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Isabelle Chol
Le Seuil | Poétique
2006/1 - n° 145
pages 99 à 99
ISSN 1245-1274
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Isabelle Chol
Pierre Reverdy, à vers libre
rime libre
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Dès ses premières publications de textes poétiques1, Pierre Reverdy refuse de
choisir entre prose et poésie. Aux recueils de poèmes en prose publiés dès 1916 se
mêlent des recueils de poèmes en vers2, que complètent les contes et le roman poé-
tique Le Voleur de talan, accordant une large place au vers, au segment graphique.
Ce va-et-vient entre les formes, voire cet échange que manifeste encore le recueil
La Guitare endormie, dans la version accompagnée des dessins de Juan Gris3, faisant
alterner poèmes en vers et contes, ne s’accompagnent pas du rejet de toute différen-
ciation générique des textes. Pierre Reverdy, théoricien, insiste sur une opposition
fondamentale entre le prosateur – le romancier plus précisément – et le poète4.
Toutefois, la liberté prise par rapport aux formes régulières du vers met en valeur
l’irréductibilité de la poésie à un simple appareil formel codifié et fixé:
Les moyens sont le contraire des procédés; se borner à obtenir une perfection
formelle déjà créée, c’est se donner pour but le jeu de moyens déjà établis et
connus. Ce n’est ni un noble effort à tenter ni un but élevé à atteindre.
(«Certains avantages d’être seul», Sic, octobre 1918, n° 32.)
Refusant la réutilisation servile des moyens ou règles poétiques qui relèvent d’une
convention collective, l’œuvre n’en reste pas moins pour le poète une structure,
une tentative de mise en ordre dont les moyens seuls permettent de lutter contre
tout excessif et naïf sentimentalisme:
L’esprit, l’anecdote, l’expression libre, etc., sont des concessions faites au public qui
s’y raccroche plus facilement. Les artistes qui créent en art se préoccupent surtout
des moyens et d’en contrôler les fruits. C’est en effet grâce aux moyens qu’on peut
apporter quelque chose de nouveau, qui ne soit pas une indifférente et superficielle
manifestation de personnalité sentimentale ou spirituelle.
(Nord-Sud, octobre 1918, n° 16.)
Ainsi, toute parole poétique est d’abord, pour Pierre Reverdy, le lieu de cette
tension entre les données collectives – dont font partie les règles de versification –,
la prosodie linguistique, et un discours né d’une initiative individuelle5. Le main-
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tien, cependant plus aléatoire, de la rime, dans les poèmes de Pierre Reverdy, per-
met de rendre compte de cette tension. Mais, dans un contexte où l’uniformité
poétique n’est plus de mise, où la ligne typographique et syntaxique a subverti
l’usage majoritaire du vers régulier, la présence de la rime pose d’autres questions
que celle du respect de la règle, surtout pour un poète qui refuse la contrainte et se
veut résolument moderne. Si ce «bijou d’un sou6» continue, dans toute sa bana-
lité poétique, à faire signe, l’étude du rôle qu’il occupe, dans sa présence aléatoire,
dans son rapport aux vers, à la strophe ou au poème, permet de souligner qu’il
investit une place nouvelle, celle laissée libre par le refus du lyrisme excessif et par
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expression du doute et de la disjointure.
Pierre Reverdy n’utilise pas de façon systématique la rime. Cette reprise sonore
finale, participant habituellement d’une mise en rapport des vers, supposant une
lecture tabulaire, n’est pas strictement respectée. Elle apparaît cependant à l’inté-
rieur des différents recueils, des poèmes ou des strophes graphiques. Perdant son
caractère obligatoire et conventionnel, elle devient un simple moyen parmi
d’autres, plus aléatoire. Son silence s’accompagne alors aussi d’une réévaluation
matérielle de l’aspect arbitraire de la répétition, substituant, à la suite d’Apolli-
naire7, à la différence graphique entre rime masculine et rime féminine, un écho
qui se donne d’abord comme sonore. Dans «4 et 9» (Quelques poèmes), «rire» et
«mourir» forment une rime riche, convoquant ainsi les expressions figées «mourir
de rire» et «avoir le cœur à rire», et construisant un autre écho sonore croisé entre
«armes» et «mourir»:
Dans le même recueil, le poème «O» fait rimer «nuit» avec «pluie», puis «par-
tie», réduisant le bout-rimé à une simple assonance.
