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DE QUOI L’ESTHÉTISATION EST-ELLE LE NOM ?

Emmanuel Alloa, Christoph Haffter

Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »


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2021/2 n° 28 | pages 5 à 23
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130828198
DOI 10.3917/nre.028.0005
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2021-2-page-5.htm
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PRÉSENTATION

EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

De quoi l’esthétisation est-elle


le nom ?
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EXTENSION DU DOMAINE DE L’ESTHÉTIQUE

Elle est loin l’époque où l’« esthétique » n’agitait encore que quelques éru-
dits, tout occupés à délimiter cette « science des formes sensibles » des autres
domaines du savoir rationnel. Depuis le XVIIIe siècle, l’esthétique a cessé d’être
cantonnée aux débats philosophiques, pour faire l’objet de nouvelles disciplines
étudiant l’effet de ces formes sensibles sur les utilisateurs. Architectes, ingé-
nieurs du son et de la lumière, urbanistes, chirurgiens, stylistes, publicitaires et
autres designers de la vie moderne ont depuis longtemps mis à contribution les
puissances du sensible afin d’intensifier l’expérience et accroître l’attrait des
objets. Inversement, l’art lui-même s’est détourné de la forme-objet, pour lui
préférer les démarches, l’installation et le happening. Tandis que l’art semble,
dans une large mesure, entré dans son « état gazeux [1] », l’esthétique triomphe
dès lors qu’elle s’infiltre dans les moindres interstices de la vie quotidienne.
Cette désertion de l’art dans sa forme connue – cette « désartification » comme
certains aiment à l’appeler – au profit d’une esthétique tout orientée vers son
efficace, a fait réagir ces dernières années. Car en effet, ce façonnement esthé-
tique, cette transformation des choses, des espaces et des corps, dont on pour-
rait soutenir qu’elle a existé de tout temps, a produit plus récemment des effets
épidermiques, donnant lieu à un vaste débat autour du phénomène de l’« esthé-
tisation ».
Que l’on préfère y voir un affranchissement de l’esthétique de ses institu-
tions héritées ou plutôt le triomphe de la marchandisation de l’art, que l’on se 1. Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux : essai
félicite d’une démocratisation de l’accès au beau ou bien que l’on se désole du sur le triomphe de l’esthétique, Paris,
Hachette, 2005.
retour de la politique-spectacle – ces regards souvent diamétralement opposés
convergent dans leur constat : nous vivons actuellement, et dans des registres nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 5
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PRÉSENTATION | Esthétisation

les plus divers, un processus d’« esthétisation » accrue. Ce dossier propose de


faire le point sur cette controverse, en montrant aussi bien ses antécédents
historiques que la multiplicité de ses sous-débats. Car non seulement il y a de
multiples théâtres à ce débat, avec des scènes distribuées à plusieurs lieux et
dans divers pays, mais avant tout, on peut noter que derrière un seul et même
mot – l’« esthétisation » – se cachent des constats que tout ou presque sépare.
Depuis les années 1970, l’« esthétisation » de tous les domaines de la vie
retient l’attention des observateurs. D’un côté, et à la suite de La Société du
spectacle de Guy Debord notamment [2], c’est la spectacularisation par les
médias qui est dénoncée, la théâtralisation de la politique et le triomphe des
économies pulsionnelles. De l’autre, l’esthétisation est ouvertement revendiquée
comme une prise en considération, à l’âge de la modernité tardive, des affects
et des goûts dans la construction d’un sens commun. Tandis que certains
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insistent, dans le sillage de Foucault, sur la possibilité d’une « esthétique de
l’existence » ou encore d’une stylisation de nos formes de vie, d’autres
s’inquiètent au contraire de l’émergence d’un nouveau « capitalisme esthé-
tique » qui, dans sa promesse d’une singularisation du « look », parachèverait la
mercantilisation des sensibilités. Les développements plus récents ont redonné
de l’actualité à cette controverse qui agitait les débats germanophones des
années 1980-1990 sous la formule de l’« esthétisation du monde de la vie »
(Ästhetisierung der Lebenswelt) : le rôle croissant que jouent le design, la publi-
cité, les interfaces ou encore le soin des corps apporte la preuve, s’il en fallait,
que la question esthétique ne saurait se cantonner au monde de l’art. Mieux,
la critique artiste issue de Mai 68 et qui portait depuis sa marginalité un regard
cinglant sur ses contemporains [3], pareille critique perd de son efficace lorsque
les nouveaux travailleurs sont sommés de se soumettre à cette injonction :
« Soyez créatifs ! » D’une requête de liberté, la créativité est passée au statut
d’obligation contractuelle. À l’âge du « capitalisme artiste [4] », où la question
de l’exposition de soi s’impose avec force, chacun est sommé de « soigner son
image » : le capital symbolique s’engrange via des nouvelles « iconomies » éta-
blies par le commerce des regards à l’ère numérique [5].
Pour mieux évaluer la pertinence (ou l’impertinence) du diagnostic de
2. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, l’esthétisation, encore faut-il s’assurer que tout le monde parle bien de la même
Gallimard, 1967.
3. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel
chose. Par esthétisation – là-dessus tout le monde s’accorde – on entend tout
Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, d’abord l’acte ou le processus par lequel on transforme un objet ou un
1999.
domaine, afin de conférer à celui-ci des qualités esthétiques qui lui étaient
4. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Esthéti-
sation du monde : vivre à l’âge du capita- jusque-là étrangères (ou de lui reconnaître ces qualités qu’on lui refusait jusque-
lisme artiste, Paris, Gallimard, 2016. Voir là). L’esthétisation représente pour ainsi dire un élargissement de la sphère
également Gernot Böhme, Ästhetischer
Kapitalismus, Berlin, Suhrkamp, 2016. esthétique, l’extension de son domaine d’application habituel : on peut parler
5. Marie-José Mondzain, Le Commerce des d’une esthétique hors de l’esthétique, d’une extraterritorialité délibérée. Mais
regards, Paris, Points, 2019. Peter Szendy,
Emmanuel Alloa et Marta Ponsa (dir.), Le en disant cela, on voit bien que le concept d’esthétisation est indissociable du
Supermarché des images, Paris, Gallimard, sens que l’on est prêt à accorder à l’esthétique elle-même : s’agit-il du domaine
2020.
associé à un certain type d’objets (les œuvres d’art), à un certain type de pro-
nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 6 priétés objectives (les qualités esthétiques), à un certain type d’expérience que
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De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

pourrait faire un sujet (l’expérience esthétique) ou encore, plus généralement,


de tout ce qui a trait à l’aïsthésis, et donc au monde sensible ? Selon l’acception
que l’on donne au mot « esthétique », par extension, c’est le sens de l’esthétisa-
tion qui varie considérablement. Dans le débat autour de l’esthétisation, et
dans sa littérature désormais proliférante, pareille polysémie a souvent créé
des malentendus, et il n’est peut-être pas inutile de distinguer ces différentes
orientations, afin d’y voir un peu plus clair. Nous y reviendrons par la suite,
lorsque nous proposerons une typologie des quatre dimensions que peut
prendre le diagnostic de l’esthétisation. En attendant, et afin de mieux com-
prendre comment ces quatre dimensions ont progressivement émergé, il est
nécessaire de prendre un peu de recul. Car le débat sur l’esthétisation a connu
lui-même plusieurs phases, avec des tournants que l’on peut identifier. Ainsi,
la célèbre formule de Walter Benjamin sur le fascisme comme « esthétisation
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de la politique », et que l’on se plaît aujourd’hui à citer sans modération, est à
replacer dans un contexte très spécifique, où il apparaît que Benjamin reprend
à sa manière une certaine lecture du romantisme politique par Carl Schmitt.
Mais là encore, procédons dans l’ordre. Ce sont en particulier trois moments,
trois tournants où se cristallise l’histoire du débat de l’esthétisation : le moment
1800, l’entre-deux-guerres (1919-1939), et enfin les années post-68 (1970-1990).

