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LES PRINCIPALES CRITIQUES DE LA THÉORIE DU CHOIX

RATIONNEL
Mathieu Ferrière

Réseau Canopé | « Idées économiques et sociales »

2011/3 N° 165 | pages 37 à 45


ISSN 2257-5111
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Mathieu Ferrière, « Les principales critiques de la théorie du choix rationnel », Idées
économiques et sociales 2011/3 (N° 165), p. 37-45.
DOI 10.3917/idee.165.0037
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La rationalité I DOSSIER

Les principales
critiques
de la théorie
du choix rationnel
La théorie du choix rationnel domine actuellement le champ économique : l’action indi-
viduelle y est supposée fondamentalement instrumentale (l’agent cherche le meilleur
moyen d’atteindre une fin donnée) et repose sur un calcul permettant de maximiser la
satisfaction de l’individu. Mais, depuis les travaux pionniers de Gary Becker1, on assiste
à une incursion croissante de l’économie dans des champs jusque-là réservés à la
sociologie : famille, délinquance, éducation… Ainsi, la théorie du choix rationnel peut
apparaître comme un outil au service d’un certain impérialisme économique, visant à
unifier les sciences sociales sous la bannière de l’économie2. Elle a donc suscité chez
les sociologues un grand nombre de critiques3. Mais les critiques sont aussi venues
de certains économistes, que l’on pourrait qualifier d’hétérodoxes, qui ont jugé cette

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conception de l’action humaine insuffisante pour rendre compte de manière satisfaisante
des comportements de l’agent économique.
Ces critiques et théories alternatives ne constituent pas une réponse unifiée à la théorie
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du choix rationnel, voire se révèlent parfois contradictoires. Il s’agira donc de présenter


les principales critiques adressées à la théorie du choix rationnel, en tentant d’ordonner
et de lier entre elles ces différentes analyses.

Vers une théorie de la rationalité un temps suffisant pour prendre la décision optimale.
limitée ? Ils doivent dès lors adopter une procédure de prise de Mathieu Ferrière,
professeur de sciences
Les premières critiques de la théorie du choix décision tenant compte de toutes ces limitations : c’est économiques et
rationnel ont porté sur l’irréalisme d’un tel modèle. la fameuse théorie du satisficing, un néologisme forgé sociales au lycée
Pothier d’Orléans (45).
Herbert A. Simon est emblématique de ce type de par Simon pour signifier le caractère satisfaisant, mais
critique avec sa théorie de la rationalité limitée, qui approximatif, tant du processus de décision que de son
va lui permettre de développer un modèle alternatif résultat. Les agents se fixent un niveau de satisfaction à 1. On pourra se référer
à l’article de Roger Guesnerie
de prise de décision. atteindre, et retiennent la première solution égalisant dans ce même numéro
(p. 7) pour une présentation
Dès ses premiers travaux sur les organisations à la ou dépassant ce seuil de satisfaction. Mais, comme le détaillée de la théorie du choix
fin des années 1930 [3], Simon constate un profond fait remarquer Bertrand Munier [5], le satisficing n’est rationnel ainsi que des travaux
de Gary Becker.
décalage entre l’homo œconomicus décrit par la théorie pas encore une théorie suffisante de la rationalité car
économique standard et le comportement réel des se pose le problème de la détermination du seuil de 2. Voir par exemple
la discussion
agents. Cela le conduira dans les années 1950 [4] à bâtir satisfaction : toute solution peut alors devenir ration- de Jérôme Gautié [1].
Les chiffres entre crochets
un modèle alternatif de rationalité qu’il nommera nelle en faisant varier le seuil de satisfaction, le modèle renvoient à la bibliographie
rationalité limitée (bounded rationality), par opposition devient irréfutable (même si on peut objecter que c’est en fin d’article.

à la rationalité substantive (ou substantielle) de l’homo par un travail empirique propre à chaque situation que 3. Même si certains
œconomicus (substantive rationality) : les agents n’ont ni doit se déterminer ce seuil). Il faut ainsi évoluer vers un sociologues, comme
James S. Coleman [2],
les capacités cognitives, ni les informations, ni même modèle plus général de rationalité. ont pu proposer en sociologie

