.
Or, il y a dans le livre de William James, « l’expérience reli-
gieuse » une page étonnamment suggestive où se trouve peut-être
une explication et même une légitimation de la douleur, résultant non
d’une hypothèse, mais d’une expérience directe.
William James reproduit le récit d’une femme qui raconte ce
qu’elle a ressenti sous l’influence de l’éther pris avant une opération
chirurgicale :
« Je me demandai si j’étais en prison ou si l’on me torturait… Je
devins tout à fait insensible. Un Être puissant traversait le ciel, le
pied posé sur un éclair, comme une roue sur un rail. C’était son che-
min. L’Être se mouvait en ligne droite et chaque point de cette ligne
lumineuse ne me devenait conscient pour un instant que pour qu’il
pût avancer. Je me sentis directement sous le pied de Dieu. Il sem-
blait en m’écrasant tirer de ma douleur sa propre existence. Je
m’aperçus alors qu’il s’efforçait de tout son pouvoir, de changer sa

– 166 –
direction, d’infléchir l’éclair qui le portait… Il m’infléchit et l’angle
qu’il fit était ma souffrance même, la souffrance la plus aiguë que
j’aie jamais éprouvée, au sommet de laquelle, quand il passa, j’ai vu.
L’angle était obtus et j’eus l’impression en me réveillant, que s’il eut
été droit ou aigu, j’aurais souffert et vu davantage encore. »
« L’Être passa et je revins à moi. Je ne voyais pas le dessein de
Dieu, je ne voyais que son effort inexorable. Il ne pensait pas plus à
moi qu’on ne pense à la douleur du liège quand on débouche une
bouteille. Et pourtant, à mon réveil, je me rendis compte qu’en cette
demi-heure d’anesthésie, j’avais servi Dieu d’une manière plus effi-
cace et plus pure que jamais auparavant. Par mon moyen, il accom-
plit et révéla quelque chose, je ne sais quoi, je ne sais à qui, en réali-
sant toute la souffrance dont j’étais capable. »
On sait que l’éther a une propriété inexplicable d’évocation et de
lucidité métaphysique. Sous son influence, les grands problèmes
s’éclairent, tout paraît lumineux, aisé, véridique. Mais cet effet extra-
ordinaire disparaît au bout d’un temps très court et l’on ne peut re-
trouver la vérité qu’on avait saisie et qui s’est enfuie.
L’expérimentatrice de William James s’est souvenue. Son récit
est saisissant et il devient atroce par ce qu’il est plausible. Dans
l’économie générale du monde où nous savons que rien ne se perd, il
semble qu’il n’y ait que la douleur qui soit perdue. D’après ceci, elle
ne l’est pas. Elle prend, dans un autre plan, une forme géométrique,
elle se transforme pour servir à des opérations inconnues dont le se-
cret nous échappe.
Qu’un être au caractère divin et terrible par son indifférence,
considère notre douleur comme un angle à infléchir, sur lequel il
glisse avec aisance, même si cette image n’est qu’un symbole, cela
n’en a pas moins une apparence de vérité. Et une preuve de cette vé-
rité est donnée par une réaction d’élévation spirituelle que la douleur

– 167 –
procure à celui qui l’éprouve, sinon toujours, du moins dans certains
cas, selon ses capacités personnelles.
Car il arrive que la douleur abaisse sans compensation d’aucune
sorte. Mais peut-être y a-t-il des douleurs qui servent les Dieux et de
mauvaises douleurs qui ne sont profitables qu’au néant. Et alors,
comment les reconnaître ? Quelle est la pierre de touche des douleurs
humaines ?
Et si nous reconnaissons que notre douleur est de celles qui sont
utiles à des Dieux, il s’agit de savoir dans quelle mesure il est juste
que nous souffrions pour leur permettre de courir sur des angles plus
ou moins aigus ou obtus. La protestation que nous pouvons élever,
bien qu’inutile en apparence, est peut-être enregistrée aussi mysté-
rieusement que le service rendu par notre douleur. Elle sert de contre-
poids sur une balance inconnue. Notre non-acceptation diminue peut-
être la somme totale des douleurs.
La conscience est la grande force purificatrice. Si nous pouvions
mesurer notre souffrance et concevoir son utilité inconnue, peut-être
arriverions-nous à la transformer même en jouissance. Celui qui
souffre pour rien a le droit de se désespérer et de maudire la cause in-
connue de sa douleur. Mais s’il savait participer à une œuvre sublime
sans doute l’accepterait-il et demanderait-il à souffrir davantage.
La douleur demeure le plus grand secret de la terre.

