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NOTE

Nicola Apicella

Editions de Minuit | Critique

2014/11 - n° 810
pages 956 à 959

ISSN 0011-1600

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Apicella Nicola, « Note »,
Critique, 2014/11 n° 810, p. 956-959.
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Note

Albert Caraco, chantre castré du sacré

}
Lausanne,
Albert Caraco Éditions L’Âge d’Homme,
Bréviaire du chaos
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coll. « Revizor », 2014, 126 p.

On peut opposer deux catégories d’excellents écrivains maltraités


par l’histoire : ceux qui ont joui d’une gloire immédiate, foudroyante et
périssable pour des diverses raisons – damnatio memoriæ voire cen-
sure, excès d’actualité devenu inactualité inutilisable, grain littéraire qui
n’a pas résisté aux variations du goût ; et ceux qui, méconnus de leur
vivant, sont « nés posthumes » et ont eu accès au panthéon des pro-
phètes sans patrie. Albert Caraco échappe à cette classification. Ignorée
avant comme après sa mort, son œuvre flotte depuis plus de quarante
ans dans une région marécageuse dont bien peu sont allés respirer l’air
insalubre.
Né à Istanbul en 1919 dans une famille séfarade de banquiers,
il vécut pendant les trente premières années de sa vie entre l’Europe
(Vienne, Prague, Berlin, puis Paris, où il fit des études de commerce) et
l’Amérique latine (où il commença à publier et où il acquit la nationalité
uruguayenne, qu’il conserva jusqu’à la fin de ses jours), avant de se
réinstaller définitivement à Paris, avec ses parents, au lendemain de la
guerre. Misanthrope, misogyne, chaste, mélancolique, solitaire, raciste
et colonialiste, bref, homme impossible, il projeta soigneusement, à la
manière des stoïciens, son propre suicide, qu’il ne retarda que par égard
pour ses parents. Il se pendit le lendemain de la mort de son père, en
1971. Sa mère, elle, avait disparu en 1963, lui inspirant l’ouvrage Post-
Mortem, recueil de souvenirs centrés sur celle qu’il appelle « Madame
Mère », auxquels se mêlent des réflexions de caractère aphoristique sur
la féminité.
Cette œuvre littéraire, théorique et autobiographique impression-
nante est difficile à cerner. Ses pages sont noircies d’une rage à la fois
sobre et orageuse, chargée d’une iconoclastie qui se nourrit moins de
la grandiloquence irrationaliste des marginaux (on songe ici à Cio-
ran, auquel Caraco a été souvent associé) que du goût classique pour
la diatribe cultivée. Compagnon de route autoproclamé de Nietzsche
– « J’écris le français comme Nietzsche l’allemand, je me sens l’héritier

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du philosophe et l’on m’appellera demain le légataire du prophète »,


lit-on dans Ma confession (L’ Âge d’Homme, 1975, p. 66) –, Caraco
cultive un style tout en basculements entre les tons variés du dialogue
à la grecque, du pamphlet, du recueil d’aphorismes, de l’essai philo-
sophique, du journal intime (on compte nombre de « semainiers ») et
même du divertissement grotesque, comme dans Supplément à la Psy-
chopathia Sexualis. Mais contrairement à Nietzsche, Caraco dit résolu-
ment « Non » à la vie. Il marche vers un horizon où au dernier homme
succède un surhomme émasculé, hanté par une volonté d’impuissance
qui se traduit par l’avènement d’un éternel féminin perverti puisque
voué à la suppression progressive de la caractéristique naturelle la plus
horribilis de l’espèce animale humaine : la fécondité. Cette injonction à
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faire disparaître l’ordre des hommes (lire mâles) constitue le propos

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souterrain – et pourtant évident, crié en toutes lettres – du Bréviaire
du chaos, qui vient d’être réédité (la première édition, posthume, date
de 1982, la deuxième remonte à 1999) par la maison d’édition L’ Âge
d’Homme, qui depuis des dizaines d’années s’est donné pour tâche de
publier les interminables œuvres complètes de Caraco.
Bréviaire du chaos, qui est peut-être son livre le plus désabusé et
paradoxalement lucide dans sa toute-puissance prophétique, bénéficie
d’une certaine audience internationale (à ce jour, trois traductions ont
paru) sans qu’on puisse parler de reconnaissance. Car ce petit traité de
«  catastrophologie » – structuré comme une série de pages-monades,
sans communication entre elles et pourtant organisées en unités thé-
matiques dont le sujet commun n’est jamais explicité par l’auteur – a
été frappé d’un opprobre qui s’explique davantage par la difficulté d’en
saisir l’esprit eschatologique que par les propos tenus : « Or, nous ne
sommes maîtres de freiner le flux qui nous emporte, les hommes les
mieux avertis éprouvent depuis des années qu’il est trop tard, nous
allons au chaos, nous allons à la mort, nous préparons la catastrophe
la plus énorme de toute l’Histoire, celle qui fermera l’Histoire et dont les
survivants seront marqués pour tous les siècles » (p. 50). Au moment
où le charme des dystopies est épuisé et où les utopies sont les corol-
laires de la technique, Caraco déclare que « la mort est, en un mot,
le sens de toute chose et l’homme est une chose en face de la mort,
les peuples le seront pareillement, l’Histoire est une passion et ses vic-
times légion, le monde, que nous habitons, est l’Enfer tempéré par le
néant, où l’homme refusant de se connaître, préfère s’immoler, s’immo-
ler comme les espèces animales trop nombreuses » (p. 11). Cette mort,
qui est « le repos à quoi nous aspirons » (p. 7), règne tout au long de
la chaîne des anathèmes lancés par Caraco, nouée au chaos annoncé
par le titre : « S’il est un Dieu, le chaos et la mort figureront au nombre
de Ses attributs, s’il n’en est point, cela revient au même, le chaos et
la mort se suffisant jusqu’à la consommation des âges » (p. 21). Ainsi
l’Enfer que nous habitons ne trouve pas en Dieu son extremitas (dans
le sens de « contour ») mais son véritable fulcrum – son support – d’où
jaillissent ces religions qui « sont les cancers de l’espèce » et dont nous

