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RENDRE POSSIBLE L’IMPOSSIBLE : LA COMPTABILISATION DES

RISQUES EXTRÊMES

Olivier Vidal

Association Francophone de Comptabilité | « ACCRA »

2018/2 N° 2 | pages 5 à 23
ISSN En cours
DOI 10.3917/accra.002.0005
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DOI : 10.3917/accra.002.0005

Rendre possible l’impossible :


la comptabilisation des risques
extrêmes
Make the impossible possible :
the accounting for extreme risks
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Olivier Vidal
Cnam Intec Paris
olivier.vidal@cnam.fr

RÉSUMÉ – Le risque d’accident nucléaire est un risque extrême dont la probabilité


de survenance est très faible, mais dont les conséquences (si l’événement survient) sont
très importantes. La comptabilité semble incapable de remplir sa mission d’information
sur le risque nucléaire, malgré l’existence de trois modes de traitement du risque (pro-
vision, passif éventuel, assurance).
Cette lacune comptable n’est pas sans conséquence. En ne reflétant pas ce risque, la
mesure de la performance sous-estime une partie des coûts indirects générés par ces
industries et peut influencer les acteurs économiques en faveur de solutions économi-
quement, socialement et écologiquement non optimales.
Une voie de sortie de cette impasse réside dans la réglementation prudentielle. Imposer
des ratios prudentiels sur le modèle du secteur bancaire aux entreprises ayant des
activités dans le nucléaire permettrait de tenir compte indirectement des coûts générés
par les décisions favorisant cette énergie, tout en garantissant le dédommagement des
victimes en cas d’accident.
MOTS CLÉS – provision, passif éventuel, risque extrême, gestion prudentielle,
comptabilité environnementale

ABSTRACT – The risk of a nuclear accident is an extreme risk whose probabil-


ity of occurrence is very low, but whose consequences (if the event occurs) are very
important. Accounting seems unable to fulfill its mission of information on nuclear
risk, despite the existence of three modes of treatment of risk (provision, contingent

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Rendre possible l’impossible : la comptabilisation des risques extrêmes

liabilities, insurance). This accounting gap is not without consequence. By not reflecting
this risk, the performance measure underestimates some of the indirect costs generated
by these industries and can influence economic actors in favor of economically, socially
and ecologically non-optimal solutions. One way out of this impasse lies in prudential
regulation. Imposing prudential ratios based on the banking sector model for com-
panies operating in the nuclear sector would make it possible indirectly to take into
account the costs generated by the decisions favoring this energy, while guaranteeing
the compensation of the victims in the event of an accident.
KEYWORDS – provision, contingent liabilities, extreme risks, prudential manage-
ment, environmental accounting
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Introduction

La comptabilité est généralement perçue comme un instrument,


sinon unique, tout du moins essentiel du processus de communication
externe des entreprises. Pourtant, la comptabilité semble bien en peine
de remplir sa mission d’information (sa mission de « rendre compte »)
dans de multiples domaines et notamment dans la prise en compte des
risques qui pèsent sur l’exploitation.
En effet, la traduction du risque dans les états financiers se caracté-
rise par une analyse séquentielle de la probabilité d’occurrence et de la
capacité à en estimer les conséquences. Ce mode d’analyse interdit de
rendre compte des risques extrêmes, dont la probabilité de survenance
est trop incertaine, et ce, indépendamment des montants en jeu.
Pourtant, plusieurs catastrophes récentes, dont l’accident de
Fukushima en 2011 et ses conséquences pour les investisseurs de l’en-
treprise Tepco exploitante du site, rappellent qu’une information finan-
cière sur les risques extrêmes serait souhaitable. Mais pour cela, il faut
faire preuve d’imagination et inventer de nouveaux outils comptables.
L’article propose une piste de réflexion pour répondre à cette ques-
tion : comment traduire les risques extrêmes dans les états financiers,
et quelles conséquences cela peut-il avoir sur le coût du kilowatt-heure
d’origine nucléaire ?
La première partie de l’article rappelle la définition de la notion de
risque, précise les caractéristiques du risque extrême et présente les
mécanismes comptables de traduction du risque et plus spécifiquement

