Vous êtes sur la page 1sur 10

RENCONTRES ESTHÉTIQUES SUR LES BORDS ET DANS LES MARGES

Dominique Chateau

Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »

2022/1 n° 29 | pages 7 à 15
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130834991
DOI 10.3917/nre.029.0007
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2022-1-page-7.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Pixellence - 25-05-22 17:21:02 - (c) Humensis
RE0283 U000 - Oasys 19.00x - Page 7 - BAT
Revue Esthetique - 29 - Dynamic layout 0 × 0

PRÉSENTATION

DOMINIQUE CHATEAU

Rencontres esthétiques
sur les bords et dans les marges
« Être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset » : tel
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
fut, selon Paul Valéry, le défi principal que releva le jeune Charles Baudelaire
tandis qu’il parvenait « à l’âge d’écrire » ; il fallait « se distinguer à tout prix de
grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans la même
époque, tous en pleine vigueur [1] ». Ainsi, note Valéry, « dans les domaines de
la création, qui sont aussi les domaines de l’orgueil, le besoin, le devoir, la
fonction de se distinguer, sont indivisibles de l’existence même [2] ». Ce propos
renvoie au sens neutre de la séparation, de la différence qu’on se contente de
constater, non sans suggérer une dimension axiologique puisque l’âgon des
poètes vise autant à égaler, voire dépasser, les maîtres qu’à trouver sa voie à
l’écart de la leur. Ce faisant, le néophyte, n’instaure pas sa poétique singulière
sans transformer peu ou prou l’art qui la porte – y imprimant, s’il réussit, la
marque de sa manière et de sa conception –, mais en restant dans des limites
précises où cet art continue d’être transmissible intègre au suivant.

Il y a, parmi la typologie des postures d’artiste, une manière plus radicale


de se distinguer. Elle consiste justement à franchir, parmi les limites de l’établi,
celles qui définissent le territoire des arts déjà instaurés ; elle consiste à s’en
émanciper plus ou moins radicalement, pour investir quelque part dans des
marges le désir de créer ou d’agir artistiquement. Cela peut se réaliser antérieu-
rement à toute appropriation par un individu, au sein d’un art marginal dans
sa propre constitution, déjà institutionnalisé comme tel ou en voie de l’être ;
cela peut aussi procéder de l’émergence d’une forme artistique nouvelle qui
1. Paul Valéry, Situation de Baudelaire,
semblera sur le moment occasionnelle, éphémère, avant peut-être de se fondre Monaco, Imprimerie de Monaco, 1924,
dans une catégorie préexistante ou de s’instaurer spécifiquement – à la façon p. 8.
2. Ibidem, p. 9.
exemplaire de l’art des calligrammes inventé par Apollinaire en 1918, même s’il
connut quelques prémices, tel le Livre des louanges de la Sainte Croix de Raban nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 7
Pixellence - 25-05-22 17:21:02 - (c) Humensis
RE0283 U000 - Oasys 19.00x - Page 8 - BAT
Revue Esthetique - 29 - Dynamic layout 0 × 0

PRÉSENTATION | Arts en marge

Maur (810 ap. J.-C.). Dans les parages de la poésie, nombre de formes margi-
nales ont ainsi proliféré – poésie visuelle, poésie concrète, motlibrisme, let-
trisme, spatialisme, etc. – qui se caractérisent par le fait qu’elles revendiquent
à la fois leur prestigieuse origine et une spécificité expérimentale qui, les singu-
larisant, bloque à jamais leur assimilation complète.

