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RÉPÉTER N’EST PAS CROIRE.

SUR LA TRANSMISSION DES IDÉES


CONSPIRATIONNISTES

Sylvain Delouvée

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2015/1 n° 249-250 | pages 88 à 98


ISSN 0419-1633
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/09/2022 sur www.cairn.info par Badr Karkbi (IP: 196.112.219.177)

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ISBN 9782130650904
DOI 10.3917/dio.249.0088
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-diogene-2015-1-page-88.htm
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RÉPÉTER N’EST PAS CROIRE.


SUR LA TRANSMISSION DES
IDÉES CONSPIRATIONNISTES

par

SYLVAIN DELOUVÉE

Où trouver le plus grand rassemblement d’individus connais-


sant et diffusant des théories du complot ? Ces individus seront-ils
pour autant de farouches défenseurs desdites théories ? Connaître
l’existence d’une conspiration, en parler, la diffuser, est-ce forcé-
ment y croire ? Autrement dit, adhère-t-on nécessairement à ce que
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l’on transmet ? Tout un chacun connaît bon nombre de rumeurs,
ragots, légendes, histoires, conspirations ou fables. Les occasions
ne manqueront pas pour les colporter, les diffuser, les transmettre,
les évoquer : une discussion entre amis, un repas de famille, un
échange entre collègues, le commentaire d’une émission télévisée,
un message sur les réseaux sociaux numériques… Est-ce pour au-
tant que l’on adhère, de manière identique, à chacune de ces
« croyances » ? Diffuser et transmettre correspond-il à une caution
ou à une adhésion sans réserve ? Existerait-il des niveaux d’adhé-
sion vus comme des niveaux d’engagement ou de crédulité ?

L’illusion médiatique
À en croire la presse, nous serions confrontés à une vague ou à
une explosion de théories du complot et de croyances conspiration-
nistes. Quel mensuel n’a pas encore réalisé un dossier sur ces fa-
meux complots et ses réseaux ? Quel quotidien n’aura pas pris pré-
texte d’un sondage récent pour évoquer les conspirationnistes ?
Remarquons que la croyance en l’existence d’un complot suite, par
exemple, aux attentats de Charlie Hebdo et de la Porte de Vincen-
nes semblerait plus développée chez les jeunes, les ouvriers et les
sympathisants du Front National selon un sondage de CSA pour
Atlantico (janvier 2015 ; voir également un sondage d’Opinion Way
pour l’UEJF de février 2015 aux résultats similaires).
A priori, nous serions confrontés à une vague d’irrationalité.
Mais ce qui peut sembler irrationnel et illogique dans un cadre de
réflexions fortement marqué par le rationalisme cartésien et la
démonstration mathématique enseignée à l’école trouve peut-être
une « rationalité » et une logique propre dans un autre cadre (Ka-
lampalikis et Haas 2008, Delouvée 2011). En effet, si les individus
Diogène n° 249-250, janvier-juin 2015.
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ont « de bonnes raisons de croire » (selon l’expression de Boudon,


2002 ; voir aussi Renard dans ce numéro), on peut s’interroger sur
les « raisons de la croyance » aux croyances collectives en général
et aux théories du complot et rumeurs en particulier en mobilisant
le cadre théorique de la pensée sociale (Rouquette 1973, 2009 ;
Guimelli 1999). La logique suivie correspondrait alors à une logi-
que sociale.
Si cette augmentation du recours aux théories du complot peut
également être discutée – aucune étude, à ce jour, ne montre un
effet du temps sur le recours à ces théories –, force est de constater
que les travaux scientifiques, eux, se sont multipliés récemment
(voir notamment Brotherton et French 2015, Dieguez, Wagner-
Egger et Gauvrit 2015, Douglas et Sutton 2015, etc.).
Une question récurrente classique porte sur les raisons de
l’adhésion aux théories du complot et, au-delà, sur les moyens de
lutter contre celles-ci. Les études s’intéressant à l’âge, au sexe ou
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encore au niveau d’éducation concluent toutes à l’absence de lien
entre ces facteurs et l’adhésion à des croyances conspirationnistes.
Si la croyance au paranormal ou le faible sentiment d’efficacité
personnelle peuvent jouer un rôle, il n’est que très limité. Raposo,
Pantazi et Klein (2015 : 155) reprennent parfaitement le chemine-
ment de cette interrogation sur l’adhésion :
S’éloignant d’une vision des théories du complot comme un symp-
tôme d’une paranoïa sociale généralisée […] et les envisageant plutôt
comme résultant de mécanismes cognitifs normaux […], nous avançons
que, vu leur popularité croissante, il est important de mieux comprendre
comment les gens y adhèrent.

