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Jean-Philippe Denis
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Entre finance
et stratégie
Calcul, mimétisme… exemplarité ?
S
’il est au moins une vertu l’on peut Force est cependant de reconnaître que
reconnaître à une « crise », c’est l’hypothèse que constitue l’efficience spon-
qu’elle est généralement le moment tanée des marchés, et en vertu de laquelle il
de rappeler quelques vérités de bon sens. en faudrait toujours davantage et partout, a
Ainsi, alors que le système du crédit se perdu une grande part de sa capacité de
grippait à la suite de la crise initiée par les conviction. Après plus de vingt ans de
crédits hypothécaires à risque américains, « Chicago boys », de folie « Reagan-
deux principes marqués au coin de ce bon Tatcher » puis « Clinton-Greenspan-
sens ont été rappelés à l’envi. Le premier, Bush », l’émancipation de la finance par
c’est que la finance n’a pas de raison d’être rapport à la sphère économique « réelle »
autonome ; elle n’est là que pour permettre qui s’est produite depuis le milieu des
aux projets réels, en quête de financements, années 1980 continue de produire des situa-
de se concrétiser en rendant possible l’ap- tions injustifiables aux yeux d’une opinion
port de fonds à des projets risqués. Le publique de plus en plus ulcérée face à ce
second, c’est que la croissance du patri- qui est ressenti comme autant d’abus et
moine des apporteurs de fonds au-delà du d’injustices. Il s’ensuit une difficulté réelle
taux sans risque n’est qu’une récompense à restaurer ladite confiance dans la supério-
de leur prise de risque. Ce risque était, par rité du mécanisme privilégié de coordina-
définition même, si l’avenir avait été moins tion des échanges du système capitaliste : le
clément, de voir le patrimoine de départ « marché », conçu comme libre espace de
être réduit du montant des pertes. confrontations entre des rationalités exclu-
Depuis le milieu des années 1990, entre la sivement calculatoires. Sont dès lors de
« tyrannie » de la valeur actionnariale d’un plus en plus consacrés le retour de l’État, la
côté (Betbèze, 2003) et la titrisation des revanche des « keynésiens », la nécessité
risques de l’autre, reconnaissons que l’on d’institutions régulatrices… Il est logique
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tionalité, qui n’est en fait qu’apparente, des comme si ces deux thèses, l’une fondée sur
marchés financiers. Pour A. Orléan, et plus la supériorité explicative de la rationalité
généralement l’école dite « des conven- calculatoire, l’autre sur celle de la rationa-
tions »1, il est plus que temps de recouvrer lité mimétique, finissaient par tomber dans
la raison d’un monde non régi exclusive- un même écueil : le seul constat ex post,
ment par les modélisations fondées sur le après coup. Pour pertinentes, pour intéres-
postulat de rationalités exclusivement cal- santes et séduisantes qu’elles soient, ni
culatoires. On pourrait ainsi espérer que ne l’une ni l’autre de ces explications ne
se reproduisent les mêmes dégâts, les paraissent donc suffisantes pour fonder de
mêmes pertes bien réelles après des profits réels enseignements pour agir, pour imagi-
virtuels que d’aucuns, plus malins – ou ner « que faire ? » et « comment faire ? »,
mieux (in)formés – que d’autres se sont bref pour alimenter les dynamiques d’inter-
empressés d’encaisser avant que ne tombe vention ex ante qu’affectionnent en général
la vérité des prix ! Dans une veine proche et les chercheurs en sciences du management,
un peu moins critique, le courant dit de la et singulièrement les stratégistes.
finance comportementale s’efforce égale- Si l’on opte pour une telle posture, un phé-
ment depuis plusieurs années de travailler nomène peu commenté d’un point de vue
sur cette « irrationalité » des agents finan- théorique retient l’attention : le rôle joué par
ciers que la crise consacre comme une voie Ben Bernanke à la tête de la Fed. Tout le
de recherche définitivement prometteuse monde s’accorde à considérer qu’il aura été
(Albouy, 2009, p. 19)2. the right man at the right place at the right
Si l’on est convaincu de l’intérêt de ces tra- time. Tous les spécialistes saluent la perti-
vaux plus ou moins hétérodoxes, les inter- nence de son action dont les ressorts sont à
rogations persistent cependant. Ainsi, pour- chercher dans sa connaissance intime des
quoi ne pas avoir entendu et écouté ces mécanismes de la grande crise des années
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1. Parmi les travaux qui mettent l’accent sur les phénomènes mimétiques que nous évoquons ici, on mentionnera
notamment le numéro spécial de la Revue Économique (Collectif, 1989) ainsi que l’effort de synthèse proposé par
P.-Y. Gomez (1996). Pour une présentation critique quant à la pertinence d’importer cette rationalité mimétique pour
penser les pratiques de management, on consultera avec profit l’analyse de B. de Montmorillon (1999).
2. Cf. le dossier spécial consacré à la finance comportementale de la Revue française de gestion, coordonné par
M. Albouy et G. Charreaux (n° 157, 2005).
3. Ceci, au détail près de la chute de Lehman Brothers dont on peut cependant penser qu’elle aura joué un rôle de
déclic pour légitimer les prescriptions de Ben Bernanke, en raison de la crise systémique qui s’annonçait alors.
