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COMMENT NE PAS MANGER L'AUTRE

Patrick Llored

Collège international de Philosophie | « Rue Descartes »

2014/3 n° 82 | pages 82 à 85

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Pour citer cet article :


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Patrick Llored, « Comment ne pas manger l'autre », Rue Descartes 2014/3 (n° 82),
p. 82-85.
DOI 10.3917/rdes.082.0082
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PATRICK LLORED
Comment ne pas manger l’autre

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Il s’agit rien de moins que de mettre au cœur et au corps de la déconstruction derridienne la


question carnivore. Elle est le propre de la déconstruction –  déconstruction non pas
seulement du propre de l’homme, ce serait trop facile et trop simple, mais du propre tout
court et donc de la propriété, de l’appropriation, à savoir de ce qui s’appelle la culture. Elle ne
nourrit pas seulement la philosophie animale derridienne mais aussi sa politique et son
éthique. Que cette question ne soit jamais saisie par ses lecteurs, il n’y a rien d’étonnant à
cette dénégation dans la mesure où son identification critique demande de se poser une
question qui apparaît comme trop peu philosophique alors qu’il s’agit de la philosophie même
en tant que corps de pensée  : comment manger et comment bien manger l’autre  ? Cette
préoccupation éthico-politique a été avalée, plus rigoureusement, introjectée par la
déconstruction et de cette belle introjection, il en est résulté de la pensée. C’est la pensée de
ce que veut dire carnivore, plus exactement, sacrifice carnivore, dans la « bouche vide » de la
déconstruction qui sera questionnée ici, dans ce qui se veut une très brève introduction à la
déconstruction du sacrifice carnivore comme tautologie radicale puisque cette déconstruction
peut être et devrait être interprétée comme une psychanalyse politique de l’acte carnivore
lui-même en tant qu’acte producteur de pouvoir et donc de souveraineté.

La déconstruction est une philosophie du cannibalisme généralisé. Autrement dit, elle est
cette philosophie cannibale parce qu’elle vise à la déconstruction de ce cannibalisme
généralisé mais en vain. Il faudrait alors parler des apories carnivores de la déconstruction
derridienne qui lui donneraient sa véritable force dévoratrice comme composé digeste et
indigeste à la fois de calcul et d’incalculable. Ce cannibalisme au cœur du corpus derridien
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produit en premier lieu des concepts à la voracité cannibale jamais évaluée. Ils ont chacun un
rapport intime avec la question carnivore. La conceptualité philosophique de la
déconstruction est comme hantée par la carnivoricité du monde pour devenir elle-même un

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élément de ce cannibalisme généralisé à la vie. Les concepts si connus de logocentrisme, de
phallogocentrisme, de carnophallogocentrisme et de sujet visent tous sans exception à nous
dire que les sujets que nous sommes n’existent que par et dans le sacrifice carnivore. Quand
notre bouche philosophique, non plus la langue donc, parle du sujet, elle veut dire que ce sujet
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parlant et raisonnant ne prend sens que dans la masculinité inséparable de la carnivoricité qui
le dévore. Logos, phallus et chair animale sacrifiée et consommée sont le nom identique de
cette chaine alimentaire au fondement de la subjectivité comme propre carnivore de
l’homme. Si Derrida parle d’une «  hétéro-tautologie comme synthèse a priori », pour
nommer cette carnivoricité généralisée et étendue au monde lui-même, c’est pour souligner
l’existence d’une identité entre la voix, celle que profère la bouche sacrificielle du sujet, le
phallus, bouche jouissive inversée, et la chair animale ingérée et consommée pour faire jouir
ces deux bouches. Tous ces mots sont tautologiques car ils profèrent tous le même désir
cannibale de manger l’autre, à la fois réellement et symboliquement, distinction qui perd sa
signification dans cette structure sacrificielle de pensée, laquelle est vécue sur le mode
ultraviolent de la dénégation autorisant et légitimant tous les euphémismes. Derrida nomme
explicitement et courageusement le meurtre au cœur même du sacrifice carnivore comme
opération centrale de ce cannibalisme généralisé, lequel acquiert toute sa puissance
souveraine dans l’ordre du politique comme ordre sacrificiel dominant tout l’Occident.
Or la déconstruction ne serait pas cette déconstruction du sacrifice carnivore comme
producteur de dénégation au fondement de la culture occidentale si elle ne déconstruisait
aussi, et avec la même violence nécessaire, ce qui pourrait constituer une solution, voire un
dépassement du meurtre de l’animal, à savoir le végétarisme. Elle nous apprend que le
végétarisme, n’est rien d’autre qu’un cannibalisme qui se donne bonne conscience dans et par
la dénégation comme son frère ou supposé frère ennemi  : «  Les végétariens, eux aussi,
mangent de l’animal et même de l’homme. Ils pratiquent un autre mode de dénégation. La
question morale n’est donc pas, n’a jamais été : faut-il manger ou ne pas manger, manger ceci
et non cela, du vivant ou du non vivant, de l’homme ou de l’animal, mais puisqu’il faut bien
manger de toute façon et que c’est bien, et que c’est bon, et qu’il n’y a pas d’autre définition
du bien, comment faut-il bien manger 1 ? ». Aucune libération, ni celle de l’animal ni même
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celle de l’homme, ne sera possible tant que le végétarisme comme philosophie politique
partagera les mêmes préjugés logocentriques que son frère ennemi, le carnivorisme comme
mode de domination politique. L’un et l’autre vivent dans l’incapacité absolue de nous

