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LE SILENCE DES PRATIQUES. LA QUESTION DES RAPPORTS DE
GENRE DANS LES FAMILLES D'« INDÉPENDANTS »
Céline Bessière, Sybille Gollac
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2007/2 n° 24 | pages 43 à 58
ISSN 1262-2966
ISBN 3760091320100
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2007-2-page-43.htm
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Ces travaux ont permis de questionner les frontières habituellement établies
entre travail domestique et professionnel, l’un étant habituellement associé aux
femmes, et l’autre aux hommes. Comme l’écrit en effet Rose-Marie Lagrave :
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Le cas des agricultrices a été l’exemple expérimental qui a servi à déconstruire et reconstrui-
re les fils invisibles entre travail productif et travail réputé improductif. En effet, la sphère
du domestique dans une exploitation familiale agricole n’est pas distincte de la sphère pro-
ductive : elles se recoupent, elles se chevauchent7.
Dans les deux enquêtes ethnographiques que nous avons menées auprès d’ex-
ploitations familiales viticoles de la région de Cognac d’une part, de familles d’ar-
tisans (boulangers-pâtissiers et maçons) d’autre part9, nous avons observé la
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répartition sexuée des travaux au sein du collectif de production familial sans pré-
supposer une distinction entre tâches professionnelles et domestiques, ni entre
tâches masculines et féminines. L’avantage de ce dispositif est de ne pas définir les
tâches a priori, comme c’est le cas dans les enquêtes statistiques10. Cette démarche
a permis de mettre en évidence l’existence de maisonnées mobilisées autour de
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10. Ainsi, dans l’enquête Emploi du temps 1985-6, seules quinze tâches domestiques sont-elles défi-
nies, dont sont exclues par exemple le bricolage, le jardinage, l’élevage des enfants, la prise en char-
ge des personnes âgées (Bernard Zarca, « La division du travail domestique… », loc. cit.). Cela
conduit ainsi à limiter les tâches « masculines » à « porter du bois, du charbon, du mazout », « laver
la voiture » et à occulter certaines tâches féminines, pourtant très coûteuses en temps.
11. C’est un résultat à la fois des recherches sur les agricultrices en France (Rose-Marie Lagrave,
« Bilan critique des recherches sur les agricultrices en France », Études rurales, n° 92, 1983, pp. 9-
40) et des enquêtes sur le rôle des femmes dans les solidarités familiales, notamment dans la prise
en charge des personnes dépendantes (Sylvie Renaut et Alain Rozenkier, « Les familles à l’épreuve de
la dépendance », in Claudine Attias-Donfut (dir.), Les Solidarités entre générations. Vieillesse, famille,
état, Paris, Nathan, 1995, 352 p. ; Florence Weber, Séverine Gojard et Agnès Gramain, Charges de
famille…, op. cit.).
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tout ». L’enquêtrice, surprise, sourit. Stéphane ajoute :
Dans tous les domaines. Elle va dans la vigne tirer les bois, relever. Cette année, elle va…
elle avait commencé à tailler, mais elle ne taille pas beaucoup12. Mon père fait les traite-
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ments, forcément…Tout ce qui est tracteur, c’est mon père ! Les vendanges, ma mère sui-
vait la machine pour ramasser les raisins qui restaient, signaler s’il y avait un problème à la
machine, parce que quand les tapis bloquent, mon père ne l’entend pas devant.
Cet extrait d’entretien illustre bien la difficulté des enquêté(e)s à décrire les
46 tâches féminines : n’ayant pas l’habitude de les raconter, ils finissent par les définir
en creux de celles des hommes.