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DOSSIER I La rationalité

un projet similaire en tentant DOCUMENT 1. Rationalité limitée et satisficing


de construire une théorie
du social reposant sur la seule « Ce qu’une personne ne peut faire, elle ne le fera pas, quelle que soit l’urgence à le faire. Confrontées à
action instrumentale. cette complexité, les entreprises du monde réel se tournent vers des procédures qui permettent d’élaborer des
réponses “assez bonnes” aux questions dont les réponses “idéales” ne peuvent être trouvées. Puisque l’optimisa-
tion est effective dans le monde réel, avec ou sans ordinateurs, l’acteur économique est en fait un satisficer, une
personne qui accepte des solutions “assez bonnes”, non parce qu’il préfère le moins au plus, mais parce qu’il n’a
pas le choix.
Beaucoup d’économistes, Milton Friedman étant sans doute le plus bruyant, ont argumenté que la différence
entre le satisfaisant et le meilleur n’a pas grande importance, si bien que l’irréalisme de l’hypothèse du compor-
tement optimisateur des acteurs n’importe pas. D’autres, dont moi-même, croient que cela a une grande, et
même une très grande importance. […]
Une des exigences de l’optimisation que ne partage pas le satisficing est que toutes les alternatives doivent être
mesurables dans les termes d’une commune fonction d’utilité. Un très grand nombre d’observations montrent que
les choix humains ne sont ni congruents ni transitifs comme ils devraient l’être si une fonction d’utilité existait. […]
La psychologie emploie le concept de niveau d’aspiration. Ces aspirations peuvent être à plusieurs dimen-
sions : on peut aspirer à un travail plaisant, à l’amour, à de bonnes nourritures, à des voyages, comme à beaucoup
d’autres choses. Pour chaque dimension, les espérances de réussite définissent un niveau d’aspiration qui est
comparé au niveau actuellement atteint. Si cet état excède les aspirations, la satisfaction est enregistrée comme
positive. Si les aspirations excèdent l’état actuel, il y a insatisfaction. Il n’y a pas de mécanisme simple permettant
la comparaison entre les dimensions. […]
Une solution s’avère satisficing si elle satisfait les aspirations dans toutes les dimensions. Si on ne trouve pas
une telle solution, la recherche est reprise. Pendant ce temps, les aspirations dans une ou plusieurs dimensions
diminuent graduellement jusqu’à ce qu’une nouvelle solution soit trouvée ou qu’une solution existante se

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révèle satisficing. Une théorie du choix utilisant ces mécanismes rend compte des limites des capacités humaines
de computation et s’adapte à nos observations empiriques des processus humains d’élaboration des décisions,
beaucoup mieux que ne le fait la théorie de la maximisation de l’utilité. »
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Source : Herbert A. Simon, Les Sciences de l’artificiel, Paris, Gallimard,


coll. « Folio essais », 2004 (1996 pour la 3e édition américaine), p. 68-71.

DOCUMENT 2. De la rationalité substantive à la rationalité procédurale


« Le comportement est substantivement rationnel quand il est en mesure d’atteindre les buts donnés à l’inté-
rieur des limites imposées par les conditions et les contraintes données. Notons que, par définition, la rationalité
du comportement ne dépend de l’acteur que d’un seul point de vue – celui des buts. Une fois ces buts fixés, le
comportement rationnel est entièrement déterminé par les caractéristiques de l’environnement dans lequel il
a lieu. […]
L’analyse économique classique repose sur deux hypothèses fondamentales. La première hypothèse est que
l’acteur économique a un but particulier, par exemple, une utilité ou un profit maximum. La seconde hypothèse
est que l’acteur économique est substantivement rationnel. Une fois que ces deux hypothèses ont été posées et
que l’on a fait une description d’un environnement économique particulier, une analyse économique (descriptive
ou normative) pourrait normalement être effectuée en utilisant des outils classiques tels que le calcul différentiel,
la programmation linéaire ou la programmation dynamique.
Ainsi, les hypothèses d’utilité ou de maximisation du profit d’une part, et l’hypothèse de rationalité subs-
tantive d’autre part, ont préservé l’économie de toute dépendance envers la psychologie. Tant que ces hypo-
thèses n’étaient pas remises en question, il n’y avait aucune raison pour qu’un économiste se familiarise avec la
littérature psychologique concernant les processus humains de cognition ou de choix. […] L’inadéquation de la
psychologie à l’économie était totale. […]
Le comportement est rationnel de manière procédurale quand il est le résultat d’une réflexion appropriée.
Sa rationalité procédurale dépend du processus qui l’a généré. Quand les psychologues utilisent le terme

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La rationalité I DOSSIER

“rationnel”, c’est généralement à la rationalité procédurale qu’ils pensent. William James par exemple, dans
ses Principles of Psychology, utilise le mot “rationalité” comme synonyme de “processus de réflexion particulier
appelé raisonnement”. Inversement, le comportement tend à être décrit comme “irrationnel” en psychologie
quand il représente une réponse impulsive à des mécanismes affectifs sans une intervention adéquate de la
pensée. […]
L’esprit humain est programmable : il peut acquérir une très grande variété de compétences, de modèles de
comportements, de répertoires pour résoudre les problèmes et d’habitudes de perception. Ce qu’il acquerra
parmi tous ces éléments, dans quelque situation que ce soit, dépend de ce qu’il a appris et des expériences qu’il
a faites. Nous ne pouvons escompter une rationalité substantive que dans les situations suffisamment simples
pour être parfaitement claires pour cet esprit. Dans toutes les autres situations, nous devons nous attendre à ce
que l’esprit utilise les informations imparfaites qu’il possède, simplifie et se représente la situation comme il
peut, et fasse les calculs qui sont en son pouvoir. Nous ne pouvons escompter prédire ce qu’il fera dans de telles
situations, à moins que nous ne sachions quelles informations il a, quelles formes de représentation il préfère et
de quels algorithmes il dispose. »
Source : Herbert A. Simon, « De la rationalité substantive à la rationalité procédurale »,
in Method and Appraisal in Economics, sous la direction de S.J. Latsis, Cambridge University Press, 1976
(repris dans Les Introuvables en langue française de H.A. Simon, doc. n° 3, Réseau MCX-APC, p. 2-3, 11 et 14).