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ceux qui s’appliquent au risque nucléaire. L’incapacité de la comptabi-


lité à traduire de manière satisfaisante ce dernier est présentée dans
une deuxième partie. Enfin, une troisième partie explore une voie de
sortie à ce dilemme en prenant modèle sur la réglementation pruden-
tielle qui s’applique aux entreprises du secteur bancaire. La distinction
et la complémentarité entre les ratios prudentiels et les provisions sont
examinées. L’article plaide en faveur du développement d’une régle-
mentation prudentielle pour traduire les risques nucléaires extrêmes
dans la mesure comptable de la performance. Il propose également
de l’étendre à d’autres domaines de la comptabilité environnementale.
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1. Le risque et son traitement comptable
1.1. La notion de risque et le risque nucléaire
Une définition usuelle du risque le décrit comme « l’éventualité d’un
événement ne dépendant pas exclusivement de la volonté des par-
ties et pouvant causer la perte d’un objet ou tout autre dommage »
(Définition du Petit Robert, dictionnaire de la langue française). Cette
définition fait apparaître deux dimensions : (1) l’éventualité de surve-
nance de l’événement et (2) sa conséquence négative, un dommage
qui se traduit, pour le comptable, par un coût.
Un risque extrême est un risque dont l’éventualité (ou probabilité) de
survenance est très faible, mais dont les conséquences sont potentiel-
lement très importantes. Par exemple, le risque d’un accident nucléaire
majeur à l’image de celui de Three Miles Island en 1979, de Tchernobyl
en 1986 ou de Fukushima en 2011 est un risque extrême. Les risques
comme ceux d’une explosion du site AZF en 2001, d’une perte liée aux
investissements d’un courtier de la Société Générale en 2008, ou d’un
accident de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon en 2010 sont
également des risques extrêmes.
La notion de risque nucléaire pose la relation entre l’activité indus-
trielle d’une entreprise et la matière radioactive. Il est ainsi indiqué dans
le rapport de la cour des comptes (2005) que le « risque nucléaire résulte
de tous les dysfonctionnements susceptibles de mettre des matières
radioactives au contact direct ou indirect d’êtres humains ». Il ne faut
donc pas réduire le risque nucléaire à la seule situation d’accident. Le

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Rendre possible l’impossible : la comptabilisation des risques extrêmes

risque extrême de fusion du cœur n’est qu’un risque nucléaire parmi


d’autres. Des risques avec une intensité unitaire moindre et des dom-
mages peu importants peuvent survenir. On parle alors d’incidents.
Ces incidents ne sont pas l’objet du présent article.
Par ailleurs, si les accidents ont des conséquences directes impor-
tantes, ils peuvent également générer de graves conséquences indi-
rectes. Dans son document de référence 2007, EDF fournit des
exemples de conséquences indirectes sur le groupe comme un rejet par
l’opinion publique, un durcissement des conditions d’exploitation des
centrales, voire la fin de l’énergie nucléaire (Plot 2010). De telles consé-
quences indirectes sont possibles même si l’accident n’intervient pas
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dans une centrale dont l’entreprise est l’exploitant. En mars 2011, dans
les quelques jours qui ont suivi l’accident de Fukushima, l’ensemble
du secteur nucléaire mondial (composé de 65 groupes internationaux
dont les entreprises françaises Areva et EDF) a vu sa capitalisation
boursière chuter de près de 100 milliards d’euros. La catastrophe a en
effet entraîné l’arrêt ou le ralentissement de nombreux projets dans le
monde, et le durcissement des législations.
Pour les investisseurs de l’entreprise Tepco, la catastrophe de 2011
se traduit par la constatation de lourdes pertes en 2011 et 2012 (de
l’ordre de 10 milliards d’euros). L’entreprise a renoué avec les béné-
fices en 2013, mais elle fait face à des procès qui portent sur près de
40 milliards d’euros (Mesmer 2014). Dès lors, la question qui se pose
pour les investisseurs est de savoir comment traduire dans les comptes
d’une entreprise les risques extrêmes de type accidents nucléaires,
alors même que ces risques ont peu de chance de survenir et que leurs
conséquences, potentiellement extrêmement importantes, sont diffici-
lement estimables.

1.2. Le traitement comptable des risques extrêmes


D’après Plot et Vidal (2009), les règles comptables prévoient trois
principaux modes de traitement pour traduire un risque : (1) la pro-
vision, (2) l’information en annexe (passif éventuel) et (3) l’assurance.