– 168 –
PRIÈRE AU SOLEIL

O paradigme des essences lumineuses, source des émanations


subtiles, toi qui changes en clarté les compactes ténèbres de l’infini, o
soleil, tu es bien le seul Dieu auquel il faut revenir, après avoir fait le
tour de la circonférence des Dieux possibles ! Tu n’es, peut-être,
qu’une étincelle dans une gerbe plus vaste et plus haute, mais pour
nous tu es l’ultime fin et le suprême commencement. Et devant le
mystère qui enveloppe toutes les Puissances, c’est à toi que je
m’adresse comme à la seule Puissance visible, généreuse et éternelle.
Je sais bien que tu ne peux répondre directement à la demande de
l’homme. Mais tu réponds indirectement en faisant pousser le blé
pour celui qui a faim, la vigne pour celui qui aspire à l’ivresse, en ap-
paraissant le matin pour celui qui a peur, et en descendant derrière
l’horizon pour celui qui aspire au repos de la nuit. Car tu as l’air de
monter et de descendre et il n’est pas de meilleure sagesse pour
l’homme que cette image de la chute et de la renaissance.
O soleil, je suis de ceux qui ont besoin de la présence continuelle
de tes rayons. Je sens la vie qui s’éloigne de moi dans les pays où
l’on ne voit pas ton cercle d’argent embrasé. Je ne peux du reste
m’expliquer pourquoi la terre a cette inclinaison étrange sur son axe,
pourquoi dans certaines régions malheureuses, tant de larves opaques

– 169 –
appelées brumes, tant de liquides humeurs de l’air appelées pluies
t’interceptent à nos yeux. Les tissus de mon corps dépérissent de ne
pas avoir ta chaleur dans leur substance et loin de toi mon âme est
malade et n’a plus la force de s’élancer.
Je me plais à croire qu’il y a des esprits solaires qui vivent en toi,
des créatures avec un corps aux moelles de feu qui se meuvent dans
tes océans d’incandescence et jouissent délicieusement de la conti-
nuité de la flamme. De même, il doit y avoir ailleurs une inimagi-
nable opacité de ténèbres qui doit absorber les êtres volontairement
aveugles et épris de leur propre ignorance.
O soleil, écarte-moi du formidable courant céleste qui, d’après les
antiques philosophes de l’Inde, emporte les hommes vers leurs an-
cêtres. Délivre-moi de l’attraction lunaire qui appelle les morts, par la
loi de leur pesanteur, vers cette planète de volcans gelés et de vallées
de métaux éteints, pour les minéraliser dans la dureté de nouvelles
formes.
O soleil, appelle-moi à toi, fais-moi monter vers ta lumière, dé-
pouillé et purifié. Que de la pierre de mes os et de la matière humide
de ma chair, il ne reste qu’un gaz léger, qu’une vapeur si transparente
que l’aile d’un papillon n’y pourrait même pas tracer un dessin. Ra-
mène à une essence impondérable tout ce qui en moi est terrestre.
Dissous, volatilise, anéantis tous les éléments auxquels j’ai attribué
les vertus d’un être séparé, pour que je ne sois plus qu’une goutte de
l’élément feu dans le sein de ton intelligence rayonnante.

– 170 –
LOUANGE AUX FORCES SPIRITUELLES

Je remercie les forces spirituelles qui sont venues se poser sur


moi, quand j’apparus à la lumière terrestre, dans une modeste maison
de la rue du Taur, à Toulouse, non loin de Saint-Sernin. Il allait être
midi, c’était le mois de mars et, comme disent les astrologues, on
était dans le signe des Poissons.
Je remercie ces forces spirituelles d’avoir reconnu dans le visage
de ma mère une similitude qui leur a plu et les a dirigées par l’étroite
rue du Taur, loin des espaces ensoleillés. Depuis le malin, elles flot-
taient et jouaient à passer sous l’ombre de la flèche de Saint-Sernin.
Mais à midi, le soleil étant au-dessus de la flèche, ce tour de force de-
vint irréalisable et elles descendirent sur la terre.
Jadis, on les appelait des fées ou des marraines. Parfois, on les
distinguait autour des berceaux. Il y en avait de grandes et de petites.
On arrivait mal à comprendre que c’était le don d’elles-mêmes que
les marraines faisaient à leur filleul. D’ailleurs on a cessé de les per-
cevoir et même d’y croire.
La maison de la rue du Taur était vieille et sombre, l’âme de l’en-
fant qu’elles vinrent habiter était rebelle, vivace, avide de jouis-
sances ! Dure loi que celle de cette descente ! Plus dure encore celle
de la lente transformation à travers le sang d’un corps instable ! Il en