Si la rime est aléatoire par sa place, elle est aussi approximative du point de vue
de sa nature. La rime suffisante entre «bruit» et «nuit» est intégrée, dès le début
du poème «Stop», à une assonance en /i/ («rit», «scintille»), reprise à la fin
(«vite», «vitrine»):
Le bidon de pétrole
Et le bruit
Celui qui le porte rit
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Je voudrais savoir ce que tu penses de ce premier voyage à pied
Derrière les autres
Le /i/ appelant par glissement la semi-consonne /j/ permet de construire entre ces
deux moments, à l’intérieur du texte où les vers s’allongent, les échos entre
«lumière», «portière», «rail», «souliers», «pied». C’est encore le privilège prêté à
la nature phonique de la rime qui construit l’écho entre le dernier vers isolé (et le
dernier mot «boulevard») et la rime entre «trottoir» et «bonsoir». Le premier terme
a introduit lui-même, par un jeu d’inversion, le mot «boîte» (/tRotwar/ – /bwat/).
Le refus de tout procédé systématique se double ainsi du maintien d’un lien par
échos sonores approximatifs. Il ne faudrait cependant pas en déduire une prépon-
dérance accordée à la seule matière sonore8, les rimes sont aussi graphiques et donc
visuelles:
On entend crier
C’est un oiseau de nuit
La montagne avale tout
Tous ceux qui ont peur sont debout
Les autres dorment
On descend l’autre côté du monde
On glisse dans un trou qui n’a pas de fond
On est content de s’en aller
Le ciel se fond
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Le caractère approximatif de la rime devient alors le signe du refus d’une équiva-
lence stricte et régulière, au bénéfice de variations plus importantes, n’aboutissant
cependant pas à l’absence de toute structure répétitive sonore en fin d’unité. Entre le
refus des répétitions liées à l’ordre établi et la négation de toute reprise de structure,
Pierre Reverdy choisit une voie médiane, qui trouve un écho dans cette réflexion
du Livre de mon bord: «Mon caractère ne supporte pas la contrainte, mais mon
esprit se cabre de dégoût dans le désordre9.» Entre l’asservissement aux règles et le
libre jeu des échos sonores surréalistes, il donne à la rime une place intermédiaire.
Le constat de son caractère aléatoire doit être atténué par l’analyse des lieux d’ap-
parition dans le poème, dès lors qu’elle n’est pas présente sur l’ensemble. La rime est
placée à des moments stratégiques du poème, particulièrement au début et à la fin,
assurant la traditionnelle clôture et la lecture circulaire du mode poétique:
Les trois premiers vers sont mis en équivalence métrique – ils reproduisent le
modèle de l’alexandrin – et les deux premiers sont réunis par la rime. Le troisième
trouve un écho dans le dernier segment graphique, un hexasyllabe complétant la
structure métrique de l’avant-dernier segment, lui aussi de six syllabes. L’alexan-
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drin décomposé fait alors écho, du point de vue des rimes («défont», «plafond»),
au vers précédent. Ce qui est d’abord une figure de l’expression met en valeur le
fonctionnement métalinguistique du texte et des figures du contenu, la métaphore
du «tonneau du monde» et «les cercles lumineux» qui «se défont» sont mis
en relation par la structure syntaxique et l’assonance («monde», «défont»). La
métaphore stéréotypée du «tonneau du monde» est revisitée, et sa reformulation
s’effectue par l’évocation de ce qui se défait, supposant à la fois une disjointure
(sème lié au préfixe négatif dé) et un dynamisme (sème lié au morphème lexical du
verbe). De même, le schème de l’obstacle lié à l’évocation du «plafond», complé-
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tant celui de l’enfermement, se trouve aussi reformulé dès lors que le mot est mis
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en relation phonique avec «défont» et en relation syntaxique avec «soulève». Les
vers mettent en scène l’activité poétique, comme déliaison, déconstruction de ce
qui est figé, régulier, en même temps qu’ils désignent un jeu entre le dedans et le
dehors, et l’ouverture possible de l’un à l’autre. La rime, plus largement le langage
poétique, ressaisissent cette opposition fondamentale entre le cosmos et l’homme10,
et l’expérience poétique, dans son dynamisme, manifeste le désir de construire une
nouvelle proximité entre le dehors et le dedans11.