À partir des années 1970, Simon modifie sa théorie faut trouver une procédure de prise de décision adaptée
de la rationalité limitée et évolue vers une théorie plus à la situation). C’est la rationalité de la procédure de
vaste de la rationalité procédurale : on ne se situe dès lors décision et non du résultat qu’il faut juger, et il s’agit
plus dans l’espace des résultats (est bonne toute solu- alors de comprendre et analyser le processus séquentiel
tion qui dépasse un certain seuil de satisfaction comme de prise de décision. Cette voie d’analyse est particuliè-

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avec le satisficing) mais dans l’espace des procédures (il rement féconde pour l’analyse des organisations4. 4. On pourra se référer
à l’article d’Erhard
Friedberg dans ce même
numéro (p. 15), qui parle
de ce processus séquentiel
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DOCUMENT 3. La rationalité imparfaite : Ulysse et les sirènes de prise de décision au sein


des organisations.
« “… Mais il faut que, chargé de robustes liens, je demeure immobile […] et si je vous priais, si je vous
commandais de desserrer les nœuds, donnez un tour de plus !” (l’Odyssée) […]
Ulysse n’était pas entièrement rationnel, car un être rationnel n’aurait pas eu recours à ce stratagème ; et il
n’était pas non plus le jouet passif et irrationnel de ses volontés et de ses désirs fluctuants, puisqu’il était capable
d’obtenir de manière indirecte ce qu’une personne rationnelle aurait obtenu de manière directe. Sa situation
– être faible et le savoir – nous montre qu’une théorie de la rationalité imparfaite est nécessaire, domaine qui a
été à peu près totalement négligé par les philosophes et chercheurs en sciences sociales. […]
La thèse générale que nous défendrons est que les contraintes imposées à soi-même sont un moyen privilégié
pour remédier à la faiblesse de la volonté ; c’est le principal moyen pour être rationnel de manière indirecte. Mais
il existe une autre façon d’y parvenir. En gros, on peut choisir de réordonner son espace intérieur, sans mettre
sur pied de mécanisme causal dans le monde extérieur. […] Je commencerai par donner quelques exemples
de contraintes imposées à soi-même, ou d’engagements préalables (precommittment), comme il m’arrivera de
les appeler. Lorsque l’on arrête de fumer, on met souvent en place des mécanismes causaux pour renforcer sa
détermination : on en fait l’annonce à ses amis, pour avoir à subir leurs sarcasmes en cas de rechute ; on part faire
une randonnée en montagne, pour qu’il n’y ait pas de cigarettes disponibles ; on change de trottoir lorsqu’on
aperçoit un bureau de tabac, pour ne pas être exposé à la vue des cigarettes ; on prend des douches froides pour
s’endurcir ; on se fait hypnotiser afin d’induire un dégoût pour le tabac ; on se convainc que si l’on continue de
fumer on mourra d’un cancer dans cinq ans. »

Source : Jon Elster, Le Laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité,
Paris, Éditions de Minuit, coll. « Propositions », 1987 (1983), p. 101-103.

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DOSSIER I La rationalité

En soulignant le caractère imparfait de la ratio- nombre de contraintes qui vont les forcer à respecter
5. L’interview de Jon Elster nalité des agents, Jon Elster5 formule une critique leur décision. Ces contraintes peuvent être de nature
dans La Lettre du Collège
de France (reprise proche de celle de Simon ; il propose cependant une interne et psychologique, mais aussi externes et
dans Redécouverte p. 70) solution bien différente pour résoudre ce problème. s’appuyer sur une modification de l’environnement
permet de mieux comprendre
sa critique de la théorie Avec son exemple célèbre d’Ulysse confronté aux afin qu’il nous contraigne à rester sur le chemin de
du choix rationnel.
sirènes, Elster veut nous montrer que les individus la rationalité. La rationalité imparfaite des acteurs
sont capables d’anticiper les problèmes et impasses ne les empêche donc pas d’aboutir à une solution
auxquels peut mener leur rationalité imparfaite. rationnelle (que ce soit en valeur ou en finalité),
Il cherche donc à réconcilier l’hypothèse de ratio- pour peu que l’acteur ait conscience des failles de sa
nalité avec les comportements irrationnels que détermination et de ses raisonnements. C’est donc
l’on constate dans la réalité. Par un effort sur eux- la réflexivité des acteurs qui est ici posée comme
mêmes, les individus peuvent s’imposer un certain solution.