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1) La provision
L’enregistrement en comptabilité d’une provision nécessite la réu-
nion de trois conditions (norme IAS 37) : (a) il existe une obligation
actuelle à l’égard d’un tiers et résultant d’un événement passé (b) qui
provoquera de manière certaine ou probable une sortie de ressource
(« plus probable qu’improbable ») (c) mais dont le montant n’est pas
fixé de manière fiable.
Dans le cas des risques nucléaires, deux situations répondent à cette
exigence : le démantèlement des installations nucléaires et la gestion
des déchets radioactifs. Ces deux opérations provoquent un risque
nucléaire car la matière radioactive est au contact des individus et de
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l’environnement et les trois conditions sont réunies. L’obligation est
actuelle car l’obligation de démanteler les sites nucléaires et de gérer
les déchets existe dès le commencement de l’exploitation du site. Une
sortie de ressource sera indispensable, à terme, pour faire face à ces
opérations. Enfin, les montants sont estimables même si une grande
confusion règne sur cette estimation. L’incertitude sur le montant à
provisionner est d’autant plus grande que la durée du démantèlement
elle-même est incertaine et peut être une phase de vie plus longue que
la durée d’exploitation du site.
Ainsi, le coût du démantèlement estimé par les industriels varie du
simple au double selon les pays. Les énergéticiens allemands et italiens
provisionnent des montants proches du milliard d’euros par réacteur
alors qu’en France, EDF provisionne moins de 500 millions d’euros (Le
Hir 2017). Par ailleurs, dans l’avis du comité d’urgence du CNC (2005)
relatif à la comptabilisation des coûts de démantèlement, il est précisé
que la provision doit être constatée en totalité dès la réalisation de
l’installation. Mais elle fait l’objet d’une actualisation qui conduit à aug-
menter le montant de la provision au fur et à mesure que l’échéance
se rapproche. Or un arrêté publié au Journal officiel (2017) a modifié le
calcul du taux d’actualisation utilisé par EDF car le taux utilisé jusqu’en
2016 a été jugé trop élevé. La nouvelle formule oblige EDF à augmen-
ter (à terme) de plusieurs milliards d’euros ses provisions. Cette mesure
faisait suite aux conclusions d’un rapport parlementaire (Assemblée
nationale 2017) dans lequel les comptes d’EDF étaient jugés peu sin-
cères. Les coûts de démantèlement estimés par les parlementaires à

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Rendre possible l’impossible : la comptabilisation des risques extrêmes

75 milliards d’euros n’étaient provisionnés qu’à hauteur de 36 milliards


d’euros, dont seuls 23 milliards étaient couverts par des actifs dédiés.
Mais si le démantèlement ou la gestion des déchets répondent aux
conditions pour constituer une provision, ce n’est pas le cas des acci-
dents puisque l’obligation n’existera que si un accident survient, que
cette probabilité de survenance est très faible, et que les montants sont
inestimables. Les entreprises comme EDF ne provisionnent donc pas les
risques d’accident nucléaire.

2) L’information
D’après la norme IAS 37, les passifs éventuels ne donnent pas lieu à
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comptabilisation au bilan ou au compte de résultat, mais à une infor-
mation en annexe dans la mesure où leur importance est significative.
Mais il est possible de s’interroger sur la véritable nature d’un tel traite-
ment comptable. L’enregistrement d’un passif éventuel est-il véritable-
ment une « traduction comptable d’un risque » ?
Inscrire une information chiffrée dans les états financiers signifie
que la performance de l’entité sera modifiée, soit directement par une
inscription au compte de résultat comme c’est le cas d’une provision,
soit indirectement par une modification de la structure financière du
bilan qui, modifiant les ratios de rentabilité, modifie les exigences des
investisseurs, leur appréciation des choix d’investissement et in fine, le
coût du financement de l’entreprise. Fournir une information dans les
annexes (ou dans les rapports de gestion) n’a aucun effet sur la perfor-
mance de l’entreprise. Les passifs éventuels peuvent donc être considé-
rés comme des informations financières par destination (qui informent
les investisseurs) mais doivent être distingués des informations finan-
cières par nature (qui exigent une traduction dans les états financiers).
On s’attendrait néanmoins à trouver, dans les annexes des états
financiers, un certain nombre d’informations concernant les risques
nucléaires. Une étude menée sur les états financiers du groupe EDF
(Plot 2010) montre qu’aucune information n’y figure. Les incidents ou
accidents ont une probabilité de survenance jugée trop incertaine pour
justifier l’existence de passifs éventuels. Il en découle que la notion
de passif éventuel, telle qu’elle est appliquée par les entreprises, ne
permet pas la prise en compte du risque nucléaire. Pourtant, cela ne

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Olivier Vidal

signifie pas qu’il n’y a pas de risque. Chaque année, des incidents
nucléaires surviennent : 168 incidents sont survenus dans le Groupe
EDF entre 1988 et 2008. Le risque n’est donc pas nul, mais la compta-
bilité n’est pas à même d’en rendre compte.