La rime permet alors de dépasser le strict plan du pathétique, source de la
poésie12. Elle est un des moyens de l’émergence du poétique. Le poème «D’un
autre ciel» commence par une interrogation, un constat et un appel à l’aide:
Les segments graphiques sont des unités prosodiques de longueurs très variables,
de deux à treize syllabes, parfois reliées par les reprises phoniques finales n’ayant
cependant pas un caractère très régulier. La fin du texte, reprenant le sème de la
solitude, multiplie au contraire les échos sonores dont la fonction de mise en équi-
valence13 est renforcée par la répétition des mêmes structures métriques:
texte vers une cohésion sans cesse menacée par l’éclatement. Elle s’inscrit dans
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cette réflexion sur une incapacité à trouver sa place dans un monde qui se refuse
ou au contraire enferme le sujet. Le poème est le lieu même de cette tentative
jamais aboutie pour ajuster des pierres souvent irrégulières.
La présence de rimes permet alors de réintroduire des équivalences entre les vers,
équivalences déjà construites par les régularités métriques:
[…]
L’assonance en /y/ réunit des vers aux longueurs inégales, la régularité domine
cependant la fin du texte. L’équivalence phonique en /o/, redoublée («seau
d’eau»/«au cerceau»), est associée à une équivalence métrique, celle du décasyl-
labe dont la subdivision en deux parties égales donne le schéma du vers qui suit
comportant cinq syllabes: «La maison s’écroule.»
Mais comme le montre cet exemple, il s’agit une fois de plus d’un procédé
employé de façon non systématique, sujet à variation. Les vers réunis par la rime
sont certes majoritairement des vers codifiés, mais les longueurs varient, introdui-
sant une différence à l’intérieur d’une unité phonique, constituée par la rime, et
transtextuelle, celle du vers fixe:
Si tout ce que l’on n’attend pas allait venir
Si tout ce que l’on sait allait finir
Nouveau décor
[…]
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Et tout dans le quartier semble marcher d’un bloc 12 syllabes (alexandrin)
Vers le même signal 6 syllabes
Même les arbres 4 syllabes
Même le parapet 6 syllabes
Et les groupes de marbre 6 syllabes
les passants réveillés 6 syllabes
les portes des maisons 6 syllabes
les rêves envolés 6 syllabes
Et l’air de la chanson 6 syllabes
[…]
L’avant-dernier vers de six syllabes rime avec l’alexandrin final. L’équivalence par
les rimes, entre les deux derniers vers, est atténuée par le décalage typographique.
Cependant, les deux vers plus brefs («Et puis la nuit revient», «Un œil bleu la
surveille») correspondent métriquement à deux hémistiches égaux, reconstituant
un seul alexandrin. Les vers qui précèdent sont aussi unifiés par le nombre de
syllabes régulier et par leur disposition sur le même axe vertical. Tout semble donc
«marcher d’un bloc», même si l’annonce du quatrain n’est pas réalisée. Et
le «bloc» lui-même, «groupes de marbre», joue sur la variation métrique – le
4-syllabes, intrus, rimant cependant avec un 6-syllabes –, et sur la variation dans
l’emploi des rimes – deux 6-syllabes ne riment pas.