ESTHÉTISATION : UN DIAGNOSTIC MODERNE

Avant d’en arriver à l’esthétisation, il faut affronter la notion dont elle est
en quelque sorte le revers : la notion de rationalisation. Sans être complètement
impensable à l’époque antique (après tout, Platon ne se plaint-il pas de ceux
qui, à la recherche de la vérité intérieure, préfèrent le perfectionnement de leurs
parures [6] ?), la notion d’esthétisation ne prend tout son sens que sur fond
d’un vaste processus, celui de la modernisation. Plus que tout autre, c’est un
auteur qui a marqué la lecture que nous nous faisons aujourd’hui encore de ce
processus : Max Weber. Pour Weber, on le sait, la modernité équivaut à une
vaste entreprise de rationalisation, celle-ci impliquant non pas tant – comme
dans l’antique dualisme de l’aïsthêsis et de la noêsis – d’opposer la raison et les
facultés sensibles, corporelles et affectives, mais plutôt de rationaliser le
domaine de ces dernières, pour les soumettre à une unification fonctionnelle.
Le travail corporel, ses besoins et ses pulsions seront ainsi intégrés dans une
analyse fonctionnelle, où chaque élément pourra être étudié dans son apport
respectif à des processus d’ordre supérieur. Au sein de chacun des domaines
ainsi décomposés, il s’agira certes de prendre au sérieux les besoins spécifiques,
mais l’entreprise tout entière reste guidée par un esprit unitaire, celui de la
raison instrumentale : la recherche de l’optimisation en vue d’un objectif donné.
Tout le paradoxe est bien là, entre une visée instrumentale, qui vise donc une
6. Phédon, 114e.
finalité au-delà d’elle-même, et une logique rigoureusement immanente, celle
d’un accroissement de soi par soi. nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 7
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PRÉSENTATION | Esthétisation

On se souviendra que pour Weber, cette logique moderne embrasse parfai-


tement un certain esprit protestant : en soumettant sa vie tout entière au calcul
économique visant à fructifier le capital, l’entrepreneur rejoint un certain ascé-
tisme calviniste. En renonçant aux plaisirs de la chair, et en se contentant de
s’appliquer tout entier au travail, il accède au cercle des heureux élus. Cet
« esprit » du capitalisme émergent représente paradoxalement à la fois un résidu
irrationnel du point de vue de la pensée utilitaire et un ressort puissant pour
poursuivre la systématisation rationnelle de la vie personnelle sous l’égide de la
rentabilité économique. Cet esprit des pionniers trouvera par la suite d’autres
relais : au XIXe siècle, la morale bourgeoise tout comme l’art bourgeois agiront
comme autant de facteurs de stabilisation irrationnels au cœur d’une société
de plus en plus rationalisée. Avec sa sobriété confiante, Weber estimait que le
capitalisme industriel du début du XXe siècle était en instance de se débarrasser
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de ces auxiliaires traditionnels. L’organisation rationnelle, estimait-il, s’impose-
rait désormais par la force de son existence même et le capitalisme serait bientôt
devenu cette « cage en acier » qu’aucun esprit n’aurait plus besoin de soutenir
par ailleurs [7]. En d’autres termes, le capitalisme ne se justifie par rien d’autre
que par son fonctionnement.
Mais à peine avait-il été identifié comme la force motrice de la modernité
que le processus de rationalisation suscitait déjà son mouvement inverse. C’est
ce mouvement inverse qu’on peut qualifier, avant même que le mot soit
employé, de processus d’« esthétisation ». Il faut néanmoins prendre garde à
distinguer, au sein de ce vaste mouvement inverse de « réaction esthétisante »,
des courants divers qui correspondent à des besoins très différents. Pour simpli-
fier, on peut considérer qu’il y aurait un mouvement d’esthétisation qui
s’oppose frontalement à la rationalisation – l’esthétisation romantique –, pen-
dant qu’un autre mouvement d’esthétisation correspond in fine au besoin de
compléter et de parfaire le processus de rationalisation engagé à l’époque
moderne : l’esthétisation fonctionnelle. Tous deux répondent à un constat que
dresseront Marx et Engels et qui relie la rationalisation du travail à une « déses-
thétisation » du monde.
Dans le Manifeste du parti communiste, on trouve ainsi l’observation sui-
vante :

Tous les liens bigarrés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a
brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que
7. Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit l’intérêt tout nu, le « paiement au comptant » sans sentiment. Elle a noyé les frissons
du capitalisme, précédé de Remarque préli- sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie petite-
minaire au recueil d’études de sociologie de bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste [8].
la religion, suivi de Les Sectes protestantes et
l’Esprit du capitalisme, éd. et trad. fr.
Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, Outre cette dénonciation de la désesthétisation et de la dévitalisation induite
« Champs classiques », 2017.
8. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du par la froideur du calcul, Marx et Engels pointent surtout cet autre paradoxe
parti communiste, Paris, Éditions Sociales, inhérent au capitalisme industriel : la logique instrumentale entraîne une crise
1986, p. 57.
de légitimation, dès lors que celle-ci ne peut plus justifier son existence. Si toute
nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 8 action n’est jamais pensée comme une finalité en elle-même, mais comme
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De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

moyen en vue d’un objectif transcendant, la logique instrumentale doit se cher-


cher une légitimité hors d’elle-même, autrement dit : hors de cette rationalité
immanente. Pourtant, toutes les finalités transcendantes que promettait un
ordre cosmique traditionnel ont justement été éliminées, si bien que la rationa-
lisation sape son propre fondement, laissant un vide béant. Sous une lumière
crue, le monde moderne se présente comme un monde désenchanté, incapable
de fournir un sens véritable à ses agitations. Si « esthétisation » il y a, c’est donc
pour combler ce vide, et légitimer malgré tout pareil processus. Mais avant
même une reprise fonctionnelle des aspects esthétiques, dont de nombreux
commentateurs soulignent aujourd’hui le rôle de facilitateur des rapports mar-
chands, la première étape est historiquement constituée par une réponse cri-
tique : l’esthétisation anti-rationaliste promue par le romantisme.
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ESTHÉTISER LA VIE : ROMANTISME OU FONCTIONNALISME ?

Que la vie ait besoin d’être à nouveau « esthétisée », voilà une idée dont on
observe l’émergence aux alentours de 1800. Premier moment fort donc d’une
idée proprement moderne, et dont se font l’expression certains auteurs dans la
parenthèse entre la Révolution française et la Révolution de Février, mais avec
plus de vigueur encore en Allemagne, dans les cercles romantiques notamment.
Sur fond de désillusion croissante à l’égard d’une raison technologique empor-
tant tout sur son passage, surgit l’idée que c’est de l’art que pourrait venir le
salut. Prenant le pas sur la religion et la philosophie, ce sera désormais l’esthète
qui aura pour tâche de réparer le monde déchiré de la raison bourgeoise. Ainsi,
chez Friedrich Schiller, l’état esthétique constituerait le troisième royaume qui
réconcilie les opposés (la nécessité et la liberté, l’économie et la morale, le
sensible et l’intelligible) [9]. Parmi les Romantiques de Iéna, on mise sur la
poésie universelle pour réenchanter et « romantiser » la vie, en faisant résonner
entre eux les domaines les plus éloignés de l’existence [10]. Les artistes – au
premier chef les poètes – participeraient ainsi d’une nouvelle mythopoïèse qui
aurait cessé de s’opposer à la raison, mais permettrait de réintégrer les savoirs
jusque-là disjoints. Cette idée galvanise aussi Hegel et Hölderlin, qu’on soup-
çonne d’être les auteurs des propos suivants, contenus dans le Plus ancien pro-
gramme systématique de l’idéalisme allemand :

On ne peut avoir aucun esprit, même pour raisonner de l’histoire – sans avoir de sens
esthétique. Ici doit se faire évident ce qui manque proprement aux hommes qui ne
comprennent pas les Idées – et qui sont assez sincères pour convenir que tout leur est
obscur, dès qu’il ne s’agit plus seulement de tables et de registres. La poésie reçoit ainsi 9. Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éduca-
une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement – l’éduca- tion esthétique de l’homme, trad. fr. Robert
Leroux, Paris, Aubier, 1992, 27e lettre.
trice de l’humanité ; car il n’y a plus de philosophie, il n’y a plus d’histoire, la poésie
10. Friedrich von Schlegel, Philosophie de la
survivra seule à tout le reste des sciences et des arts. […] vie, trad. fr. Nicolas Waquet, Paris, Payot &
Les Idées, avant que nous les ayons rendues esthétiques, c’est-à-dire mythologiques, n’ont Rivages, « Rivages poche », 2013.
aucun intérêt pour le peuple ; et inversement une mythologie, avant d’être rationnelle,
est un objet de honte pour le philosophe. C’est ainsi que les hommes éclairés et ceux qui nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 9
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PRÉSENTATION | Esthétisation

ne le sont pas doivent à la fin se tendre la main, la mythologie doit devenir philosophie
pour rendre le peuple raisonnable, et sa philosophie doit devenir mythologie afin de
rendre les philosophes sensibles. […] C’est alors seulement que nous attend un dévelop-
pement égal de toutes les forces, celles du particulier comme celles de tous les individus.
Aucune force ne sera plus réprimée. Régneront alors la liberté et l’égalité universelle des
esprits ! Un esprit supérieur, envoyé du ciel, doit fonder cette nouvelle religion parmi
nous, elle sera la dernière et la plus grande œuvre de l’humanité [11].