Les enquêté(e)s décrivent bien qui fait quoi au sein de la maisonnée et la valeur
différente accordée à chaque tâche, mais ils ne relèvent pas la dimension sexuée de
la division de ces activités et ne la rattachent pas à des normes qui la justifieraient
ou la contesteraient. La situation d’enquête n’y était pas propice : nous ne les avons
pas rencontré(e)s en tant que personnes assumant un discours politique au sein
d’un espace public, mais dans le cadre et à propos de leur vie privée et professionnel-
le. Pourtant, même dans ce cadre, on se doit de comprendre la façon dont les enquê-
té(e)s sont confronté(e)s aux rapports sociaux de sexe, les manières dont ils en parlent
et au travers de quels enjeux pratiques la domination masculine émerge de leurs dis-
cours. Ici, nous en donnerons successivement deux exemples : l’organisation de la
transmission au sein de la lignée et l’accès des femmes d’indépendants au travail sala-
rié. Même en l’absence d’un discours féministe ou sexiste, la question du genre fait
sens pour les acteurs, mais dans le cadre de problématiques qui leur sont propres.
12. « Tirer les bois » et « relever » sont des tâches manuelles souvent féminines, moins valorisées que
la taille : elles consistent respectivement à dégager les chutes de bois en hiver après la taille et à
rabattre les rameaux sur le palissage au printemps.
13. Sibylle Gollac, « Faire ses partages. Patrimoine professionnel et groupe de descendance »,
Terrain, n° 45, 2005, pp. 113-124 ; Céline Bessiere, « Les “arrangements de famille” : équité et trans-
mission d’une exploitation familiale viticole », Sociétés contemporaines, n° 56, 2004, pp. 69-89.
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se répartissent les rôles entre hommes et femmes dans la reproduction de ce patri-
moine ? Et comment les enquêté(e)s restituent-ils cette répartition dans leur discours ?
14. L’exploitation de plusieurs enquêtes statistiques permet de généraliser ce constat dans le cas des
artisans et commerçants (enquête FQP 1985 réalisée par l’INSEE, enquête Réseaux familiaux réalisée
par l’INED en 1976, exploitées dans Bernard Zarca, « L’héritage de l’indépendance professionnelle
selon les lignées, le sexe et le rang dans la fratrie », Population, n° 2, 1993, pp. 275-306). Si aucun
garçon ne peut reprendre, on admet la possibilité de transmettre l’entreprise à une fille mais, la plu-
part du temps, à condition qu’elle épouse un homme qui exerce la profession adéquate, de telle sorte
que le partage traditionnel des tâches au sein de l’entreprise ne soit pas bouleversé. Dans le cadre des
bouleversements de l’institution matrimoniale (la progression des divorces chez les indépendants et
le refus croissant des femmes d’avoir un statut auxiliaire dans l’entreprise familiale), de telles
« reprises en gendre » sont néanmoins de plus en plus rares.
15. Céline Bessiere, « Une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole », in
Florence Weber, Séverine Gojard et Agnès Gramain (dir.), Charges de famille, op. cit., pp. 237-273.
16. Voir Alice Barthez, « Le patrimoine foncier des agriculteurs vivant en couple », Agreste, Cahier
n° 17-8, 1994, pp. 23-36, sur le cas de l’agriculture. L’exploitation de l’enquête Patrimoine 2003
permet d’élargir ce résultat à l’ensemble des indépendants : 69% des donations en biens profession-
nels vont à des hommes (Céline Bessière, Sibylle Gollac, Muriel Roger, Économie et Statistique, à
paraître en 2008).
17. Si 23% des fils d’agriculteurs de plus de 45 ans sont agriculteurs, seules 10,3% des filles d’agri-
culteurs le sont. De la même façon si 28% des fils d’artisans, commerçants et chefs d’entreprise de
plus de 45 ans appartiennent au même groupe social que leur père, ce n’est le cas que de 8,9% des
filles. Du point de vue du statut, 32,8% des fils d’indépendants sont également à leur compte,
contre 14,3% des filles. [Enquête Emploi de l’INSEE, 2001].