Dans cette catégorie des arts en marge, qui doivent réussir autant que les
artistes qui les pratiquent et en épousent la norme plus ou moins fugace, on
peut donc ranger toutes les sortes de pratique artistique qui se développent
localement ou globalement, dans l’ombre ou en plein soleil, à côté des formes
établies, à leurs bords ou dans leurs marges. On songe évidemment à la multi-
plication des « mondes de l’art » au sens d’Howard Becker qui, fondés sur le
besoin de coopérer au profit d’une pratique artistique ciblée, prospèrent à
l’écart du système de l’art contemporain et des expostions contemporaines de
l’art, à l’écart du fameux « monde de l’art » identifié par Arthur Danto. Au vrai,
on peut élargir l’opposition de ces deux mondes en considérant transhistorique-
ment l’ensemble du patrimoine artistique et culturel pour partir en quête de
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
formes minoritaires à l’aune des arts qui, vu leur installation depuis des temps
immémoriaux ou leur instauration récente mais institutionnellement certifiée,
figurent au premier rang du patrimoine et bénéficient du plus grand nombre
des chroniques et recherches. Les exemples de ces formes minoritaires abondent
– à titre indicatif et provisionnel, le théâtre indépendant (par exemple, celui
que promeut le festival marginal [fringe] d’Edmonton [3]), la poésie populaire
et sur Internet, la poésie concrète et sonore, l’artisanat créatif, le cinéma expéri-
mental (dit aussi « underground », indépendant, etc.) et le home movie, le stop
motion (notamment, l’usage des marionnettes ou de la pâte à modeler pour
un filmage image par image), diverses pratiques musicales singulières, mais
aussi la musique d’ambiance et de circonstance, la peinture décorative, le street
art hors institution, le tatouage, l’art africain dans son contexte premier, etc.

Pareille énumération, pourtant nullement exhaustive, évoque sans doute le


fourre-tout, synonyme d’abondance et de désordre. Sur le plan lexical, de
même, on peut s’inquiéter de jamais trouver la bonne étiquette conceptuelle
qui exprimerait la « loi de dispersion » présidant à cet ensemble fait de bric et
de broc en même temps que la réunion qu’entend lui imposer la finalité d’une
problématique esthétique. Dans L’Archéologie du savoir [4], Michel Foucault
oppose à l’unicité problématique de la science la « loi de dispersion » de la
« formation discursive », deux formes entre lesquelles l’esthétique elle-même
3. Voir https://www.thecanadianencyclope- oscille, soit qu’elle se recentre sur la discipline-mère de la philosophie, soit
dia.ca/fr/article/festival-de-theatre- qu’elle compose avec l’histoire de l’art, la critique, la sociologie et d’autres
marginal ; consulté le 5 avril 2022.
4. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, points de vue. En choisissant l’étiquette « arts en marge », c’est une dualité
Paris, Gallimard, « Bibliothèque des parallèle à cette bipolarité épistémologique qu’on entend préserver au moment
sciences humaines », 1969.
d’aborder un domaine où les termes qui attestent le caractère dispersif foi-
nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 8 sonnent – on parle d’art marginal, « d’ailleurs », « fringe », naïf, brut, singulier,
Pixellence - 25-05-22 17:21:02 - (c) Humensis
RE0283 U000 - Oasys 19.00x - Page 9 - BAT
Revue Esthetique - 29 - Dynamic layout 0 × 0

Rencontres esthétiques sur les bords et dans les marges | DOMINIQUE CHATEAU

outsider, cru, hors-les-normes, franc(-tireur), modeste, pauvre (povera), etc. –,


avec l’espoir de mettre en évidence, au sein même de cet ensemble ouvert à
l’extension indécise, des caractéristiques communes, selon une définition com-
préhensive qui recouvre sans réduire.

Shunsuke Tsurumi, un philosophe et historien japonais, décédé en 2015,


qui compta parmi les penseurs progressistes les plus influents dans son pays,
proposa le concept d’« art marginal » au sein d’une classification qui élargissait
fructueusement la dualité des « mondes (de l’art) » à une triade : les catégories
« d’arts pur, de masse et marginal », selon le commentaire de Yoshio Sugimoto
dans An Introduction to Japanese Society qui souligne qu’aux yeux de Tsurumi
« le troisième type mérite d’être pris au sérieux » [5] :

Dans ce qu’il appelle l’art pur, les producteurs sont des artistes professionnels et ceux
qui l’apprécient, des spécialistes. Ses formes concrètes incluent le nô, les symphonies et
les peintures professionnelles. L’art de masse, dont les formes incluent les émissions de
télévision, les chansons populaires, les affiches et les romans policiers, est souvent consi-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
déré comme du pseudo-art ou de l’art vulgaire, dans la mesure où sa production est basée
sur la collaboration entre des artistes professionnels et des organisations médiatiques, et
ses destinataires, des masses non spécialisées. En revanche, l’art marginal est considéré
comme un domaine situé à l’intersection de la vie quotidienne et de l’expression artis-
tique. Ses formes vont des graffitis aux gestes de l’interaction quotidienne, les cartes du
Nouvel An, les variations sur les chansons, les éléments d’architecture et la décoration
d’intérieur.