Ainsi la rime participe à une mise en équivalence des vers, souvent en renfort
d’autres procédés (la typographie, la structure métrique). Cependant, elle n’est
plus seulement redondante par rapport aux autres modes d’organisation du
poème. Ils prennent alors chacun une indépendance produisant une structure dans
une composition d’ensemble non pas homogène mais multiple.
La fonction de la rime dans la strophe révèle ce même fonctionnement. Sa pré-
sence assure une cohésion en renfort de la typographie:
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[…]
Mais pour toi qui m’as rappelé
Il va falloir que je me lève
Allons les beaux jours sont passés
Les longues nuits qui sont si brèves
Quand on s’endort entrelacés
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Il faut marcher et je te traîne
Au son lugubre du tambour
Tout le monde rit de ma peine
Il faut marcher encore un jour
Les fonctions de la rime varient donc selon les textes. Rare dans le poème, elle
réunit certains vers; plus développée, elle retrouve sa place dans la structuration de
la strophe, mais celle-ci dépasse alors le plus souvent ce cadre pour relier les diffé-
rentes unités typographiques.
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[3] Jusqu’en bas une procession de gens en noir descend
réseaux multiples:
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• la première strophe propose une correspondance entre la typographie et la rime;
• le phonème /ã/ sert de trame liant, par assonance, les vers 9, 12, 15 et 16, ces
deux derniers formant une rime suffisante;
• la reprise de /εR/ permet de construire un écho entre les vers 4, 13, 17 et 20,
certes trop éloignés pour que l’effet de rime soit marqué.
Mais cet éloignement est compensé par:
• la contre-assonance en /R/ concernant, en plus des précédents, les vers 5, 6, 8, 10
et 21. Elle introduit aussi la reprise phonique en /yR/, pour les vers 10 et 21, annon-
çant l’assonance en /y/ formant une rime pauvre pour les vers successifs 24 et 25;
• l’assonance en /ε/, reliant aux vers précédents le vers 18, mais aussi les vers 7, 26
et 27, les deux derniers étant réunis par une rime suffisante.
Les échos sonores tissent ainsi des trames multiples18, permettant de réduire l’effet
de rupture lié à la distance entre les vers rimant ensemble. Ils organisent des réseaux
se défiant de toute fixité et régularité prévisibles, et de toute fonction de simple
redondance par rapport aux structures typographique et métrique. C’est aussi refu-
ser la fonction ornementale de la rime ou de l’homophonie finale, et en faire un
moyen qui maintient une cohésion textuelle tout en intégrant un éclatement, pas-
sant par la multitude des perspectives, des structures proposées. La rime ne trouve
plus sa place dans un texte uniforme, elle est aussi un facteur de ce qui se joue dans
le poème, entre équilibre et déséquilibre, entre jointure et brisure.
La présence de réseaux sonores dépassant le cadre de la rime est un facteur de
cohésion textuelle. Il participe au principe de composition du poème, tissant des
réseaux qui font se répondre les lignes typographiques et prosodiques.
La rime a une fonction accentuante, dès lors qu’elle s’inscrit plus largement dans le
cadre d’une répétition de phonèmes consonantiques dans une syllabe ouverte. En ce
sens, elle n’est plus systématiquement une mise en rapport d’unités métriques égales,
mais un rapprochement d’unités prosodiques et syntaxiques variables, dans une écri-
ture où la ligne typographique est en concordance avec la structure syntaxique. Le
poème «Stop» (cf. ci-dessus, p. 100) propose ainsi un écho consonantique entre
«rit», «roue», «rail» placés en fin de vers, se doublant des reprises internes («tram-
way», «traîne» et «train») et de la paronymie entre «repart» et «retard». La simple
redondance exacte est remplacée par des glissements sonores, reliant «bruit» et
«rit», puis «lumière» et «portière», devenant «souliers» et «premier».