Du côté français, on retrouve des intentions tout à fait analogues chez Saint-
Simon. À l’occasion d’un dialogue imaginaire entre les acteurs principaux du
progrès bourgeois – l’industriel, le savant et l’artiste –, celui-ci introduit en
1824 la notion même d’une avant-garde artistique :

C’est nous, artistes, qui vous servirons d’avant-garde : la puissance des arts est en effet
la plus immédiate et la plus rapide. Nous avons des armes de toute espèce : quand nous
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voulons répandre des idées neuves parmi les hommes, nous les inscrivons sur le marbre
ou sur la toile ; nous les popularisons par la poésie et le chant ; nous employons tour à
tour la lyre ou le galoubet, l’ode ou la chanson, l’histoire ou le roman ; la scène drama-
tique nous est ouverte, et c’est là surtout que nous exerçons une influence électrique et
victorieuse. Nous nous adressons à l’imagination et aux sentiments de l’homme, nous
devons donc exercer toujours l’action la plus vive et la plus décisive ; et si aujourd’hui
notre rôle paraît nul ou au moins très secondaire, c’est qu’il manquait aux arts ce qui
est essentiel à leur énergie et à leurs succès, une impulsion commune et une idée générale.
[…]
Quel plus riche avenir, quel tableau plus propre à enflammer l’imagination et à étendre
les sentiments que celui de l’espèce humaine pour jamais unie par la fraternité des jouis-
sances et du travail, cette morale pratique de tous les temps ! quelle plus belle destinée
pour les arts, que d’exercer sur la société une puissance positive, un véritable sacerdoce,
et de s’élancer en avant de toutes les facultés intellectuelles, à l’époque de leur grand
développement [12] !

L’esthétisation de la vie pour laquelle militent ces textes, portés par un


enthousiasme révolutionnaire palpable, repose sur la certitude que c’est l’art
qui constitue l’avant-garde véritable à tout progrès social. Une fois obtenu son
indépendance grâce à l’essor de la société bourgeoise moderne, l’art est consi-
déré comme l’unique foyer d’une activité humaine demeurant véritablement
libre : c’est à ce titre qu’elle est appelée à se répandre dans tous les autres
domaines de l’agir humain, afin de réenchanter le monde et réconcilier les
contraires que lui impose la division des tâches. Certes, aux prémices du
XIXe siècle, pareille idée reste un espoir vague, eu égard au poids réel qui revient
aux artistes au sein de la société. On retiendra malgré tout que ces rêveries
11. Le plus ancien programme systématique de
visionnaires sont le fruit d’une société bourgeoise en instance de se consolider,
l’idéalisme allemand, trad. fr. Jean-Luc si bien que, lorsqu’un siècle plus tard, les avant-gardes artistiques mettent en
Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe dans scène leur charge anti-bourgeoise, elles ne font pourtant que reprendre une
L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature
du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, antienne de la bourgeoisie révolutionnaire : l’esthétisation de la vie doit advenir
p. 54. à l’aune d’un art qui aurait conquis le droit à son inutilité productive, mais
12. Henri de Saint-Simon, L’Artiste, le Savant
et l’Industriel, dans Œuvres complètes de dont la beauté sans fonction permettrait justement de réconcilier un monde
Saint-Simon et d’Enfantin, vol. 10, Paris, déchiré par les effets du rationalisme.
Dentu, 1875, pp. 210 et 215-216.
Deux lectures sont donc permises de ce premier moment vers 1800. On
nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 10 peut considérer qu’il s’agit d’une esthétisation romantique, dont la motivation
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De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

serait en quelque sorte contestataire : réagissant à la « désesthétisation » induite


par le processus de modernisation, la version romantique défendrait pour ainsi
dire son versant oublié, et retrouverait dans la figure de l’artiste un peu de sève
revitalisante. Une deuxième lecture viendrait contredire – ou tout au moins
complexifier – cette version purement contestataire : dans l’hypothèse d’une
esthétisation fonctionnelle, le domaine esthétique ne s’érige plus en alternative
au monde productif, mais permet au contraire de juguler ses effets d’aliénation.
En réinjectant des affects, de l’éclat et des couleurs dans la répétition de l’exis-
tence moderne, l’artiste lui redonne un peu de sens et permet de lubrifier la
mécanique en marche. On en arrive au paradoxe suivant : par l’attention aux
formes sensibles, l’art permettrait ainsi de corriger l’excès de formalisme que
Weber attestait à l’époque moderne ou encore, pour le redire autrement, c’est
par une insistance sur les formes esthétiques que la rationalisation des processus
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retrouve un peu d’« esprit ».
On se souviendra que d’après Weber, le capitalisme n’a plus besoin de
justification transcendantale, de Geist donc, puisque c’est dans l’immanence
d’une façon de faire, purement formelle, qu’il trouve sa raison d’être. Cette
vision des choses n’a jamais fait l’unanimité. Après Weber, nombre sont les
sociologues pour qui le mode de production capitaliste exigeait bien sa part de
spiritualité pour soutenir le processus en marche. Boltanski et Chiapello l’ont
redit à leur manière, dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, quand celui-ci est
défini comme « cet ensemble de croyances associées à l’ordre capitaliste qui
contribuent à justifier cet ordre » et qui « soutiennent l’accomplissement de
tâches plus ou moins pénibles et, plus généralement, l’adhésion à un style de
vie, favorables à l’ordre capitaliste [13] ». L’hypothèse de l’esthétisation comme
double gémellaire de la rationalisation, comme contrepartie nécessaire à la mise
en œuvre de celle-ci, trouve ici toute sa pertinence. Au lieu de considérer que
seul un protestantisme de la forme, que seul un ascétisme du renoncement
pourrait justifier l’existence du homo oeconomicus, c’est au contraire la sublima-
tion du travail par la « belle forme » qui apporterait la justification ultime.
À supposer que cette lecture soit juste, certains textes-clés du XIXe siècle
apparaissent soudain sous un jour nouveau. Ainsi, la célèbre « métaphysique
d’artiste » défendue par Friedrich Nietzsche dans ses premiers écrits. Dans Nais-
sance de la tragédie, celui-ci soutient en effet que l’existence et le monde ne
sont « éternellement justifiés (gerechtfertigt) […] que comme phénomène esthé-
tique [14] ». La lecture romantique a souhaité voir dans ces passages l’apologie
d’un mode de vie radicalement différent. Une lecture fonctionnaliste post-
wébérienne verrait certes dans Nietzsche l’apologiste de l’esthétisation, mais
considérerait que cette dernière vaut en réalité comme justification d’un monde
moderne en perte de sens ; à son corps défendant, Nietzsche aurait donc parfai-
13. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel
tement cerné la fonction stabilisante de l’esthétique. Esprit du capitalisme, op. cit., p. 45.
14. Friedrich Nietzsche, Naissance de la tragé-
die, § 5.

nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 11


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PRÉSENTATION | Esthétisation

L’ENTRE-DEUX GUERRES (1919-1939) :


POLITISATION DE L’ART OU ESTHÉTISATION DE LA POLITIQUE ?

