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LOUIS FÉLIX GUYNEMENT DE KERALIO TRADUCTEUR,

ACADÉMICIEN, JOURNALISTE, INTERMÉDIAIRE

Jean Sgard

La Découverte | Dix-huitième siècle

2008/1 - n° 40
pages 43 à 52

ISSN 0070-6760
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Pour citer cet article :


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Sgard Jean, « Louis Félix Guynement de Keralio traducteur, académicien, journaliste, intermédiaire »,
Dix-huitième siècle, 2008/1 n° 40, p. 43-52. DOI : 10.3917/dhs.040.0043
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LOUIS FÉLIX GUYNEMENT DE KERALIO
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TRADUCTEUR, ACADÉMICIEN,

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JOURNALISTE, INTERMÉDIAIRE

De Louis Félix Guynement de Keralio, qui fut historien, traduc-


teur, académicien de Suède et de France, journaliste enfin, et
dont le souvenir s’est totalement perdu, on serait tenté de dire
qu’il fut avant tout et peut-être uniquement un intermédiaire entre
la Suède et la France. De son oeuvre originale, rien ne survit,
et peut-être à juste titre ; le fait est que dans ses recueils histori-
ques et académiques, on trouvera plus de documents et de textes
traduits que de vues originales. Il ne prétend à nulle autre chose.
Quand il dédie ou préface ses oeuvres, ce qui domine en lui est
le désir de se rendre utile, de créer de nouveaux réseaux, d’établir
des ponts, de faire profiter ses concitoyens des modèles suédois.
Animé d’un « zèle ardent pour la vérité et le bien des hommes »,
il ne fait que transmettre, et sa maxime pourrait être : « J’ai tout
emprunté » 1. Qu’il s’agisse des grands exemples de héros du
Nord, ou de modestes recettes d’agriculture, il est tellement sûr
qu’une louable émulation sera utile à tous ! Le plus étonnant est
que cette bienveillance universelle, si courante en son temps, se
soit fixée sur la Suède. Car ici, tout fait difficulté : la langue,
la rareté des dictionnaires ou simplement des livres, la difficulté
de publier en Suède des mémoires relatifs à la France, et inverse-
ment. Keralio en a fait l’amère expérience quand il a sollicité
une aide du ministère pour travailler sur la Suède : « ... croiriez-
vous qu’un premier ministre, défunt à présent, a demandé à quoi
pouvoit servir une histoire de Suède ? » 2. Et puis il y a simple-

1. À Wargentin, 10 février 1763. Nous utiliserons ici deux fonds de correspon-


dance de Keralio qui nous ont été aimablement communiqués par les conservateurs
de la Kungliga Bibliotheket de Stockholm : les sept lettres du fonds Wargentin
conservées aux archives de l’Académie suédoise, et les quatorze lettres de Keralio
à Gjörwell conservées à la Bibliothèque royale de Stockholm. Nous ne possédons
pas les réponses de Wargentin ni de Gjörwell.
2. Lettre du 28 novembre 1782 à Gjörwell. Dans ce premier ministre défunt
en 1782, il faut sans doute identifier Turgot (mort en 1781), car avant 1774,
Keralio n’avait pas besoin d’aide du ministère.

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ment la difficulté des relations matérielles : une lettre met près


d’un mois pour arriver à son but ; les livres parviennent à Rouen
par bateau, affrontent des tempêtes, arrivent tout mouillés ; le
libraire risque souvent, à ce prix, de faire faillite 3. On peut sans
doute rencontrer à l’ambassade de Suède à Paris des gens aimables
et cultivés ; encore faut-il s’y faufiler ; et si l’on tombe, par
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recommandation, sur un baron de Silvershielm uniquement pas-
sionné de magnétisme animal, on a perdu sa peine 4. D’où la
première question : comment Keralio a-t-il rencontré la Suède ?
La seconde s’ensuit : comment est-il devenu, à l’Académie des
Inscriptions, le spécialiste des antiquités du Nord ? Ajoutons-en
une troisième : par quelle voie enfin sa vocation d’intermédiaire
l’a-t-elle mené au journalisme ?

