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1. Pierre Bourdieu, « Décrire et prescrire. Note sur les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité politique », Actes de la
recherche en sciences sociales, 38, mai 1981, p. 69-73. 2. Yves Dezalay et Bryant Garth, Global Prescriptions : The Production,
Exportation and Importation of a New Legal Orthodoxy, Ann Harbor, University of Michigan Press, 2002. 3. Peter Haas, Saving
the Mediterranean, New York, Columbia University Press, 1990. 4. Margaret Keck et Kathryn Sikkink, Activists beyond Borders :
Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; P. Dauvin et J. Siméant, Le Travail humanitaire : les
acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences-Po, 2002. 5. Manuel Castells, The Power of Identity, Oxford,
Blackwell, 1997 ; Robert O’Brien, Anne-Marie Goetz, Jan Scholte et Marc Williams, « Complex Multilateralism : The Global Economic
Institution-Global Social Movement Nexus », ronéo présenté au Global Economic Institutions and Global Social Movements Workshop,
26 février 1998 ; Pat Canaan et Nancy Reichman, Ozone Connections : Expert Networks in Global Environmental Governance,
Sheffield, Greenleaf, 2002.
on entre dans le domaine réservé des principaux savoirs d’État, seuls à détenir
l’autorité légitime pour en traiter les affaires.
Même s’ils s’opposent sur les diagnostics et les prescriptions en ce qui concerne
la mondialisation, les différents agents qui sont engagés dans ces luttes pour la
construction d’un espace international ont aussi beaucoup en commun, et en
particulier le fait de prendre au sérieux les enjeux de la mondialisation. En faisant
comme si elle était une réalité à promouvoir, à combattre ou à contrôler, ils
mobilisent des ressources sociales et institutionnelles qui contribuent à la faire
exister à la fois comme enjeu politique et comme un formidable chantier autour
duquel s’empressent les experts en gouvernance. En la désignant comme un futur
possible, la controverse publique sur la mondialisation ne peut qu’inciter à inves-
tir dans la construction de ce nouvel espace de pouvoir.
Ces discours savants permettent aussi à leurs auteurs de se faire connaître et
reconnaître comme les pionniers d’une gouvernance de la mondialisation. Même
si celle-ci relève d’un futur aussi hypothétique que lointain, le chantier où sont
ébauchés de multiples pré-projets représente déjà un formidable marché pour les
producteurs de savoirs d’État. Quelles que soient par ailleurs leurs divergences
scientifiques ou idéologiques, ces concurrents ont tout avantage à ne pas saper
la mystification entretenue par les controverses sur la mondialisation. Ce consen-
sus a minima est d’autant plus facile à réaliser que la dynamique de l’affronte-
ment conduit les adversaires à mettre en œuvre des combinaisons assez voisines
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Yves Dezalay - Les courtiers de l’international
6. Comme le font remarquer Janine Wedel et Siddharth Chandra (cf. infra), on pourrait s’étonner que l’abondante littérature sur la
mondialisation ne traite guère des pratiques de tous ces experts internationaux dont le rôle est déterminant dans le fonctionne-
ment des circuits d’échanges symboliques internationaux. Ce silence relève d’un souci de discrétion envers des agents qui sont
souvent aussi des collègues ou des informateurs. Plus fondamentalement, la complexité des stratégies de ces praticiens qui
jouent en permanence de leur multipositionnalité risquerait de bousculer le bel ordonnancement des catégories savantes sur
lesquels reposent ces discours prescriptifs : ces pionniers, qui opèrent dans un espace peu réglementé, façonnent en effet des
institutions ad hoc au gré de leurs stratégies de double jeu.
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Yves Dezalay - Les courtiers de l’international
À cet égard, le parcours scolaire et professionnel d’un Pedro Aspe [voir encadré
p. 9]ne fait que reproduire, dans le champ de l’économie, le modèle classique de
formation à l’étranger des élites d’État en Amérique latine7. En effet, dans les
familles de l’oligarchie, l’usage était d’envoyer les plus brillants des héritiers
compléter leurs diplômes de droit obtenus localement par des doctorats dans les
grandes facultés européennes. Ce séjour de longue durée servait d’initiation
sociale pour une élite cosmopolite. Il était, en quelque sorte, l’équivalent bourgeois
et lettré du « grand tour » initiatique des jeunes aristocrates britanniques. Ces
héritiers en profitaient pour nouer des contacts avec les milieux académiques
européens – et réactualiser ainsi les liens avec l’ancienne métropole coloniale. En
même temps, ce cursus universitaire, sanctionné par des titres académiques
prestigieux, servait à légitimer ces rejetons d’oligarchies régionales, tout en
donnant à ce groupe souvent disparate la cohésion d’une noblesse d’État natio-
nale. Ainsi, paradoxalement, cet investissement savant ne se contentait pas de
réactualiser la relation hégémonique inscrite dans le passé colonial, il contribuait
aussi à créer une identité nationale, tout en reproduisant les structures hiérar-
chiques d’une société duale, autour des savoirs d’un « État importé8 ». Dans tous
les États périphériques, les champs professionnels se caractérisent de ce fait par
une ligne de clivage très marquée : dans le monde du droit, comme dans celui de
l’économie, il existe une barrière aussi discrète qu’infranchissable entre une petite
élite qui y accède par la « grande porte » d’un titre international et se réserve les
7. Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre
notable du droit et « Chicago boys », Paris, Seuil, 2002. On pourrait faire la même démonstration pour l’Asie (Y. Dezalay et B. Garth,
« La construction juridique d’une politique de notable. Le double jeu des praticiens du barreau indien sur le marché de la vertu civique »,
Génèses, 45, décembre 2001, p. 69-90, p. 74 et note 9) ou le Moyen-Orient (Y. Dezalay et B. Garth, Dealing in Virtue : International
Commercial Arbitration and the Emergence of a New International Legal Order, Chicago, University of Chicago Press, 1996,
p. 221). Pour les pays européens, voir Nikos Panayatopoulos, « Les “grandes écoles” d’un petit pays. Les études à l’étranger : le
cas de la Grèce », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, mars 1998, p. 77-91. 8. Bertrand Badie, L’État importé,
Paris, Fayard, 1993. 9. Pierre Bourdieu, conclusion d’un colloque sur « L’internationalisation et la formation des cadres dirigeants »
(Monique de Saint Martin et Mihai D. Gheorghiu (éds), Les Institutions de formation des cadres dirigeants, Paris, MSH, 1992,
p. 281-283).