Les jeux phoniques ne sont pas seulement consonantiques, à fonction pro-
sodique accentuante. Doublés d’un système vocalique, ils mettent en rapport
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des séquences dont la cohésion est aussi sémantique. Dans «Dernier recueil»
(La Lucarne ovale), le phonème /e/ en fin de vers (vers 1, 2, 6, 8, 9, 11, 13, 20, 23)
constitue une trame organisant une série sémantique liée à l’évocation du passé et
de la vieillesse, traversant l’ensemble du texte:
[1] Je lis à travers ton front jaune et ridé
[2] Les rires les éclats les lumières du passé
[3] Dansent
[4] Tu es saoule
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[5] Autrefois les boulevards étaient gais
[6] C’était un bal auquel ta vie était liée
[7] Maintenant c’est un cimetière
[8] On enterre les souvenirs ton passé
[9] Une à une tes dents sont tombées
[10] Et tu peux encore sourire
[11] Sans pleurer
[12] La coupe où tu baignais le bout de tes doigts
[13] S’est brisée
[14] Et tu y penses
[15] Le soir où tu es revenue pour la première fois
[16] Et qu’il n’y avait personne
[17] Dans la rue les lumières s’éteignaient
[18] On avait fermé les portes
[19] Et tu étais triste
[20] Les jours passés les yeux mouillés
[21] Reviennent et défilent
[22] Maintenant c’est le temps qui ferme sa porte
[23] Et c’est là que tu dois rester
[24] Sans rien voir
[25] Attendant qu’on t’emporte
Élément de la mise en rapport, l’isotopie formelle construit une isotopie séman-
tique. Le jeu des rimes s’inscrit alors dans une volonté de rapprocher des réalités
éloignées, voire opposées, répondant à la définition de l’image que Pierre Reverdy
propose dans Nord-Sud 19. Ainsi le poème «P. O. Midi» construit, dans la troi-
sième strophe, une opposition sémantique entre «dehors» et «dedans» placés en
fin de vers. La similitude phonique de la première syllabe est réorientée par la
deuxième introduisant deux rimes distinctes. Elles réunissent des termes apparte-
nant aux deux isotopies: «dehors» rime avec «s’endort» et «dedans» avec «vent».
La ressemblance phonique est alors un moyen de construction textuelle exprimant
la dissemblance et l’opposition, mettant en scène l’impossibilité pour le poète de
trouver une place stable dans un monde qui se refuse.
Mais, au-delà de ce constat, l’énonciation porte les marques d’une tentative de
composition et de structuration. Les enchaînements phoniques constituent alors
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une trame redistribuant les éléments épars de ce qui réfère à un réel éclaté. Elle
construit une identité, à l’origine de l’émergence d’une unité sémantique, par-
fois atteinte: le poème «O» (Quelques poèmes) fait rimer les trois vers successifs:
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mour, mis au service de la reprise de sèmes négatifs qui réunissent le «trou» récur-
rent dans les poèmes de Pierre Reverdy et le «dégoût» au préfixe privatif. La
cohésion permise l’espace de quelques vers ne renvoie finalement qu’au manque et
à la privation, exprimés sur le mode du calembour. C’est encore une rupture que
met en valeur le poème, rupture exprimée par le contenu, et rupture dans le ton,
léger, alors même que l’unité recherchée est atteinte. Les poèmes sont alors,
comme le souligne Henri Meschonnic20, «inséparablement un jeu de langage et
une forme de vie, et l’invention de l’un par l’autre».
Pierre Reverdy ne refuse donc pas complètement la rime, mais sa présence irré-
gulière, qui ne met cependant pas en péril les équivalences rythmiques, traduit une
distance prise par rapport à la convention, déjà manifeste dans le choix des vers,
libres, gardant néanmoins le souvenir des formes anciennes. C’est encore une
volonté de refus de toute régularité stricte qui préside à ces choix formels, liée à
une esthétique de la réception et de l’émotion: l’homme (et le lecteur) doit
être «troublé et rassuré alternativement», écrit Pierre Reverdy, dans En vrac21. Ras-
suré par la répétition, la reconnaissance de formes connues; troublé par la varia-
tion ou la nouveauté. La rime est présente et absente, et sa présence n’est pas que
redondance.