Sugimoto développe quelque peu le propos de Tsurimi relatif à cet art dit
marginal, taxé aussi d’activité d’amateur, pour insister sur le fait que ceux ou
celles qui le pratiquent, que ce soit à la production comme à la réception, sont
des « profanes sans être des spécialistes ni des experts professionnels ».

La Nouvelle Revue d’esthétique a consacré son no 25 au thème des amateurs.


Cette catégorie comporte déjà l’idée du déplacement de la pratique artistique
sur les terrains de la marginalité. Comme l’écrit Alexandre Gefen dans la pré-
sentation [6] :

[…] les créations amateures, ordinaires, abandonnent l’aura aristocratique de l’art,


acquièrent un rôle social et participent de l’espace commun. […] [Les amateurs]
inventent en effet leurs propres formes de canonisation et de légitimation, […] pro-
duisent des modes d’organisation et d’action originaux et des articulations nouvelles aux
espaces institutionnels de reconnaissance en en brouillant les frontières. 5. Yoshio Sugimoto, An Introduction to Japa-
nese Society, Cambridge, Cambridge Uni-
versity Press, 2003, p. 259 (ma traduction).
C’est un projet comparable qui inspire l’exposition actuelle L’Énigme auto- Voir, en japonais, Shunsuke Tsurumi, On
didacte au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole Marginal Art (Genkai geijutsuron), Tôkyô,
Chikuma Shobô, 1967.
(octobre 2021-avril 2022) ; émergeant une fois de plus du fourre-tout des appel- 6. Alexandre Gefen, « Les amateurs », Présen-
lations qui dénotent la marginalité, la catégorie d’autodidacte vise essentielle- tation, Nouvelle Revue d’esthétique, Puf,
no 25, 2020, p. 7.
ment « l’énigme » de la reconnaissance et de la légitimation de l’œuvre
d’individus qui n’ont pas reçu de formation artistique, qui se sont formés par nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 9
Pixellence - 25-05-22 17:21:03 - (c) Humensis
RE0283 U000 - Oasys 19.00x - Page 10 - BAT
Revue Esthetique - 29 - Dynamic layout 0 × 0

PRÉSENTATION | Arts en marge

eux-mêmes (self-taught) et qui sont leurs propres maîtres quand ils décident
d’investir le champ artistique. D’où ces questions que pose Charlotte Laubard
dans le catalogue de l’exposition dont elle assume le commissariat [7] :

Pourquoi donc lorsque certains artistes sans formation professionnelle passent à l’acte,
leur œuvre surprend par [son] degré d’invention jusqu’à mériter une place dans l’histoire
de l’art ? Mais quelle place peut-on leur octroyer alors que la tradition esthétique repose
sur l’insertion réfléchie dans une histoire des formes par l’apprentissage et par la spéciali-
sation ? Quels seraient les critères de légitimation pour mettre sur un même plan des
pratiques aux origines et aux intentions qui divergent ?

L’autodidacte et l’amateur partagent les caractéristiques d’un parcours artis-


tique mené en dehors des voies royales de l’enseignement, de la professionnali-
sation et de la reconnaissance ; les différencie le fait que le premier rejoint
l’aboutissement de ces voies royales en surmontant leur contournement et en
obtenant l’inscription institutionnelle (on cite, parmi les célébrités, Yves Klein,
Marcel Broodtaers, Christian Boltanski, Aliguiero Boetti, etc.), tandis qu’une
frange importante des amateurs continue de revendiquer le statut même de
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
l’amateurisme, soit en se contentant de coopérer assidûment au sein du cercle
d’amis intéressés par le même objectif artistique (ces « mondes de l’art » chers
à Howard Becker !), soit en adoptant une posture critique vis-à-vis de l’institu-
tion et en décidant plus ou moins définitivement de la bouder.