3) L’assurance
Enfin, les états financiers sont affectés par l’enregistrement en
charges des primes d’assurance à condition que le risque nucléaire
soit couvert par une assurance, ce qui varie selon le type d’installa-
tion nucléaire et les règles en vigueur dans chaque pays. Cependant, il
apparaît rapidement qu’un accident nucléaire peut avoir des incidences
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allant bien au-delà de celles couvertes par le régime de la responsabilité
civile de l’exploitant et par les conventions internationales signées par
les états, notamment du fait des conséquences indirectes de l’accident
(Bertel et Naudet 2004).
En définitive, les risques nucléaires couvrent des situations de risque
diverses, mais seuls les risques dont la survenance est quasi certaine
ou l’échéance connue sont traduits sous forme de provision. Les infor-
mations en annexe sont absentes et ne traduisent pas l’existence de
risques qui ne sont pourtant pas imaginaires et les risques assurés le
sont pour des montants importants mais qui demeurent en deçà du
coût réel d’une catastrophe majeure. La comptabilité ignore donc lar-
gement les risques extrêmes d’accidents nucléaires.

2. La limite du traitement comptable du risque


La définition du risque a mis en évidence deux dimensions : sa sur-
venance (probabilité) et ses conséquences (montant du dommage). Une
estimation mathématique du risque invite à multiplier les deux termes
selon une équation du type : E(R) = P × M ; avec E(R) = Espérance du
risque (ou coût moyen du dommage encouru) ; P = Probabilité de sur-
venance ; M = Montant estimé du dommage. C’est le raisonnement
tenu par les ingénieurs qui, face à des risques dont les conséquences
peuvent être faramineuses, s’évertuent à diminuer au maximum leur
probabilité de survenance. Ce n’est pas celui tenu par les comptables
qui ignorent les risques extrêmes.

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Rendre possible l’impossible : la comptabilisation des risques extrêmes

La comptabilité, système d’information censé être utile aux investis-


seurs, doit-elle pour autant être soupçonnée d’être un outil de produc-
tion de l’ignorance telle que le définit Proctor ? L’agnotologie (Proctor
2013) est décrite comme la science qui s’intéresse à la production de
l’ignorance, ou plus exactement à l’ignorance produite délibérément,
même si elle est davantage une question épistémologique qu’une dis-
cipline. Son premier terrain d’étude fut les stratégies des cigarettiers à
la fin du vingtième siècle qui, pour s’opposer aux connaissances scien-
tifiques, ne se sont pas contentés de les nier, mais ont produit un dis-
cours scientifique « contraire » afin de se situer sur le terrain même de
la science. Dans le domaine énergétique, les agnotologues s’intéressent
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notamment au procès qui oppose la mairie de New York à la société
Exxon Mobil, suspectée d’avoir maintenu les investisseurs dans l’igno-
rance d’informations connues en interne sur le réchauffement clima-
tique d’origine anthropique. Dans ce contexte, l’information comptable
qui n’informe pas sur les risques extrêmes n’est-elle pas également un
outil véhiculant délibérément de l’ignorance ?

Figure 1 : Le processus d’analyse comptable du risque


(d’après Plot et Vidal 2014)

Si la question mérite d’être posée, il semble que la comptabilité


n’ignore pas les risques extrêmes délibérément. Cette ignorance est
la conséquence involontaire d’un mode de raisonnement séquentiel
appliqué à l’analyse du risque. En effet, l’analyse comptable du risque
s’intéresse d’abord à la probabilité de survenance, et ne s’intéresse aux
conséquences que si et seulement si la probabilité de survenance est
suffisamment élevée et estimable de manière fiable. C’est la raison pour
laquelle la comptabilité est incapable de traduire les risques extrêmes,