Rien ne prédispose apparemment ce Breton, natif de la région


de Rennes et de médiocre origine, à fréquenter les cours européen-
nes. Or les frères Keralio, également pauvres, mais également
doués et ambitieux, semblent souvent emprunter les mêmes che-
mins. Quand on est écuyer, c’est-à-dire noble, mais d’échelon
inférieur, il faut savoir se rendre utile auprès des grands. Auguste,
le premier à faire carrière, fut d’abord attaché au comte de Gisors,
puis appelé en 1757 à Parme comme sous-gouverneur de l’Infant,
et à ce titre, gentilhomme de la Chambre du Prince de Parme.
Spécialiste de l’art militaire, en même temps très cultivé, il resta
toute sa vie l’ami de Condillac 5. Agathon, de huit ans plus jeune,
sert dans l’armée française pendant vingt-quatre ans, puis passe
au service du Prince Maximilien de Deux-Ponts pour être le

3. Cela est arrivé deux fois à Gjörwell, selon Barbro Ohlin dans la notice
qu’elle a consacrée à cet auteur-libraire dans le Dictionnaire des journalistes
(1600-1789) (Oxford,Voltaire Foundation, 1999). Dans une lettre à Gjörwell du
16 janvier 1788, Keralio parle des livres qu’il vient de recevoir au cours d’un
hiver particulièrement inclément : « Toutes les feuilles sont collées, noircies,
bleuïes, rougies, déchirées, rongées... »
4. Lettre du 19 août 1786 à Gjörwell. Il faut ajouter qu’il est arrivé à Keralio
de rencontrer à l’ambassade des conseillers utiles comme Lindblom ou celui
qu’il appelle « Bör ». Par eux, et sur la recommandation de Vergennes, il arrivera
à se faire livrer plus rapidement quelques ouvrages.
5. Voir le Corpus Condillac (1714-1780), sous la dir. de J. Sgard, Slatkine,
1981 : Condillac adresse encore à Keralio un exemplaire de sa Logique en
1780 (p. 145). Il convient d’ajouter que les biographies courantes ont longtemps
confondu les frères Keralio. Les études d’Annie Geffroy et d’Élisabeth Badinter
apportent ici même toutes les lumières souhaitables sur Félix-François (1714-
1734), Auguste-Guy (1715-1805), Agathon (1723-1788), Alexis (1725-1782) et
Louis-Félix (1731-1793) Guynement de Keralio.
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précepteur de son fils Charles. Après quoi, sa mission achevée,


il se préoccupe de fournir des nouvelles du Nord à la Gazette
de Deux-Ponts ; c’est du moins ce qui ressort d’une lettre qu’il
adresse, le 29 juillet 1770 à Gjörwell, qui l’a confondu avec
Louis Félix 6. En février 1785, Charles de Deux-Ponts, devenu
duc régnant, le remerciera d’avoir fait approuver sa conduite
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politique par ses « correspondants », ce qui donnerait à croire
que le chevalier Agathon continuait de fournir des nouvelles aux
gazettes 7. Les frères Auguste, Agathon et Alexis, tous nommés
« chevaliers de Keralio », ont donc servi dans l’armée, se sont
instruits dans l’art militaire, ce qui leur a valu d’être enseignants
ou précepteurs ; et c’est pourquoi, entre autres, toutes les bio-
graphies les confondent. Le parcours de Louis Félix est un peu
différent.
Il dut servir dans l’armée, avant de devenir enseignant à l’École
militaire : la page de titre de la Collection de différents morceaux
sur l’histoire naturelle en 1762 le qualifie de « capitaine aide-
major de l’École militaire » ; en tête de son Histoire de la dernière
guerre entre les Russes et les Turcs (1777), il est nommé « major
d’infanterie, chevalier de l’Ordre royal et militaire de Saint-
Louis ». Derrière cet avancement très lent, on devine la difficulté
de faire carrière dans l’armée au lendemain de la Guerre de
Sept Ans, et la difficulté non moins grande de progresser dans
l’administration militaire sans appui majeur. C’est pourquoi il
se consacre à son enseignement comme ses frères au préceptorat.
Attentif au goût du temps, il se tourne vers les pays du Nord,
auxquels il consacrera plusieurs volumes de 1773 à 1780, et des
mémoires à l’Académie des Inscriptions entre 1781 et 1784 8.
Dans la Collection de différents morceaux sur l’histoire naturelle
et civile des pays du Nord, il rassemble des mémoires « traduits