Elle est ainsi un moyen parmi d’autres – reprises phoniques, voire graphiques –,
un moyen qui trouve cependant une certaine autonomie, participant à la compo-
sition du poème aux multiples structures, aussi métriques et typographiques.
Ces structures se croisent sans jamais complètement se superposer à l’échelle du
poème. Induisant des rapports sémantiques et prosodiques, la rime trouve place
dans un énoncé répétant la brisure, le manque, l’éclatement. Sa présence dans une
énonciation qui tente de maintenir une unité ou une cohésion relève alors d’une
quête du continu par la parole, par-delà la disjonction. Son emploi n’est plus lié au
désir de la loi, ou au respect de la règle, mais aux lois du désir, désir d’une unité,
insatisfait.
Université de Clermont-Ferrand
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NOTES
1. Le corpus étudié se limite aux poèmes publiés entre 1916 et 1922, dans les recueils Quelques poèmes
(1916), La Lucarne ovale (1916), Les Ardoises du toit (1918), Les Jockeys camouflés (1918), La Guitare endor-
mie (1919), Cœur de chêne (1921), Cravates de chanvre (1922). Ces recueils ont été réunis dans la publica-
tion de Plupart du temps en 1945. C’est cette édition qui sera retenue pour ce qui concerne les poèmes cités
et la disposition des vers sur la page.
2. Nous emploierons ici le terme de vers dans son sens large, non réduit à la métricité parfaitement régu-
lière. Voir à ce sujet: Benoît de Cornulier, Art Poëtique, Lyon, PUL, coll. «IUFM», 1995, p. 190.
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3. Pierre Reverdy, La Guitare endormie, Paris, Imprimerie Littéraire, 1919, recueil accompagné de quatre
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dessins de Juan Gris, dont un portrait de l’auteur. L’ouvrage peut être consulté à la bibliothèque littéraire
Jacques-Doucet.
4. Pierre Reverdy précise ainsi dans Le Livre de mon bord (Paris, Mercure de France, 1948): «Le poète est
maçon, il ajuste des pierres, le prosateur cimentier, il coule du béton» (p. 91), «le poète pense en pièces
détachées, idées séparées, images formées par contiguïté; le prosateur s’exprime en développant une succes-
sion d’idées qui sont déjà en lui et qui restent logiquement liées. Il déroule. Le poète juxtapose et rive, dans
les meilleurs cas, les différentes parties de l’œuvre dont le principal mérite est précisément de ne pas présen-
ter de raison trop évidente d’être ainsi rapprochées» (p. 132).
5. Cette interaction entre la convention collective, la composante linguistique et la prise de parole indi-
viduelle est analysée dans l’ouvrage d’Henri Meschonnic, La Rime et la Vie (Paris, Verdier, 1989), dont le
titre trouve encore un écho dans cette réflexion de Reverdy: «L’art pour l’art, la vie pour la vie, deux points
morts. Il faut à chacun l’illusion des buts et des raisons. L’art par et pour la vie, la vie pour et par l’art»
(Le Livre de mon bord, op. cit., p. 144).
6. Paul Verlaine, «Art poétique», Jadis et Naguère.
7. Aragon, dans «La rime en 40», souligne une volonté de rénovation de la rime: «Certains poètes, au
début du vingtième siècle, ont reconnu avec plus ou moins de netteté cette maladie de la rime, et ont cher-
ché à l’en guérir. Pour parler du plus grand, Guillaume Apollinaire tenta de rajeunir la rime en redéfinissant
ce que les classiques et romantiques appelaient rimes féminines et masculines» (dans Le Crève-cœur et Le
Nouveau Crève-cœur, Paris, NRF, coll. «Poésie/Gallimard», 1980, p. 65).