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dont fait partie le risque d’accident nucléaire. Car dès lors que le risque
de survenance est extrêmement faible, aucune provision ne sera ins-
crite et ce, quel que soit le montant sur lequel porte le risque.
Par ailleurs, si la comptabilité évite les calculs de probabilités, c’est
aussi pour des raisons techniques. Les modèles mathématiques de
probabilité ont longtemps été bannis des états financiers. S’ils com-
mencent à être envisagés comme dans le cas de la comptabilisation des
stock-options qui depuis 2005 s’appuie sur le modèle mathématique
de Black et Scholes (norme IFRS 2), ils doivent cependant avoir fait leurs
preuves avant d’être reconnus et intégrés dans un système d’informa-
tion qui est fondé sur la prudence et qui cherche à limiter les arbitraires.
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Pour l’ingénieur, l’analyse du risque doit le conduire à mettre en
œuvre une solution pour maintenir ce risque à un niveau acceptable.
Pour le comptable, l’analyse du risque le conduit à déterminer s’il
doit enregistrer ou non l’événement, c’est-à-dire informer les parties
prenantes. Le rôle de l’ingénieur est d’agir sur le risque (rôle actif),
alors que celui du comptable se limite à rendre compte (rôle passif
en apparence). Dès lors, on peut comprendre que l’ingénieur oriente
son analyse sur les conséquences alors que le comptable accorde plus
d’importance à la question de l’échéance. Quand doit-il informer du
risque ? À partir de quand ne peut-il plus l’ignorer ?
L’échéance occupe un rôle clef dans le questionnement et explique
l’importance accordée à la probabilité de survenance au détriment du
coût des conséquences. Les provisions pour engagement de retraite
illustrent ce propos. L’événement, le départ à la retraite d’un salarié,
n’est pas certain, mais l’échéance est connue si le salarié demeure dans
l’entreprise jusqu’au terme de son contrat de travail. Par ailleurs, s’il
n’est jamais certain que le salarié soit encore présent dans l’entreprise
à l’échéance, il est statistiquement possible de calculer une estimation
du nombre de salariés qui prendront leur retraite. Dès lors, il devient
possible de constituer progressivement une provision car même si le
montant provisionné est approximatif, il convergera vers le véritable
coût avec le temps. C’est un raisonnement similaire qui est tenu dans
le cas des provisions pour démantèlement des centrales nucléaires
puisque le montant provisionné est actualisé et augmente avec le
temps. Mais dans le cas des risques d’accident nucléaire, il n’y a pas
d’échéance. Le comptable, même s’il est informé de l’existence d’un

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Rendre possible l’impossible : la comptabilisation des risques extrêmes

risque potentiellement important, ne sait pas quand enregistrer l’in-


formation.
Il est intéressant à ce stade de souligner plusieurs paradoxes dans
la définition des provisions. Celle-ci prévoit que le montant ou la sur-
venance de l’événement est incertain. Autrement dit, le normalisateur
comptable ne distingue pas la traduction d’une incertitude qui pèse
sur la survenance d’un événement de la traduction d’une incertitude
qui pèse sur un montant (voir le Tableau 1). Cette distinction pourrait
éviter certaines confusions et être à l’origine d’un traitement comptable
différencié.
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Tableau 1 : La survenance d’un événement et ses conséquences

Événement futur probable Événement futur certain


Montant certain Provision de type 1 Dette
Montant incertain Provision de type mixte Provision de type 2

Par ailleurs, l’analyse des provisions ne distingue pas l’horizon tem-


porel. Que le futur soit proche ou lointain, il faut que la survenance
de l’événement soit probable pour pouvoir constituer une provision.
Pourtant, un événement peu probable pouvant survenir pendant une
longue période future n’est sans doute pas à analyser de la même
manière qu’un événement, tout aussi peu probable, mais qui ne
concerne qu’un futur proche.
Ces paradoxes soulignent la faiblesse du cadre théorique permet-
tant de distinguer conceptuellement le risque qui doit être couvert en
totalité par une provision immédiate, de celui qui peut être couvert
par une provision progressive, ou encore de celui qui peut faire l’objet
de règles prudentielles telles qu’elles seront décrites dans la troisième
partie de l’article. Le risque extrême n’appartient à aucune catégorie de
risque comptable.
Pourtant, si le risque d’accident nucléaire n’est pas traduit dans
les états financiers des entreprises, cette lacune n’est pas sans consé-
quence. Focaliser l’attention du comptable sur l’échéance et sur le
moment à partir duquel il ne peut plus ignorer une information semble
conforme à son rôle de « rendre compte » de manière neutre et objec-
tive. Mais il est faux de croire que la comptabilité est neutre. Informer,

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Olivier Vidal

c’est agir indirectement sur le risque puisqu’en informant, la compta-


bilité donne la possibilité aux investisseurs (et plus généralement aux
parties prenantes) de modifier leur comportement et donc d’influencer
les décisions des dirigeants. La distinction entre l’analyse « active » du
risque par l’ingénieur, et l’analyse « passive » du comptable n’est pas
une fatalité. Il est le résultat d’un partage des rôles accepté par les dif-
férents acteurs économiques qui peut être remis en cause.
Exiger qu’un événement soit traduit comptablement dans les états
financiers (et pas uniquement par une information en annexe) équivaut
donc à exiger que la totalité des ressources consommées durant l’en-
semble du cycle d’exploitation soient prises en compte. Très concrè-
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tement, ne pas traduire dans les comptes un risque comme le risque
d’accident nucléaire, c’est sous-estimer un coût potentiel futur, et donc
surévaluer la performance de l’entité. Ainsi, en sous-estimant le coût
du kilowatt-heure d’origine nucléaire, la comptabilité incite les acteurs
économiques et les exploitants des centrales nucléaires à sous-estimer
son prix de vente. Cette lacune a comme conséquence de fausser l’in-
formation financière à destination des investisseurs, mais également
les modes de fixation des prix qui permettent aux consommateurs et
aux collectivités publiques d’effectuer leurs choix de consommation,
d’investissement public et de politique de développement.