Mais, en tout état de cause, les deux notions sont produites et considérées
du point de vue de l’artiste. Dans le présent numéro de la Nouvelle Revue
d’esthétique, il s’agit plutôt de prendre position sur toute sorte de surplomb
théorique et empirique susceptible d’introduire au point de vue des arts eux-
mêmes. Il s’agit moins de réactiver le débat censément surchargé d’exemples et
d’arguments sur l’opposition du majeur et du mineur, du high et du low, du
futile et de l’utilitaire, ou encore du professionnel et de l’amateur, que de regar-
der la situation de la marginalité directement, d’introduire aux caractéristiques
esthétiques qu’elle recèle, en adoptant le point de vue des formes d’art margi-
nales elles-mêmes en tant qu’elles constituent leur propre domaine et leur
propre système. Il s’agit moins de chercher à légitimer ce qui ne l’est pas et,
pour faire bonne mesure, de délégitimer ce qui l’est, de mettre en cause les
hiérarchies établies en espérant que cela puisse se régler « sur le papier », que
de considérer et d’approfondir la portée esthétique propre aux arts en marge
dans le champ de leur opérativité et de leur épanouissement.
7. Charlotte Laubard, « Une énigme à
résoudre », L’Énigme autodidacte. The Self- Loin que cette posture réflexive ne ferme l’ouvert après qu’elle l’a dépisté.
taught Enigma, catalogue de l’exposition
éponyme au Musée d’art moderne et Deux commentaires de Sugimoto retiennent l’attention à cet égard. Tout
contemporain de Saint-Étienne Métropole d’abord, il souligne que
(octobre 2021-avril 2022), Gand, Éditions
Snoek, 2021, p. 7.
[…] bien que de telles formes d’art [en marge] aient existé depuis l’Antiquité, le dévelop-
nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 10 pement des médias de masse et des systèmes économiques et politiques démocratiques a
Pixellence - 25-05-22 17:21:03 - (c) Humensis
RE0283 U000 - Oasys 19.00x - Page 11 - BAT
Revue Esthetique - 29 - Dynamic layout 0 × 0

Rencontres esthétiques sur les bords et dans les marges | DOMINIQUE CHATEAU

ouvert la voie à la dichotomie entre l’art pur et l’art de masse, écartant l’art marginal de
la sphère de l’art légitimement reconnu.

On peut trouver dans ce rappel historique, à la manière de Tsurimi, une


motivation pour sortir de son éclipse la catégorie du marginal sans néanmoins
qu’il soit besoin de surenchérir. Commentant les actes d’un colloque intitulés
Les Peuples de l’art, un critique écrit :

Des bricoleurs aux passionnés d’automobiles, des peuples de l’image (le cinéma est un
territoire bien exploré dans cet ouvrage) aux peuples de la littérature, tous participent
activement à faire voler en éclat les limites du territoire convenu du bon goût et du
beau [8].

Autant l’amorce d’une énumération de formes marginales suscite l’intérêt,


autant la fin de la phrase appartient à ces sortes de pensées auparavant peut-
être neuves, peut-être même éclatantes à l’état natif – et on voit l’avantage
qu’on peut en tirer encore, celui d’être du bon côté de la frontière idéologique
–, mais qui ont vieilli et se sont fanées d’être ressassées. Il y a belle lurette que
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
le beau et le bon goût ne sont plus des critères de l’art « officiel », « profession-
nel », « institutionnel », etc.

De toute manière, pour revenir au commentaire de Tsurumi par Sugimoto,


on n’a nul besoin de ce schématisme éculé pour faire valoir des avatars de la
marginalité qu’on peut traquer jusque dans les recoins les plus inattendus de
la vie quotidienne, de la socialité et de la culture. Il écrit [9] :

Même la manière dont les gens interagissent dans les bains publics (sentô) et les sources
chaudes seraient une sorte d’art marginal ; des personnes d’origine différente se ren-
contrent nues, engagent une conversation sans prétention, et engendrent ainsi une forme
de communication artistique dans l’environnement d’une mini-démocratie.