La première moitié du XXe siècle marque un tournant dans le discours sur


l’esthétisation, inaugurant une première querelle autour de la portée du
concept. La querelle est cependant précédée par une phase de stabilisation.
Reprenant la promesse d’une révolution sociale qui passerait d’abord par une
réinvention des formes sensibles, les avant-gardes littéraires et artistiques
prônent l’idée d’une transformation de la société sur le modèle de la licence
artistique. À grande échelle, on retrouve la critique de l’uniformisation, et le
rejet d’un nivellement par le bas. Alexis de Tocqueville déjà s’en étonnait, à la
fin de son De la démocratie en Amérique : « Je promène mes regards sur cette
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foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse.
Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace [15]. » Contre
cette perte supposée du goût, mais aussi contre une consommation facile d’une
beauté de pacotille, écrivains et artistes fin-de-siècle se lancent dans une
recherche toujours plus poussée de la nuance. The Portrait of Dorian Gray
d’Oscar Wilde, Il piacere de Gabriele D’Annunzio ou encore la misanthropie
jouisseuse d’À rebours de Huysmans sont autant d’exemples d’une esthétisation
vouée à la poursuite du raffinement ultime. Dès 1870, apparaît le verbe « esthé-
tiser », que les Goncourt emploient au sujet de Baudelaire et de Victor Hugo,
et qui se répand peu à peu, sur le calque de l’anglais to aestheticize (et qui fait
suite à un verbe allemand déjà plus ancien, ästhetisieren, attesté dès le début du
XIXe siècle [16]).
À l’inverse de cet esthétisme de l’« art pour l’art », certaines avant-gardes
retiennent de l’esthétisation avant tout une fonction politique et sociale. Dada,
les surréalistes, et, en un sens, même le futurisme italien, verront dans l’esthéti-
sation de la vie une thérapie-choc à laquelle soumettre les sociétés bourgeoises
engoncées dans leurs certitudes. Non pas tant un art politique que l’art comme
politique donc. Marinetti lui avait même trouvé un nom : « artocratie » (arte-
15. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en crazia), avec la fête de l’art en réponse à l’« enfer » d’une économie déchaînée.
Amérique, Paris, Flammarion, GF, 2010,
p. 400.
Bien avant que Marcel Duchamp soutienne l’idée de la « vie comme œuvre
16. Trésor de la langue française, entrée d’art », Marinetti évoque dans son manifeste de 1920 une conception analogue :
« esthétiser ». Pour ästhetisieren, cf. l’étude
nourrie de Corinna Dziudzia, qui
retrace l’apparition chez Goethe, Novalis, un temps viendra où la vie ne sera plus simplement une vie de pain et de labeur ni une
Schlegel et Eichendorff (Dziudzia, Corinna, vie d’oisiveté mais où la vie sera vie-œuvre d’art / chaque homme vivra son meilleur
Ästheti-sierung und Literatur: Begriff und roman / les esprits les plus géniaux vivront leur meilleur poème possible [17].
Konzept von 1800 bis heute, Band 2,
Heidelberg, Universitätsverlag Winter,
coll. « Beiträge zur Literaturwissenschaft Les années suivantes, et la montée du fascisme italien en particulier, per-
und Wissenspoe-tik », 2015).
mettent de comprendre le passage d’une idée de la vie comme œuvre d’art à
17. Filippo Marinetti, Al di là del comunismo,
Milan, Edizioni La Testa di Ferro, 1920, celle de la guerre comme « le plus beau des poèmes futuristes ». De là à mettre
p. 12 (nous traduisons).
l’art au service de la révolution fasciste, il n’y a plus qu’un pas que certains
nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 12 franchiront comme à la noce (ce ne sera plus le cas de Marinetti après 1920).
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De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

Dès 1935, et à la lumière de ces développements, Walter Benjamin pose


cette thèse qui aujourd’hui encore obsède tous les débats autour de l’esthétisa-
tion, celle du fascisme comme « esthétisation de la politique » et de sa réponse
dans le communisme par une « politisation de l’art [18]». Mais plus encore
qu’aux Dieux du stade de Leni Riefenstahl auxquels répondrait le cinéma de
Vertov ou d’Eisenstein – opposition à laquelle on a souvent voulu réduire la
thèse de Benjamin –, la réflexion est moins simpliste. À bien y regarder,
L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique déroule en fait une
argumentation plus articulée. Pour Benjamin, l’esthétisation fasciste est une
suite logique du régime de « l’art pour l’art », qui ne parvient à préserver sa
radicalité qu’en déclenchant la guerre totale :

Fiat ars, pereat mundus, dit le fascisme, qui, de l’aveu même de Marinetti, attend de la
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guerre la satisfaction artistique d’une perception sensible modifiée par la technique. L’art
pour l’art semble trouver là son accomplissement. Au temps d’Homère, l’humanité
s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle
s’offre en spectacle [19].

Les masses qui s’agenouillent devant le Duce ou le Führer reconstituent dans


la grande mise en scène esthético-politique l’illusion d’une unité organique,
alors que son principe est en réalité celui de la division. Les architectures des
stades d’Albert Speer, les mises en scène lors des Congrès du parti, ou le simple
fait que, dès 1934, le régime nazi ait imaginé la création d’un « Bureau de la
Beauté du Travail » (Amt Schönheit der Arbeit) – tout cela tend à prouver que
lorsque l’on analyse le national-socialisme dans les termes d’un « national-
esthétisme » (Nancy/Lacoue-Labarthe), pareille approche soit aujourd’hui
moins provocatrice que du temps de Benjamin. L’opposition tranchée
qu’installe ce dernier entre une « esthétisation de la politique », trait distinctif
du fascisme, et une « politisation de l’esthétique », privilège des forces progres-
sistes, ne cesse pourtant de questionner. Car elle supposerait que le fascisme ne
« politise » pas l’esthétique, ce qui serait une idée pour le moins curieuse.
Quand on connaît la subtilité habituelle de Benjamin dans l’usage des termes,
on ne peut que s’étonner de la facilité avec laquelle il semble pouvoir régler le 18. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque
problème. de sa reproductibilité technique (Première
version, 1935), dans Œuvres III, trad. fr.
La situation se présente différemment une fois que l’on replace Benjamin
Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000,
dans le contexte d’une querelle plus ancienne. Car de fait, l’opposition célèbre p. 113.
pourrait très bien n’être qu’une reprise d’une dichotomie introduite avant lui 19. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque
de sa reproductibilité technique [1939], dans
par Carl Schmitt, et dont Benjamin aurait tout bonnement inversé les valeurs. Œuvres III, trad. fr. Maurice de Gandillac,
Le « Kronjurist » du IIIe Reich voyait en effet dans l’avènement du régime hitlé- Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gal-
limard, 2000, p. 316.
rien le grand retour du politique, après des décennies de « dépolitisation » dont 20. Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen:
la responsabilité reviendrait au premier chef à une pensée techniciste et bureau- synoptische Darstellung der Texte, éd.
Marco Walter, Berlin, Duncker & Hum-
cratique (une conférence prononcée à Barcelone en 1929, et qui sera ajoutée blot, 2018, chap. « Das Zeitalter der Neu-
en 1936 comme annexe à l’essai Le Concept du politique de 1932 résume par tralisierungen und Entpolitisierungen »
(pp. 245-249).
son titre le constat dressé par Schmitt : le retour de l’État autoritaire doit inter-
venir dans « l’époque des neutralisations et des dépolitisations [20] »). Mais cette nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 13
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PRÉSENTATION | Esthétisation

dépolitisation aurait selon Schmitt des racines plus profondes, puisqu’elle


remonte à ce qu’il qualifie de romantisme politique. Autant le Führerstaat
représente selon Schmitt la possibilité d’une politisation totale (Totalität des
Politischen), autant le romantisme avait opté selon Schmitt pour la voie inverse,
celle d’une esthétisation totale de tous les domaines de l’existence, l’existence
politique incluse. C’est la thèse déjà défendue par Schmitt dans son ouvrage Le
Romantisme politique. Le mouvement romantique, soutient cet essai de 1919,
serait le théâtre d’une « folle expansion de l’esthétique [21] », l’utopie d’un
monde dont l’artiste serait l’inspirateur véritable. En s’appuyant sur Schiller,
mais plus encore sur Novalis, Schmitt règle ses comptes à ce qu’il qualifie aussi
d’« occasionalisme subjectivé » : l’État est conçu comme une œuvre d’art, et ne
vaut plus que comme occasion pour que se réalise l’esprit créateur de la subjec-
tivité romantique [22]. Et Schmitt d’asséner ce verdict sans appel : « cette esthéti-
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sation (Ästhetisierung) aboutit, au point de vue sociologique, à ramener toute
vie spirituelle à une affaire privée [23] », bref, l’esthétisation équivaut à une
dépolitisation, qui ne fait que se renforcer, après la brève parenthèse roman-
tique du XIXe siècle, avec le déchaînement économique et technocratique du
début du XXe siècle.
L’ascendant qu’eut Carl Schmitt sur Benjamin est un fait désormais bien
établi, et la critique s’accorde généralement à dire que L’Œuvre d’art à l’époque
de sa reproductibilité technique peut se lire comme une réponse à l’essai sur Le
Romantisme politique, dont il renverse en quelque sorte les thèses [24]. Parmi les
notes de travail de Benjamin dans son dossier lié à L’Œuvre d’art, on trouve
d’ailleurs un résumé établi par Karl Löwith de la conférence de Barcelone de
1929, déjà mentionnée plus haut, sur « L’époque des neutralisations et des
dépolitisations ». Bien que le résumé n’ait été publié que début 1940, et donc
bien après les premières versions de l’essai sur L’Œuvre d’art – et quelque mois
seulement avant sa propre mort –, Benjamin transcrit ce résumé dans lequel il
a dû trouver la confirmation (négative) de ses propres intuitions.