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Yves Dezalay - Les courtiers de l’international
Une anecdote recueillie lors d’une recherche sur l’arbi- par leurs pairs pour prendre la place qui leur revient
trage commercial international1 est à cet égard très tout naturellement au sein d’une sorte d’internatio-
révélatrice. L’un de ces arbitres nous racontait qu’au nale des grands notables du droit des affaires.
début de sa carrière, lorsqu’il eut à choisir un secré- Pour prévenir l’objection selon laquelle il s’agirait
taire pour l’assister dans la gestion d’un tribunal là d’un modèle « daté », inscrit dans les traditions
arbitral dont il venait d’être nommé président, son aristocratiques de la vieille Europe, on peut décrire
premier réflexe fut de s’adresser à son mentor – un un autre exemple qui, tout en se situant aux antipo-
très haut magistrat dont il avait lui-même été le secré- des du précédent, illustre parfaitement les modali-
taire – pour lui demander conseil. L’affaire était juridi- tés et les enjeux de cette reproduction internationale
quement complexe et les enjeux financiers des élites nationales. Il est tiré de Technopols3, un
considérables;de surcroît, choisir un assistant, c’était recueil de biographies publié sous les hospices d’Inter-
aussi parrainer un éventuel successeur. En effet, ces American Dialogue, qui est une sorte d’auto-célébra-
positions de secrétaire permettent de se familiariser tion de ces nouvelles élites politiques d’Amérique
avec le savoir-faire et les usages de ce club de grands latine, chargées de mettre en œuvre les prescrip-
arbitres internationaux, aussi prestigieux que très tions du Washington consensus.
fermé. Or la réponse que lui fit son prédécesseur fut Le parcours de Pedro Aspe, ministre de l’Écono-
assez déroutante, au moins à première vue. Il lui mie pendant les six années de la présidence Salinas
conseilla de choisir quelqu’un qui pouvait entrer dans (1988-1994), et à ce titre négociateur de la dette
n’importe quel restaurant, n’importe où dans le puis ordonnateur de la privatisation des entreprises
monde, et se voir proposer la meilleure table, avant publiques, illustre parfaitement les ressorts de la
même d’avoir ouvert la bouche… Il est vrai que, réussite de cette nouvelle génération de notables
trait parfaitement ce qu’il fallait entendre par là : issu sociale et les affinités de classe… Comme le montre
d’une lignée familiale prestigieuse, marié avec la sœur très bien sa biographe Stephanie Golob4, ces héritiers
de Raoul Wallenberg, et donc bien introduit dans les surdiplômés se battent sous les couleurs de l’uni-
réseaux internationaux de la grande dynastie versel, sans pour autant négliger les ressources du
marchande suédoise, qui a longtemps subventionné clientélisme, essentielles dans les intrigues de palais.
la Chambre de commerce internationale et l’a même « Ce groupe social tendait à considérer les doctorats
abritée à Stockholm pendant l’occupation de Paris, nord-américains comme la “mesure universelle” d’une
il devient un des plus hauts magistrats suédois, tout compétence professionnelle légitime5.» Et cette légiti-
en poursuivant parallèlement une carrière internatio- mité importée permet à Aspe de bâtir en moins d’une
nale d’arbitre, notamment dans le fameux conten- décennie « un véritable empire, tant politique qu’in-
tieux qui oppose British Petroleum à la Libye de tellectuel, au sein des élites politiques mexicaines6 ».
Kadhafi, mais aussi comme juge à la Cour européenne Ce double jeu permanent contribue d’autant plus
des droits de l’homme et plus tard comme président à brouiller les frontières qu’il accélère la recomposi-
de la cour arbitrale créée pour trancher le conten- tion des champs nationaux pour les rendre plus
tieux entre l’Iran et les États-Unis2. Un tel profil n’a conformes – et plus perméables – à la logique du
d’ailleurs rien d’exceptionnel, on pourrait multiplier marché international des savoirs de gouvernement.
aisément les exemples de ces héritiers de la noblesse Ainsi, contrairement à l’isolationnisme de ses devan-
de robe qui, après être parvenus au sommet des ciers qui avaient appris à se méfier de ce voisin trop
hiérarchies judiciaires nationales, se trouvent cooptés puissant, ce « nationaliste cosmopolite » n’éprouve
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Yves Dezalay - Les courtiers de l’international
aucune réticence à suivre « les règles du jeu posées équipe d’élèves aussi brillants que dévoués. Car c’est
par Washington7 ». Pour lui, il n’y a aucune contra- sur lui que reposent tous leurs espoirs de carrière.
diction entre la souveraineté mexicaine et les prescrip- En tant que mentor, il contrôle l’accès aux filières
tions du FMI. Encensé par The Economist8 comme la internationales. En tant que ministre, il les initie aux
figure de proue d’un gouvernement bénéficiant d’une jeux de pouvoir. Bref, il réinvente dans le champ de
compétence économique hors classe, il est parfai- l’économie la stratégie de la camarilla, qui a permis
tement à son aise sur le terrain des négociations aux plus politiques des professeurs de droit de l’UNAM
financières internationales. Il maîtrise impeccable- de s’emparer du pouvoir d’État et de le contrôler
ment le langage des économistes du FMI, dont pendant près d’un demi-siècle10.
beaucoup ont été des condisciples. Sa notoriété Cette virtuosité dans le double jeu n’est pas sans
savante et sa maîtrise des dossiers rassurent des dangers. Car elle « prédispose ces jeunes dirigeants
créanciers internationaux, a priori méfiants à l’égard à se lancer dans des stratégies à haut risque11 ». Le
de politiciens qui affichent leur populisme tout en se surendettement débouche sur la crise du peso de
complaisant dans des intrigues de palais bien difficiles 1995 et sa faillite politique. Après une carrière météo-
à déchiffrer pour des investisseurs étrangers. À rique, qui lui permettait les plus hautes ambitions
l’inverse, c’est l’aisance sociale du grand patricien, fils étatiques, il se reconvertit dans le secteur privé, en
d’un avocat d’affaires et héritier d’une lignée de grands prenant la tête de l’un de ces conglomérats qui furent
propriétaires fonciers, qui lui permet de convaincre les grands bénéficiaires de la privatisation.