DOCUMENT 4. Les idiots rationnels


« La théorie économique de l’utilité, en rapport avec la théorie du comportement rationnel, est parfois
critiquée pour son excès de structure ; les êtres humains seraient en réalité “plus simples”. Si notre argu-
mentation est correcte, c’est précisément le contraire qui semble vrai : la structure de la théorie tradition-
nelle est insuffisante. On attribue à la personne un seul classement des préférences et, au gré des besoins,
ce classement est supposé refléter les intérêts de la personne, représenter son bien-être, résumer son
opinion sur ce qu’il convient de faire, et décrire ses choix et comportements effectifs. Un seul classement
des préférences peut-il remplir tous ces rôles ? Une personne ainsi décrite peut être “rationnelle” au sens
limité où elle ne fait preuve d’aucune incohérence dans son comportement de choix, mais si elle n’utilise

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pas ces distinctions entre des concepts très différents, elle doit être un peu niaise. L’homme purement
économique est à vrai dire un demeuré social. La théorie économique s’est beaucoup occupée de cet idiot
rationnel, drapé dans la gloire de son classement de préférences unique et multifonctionnel. Pour prendre
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en compte les différents concepts relatifs à son comportement, nous avons besoin d’une structure plus
complexe. »
Source : Amartya Sen, Éthique et économie,
Paris, PUF, 1re édition, 1993 (1987), p. 106-107.

La théorie de la rationalité limitée a pour elle (tout particulièrement pour Sen, qui s’intéresse dans
l’attrait de l’évidence : les agents sont effectivement ses analyses aux problèmes éthiques et moraux). Si
loin de posséder les capacités cognitives et compu- l’on veut proposer un modèle alternatif à la théorie
tationnelles pour se conformer à la théorie du choix du choix rationnel, il nous faut chercher un modèle
rationnel. Il faudrait donc chercher une théorie plus rendant justice à la capacité des êtres humains à traiter
modeste de la rationalité si on veut rendre compte la complexité du réel. C’est cette voie que nous allons
de manière réaliste du comportement des agents. maintenant explorer.
Prenant le contre-pied de cette critique, Amartya
Sen choisit au contraire de souligner le caractère très Réintroduire l’environnement social
restrictif de la théorie du choix rationnel s’appuyant et matériel de l’agent
sur le modèle de l’utilité espérée. L’acteur social L’agent n’évolue pas dans un vide social et maté-
doit avoir un modèle de prise de décision bien plus riel, mais il est entouré d’autres acteurs et d’objets.
compliqué que ce que suggère la théorie économique C’est en réintroduisant cet environnement à la fois
standard : un individu se limitant à des calculs d’opti- social, culturel et matériel que l’on peut tenter de
misation serait un inadapté social, un « idiot rationnel » forger un modèle alternatif de rationalité.

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La rationalité I DOSSIER

DOCUMENT 5. Une rationalité située et distribuée


Un double élargissement de l’unité d’analyse

Agent
Agent Agent
Agent
Environnement
Agent

« Revendiquer le concept de cognition distribuée ne demande pas seulement d’expliciter les ressources de
l’environnement ; cela demande de soutenir que la cognition même est distribuée, et ce, non seulement entre un
agent et des artefacts, mais encore et surtout entre une pluralité d’agents (que l’on parle de groupes comme en
sociologie ou bien d’équipes ou d’organisations comme en économie). Étudier la cognition distribuée demande
donc d’élargir une nouvelle fois l’unité d’analyse : de l’interaction d’un agent avec son environnement, nous
passons à l’interaction entre les membres d’un groupe (ou d’une organisation). […]
Étudiant l’équipage d’un navire, Hutchins a pris comme objet l’un des problèmes cognitifs auxquels était
confronté tout l’équipage : faire le point. Archétype d’une tâche collective, la résolution de ce problème nous
permet d’illustrer tous les éléments du concept de cognition distribuée. Premier élément : la rationalité est limitée.
Faire le point rapidement est une tâche qui dépasse les capacités individuelles des membres de l’équipage. Si les
charges cognitives individuelles demeurent limitées, c’est parce que chacun ne résout qu’un segment du problème.
Deuxième élément : la solution est émergente. Faire le point est une activité collective. Cela n’a pas de sens d’étudier