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patrimoine professionnel mais ont activement participé à la reconversion d’une par-
tie du capital économique de la famille en capital scolaire : leur mère, Renée
(75 ans) justifie la vente d’un moulin ayant appartenu à son père par la nécessité de
payer les études des filles. Guy, le repreneur est présenté comme peu doué pour les
études, alors que le capital scolaire accumulé par ses sœurs semble justifier le fait
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qu’elles ne veuillent pas reprendre la boulangerie [voir encadré]. Les femmes assurent
également l’entretien du capital social de la lignée : les trois filles Pilon savent avec
qui la famille a des liens de parenté au village et dans les environs18. Nicole et
Sylvette en particulier, qui sont restées au village, contrairement à Arlette, et sont
48 devenues respectivement directrice d’école et adjointe au maire à l’urbanisme, sont
au cœur des réseaux de sociabilité locaux. En ce qui concerne le maintien du patri-
moine familial, les femmes, même si elles n’héritent pas du patrimoine profession-
nel, ont également leur rôle à jouer. Les filles Pilon acceptent, par exemple, de
conserver certains biens symboliques : en l’occurrence, une maison de village ache-
tée par les parents de Renée qui incarne la réussite de la lignée maternelle19. Elles
acceptent aussi de récupérer une part résiduelle de la succession – la première part
définie (le fonds de boulangerie et la maison du père) étant celle de Guy. Elles
contribuent ainsi, en creux, à la préservation du patrimoine familial. Le rôle des
femmes au sein de la lignée n’est donc pas négligeable. Mais les hommes y jouent
un rôle nettement plus visible et plus valorisé.
Dans les familles d’indépendants, quand l’entreprise, élément central du patri-
moine familial, se transmet bien au garçon, cette transmission se fait sous le sceau
de l’évidence. Dans les exploitations familiales viticoles, le garçon qui reprend l’ex-
ploitation a « toujours voulu faire cela », il a toujours été « intéressé », il est « pas-
sionné » par son métier, contrairement aux sœurs (s’il en a) qui n’ont « jamais été
intéressées »20. Dans la famille le Vennec, Philippe (41 ans en 2002), chef d’une
entreprise de bâtiment apparaît parmi ses cinq sœurs et son frère comme l’héritier
évident de son père (mort en 1997), lui-même maçon. En témoigne la manière
dont sa sœur, Catherine (43 ans) le désigne comme le « relais du patriarche ». À la
question de l’enquêtrice, « Pourquoi Philippe ? », celle-ci répond du tac au tac :
« Ben, parce que c’est le garçon ».
18. Le rôle des femmes dans la mémoire généalogique a été mis en avant par l’ethnologie de la pay-
sannerie (Tina Jolas, Yvonne Verdier et Françoise Zonabend, « Parler Famille », L’Homme, vol. X,
1970, pp. 5-26.) ainsi que par l’ethnologie des classes supérieures en milieu urbain (Béatrix Le Wita,
« La mémoire familiale des Parisiens appartenant aux classes moyennes », Ethnologie française,
vol. XIV, 1984, pp. 57-66).
19. Renée étant fille unique doit assurer le maintien du patrimoine de sa lignée.
20. Céline Bessière, « Les “arrangements de famille”… », loc. cit., 2003.
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La spécificité du rôle du garçon au sein du groupe de descendance est évidente,
mais elle est aussi contestée par les enquêté(e)s, qu’ils soient des femmes ou des
hommes. C’est le cas pour la transmission du métier. Catherine et Claudie le
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Moi je n’ai jamais eu l’impression d’avoir été reconnue [par mon père] dans mon propre
métier, alors que j’ai quand même eu une belle progression aussi, hein ! Et à chaque fois que
j’allais voir Papa en lui disant : « Papa, Papa, je suis fière, tu peux être fier de moi, j’ai eu
une promotion ». « Bon, ben c’est bien ». Mais le métier du commerce, pour lui c’était pas
un métier. Il y avait un métier qui avait une valeur à ses yeux, c’était le métier du bâtiment.
Parce que j’étais le seul garçon de la famille, et [mon père] ne voulait surtout pas laisser tom-
ber ce fonds de boulangerie. Donc il s’est dit, comme ça venait de son père, de son grand-
père, il a dit [à] moi, seul garçon de la famille, tu vas prendre le…
21. Pour une description plus détaillée de ce cas, voir Sibylle Gollac, « Faire ses partages… », loc. cit.
22. François de Singly, Les Uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Paris, Armand
Colin, 2003, 271 p.
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C’étaient les mœurs d’autrefois, qui ont changé maintenant [...] Ben moi, je ne voulais pas
devenir… Est-ce que je force mes enfants à devenir boulanger ? Non. Alors que moi, on m’a
forcé à être dans la partie, et puis je ne voulais pas trop. Mais je n’avais pas le choix.