3. L
 a réglementation prudentielle, une voie
de sortie ?
3.1. Les ratios prudentiels dans le secteur bancaire
La législation du secteur bancaire peut être une source d’inspira-
tion pour imaginer un moyen de traduire comptablement les risques
extrêmes car elle impose aux entreprises le respect de règles pru-
dentielles leur permettant de faire face à des risques systémiques qui
peuvent être considérés comme des risques extrêmes.
L’Encyclopaedia Universalis en ligne définit la réglementation pru-
dentielle comme le fait d’obliger les banques à détenir suffisamment de
capitaux propres et à diversifier leurs actifs. Plus précisément, les accords
dits de Bâle I puis de Bâle II et Bâle III imposent aux banques de respec-
ter des ratios de bilan, c’est-à-dire à détenir en toutes circonstances un

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Rendre possible l’impossible : la comptabilisation des risques extrêmes

montant de fonds propres égal à un certain pourcentage de la valeur


de leurs actifs (Lacoue-Labarthe 2003). La réglementation a évolué
pour préciser la manière de calculer la valeur des actifs pondérée par le
risque, et pour tenir compte de plusieurs types de risques. Au risque de
crédit (celui d’insolvabilité des créanciers) s’ajoutent désormais le risque
de marché (celui de perte de valeur de marché des actifs) et le risque
opérationnel (celui lié aux décisions internes à l’entreprise).

Figure 2 : L’étendue de la réglementation prudentielle bancaire


en matière de fonds propres (FP) (d’après Baud 2013)
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Autrement dit, un ratio prudentiel consiste à s’assurer qu’une entre-
prise pourra faire face à un éventuel événement futur en l’obligeant à
détenir des actifs peu risqués, dans une certaine proportion à déter-
miner légalement. Les figures 3, 4 et 5 permettent d’illustrer ce méca-
nisme. Dans la figure 3, si A est le montant des actifs de l’entreprise, et
D de ses dettes, la valeur de ses capitaux propres CP est égale à A-D.
Lorsque l’entreprise voit la valeur de ses actifs augmenter, elle génère
un résultat R.

Figure 3 : Le lien entre actifs (A), dettes (D) et capitaux propres (CP)

A D A D

- = - =
CP CP

16 ACCRA – 2018/2 – n° 2, mai 2018


Olivier Vidal

Le mécanisme de la provision consiste à limiter le montant distri-


buable du résultat R, en obligeant l’entreprise à constituer une réserve
qui lui permettra de faire face à un éventuel risque. La provision n’a pas
d’impact sur le montant des capitaux initiaux ni sur le total des actifs
détenus (voir la figure 4).

Figure 4 : La conséquence d’une provision (P) sur le résultat (R)

A D

- =
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CP

Provision
R’=R-P

À la différence de la provision, le ratio prudentiel n’a pas d’impact à


court terme sur la valeur du résultat distribuable. En revanche, il a une
conséquence sur le montant des actifs détenus pour assurer la même
activité et donc sur le montant des capitaux investis. La réglementation
prudentielle a donc une conséquence sur la rentabilité de l’investisse-
ment initial puisque le montant du résultat est rapporté à un investis-
sement supérieur. La figure 5 illustre cette situation.

Figure 5 : L’incidence de la réglementation prudentielle (A’)


sur la rentabilité (R/CP)

A D A D

- = - =
CP 2 CP 2

A’ A’

R/CP 2 < R/CP


R

ACCRA – 2018/2 – n° 2, mai 2018 17


Rendre possible l’impossible : la comptabilisation des risques extrêmes

Une entreprise, pour réaliser la même activité que celle de la


figure 3, a l’obligation d’augmenter ses capitaux propres (CP2) et de
détenir des actifs peu risqués (A’). Le résultat (R) n’est pas différent de
celui de la figure 3, mais sa rentabilité (R/CP2) est beaucoup plus faible.
Indirectement, le ratio prudentiel a donc un effet sur les prix : pour
s’assurer une rentabilité (R/CP) équivalente à celle qui aurait été obte-
nue sans avoir à respecter le ratio prudentiel, l’entreprise de la figure 5
va être tentée d’augmenter ses prix pour faire supporter aux clients
l’impact de la contrainte financière qui lui incombe.