C’est dire que la pratique artistique en marge peut se rencontrer non seule-
ment dans les formes d’art spécifiquement vouées à la fonction artistique, mais
encore dans des formes sociales non-artistiques qu’elle investit sans pour autant
nécessairement perturber ou invertir leur finalité pratique, sociale et culturelle.
Ainsi, pour rester au Japon, le sumo présente-t-il plus que tout autre sport de
combat la superposition au mécanisme de la compétition de diverses sortes
d’objets ou de comportements rituels d’origine religieuse (shinto) qui contri-
buent à en esthétiser le spectacle : le dispositif de l’arène (dohyô) surmonté 8. Sébastien Delot, « Les Peuples de l’art,
d’un chapiteau et où, au sol, est tracé un cercle dans l’argile, la culotte de tissu tomes 1 et 2 ; Howard S. Becker. Les
Mondes de l’art », Critique d’art [En ligne],
portée par le rikishi – nom japonais des sumotori –, son chignon pour retenir 28, Automne 2006, mis en ligne le 02
ses cheveux longs, la corde agrémentée de bandes de papier blanc que porte le février 2012, consulté le 31 mars 2021.
URL : http://journals.openedition.org/criti
Yokosuna (athlète demi-dieu au sommet de la hiérarchie) lors de la cérémonie quedart/1066 ; DOI : https://doi.org/10.40
de consécration de l’arène, le défilé des athlètes ponctué par le yodibashi qui 00/critiquedart.1066.
9. Yoshio Sugimoto, op. cit., p. 259.
psalmodie nom, grade, pays et écurie des lutteurs, de ces derniers, le bascule-
ment latéral sur les pieds qui, frappant le sol, vise à chasser les mauvais esprits, nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 11
Pixellence - 25-05-22 17:21:03 - (c) Humensis
RE0283 U000 - Oasys 19.00x - Page 12 - BAT
Revue Esthetique - 29 - Dynamic layout 0 × 0

PRÉSENTATION | Arts en marge

le geste ample du jet de sel en signe de purification, l’accroupissement des


lutteurs face à face avant de s’affronter, le rôle autant religieux que sportif de
l’arbitre en uniforme médiéval et dont l’éventail sert de signal de départ, sur le
plan sonore, le rythme litanique du présentateur, le choc des percussions en
bois, etc.

L’esthétisation rituelle du sumo relève de codes traditionnels incessamment


réitérés qui plongent dans les racines mythologiques du Japon – selon le Kojiki
(712 après J.-C.), le combat 2500 ans avant de deux dieux avec l’archipel pour
enjeu, ou selon le Nihonshoki (720), l’opposition de deux humains en 23 avant
J.-C. On situe l’origine du catch beaucoup plus récemment, au milieu du
XIXe siècle, dans les combats arrangés de spectacles forains, notamment aux
États-Unis ; ce sport-spectacle comme on le désigne parfois comporte des
aspects esthétiques flagrants, notamment dans sa version mexicaine (lucha libre)
qui mobilise des lutteurs masqués et maquillés, mais, au contraire des quelques
minutes, voire secondes, du sumo, où le lutteur cherche réellement à faire
tomber l’adversaire ou à l’expulser du dohyô, c’est le combat de catch qui est
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
lui-même esthétisé par un balancement entre fiction et réalité. On pourrait,
certes, considérer l’esthétisation du catch moderne que provoque sa médiatisa-
tion, et convoquer à cet égard l’idée de kitsch (et aussi développer la catégorie
des compétitions gentiment grotesques, telles les courses de « caisses à savon »,
que les médias encouragent), mais Thomas Morisset marque l’originalité de sa
perspective en menant son étude au cœur même du combat : si, partant de
l’un des textes les plus fameux des Mythologies de Roland Barthes, mais s’en
démarquant, il éclaire ce combat sous le jour artistique, c’est pour y mettre en
évidence l’entre-deux de la force des heurts et de leur simulation, de la réalité
physique des corps meurtris (qui, notamment, saignent) et de la fiction des
coups simulés.