Adhésion à la croyance ou croyance en l’adhésion ?


Un colloque scientifique portant sur les croyances collectives,
une manifestation socioculturelle traitant de la question des ru-
meurs ou des théories du complot, seront autant de lieux propices à
la transmission de rumeurs précises ou de théories du complot par-
ticulières. Car que faisons-nous lorsque nous présentons ou analy-
sons les fonctionnements humains à l’œuvre dans les rumeurs ou
les théories du complot ? Nous sommes obligés de les évoquer, de
les décrire, de les expliquer. Et par là-même nous les transmettons
et nous les diffusons.
L’adhésion aux croyances conspirationnistes doit se concevoir
sous la forme d’un continuum. Il n’existerait pas d’un côté les cons-
pirationnistes et de l’autre les « non-conspirationnistes ». Plus une
personne adhère à une théorie particulière, plus elle aura tendance
à adhérer à d’autres théories du complot. Les corrélations entre
chaque théorie particulière sont très fortes. Moscovici (1987) parle
de « mentalité de conspiration » pour concevoir ce mode de pensée.
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Swami et ses collègues, eux, évoquent « l’idéation conspirationnis-


te ».
Différentes échelles ont été, depuis, mises au point sur ce plan.
Goertzel, Abalakina-Paap ainsi que Swami et ses collaborateurs
proposent des échelles comportant une liste de différentes théories
du complot particulières (assassinat de J. F. Kennedy, propagation
du SIDA, les premiers pas sur la Lune, la mort de la princesse Dia-
na et ainsi de suite) en demandant aux individus de se positionner
et d’indiquer leur degré d’accord avec chaque théorie présentée.
Ces échelles, dites spécifiques, posent le problème du caractère his-
toriquement et localement situé de certaines des théories utilisées.
Pour éviter cette critique, Brotherton, French et Pickering (2013)
ou encore Bruder, Haffke, Neave, Nouripanah et Imhoff (2013)
proposent des échelles dites génériques. En 15 ou 5 items, il est
alors demandé aux individus de se positionner sur des affirmations
plus générales, par exemple « Je pense que beaucoup de choses très
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importantes se produisent dans le monde dont le grand public n’est
pas informé » ou « Je pense que des événements qui, en apparence,
ne semblent pas avoir de lien sont souvent le résultat d’activités
secrètes ». Plus récemment, il a même été proposé par Lantian,
Muller et Nurra (2016) une échelle en un seul item : « Je pense que
la version officielle des évènements donnée par les autorités mas-
que très souvent la vérité ». La consigne de présentation de
l’échelle semble jouer ici un rôle très important de cadrage.
L’objectif de cet article n’est pas de traiter du conspirationnisme
ou du complotisme en tant quel tel ni de la question de la mesure
réelle de l’adhésion aux croyances conspirationnistes. Sachant de
façon avérée que celles et ceux qui adhérent à ce type de théories
seront plus enclins que celles et ceux n’y adhérant pas à investir du
temps, de l’argent et de l’énergie pour diffuser, justifier et faire du
prosélytisme d’une certaine manière (Bronner 2003, 2006), il
s’agira de déplacer le débat et d’interroger les rôles respectifs de la
connaissance, de l’adhésion et de la transmission dans les croyan-
ces collectives. Il s’agit donc de s’intéresser à celles et ceux qui dif-
fusent et transmettent ces fameuses théories du complot. Il existe
une différence entre les créateurs d’une théorie et celles et ceux qui
vont la diffuser. Notre propos portera sur les seconds.

Pourquoi croyons-nous à ces « fausses » théories ?