Femmes et hommes remettent ainsi en cause ces rôles assignés par le sexe dans
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23. Se présenter comme une famille qui demeure solidaire et soudée au moment critique des par-
tages patrimoniaux est l’objet d’une fierté sociale (Anne Gotman, Hériter, Paris, PuF, 1988, 246 p.).
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sa fratrie : l’exemple de Sylvette Pilon
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compagnon, Bernard), exprime ainsi son regret de ne pas pouvoir transmettre son nom
à son fils Jonathan, issu d’un premier mariage :
Le nom a beaucoup d’importance. Oui, la preuve, dès qu’on divorce on reprend notre nom,
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c’est la première chose qu’on fait. C’est vrai que moi j’aurais voulu que mon petit s’appelle
Le Vennec, c’est sûr [...] ce n’est pas normal que les enfants prennent le nom du père systé-
matiquement24.
La place des un(e)s et des autres au sein de la lignée fait ainsi davantage l’objet
52 de réflexions et de discours que le partage des tâches au sein du collectif de pro-
duction familial, et cela sans que l’ethnographe ait besoin d’user de détours pour
recueillir ce discours.
La frontière entre indépendants et salariés, jadis très stricte, s’est largement ouverte. Les
deux tiers des compagnes des indépendants sont aujourd’hui salariées. Une sur deux chez
les agriculteurs, trois sur quatre chez les artisans, six sur dix chez les petits commerçants,
huit sur dix chez les chefs d’entreprise, deux sur trois chez les professions libérales.25
24. L’entretien date de 2000, avant la loi du 4 mars 2002 appliquée depuis janvier 2005 qui permet
la transmission du nom de famille de la mère à ses enfants.
25. Christian Baudelot et Roger Establet, « Classes en tous genres », in Margaret Maruani (dir.),
Femmes, genre et sociétés : l’État des savoirs, Paris, La Découverte, 2005, pp. 38-47.
26. Nathalie Blanpain et Dominique Rouault, « Les indépendants et dirigeants dans les années
Quatre-vingt-dix », Données Sociales, Paris, INSEE, 2002, pp. 427-438 pour les indépendants non
agricoles ; Solange Rattin, « Deux jeunes ménages d’agriculteurs sur cinq ont des ressources non
agricoles », Données sociales, Paris, INSEE, 2002, pp. 439-446 pour les agriculteurs.
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dants transforme-t-elle l’organisation genrée du travail au sein de la maisonnée ?
C’est en essayant de répondre à cette question que l’on saisit comment le partage
sexué des tâches dans le collectif familial de production apparaît dans le discours
des enquêté(e)s.
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Denise Raynaud : J’ai toujours travaillé gratuitement, je n’ai jamais eu de salaire, je n’ai
jamais eu d’argent […] Et moi qu’ai toujours travaillé, je l’ai eu le salaire si tu veux, mais
jamais défini pour moi, pour dire, bon avec l’argent de mon mois, je fais ça, ça et ça. J’ai
toujours eu l’impression de travailler gratuitement.
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Le travail salarié féminin signifie effectivement un désengagement des femmes
de l’entreprise familiale. Ce désengagement nécessite une réorganisation de la pro-
duction professionnelle au sein de la maisonnée, voire le recours à des salariés. Guy
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Pilon explique ainsi que sa boulangerie serait beaucoup plus rentable pour un
couple de boulangers27. Sa femme Marie-Hélène (45 ans), fille de bijoutiers pari-
siens, travaille à la Caisse des Dépôts et Consignations. Son refus de travailler à la
boulangerie est perçu comme un danger pour la viabilité de l’entreprise familiale.