les représentants des grandes familles du capita-
lisme mexicain de se lancer dans des partenariats 1. Y. Dezalay et B. Garth, Dealing in Virtue , op. cit., Ce témoi-
internationaux. Grâce à cette double garantie, les gnage, comme la plupart des exemples concrets cités pour illus-
investissements étrangers sont multipliés par quatre trer les hypothèses présentées dans ce texte, est tiré d’un
programme de recherches internationales réalisé conjointe-
en moins de deux ans9.
ment avec Bryant Garth depuis une quinzaine d’années. Pour
Ce médiateur est aussi talentueux pour réconci- aller au-delà de leur caractère forcément anecdotique, compte
lier les antagonismes internes. L’effet de brouillage tenu de l’impossibilité d’en décrire ici, même sommairement,
ce nouveau savoir lui permet d’accéder. En effet, Necessary : Pedro Aspe, The Salinas Team and The Next
lorsqu’il rentre au Mexique après son doctorat, il se Mexican “Miracle” », in J. Dominguez (éd.), ibid. 5. Ibid., p.
103. 6. Ibid.,p. 120. 7. Ibid., p. 128. 8. The Economist,
sert de sa position de responsable des études écono-
14 décembre 1991, p. 19. 9. S. Golob, ibid., p. 97,
miques à l’ITAM (université privée, fréquentée par les note 7. 10. Roderic Camp, Mexico’s Leaders, Their Education
héritiers de la bourgeoisie d’affaires, de préférence and Recruitment, Tucson, University of Arizona Press,
à l’université publique qu’est l’UNAM) pour bâtir une 1980. 11. S. Golob, op. cit., 1997, p. 136.
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sans un certain cynisme – que les notables du foreign policy establishment avaient
essentiellement des motivations de politique interne, lorsqu’ils s’étaient lancés dans
leur stratégie de guerre froide de construction d’une grande alliance internatio-
nale des élites professionnelles. Pour cette élite cosmopolite, formée dans les
campus prestigieux de la côte Est, l’impératif prioritaire était de renforcer ses
positions vis-à-vis des « provinciaux du Midwest ». Investir dans l’internationa-
lisation du champ savant servait à dévaloriser les compétences locales de ces
élites provinciales pour mieux disqualifier leurs propensions à soutenir
des politiques isolationnistes.
Les stratégies internationales sont des stratégies de distinction pour un petit
groupe de privilégiés, auquel s’impose un minimum de discrétion sur ce qui
fonde leurs privilèges, afin de pouvoir continuer à pratiquer le double jeu du
national et de l’international : investir dans l’international pour renforcer leurs
positions dans le champ du pouvoir national et, simultanément, faire valoir leur
notoriété nationale pour se faire entendre sur la scène internationale. Pour réussir
ce coup double, ils doivent cultiver à la fois la proximité et la distance avec leurs
concitoyens pour les convaincre que non seulement ils partagent les mêmes
valeurs, mais aussi qu’ils sont les mieux à même de promouvoir les intérêts
nationaux dans la compétition internationale10.
des variables pertinentes. Non seulement elles se focalisent sur les grandes organi-
sations qui s’affichent ou se veulent transnationales, comme le FMI, la Banque
mondiale, l’OMC, ou encore Amnesty ou Greenpeace, mais elles tendent de
surcroît à accepter comme un postulat la représentation idéologique produite
par et pour ces institutions – tout particulièrement la distance qu’elles affichent
avec les luttes de pouvoir dans les espaces nationaux. Ainsi, même les analyses
les plus critiques de la Banque mondiale11 se gardent bien de s’interroger sur les
ressources ou les déterminations nationales des agents d’une institution qui, dès
ses origines, a érigé en dogme le principe de non-ingérence dans les enjeux
politiques nationaux. De même, ceux qui font la théorie des grands réseaux inter-
nationaux d’activisme privilégient la dimension transnationale, en passant sous
10. Ainsi, les membres des comités d’entreprise européens doivent gérer le ressentiment sous-jacent des militants locaux
à l’égard de ce qui pourrait apparaître comme du « tourisme syndical ». Voir Anne-Catherine Wagner, à paraître. 11. Par exemple,
Susan George et Fabrizio Sabelli, Faith and Credit : The World Bank’s Secular Empire, Londres, Penguin, 1994.
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12. M. Keck et K. Sikkink, op. cit., 1998. 13. P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 145, 2002, p. 8. 14. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’oublier pour autant l’impor-
tance de la suprématie militaire, non plus que la domination économique ou financière (Y. Dezalay, « Des notables aux conglomé-
rats d’expertise : esquisse d’une sociologie du “big bang” juridico-financier », Revue d’économie financière, 25, 1993, p. 23-38),
mais simplement de souligner que ces formes de domination directe impliquent aussi tout un investissement humain qui facilite
et stabilise la mise en place d’une relation de type hégémonique. Y compris à travers la formation des élites militaires. Ainsi, dans
un pays comme la Corée du Sud, la plupart des membres de la haute hiérarchie militaire ont bénéficié d’une formation aux États-
Unis (Kim Seong-Hyon, « La diplomatie économique autour du contrat du TGV coréen : une sociologie du grand contrat internatio-
nal », thèse, EHESS, 2003). 15. À cet égard, il est significatif que la grande majorité des analyses sur la globalisation émane
du monde nord-américain (Y. Dezalay et B. Garth, Global Prescriptions, op. cit., 2002). 16. Christophe Charle, La Crise des
sociétés impériales : Allemagne, France, Grande-Bretagne, 1900-1940, Paris, Seuil, 2001. 17. Benoit de l’Estoile, Federico
Neiburg et Lygia Sigaud, « Savoirs anthropologiques, administration des populations et construction de l’État », Revue de synthèse,
3-4, juillet-décembre 2000. 18. Y. Dezalay et B. Garth, « La construction juridique d’une politique de notables. Le double jeu des
praticiens du barreau indien sur le marché de la vertu civique », Genèses, 45, décembre 2001, p. 69-90 19. Rajiv Dhavan, « Judges
and Indian Democracy : The lesser Evil? », in Francine Frankel, Transforming India, Social and Political Dynamics of Democraty, New
Delhi, Oxford University Press, 2000. 20. Joseph Love, Crafting the Third World, Theorizing Underdevelopment in Rumania and
Brazil, Stanford, Stanford University Press, 1996. 21. Steve Weissman, The Trojan Horse, A Radical Look at Foreign Aid, San
Francisco, Rampart Press, 1974 ; Paul Drake (éd.), Money Doctors, Foreign Debts and Economic Reforms in Latin America : from
the 1890s to the Present, Wilmington, Jaguar Books, 1994.