8. En réponse à l’enquête des «Cahiers d’études de radio-télévision» sur la diction poétique, en 1956,
Pierre Reverdy écrit: «La mémoire et la voix ont précédé non seulement la typographie mais encore les
tablettes et le papyrus. Je ne crois pas qu’il soit utile de revenir en arrière, et la forme poétique moderne a
perdu et perd de plus en plus ses liens avec la chanson. La forme en est devenue plus râpeuse – elle flatte
moins l’oreille, elle est moins agréable à entendre – dans les meilleurs cas, elle pénètre aussi plus profond.
Voyez-vous pour moi, je le dis nettement, il n’y a absolument qu’un moyen de contact entre le poème et
celui qui veut en prendre vraiment connaissance, c’est l’œil – parce que le poème ne peut atteindre celui qui
le reçoit que dans la solitude, l’intimité, le silence et le recueillement que seule permet la lecture individuelle
à l’écart.»
9. Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord, op. cit., p. 75.
10. Renvoyant au modèle triadique mis en valeur par le groupe µ, dans Rhétorique de la poésie, Paris, Édi-
tions Complexe, 1977.
11. Ce jeu entre le dedans et le dehors, l’extérieur et l’intérieur, est plus précisément abordé dans mon
ouvrage: Isabelle Chol, Pierre Reverdy: Poésie plastique. Formes composées et dialogue des arts, Genève, Droz,
coll. «Histoire des Idées et Critique littéraire, 2006.
12. Pierre Reverdy déclare dans un entretien avec Jean Duché en 1948: «La poésie n’aura peut-être été
pour moi qu’un alibi, qu’il fallait de toute nécessité que je me crée pour supporter la vie. Ne sachant pas
gagner, que faire d’autre pour ne pas rester au fond de la cuve. Il fallait une ceinture de sauvetage pour sur-
nager. Il fallait en exploiter les moyens sans tomber dans le honteux travers d’étaler sans pudeur ses plus
intimes sentiments – sans exhiber ses plaies, ni trop habilement vouloir tirer parti de ses faiblesses. Il fallait
se sauver, non se perdre.»
13. A la suite de Benoît de Cornulier (op. cit., p. 30), nous employons le terme d’équivalence intégrant la
valeur que peut prendre cette autre notion qu’est la ressemblance.
14. Sur la fréquence et les valeurs du mot «main», cf. Jean-Pierre Attal, «Sens et valeur du mot “main”
dans l’œuvre poétique de Reverdy», Critique, avril 1962.
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15. Pierre Reverdy répète sans cesse, dans ses écrits critiques, l’importance de la privation, à l’origine de la
poésie: «[…] ce sont le désir et la privation qui donnent aux biens réels leur valeur poétique» (Le Livre de
mon bord, op. cit., p. 251), «La poésie est une absence, un manque au cœur de l’homme» (Cette émotion
appelée poésie, Paris, Flammarion, 1974, p. 61).
16. Georges Poulet, «Pierre Reverdy», dans Études sur le temps humain, 3, «Le point de départ», Paris,
Plon, 1961.
17. Henri Meschonnic, op. cit., p. 57: «Si la poésie est chaque fois un recommencement de la poésie, un
poème est un recommencement du sujet pour tout sujet. Il ne se fait pas dans le signe, pas plus dans le son
que dans le sens, ni écart ni compensation du signe, mais dans cette matière que le signe n’a jamais su com-
prendre, et qui échappe à son pouvoir. Parce que ce qui transforme les mots se passe entre les mots.»
18. Dans les années 1915-1918, influencée par le cubisme, la multiplication des perspectives du poème
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s’effectue aussi par un travail typographique décalant les vers, multipliant ainsi les marges, ou réorientant les
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lignes de lectures verticales et obliques. Je présente ces particularités typographiques dans Pierre Reverdy:
Poésie plastique. Formes composées et dialogue des arts, op. cit.
19. Nord-Sud, n° 13, mars 1918.
20. Henri Meschonnic, op. cit., p. 108.
21. Pierre Reverdy, En vrac, Paris, Flammarion, 1989, p. 28.