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le comportement d’un seul membre de l’équipage, car c’est l’équipage entier qui doit constituer l’unité d’analyse.
Troisième élément : la cognition est symbolique. Faire le point est un problème computationnel. Pour obtenir la
position du navire, l’équipage produit, échange et transforme des représentations symboliques. Quatrième élément :
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les représentations sont externes. Faire le point est une activité publiquement observable. Chacun peut observer la
formation, la propagation et la transformation des représentations à l’intérieur de l’équipage. […]
Loin d’être la propriété d’un agent considéré en isolation, la rationalité découle au contraire de l’interaction
d’un agent avec son environnement (action située), ainsi que des interactions entre les membres d’un groupe
(cognition distribuée). Cette thèse nous a permis d’expliquer comment des agents aux capacités cognitives limi-
tées pouvaient, grâce aux ressources cognitives de l’environnement et à la distribution sociale de la cognition,
résoudre des problèmes cognitifs qui autrement n’auraient pas été à leur portée. »
Source : Frédéric Laville, « La cognition située. Une nouvelle approche de la rationalité limitée »,
Revue économique, vol. LI, n° 6, 2000, p. 1303, 1322, 1324 et 1328.

Si la rationalité humaine apparaît comme limitée, dans l’analyse tout l’environnement matériel, qui
au moins dans ses capacités computationnelles, elle joue un rôle très important dans la prise de décision
peut compenser cet état de fait en répartissant le travail en allégeant fortement le travail cognitif : la rationalité
cognitif entre un ensemble d’acteurs. La rationalité est également située. Cela peut conduire des auteurs
est en ce sens distribuée entre les différents acteurs comme Edwin Hutchins [6] (mais on peut aussi songer
participant à la prise de décision : il faut changer de à Michel Callon6) à traiter sur un même plan individu et
6. Michel Callon,
perspective et raisonner au niveau du groupe et non objet, et débouche sur des études relevant ou se rappro- avec la notion de réseau
de l’individu. C’est la circulation de l’information et chant fortement de l’ethnométhodologie. Il peut alors sociotechnique
et de traduction, montre
la coordination au sein de ce groupe qui devient l’objet s’avérer délicat de s’extraire du contexte singulier de bien l’importance
central de l’analyse (on voit le parallèle assez net avec chaque prise de décision pour proposer un modèle de la coordination des acteurs
humains et non humains
la théorie des réseaux). Mais il faut aussi réintroduire véritablement général de la rationalité humaine. dans la prise de décision [7].

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DOSSIER I La rationalité

DOCUMENT 6. Problèmes de coordination et croyance sociale

« [Considérons] le jeu de pure coordination particulier consistant à choisir un nombre naturel n ⭓ 1. De


manière plus précise, un groupe G d’individus est constitué au sein duquel sont effectués des appariements
aléatoires de telle sorte qu’un individu ne sait rien d’autre sur son partenaire que le fait qu’il soit le résultat
d’un tirage aléatoire dans le groupe G. […] [On commence] par sélectionner un groupe, noté P, auquel il est
simplement demandé de choisir un entier naturel supérieur ou égal à 1, en l’absence de toute situation de
coordination. […] Dans le deuxième groupe, noté C, le jeu de coordination est joué selon les règles précisées
précédemment [Il faut choisir le même nombre que son partenaire, sans discussion possible]. Quels sont les
résultats ?
Dans le groupe P de contrôle, viennent en tête les réponses 7 (11,4 %), puis 2 (10,2 %), puis 10 (5,7 %)
et 1 (4,5 %). Par contre, dans le groupe C, c’est le nombre 1 qui reçoit le plus de suffrages, et cela très
nettement : 1 est choisi dans 40 % des cas. Il est suivi par le nombre 7 dans 14,4 %. […] Le choix du
nombre 1 constitue un exemple […] d’une “saillance à la Schelling”, à savoir la capacité à déterminer un
équilibre singulier, proéminent, susceptible de retenir un grand nombre de suffrages. […] Si les individus
retiennent comme règle “choisir le premier nombre”, c’est en vertu de la propriété suivante : lorsque cette
règle est suivie par tous les joueurs, elle permet de désigner sans ambiguïté une réponse unique et conduit à
une coordination réussie. C’est très précisément ce que Schelling avait mis en lumière. Il parlait à ce propos
d’un principe focal, à savoir un principe qui, utilisé par tous, permet de déterminer une stratégie unique.
[…]
On trouve ici un premier exemple de “croyance sociale” […]. Rappelons que, par définition, Q est une
croyance sociale […] pour un individu “i” s’il pense qu’elle est une croyance sociale pour (presque) tous les
individus du groupe. »