6. Lettre signée « Le ch. de Keralio gouverneur de S.A.S. le prince Max :


des Deux ponts ». Il est possible que Louis Félix ait déjà, à cette époque,
commandé à Gjörwell des ouvrages dont il avait besoin : celui-ci adresse des
« éloges » à un chevalier Keralio dont il a bien dû lire les lettres ou les ouvrages.
7. Lettre du 5 février 1785, publiée dans la Correspondance littéraire de
Grimm, éd. Tourneux, t. XIV, p. 185.
8. Voir la liste des oeuvres de Keralio dans Cioranescu, XVIIIe siècle ; y ajouter
la Collection de différents morceaux (1763) ; les mémoires pour l’Académie des
inscriptions sont signalés par les Mémoires secrets le 7 décembre 1781, le 20 avril
et le 12 novembre 1784. Les deux premières communications ont été recueillies
dans Histoire et Mémoires de l’Académie des Inscriptions : « De la connaissance
que les anciens ont eue des pays du nord de l’Europe » (t. XLV, premier mémoire
en 1781, second mémoire en 1781) ; « Mémoires sur l’origine du peuple suédois »
(t. XLVI, 1782).
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de l’allemand, du suédois, du latin ». Grimm, dans son bref


compte rendu de janvier 1763, se défie un peu de cet encyclopé-
disme hétéroclite et de cette connaissance des langues un peu
trop affichée 9 ; le fait est que Keralio aura toujours une préférence
marquée pour les textes déjà rédigés ou traduits en latin ; mais
il connaît l’allemand et traduira plusieurs ouvrages allemands,
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et dès avant 1763, il déchiffrait tant bien que mal le suédois.
Sa lettre du 10 février à Wargentin, secrétaire de l’Académie
des Sciences à Stockholm, montre qu’il a commencé à traduire
d’anciens mémoires suédois, avec l’intention évidente d’attirer
sur lui l’attention de l’Académie des Inscriptions, et celle du
baron de Scheffer. On sera tenté de croire qu’il cherche à s’avan-
cer auprès de la Cour de Suède, comme Agathon à la Cour de
Deux-Ponts et Auguste à la Cour de Parme : c’est ainsi qu’on
devient intermédiaire. Dix ans plus tard, en novembre 1772, il
envoie à Wargentin une nouvelle traduction, consacrée exclusive-
ment aux travaux de l’académie suédoise : Mémoires de l’Acadé-
mie des Sciences de Stockholm, « concernant l’histoire naturelle,
la physique, la médecine, l’anatomie, la chimie, l’oeconomie, les
arts, etc. », traduits par ses soins. Panckoucke a peut-être cherché,
lui aussi, à profiter d’une mode suédoise qui commence à se
répandre à Paris cette année-là ; Keralio, lui, fait sa cour au
baron de Creutz, qui lui a laissé espérer une place à l’Académie
des Sciences de Stockholm 10. Une fois élu membre correspon-
dant, au début de 1774, il remerciera l’Académie en lui annonçant
une collaboration régulière en latin... Le passage vaut la peine
d’être cité en entier :
... je sais assés la langue suédoise pour l’ecrire, si j’avois plus de
secours pour la connoissance des genres ; mais ils ne sont marqués
dans aucun des dictionaires que je connois, et les regles données à
cet égard par les grammairiens sont aussi embarassantes qu’insuffisan-
tes. Je me vois donc obligé de renoncer à ecrire en suédois les
mémoires que je destinerai à l’académie. Lui proposer de les faire

9. Correspondance littéraire, t.V, p. 212. La Collection de Keralio a paru au


début de 1763, si l’on en juge par le compte rendu de Grimm et par l’envoi du
volume à Wargentin en février. Tout en imitant les recueils de pièces académiques
comme celui de Berryat, elle se distingue d’eux par son orientation exclusive
vers les pays du Nord ; elle ne semble guère avoir eu de succès en France, et
on ne lui connaît qu’un volume.
10. Le coup d’Etat du 19 août 1772 a attiré l’attention sur Gustave III, déjà
très populaire dans le milieu des philosophes parisiens. Keralio, dans la lettre
à Wargentin du 15 mars 1774 par laquelle il remercie l’Académie de son élection,
rappelle qu’un an plus tôt, Creutz la lui avait fait espérer.
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imprimer en françois, ce seroit peut être une nouveauté qui s’eloigne-


roit trop de ses usages. Mais elle en a fait imprimer en latin. Si elle
veut bien y consentir, j’en écrirai dans cette langue, et je vous supplie,
Monsieur, de vouloir bien m’apprendre ses intentions à cet égard.
On travaille, dit-on, à un grand dictionaire de la langue suédoise ; et
sans doute que les genres n’y seront pas oubliés. Je voudrois qu’il
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parut ; tous mes embarras cesseroient 11.