Les chercheurs en sciences humaines et en sciences sociales ont
établi un certain nombre de réponses à ces questions. La plus tri-
viale, et la plus spontanément avancée, est que certaines de ces
théories se révèlent être finalement exactes (Keeley 1999). Pensons
au scandale du Watergate ou, plus récemment, à Wikileaks et nous
aurons la preuve que certains complots existent bel et bien. Ce
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constat justifie-t-il pour autant le fait d’attribuer systématique-


ment à une théorie du complot l’explication d’un événement histo-
rique ? La difficulté de contrer certains arguments avancés par les
partisans d’une théorie du complot est alors proposée comme justi-
fication, par certains, desdites théories. Il s’agit là, essentielle-
ment, de rhétorique (voir Danblon et Nicolas 2010 ; Nicolas 2014)
mais ce que l’on appelle le « primat de la conclusion » joue égale-
ment, bien souvent, un rôle de premier plan.
Alors que la démarche scientifique est classiquement hypothéti-
co-déductive – on part d’une hypothèse que l’on confronte aux faits
pour en tirer une conclusion – le complotiste, lui, part de la conclu-
sion et interprète tous les faits à l’aune de cette conclusion. Impos-
sible, dès lors, de pouvoir le contredire en restant dans une démar-
che scientifique : tout nouvel argument avancé sera réinterprété.
Deux niveaux de discours peuvent s’opposer sans jamais se ren-
contrer ! Les théories du complot, comme toute théorisation naïve
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de notre environnement (voir la théorie des représentations socia-
les), nous donnent également une impression de contrôle simplifié
sur l’environnement (Newheiser, Farias et Tausch 2011), une im-
pression de maîtrise de celui-ci (Imhoff et Bruder 2014) qui pour-
tant est fallacieuse ! On pourrait également faire référence, à ce
propos, aux théories de l’attribution causale et la liste n’est, évi-
demment, pas exhaustive. Finalement, plus que de savoir pourquoi
on croit aux théories du complot, peut-être serait-il plus judicieux
de s’interroger sur notre croyance réelle dans ces théories ? Avant
de savoir « pourquoi on y croit », peut-être faut-il se demander « si
on y croit » ?
Durkheim (1912) et Veyne (1983) nous proposent deux analyses
sur des croyances particulières nous permettant d’argumenter le
fait que l’on puisse diffuser et transmettre une croyance sans y
croire forcément et réellement.
Les enfants, dès leur plus jeune âge, se mettent à parler et à
jouer avec leur doudou comme s’il était vivant. Croient-ils que, à la
manière de Pinocchio, une forme inanimée peut prendre vie et leur
répondre ? Espèrent-ils cette réponse ? À les voir jouer et discuter
avec leur doudou, cela ne fait aucun doute. Durkheim (1912) expli-
que, qu’en réalité, l’enfant ne croit pas que son doudou est vivant.
Si le doudou lui donne un coup de pied, il en sera le premier sur-
pris ! Il sait parfaitement que son doudou n’est pas vivant mais,
quand il joue avec, momentanément, il considère qu’il existe et
prend vie. Toutefois il ne le croit pas réellement :
C’est une raison analogue qui explique sa tendance à traiter ses
jouets comme s’ils étaient des êtres vivants. […] Pour pouvoir jouer
consciencieusement avec son polichinelle, il imagine donc d’y voir une
personne vivante. L’illusion lui est, d’ailleurs, d’autant plus facile que
chez lui, l’imagination est souveraine maîtresse ; il ne pense guère que
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par images et on sait combien les images sont choses souples qui se
plient docilement à toutes les exigences du désir. Mais il est si peu du-
pe de sa propre fiction qu’il serait le premier étonné si, tout à coup, elle
devenait une réalité et si son pantin le mordait (Durkheim, 1912 : 94).
Dans un essai sur l’imagination constituante, Les Grecs ont-ils
cru à leurs mythes ?, Veyne (1983) s’interroge sur le statut de la
croyance et de la vérité. À la manière des Grecs anciens, on peut
croire en des choses contradictoires à partir du moment où l’on re-
connaît la pluralité des programmes de vérité. Dès lors, le mythe
doit être envisagé comme discours. La croyance en un mythe se si-
tue en dehors de l’alternative du vrai et du faux. La question de la
véracité ne se pose pas. Les mythes grecs sont des histoires comme
celles que l’on raconte aux enfants et dont on acceptera, momenta-
nément, le déroulé et les personnages. L’histoire captivante joue un
grand rôle, c’est une histoire qui explique des événements.
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Croit-on toujours dans nos croyances ?
Evans-Pritchard, dans Sorcellerie, oracles et magie chez les
Azandé (1937), montre que les croyances magiques des Azandé
sont éminemment cohérentes et reliées les unes aux autres par des
liens logiques. L’irrationalité apparente vient du fait que
l’explication pragmatique (le comment) et l’explication mystique (le
pourquoi) ne sont pas contradictoires et n’entraînent pas de conflit
d’interprétation chez les Azandé : « Un Zandé1 ne voit pas un sor-
cier foncer sur un homme, mais un éléphant. Il ne voit pas un sor-
cier faire tomber un grenier, mais des termites qui érodent les
montants. Il ne voit pas une flamme psychique mettant le feu au
chaume, mais une poignée d’herbe ordinaire que l’on a allumée.
Comment les événements arrivent, il en a une perception aussi
claire que la nôtre » (Evans-Pritchard 1972 : 105-106).
Nous sommes confrontés là à un exemple de logique sociale pro-
pre à certaines croyances. Pour appréhender au mieux cette logi-
que sociale nous devons faire appel au concept de pensée sociale.
Celle-ci désigne une pensée dite naturelle prenant pour objet un
phénomène social et, dans le même temps, une pensée se consti-
tuant à travers des facteurs sociaux (Rouquette 1973 et 2009). Cet-
te pensée sociale est celle de la vie quotidienne, celle que l’on en-
tend au café, que l’on peut lire sur les réseaux sociaux ou dans la
presse, des discussions qui semblent anodines… Ce ne sont pas des
pensées scientifiques ou rationnelles mais des pensées qui suivent
leur propre logique, cette logique due à l’insertion sociale des indi-
vidus qui les expriment.