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DES AGENTS DE L’EMPIRE... Motilal Nehru en habit de cour lors d’une présentation à l’empereur.
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... AUX LEADERS DE L’INDÉPENDANCE NATIONALE. Motilal Nehru en ascète qui lutte pour l’indépendance aux côtés de Ghandi.
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UN HÉRITIER COSMOPOLITE Jawaharlal Nehru en élève de Harrow, étudiant à Cambridge, emprisonné comme combattant pour la liberté,
en héros des masses.
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à défendre les intérêts de leur clientèle de grandes firmes, tant dans les négocia-
tions financières de Wall Street que dans les débats politiques de Washington,
un certain nombre de grands avocats d’affaires finissent par incarner une sorte
de sagesse et d’autorité d’État – alors que, pour la plupart d’entre eux, ces hommes
d’État honoraires (elder Statesmen) sont restés essentiellement dans les coulis-
ses du pouvoir, en n’occupant les premiers rôles que très épisodiquement, essen-
tiellement dans des fonctions liées à l’international24.
La politique internationale a toujours été le domaine réservé de ces hommes
d’État de l’ombre. Ce n’est pas par hasard si cette élite est désignée couramment
22. Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales,
121-122, 1998, p. 109-118. 23. John P. Heinz, Edward Laumann, Robert Nelson et Robert Salisbury, The Hollow Core, Private
Interests in National Policy Making, Cambridge, Harvard University Press, 1993. 24. Walter Isaacson et Evan Thomas, The
Wise Men, New York, Simon & Schuster, 1986 ; Kai Bird, The Chairman : John McCloy, the Making of the American Establishment,
New York, Simon & Schuster, 1992 ; James A. Bill, George Ball, Behind the Scene in US Foreign Policy, New Haven, Yale
University Press, 1997.
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ils doivent leur fortune. Ils se retrouvent dans la position classique des notaires
royaux décrits par Kantorowicz28 : pour préserver leur légitimité, ils doivent
détourner une partie des ressources de leurs patrons pour investir dans du savoir,
de l’intérêt général ou des valeurs universelles, afin de manifester publiquement
leur distance, sinon leur neutralité à l’égard de ces intérêts privés29. Il leur faut
convaincre leurs puissants protecteurs qu’il y va de leur propre intérêt sur le
long terme et que le risque est minime, puisqu’ils gardent un droit de contrôle
sur toute cette activité philanthropique. Pour réussir ce double jeu, ces merce-
naires du capital (hired guns) peuvent s’appuyer sur leur capital familial et profes-
sionnel. Ces héritiers des gentlemen du droit selon Tocqueville ne sont-ils pas les
mieux placés pour servir d’intermédiaires à ces entrepreneurs parvenus, tant
pour les aider à lever des capitaux sur les places européennes que pour les guider
ensuite dans leurs stratégies d’État, notamment à partir d’investissements dans
les savoirs de gouvernement ? Tout naturellement, les dirigeants des premières
grandes firmes juridiques continuent d’assister les capitaines d’industrie en conce-
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Yves Dezalay - Les courtiers de l’international
four et de sas entre les pôles de pouvoir. Elles facilitent l’échange des faveurs et
la mobilité des carrières, tout en leur donnant un aspect plus formalisé et donc
25. Stanley Karnow, In our Image, New York, Random House, 1989 ; Peter W. Stanley (éd.), Reappraising an Empire, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 1984. 26. Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit. 27. Grâce
à cette institutionnalisation d’un marché des compétences d’État, l’affaiblissement des positions du FPE après la débâcle vietna-
mienne ne bouleverse pas fondamentalement la structure du champ du pouvoir américain. Car l’ampleur des ressources néces-
saires pour mettre en œuvre des stratégies d’État les réserve de fait à un petit noyau de grands opérateurs, certes plus diversifiés
idéologiquement et socialement, tout en ayant recours aux mêmes types d’institutions – comme les fondations et les think
tanks – pour faire le lien entre le public et le privé. De surcroît, même s’il a perdu son quasi-monopole sur les institutions d’État
américaines, le FPE a pu reconvertir une partie de ce pouvoir en investissant dans des institutions, comme la Trilatérale, qui repro-
duisent la même stratégie d’État dans l’espace international. 28. Ernst Kantorowicz, « Kingship Under the Impact of Scientific
Jurisprudence », in Marshall Clagett, Gaines Post et Robert Reynolds (éds), Twelfth-Century Europe and the Foundations of
Modern Society, Madison, University of Wisconsin Press, 1961. 29. Robert Gordon (dans « The Ideal and the Actual in the
Law : Fantasies and Practices of New York City Lawyers, 1870-1910 », in Gérard Gawalt (éd.), The New High Priests : Lawyers in
Post Civil War America, Westport, Greenwood Press, 1984) décrit le comportement quasi schizophrénique des grands praticiens
de Wall Street qui, au début du XXe siècle, consacraient beaucoup d’efforts à construire des dispositifs de régulation comme l’anti-
trust, qu’ils s’employaient ensuite à détourner pour le compte de leurs clients. Il est vrai que la sévérité de ces dispositifs judiciai-
res les rendait indispensables à des financiers aussi peu scrupuleux que toujours tentés de les réduire à la condition de
mercenaires. 30. Michael Powell, From Patrician to Professional Elite : The Transformation of the New York City Bar Association,
New York, Russell Sage Foundation, 1988.