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tion, lesquels proviennent du temps néces- mêmes termes. C’est pourquoi, après Coase
saire tant pour s’accorder sur la teneur de puis Williamson, Jensen et Meckling
l’échange (négociation ex ante) que pour (1976) ont apporté un complément décisif à
s’assurer de sa bonne exécution (suivi ex ces analyses.
post, éventuel recours, etc.). Ces coûts de Leur « théorie positive de l’agence »
transaction peuvent dès lors être mis en (désormais TPA) s’interroge sur les effets
regard des coûts d’organisation que génére- du « démembrement5 » des titres de pro-
rait l’alternative hiérarchique, c’est-à-dire le priété sur lequel repose toute relation qui
recours à la contrainte pour coordonner les dure, donc toute délégation de responsabili-
échanges moyennant plutôt un dédommage- tés – y compris dans le cadre d’un échange
ment fixé a priori (le salaire). Se pose alors marchand. Ainsi, par exemple, dans une
mécaniquement la question des frontières entreprise cotée, un investisseur peut se
pertinentes de toute organisation : internali- rendre détenteur d’un titre de propriété (une
ser ou externaliser c’est se demander s’il est « action »). Comme tout titre de propriété,
préférable d’utiliser le marché (mécanisme celui-ci confère à son détenteur le droit de
spontané de prix) ou la hiérarchie (l’auto- tirer profit de son apport à un projet risqué
rité) pour coordonner l’échange ? (le frutcus que représentent les dividendes).
Une question limpide résume les termes du De même, le titre attribue le droit d’encais-
problème : faire soi-même (au sein d’une ser la plus-value en cas de cession avec
organisation) ou faire-faire (marché) ? C’est bénéfice de son titre de propriété à un autre
en fournissant ainsi les paramètres du cal- investisseur (abusus). En revanche, l’inves-
cul que la théorie des coûts de transactions tisseur n’exerce pas le pouvoir de manage-
développée, après R.H. Coase, par ment, donc le droit d’usus attaché à son titre
O.E. Williamson a eu un impact considé- de propriété. Tel est typiquement le cas dans
rable sur les pratiques. Nouvelles technolo- la firme « managériale » cotée au sein de
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4. Internet étant un vecteur extraordinaire de réduction des coûts de transaction, bien sûr ex ante mais aussi ex post.
5. P. Joffre et B. de Montmorillon (2001) sont les premiers à avoir formulé cette distinction essentielle entre théo-
ries des coûts de transaction et de l’agence. Pour eux, et comme nous le reprenons ici, la première est une théorie
des coûts associés au transfert des droits de propriété tandis que la seconde est une théorie des coûts liés au démem-
brement desdits droits.
Entre finance et stratégie 101
formations à son profit par rapport à son Les trois catégories de coûts d’agence qua-
« mandant ». Il peut dès lors être tenté par lifient donc le « gaspillage » généré par
des comportements « opportunistes » (dans cette forme dégradée de relation qu’est la
le cas d’un dirigeant vis-à-vis des action- relation d’agence contractuelle. Dégradée,
naires : détourner une partie de la rente issue par rapport à un monde économique idéal
du projet productif, s’enraciner pour rendre qui fonctionnerait sur la base du seul méca-
son éviction difficile, etc.). Prévenir cet nisme de prix. Les coûts d’agence, ce sont
opportunisme potentiel induit des « coûts donc les coûts de toute relation qui dure. Ce
d’agence » : dépenses de surveillance et qui crée le problème, ce qui le génère, c’est
d’incitations, supportées par le « princi- l’asymétrie d’informations entre les cocon-
pal » ; coûts d’obligation, supportés par tractants et le soupçon d’opportunisme
l’agent pour « rassurer » le principal quant conséquent, entre le principal et l’agent.
au fait qu’il respecte bien les termes du C’est ce qui justifie la mise en place d’un
« contrat » ; perte résiduelle, qui qualifie ce système généralisé de garanties et d’assu-
que chacune des parties aurait gagné à ne rances. Ces concepts et principes, poussés à
pas contracter de relation mandant - manda- l’extrême, ont permis d’envisager la formu-
taire. En somme, et ce sera le cas dans tous lation d’une théorie générale synthétique
les travaux inscrits dans la lignée de la théo- des organisations que les spécialistes conti-
rie positive de l’agence, le démembrement nuent pourtant plus que jamais de considé-
des titres de propriété peut potentiellement rer impossible (Rojot, 2003).