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Source : André Orléan, « Le tournant cognitif en économie »,
Revue d’économie politique, vol. CXII, n° 5, sept.-oct. 2002, p. 727-728.
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La théorie du choix rationnel a peu de chose à sociales peuvent émerger, c’est que la prise de déci-
dire sur les purs problèmes de coordination où une sion se situe dans un contexte donné qui fournit un
multiplicité d’équilibres existe : il s’agit de situations certain nombre de repères communs aux agents,
où les individus doivent s’accorder sur une décision conduisant Orléan à parler également de rationalité
commune, peu importe laquelle (on peut prendre située. Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, c’est l’énoncé
l’exemple de deux amis perdus dans une ville et du problème qui fournit un tel « point focal » aux
qui cherchent à se retrouver : peu importe le lieu agents pour se coordonner (le nombre 1 figure dans
de rencontre tant qu’ils se retrouvent). Or, en l’ab- les consignes données aux agents).
sence de discussion, les agents de la théorie du choix
rationnel ne peuvent résoudre de tels problèmes, car Vers un modèle alternatif
cette théorie ne laisse quasiment aucune place aux de rationalité ?
croyances et représentations des agents (autres que Les tentatives les plus cohérentes et abouties de
celles nécessaires au calcul rationnel). André Orléan critique de la théorie du choix rationnel ne cherchent
plaide alors pour un tournant cognitif en économie, pas à attaquer de front cette hypothèse, mais plutôt
qui consisterait à placer au centre de l’analyse les à l’intégrer dans un modèle plus général de l’action
croyances et anticipations des agents. S’inspirant des humaine. Il en va ainsi de la théorie de la rationalité
7. On se reportera à l’article thèses deThomas Schelling [8], Orléan forge la notion ordinaire, forgée par Raymond Boudon7. Nous nous
de Raymond Boudon
dans le présent numéro centrale de croyance sociale : il s’agit d’une croyance focaliserons ici sur deux théories différentes : celle
(p. 24). qui est tournée non vers l’individu, mais vers le des économies de la grandeur de Laurent Thévenot
groupe lui-même, permettant ainsi la résolution des et Luc Boltanski, et celle du sens pratique de Pierre
problèmes de coordination. Si de telles croyances Bourdieu.

42 idées économiques et sociales I n° 165 I septembre 2011


La rationalité I DOSSIER

DOCUMENT 7. De l’action rationnelle à l’action justifiable

« Il faut réexaminer les relations entre deux spécifications classiques des modèles de l’action, l’une portant sur
la motivation des personnes qui suppose de bonnes raisons d’agir (leur rationalité, dans le cadre néoclassique),
l’autre sur la forme de coordination qui permet un équilibre (classiquement, l’échange marchand). […]
Deux hypothèses majeures orientent notre démarche. La première consiste à admettre que ces bonnes raisons,
de même que ces formes de coordination, sont multiples. Cette hypothèse conduit à replacer la rationalité
intéressée, qui motive l’échange marchand, au sein d’une pluralité de justifications possibles de l’action ; c’est
pourquoi nous préférerons ici les termes “justifiable”, ou “raisonnable”, au qualificatif de “rationnel” qui s’accorde
plus difficilement à cette multiplicité. Une telle démarche rencontre alors une question délicate : comment une
coordination peut-elle être assurée si les principes qui la soutiennent sont multiples ?
Une seconde hypothèse met l’accent sur la place d’objets qui, conjointement à des personnes, sont engagés
dans ce type d’action justifiable. Nous considérerons que la justification des actions et donc la possibilité de leur
coordination supposent le recours à des objets cohérents avec une forme de coordination (les biens, pour la
coordination marchande). Les actions qui nous intéressent mettent en jeu un monde d’objets qui, du fait de leur
évidence naturelle, participent à la justification et à la coordination des conduites. […]
Nous chercherons […] à développer l’idée […] que l’exigence de bonne raison se confond avec celle d’accep-
tabilité par les autres et d’objectivité pour constituer une même catégorie du raisonnable. Aussi nous intéresse-
rons-nous à des actions qui dépassent les contingences de la situation où elles sont effectuées, qui ont une portée
plus générale dans la mesure où, pour les besoins de la justification, elles reposent sur une mise en équivalence
avec d’autres situations. Cette exigence de généralité demande un mode de rapprochement fondé, c’est-à-dire
supporté par un principe qui fasse office de présupposé et assure la convergence de la série emboîtée des “pour-
quoi ?”, des “pour quelle raison ?”. […]
Notre construction implique donc une réélaboration de la notion d’objectivité, corrélative de celle portant

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sur la notion de justification, l’action n’étant justifiable ou raisonnable que dans la mesure où elle engage des
êtres dotés d’une forme de généralité qui permette le dépassement des contingences et le déploiement de
rapprochements fondés. L’objectivité est ce qui fait preuve, ce qui sert d’appui à une action justifiable ; elle est
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caractéristique d’une nature. Les objets sont ce qui compte pour l’action […]. Nous faisons donc l’hypothèse
que les objets sont attachés à l’une, et à une seule, des natures […]. L’objectivité industrielle de l’ingénieur, celle
des appareils de mesure et des lois statistiques qui suppose stabilité et standardisation, trouve sa place parmi
d’autres. L’objectivité marchande du bien n’est pas moins objective et déterminante pour l’action intéressée, tout
en relevant d’une autre nature : les produits réguliers et normes de la production de masse ne sont pas ajustés à
l’épreuve marchande, comme le montrent clairement les tensions critiques auxquelles est soumis aujourd’hui
ce type de produit lorsqu’il est placé sur un marché concurrentiel […]. »
Source : Laurent Thévenot, « Équilibre et rationalité dans un univers complexe »,
Revue économique, vol. XL, n° 2, 1989, p. 147-148 et 159-160.