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Yves Dezalay - Les courtiers de l’international
L’extraordinaire essor du mouvement international Par contre, la greffe nord-américaine ne prend guère
des droits de l’homme à partir de la fin des années dans le champ des droits de l’homme. Au contraire,
1970 peut s’expliquer en partie par un phénomène le déséquilibre Nord-Sud s’accentue. Aux États-Unis,
de concordance entre la conjoncture politique des la notoriété des grandes ONG comme Amnesty ou
États-Unis et celle des principaux pays d’Amérique Human Rights Watch ne fait que croître;elles se profes-
latine : la fraction réformiste du « Foreign Policy sionnalisent, et leurs stratégies deviennent plus étroi-
Establishment », mise à l’écart par l’offensive néoli- tement imbriquées dans le jeu des institutions d’État,
bérale, se mobilise, au nom des droits de l’homme, nationales ou internationales. Au contraire, dans les
pour défendre les intellectuels d’État d’Amérique pays d’Amérique latine, après avoir été au premier
latine, pourchassés par des régimes militaires, eux- rang de la lutte contre les dictatures militaires, les
mêmes protégés par les néoconservateurs de organisations des droits de l’homme dépérissent
Washington, au nom de l’anti-communisme1. d’autant plus vite qu’elles perdent à la fois leurs
Selon une logique qui se répète au Nord et au Sud, dirigeants et leurs financements3. Les enjeux politiques
les théoriciens de Chicago et leurs disciples – les « se sont déplacés avec la défaite des militaires, et les
Chicago boys » chiliens – mettent leur compétence grandes fondations internationales ont modifié en
au service de ces nouveaux venus dans le champ du conséquence leurs agendas prioritaires. De ce fait, les
pouvoir d’État que sont – à des degrés divers – Nixon, rares pionniers des droits de l’homme, qui ne se sont
Reagan et Pinochet. La contre-révolution néolibérale pas reconvertis dans des carrières d’État, n’ont guère
est alimentée par une volonté de revanche de «parve- d’autres choix, s’ils veulent poursuivre leur engage-
nus», jusque-là exclus des positions de pouvoir par les ment militant, que de rejoindre les états-majors des
héritiers d’une « bourgeoisie d’État ». ONG internationales, à proximité des lieux de pouvoir,
marché international, dominé par les institutions nord- double maîtrise des technologies de pouvoir et des
américaines, et partiellement ouvert aux élites périphé- idéalismes qui peuvent servir de base – et de légiti-
riques. C’est ainsi que, pour établir leur légitimité mité – à un nouvel universalisme.
savante, les responsables économiques d’Amérique
latine ne peuvent plus se contenter d’un simple PhD
1. « Constructing Law Out of Power : Investing in Human Rights
délivré par les grandes universités nord-américaines;il as an Alternative Political Strategy» (en collaboration avec Bryant
leur faut désormais y retourner régulièrement comme Garth), in Austin Sarat et Stewart Scheingold (éds), Cause
professeur invité, afin de réactualiser leur capital Lawyering and the State in Global Context, Oxford, Oxford
savant. Les campus de l’Ivy League sont ainsi en voie University Press, 2001. 2. « Dollarizing State and Professional
Expertise:Transnational Processes and Questions of Legitimation
de devenir l’antichambre des institutions financières
in State Transformation, 1960-2000 » (en collaboration avec
et des gouvernements nationaux des pays d’Amérique Bryant Garth), in Mickael Likosky et J. Perkovich (éds),
latine. Il n’est donc guère surprenant que le Transnational Legal Process, Londres, Butterworth, 2002.
Washington consensus puisse se présenter désor- 3. « Patrones de inversion juridica extranjera y de transforma-
mais comme un nouvel universel. La « dollarisation » cion del Estado en America Latina» (en collaboration avec Bryant
Garth), in Hector Fix-Fierro, Lawrence M. Friedman et Rogelio
des économies va désormais de pair avec celle des Perez Perdomo (éds), Culturas juridicas latinas de Europa y
nouveaux savoirs d’État, comme l’économie, la America en tiempos de globalizacion, Mexico, Universidad
science politique ou le droit des affaires2. Nacional Autonoma de Mexico, 2003.
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plus légitime. Les law firms – et, à un moindre égard, les fondations – représen-
tent ainsi l’épitomé de la stratégie de pouvoir des clercs du droit:elles leur permet-
tent de regrouper sous un label unique la diversité des rôles – mercenaire, savant
et entrepreneur moral – qui fait la force du champ juridique, et d’accumuler
collectivement des formes antinomiques de capital qui assurent sa pérennité31.
Les pratiques de ces institutions philanthropiques – et ce qu’elles contribuent
à produire – s’inscrivent dans une division hiérarchisée du travail de domina-
tion dont elles sont elles-mêmes le produit. L’autonomisation des sciences socia-
les et la professionnalisation des pratiques administratives sont d’autant plus
limitées qu’elles restent subordonnées à une double tutelle : celle des bailleurs
de fonds et celle de la compétence juridique dont la reproduction fait encore une
large part au capital familial. Si les grands notables du barreau s’emploient à
étendre l’hégémonie du droit sur le champ des politiques publiques, ils veillent
aussi à ce que les écoles et les professeurs de droit reconnaissent et homologuent
tout le capital d’entregent et de relations sociales dont ils ont hérité32. La hiérar-
chie du droit continue ainsi à valoriser l’héritage moral – mais aussi les héritiers –
des gentlemen du droit qui ont su redorer leur blason, en recyclant les fortunes
des « barons voleurs ». Le corollaire de leur politique réformiste est une mérito-
cratie très tempérée, qui conforte plus qu’elle ne remet en cause les privilèges de
la naissance, notamment ceux qui sont l’apanage d’une bourgeoisie cosmopo-
lite. Cette capacité à amalgamer capital social et capital savant33 représente sans
31. Y. Dezalay, Marchands de droit : L’expansion du « modèle américain » et la construction d’un ordre juridique transnational,
Paris, Fayard, 1992. 32. Tant par leurs contributions au budget de ces écoles, qui leur valent de siéger dans les comités de
direction, que par des moyens de pression aussi efficaces que discrets, comme les stratégies de recrutement ou le marché très
rémunérateur des consultations… 33. Victor Karady, « Une nation de juristes. Des usages sociaux de la formation juridique dans
la Hongrie d’Ancien Régime », Actes de la recherche en sciences sociales, 86-87, 1991, p. 106-124. 34. Cf. infra les articles de
Peter Drahos et John Braithwaite, et de Murielle Coeurdray.