1. Evans-Pritchard indique que l'on écrit des Azandé (avec ou sans accent)
et un Zandé (avec ou sans accent aussi).
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Nous diffuserons des rumeurs particulières en fonction de ce


que nous sommes et du groupe auquel nous appartenons ; nous au-
rons recours à des stéréotypes particuliers ou nous ferons appel à
des événements précis de la mémoire collective toujours selon nos
groupes d’appartenance. Il en va de même pour la diffusion et la
transmission de certaines théories du complot plutôt que d’autres.
Ce qui nous paraît irrationnel dans la vie de tous les jours suit une
logique, une logique sociale. Ce qui nous semble être des erreurs ou
des biais n’en sont pas la plupart du temps. Ils font sens.
En psychologie sociale, les croyances peuvent se définir par
l’interaction de trois éléments (voir notamment Apostolidis, Du-
veen et Kalampalikis 2002) :
¥ la doxa : états d’opinion, ce que je sais, ce que je
connais ;
¥ la foi : les formes d’adhésion, « j’y crois » = j’y adhère, je
suis d’accord ;
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¥ le rituel : les règles d’action et de communication.
Les croyances sociales associent ces trois éléments : la connais-
sance (états d’opinion liée à la doxa), l’adhésion (formes d’adhésion
liée à la foi) et la transmission (règles d’action et de communication
liée au rituel). Quel lien existe-t-il entre ces trois éléments ? Il
semblerait qu’il puisse y avoir connaissance et transmission sans
adhésion, mais aussi connaissance et adhésion sans transmis-
sion… Il n’y aurait donc pas forcément de lien entre ces trois élé-
ments. Dans le cas des rumeurs et des théories du complot, peut-il
y avoir connaissance et transmission sans adhésion ?