La théorie des économies de la grandeur conduit ont été identifiées à partir d’un travail sur des textes
à substituer à la notion d’action rationnelle celle classiques définissant le bien commun et la justice dans
d’action justifiable : une action est considérée comme la Cité (par exemple chez Jean-Jacques Rousseau ou
« rationnelle » si elle semble justifiée au vu d’un saint Augustin), puis validées par une étude empirique
principe d’action acceptable par tous. Thévenot et sur des guides contemporains à destination des entre-
Boltanski [9] ont ainsi identifié un certain nombre de prises. Chaque principe permet de hiérarchiser les
grands principes d’action qu’ils nomment « cités » (on actions possibles et de déterminer celle qui est préfé-
trouve par exemple la cité domestique, où l’on valorise rable (la plus « grande », d’où le nom d’économie de
l’action respectant la tradition et la confiance inter- la grandeur). Cette théorie réintroduit le langage et la
personnelle, ou bien la cité industrielle, reposant sur discussion dans la prise de décision : on pourrait même
un principe d’efficacité et de compétence). Ces cités parler d’une rationalité argumentative en ce sens que

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DOSSIER I La rationalité

la décision rationnelle est celle qui surmonte l’épreuve Or, le camembert moulé à la louche est par essence
de la discussion visant à la légitimer. C’est le recours à un produit relevant de la cité domestique : sa valeur
l’environnement matériel et social qui permet à cette provient du savoir-faire traditionnel, artisanal, accu-
théorie de répondre aux accusations de relativisme mulé au fil des siècles (geste de l’homme tenant la
(toute action serait rationnelle, il suffirait de choisir louche à la main). On voit alors comment le contexte
le bon principe de justification) : la prise de décision (le produit « camembert moulé à la louche ») discré-
s’effectue dans un cadre matériel, historique et social dite totalement une stratégie a priori rationnelle de
donné, qui fournit des points d’appui pour l’argu- mécanisation de la production qui effacerait l’aspect
mentation et ne permet pas de recourir à n’importe artisanal du camembert : on ne peut recourir à un prin-
quel principe. Ainsi, Thévenot a consacré une étude cipe de justification industrielle qui ferait perdre à ce
à une entreprise produisant du camembert moulé à produit une grande partie de sa valeur. Une solution
la louche et qui souhaite développer sa production de compromis sera finalement trouvée par l’invention
pour répondre à une demande croissante [10]. Cela d’une machine capable de reproduire le geste d’une
supposerait une industrialisation de la production louche tenue à la main, permettant de concilier prin-
(cité industrielle), reposant sur une automatisation. cipes industriel et domestique.

DOCUMENT 8. Le mythe de l’homo œconomicus


« La théorie économique “pure” […] [a inventé] une vision scolastique du monde qui trouve une de ses expres-
sions les plus parfaites dans le mythe de l’homo œconomicus et dans la rational action theory, forme paradigmatique
de l’illusion scolastique qui porte le savant à mettre sa pensée pensante dans la tête des agents agissants et à placer
au principe de leurs pratiques, c’est-à-dire dans leur “conscience”, ses propres représentations spontanées ou
élaborées ou, pire, les modèles qu’il a dû construire pour rendre raison de leurs pratiques.
Nombre d’observateurs, alertés notamment par des économistes spécialement clairvoyants, comme Maurice

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Allais, ont constaté qu’il existe un écart systématique entre les modèles théoriques et les pratiques effectives,
et divers travaux d’économie expérimentale (eux-mêmes pas toujours affranchis de l’erreur scolastique) ont
montré que, dans beaucoup de situations, les agents font des choix systématiquement différents de ceux qu’on
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peut prévoir à partir du modèle économique […]. Cette discordance empiriquement constatée n’est que le reflet
de l’écart structural, que j’avais analysé dès mes premiers travaux d’ethnologue, entre la logique de la pensée
scolastique et la logique pratique […].
L’économie des pratiques économiques, cette raison immanente aux pratiques, trouve son principe non
dans des “décisions” de la volonté et de la conscience rationnelle ou dans des déterminations mécaniques issues
de pouvoirs extérieurs, mais dans les dispositions acquises à travers les apprentissages associés à une longue
confrontation avec les régularités du champ ; ces dispositions sont capables d’engendrer, en dehors même de tout
calcul conscient, des conduites et même des anticipations qu’il vaut mieux appeler raisonnables que rationnelles,
même si leur conformité avec les estimations du calcul incline à les penser et à les traiter comme des produits
de la raison calculatrice. L’observation montre que, même dans cet univers où les moyens et les fins de l’action
et leur relation sont portés à un très haut degré d’explicitation, les agents s’orientent en fonction d’intuitions et
d’anticipations du sens pratique, qui laisse bien souvent l’essentiel à l’état implicite et qui s’engage, sur la base de
l’expérience acquise en pratique, dans des stratégies “pratiques”, au double sens d’implicites, non théoriques, et
de commodes, adaptées aux exigences et aux urgences de l’action. »
Source : Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2000, p. 18-21.