54 L’on peut interpréter en ce sens l’animosité que suscite la femme de Guy Pilon au
sein de sa belle-famille, fortement ancrée dans un village de Gironde. C’est ce que
suggère cet extrait d’entretien avec Yoann, un des neveux du boulanger :
Alors, tu as Guy qui a repris la boulangerie. […] Alors ça, la femme, elle n’a jamais voulu
bosser dans le magasin, quoi. Elle a un boulot à Bordeaux […]. Donc, genre, elle veut abso-
lument bosser à Bordeaux, avoir son indépendance quoi : donc c’est un peu la Parisienne
dans le lot, quoi, qui s’entend mal un peu avec machin, tout ça…
27. Isabelle Bertaux-Wiame a bien montré combien le travail des femmes peut être considéré
comme indispensable au fonctionnement des boulangeries artisanales. Voir « L’installation dans la
boulangerie artisanale », loc. cit.
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aussi à Marie [leur sœur aînée]. Parce qu’en fait Papa est mort en 1996, Marie est tombée
malade en 1999 [atteinte d’un cancer de la moelle épinière], je crois. Elle a donné aussi
beaucoup de temps aux enfants, [elle hésite, puis corrige] aux petits-enfants de Bernard [son
compagnon], et aujourd’hui elle sature un petit peu. Elle aimerait un peu s’occuper d’elle,
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et c’est en passant peut-être par une activité professionnelle qu’elle pourrait se réaliser. […]
Quand je vois comment elle fonctionne, je me dis, à chaque fois que je descends, je me dis
que je suis heureuse de ne pas être à Brest et surtout, surtout, d’avoir une vie profession-
nelle. […] Et quand je vois l’état d’esprit dans lequel sont Marie, Françoise, je les trouve très
fermées sur elles-mêmes, sur leur monde, sur leurs préoccupations, qui sont des préoccupa-
tions de… Ben tiens on va faire les boutiques, tiens on va rencontrer les amis, on va voir la 55
famille, on va… Ça leurs journées sont bien, bien remplies, mais elles sont remplies par [elle
hésite], par la rencontre, la rencontre avec les autres, avec les amis, la famille. […] Dans leur
fonctionnement quotidien je me sens annihilée, je ne pourrais pas.
Le travail salarié féminin apparaît ici clairement associé aux nouvelles normes
familiales selon lesquelles l’épanouissement individuel doit primer sur le dévoue-
ment à la maisonnée28.
Il ne faut cependant pas associer systématiquement le travail salarié avec une
libération des tâches assignées traditionnellement aux femmes au sein du collectif
familial de production. S’il modifie bien le rapport des femmes à la maisonnée et
les en émancipe partiellement, il ne les libère pas pour autant du travail domestique
qu’elles doivent continuer à accomplir dans la sphère conjugale.
Éric et Patricia Raynaud ont cohabité pendant trois ans avec les parents d’Éric,
ce qui est une situation fréquente dans la viticulture charentaise. Patricia décrit ainsi
le moment où son mari et elle ont quitté le logement des parents Raynaud pour
emménager dans leur propre maison (qui ne se situe qu’à cent mètres de la ferme
parentale) :
28. François de Singly caractérise ainsi la famille contemporaine par sa fonction de construction de
l’identité individualisée (in Le Soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996, 255 p.). L’individu ne
doit pas se sacrifier à sa famille : « Même lorsque les contraintes économiques sont fortes et qu’elles
rendent nécessaires le recours aux services de la famille, ceux qui rendent service ne doivent pas avoir
le sentiment d’être “exploités” » (François de Singly, Sociologie de la famille contemporaine, Paris,
Nathan, coll. « 128 », 1993, 128 p.).
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qu’on me dise, il faut faire comme ça. Bon, chacun, c’est sûr a sa méthode, chacun plie à sa
façon. Mais moi s’il m’arrivait un problème je lui imposerais pas de repasser et de plier
comme ça. Là fallait que ce soit comme ça et pas autrement.
Et la cuisine, qui la faisait ?
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Ah, c’était elle qui la faisait, je ne me permettais pas [de la faire]. Bon si je voulais faire un
gâteau, ça, j’avais encore la possibilité de faire un gâteau. Je faisais le ménage dans notre
chambre, s’il fallait je passais un coup de balai. J’aidais quoi, parce que de toutes façons je
n’aime pas rester là à rien faire, mais bon, quand tu ne te sens pas chez toi, tu ne te sens pas
de prendre l’initiative [par exemple] « tiens ben aujourd’hui je vais faire les poussières ». Tu
56 n’es pas chez toi, tu ne sais pas si le geste va être bien vu ou pas bien vu.