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permettre de quitter l’ordre carnophallogocentrique de la dénégation politique quand celle-ci
interdit de reconnaître la violence propre à cet ordre ou plus exactement le propre comme
origine absolue de toute violence politique. La dénégation politique de cette violence serait-
elle le seul propre de l’homme, s’il y en a ?
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La domination en politique repose entièrement sur le sacrifice carnivore et donc sur la


consommation de chair animale. Plus exactement, nous apprend la déconstruction, un tel
« schème dominant » est ce qui fait le « dénominateur commun » de toute domination en
politique, et est directement lié à la souveraineté exercée sur la vie animale par les hommes.
Souveraineté carnivore qui traverse, selon les termes mêmes de Derrida, «  l’ordre du
politique ou de l’État, du droit ou de la morale  », à savoir «  le schème dominant de la
subjectivité même ». Ces ordres ont fondé leur domination sur le pouvoir qu’ils exercent au
travers de la chair animale sacrifiée et consommée sur l’autel du politique. Ces institutions ne
vivent que de la domination qu’elles exercent sur la vie animale à travers le sacrifice carnivore
et la consommation de chair animale. Le sacrifice reste la raison d’être du politique et
emporte ainsi avec une extrême violence toute subjectivité. Pas de subjectivité humaine sans
cette violence exercée qui produit la souveraineté tant en sa forme individuelle que collective,
c’est-à-dire politique, à travers l’État. L’État ne peut être que cannibale en Occident,
cannibale voulant dire que non seulement il repose sur le sacrifice carnivore mais que cette
hantise sacrificielle emporte avec elle toutes ses productions. L’État est cannibale ou il n’est
pas : telle est l’ « ensaignement » de la déconstruction derridienne. Il introduit le politique
dans la question traditionnelle du sacrifice carnivore pour en faire le fondement de toute
instance politique digne de ce nom. Mais la conséquence de cette structure sacrificielle et
carnivore du sujet est l’exclusion du « non sacrificiel » du domaine politique, c’est-à-dire de
ce qui tend à échapper à cette virilité carnivore comme seule identité politique du sujet
moderne : femmes et végétariens. Tragique logique de la supplémentarité politique actuelle.
C’est maintenant que les protestations contre la déconstruction vont fuser car, anticipe
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Derrida, « on va protester. Il y a […] des sujets éthiques, juridiques, politiques, des citoyens à
part (presque) entière qui sont aussi des femmes et/ou des végétariens ! Mais cela n’est admis
dans le concept, et en droit que depuis peu et justement au moment où le concept de sujet

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entre en déconstruction. Est-ce fortuit 2 ? ». La déconstruction du sujet est donc antérieure à
la déconstruction derridienne qui accueille ainsi comme aucune autre pensée peut-être ce que
les femmes et les végétariens ont apporté, sans le savoir, au politique : la possibilité du non
sacrificiel. L’entrée de ces «  personnages  » conceptuels non-sacrificiels et porteurs d’un
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rapport non cannibale et carnivore au politique et plus largement à toutes les institutions qui
le constituent et le produisent, reste encore la seule possibilité inséparablement éthique et
politique d’introduire dans le concept même de sujet du non sacrificiel. C’est la seule chance
du politique, nous enseigne la déconstruction, nous permettant ainsi de penser de nouveau la
question féministe et animale, et ce de manière inséparable, à la lumière de la structure
sacrificielle et carnivore du sujet moderne. Mais elle va encore plus loin puisque elle introduit
le sacrifice carnivore à l’intérieur même de la citoyenneté pour en donner une image
radicalement nouvelle car celle-ci, une fois déconstruite par Derrida, laisse entrevoir la
possibilité d’une citoyenneté qui ne soit plus ni sacrificielle ni donc carnivore et ouverte sur
une autre souveraineté, celle de l’animal, laquelle laisse penser l’impossible qui ne peut
qu’arriver maintenant: une démocratie animale comme immunisée du sacrifice politique.
Illusions libératrices ?

NOTES

1. J. Derrida, « Il faut bien manger ou le calcul du sujet » in Points de suspension.


Entretiens, Éditions Galilée, 1992, p. 123.
2. Points de suspension. Entretiens, op. cit., p. 125.

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