– 171 –
était une dont j’ai su le nom dès ce moment et que je n’ai jamais ou-
blié ; elle s’appelait : Espérance obstinée et j’ai toujours senti sa pré-
sence.
Je les remercie de leur patience. Elles ont voisiné avec des créa-
tures de mal, des larves presque sans visage, les hideux habitants des
cloaques intérieurs. Elles ont assisté à des luttes, elles m’ont vu tré-
bucher et tomber. Je les remercie de m’avoir permis de me relever. Je
les remercie maintenant seulement. Car sur le moment, j’étais ingrat
et ne pouvais m’incliner que devant moi seul.
Je peux rendre témoignage que deux fois, j’ai senti que mon heure
était venue, et que mon front avait été touché par la secrète baguette
d’or qui marque le terme des vies ; Je peux rendre témoignage que
deux fois ce terme a été reculé par l’intervention des forces spiri-
tuelles que j’avais en moi, celles qui étaient venues autrefois rue du
Taur, après avoir joué dans l’air du midi, autour du clocher de Saint-
Sernin.
Pourquoi exercèrent-elles cette protection, si toutefois c’en était
une et non un châtiment. Sans doute attendaient-elles de moi quelque
indicible tâche. Il y avait un rôle à jouer, une bataille à gagner je ne
sais sur quel champ et dans quel ordre de faits ou d’idées. Peut-être
n’ai-je pas compris ce qu’il fallait faire ou, dans l’ombre, me suis-je
trompé de chemin ? Je sais aujourd’hui que les signes ne manquent
jamais, qu’il n’y a pas de ténèbres tellement épaisses qui ne soient ja-
lonnées de lueurs pour celui qui sait regarder en lui la correspon-
dance de ces lueurs. Mais j’étais un pauvre ignorant, je me trahissais
moi-même, je perdais ; la bataille chaque jour et je marchais sans
compter les morts.
Et maintenant le soir est venu et je vois la gloire de Dieu ! De ce
que les hommes ont appelé Dieu, et qui peut porter d’autres noms :
La vie en mouvement, la transformation terrible et resplendissante,

– 172 –
l’ordre et le désordre, le mal innombrable, la bonté invincible, le
mystère au masque d’or, et la beauté qui enveloppe toutes choses
dans sa robe de pourpre solaire.
Je suis parvenu à la vraie connaissance du monde invisible, celle
qui vient de la nature. Celui qui a pénétré le secret des choses a péné-
tré le secret des Dieux. Car l’esprit se meut sur les eaux et dans les
formes de la terre. Il suffit pour le surprendre d’avoir saisi un fil
d’Ariane qui est peut-être un fil de la Vierge, d’avoir compris un mot
de passe que transmet peut-être un oiseau.
Ai-je saisi le fil de la Vierge qu’il fallait ou ai-je buté en me pro-
menant, un soir où la lune commençait à paraître sur un scarabée en-
chanté qui m’a touché avec son antenne ? Dans la profondeur de
l’étang, j’ai vu par-delà le regard de la grenouille et j’ai compris le
rapport qui unissait l’araignée à la racine du jonc aquatique. J’ai
contemplé dans le limon humide la naissance du protozoaire.
Sur la colline, en marchant parmi ces vieillards que sont les ceps
de vigne, j’ai senti les futures ivresses du vin monter dans les canaux
ligneux du bois et se répandre dans les grappes. J’ai contemplé la vir-
ginité de la rose sur laquelle venait se poser le papillon à tête de mort.
J’ai compris le message du cyprès et la prophétie de l’eucalyptus.
Je vois la gloire de Dieu et j’en suis remué dans la racine de mes
moelles. Je ne sais pas pourquoi il m’a été donné d’avoir accès à
cette splendeur, puisque les batailles ont été perdues, que je n’ai pas
réalisé ce que j’étais en droit d’attendre de moi, ce pour quoi les
forces spirituelles m’avaient désigné. Je voudrais chanter des
hymnes, lutter à la course avec des animaux sauvages, être roulé dans
les nuages par le vent, pousser des cris étranges comme les oiseaux
marins sur les mâts des barques.
Peut-être les moins méritants sont-ils ceux qui sont récompensés.
Peut-être suffit-il d’avoir compris autrefois le regard de sa mère, pour