permettre l’expression de tous les vices. Un
droit de propriété démembré suppose donc 2. Vers une théorie de l’architecture
de s’interroger sur l’articulation des respon- organisationnelle totale :
sabilités et des intérêts, entre l’investisseur et le management comme science
le dirigeant comme, toutes choses égales par de l’allocation et de la coordination
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rendre propriétaire d’une ressource. Par droits décisionnels liés à l’utilisation des
ailleurs, une fois la ressource acquise, ses actifs et ressources à l’intérieur de l’organi-
décisions en qualité de « propriétaire » seront sation de telle sorte que ceux-ci soient
logiquement gouvernées par le souci de ne « colocalisés » avec les connaissances spé-
pas dégrader son propre patrimoine et donc cifiques. La seconde de ces dimensions pro-
d’utiliser sa propre connaissance au mieux… cède de la conception d’un système de
de ses propres intérêts. En raison du double contrôle susceptible de recréer artificielle-
dédommagement qu’opère l’échange mar- ment les conditions d’incitation et de garan-
chand, la « colocalisation » entre droits déci- tie que réalise spontanément un marché.
sionnels et connaissances spécifiques est Ceci concerne, d’une part, le système
donc, sur un marché, spontanée et source d’évaluation et de mesure de la perfor-
d’efficience. À défaut, il n’y aurait pas d’ac- mance ; d’autre part, le système d’incitation
cord sur des prix, donc pas d’échange. spécifiant la relation entre la mesure de la
À l’inverse, dans une organisation, cette performance et ses conséquences en termes
« colocalisation » entre droits décisionnels de sanctions et de récompenses6.
et connaissances spécifiques n’est pas spon- C’est peu dire que l’analyse de Jensen et
tanée. Les droits décisionnels liés à l’utili- Meckling est puissante. Les organisations et
sation des actifs et des ressources ne s’ac- les marchés apparaissent ainsi largement
compagnant pas de leur aliénabilité (droit substituables en tant que mécanismes de
de s’approprier le produit issu de leur utili- coordination des transactions. On en déduit
sation), il n’existe plus de systèmes auto- cependant que si une forme est spontané-
matiques de mesure de la performance et ment efficiente (le marché), l’autre com-
d’incitation conduisant les agents à utiliser porte toujours un risque d’inefficience lié à
leurs droits décisionnels dans l’intérêt de l’imperfection de la conscience humaine.
l’organisation. C’est donc aux dirigeants Sans cesse, l’efficience de la coopération
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6. Cette conception, proprement artificielle, de la relation entre incitation et connaissance spécifique au sein d’une
organisation explique que les salaires des « traders », par exemple, puissent être très largement supérieurs à ceux
des dirigeants de banque. À cette aune, on comprend aussi les débats sans fin, notamment depuis le milieu des
années 1990, sur les « stock-options », sur les « primes » et autres « bonus »… À nouveau, l’été 2009 en aura fourni
un symptôme avec l’« affaire » des provisions pour les bonus chez BNP Paribas.
7. Selon R.N. Anthony, l’un de ses pères fondateurs, le contrôle de gestion est ainsi le « processus par lequel les
managers s’assurent que les ressources sont utilisées de manière efficace et économe dans l’accomplissement des
objectifs de l’organisation » (nous soulignons). Pour une discussion stimulante de l’état de l’art en contrôle de ges-
tion, on pourra se reporter à l’introduction de H. Bouquin (2005) dans l’ouvrage qu’il a dirigé, consacré aux grands
auteurs du corpus.
Entre finance et stratégie 103
tifs, budgets associés, reporting… tout peut sentes sur le marché du contrôle d’entre-
être interprété avec les concepts de la théo- prise ; d’autre part, avec les fonds d’inves-
rie positive de l’agence et la TAO. Sans par- tissement ou les fonds de pension. Le point
ler des prix de cession internes, lesquels clé de toute stratégie « corporate » concerne
présentent l’immense avantage de réintro- dès lors la légitimité de cette direction
duire le mécanisme de prix dans une orga- générale à se substituer aux marchés finan-
nisation d’où il était censé avoir disparu. La ciers pour allouer les ressources entre les
manière dont ces théories « contractuelles » domaines d’activités. Les auteurs recensent
ont permis de repenser la question de ce en conséquence quatre rôles pour la direc-
que doivent être les rôles et missions d’une tion générale par lesquels celle-ci peut
direction générale d’entreprise fournit, créer, ou détruire, de la valeur dans le cadre
parmi d’autres, un exemple saisissant de de ses relations avec les domaines et unités
leur portée. et qui font apparaître différents paradoxes.
8. On se permet ici de reprendre et d’approfondir certains passages développés dans notre contribution à l’ouvrage
dirigé par H. Bouquin (2005) consacrée aux travaux de M. Goold et A. Campbell.
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9. Le podcast où S. Jobs, CEO d’Apple, présente pour la première fois l’iPhone est consultable à l’adresse
http://www.apple.com/quicktime/qtv/mwsf07/
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Bien au-delà de cette anecdote symptoma- mise sous tension que doit être recherché le
tique, Martinet (1997) a formulé les trois principe de l’action dans l’incertitude (4).
formes possibles de situations probléma-
tiques rencontrées à l’occasion d’une acti- 1. Le calcul et le Strategic Problem
vité de diagnostic. Chaque situation mobi- Solving de la compétitivité
lise une logique privilégiée d’exercice de la Le Strategic Problem Solving (SPS) carac-
rationalité ; et ce n’est que lorsqu’elles sont térise une situation qui appelle la résolu-
considérées dans leur ensemble qu’elles tion d’un problème quasi donné, facile à
dessinent les voies et moyens d’un affronte- énoncer, dont les scénarios de réponses
ment raisonnable avec l’incertitude straté- possibles sont aisés à envisager. Tel est
gique (figure 1). Cet affrontement est mar- typiquement le cas lorsqu’un concurrent
qué au coin d’une triple quête 1) de décide une baisse de prix. Ou, pour filer
compétitivité, 2) de légitimité et 3) d’inno- une métaphore médicale, lorsque des bou-
vativité. Chacune de ces quêtes comportant tons chez un enfant annoncent assez claire-
des dérives intrinsèques, c’est dans leur ment une varicelle.
