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Expériences
de consommation
et marketing
expérientiel
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A
près la crise paradigmatique des années 1980
devenue un élément-clé de
qui a mené à un éclatement de la discipline du
compréhension du
comportement du
marketing, nombre de marketers ont espéré que
consommateur et le les années 1990 seraient celles du recentrage autour d’un
fondement principal d’une concept novateur et solide, celui de relation. Malheureu-
nouvelle démarche sement dix ans après, l’approche relationnelle a montré
marketing : le marketing ses limites, largement dues au fait que le marketing a
expérientiel. Prenant appui
trop instrumentalisé la relation entre l’entreprise et le
sur l’idée que le
consommateur actuel
consommateur. Le marketing s’est donc cherché un nou-
cherche à vivre des veau salut au travers du concept d’expérience, mais il
immersions dans des aura fallu attendre vingt ans pour que ce concept apparu
expériences extraordinaires dans le champ de la consommation en 1982 avec l’ar-
plutôt qu’à rencontrer de
ticle pionnier de M. B. Holbrook et E. C. Hirschman
simples produits ou
services, le marketing
(1982) soit ainsi proposé comme une piste de refonda-
expérientiel prête le flanc à tion du marketing (Hetzel, 2002). Pour notre part, nous
de sévères critiques avons mis en évidence la dimension collective de l’ex-
pratiques et théoriques qui périence de consommation et ainsi proposé le dévelop-
sont développées dans cet pement d’approches « tribales » du marketing (Badot et
article.
Cova, 1995). Aujourd’hui, l’expérience est considérée
100 Revue française de gestion – N° 162/2006
Arnould et Thompson, 2005). Elle est aussi thétisation1 du quotidien et son corollaire
devenue le fondement principal d’une l’hédonisme infiltrer le champ de la
« économie de l’expérience » (Pine et consommation. Le consommateur est alors
Gilmore, 1999), à la suite de laquelle s’est progressivement perçu comme un être émo-
développé un marketing expérientiel tionnel à la recherche d’expériences sen-
(Schmitt, 1999) qui tend à proposer aux sibles (Maffesoli, 1990) que peut lui procu-
consommateurs des immersions dans des rer l’interaction avec les produits et services
expériences extraordinaires plutôt que des du système de consommation. Il y a ainsi
achats de simples produits ou services. Ce « incorporation » des significations sous la
marketing étant supposé répondre aux forme d’expériences, c’est-à-dire de mises
désirs existentiels du consommateur actuel. en scène de l’individu où l’accent est mis
Au-delà de l’effet de mode toujours pos- sur le sensualisme et l’importance du vécu.
sible, le développement de ce paradigme C’est en ce sens que l’expérience de
pose des problèmes d’ordre pratique et consommation a été théorisée (Holbrook et
théorique que cet article veut soulever. Hirschman, 1982) comme un vécu person-
nel et subjectif, souvent chargé émotionnel-
1. Une perspective expérientielle
lement, du consommateur.
de la consommation
La rupture paradigmatique est importante.
Depuis les années 1960-1970, la consom-
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ce propos : « alors que les philosophes, les dividu. Ce constat a conduit les chercheurs
poètes et les moralistes du passé se deman- en comportement du consommateur
daient si l’on travaille pour vivre ou si l’on (Bourgeon et Filser, 1995) à rééquilibrer
vit pour travailler, le dilemme qui préoc- une vue fonctionnelle et utilitaire de la
cupe nos contemporains se formule le plus consommation par une vue dite expérien-
souvent ainsi : doit-on consommer pour tielle qui fait la part belle aux valeurs
vivre ou vivre pour consommer ? ». hédonistes et à la subjectivité de l’individu
De facto, aujourd’hui, on consomme sur- (voir figure 1).
tout pour exister en construisant son iden-
tité et non seulement pour vivre en répon- 2. Les caractéristiques de l’expérience
dant à des besoins primaires. de consommation
C’est par la consommation, en effet, que L’expérience de la consommation a des
l’on conforte une identité qui est de plus caractéristiques spécifiques qui la distin-
en plus mise à mal par le chômage, le guent clairement comme paradigme alter-
divorce, l’éclatement de la famille, la natif. Nous les résumerons ci-dessous au
mobilité… Il ne s’agit donc plus simple- travers de cinq dimensions qui sont : les
ment de « faire ses courses » mais de spécificités de l’acteur, le processus de
« vivre des expériences » et le plus sou- génération de l’expérience, son champ
vent des expériences dites « incorporées » d’application principal, l’étendue de son
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Figure 1
UNE CONSOMMATION EXPÉRIENTIELLE RÉSULTANT
DE L’EXPLOSION DE SUBJECTIVITÉ
102 Revue française de gestion – N° 162/2006
entreprise ou une marque ne délivre que l’offre de l’entreprise (voir encadré page
des produits et non des services, il lui est suivante) ;
d’ailleurs recommandé de créer ses c) le récit, l’histoire, l’intrigue qui se nouent
propres lieux (théâtres de la consomma- et dont le plus important est de garder des
tion) où le consommateur pourra faire souvenirs, le plus souvent sous la forme de
l’expérience de ses produits sans l’intru- produits dérivés.