– 173 –
voir l’esprit dans sa gloire sereine. Mais pourquoi y aurait-il quelque
chose à comprendre ? Ne suffit-il pas de se laisser emporter par les
eaux du fleuve, la face tournée vers le ciel ?
Louange aux forces spirituelles qui donnent des ailes aux
hommes ! Louange à celle qui s’appelle : Espérance obstinée et qui
fait triompher du découragement ! à celle qui s’appelle : Amour de la
nature visible et qui fait comprendre le monde invisible ! à celle qui
s’appelle : Allégresse du détachement, qui est la plus petite, la plus
frêle, la seule qui m’a abandonné quelquefois ! Ce sont elles qui per-
mettent de vivre et qui mettent de la bienveillance sur le visage de la
mort.

– 174 –
LA BEAUTÉ INVISIBLE

Celui qui a vu la douleur a vu la beauté. Elle se tient derrière les


traits des plus pauvres hommes, au fond des yeux les plus égarés.
Que les misérables soient consolés par l’idée qu’ils portent avec eux
une lumière voilée qui éclaire d’en bas et est aperçue de très loin !
La plus parfaite beauté habite les taudis, hante les prisons et les
bagnes. Elle est dans l’alignement glacé des lits d’hôpitaux, c’est elle
qui s’exhale dans la sueur de sang des esclaves, de ceux qui sont en-
chaînés au travail, à l’alcoolisme, au remords du mal qu’on a fait.
Mais cette beauté, il faut savoir la reconnaître, il faut avoir des yeux
intérieurs pour la percevoir, car elle est invisible.
Ceux qui sacrifient leurs jours pour soigner les malades, ceux qui
montent les escaliers sordides pour diminuer la misère, sont ceux qui
cherchent la beauté. Ils savent où elle se cache, sans être sûre, de la
faire jaillir. Les missionnaires qui vont dans les îles maudites où l’on
a parqué les lépreux, sont les amants de la beauté. Ils pressentent que
les difformités, l’hébétude des regards sous les paupières gonflées et
mortes recèlent un mystère divin. Car celui qui a vu la douleur a vu la
beauté. Mais il ne sait pas toujours comprendre ce qu’il a vu.
Aucun des rites de la vie n’a l’importance qu’on lui accorde. Les
devoirs sont presque tous des masques qui ont été peints par les plus

– 175 –
habiles et derrière leur austérité trompeuse, se cache l’égoïsme impi-
toyable. Les uns prétextent des devoirs sociaux, les autres proclament
avec orgueil qu’ils ont fondé une famille, et les autres disent qu’ils
ont trouvé Dieu. Ils se trompent eux-mêmes, soit à dessein, soit in-
consciemment pour jouir avec plus d’avidité du plaisir. Mais il n’y a
pas d’autre but réel sur la terre que de découvrir la beauté du monde.
La beauté est plus forte que les lois, que les morales, que les vertus.
Elle est la loi secrète de la nature, la vertu de Dieu.
On ne la découvre pas dans la sérénité. Le tourment est le privi-
lège des âmes élevées et malheurs à ceux qui s’en sont délivrés au
profit d’une paix facile ! L’homme qui par ses méditations, son dés-
intéressement, sa sagesse quotidienne a mérité de boire enfin le vin
sans ivresse de la tranquillité du soir doit mélanger lui-même à ce vin
une goutte de poison, le poison du tourment et de la douleur éternelle
des hommes dont il doit exiger sa part.
Car c’est un insondable mystère que la nature ait créé une beauté
resplendissante avec des paysages aux lignes tranquilles, des statues
sereines, des vierges idéales reflétant l’élan des cœurs purs, mais
qu’elle ait voulu que le plus haut sentiment de perfection jaillisse du
dernier degré de la douleur et de la participation à cette douleur.
Dante a raté son paradis pour y avoir fait palpiter trop d’ailes
d’anges. Un peu d’écœurante niaiserie demeure attachée à l’inno-
cence.
La beauté ne se cueille pas comme une fleur au bord d’une route.
Il faut l’arracher âprement à une cangue de boue. Elle est comme ces
mandragores enfantées de la semence tragique des pendus, qu’il faut
aller chercher la nuit sous le gibet, qui gémissent quand on les extirpe
de la terre, mais qui deviennent une petite créature d’amour dont la
suavité est faite de son ancienne misère.
Tous ceux qui ont brûlé du feu de la vraie beauté sont ceux qui