Ce SPS s’accorde avec bonheur de la ratio- bien trop limitée en situation de diagnostic
nalité calculatoire chère aux tenants de l’ef- ex-ante.
ficience des marchés. Ce type de situation
caractérise en effet des moments où la 2. La rivalité mimétique et le Strategic
norme véhiculée par le « marché » est claire, Problem Finding de la légitimité
où les dynamiques de transfert de droits de La situation de Strategic Problem Finding
propriété, et de captations de marges en (SPF) est caractéristique de situations où
conséquence, sont bien stabilisées. Les des symptômes sont identifiés qui sont (ou
benchmarks sont calculables et précieux. peuvent être) annonciateurs de problèmes
Les risques sont globalement probabili- autres. Tel est typiquement le cas lorsque
sables et leurs conséquences peuvent être l’on constate un tassement du chiffre d’af-
anticipées. En ce sens, les « forces » de Por- faires sur une ligne de produits. Ou, pour
ter constituent un formidable outil d’analyse continuer de prendre une métaphore médi-
des pratiques de captation par les acteurs des cale, lorsqu’une fièvre persiste sans que
marges, d’affrontement pour le gain de titres l’on sache aisément pourquoi.
de propriété… pour peu qu’on en ait réelle- L’activité de diagnostic consiste à interpré-
ment intégré la logique (quelles relations de ter, à se risquer à porter un jugement sur la
pouvoirs concrètes dans l’industrie ? quelles nature du problème et à envisager des
menaces potentielles ?) comme les limites moyens de le traiter. Le recours au mimé-
pour les services ou l’immatériel. De même, tisme constitue ici un puissant moyen pour
une « matrice » telle « BCG 1 » constitue un l’acteur stratégique de considérer les diffi-
puissant outil à l’appui de l’exercice de la cultés de même ordre éventuellement ren-
rationalité calculatoire en condensant le pro- contrées par d’autres, actuellement ou par
blème des forces/faiblesses d’une entreprise le passé. Les formules chères aux tenants de
à la seule courbe d’expérience (part de mar- la rationalité mimétique sont dans ce cas
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industrie. Le constat de réussites ou de dif- sion mimétique ne finit pas par produire
ficultés peut ainsi conduire à vouloir imiter exactement ce que la théorie ne croit que
(ou non) certaines pratiques qui ont fait leur décrire10. En d’autres termes, on a peut-être
preuve. C’est ainsi que pourra être envisa- tort de penser que les phénomènes mimé-
gée, par exemple, une tentative de passage tiques ne sont pas aujourd’hui intégrés dans
d’un groupe stratégique à un autre pour évi- les calculs. A. Orléan (2009) décrit ainsi
ter une « lutte à mort » sur les prix ou la combien le marché de l’immobilier améri-
pertinence de vouloir impulser la création cain – mais aussi anglais, espagnol et, dans
d’un nouveau groupe stratégique. une moindre mesure, français – a reproduit
Plus généralement, le principe de rationa- la logique des marchés financiers : le rai-
lité mimétique selon lequel il existe des sonnement sur l’espérance d’abusus, de
règles et des procédures de résolution de gain au moment de la cession du titre de
l’incertitude quant aux comportements des propriété. Toute espérance accrue condui-
autres acteurs est particulièrement éclairant sant alors à une demande accrue et donc à
et utile en situation de Strategic Problem des valeurs de marché des actifs accrues.
Finding. P.-Y. Gomez (1996) considère que Une telle logique ne s’impose cependant
les conventions constituent des écrans pas aux acteurs, ils composent avec elle, ils
informationnels qui informent les individus s’en jouent, quitte à ce que ce soit au détri-
quant au comportement normal à adopter, ment de quelques règles élémentaires
l’entreprise peut être considérée comme d’éthique, comme ce fut le cas vis-à-vis des
une « convention d’effort » et le marché désormais célèbres foyers insolvables amé-
comme une « convention de qualifica- ricains, aujourd’hui (dé)saisis.