Illustrations empiriques
Les rumeurs sont le lieu privilégié de l’expression de la pensée
sociale, puisqu’elles sont le fruit d’une élaboration collective. Elles
mettent également en scène des acteurs et situations de la vie quo-
tidienne réelle et, enfin, elles expriment de manière symbolique les
peurs et espoirs qui animent les groupes sociaux, et qui ne peuvent
être formulés dans un langage intellectuel et abstrait. Dès 1945,
les frères Allport (Gordon Willard et Floyd Henry) seront les pre-
miers à tester expérimentalement les processus des rumeurs (All-
port et Postman 1945). Avec Lepkin, Floyd Henry Allport montrera
que plus une rumeur (de guerre) est crue, plus elle est transmise
(Allport et Lepkin 1943). Mais d’autres auteurs ont également
montré que l’on peut transmettre une rumeur sans nécessairement
y adhérer mais simplement parce qu’elle est nouvelle, qu’elle per-
met de convaincre le locuteur, d’apaiser des tensions, d’être au cen-
tre de l’attention, etc. Ce n’est pas parce que l’on adhère que l’on va
diffuser et inversement.
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Les facteurs influençant l’adhésion portent aussi bien sur


l’implication (plus une rumeur les touche de près, plus les indivi-
dus seront disposés à y croire : Allport et Lepkin 1943, Rouquette
2009) que sur la plausibilité, la crédibilité (Clément 2006), ou la
compatibilité avec les informations attendues par les individus et
leurs opinions, comme c’est le cas pour les rumeurs touchant à la
théorie du complot (Galam 2002). Mais les auteurs s’intéressent
surtout aux facteurs qui vont moduler l’adhésion en présupposant
que celle-ci existe forcément à l’origine.
Pour mener à bien cette première étude, nous avons sélectionné
12 rumeurs (ex. : « Michael Jackson n’est pas mort », « la France va
faire faillite », « l’Homme n’a pas marché sur la Lune »…) en éta-
blissant plusieurs critères de sélection : leur sujet (théorie du com-
plot, danger, vie privée…), leur longueur, leur spécificité (mondia-
les, locales, individuelles), leur actualité (récentes, plus anciennes,
intemporelles), leur crédibilité (très plausibles ou très peu plausi-
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bles), etc. Elles sont présentées comme des « rumeurs » ou comme
des « affirmations » (étiquetage variable).
L’étude a été réalisée grâce à un questionnaire en ligne qui
comportait 7 étapes : connaissance des rumeurs ; croyance / adhé-
sion envers ces rumeurs ; tâche dite de distraction ; tâche de rappel
(les participants devaient rappeler en les énonçant le maximum de
rumeurs) ; qualification des rumeurs pour une discussion (ex. :
sont-elles de bons sujets de conversation ?) ; variables signaléti-
ques (âge, sexe, connaissance de sites tels que Hoaxbuster, etc.).
Les résultats montrent que les participants (n = 287 ; étudiants
de niveau Licence, âge moyen 20,7 ans, écart-type = 1,08) connais-
sent plus d’items qu’ils n’y adhèrent : ils en connaissent, en
moyenne, 7,8/12 mais ils ne déclarent adhérer qu’à 1,3/12. Il y a
donc une forte différence entre connaissance et adhésion aux ru-
meurs : les individus peuvent connaître une rumeur, mais n’y ad-
hèrent pas nécessairement pour autant. Par ailleurs, il n’y a pas
d’effet significatif de l’étiquetage sur la connaissance, ni sur le rap-
pel (que l’item soit catégorisé comme « rumeur » ou comme
« affirmation » n’entraîne aucune différence dans le nombre connu
ou rappelé). Il y a en revanche un effet significatif de l’étiquetage
sur l’adhésion : les participants adhèrent plus aux affirmations
qu’aux rumeurs. Il y a un effet significatif de la connaissance du
site sur celle des rumeurs : les participants connaissant le site
connaissent davantage les rumeurs, ce qui peut sembler tout à fait
logique. Il y a également un effet significatif de la connaissance du
site Hoaxbuster sur l’adhésion : les participants connaissant le site
adhèrent moins aux rumeurs.
Enfin, une majorité de participants rappelle plus de 6 items. Or,
ici, certains items sont complexes (longues phrases) et la majorité
d’entre eux est peu connue. Le rappel moyen attendu étant infé-
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rieur (cf. les travaux sur la mémoire à court terme), ce résultat