3.2. L
 a différence entre les ratios prudentiels
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et les provisions
Il est intéressant de disséquer, dans un premier temps, le lien entre
la dimension juridique d’une réglementation prudentielle et sa traduc-
tion comptable. La réglementation prudentielle ne crée pas de charge
pour les entreprises. C’est la traduction comptable de cette obligation
qui, par le biais de la structure financière, conduit à générer un coût
indirect, celui lié au coût du financement, et incite à augmenter les prix
pour assurer une rentabilité suffisante.
D’autre part, il faut distinguer deux dimensions dans la réglementa-
tion prudentielle : l’obligation de respecter des ratios de fonds propres
et celle, distincte, de détenir des actifs peu risqués pour garantir la
solvabilité de l’entreprise en cas d’accident. Ces deux volets de la
réglementation prudentielle peuvent exister indépendamment l’un de
l’autre, même s’il semble évident que la combinaison de ces deux obli-
gations garantit leur pleine efficacité.
Par ailleurs, la réglementation prudentielle n’est pas un mécanisme
de traitement comptable du risque concurrent de celui de la provision
mais complémentaire. Si la provision consiste à diminuer, à un instant
t, le montant du résultat distribuable en anticipant une charge future,
la réglementation prudentielle peut s’imposer dès l’origine d’un projet
d’exploitation d’une part et peut porter, d’autre part, sur l’usage de la
ressource dégagée par une provision en imposant, par exemple, l’ac-
quisition d’un certain type d’actifs peu risqués. En effet, on peut imagi-
ner qu’une entreprise, constatant une provision et donc ne distribuant
pas de résultat, investisse cette ressource dans des placements à risque,

18 ACCRA – 2018/2 – n° 2, mai 2018


Olivier Vidal

ce qui est en contradiction avec le principe même de la provision cen-


sée permettre de faire face à une baisse future de ressource.
En définitive, la réglementation prudentielle peut s’envisager
comme un outil, si ce n’est nouveau, tout du moins insuffisamment
développé pour tenir compte de risques ignorés par les provisions. Il
semble notamment adapté aux risques dont la réalisation est incertaine
et dont l’échéance est lointaine mais dont les montants potentielle-
ment engagés sont trop importants pour être ignorés.

3.3. La gestion du risque nucléaire en France


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La gestion du risque nucléaire en France a des spécificités.
L’exploitation d’une centrale nucléaire (comme de nombreuses autres
activités du secteur de l’énergie) est soumise à une autorisation accor-
dée par l’État. Les agréments publics tiennent compte de la capa-
cité technique de l’entreprise à faire face à un accident comme de sa
capacité financière à supporter les conséquences d’un accident. D’une
certaine manière, ce que la comptabilité n’est pas à même de rendre
compte, la collectivité publique y pallie par des procédures parallèles
d’analyse et des informations extra-comptables. Dès lors, l’utilité de
chercher à traduire un risque extrême dans les états financiers peut
sembler secondaire.
Ce constat ne peut cependant pas satisfaire le chercheur en comp-
tabilité. Tout d’abord, d’un point de vue du professionnel comme du
normalisateur comptables, c’est un aveu d’échec. Le comptable se doit
d’être motivé pour corriger une lacune dès lors qu’elle est mise en évi-
dence. Par ailleurs, si l’autorité publique peut exiger des informations
extra comptables, les investisseurs des entreprises énergétiques de
droit privé n’ont pas cette prérogative. Enfin, les contrôles de l’autorité
publique sont faits ponctuellement, notamment lors de la demande
d’agrément. L’absence de ratio prudentiel permanent et explicite ne
garantit pas que la situation financière confortable constatée lors de la
mise en chantier du projet soit toujours la même dix, vingt ou trente
années plus tard lorsque l’accident surviendra. Entre-temps, des res-
tructurations, des aléas économiques, d’autres projets auront vu le jour
remettant en cause les conditions financières initiales de l’entreprise
exploitante.