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Keralio connaît le suédois, mais il l’a appris, comme on faisait
alors, en suivant mot à mot des traductions, sans doute du suédois
en allemand. Il n’est donc pas très sûr de lui. Le 27 juin, il
s’essaie à écrire à Wargentin sa première lettre en suédois :
Dette ar forsta gangen at jag skrifwer pa svenska. Jag har lardt mig
forsta konglige akademiens fortrafliga warken : un behedrad med
denna beromliga samfunds ynnest, atstundar jag at forstas pa des
tungomal 12.
En mai 1775, il reçoit des livres, et parmi eux, le dictionnaire
de Sahlstedt. Un an plus tard, le 17 mai 1776, il pourra envoyer
à l’Académie son premier mémoire, rédigé en suédois : « Om
Konsternas och Vetenskapernas bruket » 13. Le voici devenu inter-
médiaire à part entière, c’est-à-dire dans les deux sens : il a
traduit les travaux de l’Académie suédoise pour les Français, et
il offre à l’Académie suédoise ses réflexions sur le progrès et
sur l’esprit encyclopédique tel qu’il règne en France.
Ce rôle n’a rien d’officiel, et Keralio s’est glissé tout doucement
à la place qu’il espérait. Un accident de carrière va l’amener à

11. Lettre du 15 mars 1774. La différence des genres en suédois pose effective-
ment des problèmes à un Français, car elle oppose un genre « réel » à un genre
neutre, selon des catégories très différentes de celles du français.
12. « Voici la première fois que j’écris en suédois. J’ai appris à comprendre
les excellents mémoires de l’Académie ; maintenant, honoré de la bienveillance
de cette estimable société, je désire être compris dans sa langue » (lettre du
27 juin 1774).
13. « Sur l’utilité des arts et des sciences », discours dans lequel on peut
retrouver, de façon à vrai dire assez incohérente, une bonne part des idées du
discours préliminaire de l’Encyclopédie et quelques réflexions sur l’ordre adopté
dans l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke. Le texte est joint à la lettre (en
suédois, elle aussi) du 17 mai 1776 : « Jag har den aran at avsenda m[in] h[erre]
det forsta klena verck, hvilken jag önskade blifva lagt for Akademiens ogon, sa
framt m. h. finner det vara modan vardt » (« J’ai l’honneur de vous envoyer,
Monsieur, le premier opuscule que j’aie souhaité placer sous les yeux de l’Acadé-
mie, pour autant que Monsieur le juge digne de cette marque d’attention »). Le
premier mémoire présenté à l’Académie des Inscriptions semble avoir présenté
plus d’intérêt, et rassemblé au moins un certain nombre d’idées dans le vent ;
voir ce qu’en dit C. Volpilhac-Auger dans Tacite en France de Montesquieu à
Chateaubriand, Oxford, S.V.E.C. 313, 1993, p. 180, 191, 197.
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se pousser un peu plus loin. Le 28 mars 1776, un nouveau


règlement modifie le statut de l’École militaire, créant dix collèges
de province et supprimant son poste. Comme il l’explique dans
une longue lettre autobiographique datée du 28 novembre 1782
et adressée à un libraire suédois, certainement Gjörwell, sa vie
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en est bouleversée. Marié, père de famille, il doit se chercher