Si Pierre Bourdieu conteste la réalité de la théorie d’habitus/champ. Les acteurs, placés dans le champ
du choix rationnel, bien éloignée des processus réels économique, en viendraient par un travail progressif
de prise de décision des agents, il développe une de socialisation à intégrer un ensemble de manières
critique plus subtile dans laquelle il tente de subs- d’agir et de penser, de dispositions durables (un
tituer au binôme homo œconomicus/marché celui habitus) leur permettant d’adopter un comporte-

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La rationalité I DOSSIER

ment proche de celui postulé par la théorie du choix théorie du choix rationnel. Nous pouvons ainsi laisser
rationnel. Ainsi, si la théorie du choix rationnel peut la conclusion à Jon Elster : « Je continue à penser que
approcher les décisions prises par les agents dans le si le rational choice est privilégié, c’est qu’il n’y a pas
domaine économique, elle n’est pas apte à rendre vraiment de modèle alternatif. Il y a bien sûr d’autres
compte de leur processus réel de prise de décision, approches, partielles, et importantes, qui corrigent
relevant avant tout d’un sens pratique forgé par l’ex- la théorie du choix rationnel, mais aucune n’a pu
périence. C’est donc avant tout ce dernier qu’il s’agit être, jusqu’à présent, intégrée dans un édifice simple,
8. « Rencontre avec
d’analyser. On pourrait d’ailleurs établir un parallèle robuste, avec des indications prédictives claires et Jon Elster : de la rationalité
avec la rationalité procédurale de Simon s’appuyant uniques (précisément ce qui fait la force de la théorie aux normes », Sciences
humaines, n° 114,
sur des routines de prise de décision. du choix rationnel8). » mars 2001, p. 31.

Conclusion
Ces nombreuses critiques adressées à la théorie du Bibliographie
choix rationnel ont amené de multiples réponses de la
[1] GAUTIÉ J., « Les développements récents de l’économie face à la sociologie : fécondation
part de ses partisans. Certains ont pu, comme Milton mutuelle ou nouvel impérialisme ? », communication au 1er congrès de l’AFS, 2004.
Friedman [11], arguer que le réalisme des hypothèses [2] COLEMAN J. S., Foundations of Social Theory, Cambridge (Mass.), Harvard University Press,
1990.
ne compte pas ou peu : l’économie est avant tout une [3] SIMON H.A., Administrative Behavior. A Study of Decision-Making Processes in
science prédictive, et si des hypothèses fausses (sur la Administrative Organization, New York, The Free Press, 1947.
[4] SIMON H.A., « A Behavioral Model of Rational Choice », Quarterly Journal of Economics,
rationalité des agents) conduisent à des prédictions n° 69, 1955.
justes, alors son but est atteint. D’autres ont cherché [5] MUNIER B., « Quelques critiques de la rationalité économique dans l’incertain », Revue
économique, vol. XXXV, n° 1, janvier 1984.
à intégrer les critiques en reformulant les modèles [6] HUTCHINS E., Cognition in the Wild, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1995.
d’utilité espérée pour intégrer les déviations consta- [7] CALLON M., La Science et ses Réseaux, Paris, La Découverte, 1989.
[8] SCHELLING T., The Strategy of Conflicts, Oxford University Press, 1960.
tées entre la théorie et les pratiques des agents : on a [9] BOLTANSKI L. ET THÉVENOT L., De la justification : les économies de la grandeur, Paris,
pu ainsi voir apparaître des modèles plus complexes Gallimard, 1991.

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[10] BOLTANSKI L. ET THÉVENOT L. (ÉD.), « Justesse et justice dans le travail », Cahiers du centre
comme les modèles à dépendance de rang [12]. d’études de l’emploi, Paris, PUF, 1989.
Mais c’est sans doute l’incapacité des détracteurs [11] FRIEDMAN M., Essays in Positive Economics, Chicago University Press, 1953.
[12] ABDELLAOUI M. ET MUNIER B., « Utilité “dépendant du rang” et utilité espérée », Revue
de cette théorie à proposer un modèle unifié et simple économique, vol. XLVII, n° 3, 1996.
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qui explique l’influence toujours déterminante de la

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