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Domenico Chianese
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Domenico Chianese, « Cas clinique », Topique 2009/3 (n° 108), p. 47-52.
DOI 10.3917/top.108.0047
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À la fin d’un long rapport écrit autour d’un cas, Francesco Corrao, l’un des
Maîtres de la Psychanalyse Italienne, s’adressa en ces termes à l’orateur :
« Vous nous avez parlé pendant environ une heure de Monsieur “Projection
– Identification projective”, de Monsieur “attachement au sein”, mais au bout
d’une heure, nous ne savons rien de l’existence (surtout intérieure) de Monsieur
Mario Rossi/Paul Dupont. »
Le célèbre livre de Goffmann, Asylum, contient un chapitre intitulé : « La
carrière du malade mental. » Avant son internement, cet homme était un ingé-
nieur ou un imprimeur. Il était marié et père de famille ou célibataire. Il menait
une existence plus ou moins sereine ou plus ou moins tourmentée. Après l’in-
ternement, tout cela disparaît, tout devient pareil à tout : un homme identique à
tous les autres internés dont l’existence n’est plus qu’un terme de manuel ( schi-
zophrénie), un tas de symptômes, de médicaments etc. Aucune trace de son être.
J’avoue qu’en lisant les cas cliniques présentés pour devenir membres asso-
ciés de la SPI, j’ai parfois pensé à « La carrière du patient psychanalytique. »
Avant l’analyse, c’était un ingénieur ou un imprimeur, il était marié et père de
famille ou célibataire, etc., et après, il n’était plus qu’un ensemble de projec-
tions, d’identifications, d’attachement au sein ou – pour une autre école – un
tas de forclusions, de négations et ainsi de suite.
Nous devons être capables de relever le défi d’Hannah Arendt qui écrit dans
La Vie de l’esprit que la psychanalyse ne s’intéresse qu’au fondement psychi-
que profond, à une intériorité générale, non individualisée, à « un ramassis plus
ou moins chaotique d’événements que chacun subit, bien loin d’en être l’agent
et qui balaient tout sur leur passage […] ». « Une uniformité monotone. »
En tant que psychanalyste, je me sens blessé par ces mots, mais je ne peux
pas nier qu’en lisant certains comptes-rendus d’analyses, j’ai éprouvé ce senti-
ment d’une « généralité non-individualisée ». Et aussi, la conviction (d’où la
contradiction) que dans ces analyses, il y avait eu de la passion, du soin et de
l’attention à la singularité de l’individu, tandis que l’écriture rendait tout cela
uniforme semblable et non-spécifié. La contradiction est parfois criante. Une
de mes élèves préférés (c’est maintenant une grande amie), en supervision avec
moi pour un de ses patients, m’avait donné l’occasion d’apprécier sa sensibi-
lité, sa rigueur et son attention à l’écoute de la spécificité du monde intérieur
du jeune homme qu’elle avait en analyse. Grâce à quoi, celui-ci a pu trouver,
en trois ans, une aide importante.
À ma grande surprise, l’écriture du cas ne révélait pas grand-chose de tout
cela. Je me retrouvais avec une analyste « kleinienne » et un patient « kleinien »
typiques. Je lui demandais pourquoi elle n’avait pas utilisé ces mêmes « instru-
périence et nous. Elle brûle le trésor de mémoire, elle en institue une autre trans-
figurée. Elle impose une hiérarchie d’images, elle en privilégie certaines, celles
qui sont dépositaires d’une émotion poétique. C’est ainsi que l’on peut détruire
« la mémoire, ou plutôt l’expérience que nous en avons eue avec la blessure
qu’elle nous a laissée et en plus le changement qu’elle a produit et qui nous a
rendu différents. »
« Tout devient lointain et brumeux. Ainsi, mon père pourrait s’éloigner dans
la brume, précisément maintenant où je le vois vivre en moi, dans le souvenir,
dans la pensée de notre ressemblance. Non, c’est mieux comme ça, mieux vaut
ne pas écrire, il s’évanouirait de nouveau, peut-être définitivement, il vaut peut-
être mieux en parler… Mais pas trop : qui sait ? C’est peut-être pour ça qu’en
séance, après son souvenir, j’ai eu ce long silence. »
Je m’interroge sur ce qui rend les comptes-rendus cliniques si uniformes, si
tère théorique qui servent à donner un sens et à organiser la narration selon les
paramètres dictés par les noyaux théoriques.
Mais que sont les noyaux théoriques découverts par Freud ? Des « univer-
saux », des « a priori », des « transcendantaux » ? Ce n’est pas par hasard que je
choisis ces mots « malfamés », car selon L. Kahn (L’inconscio, un concetto limite),
Freud ne ferait qu’« articuler les transcendantaux avec le vécu empirique en se
prononçant sur l’empirique en tant que transcendantal » ; Freud « prend sim-
plement comme fondement a priori des possibilités de n’importe quel phénomène
ce qui a été de facto produit par une synthèse a posteriori ». L’article de Kahn
se réfère explicitement au concept d’empirique-transcendantal de Foucault : selon
cet auteur (Les Mots et les choses, p. 263-265 de l’édition italienne), après la
« Critique » de Kant, de nouveaux champs du savoir se sont ouverts ; ou plu-
tôt, on a assisté à l’ « émergence simultanée d’un thème transcendantal et de
nouveaux domaines empiriques ». Si j’ai bien compris la pensée de L. Kahn,
c’est dans ce cadre que l’auteur inscrit la pensée psychanalytique à partir de
Freud. Selon Foucault, on voit apparaître dans le domaine du savoir humain
« des objets jamais objectivables, des représentations jamais entièrement repré-
sentables, des visibilités à la fois manifestes et invisibles […] ».