Patricia, dont le travail domestique était relativement limité lorsqu’elle vivait chez
ses beaux-parents, prend en charge actuellement, chez elle, la totalité des tâches
domestiques : ménage, courses, cuisine, entretien du linge, du jardin d’agrément
devant la maison. Elle raconte qu’Éric ne fait pas du tout le ménage : « pour lui, ce
n’est jamais sale ». Et elle ajoute qu’« il n’a pas été habitué comme ça ». Première
interprétation : Éric a été peu impliqué dans le travail domestique, pris en charge
essentiellement par sa mère, qui, dans le cadre de la cohabitation, semble imposer ses
manières de faire à Patricia en ne lui laissant pas l’initiative des tâches ménagères.
Fausse route. En fait, Patricia explique que pour sa belle-mère, Denise Raynaud « sa
vie, c’est les vignes », « c’est être à l’extérieur » et « la maison, elle n’en a pas grand-
chose à faire ». Le repli conjugal – manifeste dans le déménagement du jeune couple
– a donc eu pour conséquence de réactiver chez Patricia toutes les dispositions
« féminines » acquises et non-questionnées et notamment toutes les injonctions à
faire le ménage selon un niveau d’exigence assez élevé29. Si le gain d’autonomie de
l’épouse par rapport à sa belle-famille est manifeste et lui permet d’imposer ses
propres normes, on est loin d’assister ici à un allègement des tâches domestiques par
rapport à la génération des femmes qui travaillaient dans l’entreprise familiale30.
De la même façon, Arlette Pilon critique les normes ménagères de sa mère
Renée, boulangère : « Il y a un bordel chez elle ! » (le fils d’Arlette précise d’ailleurs
que dès qu’elle rend visite à sa mère, elle fait le ménage). Renée Pilon et Denise
Raynaud, deux femmes dévouées au collectif familial de production âgées de
soixante-quinze et soixante-deux ans, ne semblent donc pas plus assignées aux
tâches domestiques « féminines » que leurs fille et belle-fille qui, elles, travaillent « à
l’extérieur ». Plus encore, celles-ci cherchent à s’émanciper par rapport à la maison-
29. Jean-Claude Kaufmann, Le Cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère, Paris, Nathan, 1997,
238 p.
30. Céline Bessiere, « “Vaut mieux qu’elle travaille à l’extérieur”. Enjeux du travail salarié des
femmes d’agriculteurs dans les exploitations familiales », Cahiers du Genre, n° 37, 2004, pp. 93-114.
C. Bessière, S. Gollac « Le Silence des pratiques…», S. & R., n° 24, nov. 2007, pp. 43-58.
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née, mais pas par rapport aux tâches domestiques. Cette émancipation reste
d’ailleurs parfois bien relative. Alors que Patricia Raynaud est sensible à l’indépen-
dance, notamment financière, que lui procure son travail d’aide à domicile, si l’on
écoute son mari Éric – qui l’encourage vivement à travailler à l’extérieur – on com-
prend que ce choix est envisagé dans une stratégie collective qui est celle de l’ex-
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Vaut mieux qu’elle continue de travailler à l’extérieur. Elle est sûre d’avoir un revenu. Parce
que, il y en a beaucoup [d’agriculteurs] leur femme travaille à l’extérieur, et c’est elle qui fait
marcher la maison. C’est sûr, l’exploitation, il y a quelques années, c’était intéressant, ça fai- 57
sait vivre […] Je sais que moi, je l’incite à travailler ailleurs. Pas rester là. Je préfère embau-
cher un mi-temps, des saisonniers s’il faut, si j’ai besoin de mains.
31. L’enquête ethnographique sur les exploitations familiales viticoles a montré l’importance de la
garde des enfants par les belles-mères des femmes qui occupent un emploi salarié « à l’extérieur ».
Cette garde est facilitée par la proximité résidentielle entre les générations autour de l’exploitation.