ACCRA – 2018/2 – n° 2, mai 2018 19


Rendre possible l’impossible : la comptabilisation des risques extrêmes

Il est intéressant de constater que cette problématique fait écho


aux préoccupations des chercheurs qui s’intéressent au mode de gou-
vernance des risques nucléaires en France. Ainsi, Hecht (2014) montre
que la France a conçu un régime techno-politique qui est considéré
comme une exception mondiale et qui échappe à la tradition histo-
rique française des règles et d’un droit public très développé. Ce n’est
qu’à la fin des années 1970, lorsque la France a cherché à exporter
son industrie nucléaire, qu’apparaissent les premières règles techniques
formelles (Mangeon et Pallez 2017). Or les régimes de régulation
peuvent évoluer quand ils sont sujets à des pressions externes (Hood
et al. 2001). C’est ce qui se produit lorsque le grand public et les gou-
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vernements exercent une pression croissante sur les entreprises pour
qu’elles rendent compte de leur impact environnemental. Imposer des
ratios prudentiels peut alors être interprété comme un moyen d’accom-
pagner la transition progressive du système de régulation des risques
nucléaires en France d’un système fermé entre experts vers un système
régulé ouvert.

Conclusion
L’analyse comptable du risque ne permet pas de traduire les risques
extrêmes dans les états financiers, et les travaux des normalisateurs
comptables, comme le montre l’évolution des normes IFRS, ne pré-
voient pas d’évolution significative. Pourtant, une évolution de la régle-
mentation comptable s’inspirant des réflexions développées dans le
cadre de l’analyse des risques pesant sur les établissements de crédit,
pourrait tracer une voie de sortie salutaire.
Le comptable n’est pas un acteur neutre, un acteur qui ne serait
qu’un relais d’information, car l’information a un impact sur les agents
économiques. Si la comptabilité a longtemps été considérée comme
« l’algèbre du droit » (Garnier 1945), cette vision est sans doute réduc-
trice. Et comme toute métaphore, elle implique une certaine conception
de l’objet étudié qui n’est pas sans conséquence sur les comporte-
ments des acteurs. Ainsi, la comptabilité n’est pas qu’un outil de calcul
utile au droit, mais c’est aussi un levier d’action. En ce sens, des règles
prudentielles permettraient d’améliorer la gestion des risques extrêmes
comme ceux d’accidents nucléaires car leur traduction comptable

20 ACCRA – 2018/2 – n° 2, mai 2018


Olivier Vidal

permet de tenir compte des coûts réels induits par ces choix d’exploi-
tation, modifiant ainsi la vision des investisseurs, des consommateurs
et des autorités publiques. C’est ce que l’article a tenté de démontrer.
La réglementation prudentielle est un mécanisme permettant la
traduction comptable des risques, et pas uniquement des risques d’ac-
cident nucléaires. L’accident nucléaire, dans cet article, est utile pour
illustrer ce propos de manière emblématique. Mais l’obligation de res-
pecter des ratios prudentiels peut être envisagée dans tous les secteurs
où l’activité industrielle fait courir des risques graves à l’environnement
ce qui est souvent le cas du secteur énergétique (comme l’exploitation
pétrolière offshore, etc.).
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Par ailleurs, la réglementation prudentielle n’est pas un mécanisme
de traitement comptable limité aux risques extrêmes, même s’il est très
utile dans ces contextes où il est impossible de traduire convenable-
ment le risque par une provision. L’obligation de respecter des ratios
prudentiels pourrait être généralisée notamment à toutes les situations
où l’activité industrielle fait courir un risque difficilement chiffrable à
long terme sur l’environnement, comme dans le cas de l’exploitation
forestière par exemple. En effet, c’est une solution technique permet-
tant de traduire dans les états financiers les risques que les entreprises
font peser sur leur environnement tout en garantissant les réparations
en cas d’accident. Elle évite la multiplication de publications d’informa-
tions qualitatives peu informatives dans les rapports annuels qui s’appa-
rentent trop souvent à des exercices de communication institutionnelle.
Cette solution est par ailleurs peu contraignante en termes de contrôles
de la part des autorités publiques. Elle n’a enfin aucune conséquence
directe sur les procédés techniques et industriels et n’augmente pas
directement les coûts de production, mais elle incite indirectement les
entreprises à intégrer dans les prix des services ou biens fabriqués les
conséquences à long terme des risques qu’elles font peser sur la société
et plus généralement sur la planète. De manière générale, la réglemen-
tation prudentielle pourrait être utilisée pour appréhender de nom-
breux risques sociaux ou environnementaux et la réflexion menée dans
cet article ouvre le champ à de nouvelles recherches en comptabilité
environnementale.

ACCRA – 2018/2 – n° 2, mai 2018 21


Rendre possible l’impossible : la comptabilisation des risques extrêmes

Bibliographie
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22 ACCRA – 2018/2 – n° 2, mai 2018


Olivier Vidal

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