tion ». Dans les deux cas, elles proposent Ceci démontre la nécessité de basculer dans
un ensemble de règles qui offrent un cadre un autre type de situation dont le seul prin-
au calcul individuel. Un tel cadre est sus- cipe de rivalité mimétique ne peut rendre
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10. Comme l’a bien dit C. Argyris, dans les affaires humaines, toute théorie positive devient normative…
Entre finance et stratégie 109
cale, la décision de déclencher un IRM pour Il s’agit alors d’imaginer des nouveaux
commencer à comprendre ce qui se passe… modes de réponse, lorsque les pratiques
Le « jeu » n’est ici pas « donné », il est très anciennes sont disqualifiées, éventuelle-
clairement à construire. Il s’agit de rendre la ment par la mise en place d’alliances, donc
situation « saisissable cognitivement, viable en se solidarisant de droits de propriété
écologiquement, traitable politiquement » d’autres pour créer des articulations créa-
pour reprendre directement la terminologie tives. Ce type de situation ne peut se satis-
de Martinet (1997). La série Dr House a faire des seules rationalités calculatoires et
peut-être connu le succès que l’on sait parce mimétiques. L’enjeu est ici l’invention du
qu’elle se caractérise, à chaque épisode, par lendemain, la conception de ce qui n’existe
un exercice d’Issue Enacting fondé sur une pas encore. L’objectif est la prise de déci-
logique de diagnostic « différentiel » où les sion et l’action en situation d’incertitude
initiés auront reconnu la rationalité procédu- radicale. Cela appelle des procédures et
rale, par opposition à la rationalité substan- outils qui stimulent la créativité et assurent
tive, chère au prix Nobel H. Simon. Ces autant que possible la réflexion.
situations de SIE appellent singulièrement Le corpus stratégique regorge de manière
une forme différente de raison, fondée pour très instructive de telles boîtes à outils
nous sur l’exemplarité. d’aide au raisonnement fondées sur l’exem-
Tel est typiquement le cas lorsque l’incerti- plarité en situation d’issue enacting. Ainsi,
tude se généralise sur les droits de pro- les quatre « vecteurs de croissance » d’An-
priété, comme c’est le cas suite à des rup- soff aident ainsi à « énacter » l’espace des
tures technologiques d’importance. Les choix possibles à l’aune desquels opportuni-
majors de l’industrie musicale en ont subi tés et menaces, forces et faiblesses prennent
les conséquences et connu les difficultés du relief (Denis et Tannery, 2008). Mais
que l’on sait dont elles ne sont toujours pas c’est aussi à l’aune de la rationalité exem-
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11. Mais aussi Enron à la fin des années 1990, comme cela n’a pas manqué de lui être reproché.
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12. Sur cette même question, on consultera avec plaisir l’ouvrage de P.L. Bernstein (1995) dont un passage, savou-
reux avec le recul, précise : « Chaque fois qu’une institution utilise des options, qu’une entreprise en émet, ou qu’un
ménage demande un crédit hypothécaire, ils rendent hommage non seulement à Black, Scholes et Merton, mais éga-
lement à Bachelier, Samuelson, Fama, Markowitz, Tobin, Treynor et Sharpe. » (p. 346).
Entre finance et stratégie 111
La grande faiblesse du calcul est d’être une d’invincibilité, lesquels expliquent ensuite
opération mentale qui, à l’extrême, peut se la « dépression » ressentie au moment de la
passer du réel et nourrir de pures spécula- « descente ». Sans cesse, l’envie revient
tions. Or, s’il veut être raisonnable, le calcul alors de remettre « la main dans le pot de
ne peut se passer de raisonnements contex- confiture ». Parfois jusqu’à l’indigestion
tuels pour la simple raison qu’il a besoin dont on savait, au fond, qu’elle arriverait
d’avoir, en situation réelle et concrète, du fatalement tout comme l’overdose. Car si le
« grain à moudre ». Ainsi, le calcul de la paradigme contractuel, donc de la rationa-
VAN ne pose-t-il pas réellement de pro- lité calculatoire, perdure malgré les cri-
blèmes : c’est le risque d’inanité des antici- tiques incessantes, c’est parce que le mar-
pations de cash-flows futurs qui constitue le ché reste bien, à long terme, efficient. Il
réel problème (Martinet, 2002). La rationa- finit toujours par donner la vérité des prix.