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de nouveaux moyens d’existence 14. Or en 1780, l’Académie des
Inscriptions va l’élire dans la section des Antiquités du Nord ;
dès lors, ses jetons de présence (environ 1500 £) et sa modeste
notoriété l’encouragent à se consacrer aux Lettres. Il lui faudra
trouver des revenus d’appoint : ceux de censeur royal, puis d’in-
terprète à la Bibliothèque du Roi pour les langues du Nord
(800 £). Le voici donc reconnu comme spécialiste et traducteur
appointé. En même temps, il signe avec Panckoucke un gros
contrat pour la direction des quatre volumes « Art militaire » de
l’Encyclopédie méthodique, qui paraîtront de 1784 à 1787, et dont
il a composé le discours préliminaire, mais aussi de nombreux
articles 15. Être spécialiste des antiquités du Nord suscite toutefois
de lourdes contraintes : il lui faut sans cesse des livres ; et c’est
ce qui explique sa correspondance avec Gjörwell. Il l’a connu
en 1770, par hasard, ou plus probablement par l’intermédiaire
de son frère Agathon ; il passe par lui pour des commandes de
livres qu’il a du mal à payer. En 1776, il est prêt à lui rendre
toutes sortes de services : il lui sert d’intermédiaire avec le libraire
Valade, il lui cherche un « correspondent » qui lui fournisse des
listes de titres nouveaux ; en même temps, il lui demande tout
ce qui peut l’aider à mieux comprendre le suédois : des traductions
d’ouvrages français (Télémaque, La Bruyère, La Rochefoucauld),
une grammaire suédoise, une grammaire française à l’usage des
Suédois, un dictionnaire bilingue, un ouvrage sur la prosodie
suédoise, etc. 16. Dix ans plus tard, la correspondance se poursuit,

14. Keralio a en effet épousé vers 1757 Marie Françoise Abeille, qui se fera
connaître par quelques traductions littéraires et des nouvelles romanesques ; il
en a une fille, née le 25 août 1758, qui se mariera au député Robert et deviendra
journaliste sous la Révolution.
15. Quoiqu’il partage la rédaction avec trois collaborateurs, on peut lui attribuer
avec certitude tout ce qui concerne l’histoire militaire, la constitution militaire
et les articles sur l’École ou sur la formation militaire ; certains articles traduisent
parfois ses préoccupations personnelles, ainsi l’article « écuyer ».
16. Lettre du 24 février 1776. Un post-scriptum donne le nom du correspondant
qu’il lui a trouvé : l’abbé Desaunais, garde des livres imprimés de la Bibliothèque
du Roi. Il s’agit à la fois de fournir des listes de livres nouveaux, et d’acquérir
des livres suédois pour le compte de la Bibliothèque royale.
LOUIS FÉLIX GUYNEMENT DE KERALIO 49

car chacun semble y trouver avantage. En mai 1785, Gjörwell


passe par Keralio pour tenter, semble-t-il, une co-édition avec
Panckoucke ; au cas où celui-ci se désintéresserait d’un projet
aussi modeste, on pourrait passer par Nyon. Dans la même lettre,
on voit Gjörwell et Keralio collaborer à la traduction de la Chroni-
que d’Olaus Petri, en vue d’un article dans les Notices et extraits
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des manuscrits de la Bibliothèque du Roi. Dans la même lettre,
Keralio parle du « Comité » qui « s’assemble de temps en temps
pour le travail sur les manuscrits du Roi » ; il en faisait partie
depuis mars (lettre du 12 mars). À partir de 1787 paraîtront les
Notices et extraits, auxquels il aura contribué à trois reprises :
avec le Chronicon regum Sueciae de Petri (t. I, 1787), la Joms-
Vickinge Saga d’Arngrim Jonas (t. II, 1789), l’Instructio legatio-
nis a sacra regia majestate Poloniae (t. V, an VII) et enfin les
lois municipales de Suède (t. VI, an IX), ce dernier texte étant
annoncé par Gjörwell dès 1785 17... Cette savante collaboration
n’empêche nullement les échanges les plus concrets. Keralio
commande pour la Bibliothèque du Roi ; il commande pour lui,
mais dans ce cas, il préfèrerait des échanges : il enverra en
plusieurs exemplaires à prix coûtant son Histoire de la guerre
des Russes et des Impériaux, pour régler quelques factures de
Gjörwell. Une autre fois, il souscrit pour la Carte de Norvège,
mais il joint aussi le prospectus de souscription d’un ouvrage
de sa fille Louise Félicité, le Voyage en Suisse (3 juin et 16 juin
1785) : Gjörwell offre un compte rendu dans l’un de ses nombreux
journaux ; Keralio l’en remercie avec émotion et lui enverra
un second ouvrage de sa fille en février 1786, une Collection
d’ouvrages composés par les femmes, qui pourrait intéresser peut-
être quelques femmes suédoises, car « il y en a surement un
grand nombre dont l’esprit est trés cultivé ». Et puisqu’à partir
de 1785, Keralio donne des extraits d’ouvrages académiques au
Journal des savants, il trouve naturel qu’on lui envoie les tomes
manquants de ses collections des Mémoires de l’Académie des