21. Carl Schmitt, Romantisme politique, trad. Aujourd’hui les inventions techniques sont les moyens d’une immense domination de
fr. Pierre Linn, Paris, Valois, 1928, p. 149. masse ; la radiodiffusion détient un monopole sur la radio, la censure sur le cinéma. […]
22. Ibidem, p. 134. La décision concernant la liberté et la servitude n’est pas dans la technique en tant que
23. Ibidem, p. 28 (trad. modifiée – là où dans technique. Celle-ci peut servir à la liberté comme à l’oppression, à la centralisation
l’original, on lit Ästhetisierung, le traduc- comme à la décentralisation […] La question de Schmitt est donc la suivante : quel type
teur lui préfère expansion de l’esthétique).
de politique est assez fort pour faire usage de de la technique comme d’un moyen et de
24. Horst Bredekamp, Benjamin’s Esteem for
Carl Schmitt, dans The Oxford Handbook of lui donner un « sens ultime » ? Sa réponse est : seule une politique capable de politiser
Carl Schmitt, éd. Jens Meierhenrich et [politisieren] toutes les sphères de la vie dans la même mesure où elles ont été neutralisées
Oliver Simons, Oxford, Oxford University par l’économie et la technique [25].
Press, 2015, t. 1.
25. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften.
VII.2, éd. Hermmann Schweppenhäuser et Alors même qu’idéologiquement, tout les oppose, Schmitt et Benjamin
Rolf Tiedemann, Francfort-sur-le-Main, semblent s’accorder sur ce point : le rejet de l’esthétisation de la politique et le
Suhrkamp, 1989, p. 673. Extrait de Karl
Löwith, « Max Weber und seine Nachfol- besoin de promouvoir un usage politique des arts et des techniques. Ce n’est
ger » paru dans Maß und Wert, III, no 2 pas l’endroit pour débattre de ce qui sépare Schmitt et Benjamin, ni même du
(janvier-février 1940), p. 173.
sens exact de la formule de l’esthétisation de la politique et de la politisation de
nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 14 l’art si souvent ressassée. Dans le cadre de cette reconstitution sommaire de
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De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

l’histoire de la notion d’« esthétisation », nous nous contenterons de souligner


que dans l’entre-deux-guerres, celle-ci commence à forger sa réputation
négative.
La sédition artistique des avant-gardes – Siegfried Kracauer s’emportait déjà
dans ses papiers rédigés durant la République de Weimar –, a fait place à un
sentimentalisme esthétique qui permet de contrôler les affects des foules. Avant
même les défilés « bruns » des nazis, Kracauer s’étonne du succès recueilli par
les revues des « Tiller girls », un groupe de jeunes danseuses aux chorégraphies
impeccables qui se produisent dans des stades allemands bondés [26]. Leurs
jambes alignées au cordeau hypnotisent les foules, écrit Kracauer, tandis que la
liturgie esthétique est devenue l’ornement des masses. Dans De Caligari à Hitler,
il étudie l’usage de la propagande filmique. Non content d’avoir fabriqué de
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l’extase lors du Congrès de Nuremberg, Le Triomphe de la volonté de Riefenstahl
use de la « magie des formes esthétiques » pour conférer de la consistance aux
masses instables [27]. L’esthétisation se relie donc dans ce contexte tout d’abord
au soupçon de spectacularisation et de manipulation, et fait office de psycho-
technique pour asseoir le pouvoir.

L’APRÈS-68 : GRANDEUR ET MISÈRE DE L’ESTHÉTISATION

On peut identifier une troisième phase dans les débats autour de la notion
d’« esthétisation », et celle-ci s’inscrit dans la période post-1968. C’est dans cette
phase que se consolident les arguments qui, aujourd’hui encore, dominent les
débats. Souvent, ce sont des acceptions déjà plus anciennes de l’« esthétisation »
qui sont reprises (qu’il s’agisse de la version romantique, fonctionnaliste ou
psychotechnique), tout en subissant certains infléchissements. Si les analyses du
fascisme par Benjamin ou Kracauer sont retenues comme valables, leur lecture
des objets de consommation connaît un regain d’actualité, sur fond du consu-
mérisme des années 1960 et 1970. L’école de Francfort met au jour les méca-
niques de ce que Theodor W. Adorno et Max Horkheimer décrivent comme
« l’industrie culturelle » (Kulturindustrie), jonction ultime entre ce qui semblait
inconciliable, autrement dit la standardisation industrielle et l’inventivité de la
26. Siegfried Kracauer, L’Ornement de la
culture. Kracauer avait préparé le terrain, en observant l’homologie formelle masse : essais sur la modernité weimarienne,
entre les membres des danseuses de revue et ceux des masses rythmées par le trad. fr. Sabine Cornille, Olivier Agard et
Philippe Despoix, Paris, La Découverte,
travail taylorisé : « Aux jambes de Tiller girls correspondent les mains dans les « Théorie critique », 2008, p. 63.
usines [28]. » 27. Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler :
une histoire psychologique du cinéma alle-
Pour Adorno et Horkheimer, le jeu des apparences ne peut servir d’autres mand, trad. fr. Claude B. Levenson, Lau-
fins que celles de l’exploitation. Pourtant, très vite, l’analyse proposée par sanne, L’Âge d’homme, « Histoire et
théorie du cinéma », 2009, annexe « La
l’École de Francfort est dépassée par la nouvelle contre-culture qui émerge, et Propagande et le Film de guerre nazi ».
dont l’anarchie joyeuse s’émancipe de ces grilles de lecture jugées austères. La 28. Siegfried Kracauer, L’Ornement de la masse,
op. cit., p. 63.
création artistique redevient un modèle de référence, et l’invention des formes
sensibles également : la singularité des démarches s’affirme, comme un vaste nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 15
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PRÉSENTATION | Esthétisation

mouvement de libération des énergies créatrices. Pas étonnant que l’esthétisa-


tion soit revalorisée dans ce contexte, par tous ceux qui militent pour la révolu-
tion moléculaire. Félix Guattari résumera plus tard, dans Chaosmose, cette
vision : « On crée de nouvelles modalités de subjectivation au même titre qu’un
plasticien crée de nouvelles formes à partir de la palette dont il dispose », et
en captant, enrichissant et réinventant la subjectivation, cela participe d’une
« esthétisation générale (et relative) des divers Univers de valeur [29] ».
La réaction à cette apologie des agencements libres ne se fera pas attendre,
et elle viendra cette fois du camp conservateur, dont certains représentants
estiment que les penseurs postmodernes n’ont rien à opposer au capitalisme
consumériste dont ils épousent en fin de compte l’injonction hédoniste. Ce
sont deux penseurs qui s’emparent en particulier de la notion d’esthétisation –
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Daniel Bell dans le monde anglo-saxon et Rüdiger Bubner dans l’espace germa-
nophone – pour en faire le fer de lance de leur polémique. Bell et Bubner
attestent à leur époque une perte générale des valeurs fondamentales, et le
triomphe du narcissisme, de la recherche du plaisir et de l’intensité [30]. Bubner
compare cette tendance à l’esthétisation à une généralisation de l’instant festif :
les expériences esthétiques, jadis cantonnées à un moment d’exception (sous la
forme de la fête religieuse dans les sociétés traditionnelles et sous la forme de
l’art dans la société bourgeoise), se seraient banalisées à la faveur d’une culture
de l’événementiel qui envahit désormais toutes les étapes de la vie. Dénuées de
toute signification, les intensités ponctuelles ne recouvriraient qu’imparfaite-
ment le vide abyssal autour duquel se masserait une société d’individus atomi-
sés. On notera d’ailleurs que selon le philosophe de Heidelberg, cette
esthétisation du monde de la vie va de pair avec une « désartification » de l’art
sous l’effet des happenings, de la performance et les ready-mades : la dissolution
de la forme artistique autonome au profit de la forme quelconque finit par
dissoudre définitivement les limites du domaine artistique. Ce double mouve-
ment d’esthétisation et de désartification ne serait en vérité qu’une seule et
même tendance : l’esthétique ne renvoie plus à son pôle objectif – la promesse
d’une œuvre d’art régie par l’autonomie – mais se voit rabattue sur son pôle le
plus subjectif, celui du sentir.
Daniel Bell fait un constat analogue, mais lui accole une explication sociolo-
gique [31]. L’hédonisme généralisé serait l’effet de deux transformations pro-
fondes du capitalisme occidental advenu vers le milieu du XXe siècle. D’une
29. Félix Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, part, l’établissement d’un capitalisme organisé (1930-1960) avec les grandes
1992, pp. 12 et 147.
entreprises de type fordiste qui, de concert avec un État-providence, auraient
30. Rüdiger Bubner, Ästhetisierung der Leben-
swelt, dans Ästhetische Erfahrung, Francfort- permis aux masses l’accès aux biens de consommation, mais auraient également
sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, pp. 143-156.
créé des attentes envers ces mêmes institutions publiques et privées afin de
31. Daniel Bell, The Cultural Contradictions of
Capitalism, Londres, Heinemann Educatio- pérenniser cet accès. D’autre part, le déplacement de la force de travail humaine
nal, 1979.
depuis la chaîne de montage vers une économie post-industrielle et tertiaire
nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 16 qui aurait favorisé l’attention aux secteurs créatifs et culturels, dont la promesse
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De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