permet de douter du taux de connaissance faible obtenu, puisque si
les sujets ne connaissent pas la majorité des rumeurs, ils ne de-
vraient pas pouvoir en rappeler autant. Il y a une différence entre
« Dire ne pas connaître » et « Ne pas connaître ».
Une seconde étude portant sur une liste de 10 conspira-
tions/théories du complot a été menée pour vérifier les premiers ré-
sultats obtenus. En s’appuyant sur la catégorisation des théories
du complot établie par Brotherton, French et Pickering (2013) –
malveillance gouvernementale ; couverture extra-terrestre ; conspi-
ration globale malveillante ; complot visant le bien-être ; contrôle
de l’information – et sur l’échelle de Swami et al. (2010), nous
avons proposé une liste de 10 théories du complot à 231 autres
étudiants (niveau Licence, âge moyen 20,6 ans, écart-type = 1,43).
Ils devaient prendre connaissance d’une suite d’items présentés
soit comme une simple affirmation soit comme une théorie du com-
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plot en tant que telle : « La mort de la princesse Diana n’était pas
un accident, mais plutôt un assassinat organisé par des membres
de la famille royale britannique qui ne l’aimait pas ». Les partici-
pants devaient ensuite répondre aux mêmes questions que celles
de l’étude 1.
Si les résultats sont moins nets que pour les rumeurs, ils sont
néanmoins encourageants et laissent à penser que la transmission
et l’adhésion ne jouent pas le même rôle. Les participants connais-
sent plus d’items qu’ils n’y adhèrent : ils en connaissent, en
moyenne, 8,7/10 mais ils ne déclarent adhérer qu’à 3,1/10. Ce ré-
sultat n’a rien d’étonnant car la plupart des conspirations présen-
tées étaient très classiques (l’item le moins connu portait sur le rô-
le du « groupe Bilderberg »). Il n’y a pas d’effet significatif de
l’étiquetage (théorie du complot vs affirmation) sur la connaissan-
ce, ni sur le rappel. Autrement dit, nos participants ne déclarent
pas connaître plus de théories du complot que d’affirmations pré-
sentées comme telle et ne rappellent pas plus l’une que l’autre. En-
fin, nous pouvons tout de même noter un effet tendanciel de
l’étiquetage sur l’adhésion : les participants adhèrent plus aux af-
firmations qu’aux théories du complot. Plus que le contenu, dans ce
cas, ce serait l’étiquetage ou l’appellation qui jouerait un rôle.

Conclusion
Ces deux études illustrent le fait que les rumeurs et les théories
du complot peuvent être connues et transmises sans que l’on adhè-
re forcément à leur contenu. Ni rationnelles, ni logiques, les ru-
meurs ou les théories du complot comme formes de manifestation
de la pensée sociale dépendent de logiques propres et de l’insertion
sociale des individus.
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La pensée sociale possède sa propre logique qui n’est pas celle


de la rationalité cartésienne. Essayer de convaincre une personne
adepte d’une théorie du complot ou d’une rumeur, essayer de la
convaincre de leur fausseté, est impossible car nous ne sommes pas
au même niveau de connaissance. Pour Pouillon (1979) « c’est
l’incroyant qui croit que le croyant croit en l’existence de Dieu ».
C’est parce que nous considérons que l’autre croit que nous som-
mes nous-mêmes des non-croyants.
Si la question des facteurs influençant l’adhésion aux théories
du complot est essentielle, nous espérons avoir proposé quelques
éléments montrant que la prise en compte de la diffusion et de la
transmission sans qu’il y ait forcément adhésion est tout aussi im-
portante. La diffusion de rumeurs ou de croyances conspirationnis-
tes permettrait de créer et de renforcer les liens sociaux à
l’intérieur d’un groupe. La transmission de rumeurs servirait mê-
me à transmettre les normes et valeurs dans un groupe social (voir
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les travaux de Baumeister, Zhang et Vohs 2004 interrogeant des
étudiants sur leur connaissance de rumeurs mais, surtout, sur le
réseau constitué des individus leur ayant parlé de la rumeur en
question et des individus à qui ils l’ont également transmise). Dès
lors, l’individu refusant de transmettre certaines croyances ren-
voyant à des théories du complot ou à des rumeurs pourrait même
se voir stigmatisé ou exclu de son groupe d’appartenance.
Sylvain DELOUVÉE.
(Université Rennes 2.)

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