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35. Notamment dans le cadre de l’International Commission of Jurists (Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais,
op. cit.) ou encore les réseaux transatlantiques, qui fonctionnent en étroite symbiose avec les grandes firmes de Wall Street comme la
Commission trilatérale (Stephen Gill, American Hegemony and the Trilateral Commission, Cambridge University Press, 1990), le très
sélect Bilderberg Group (K. Bird, op. cit., 1992, p. 471) ou l’American Committee on United Europe (Antonin Cohen, « Anatomie d’une
utopie juridique. Éléments pour une sociologie historique du fédéralisme européen : la Constitution », Communication au colloque du
CURAPP sur la portée sociale du droit, Amiens, 14 novembre 2002).
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Bien peu d’indiens pouvaient se permettre de financer fortunes colossales qui leur valaient le surnom de
le long programme d’apprentissage pour les futurs « nababs du droit » Ainsi, dans les années 1880,
barristers qui n’existait qu’en Grande-Bretagne. alors qu’il était encore dans sa trentaine, Motilal
Les premières générations de juristes indiens se Nehru « vivait comme un prince, dans un véritable
recrutaient essentiellement parmi les enfants ou les palais et possédait les toutes premières voitures
protégés des riches marchands parsi. Grâce à ce automobiles » (ibid. p. 370).
détour par la métropole, aussi prestigieux que peu L’Indian National Congress, dont Motilal Nehru fut
exigeant du point de vue scolaire, les héritiers de un des fondateurs et le leader de la fraction modérée,
haute caste rentraient en Inde transformés en English a été le principal support d’une stratégie de réfor-
gentlemen. misme constitutionnel, conçue et conduite par des
La tradition coloniale exigeait que les gentlemen élites juridiques anglicisées. « Les leaders du parti du
attorneys maintiennent le même train de vie fastueux Congrès étaient parfaitement à l’aise avec la procé-
que leur riche clientèle de riches marchands et de dure parlementaire et les débats constitutionnels.
grands propriétaires. « Le prestige d’un lawyer dépend Ils avaient confiance dans la tradition britannique de
de son hospitalité, de ses bonnes manières et du cer- justice (…) Selon sa biographie, Motilal Nehru était
cle d’amis qu’il entretient » (S.Schmitthener, «A sketch un modéré, d’autant moins favorable aux thèses des
of the development of the legal profession in India », extrémistes qu’il était convaincu qu’un avocat de
Law & Society Review, 2 (3), 1968-1969, p. 348). talent pouvait aussi facilement se faire entendre à la
Les nouvelles générations de barrister indiens ont tribune de l’opinion publique britannique que devant
profité à leur tour de ce monopole pour gagner des celle de la Allahabad High Court » (ibid. p. 378).
« La moitié des gens qui travaillent dans la Silicon mieux formées qu’en Europe, mais elles sont plus
Valley ne sont pas nés aux États-Unis, et ces motivées car on leur assure des plans de car-
étrangers n’occupent pas seulement les postes rière enthousiasmants.
les plus haut placés dans la hiérarchie. Comme les immigrants, ces élites préfèrent
Ce sont des Chinois, des Indiens, des Européens donc rester aux États-Unis plutôt que d’aller faire
qui considèrent toujours que les États-Unis profiter d’autres pays du savoir qu’elles
sont la terre de toutes les opportunités. ont acquis. »
C’est une autre force de ce pays que d’offrir
à tous ces gens talentueux des possibilités Gary Becker, L’Expansion,
de promotion et d’épanouissement professionnel. novembre 2003
De même les élites américaines ne sont pas (propos recueillis par Isabelle Lesniak).
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UNE TRANSITION CONSTITUTIONNELLE ET MONDAINE. Jawaharlal Nehru plaisantant lors d’une cérémonie officielle, avec sa
complice et amie intime, Lady Mountbatten, l’épouse du dernier vice-roi des Indes.
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mesure, déterminés par le degré d’homologie qui existe, à une époque donnée,
entre les luttes de pouvoir qui se jouent en parallèle dans la puissance hégémo-
nique et dans les États périphériques36.
– les grandes ONG internationales qui incarnent la société civile contre l’État –
tout en requalifiant des discours d’opposition en une nouvelle thématique de
gouvernement : ainsi, la dénonciation des atteintes aux droits de l’homme devient
la gouvernance et la défense de l’environnement se mue en développement durable.
Comme les luttes d’influence dans le champ du pouvoir d’État mobilisent du
capital savant, elles alimentent aussi tout un marché de concurrence qui se joue
en termes de ressources et de raison d’État. Grâce à ces joutes internes pour le
pouvoir, le nouvel impérialisme symbolique s’avance désormais sous les couleurs
du progrès de la connaissance, du développement économique, des droits de
l’homme, de la (bonne) gouvernance. Certes, chacune de ces thématiques recou-
vre des coalitions d’exportateurs aux intérêts bien spécifiques. Mais elles sont aussi
36. Il conviendrait de nuancer cette proposition pour tenir compte du degré d’autonomie de ces États périphériques, qui conditionnent
leur capacité à réinterpréter ces exportations hégémoniques en fonction de leur propre histoire. Voir à ce sujet Y. Dezalay et B. Garth,
La Mondialisation des guerres de palais, op. cit.
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Yves Dezalay - Les courtiers de l’international
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se heurte aux mêmes limites que toute approche monographique : elle risque
d’apparaître comme partiale, du fait même qu’elle est partielle. En l’occurrence,
le risque est accru par l’ampleur et la complexité de l’espace des relations inter-
nationales. C’est bien là le principal mérite d’une juxtaposition des objets et des
terrains de recherche, comme le propose ce numéro. Comme tous ces travaux
s’inscrivent dans des problématiques voisines, ils s’enrichissent de leur complé-
mentarité, mais aussi de la pluralité des perspectives. Le rapprochement met
en évidence les homologies, mais il souligne aussi les limitations spécifiques,
voire les silences, qui tiennent aux relations des chercheurs à leur objet.