d’une auto-réalisation est précisément l’une des traits distinctifs. Selon le socio-
logue américain, plutôt que d’imputer l’esthétisation aux demandes des mouve-
ments contre-culturels – on peut songer à l’influence de Marcuse, qui soutenait
dans Eros and Civilization que la société capitaliste se base sur la répression des
facultés sensibles et affectives de l’humain [32] – ce serait donc la transformation
du régime capitaliste lui-même qui aurait favorisé une « esthétisation » du
monde social. Or, ce nouvel esprit hédoniste, antithétique en tout point à
l’éthique protestante de Weber, menacerait à présent le fonctionnement de la
société capitaliste qui, en vérité – et jusque dans sa forme post-industrielle –
aura besoin de membres dévoués à tâche. Et Bell de conclure sur ce qu’il quali-
fiait de « contradiction culturelle du capitalisme ».
Les réponses aux brûlots de Bubner et de Bell ont été multiples. Dans le
contexte anglo-saxon, les idées de Bell ont paradoxalement surtout été reprises
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par des penseurs marxistes. L’esthétisation du monde de la vie est alors discutée
dans le contexte du débat sur le post-modernisme et sur l’étonnante capacité
du capitalisme à se métamorphoser. Frederic Jameson interprétait ainsi l’esthé-
tisation postmoderne comme symptôme du capitalisme tardif – le capitalisme
globalisé qui aurait achevé une marchandisation intégrale de la vie [33]. Jameson
associe la culture post-moderne aux pathologies de l’hystérie et de la schizo-
phrénie : la célébration des simulacres et la tendance schizoïde qu’il impute aux
théories de Baudrillard ou à Deleuze-Guattari seraient le signe d’une perte de
contact avec le réel. D’autres, comme David Harvey ou Zygmunt Bauman lui
emboîteront le pas, pour souligner qui plutôt les effets d’une compression de
l’espace-temps, qui plutôt les effets de liquéfaction du monde [34].
Dans le contexte allemand, Bubner inaugure le débat sur cette « esthétisa-
tion du monde de la vie » (Ästhetisierung der Lebenswelt), dont un autre philo-
sophe, Wolfgang Welsch, défendra au contraire le principe. Proche de Jean-
François Lyotard, Welsch estime que l’esthétisation, malgré ses effets délétères, 32. Herbert Marcuse, Éros et Civilisation :
engendre aussi une nouvelle culture de la sensibilité, permettant une prise de contribution à Freud, trad. fr. Jean-Guy
Nény et Boris Fraenkel, Paris, Éditions de
conscience accrue des contradictions internes des récits modernistes. Plutôt Minuit, 1963.
qu’une critique de l’esthétisation, il faudrait, soutient Welsch, une « critique 33. Fredric Jameson, Postmodernism, or the
Cultural Logic of Late Capitalism, Durham,
esthétique de l’esthétisation », autrement dit, la capacité d’aller contre les NC, Duke University Press, 1989.
« anesthésies » que produit une certaine dynamique esthétisante [35]. Après les 34. David Harvey, The Condition of Postmoder-
nity: An Enquiry into the Origins of Cultural
échanges de coups entre Bubner et Welsch, le débat germanophone se poursuit Change, Oxford, Cambridge, Mass., USA,
surtout entre sociologues. Ainsi, Gerhard Schulze reprend certains éléments des Blackwell, 1990 ; Zygmunt Bauman, The
Individualized Society, Cambridge, UK,
diagnostics de Bubner et de Bell dans sa conception d’une « société des expé- Malden, MA, Polity Press, 2001.
riences événementielles » (Erlebnisgesellschaft) dont l’approche se veut descrip- 35. Wolfgang Welsch, Ästhetisches Denken,
Ditzingen, Reclam, 1991.
tive et neutre [36]. Dans une société d’abondance, l’individuation et la 36. Gerhard Schulze, Die Erlebnisgesellschaft:
différenciation ne s’opère plus selon l’appartenance à certaines classes sociales Kultursoziologie der Gegenwart, Francfort-
sur-le-Main, Campus-Verlag, 1992.
– Axel Honneth a fait remarquer que c’est ici que Schulze s’oppose diamétrale- 37. Axel Honneth, « Ästhetisierung der Leben-
ment à Pierre Bourdieu [37] –, mais selon les milieux déterminés par des diffé- swelt », Merkur, vol. 46, no 519, 1992,
pp. 522-527.
rences dans les styles de vie, les habitudes de consommation et les idéaux de
bien-être. À sa façon, Andreas Reckwitz poursuit aujourd’hui cette ligne, nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 17
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PRÉSENTATION | Esthétisation