17. La lettre de mai 1785 explique bien la nature de cette collaboration savante :
Keralio dispose à la Bibliothèque royale de manuscrits latins, et c’est Gjörwell
qui peut accéder aux originaux. La lettre du 3 juin 1786 porte en grande partie
sur l’auteur de la Jom-Vickinge Saga. On a parfois l’impression que Keralio,
dans l’incapacité de comprendre le suédois ancien, l’islandais ou le norvégien,
s’est consacré aux manuscrits déjà traduits en latin, et que pour les originaux
scandinaves, il s’appuie sur les analyses de Gjörwell. La réforme de l’Académie
des inscriptions en 1784 a modifié la nature des commissions, mais n’a pas créé
une commission pour les pays du Nord ; voir à ce propos A. Barret-Kriegel,
Les Académies de l’histoire, P.U.F., 1988, p. 261 et 284.
50 JEAN SGARD

Sciences de Stockholm, ou des Nova acta de la Société d’Uppsala


(15 février 1786). Cette correspondance si nourrie ne sera inter-
rompue que par la Révolution. Elle nous fait comprendre que
les académiciens entretiennent une sorte de dialogue au sommet
entre connaisseurs et entre savants, mais que ce dialogue serait
inefficace sans l’activité incessante de ces libraires, de ces biblio-
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thécaires, de ces secrétaires d’académie qui sont, en l’occurrence,
les véritables intermédiaires.

Keralio, du fait de sa relative pauvreté ou de son état d’écuyer,


est amené à jouer tous les rôles : noble parmi les nobles, pauvre
parmi les commerçants et les journalistes. C’est bien en effet sa
pauvreté qui l’oblige à échanger des livres, puis des informations
avec Gjörwell. Celui-ci est libraire et journaliste. Dès 1770, il
se préoccupait de trouver auprès de la Gazette des Deux-Ponts
des correspondants, et c’est ainsi qu’il a connu deux Keralio au
prix d’un : le premier représentait le duc Maximilien auprès de
la rédaction de la Gazette, le second travaillait à Paris sur les
mémoires suédois. Mais ce qu’il espérait trouver en Louis Félix,
un correspondant en vue d’un échange d’informations, il le trou-
vera rapidement. Dans une lettre du 12 octobre 1774, Keralio
écrit en effet à Gjörwell (en suédois), afin de lui dire l’intérêt
qu’il prend à ses journaux : c’est là qu’il apprend le suédois...
Le fait n’est pas impossible : les journaux de Gjörwell, encyclopé-
diques, historiques, anecdotiques et savants tour à tour, avaient
tout pour plaire à Keralio ; et c’est peut-être là qu’il a connu
cette Suède qu’il n’a jamais vue. Gjörwell cherchait partout des
correspondants, et Keralio lui en fournit à plusieurs reprises :
Mercier de Saint-Léger (12 octobre 1774), l’abbé Desaunais,
l’abbé Rives (16 janvier 1788). Ce que l’on pouvait attendre, et
ce que Gjörwell attendait depuis longtemps, c’est que Keralio
le devienne lui-même. Mais sa vocation est d’être un journaliste
savant : il fera partie de l’équipe du Journal des savants en 1785,
avant d’en prendre la direction en 1791 18. Il publiera des analyses
dans les Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque
du Roi. Curieusement, c’est dans sa correspondance avec Gjörwell
qu’il aborde le journalisme d’actualité, non sans gêne et réticence.
À vrai dire, il ne peut refuser et le dit :

18. La collaboration de K. au Journal des savants fut, d’après J.P. Vittu,


assez brève. Voir le Dictionnaire des journaux (1600-1789), Universitas, 1986,
o
n 710.
LOUIS FÉLIX GUYNEMENT DE KERALIO 51