lité calculatoire doit donc être sans relâche Et il est sans pitié. On peut même se
contrebalancée par l’intégration de la dérai- demander si ce n’est pas cette absence de
son mimétique, à la hausse ou à la baisse, pitié qui en fait, pour certains, le caractère
dont font si régulièrement preuve les « mar- excitant. À vaincre sans péril…
chés ». Car sans intégration de préoccupa- C’est précisément pourquoi la raison exem-
tions mimétiques, calculer n’a bien souvent plaire permet de sortir de l’ornière dans
aucun sens puisque tout calcul ne fait sens laquelle enferment les rationalités calcula-
que par rapport aux calculs des autres. Les toire comme mimétique au regard de la
échecs relatifs des travaux sur la rationalité mise en mouvement originel des phéno-
mimétique à fonder de réelles prescriptions mènes mimétiques comme d’apparition de
opératoires et à inspirer les pratiques de la nouveauté. Car ceci procède, pour nous,
régulation doivent cependant interroger. de l’exemplarité. L’exemple ne vaut réelle-
Tout le monde partage au fond les avis et ment que lorsqu’il est suivi, faute de quoi il
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lat d’activation d’une raison exemplaire sable pour tenir l’exemple à distance, pour
face à l’incertitude qui permet aussi d’ex- ne le prendre que pour ce qu’il est : une
pliquer la nature consubstantiellement référence qui peut toujours s’être brutale-
paradoxale de l’action humaine. D’un côté, ment « bio-dégradée ». En ce domaine, il y
la propension à répéter sans cesse les a à espérer de la propension toujours latente
mêmes erreurs, par la reproduction – au mimétisme : celle-ci incite à considérer
consciente ou non – des mêmes exemples et les cas où l’exemple est pris, à tort, pour
le recours aux mêmes références passées. « argent comptant ». De même, pour
D’un autre côté, la capacité des individus et contrebalancer les dérives exemplaires, la
des collectifs à se sortir des pires ornières rationalité calculatoire retrouve un intérêt
par assemblage d’exemples passés, dans trop souvent occulté : le calcul n’a point
des situations diverses, pour inventer une d’état d’âme, il est disposé à brûler des
nouvelle réponse cohérente laquelle, dans exemples jusqu’alors adorés. Nul besoin
le cas d’entreprises, pourra devenir un nou- ici, comme on le lit parfois, de recourir au
vel exemple étudié parfois pendant des concept girardien de victime expiatoire :
générations. l’échange marchand, parce qu’il met en
Il serait cependant hasardeux de s’en cause le propriétaire dans ce qu’il a de plus
remettre mécaniquement à la seule force de cher au sens propre, à savoir sa possession,
l’exemple : la raison exemplaire comporte conduit finalement ce dernier à envisager
elle aussi des dérives intrinsèques propres. favorablement la dépossession dès lors que
Assurément, les sollicitations de la le dédommagement anticipé permet, au
« médiasphère », toujours à l’affût d’une moins, de limiter les dégâts. C’est ainsi que
nouvelle tendance exemplaire qui alimen- s’expliquent les mouvements de panique,
tera le « business », sont sources de frissons comme ceux survenus au moment des pre-
et donc d’accoutumance. La tentation miers doutes sur Enron : dans la volonté de
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le paradigme juridico-financier comme des quoi on les fait servir dans le cadre d’une
incitations dès lors que celles-ci ne portent architecture plus générale qui fait « sys-
pas sur l’échange de choses matérielles. tème ».
Une pluralité de situations se dégage selon
1. Extension et nuance de la théorie que les connaissances de valeur sont déve-
de l’architecture organisationnelle loppées par le siège et/ou par les unités.
J. Ph. Denis et F. Tannery (2007) se sont L’asymétrie de connaissances peut ainsi être
attachés à formuler des idéaux types cohé- largement subie par le niveau central et en
rents, exemplaires, d’exercice du corporate faveur des divisions et/ou unités si ce sont
control. À l’opposé de la conception rete- elles qui concentrent les compétences de
nue et véhiculée par Jensen (2003), il appa- valeur. Elle peut être au profit du niveau
raît vain de critiquer, dans l’absolu, tel ou central lorsque les connaissances et compé-
tel outil, instrument ou dispositif : le tences développées aux autres niveaux sont
contrôle budgétaire, ou la planification stra- considérées comme d’un piètre intérêt pour
tégique par exemple, peuvent être utilisés le développement du groupe. Elle peut
dans des cadres très différenciés. Ce qu’il enfin être à la fois en faveur du niveau cen-
importe dès lors de comprendre, c’est ce à tral pour certains types de compétences et
gagner de les voir s’en aller. En filigrane se tension entre ces deux modèles que doivent
dessinent les traits d’une autre nature de être compris les comportements, décisions
l’homme que celle traditionnellement rete- et actions concrètes des individus.
nue par les chercheurs en finance. Il a ainsi été rarement fait remarquer com-
bien le modèle PAM défendu par Jensen et
2. L’Homo Strategicus : Meckling pourrait être rapproché de la
un REMM gouverné par un PAM conception de J.G. March (1991). Celui-ci
et par un ISM ? s’est attaché à détailler les mécanismes
À l’appui de leur théorie de l’architecture psychologiques, affectifs, économiques et
organisationnelle, Jensen et Meckling politiques qui rendent si difficiles les
(1992, 1994) reprennent les postulats de apprentissages par exploration du nouveau
l’homo-œconomicus qu’ils reformulent plutôt que par exploitation du connu. Mais
sous les termes REMM (Resourceful, Eva- le rapprochement entre les auteurs s’arrête
luative, Maximizing Model). Ils introdui- là : l’intérêt de la modélisation de March
sent cependant un postulat nouveau, censé est précisément de montrer que le PAM
mieux rendre compte des comportements n’est pas l’exception, il est la règle qui
réels : le PAM (Pain Avoidance Model). encadre toujours les paramètres du calcul.