Pour attester l’ouverture de la notion d’« arts en marge », on a donc com-


mencé par le cas le plus large où le caractère artistique marque une pratique a
priori non-artistique. S’agissant du street art, on semblerait rester dans ce même
registre à considérer ces activistes qui, la nuit, répandent leurs signatures et
leurs peintures dans des recoins du paysage urbain, n’était que nombre d’entre
eux partagent leur activité entre cet investissement sauvage de la rue et l’exposi-
tion dans des institutions censément destinées à promouvoir l’art. Christophe
Génin développe ici ce paradoxe, parmi d’autres, dans un texte où il commence
par analyser avec précision la notion de marge, différenciant être « en marge »
et « dans la marge », et met en évidence la réversibilité des valeurs associées à
la notion dès lors qu’on adopte le parti pris du conformiste ou celui du margi-
nal. Dans un second temps, il considère avec précision la notion de street art
qui présuppose une intention artistique et la possibilité de sa réalisation dans
l’espace urbain. Ce travail sémantique (et historique) approfondi permet de
nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 12 mettre au cœur de la problématique la question de savoir si la marge, telle que
Pixellence - 25-05-22 17:21:03 - (c) Humensis
RE0283 U000 - Oasys 19.00x - Page 13 - BAT
Revue Esthetique - 29 - Dynamic layout 0 × 0

Rencontres esthétiques sur les bords et dans les marges | DOMINIQUE CHATEAU

le street art est censé l’illustrer ou la revendiquer, peut être considérée comme
une valeur esthétique et de quelle manière on peut la spécifier comme telle vis-
à-vis des significations idéologiques et politiques de la marginalité. Cela néces-
site, pour Christophe Génin, de reconsidérer le street art vis-à-vis des catégories
de genre et de manière.

Le stop motion offre également un terrain de choix pour la marginalité


artistique. Comme le street art, il a un pied dans cette dernière – voir, par
exemple, l’œuvre magistrale de Jan Švankmajer –, et l’autre pied dans l’institu-
tion, en l’occurrence, celle, hollywoodienne, qui produit des blockbusters ou
des films d’animation enfantins. Cette technique de prise de vue image-par-
image pour animer des « sculptures » (principalement, des figurines de pâte à
modeler ou tout autre matériau) n’est exploitée pour elle-même que marginale-
ment, mais le plus souvent de manière fort brillante. C’était le cas, récemment,
de l’artiste contemporain sud-africain William Kentridge dont on pouvait voir
à la galerie Marian Goodman à Paris une installation au sein de son exposition
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
où était diffusé le film Sybil (single channel HD film, 2020, 9’ 59’’) : conçu pour
l’opéra de chambre Waiting for the Sybil (2019), cette œuvre en stop motion
consiste en la projection sur écran de pages de dictionnaire sur lesquelles
viennent danser des figures naturelles ou géométriques et des phrases. Un autre
témoignage actuel de cet art particulier : diffusé en ce moment sur Netflix, La
Maison (The House, 2022), un film à sketches (anthology film) en stop motion
écrit par Enda Walsh. Il y a une caractéristique de ce dernier qui introduit fort
bien au propos de Cyril Lepot dans le présent volume : on y observe un soin
particulier apporté à la représentation image par image d’éléments tels que l’eau
et le vent, ce que confirme surtout, dans la première partie, intitulée The Story
(réalisée par Marc James Roels et Emma de Swaef), l’utilisation de figurines en
tissu dont la texture est animée de vibrations fines. De même que Thomas
Morisset aborde la problématique des arts en marge en s’intéressant à l’aspect
physique du catch, c’est principalement par le biais du traitement physique de
la matière (fluide, solide, verre) que Cyril Lepot aborde les modes de fonction-
nement et les valeurs esthétiques du stop motion lorsqu’il est revendiqué pour
sa spécificité. Dans ce but, il se fonde, la plupart du temps implicitement, sur
les avancées de la science physique actuelle, ce qui promet un possible renouvel-
lement de certaines rubriques de la théorie du cinéma où le stop motion, comme
technique et comme art, est généralement laissé pour compte.