sion d’aucune concurrence à l’image des
magasins Nike et autres concept ou flag- 3. La distinction entre « la production
ship stores, mais aussi des restaurants d’expériences » et le « marketing
Lustucru ou des cafés Nespresso. La ges- expérientiel »
tion du design du lieu commercial se doit Une des plus grandes confusions actuelles,
d’être d’une cohérence totale au niveau que ce soit dans le monde managérial
des moindres détails (Pine et Gilmore, comme académique est la confusion entre
1999) pour décliner parfaitement le thème « production d’expériences » et « marke-
de la marque et stimuler les cinq sens de ting expérientiel ». Le marketing expérien-
l’individu mis ainsi en scène (Rieunier, tiel va bien au-delà de la simple production
2002). d’expériences. À la fin de la dernière décen-
Là où les avis diffèrent, c’est sur ce qui peut nie, un courant marketing a repris ces
venir compléter cette mise en scène. B. J. approches naissantes de production d’expé-
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lesquelles on les guide. Les experts pensent pratique l’idée d’hyperréalité développée
que « la valeur économique des offres s’ac- par J. Baudrillard (1992) : l’expérience sera
croît quand on passe des commodités aux extraordinaire grâce aux décors de plus en
transformations » (Arnould et al., 2002, plus spectaculaires et surprenants et à l’ac-
p. 423). Ce faisant, le marketing expérien- croissement incessant de la taille des extra-
tiel reprend à son compte les travaux du vagances et des simulations dans lesquelles
fameux psychologue M. Csikszentmihalyi le consommateur sera immergé (Hetzel,
(1997) sur l’expérience : la meilleure expé- 2002).
rience est l’expérience dite de flux (flow), Aujourd’hui nous constatons que la dis-
c’est-à-dire un moment exceptionnel pen- tinction entre « la production d’expé-
dant lequel « ce que nous sentons, ce que riences » et le « marketing expérientiel » est
nous souhaitons et ce que nous pensons mal établie par les marketers. Alors que la
sont en totale harmonie » (Csikszentmiha- recherche en comportement du consomma-
lyi, 1997, p. 29). Selon Arnould et al., teur (Arnould et Thompson, 2005) a plutôt
(2002) tout n’est pas « flux » dans nos expé- adopté une conceptualisation de l’expé-
riences de consommateurs, mais l’expé- rience comme épisode subjectif dans la
rience de moments inoubliables est essen- construction/transformation de l’individu,
tielle, car extrême. avec une emphase sur la dimension émo-
C’est donc bien cette vision spécifique de tionnelle et sensible au détriment de la
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Tableau 1
LES CONDITIONS DE L’EXPÉRIENCE DE CONSOMMATION
Conditions
Type d’expérience Mode Manière Contexte
d’accès/Relations
de consommation d’approvisionnement de fournir social
sociales
Expérience Consommateur
de consommateur Marché Prix/Échange Managériale avec d’autres
consommateurs
Expérience Citoyen/usager
de citoyen État Besoin/Droit Bureaucratique avec d’autres
citoyens
Expérience Membre de la
de famille Foyer Parenté/Obligation Familiale famille avec
d’autres membres
différents. En une poignée d’années, le n’a pas été bâti – un parc à thème bien
marketing dit expérientiel a ainsi fait pas- réglementé, la rue où ils jouaient au ballon
ser le statut de l’expérience de consomma- avec leurs copains est aujourd’hui totale-
tion du vécu personnel du consommateur à ment dédiée à l’organisation de la circula-
la participation à la grande fête de la tion automobile… Un certain sentiment de
consommation où la démesure, l’extrava- spoliation se développe puisque les grands
gance, le magique, le spectaculaire et la systèmes et autres « world companies » les
simulation règnent en maîtres. C’est à la dépossèdent de leur vie pour organiser
fois un changement de champ (de la vie quelque chose d’abstrait qui les dépasse :
sociale dans son ensemble au seul marché), « on te vend ta vie ! C’est toi, mais tout
un changement de perspective (de la pro- digéré. Ils ont pensé à tout : les bouquins,
duction d’expériences sensibles par l’indi- les gadgets, les cartes postales. Le pire,
vidu à l’organisation d’offres d’expé- c’est qu’il y a de bons trucs. Mais, ils te res-
riences par l’entreprise) et un changement servent tout ça réchauffé, calculé alors que
d’échelle (de l’intime et du subjectif au c’était drôle quand c’était spontané, quand
grandiose et au spectaculaire). Cela n’est ça venait de toi » (entretien avec un
pas sans risque pour le développement de consommateur à la sortie d’un concept
la pratique marketing et pour l’éthique store parisien).
même du marketing. Pour éviter ce sentiment de rejet du marke-
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Figure 2
L’EFFET REBOND DU MARKETING EXPÉRIENTIEL
Disparition du temps
MARKETING contemplatif DÉGRADATION DU
EXPÉRIENTIEL • Accélération CONTEXTE VITAL
• Saturation
BESOIN DE
BIENS DE COMPENSATION
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