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ne « guérirons que morts », au moment où « la catastrophe engloutira


les prêtres avec leurs fidèles » (p. 94, passim). Il n’en demeure pas
moins que Caraco s’adresse ici aux monothéismes non par esprit théo-
claste mais pour revendiquer la nécessité d’une « Révélation nouvelle »
qui repose sur « un nouveau Paganisme » capable de sauver le monde,
c’est-à-dire d’arrêter l’Histoire, cette machine de production ininterrom-
pue d’« automates spermatiques » ou d’« insectes » qui constituent la
« masse de perdition » humaine habitant la géode surpeuplée et agitée
de nos malheurs. Car « c’est la fécondité, non pas la fornication, qui
détruit l’univers, c’est le devoir et non pas le plaisir » (p. 106). Selon
Caraco, il faut donc s’insurger contre l’ordre de la morale et de la foi,
ces singuliers faiseurs d’hommes. L’ élan ici peut rappeler l’ontologie
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kojévienne concernant la mortalité de l’Homme et la fin de l’Histoire :

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« La mort étant le sens de toute chose, il est permis de supposer que
l’Histoire, ayant commencé, devra finir. Il fut un monde avant l’His-
toire et l’on présume que l’Histoire, étant vivante, n’a pas le privilège de
l’éternité, le Salut préludant où notre Histoire cesse » (p. 44). Caraco
nous indique le lieu intemporel où l’« animal métaphysique » qu’est
l’homme peut installer un nouvel ordre et de nouvelles divinités post­
historiques, voire les restaurer : « Je veux que le principe féminin pré-
side à l’établissement de la Cité future […], ma révolution la voilà toute,
elle s’amorce sous nos yeux et mes idées la réfléchissent. Ce n’est pas
l’utopie que je professe, c’est une vérité que j’entrevois » (p. 74). Cette
Cité intemporelle bâtie sur l’ordre des femmes balaye d’un seul coup le
mythe qui présente Caraco sombrement replié sur un nihilisme ou un
anarchisme dont les partisans sont qualifiés par lui-même de « clair-
voyants » (p. 103), mais auxquels manque une éthique légale pour la
construction de nouveaux-vieux ordres. L’ évocation d’une palingenèse
placée sous le signe de l’Alma Mater s’avère être le seul moyen d’arrêter
le mouvement de filiation perpétuelle déclenché par Dieu, le « Père du
chaos et de la mort », pour que « l’immobilité règne » (p. 26), pour que
la nouvelle espèce humaine ne soit plus un appareil de production et de
consommation. Après l’apocalypse pyrotechnique – « Car la solution de
nos problèmes, c’est le feu, c’est le feu seul qui nous libérera de mille
paradoxes insolubles » (p. 56) –, il s’agira « d’être et de sentir que l’on
existe », tout autre attitude nous ravalant « au rang de fourmis, de ter-
mites et d’abeilles » (p. 58).
Comment ne pas entendre, dans cet appel à une forme ­pervertie,
improductive, de gynocratie – où il ne suffit pas que la femme, la
Déesse, « soit Vierge et Mère, il faut encore qu’elle soit Prostituée et
qu’elle absorbe la figure de Madeleine » (p. 26) – l’écho d’une certaine
morphologie du sacré cher à Bataille, encore que Caraco en soit le
chantre castré ? Il hait le désir, il hait la chair qui l’incorpore, il hait
même les femmes (voir Post-Mortem). Il veut pourtant restaurer « la
prostitution sacrée et la promiscuité rituelle, […] la hiérogamie et les
saturnales » (p. 99) ; il faut « que la chair ait droit à son plaisir en
tant que tel et que ce plaisir devienne agréable aux dieux autant qu’aux

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hommes, […] que les dieux soient associés au plaisir et que les hommes
croient les honorer, lorsqu’ils le prennent » (p. 106). Nul hasard si le
Bréviaire se conclut sur le mot « consommation ». L’ univers, en effet, ne
pourra être reconstruit que « quand les hommes seront devenus plus
rares que les choses » (p. 61). Alors, la cartographie de cet espace sacré
posthistorique où la génération appelle à la mort de l’homme fécond
et où rien n’excède l’ordre des choses, c’est-à-dire de l’identité de la
Nature avec soi-même, où il n’y a pas de dialectique ultérieure possible
(ce que Caraco appelle la « logomachie » productrice de chaos au nom
de l’ordre) et où la paix sera perpétuelle, cette cartographie sera celle
d’un Humanisme marqué par une jouissance inouïe, un humanisme qui
« ne sera plus un vain mot parmi les sourds et les aveugles » (p. 61),
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mais l’apothéose d’une parole efféminée.

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Ce ne sont pas là les propos blasphématoires d’un nihiliste sur
les cimes du désespoir. Ce sont les mots d’un désœuvré qui se tait en
disant : « Moi, solitaire et méconnu, prophète de ma génération, muré
vivant dans le silence au lieu d’être brûlé, je les prononce, les paroles
ineffables et que demain les jeunes gens répéteront en chœur » (p. 18).
Personne ne l’a encore écouté, mais l’on sait bien que l’holocauste ne
parle qu’aux pyromanes de l’âme, et peut-être sommes-nous encore des
hommes trop lourds, des hommes du souterrain, des vers de terre, et
non pas des phénix.

Nicola APICELLA

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