Par ce PAM, l’agent économique apparaît Ceci rejoint alors les travaux qui mettent
susceptible de réaction non rationnelle dès en évidence le rôle de la coordination
lors qu’il est « effrayé » ou incapable d’as- mimétique dans les organisations.
sumer les conséquences d’un échec, ce qui Le mimétisme rationnel entretient en effet,
expliquerait la dynamique d’enfermement pour nous, une relation très étroite avec le
dans laquelle il peut toujours s’enferrer. Le PAM : n’est-ce pas un simple souci d’éviter
PAM permet dès lors de rendre compte, les désagréments qui peuvent provenir du
pour Jensen, de nombre de situations réelles fait d’être hors norme qui conduisent à pra-
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14. P.-Y. Gomez (1996, p. 230) affirme ainsi : « Une forme d’irénisme consiste alors à surestimer l’ordre né de la
violence pour ne pas avoir à considérer celui qui naît de l’accommodement, voire de la lâcheté. La terrible résigna-
tion des masses n’est pas une invention de l’approche conventionnaliste. C’est au contraire un fait qu’elle tente d’ex-
pliquer » (souligné par l’auteur). Le propos, pour le moins franc, traduit bien la dynamique sous-jacente à la raison
mimétique.
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décisions humaines serait à rechercher. En A. Cotta (1998) soutient ainsi que c’est
d’autres termes, posséder n’est rien, c’est dans la recherche d’ivresse et de plaisir,
avoir au moins autant, et si possible davan- toujours en tension avec la propension à la
tage, que le voisin qui compte. À défaut, paresse, que les comportements humains
s’active irrémédiablement un PAM… On doivent se comprendre. Si le PAM rend
comprend qu’une telle formulation des res- compte sans difficulté des phénomènes de
sorts de la raison mimétique puisse donner paresse, quid de la recherche d’ivresse ? Or,
le sentiment de dépasser les lacunes et cela change tout. Postuler que toutes déci-
dérives intrinsèques de la seule rationalité sions et actions sont également gouvernées
calculatoire où les individus apparaissent par une recherche de plaisir et d’ivresse
largement asociaux. conduit de facto à sortir d’une conception
Si rapprocher les comportements mimé- d’un individu isolé, gouverné par de strictes
tiques du modèle PAM offre une avancée, considérations individuelles comme cela est
ceci n’explique en revanche en rien l’avè- possible avec le REMM et, dans une
nement du nouveau, objet qui constitue moindre mesure, le PAM même dans l’ac-
d’ailleurs un véritable angle-mort, tant du ception mimétique décrite ci-dessus. La
côté des tenants de la rationalité calcula- recherche de plaisir et d’ivresse suppose en
toire que de ceux de la rationalité mimé- effet toujours une relation avec un « agent »
tique. Ainsi, d’un côté, les premiers s’arrê- extérieur. Celui-ci n’est pas source de plai-
tent au simple constat d’une « destruction sir juste parce qu’il possède moins. Si cet
créatrice », chère à J. Schumpeter, qu’opé- agent extérieur peut effectivement être l’ar-
rerait le « marché », mais toujours consta- gent, il est aussi l’autre et même les autres,
tée ex post. D’un autre côté, les tenants de ceux dont dépendent la gloire, la reconnais-
la rivalité mimétique observent des dyna- sance ou encore l’ivresse que peut procurer,
miques de suspicion sur la croyance collec- par exemple, l’exercice du pouvoir. Il est
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14. Par Intoxication-seeking, nous entendons traduire (imparfaitement) cette recherche d’ivresse.
Entre finance et stratégie 117
15. Cf. L’analyse minutieuse et éclairante proposée par B. de Montmorillon (2001) de l’investissement immatériel.
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l’avenir. Faute de réviser notre cadre de pour les pratiques elles-mêmes. Loin de
pensée strictement juridico-économique, pouvoir être traitées de manière découplée,
alors il y a bel et bien matière à de légi- comme le voudrait une conception stricte-
times inquiétudes (Cohen, 2009). Ainsi, il ment analytique et réductionniste que nous
est fondé que les plus virulentes critiques croyons contreproductive, c’est ensemble,
formulées à l’encontre du modèle REMM dans leur globalité et dans leurs interac-
concernent la disparition de tout impératif tions, que les implications pour la
catégorique kantien, de tout surmoi freu- recherche, l’enseignement et la pratique
dien au profit de la seule jouissance « ici et doivent être, pour nous, traitées.
maintenant ». Il est vrai qu’à ne pas évo- En termes de production de connaissances,
quer la rationalité axiologique, Jensen et le chercheur devrait se situer, expliquer
Meckling oublient de préciser qu’il y en a d’où il parle et pour nourrir quel type de rai-
précisément une : l’idéologie de la maximi- sonnement. Puisqu’il serait stupide de pen-
sation de la seule richesse individuelle et ser qu’une forme de connaissance doit
d’une contrainte la plus légère possible sur « primer » exclusivement, les critères de
les choix strictement individuels. Si le mar- robustesse devraient dépendre de la
ché, couplé à la démocratie, constitue un « nature » du problème examiné. On ne
puissant régime politico-économique, traite assurément pas avec les mêmes cri-
reconnaissons cependant qu’il n’est jamais tères une question « paramétrique » et une
qu’une idéologie qui mérite donc d’être demande d’aide au Strategic Issue Enac-
débattu et discuté comme tel (Fitoussi, ting. C’est au chercheur d’expliciter ces
2004 ; Denis, 2008). En particulier, lors- points, et ceux qu’il laisse dans l’ombre. La
qu’il paraît bien impuissant, seul, à régler discussion des « limites » comme des
la question des relations entre les hommes « implications managériales » ne doit donc
et les choses… Or, comment ceci pourrait en aucun cas être ravalée, comme c’est par-
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16. Pour reprendre une proposition formulée par A.-Ch. Martinet lors d’une table ronde du congrès de l’AIMS en
2007 à Montréal.