lorsqu’il fait de l’individualisation esthétique le moteur de notre société des


singularités [38].
De manière générale, on peut constater que de nombreux arguments avan-
cés dans les années 1970-1990 sont repris dans les analyses actuelles, souvent la
charge polémique en moins. Que l’enjeu du postmodernisme ne soit plus au
centre des préoccupations n’y est peut-être pas pour rien. Mais surtout, on
observe une diversification des débats, et l’esthétisation peut servir de baguette
à des sourciers très différents entre eux. Ses symptômes indiqueraient au choix
la présence d’un filon « narcissisant », où le beau – contrairement à ce qu’en
disait l’esthétique du XVIIIe siècle – ne vaudrait plus que pour l’individu, ou
encore la présence d’un filon « participatif », puisque chacun pourrait contri-
buer à façonner l’apparence des lieux partagés en commun. Les observations
sociologiques sur les nouveaux « consomm’acteurs » (traduction sommaire des
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prosumers anglais) portent certes sur les nouveaux désirs de personnalisation
des habitudes de consommation, afin de devenir « co-producteur » de sa vie
quotidienne [39], mais trouvent leur écho au niveau collectif dans une réactuali-
sation des projets du « design social ».
Un peu comme le mouvement du Arts & Crafts au XIXe ou du design
engagé des années 1960 (en Italie notamment) promettait un accès plus démo-
cratique aux objets longtemps réservés à une élite, l’esthétisation est aujourd’hui
encore invoquée par certains comme une promesse de vie meilleure pour le
plus grand nombre. Dans le domaine de la critique d’art, on continue de
s’écharper entre ceux qui estiment qu’une acception plus ouverte de l’esthétique
38. Andreas Reckwitz, La Société des singulari- permettrait de décrire des phénomènes longtemps délaissés par l’esthétique,
tés, Paris, MSH Éditions, 2021.
39. B. Cova et D. Dalli, « Working consumers:
comme le design, les images publicitaires, la mode, et, plus généralement, tout
the next step in marketing theory ? », Mar- ce qui relèverait – à la suite de Simmel – d’une esthétique des apparences
keting Theory, vol. 9, no 3, p. 316 : « l’esthé- sociales [40], et les tenants d’une autonomie de l’art, pour qui l’esthétisation
tisation de la vie quotidienne et, par
conséquent, l’esthétisation de la consom- équivaut à une liquidation du potentiel critique. Qu’on fasse explicitement réfé-
mation sont probablement les caractéris- rence à Guy Debord ou pas, la charge contre la spectacularisation se retrouve
tiques les plus fortes des sociétés
européennes post-modernes » (« the aes- dans de nombreuses interventions actuelles. La spectacularisation est alors
theticization of everyday life and, thus, the expliquée soit par un appel au registre pulsionnel (dans l’économie des block-
aestheticization of consumption are possibly
the strongest characteristics of post-modern busters par exemple, analysés par Dominique Chateau [41]) soit par une instru-
European societies »). mentalisation de principes artistiques à des fins commerciales (Lipovetsky et
40. Barbara Carnevali et Zakiya Hanafi, Social
Appearances: A Philosophy of Display and
Serroy parlent d’un « hyperart » qui s’infiltrerait « dans tous les interstices du
Prestige, New York, Columbia University commerce et de la vie ordinaire [42] ») soit encore par des objectifs de manipula-
Press, coll. « Columbia themes in philoso-
tion politique.
phy, social criticism, and the arts », 2020.
41. Dominique Chateau, L’Esthétisation de Car, de fait, avec le grand retour des régimes autoritaires, l’usage des médias
l’art : Art contemporain et Cinéma, Paris, comme soutiens d’une « politique spectacle » est souvent interprété à l’aune de
Éd. de l’Amandier, 2014.
42. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Esthéti- cette « esthétisation de la politique » dénoncée par Benjamin. Contre le culte
sation du monde, op. cit., p. 25. des apparences, de nombreuses voix prônent un retour à l’authenticité ; la
43. Voir le dossier « Tyrannies de la transpa-
rence » dans Multitudes, vol. 73, no 4, 2018 transparence est avancée comme remède miracle pour contrer la théâtralisation
coordonné par Emmanuel Alloa et Yves de la société [43]. À la lumière du populisme médiatique, dont le recours au
Citton.
grand spectacle est bien connu quand il s’agit de faire diversion, la célébration
nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 18 des apparences peut avoir quelque chose de déplacé. Mais à quoi ressemblerait
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De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

une politique dépourvue de toute dimension sensible ? Jacques Rancière a


insisté sur le fait que la formule de Benjamin invite à tous les malentendus, dès
lors que la politique a toujours été esthétisée, et n’a pas attendu les totalita-
rismes pour l’être ; mieux, que c’est dans sa dimension sensible, vociférante et
excessive que l’on peut espérer renégocier ses lignes de partages occultées [44].
À son tour, dans son étude sur la « crainte de l’esthétisation [45] », Juliane
Rebentisch revient sur tous ceux qui, de Platon à Badiou, ont crié au sophisme
quand la sensibilité et l’affect interviennent en politique. Prenant le contre-pied
de ce reproche, la philosophe y soutient que l’esthétique peut constituer le
laboratoire d’une « différenciation d’avec soi », l’expérience d’un écart et d’une
non-identité.
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DE QUELLE ESTHÉTIQUE PARLONS-NOUS ? UNE BOUSSOLE

Le moment est venu, après avoir dressé ce tableau d’ensemble, de se risquer


à quelques conclusions. De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? La multitude
de ses emplois a de quoi donner le tournis. S’agit-il réellement d’un concept
stable, au vu des manières si hétérogènes dont il a été utilisé ? La première
conclusion qui s’impose est qu’il doit être historicisé, afin de comprendre les
circonstances qui ont permis son émergence. La seconde est que le constat de
sa polysémie n’est pas nouveau. Dès la fin du XIXe siècle – en 1889 pour être
exact – lorsque paraît en pleine Allemagne wilhelmienne un livre qui se propose
de résumer, entre autres choses, le phénomène de « l’esthétisation » (Ästhetisie- 44. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique
rung), un critique rétorque que le concept est trop flou pour pouvoir prétendre et Philosophie, Paris, Galilée, 1995,
p. 38-39. Voir également l’entretien sui-
à quelque rigueur [46]. On pourrait être tenté de le suivre, et d’abandonner tout vant : « Le fond du problème, c’est qu’il
simplement la notion, lorsque l’on songe aux malentendus qu’elle suscite. Nous n’y a pas de critère d’adéquation entre
politique de l’esthétique et esthétique de la
nous proposons cependant de procéder différemment, afin d’introduire aux politique. Cela n’a rien à voir avec ce que
textes qui composent ce dossier, et dont chacun fait d’ailleurs un usage sensible- certains disent, à savoir qu’il ne faut pas
mélanger l’art avec la politique. De toute
ment différent de la notion. Plutôt que d’essayer de dégager un noyau séman- façon, ils se mélangent, de toute façon la
tique stable, nous éclairerons l’esthétisation par un autre concept, qui constitue politique a son esthétique, et l’esthétique a
sa politique. Mais il n’y a pas de formule
de fait son arrière-plan : le concept d’esthétique. Tout auteur mobilisant le d’adéquation » (Jacques Rancière, Et tant
diagnostic de l’esthétisation possède une certaine idée de ce qu’est (ou devrait pis pour les gens fatigués : entretiens, Paris,
Éd. Amsterdam, 2009, p. 512-513).
être) l’esthétique, dont l’esthétisation serait alors tantôt la mise en œuvre et 45. Juliane Rebentisch, Die Kunst der Freiheit:
tantôt la radicalisation. Une boussole conceptuelle, afin de s’orienter dans le(s) zur Dialektik demokratischer Existenz,
Berlin, Suhrkamp, 2012 (trad. anglaise The
débat(s). Art of Freedom: on the Dialectics of Demo-
cratic Existence, Malden, MA, Polity Press,
2016).
1. L’esthétique comme enquête sur certaines qualités 46. Il s’agit de la remarque du critique Leo
Berg, à l’occasion de la parution de Hun-
dert Jahre Zeitgeist in Deutschland du jour-
Si l’esthétique est entendue comme la science portant sur certaines qualités naliste Julius Duboc. Voir Corinna
considérées esthétiques (le beau, l’agréable etc.), et que l’on constatera à propos Dziudzia, Ästhetisierung und Literatur,
op. cit., p. 7.
de certains objets, s’ensuivra une certaine configuration du débat. Toute opéra-
tion misant sur le déploiement de telles qualités esthétiques pourra être jugée nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 19
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PRÉSENTATION | Esthétisation

de deux manières opposées, et donne lieu aux versions suivantes du diagnostic


d’esthétisation :
1.1. L’esthétisation comme marchandisation : les stratégies d’« embellisse-
ment » sont perçues comme des instruments de marketing, destinés à capter
l’attention des consommateurs.
1.2. L’esthétisation comme amélioration de la vie : les stratégies d’embellisse-
ment sont vues dans une optique de progrès réel, comme perfectionnement
dans la facture des choses, des espaces et des atmosphères.

2. L’esthétique comme enquête sur les modes d’expérience subjective

Si l’on entend par esthétique une science s’intéressant avant tout à l’aïsthé-
sis, et donc plus généralement aux dimensions sensibles de l’expérience que
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peut faire un sujet, le débat prendra une autre tournure.
2.1. L’esthétisation comme individualisation : à s’intéresser avant tout aux
effets sur l’expérience de l’individu, l’esthétisation sera le nom d’une individua-
lisation des préférences esthétiques et d’une « privatisation » du goût.
2.2. L’esthétisation comme expérience transformatrice : à l’inverse, l’esthétisa-
tisation dans sa dimension individuelle pourra être vue comme l’opportunité
de « sortir du moule », de mener sa vie autrement, pour s’engager dans une
autre « esthétique de l’existence » (Foucault).

3. L’esthétique comme monde des apparences

Si l’esthétique se réfère, dans son ensemble, au monde des apparences (par


opposition au monde réel), et donc à tout ce qui est imaginaire, chimérique ou
virtuel (par opposition à ce qui est actuel), le débat passera par une autre ligne
de démarcation.
3.1. L’esthétisation comme déréalisation : on reprochera à l’esthétisation
d’entraîner les spectateurs vers des dimensions purement imaginaires ou pro-
prement hallucinatoires, alors même que les rapports de production ou de
pouvoir réels restent inchangés.
3.2. L’esthétisation comme expérience de l’écart : au lieu de ne voir dans
l’esthétique que le règne des simulacres, le site des apparences est conçu par
certains comme la possibilité de « dé-coïncider » (avec soi-même, avec les iden-
tités assignées, avec le présent).