Dans un texte intitulé « Les arts martiaux japonais comme art de la


concorde », où il proposait de « faire l’épreuve d’un dépaysement de la pensée
en écoutant ce qui peut faire art dans la culture martiale traditionnelle japo-
naise », Christophe Génin, lui-même praticien du kinomichi, dérivé de l’aïkido, 10. Nouvelle Revue d’esthétique, no 16, 2015/2,
p. 16.
s’interrogeait sur la notion d’art en évoquant son émergence dans divers sec-
teurs de la société de consommation [10] : nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 13
Pixellence - 25-05-22 17:21:03 - (c) Humensis
RE0283 U000 - Oasys 19.00x - Page 14 - BAT
Revue Esthetique - 29 - Dynamic layout 0 × 0

PRÉSENTATION | Arts en marge

[l’]« art du Lego », [les] sculptures de Nathan Sawaya composées des briques en plastique
[…], les arts modestes de Di Rosa et Belluc [qui] nous avaient accoutumés à voir dans
les cadeaux Bonux ou les canifs et fléchettes de petits garçons les constituants d’un art
en phase de reconnaissance […], les babioles des Kinder Surprise ou de Mc Donald’s,
ou les Dolfis de Novotel, […] les verres à moutarde Astérix [qui] deviennent des objets
mis en scène artistiquement quand Vermeer illustre des pots de yaourt. Cette inversion
des valeurs iconiques ou pratiques relève d’une sorte de chiasme contemporain : par le
design et la publicité le « grand art », reconnu comme culture commune d’une nation,
est une ressource d’applications pour objets de grande consommation, et inversement
des pratiques de consommation sont validées par les institutions (ou les offices de tou-
risme) comme événements artistiques […].

C’est cette perspective que reprend Antoine Quilici en abordant la question


des produits dérivés, notamment ceux qui accompagnent les expositions et
qu’on trouve dans les boutiques des musées. Il retrouve le « chiasme de l’art
contemporain » dans la dualité entre des objets que décorent des simulacres
des œuvres exposées (un mug avec un Kandinsky, par exemple) et la création
plus ou moins anonyme d’œuvres design qui parodient les mêmes œuvres.
C’est l’occasion de reprendre les théories sociologiques de Pierre Bourdieu dans
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
La Distinction dans la mesure où le goût des produits dérivés, en gagnant la néo-
bourgeoisie, semble ressortir du paradoxe d’un « élitisme étrangement ouvert ».

On aura sans doute remarqué que tous les cas considérés jusqu’ici se carac-
térisent par un dualisme analogue dans la mesure où les arts en marge, outre
la spécification qui fonde leur marginalité, côtoient des arts établis, quitte à s’en
écarter ou à s’en rapprocher. Tel est encore l’art des femmes de Sejnane, un
avatar remarquable du dualisme que convoque la considération des arts en
marge dont Hélène Sirven étudie les diverses facettes, d’un point de vue à la
fois anthropologique et esthétique, non sans y mêler un regard attentif à la
poïétique. Outre qu’elle a donné son titre à un film de fiction aux accents très
politiques d’Abdellatif Ben Ammar (qui obtint un Tanit de bronze aux Journées
cinématographiques de Carthage de 1974), Sejnane est une petite ville du nord
tunisien, située dans le gouvernorat de Bizerte, traversée par la RN 7 où on
peut rencontrer des femmes qui proposent leurs créations à la vente. Divers
magasins, à Sidi Bou Saïd notamment, ont également relayé cette production
unique qui a reçu en 2018 l’aval de l’UNESCO, au titre de « Patrimoine culturel
immatériel de l’humanité ». On peut estimer que cette production des femmes
de Sejnane, tant elle offre une variété étonnante, apparemment inépuisable, de
poteries, de poupées et de figurines animalières ainsi que de motifs décoratifs,
est singulièrement artistique par l’intense créativité qu’elle manifeste, quant aux
productions comme aux modes poïétiques, en supplément de l’artisanat dont
les objets relèvent censément. Hélène Sirven le montre à la faveur d’une analyse
qui combine le point de vue esthétique général (autour des concepts de marge
et d’ailleurs, dans le sillage de Derrida) et l’attention précise, concrète envers le
nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 14 processus de création (matériau, outils, modes du faire).
Pixellence - 25-05-22 17:21:03 - (c) Humensis
RE0283 U000 - Oasys 19.00x - Page 15 - BAT
Revue Esthetique - 29 - Dynamic layout 0 × 0