J’accepte, Monsieur, avec grand plaisir la correspondance littéraire


que vous voulez bien me proposer, et je vous ferai savoir autant
qu’il dépendra de moi tout ce qui pourra vous intéresser. En général
demandez moi très librement tout ce qui pourra vous être agréable...
Dans la même lettre de mai 1785, il répond aux questions
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que Gjörwell lui pose au sujet de Beaumarchais : non, l’édition

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de Voltaire « n’est point aussi belle qu’on l’avoit espéré » ; oui,
Beaumarchais a bien été interné à Saint-Lazare en raison d’un
imprudence, et il en a été libéré :
Dieu lui donne paix et repos dans ce pays ; mais, quand on a la tête
vive, on trouve difficilement paix et repos dans quelque lieu que ce
soit.
Comme on voit, l’information est exacte, mais le style senten-
cieux n’est pas vraiment celui d’un journaliste. Keralio répondra
consciencieusement aux questions de Gjörwell, mais sans plus.
Dans cinq de ses lettres, on trouvera donc un effort pour rédiger
une correspondance littéraire, sans qu’il parvienne à trouver son
style : il y est question de Beaumarchais (mai 1785), du voyage
de Choiseul-Gouffier (3 juin 1785), de la suspension du Journal
de Paris (16 juin 1785), de la vente de la bibliothèque La Vallière
et de celle du marquis de Paulmy (12 octobre 1785), et enfin
d’un « événement extraordinaire », l’affaire du collier et l’arresta-
tion du cardinal de Rohan (21 août 1788). Dans toutes ces rela-
tions, Keralio s’astreint à ne dire que la vérité historique, à se
limiter aux « quelques détails » sur lesquels on peut compter
(21 août 1788) ; on reste loin de la Correspondance littéraire
ou des Mémoires secrets. Il était fait pour être journaliste savant
et pour parler des pays du Nord. Quand en 1789, il fonde avec
sa fille le Mercure national ou Journal d’État et du Citoyen,
qui durera trois mois (31 décembre 1789-29 mars 1790), c’est
pour y publier des notices des manuscrits de la Bibliothèque
royale sur la Suède, ces textes précieux dont Gjörwell lui avait
communiqué les originaux : rien, en pleine révolution, ne pouvait
lui paraître plus intéressant. Et s’il plaidait par ailleurs pour la
liberté de la presse 19, c’était sans doute pour que les journaux
puissent évoquer les premiers monuments de la liberté suédoise.
Son rêve eût été d’écrire une première grande histoire de la Suède,
et il l’avait exposé dans son premier mémoire à l’Académie des

19. Keralio publia sous la Révolution deux petits textes en faveur de la liberté
d’expression : De la liberté d’énoncer, d’écrire et d’imprimer la pensée (1790),
et De la liberté de la presse (1790).
52 JEAN SGARD

Inscriptions, qu’il résume dans sa lettre à Wargentin du 18 avril


1780 :
Ces détails serviront de base et d’épreuves à une histoire du Peuple
suédois. Ses qualités originelles, sa valeur à la guerre, sa fermeté
dans les révolutions qu’il a éprouvées, sa prudence dans la paix, son
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vertueux penchant pour les arts et les sciences utiles, sont dignes de

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fixer l’attention des hommes : leur présenter ces grands exemples, ce
sera les servir. Sa constante amitié pour nous a merité tous nos égards ;
nous occuper de son histoire, c’est resserrer les liens qui unissent
depuis si longtemps la Suède et la France 20.
Ce grand et beau projet, Keralio ne l’a pas réalisé, et sans
doute en était-il incapable ; mais il l’a rêvé, et ce rêve anime
ses recherches, ses traductions maladroites, ses mémoires labo-
rieux. On peut ainsi, à force d’être intermédiaire et de tout
emprunter, se révéler un vieil original un peu fou. Tel fut Louis
Félix Guynement de Keralio qui, pendant trente ans, s’efforça
de faire connaître à la France une Suède qu’il n’a jamais connue.
JEAN SGARD

20. Dans cette lettre du 18 avril 1780 à Wargentin, Keralio résume sa première
communication à l’Académie des Inscriptions ; son intention est de relier l’histoire
du Nord à celle du Midi en rappelant les connaissances que les Grecs et les
Romains ont eues sur les régions septentrionales. Cette comparaison entre le
Midi et le Nord est implicite dans tous les travaux de Keralio, travaux dont
nous n’avons rien dit ici et qui mériteraient une autre étude.

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