4. L’esthétique comme domaine de l’art

Si l’esthétique est synonyme de la philosophie de l’art, et l’œuvre d’art


fournit la règle à ce que doit être une norme esthétique, le débat se reconfigure
encore autrement.
4.1. L’esthétisation comme désartification : dans cette première version,
nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 20 l’esthétisation nomme un processus où se perd ce qui fondait la spécificité de
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De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

l’œuvre d’art et de son expérience (autonomie, non-fonctionnalité, exception-


nalité, polysémie, etc.). Une fois que l’art perd son statut à part, il sacrifie son
potentiel critique et résistant.
4.2. L’esthétisation comme artialisation : dans cette seconde version, l’esthéti-
sation constitue moins une érosion de la sphère artistique autonome que
l’extension et l’amplification de celle-ci. L’esthétisation nomme la promesse
d’une « artialisation » de la vie, où le jeu avec les normes et les formes redevien-
drait possible. La réactualisation du credo de Schiller pour qui « l’homme n’est
pleinement homme que là où il joue ».
À rebours de son omniprésence apparente, nous pensons que le concept
d’« esthétisation » n’a pas encore fait l’objet de la réflexion qu’elle mérite.
Réfléchir sur l’esthétisation, c’est inévitablement réfléchir sur ce qu’est l’esthé-
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tique, si bien que le reproche d’esthétisation se double d’une idée souvent très
normative de ce que devrait être cette dernière (ainsi, Adorno n’avait que peu
d’admiration pour la sociologie des objets quotidiens de Simmel, dont il disait
qu’avec elle, « l’esthétique devient un esthétiser [47] »). Le champ reste ouvert,
et avec lui ces questions : l’esthétisation est-elle le nom d’une « anesthétisation »
face au retour proclamé du réel et de ses effets parfois traumatiques, ou bien
peut-elle correspondre à un « devenir sensible » effectif, à une prise de
conscience plus globale des forces et des sensibilités qui traversent notre
époque ? En quoi l’esthétisation relève-t-elle d’une capture des facultés senso-
rielles et en quoi permet-elle au contraire d’insister sur des usages plus explora-
toires, enjoués ou subversifs de celles-ci ? Cette première cartographie et la
boussole conceptuelle dont nous l’accompagnons permettra, du moins nous
l’espérons, de mieux apprécier les différentes contributions à ce dossier, qui
proposent chacune à sa façon des entrées possibles dans le vif du sujet.

PRÉSENTATION DES TEXTES

Le dossier s’ouvre par un article d’Andreas Reckwitz. Dans « Soyez créatifs !


Esthétisation et créativité à l’âge du capitalisme esthétique », le sociologue berli-
nois entreprend de nuancer et de déplacer le diagnostic de l’esthétisation. Loin
de représenter en quelque sorte la revanche des facultés sensorielles sur la puis-
sance de rationalisation que la sociologie depuis Weber associe avec la moder-
nité, l’émergence des nouveaux dispositifs de créativité indique à quel point les
dimensions affectives et sensibles sont en fait compatibles avec un capitalisme
de la productivité. Dans un âge post-fordiste, le travail créatif n’est plus réservé 47. Theodor W. Adorno, Henkel, Krug und
frühe Erfahrung [1965], dans Noten zur
à une frange marginale, mais s’impose comme nouvelle norme pour tous les
Literatur. Gesammelte Schriften 11, Franc-
sujets. fort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1974,
pp. 556-566.
Dans « L’esthétisation marchande au prisme de la théorie de l’art (et vice
versa) », Laurent Buffet revient lui aussi sur la thèse de l’esthétisation, pour la nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 21
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PRÉSENTATION | Esthétisation

mettre à l’épreuve à partir des catégories de l’esthétique de la réception propo-


sées par Hans Robert Jauss. L’esthétique de la réception s’était évertuée à dépla-
cer le centre de gravité depuis l’œuvre d’art vers le spectateur et ses expériences ;
Buffet soutient que ses catégories sont plus utiles aujourd’hui pour analyser le
monde marchand que celui des pratiques artistiques. Car de fait, l’art du
XXe siècle s’inscrit souvent en faux contre cette esthétisation et cette singularisa-
tion de l’expérience : ce qui reste pour l’art, c’est une désesthétisation radicale
de ses formes.
Si l’esthétisation a donc été décrite comme l’un des traits caractéristiques
du capitalisme contemporain, Juliane Rebentisch nous rappelle dans « L’esthéti-
sation et la culture démocratique » que l’esthétisation ne s’épuise pas dans
l’embellissement comme argument de vente, mais qu’il y a bien une esthétisa-
tion dont la portée est plus subversive. Contre le reproche d’une « esthétisation
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de la politique » ressassé de Platon à Carl Schmitt, Rebentisch revendique
l’esthétisation comme force nécessaire pour faire apparaître au sein du dêmos
un écart fondant toute liberté démocratique. Contre la réduction des appa-
rences esthétiques à de simples simulacres, l’esthétisation est décrite comme
une manière pour un collectif politique de se donner à soi-même une image
qui ne correspond jamais tout à fait au statu quo, et à renégocier librement les
identités collectives que l’on veut se donner.
Cette défense d’une certaine forme d’esthétisation, Martin Mees la prolonge
avec son étude sur l’idée d’une esthétique de l’existence chez Michel Foucault.
Dans « La vie comme œuvre d’art ? », Mees revient sur ce motif qui avait suscité
de multiples méprises. À rebours de tous ceux qui n’avaient voulu n’y voir
que l’expression d’un dandysme post-moderne, Mees montre qu’il s’agit chez
Foucault d’un concept opératoire, encore en élaboration, permettant de penser
des enjeux philosophiques de premier plan : la possibilité et la nécessité pour
des sujets de donner forme à leurs vies « a-normales », de les visibiliser et les
légitimer selon un autre critère que celui d’une correspondance aux morales
instituées, afin de les faire reconnaître pour elles-mêmes malgré le silence qui
les étouffe ou les discours qui les assujettissent.
Dans « L’esthétique contre l’esthétisation. Lyotard et la tautégorie de
l’œuvre d’art », Aleksey Sevastyanov s’oppose lui aussi à une conception réduc-
trice de l’esthétisation, pour réhabiliter cette fois une conception de l’esthétisa-
tion qui mobilise les ressources offertes par la pensée de Jean-François Lyotard.
C’est tout particulièrement dans la peinture non figurative que l’esthétique fait
preuve d’une capacité de résistance : en tant que témoignage sublime de tous
les « imprésentables » du XXe siècle (et de ses catastrophes en particulier), elle
se soustrait – sur un mode « tautégorique » – à l’emprise d’une esthétisation
marchande. Sevastyanov ne manque cependant pas de souligner également les
risques de l’approche lyotardienne, qui, dans sa célébration du sublime, ne
parvient pas à contourner le piège d’une pensée de la représentation.
La question de savoir de quelle marge de manœuvre dispose encore l’art au
nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 22 sein d’une économie esthétisée est également invoquée par Priscilla Wind. Dans
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De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER

« L’art documentaire dans la sphère germanophone : esthétiser la politique hier


et aujourd’hui », Wind compare les approches désormais classiques de l’engage-
ment politique au moyen du théâtre documentaire chez Erwin Piscator, Heinar
Kipphardt et Peter Weiss, avec les projets contemporains du Zentrum für Politi-
sche Schönheit et l’International Institute of Political Murder dirigé par Milo
Rau. Ces derniers s’inscrivent de manières très différentes dans les débats
contemporains autour des fake news et la spectacularisation de la politique :
tandis que l’art des premiers s’approprie en les parodiant des subterfuges qui
menacent aujourd’hui la politique démocratique, l’art du second propose des
installations qui manifestent et visualisent les tensions sociales souvent
occultées.
Si les deux approches artistiques défendent le potentiel émancipatoire de
l’esthétisation artistique face à la prédominance de l’esthétisation économique,
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Sylvia Kratochvil considère que l’on peut même déceler un potentiel utopique
dans le cœur de l’industrie culturelle. En rappelant que Walter Benjamin s’était
intéressé à la figure de Mickey Mouse, Kratochvil indique quelques pistes pour
une lecture plus ouverte et nuancée de l’imaginaire culturel, afin de dégager,
par-delà la marchandisation de la figure, ses potentiels plus subversifs.

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