Rencontres esthétiques sur les bords et dans les marges | DOMINIQUE CHATEAU

Sous la rubrique inédite « Pratiques expérimentales », ce numéro regroupe


encore deux textes dont la particularité est que leurs auteurs, plus précisément
leurs couples d’auteurs (les deux féminin et masculin), abordent la question
des arts en marge à partir de leur propre pratique : le cirque pour Charlène
Dray et Paul Warnery, et l’exposition pour Yoshiko Suto et Frédéric Weigel.
Une autre caractéristique commune mérite d’être particulièrement soulignée :
les deux textes se situent en quelque sorte dans la marge d’une marge. Il s’agit,
dans le texte de Charlène Dray et Paul Warnery, non point d’opposer absolu-
ment le cirque contemporain au cirque traditionnel, mais, sur la double base
d’une expérience de la pratique circassienne et d’un travail en thèse du type
« recherche-création », de mettre en évidence le décalage que certains processus
d’apprentissage et de création novateurs sans systématicité (à la différence de
l’avant-gardisme revendiqué) introduisent dans la culture du cirque – y compris
des passerelles vers l’art contemporain. Il s’agit, concernant le texte de Yoshiko
Suto et Frédéric Weigel, d’une marginalité inversée, à partir d’une expérience
qui met au défi l’esthétique japonaise sur son propre terrain. En quelque sorte,
tout en reconnaissant et comprenant la spécificité d’une culture autre, il est
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
envisagé d’y réintroduire le point de vue même dont elle s’éloigne. D’où l’idée
d’une sorte de marginalité de second degré face à une marginalité première qui
s’est institutionnalisée et une discussion féconde (au sens où elle est digne d’être
poursuivie) sur la causalité culturelle des créations artistiques.

Le dossier « arts en marge » comporte, pour finir, deux entretiens qui


doivent d’abord aux circonstances. Au moment de préparer le volume, mon
attention a été attirée presque simultanément par la parution d’un livre de
Démosthène Agrafiotis, Antikleia, ANTIKΛEIA [11], qui relève d’une pratique
rare en ce qu’elle conjugue la photographie avec la poésie, et d’une exposition
de Christian Jaccard à la Médiathèque d’Issy-les-Moulineaux qui, intitulée Les
Livres du pyronaute, est composée principalement de nombreux livres d’artistes
qu’il a réalisés en compagnie de divers écrivains et poètes – parmi lesquels,
Zeno Bianu, Nicole Brossard, Michel Butor, Michel Deguy, Philippe Lacoue-
Labarthe, Gilbert Lascault, Bernard Noël, Tita Reut, Kenneth White, François
Xavier [12]. Tout compte fait, l’offre d’Agrafiotis relève du livre d’artiste autant
que celle de Jaccard instaure l’échange entre le visuel et le linguistique. Et, en
tout état de cause, on est quant aux deux cas dans la marge, celle qui relève de
ce que produit l’intermédialité quand elle est assumée dans la plénitude de son
potentiel à la place des pratiques artistiques monomédiales (ce qui, par ailleurs,
ne veut nullement passer pour un mot péjoratif tant ces arts unitaires, notam- 11. Demosthène Agrafiotis, Antikleia, ANTI-
KΛEIA, Paris, L’Harmattan, « Retina.
ment traditionnels, ont produit de chefs-d’œuvre !). Plutôt que d’une dualité, Création », 2022.
en outre, il vaut mieux parler de triade pour chacun, l’écrit et l’image se rencon- 12. Christian Jaccard, Les Livres du pyronaute,
Médiathèque d’Issy-les-Moulineaux, 29 mars-
trant en ce lieu singulier qu’est le livre, dès lors non plus seulement à lire, mais 26 juin 2022. La collection permanente de
à voir et à manipuler, et peut-être aussi à dire… la Médiathèque recèle un millier de livres
d’artistes.

nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 15

Vous aimerez peut-être aussi