Si la première série de textes porte sur les fondations philanthropiques, c’est
que ces institutions occupent une place à la fois centrale et transversale dans
l’espace des relations internationales. Elles sont incontestablement l’un des princi-
paux dispositifs de la production et de la circulation internationale des savoirs
d’État. Même si ces institutions philanthropiques acquièrent avec le temps une
relative autonomie, comme le souligne Nicolas Guilhot, elles sont aussi conçues
pour mettre en œuvre des projets académiques qui correspondent à des finali-
tés définies par leurs fondateurs, afin de légitimer leurs stratégies de « parve-
nus » dans le champ du pouvoir. Financer la mise au point et la diffusion de
nouveaux savoirs à des couches sociales ascendantes sert aussi à mobiliser la
légitimité du champ savant pour imposer comme principes universels de forma-
tion des élites dirigeantes des principes conformes à leurs intérêts spécifiques.
par les vieilles élites d’État que ces nouveaux venus prétendaient bousculer.
D’ailleurs, l’intégration des héritiers des « barons voleurs » au sein de l’esta-
blishment n’est-elle pas la meilleure preuve de la réussite de cette stratégie de conso-
lidation de fortunes acquises par ces aventuriers du capitalisme, à la faveur d’un
coup de force38 ? L’argent sale est lavé par son réinvestissement dans le savoir.
Il est aussi, à cette occasion, réapproprié par les fractions de l’establishment les
plus enclines à une stratégie novatrice ou méritocratique, fût-ce au prix d’une mésal-
liance. Les fondations deviennent ainsi des piliers de la reproduction des hiérar-
chies sociales qu’elles prétendaient remettre en cause. Tout rentre dans l’ordre.
Mais cette banalisation ouvre en même temps les possibilités d’un renouvellement.
De nouvelles générations de parvenus peuvent réinventer à leur compte cette
machine de guerre contre l’establishment, qui est aussi le meilleur moyen de s’y
37. P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 242. 38. Digby E. Baltzell, The Protestant Establishment, Aristocracy
and Caste in America, New Haven, Yale University Press, 1964.
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nationaux. Pourtant, c’est bien parce qu’ils ont su habiller leurs objectifs commer-
ciaux dans un langage de généralité – celui de la protection de l’innovation comme
facteur de progrès – que ces dirigeants ont réussi à transformer leur stratégie
d’entreprise en stratégie d’État, puis en règle de droit international, grâce à
l’appui apporté par leurs concurrents européens. L’intérêt de Pfizer se confond
désormais avec celui des industries qui investissent dans la recherche scienti-
fique, en la privatisant. Cependant, tout en gonflant les profits des multinatio-
nales de la pharmacie – et en accélérant la fuite des cerveaux au profit des grands
laboratoires nord-américains – aux dépens des industriels et surtout des malades
du tiers-monde, ce nouveau dispositif contribue aussi à ouvrir de nouvelles oppor-
tunités aux fondations. La Ford et ses réseaux ont apporté leur soutien aux
militants des ONG qui ont réussi à faire reculer les multinationales dans les
procès engagés en Afrique du Sud, avant de faire entériner ce modeste acquis lors
des négociations de l’OMC à Doha. Et tout récemment, c’est la nouvelle Fondation
Clinton qui vient de monter un partenariat avec des industriels indiens et sud-
africains, pour faire baisser le prix des thérapies antisida39, conformément à la
tactique éprouvée dans laquelle le gentil flic et le méchant flic se renvoient la balle40
– pour le plus grand profit de l’élite des law firms, dont les seniors conseillent
les multinationales, tout en encourageant leurs cadets à accumuler de l’expertise
et de la légitimité en offrant leurs services aux ONG.
La position dominante des lawyers dans le champ du pouvoir nord-américain,
maîtrisent d’autant mieux qu’ils les ont conçues, en fonction des exigences et
des besoins spécifiques de leur clientèle de grandes entreprises. C’est donc tout
naturellement que ces offensives se déploient aussi aisément du terrain national
à celui des institutions internationales. On y retrouve, particulièrement à l’OMC,
les mêmes acteurs qui utilisent le même langage42. Et l’existence de nombreux
relais permet, en règle générale, de minimiser le recours à des « canonnières
symboliques », comme la fameuse section 301. Ainsi, lorsque les États-Unis ont
39. Le Monde, 25 octobre 2003. 40. Peter Drahos et John Braithwaite, Global Business Regulation, Cambridge, Cambridge
University Press, 2002, p. 205. Nous en avons décrit un exemple encore plus flagrant à propos du Chili. Ainsi, lorsqu’ils étaient
pourchassés par les sbires de Pinochet, avec l’appui de la CIA, les jeunes intellectuels, jusque-là très antiaméricains, n’hésitaient
guère avant d’accepter les financements de la Fondation Ford – et la protection symbolique que cela représentait. Le paradoxe
est encore plus frappant lorsqu’on réalise que ces deux institutions, qui s’opposaient au Chili par protégés interposés, avaient connu
jusque-là des histoires assez voisines, dans la mouvance du foreign policy establishment auquel appartenait leur personnel
dirigeant. Ainsi, un des piliers de cet establishment, McGeorge Bundy se trouvait à la tête de la Ford, pendant que son frère
William était un des officiers les plus gradés de la CIA (K. Bird, op. cit., 1998 ; Y. Dezalay et B. Garth, op. cit., 2002, p. 258,
note 11). 41. Y. Dezalay, op. cit., 1992. 42. Greg Shaffer, « The Law-in-Action of International Trade Litigation in the United States
and Europe : The Melding of the Public and the Private », working paper, University of Wisconsin Law School, mai 2000.
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tifs. La promotion de leur expertise se fait au nom des valeurs universalistes dont
ils se réclament. Ils en contrôlent l’offre, mais aussi la demande : leur autorité de
porte-parole juridique des intérêts d’État leur permet d’alimenter eux-mêmes
cette commande publique d’expertise en droit international.