Cette affirmation peut indéniablement captiver et séduire les analystes, dans
la mesure où elle parle aussi de notre expérience : « Des objets jamais objecti-
vables, des représentations jamais entièrement représentables, des visibilités à
la fois manifestes et invisibles […] ».
Mais, dans l’écoute de cette sorte de « voix de l’intérieur », j’entends aussi
celle de Piera Aulagnier. Elle nous rappelait il y a bien longtemps, en 1970, que
notre connaissance en analyse n’est jamais la connaissance d’un « sujet trans-
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cendantal » […] Les patients nous demandent « un savoir qui ne représente pas
un pur bien intellectuel, mais un bien qui leur permette de vivre ».
L’écriture peut permettre à la pensée de conjuguer et d’articuler des univer-
saux et des singularités, en dépassant l’éternelle inimitié qui existe entre ces
deux termes.
À la fin de la discussion d’une histoire analytique, j’écrivais en 1997 : « Quel
sens cela a-t-il d’écrire une histoire clinique ? Cela ne signifie pas seulement
objectiver, documenter dans le cadre – pourtant essentiel – d’une discipline scien-
tifique. Nos récits ont aussi une valeur de témoignage, sinon de rachat de l’histoire
secrète à laquelle nous avons le privilège d’avoir accès, dont nous autres ana-
lystes sommes les activateurs et que, lentement, nous devenons les acteurs. Narrer
est une manière de remettre en question le régime d’univocité dans lequel tout
système théorique essaie d’enfermer l’imprévisibilité de l’existence humaine. »
pas arrivé à entendre le message, ceux dont il a si souvent écouté le texte mutilé,
lacunaire […], ceux qui l’ont quitté sans lui avoir révélé l’œuvre insigne de leur
vie, ceux qui lui reviennent sans arrêt à l’esprit, fantasmes de leur destin ina-
chevé. », « la traduction poétique », écrit Derrida à propos de N. Abraham, « et
l’interprétation psychanalytique ouvrent l’une à l’autre de nouvelles perspecti-
ves […]. La traduction poétique […] appartient au processus de déchiffrement
analytique dans sa phase active et inaugurale. »
Mais une autre « voix » m’avertit.
Les aspirants à la fonction de training dans la SPI doivent écrire un cas ana-
lytique en évitant la manière « romancée ».
Que veut dire par là le « législateur » ? Derrière cette phrase, il y a un pro-
blème vaste et ancien qui apparaît avec Freud.
On écrit à l’intérieur d’une tradition. Celle, scientifique, médicale en parti-
culier a été en psychanalyse, contraignante. Le besoin de s’accréditer comme
une science « sérieuse » a été astreignant, d’où l’ambivalence à l’égard de la lit-
térature à partir de Freud : « J’ai été éduqué à l’observation soigneuse d’un champ
de phénomènes déterminé, et la tache de l’erreur est facilement liée pour moi
à l’élaboration littéraire et à l’invention. »
Position typique d’un homme de science de cette époque.
M. Foucault et M. de Certeau ont soutenu de différentes façons qu’à partir
du XVIIe siècle, la science occidentale avait exclu de son répertoire légitime
certaines modalités expressives : la rhétorique (au nom de la « simple » signifi-
cation transparente), la fiction (au nom de la factualité) et la subjectivité (au
nom de l’objectivité). Les qualités exclues de la science furent placées dans la
catégorie de la « littérature ». Les textes littéraires furent considérés comme méta-
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nous donne le sens d’une analyse. Les « raisons » profondes, singulières et uni-
ques de cet homme-là, l’analyse essaie de les transformer en expérience, tout
en respectant cette singularité.
À dire vrai l’écriture a elle aussi la tâche ardue de transformer en mots cette
expérience unique.
Domenico Chianese
Piazza Campo Marzio 5
00186 Roma Italia,
Mis en forme par Marie-Thérèse Maltese-Milcent pour Topique
BIBLIOGRAPHIE
Résumé : Les histoires de cas peuvent être d’une uniformité monotone qui ne laisse
pas transparaître l’expérience de l’analyse dont elles découlent, mais uniquement les
noyaux théoriques autour desquels l’analyste organise sa narration. Que sont, à partir de
Freud, les noyaux théoriques ? Transcendantaux, à priori, universels ? La « bonne » écri-
ture peut permettre à la pensée de conjuguer et d’articuler les universaux et les singulari-
tés, en dépassant l’inimitié permanente qui oppose ces deux termes.
Mots-clés : Expérience – Singularité – Écriture – Universaux.