120 Revue française de gestion – N° 198-199/2009
gique » ou le « Calori et Atamer », la lec- dans la crise, même si, au niveau individuel,
ture et la discussion d’articles pionniers, celles-ci paraissent bien délicates à imputer.
l’étude approfondie de discours de diri- Alors même que la situation de crise
geants podcastés ou encore l’effort de dia- actuelle n’a eu de cesse que de montrer des
gnostic en « cinq slides maximum »17 peu- « contre-exemples », notamment en matière
vent permettre un enseignement plus riche, d’éthique, intégrer la question de l’exem-
plus cultivé et qui prépare mieux les futurs plarité au moment d’une prise de décision
praticiens à l’exercice de leur métier. Métier pourrait s’avérer un excellent… calcul ! Les
qui procède d’un affrontement sans cesse stock-options, par-delà leur intérêt en
renouvelé avec l’incertitude, aux niveaux matière de rationalité calculatoire, présen-
« top » comme « middle » (Martinet, tent assurément le défaut d’être source d’un
Payaud, 2006). Avec l’effort intellectuel, la sentiment d’injustice, intenable si l’on tient
prise de risques et donc l’apprentissage de compte de la fragilité de la coopération
la responsabilité que cela suppose. dans cette forme particulière qu’est l’entre-
Les implications pour la pratique découlent, prise. Comment, en effet, croire au cynisme
par elles-mêmes, de l’ensemble de ces de dirigeants qui, d’un côté, rivalisent
réflexions. Il est étonnant que les meilleurs d’emphases pour vanter « le sens » d’une
commentateurs de la crise actuelle oublient entreprise dont la richesse ne serait que des
un fait essentiel : les financiers, pour les hommes et des femmes qui la constituent ;
meilleurs d’entre eux, passent leur temps à et, d’un autre côté, ne pas être amer quand
jouer, et à se jouer, des trois formes de il est constaté que leur seule obsession
rationalité calculatoire, mimétique et exem- réelle concerne le meilleur moment pour
plaire. Après tout, les dirigeants tant décriés céder ses titres ? En ce domaine, P. Jaffré,
pour leurs bonus, golden parachutes et A. Zacharias et autres N. Forgeard ont fait
stock-options ne sont-ils pas de ces mana- bien plus du mal que J. Kerviel, largement
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17. Par exemple, au regard d’une situation stratégique, s’efforcer de formuler un problème majeur justifié par deux
symptômes et qui légitime deux prescriptions…
18. Que l’on pense au débat en vogue quant au rôle des business schools dans la formation des élites par lesquelles
la crise est arrivée…
Entre finance et stratégie 121
la confiance accordée, qui peut in fine bri- faillites ou légitimer la « relance », reste à
ser toute dynamique et ambition, qu’elles savoir pour combien de temps ceci va rester
soient individuelles ou collectives. On viable ? Les interventions de la Fed, les taux
notera que cela a été la grande victoire de d’intérêt nul, la monumentale dette
Barack Obama que de redonner à croire publique n’annoncent-ils pas des lende-
que l’attente d’un nouvel « exemple » mains qui déchantent ? Tous les feux ne
n’est pas chose vaine. D’où la puissance, sont-ils pas allumés pour que survienne la
bien réelle, du : Yes, we can ! Un slogan, véritable crise – celle de 2011, ou 2013, ou
puisé dans les tréfonds les plus « exem- 2015, qui sait – désormais en germes dans
plaires » des grandes figures de l’Histoire la situation actuelle ?
américaine : Jefferson, Lincoln, Johnson, Il est plus que temps de repenser les voies
Luther King, etc. Assurément, l’exempla- pour manager stratégiquement, enfin, la
rité comme source d’un ciment organisa- rationalité juridico-financière, de penser
tionnel est une piste de recherche promise contre elle, c’est-à-dire en prenant appui sur
à un bel avenir (Melkoninan et al., 2006). elle mais aussi en cherchant à l’arrêter. La
Pour conclure cette réflexion, et alors que le reprise des places financières et, avec elle,
concept même de « marché » est aujour- de la cupidité démontre combien il serait
d’hui au cœur de tous les débats dans son fou, inconscient au sens propre, de s’en
efficience autorégulatrice, notons enfin remettre à la seule « discipline » des mar-
qu’introduire ce concept supplémentaire chés alors même que, par ses actions, le
qu’est l’exemplarité permet de comprendre politique vient de lui retirer son principe
ce qui fait la plus grande force, comme la d’efficacité : la sanction par le dédommage-
plus grande faiblesse, du marché comme ment. Et de ce monde sans dédommage-
forme de coordination des échanges. Plus ment, il y a tout à redouter. Alors, bien sûr,
grande force, car le marché, dans son cela a été le prix à payer pour recréer de la
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