– 176 –
sont descendus dans les enfers de l’âme et ont connu ses pathétiques
angoisses. Ils ont embrassé la douleur avec la même joie désespérée
qu’on aurait à embrasser le fantôme de sa mère au lendemain de sa
mort. Ils ont eu pitié. Ils ont mesuré la cruelle indifférence des Dieux.
Ils se sont révoltés et ont blasphémé.
Artistes sublimes, saints, ou maudits, ils ont approché du mot de
l’énigme, ils ont touché le profond secret de la nature qui est dans
cette liaison intime de la beauté et de la douleur et qui crée l’une avec
l’autre, par une chimie sacrée. Ils ont trouvé leur salut dans la tem-
pête. Car toutes les sagesses accumulées depuis des siècles nous en-
seignent qu’il faut faire naufrage pour être enfin jeté par la mer sur
l’île des fontaines d’argent et des citronniers d’or.

– 177 –
Table des matières

PRÉFACE.......................................................................................................................5
COMMUNICATION AVEC LA NATURE...........................................................7
L’ANNEAU DE LA MÈRE............................................................................................8
LA GRÂCE DE LA NATURE.....................................................................................13
LE GRILLON ANNONCIATEUR...............................................................................15
LA JEUNE FILLE ET LA FOUGÈRE.........................................................................19
LA DÉCOUVERTE DU PLAN DIVIN.......................................................................22
JOIE QUE DONNE LA DÉCOUVERTE DU PLAN DIVIN......................................25
L’EXPÉRIENCE DES SAPINS PIEUX.......................................................................28
L’AMITIÉ D’UN LÉZARD.........................................................................................31
MYSTÈRE DU FEU.....................................................................................................34
HÉSITATIONS ET IMPERFECTIONS DE LA LOI DIVINE....................................36
LA VIE DES OBJETS..................................................................................................40
TRISTESSE DE VIEILLIR CHEZ LES INSECTES...................................................43
L’ÂME. ANIMALE......................................................................................................46
LE BANC DEVANT L’AUBERGE.............................................................................50
LE TEMPLE DE L’ESPACE ET DU TEMPS.............................................................52
ALLIANCE ARTISTIQUE DES VÉGÉTAUX ET DE L’HOMME...........................56
LA SENSIBILITÉ VÉGÉTALE...................................................................................58
COMIQUE CACHÉ DE LA CRÉATION....................................................................60
UNE NUIT D’ORAGE.................................................................................................63
PAYSAGE ANONYME...............................................................................................67
LES GAMAHÉS...........................................................................................................69
LES SECRETS DES ÎLES BERMUDES.....................................................................74

– 178 –
BEAUTÉ DES OISEAUX MOUCHES........................................................................81
ERREURS DE LA SCIENCE.......................................................................................85
LA DESTRUCTION DES ESPÈCES ANIMALES.....................................................88
CRUAUTÉ DES BÊTES..............................................................................................96
PRIÈRE POUR VOIR LA BEAUTÉ DES CHOSES...................................................98
DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE...............................................................101
LE CÔTÉ D’OMBRE DES ÂMES.....................................................................103
LE CÔTÉ D’OMBRE DES ÂMES.............................................................................104
MESURE DE LA SINCÉRITÉ...................................................................................108
LES SANDALES DE BRONZE D’EMPÉDOCLE...................................................111
L’EXAGÉRATION DU BOUDDHA.........................................................................116
LES JARDINS D’ÉPICURE.......................................................................................120
LA BARBE D’ÉPICTÈTE..........................................................................................122
LA MISSION DE MAHOMET..................................................................................126
LES CHANTS DE NANAK.......................................................................................130
LES DANSES DE CAITANYA.................................................................................133
VIOLENCE DE LUTHER..........................................................................................136
LA SOLITUDE DE SPINOZA...................................................................................138
RÉVÉLATION DES MONDES INVISIBLES...................................................141
LA PRÉSENCE DES DÉSESPOIRS..........................................................................142
LA MONTAGNE DE LA SÉRÉNITÉ.......................................................................144
LA RACINE DU DÉSESPOIR...................................................................................148
LA VENUE DU SIGNE..............................................................................................151
UTILITÉ DE LA MALADIE......................................................................................154
L’APPARITION DE LA LAMPE..............................................................................156
LE SOIR DU JUGEMENT.........................................................................................163
EXPLICATION DE LA DOULEUR..........................................................................169
PRIÈRE AU SOLEIL..................................................................................................172
LOUANGE AUX FORCES SPIRITUELLES............................................................174
LA BEAUTÉ INVISIBLE..........................................................................................178

– 179 –
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Saint-Amand (Cher). – Imprimerie R. BUSSIERE. – 26-5-37.

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