Denise Raynaud, par exemple, garde son petit-fils depuis que Patricia a repris le travail, après sa nais-
sance. Aujourd’hui que Maxime est scolarisé, elle le garde une heure chaque soir pour le goûter ainsi
que le mercredi et le samedi lorsque Patricia travaille ou dès qu’il y a un imprévu. Les enquêtes sta-
tistiques sur les modes de garde (l’enquête Famille de l’INSEE par exemple) ne nous permettent pas
de corroborer ces résultats. Elles prennent en compte, en effet, uniquement le statut professionnel
de la mère et on ne peut donc repérer les familles d’indépendants où les femmes occupent un emploi
salarié. On sait cependant, grâce à une enquête de la CNAV, que 85% des grands-mères et 75% des
grands-pères gardent au moins occasionnellement leurs petits enfants en bas-âge. Lorsque les deux
membres du jeune couple travaillent, les enfants bénéficient d’autant plus d’une garde régulière
(toutes les semaines), que leurs revenus sont faibles (Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen,
Grands-parents : la famille à travers les générations, Paris, Odile Jacob, 1998, 330 p.)
32. En reprenant les termes de Joan Scott et Louise Tilly, deux historiennes qui étudient le proces-
sus d’industrialisation au XIXe siècle en France et en Angleterre, on peut qualifier ce recours au mar-
ché salarié du travail d’« économie de salaire familiale » : « L’entrée des femmes sur le marché du tra-
vail n’était souvent qu’une stratégie familiale, une manière pour elles d’assurer leur part habituelle
de responsabilités familiales » (Joan W. Scott et Louise A. Tilly, Les Femmes, le travail et la famille,
Paris, éd. Rivages, 1987 (1re éd. 1978), p. 13).
C. Bessière, S. Gollac « Le Silence des pratiques…», S. & R., n° 24, nov. 2007, pp. 43-58.
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Le travail salarié féminin sert donc finalement de support aux discours des
enquêté(e)s sur la modification du rôle des femmes au sein de la maisonnée.
Modification dont le sens n’a rien d’évident, mais qui ne correspond certainement
pas à une remise en question de l’attribution aux femmes de certaines tâches
domestiques. Au cours des entretiens, l’assignation des femmes aux tâches ména-
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gères, sans être niée, n’est pas relevée et encore moins dénoncée. Est par contre dis-
cuté, au travers des discours sur le salariat féminin, leur dévouement à une mai-
sonnée s’étendant au-delà de la sphère conjugale et de ses modalités.
C’est au travers de l’expression des enjeux d’appartenance à des groupes fami-
58 liaux, lignées et maisonnées, que les rapports sociaux de sexe émergent dans le dis-
cours des enquêté(e)s, alors que posée telle quelle, elle soulève peu de réflexion tant
les choses, en ce domaine, semblent aller de soi. Les enquêté(e)s ne produisent pas
de discours normatifs sur ce que doivent revêtir les rôles sociaux masculins et fémi-
nins. Ils n’en sont pas moins aux prises avec l’aspect « genré » de leurs pratiques,
aspect qui prend sens dans la place qu’ils se voient assigner dans leur groupe fami-
lial, en tant que maisonnée ou lignée.
Les familles d’agriculteur(trice)s et d’artisan(e)s indépendant(e)s constituent un
terrain favorable pour mettre au jour ces questions d’appartenance puisque les
groupes familiaux que constituent les maisonnées et les lignées y sont particulière-
ment bien dessinés. Les maisonnées recoupent en effet les contours de l’entreprise
familiale tandis que les lignées s’organisent autour de la perpétuation d’un patri-
moine professionnel. La problématisation du genre autour d’enjeux d’appartenan-
ce à des groupes familiaux ne paraît pas cependant une spécificité des familles d’in-
dépendants : la question des rôles féminin et masculin se pose également dans les
maisonnées qui se mobilisent autour de la prise en charge d’une personne âgée
dépendante ou d’un nourrisson, et au sein des lignées dans lesquelles doit se trans-
mettre, par exemple, une maison de famille. L’étude des façons dont les rapports de
genre se jouent dans les rapports familiaux gagnerait ainsi à la comparaison de dif-
férents milieux sociaux.
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