L’émergence d’un champ européen des droits de l’homme s’inscrit dans la
continuité de cette genèse du droit international. La stratégie demeure identique,
mais la faillite des idéaux pacifistes incite à inventer de nouvelles rhétoriques
de l’universel, plus en phase avec le contexte politique international de l’après-
guerre. Comme leurs prédécesseurs, ces nouveaux pères fondateurs sont des
universitaires cosmopolites, soucieux de manifester leurs distances à l’égard de
gouvernements nationaux dont dépend l’essentiel de leurs ressources. Les droits
de l’homme relèvent donc d’abord de la rhétorique politique. Mais la construc-
tion juridique reste piégée dans les affrontements idéologiques de la guerre
froide dont elle s’est nourrie. Et il faut attendre une génération ou presque pour
que cet investissement doctrinal acquière la « force du droit43 », en étant mobilisé
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43. P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences socia-
les, 64, 1986, p. 3-19. 44. P. Drake (éd.), op. cit., 1994 ; Catherine M. Conaghan, « Reconsidering Jeffrey Sachs and the Bolivian
Economic Experiment », in P. Drake (éd.), Money Doctors, Foreign Debts and Economic Reforms in Latin America : from the 1890s
to the Present, Wilmington, Jaguar Books, 1994. 45. Jacques Sapir, Les Économistes contre la démocratie, pouvoir, mondia-
lisation et démocratie, Paris, Albin Michel, 2002, p. 42.
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Le juge fédéral William Howard Taft (1857-1930) philippin est ignorante, superstitieuse » et soumise
devient le premier gouverneur civil des Philippines à des « politiciens intriguants et sans scrupules (…)
avant d’être élu président des Etats-Unis, puis de orientaux dans leur duplicité », il est convaincu que
terminer sa carrière comme Chief Justice de la Cour les États-Unis ont un « devoir sacré » de les améri-
Suprême. Faisant siennes les convictions de Rudyard caniser, par une politique de benevolent assimila-
Kipling sur « The White Man’s Burden », Taft est l’un tion qui renforce durablement (jusqu’à aujourd’hui)
des principaux architectes d’une politique d’impéria- les privilèges d’une petite oligarchie de grands proprié-
lisme moral dont les Philippines sont en quelque sorte taires dont le pouvoir repose sur leurs réseaux de
le prototype : puisque la « grande masse du peuple clientèle et leur savoir-faire de juristes.
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Cette photographie du président des Philippines à promouvoir des politiciens aussi bien disposés
Diosdado Macapagal (père de l’actuelle présidente) à l’égard des intérêts américains que pourvus d’une
posant avec son « bienfaiteur », l’agent de la CIA, image de dirigeants moralistes comme Magsaysay
Joseph Burkholder Smith, à qui elle est dédicacée, (un autre « protégé » de la CIA) ou méritocratiques
illustre l’un des paradoxes de cet impérialisme moral comme Macapagal, un fils de paysan devenu juriste
dans lequel les institutions américaines travaillent dans un cabinet américain.
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Yves Dezalay - Les courtiers de l’international
construire dans l’urgence toute la série des relais institutionnels qui facilitent un
échange, aussi discret que fructueux et légitime, entre l’autorité savante et le
capital financier.
Bien qu’il figure au premier rang des économistes qui s’intéressent aux
questions de droit46, Schleifer, l’un des principaux protagonistes de cette histoire,
ne semble guère en avoir retenu la leçon en matière de division du travail symbo-
lique. Au contraire, comme le montre Marie-Laure Djelic, le fondateur de
McKinsey doit sans doute une bonne part du succès de son entreprise à sa forma-
tion de lawyer. Il saisit l’opportunité ouverte par la nouvelle législation bancaire
du New Deal pour lancer un nouveau secteur d’activités, le conseil en manage-
ment, qui va construire son autonomie et sa légitimité en transposant les recet-
tes sur lesquelles repose la prospérité des grandes firmes juridiques : rationaliser
et rentabiliser le modèle professionnel en lui imposant une logique industrielle,
tout en renforçant sa légitimité par des investissements savants, qui permettent
également d’élargir le recrutement à des nouveaux venus, dont les compétences
et les fortes motivations de réussite se combinent parfaitement avec l’entregent
des héritiers dont ils sont les collaborateurs. Dès l’après-guerre, les consultants
prospèrent en se positionnant comme « missionnaires » d’un capitalisme « à l’amé-
ricaine ». Leur implantation accompagne les investissements des multinationales
américaines. Mais le véritable décollage international de cette industrie n’inter-
vient que vers la fin des années 1980. Soit le temps nécessaire pour fabriquer une
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Même si elle reste limitée, cette capacité d’intégration ne doit pas être négligée.
Car elle est une des grandes forces de ce nouvel impérialisme marchand. Elle est
aussi profondément enracinée dans toute une idéologie d’émancipation et de
progrès, qui trouve ses origines dans l’histoire coloniale des États-Unis, avant d’être
relayée par le discours des institutions savantes les plus prestigieuses. Elle est donc
au cœur de ces processus de mondialisation dont on ne peut faire la sociologie
sans s’interroger au préalable sur ce qui en constitue l’un des principaux moteurs :
la force d’attraction des grands campus nord-américains qui accélère l’interna-
tionalisation et l’unification du champ de formation des élites dirigeantes natio-
nales. Cette dynamique savante de la mondialisation explique du même coup
certains de ses aspects paradoxaux : notamment le double jeu de ces héritiers
cosmopolites des bourgeoisies d’État périphériques, dont l’immersion dans ces
campus élitistes facilite la reconversion en entrepreneurs d’une modernité démocra-
tique qui se joue des frontières et se targue même de méritocratie ; mais aussi
plus généralement l’ambiguïté de ces dispositifs hégémoniques où la globalisa-
tion des marchés s’accompagne d’une universalisation des formes américaines de
l’idéalisme civique… jusque dans les stratégies dont s’inspirent quelques-uns des
principaux courants de l’altermondialisation.
46. Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit., 2002, p. 262. 47. Giuliana Gemelli (éd.), The Ford
Foundation and Europe (1950’s-1970’s) : Cross-fertilization of Learning in Social Science and Management, Bruxelles, European
Inter University Press, 1998. 48. Gilles Lazuech, « Le processus d’internationalisation des grandes écoles françaises », Actes de
la recherche en sciences sociales, 121-122, mars 1998, p. 66-76.
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