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APERÇU DE LA FRANC-MAÇONNERIE AU MAGHREB AU TOURNANT DU

XXE SIÈCLE

Noël Delomel

Grand Orient de France | « La chaîne d'union »

2011/4 N° 58 | pages 22 à 29
ISSN 0292-8000
DOI 10.3917/cdu.058.0022
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Jean-Pie Robillot
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DOSSIER

LES FRANCS-MAÇONS ARABES ET LA RÉVOLUTION

APERÇU DE LA FRANC-MAÇONNERIE
AU MAGHREB AU TOURNANT
DU XX SIÈCLE E

PAR NOËL DELOMEL

DD ● 23
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ans son ouvrage de 2005, La Franc-maçonnerie au Moyen-Orient
et au Maghreb, Eric Anduze écrit que cette institution est « d’importation
coloniale » dans les trois pays du Maghreb. D’importation coloniale
française… donc.

C’est une évidence pour l’Algérie. Pour le Maroc et la Tunisie,


l’analyse pourrait être nuancée, dans la mesure où la Franc-maçonnerie existait
avant le protectorat pour la Tunisie, et avant l’arrivée des Français au Maroc.
Certes, mais il s’agissait bien souvent de loges italiennes ou maltaises ...
Pour ces deux dernières contrées, on constate que la Franc-maçonnerie
a pris son essor avec la colonisation.
Donc, globalement, nous sommes face à une Franc-maçonnerie
d’importation occidentale, ne s’appuyant pas sur une histoire locale, sur un
terreau local. Elle accompagne le mouvement colonial, et fonctionne selon
les règles de la Franc-maçonnerie « métropolitaine », adoptant, pour une
grande partie, les débats et les thèmes venus de Paris.
Cette histoire reste encore à écrire, comme une grande partie de
l’histoire de la Franc-maçonnerie de la fin du XIXe siècle, et du début du
XXe siècle.
Peu nombreux sont les livres, même s’ils sont souvent de grande
qualité. Celui d’Anduze, déjà cité, celui de Georges Odo, sans oublier ceux

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de Xavier Yacono et de Lucien Sabbah1. On réservera un sort particulier au
dernier ouvrage paru en 2011 aux Editions Privat, celui de Jacky Béna,
Orients disparus. L’histoire des francs-maçons en Algérie, une contribution
déterminante et passionnante. (voir l’article de Jacky Béna dans ce dossier)
Il ne s’agit pas ici de s’intéresser en détail à la question de la
Franc-maçonnerie au Maghreb mais, plus modestement, de poser quelques
jalons sur ces quelques décennies du tournant du XXe siècle.

C’est donc une évidence : cette Franc-maçonnerie évolue dans le


seul cadre qu’elle connaît, celui de l’universalisme maçonnique, de cette
Maçonnerie née en Europe, dont elle défend et illustre les valeurs. Elle
transpose dans le monde colonial le seul modèle qu’elle connaît.

Très peu d’indigènes frappent à la porte des temples au milieu


du XIXe siècle

Pouvait-il en être autrement, en cette fin du XIXe siècle ?


Certainement pas. Déjà pour les raisons évoquées ci-dessus, mais aussi par
son recrutement. Car cette maçonnerie, qui n’apparaît qu’avec la colonisation,
est mise en place par… des coloniaux, des « métropolitains » : militaires

24 ●
dans un premier temps, fonctionnaires, commerçants, entrepreneurs,
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professions libérales ensuite. Ils se cooptent entre eux. Très peu de
« locaux » frappent à la porte du temple au milieu du XIXe siècle. Les
exemples abondent. Pour l’Algérie, la loge Bélissaire, une loge très impor-
tante, n’a jamais compté plus de trois ou quatre musulmans. La situation est
un peu différente (et meilleure) dans d’autres parties de l’Algérie, ainsi à
Bône. Mais, les tableaux des loges montrent qu’il s’agit alors d’une élite
musulmane bien intégrée dans la société : négociants, propriétaires, caïds.
Au fil des années, d’ailleurs, le pourcentage de musulmans ira en
diminuant : la raison principale est liée à la question religieuse ou, plutôt, à
la politique nationale du Grand Orient, marquée du sceau d’un anticlérica-
lisme croissant, que certains assimilent à un combat antireligieux. Contre le
catholicisme en métropole, et contre l’islamisme au Maghreb ? C’est ainsi
que ce combat est souvent ressenti. Les musulmans en sont choqués, alors
que la notion de libre pensée peut leur paraître bien étrangère, et même
étrange. Plus on avance dans le tournant du siècle, moins les musulmans
entrent dans les loges. A Bône, par exemple, sur les 85 frères de la loge
locale en 1885, on ne compte plus un seul frère musulman.
1
Georges Odo, La Franc-maçonnerie dans les colonies, 1738-1960 (Editions maçonniques de
France, 2001) ; Xavier Yacono, Un siècle de Franc-maçonnerie algérienne,1785-1884
(Maisonneuve et Larose, 1969) ; Lucien Sabbah, La Franc-maçonnerie à Oran de 1832 à 1914
(Aux Amateurs de Livre, 1990). On citera aussi, en regrettant que ses travaux n’aient pas été
poursuivis, l’étude d’Hélène Camou, « La Franc-maçonnerie en Tunisie à l’aube du protectorat »
(in La Tunisie mosaïque, Presses universitaires du Mirail, 2000, p. 357-367).

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Il faut cependant noter que la situation est différente en Tunisie,
comme l’écrit Bruno Etienne : « Sans qu’on puisse avancer de chiffres précis,
il semble que les musulmans et les juifs furent plus nombreux que dans les
autres contrées maghrébines à adhérer à la Franc-maçonnerie2 ». Mais on
n’en sait pas plus. D’ailleurs, toujours pour la Tunisie, la situation paraît bien
complexe, comme le montrent les travaux de La Nouvelle Carthage. Dans la
séance du 15 octobre 1910, le vénérable Duclos affirme sa volonté « d’attirer
des israélites et des indigènes intelligents, animés d’un esprit élevé et
tolérant ». Il regrette cependant que cette démarche soit mise en échec, au
sein même de la loge, par « l’ostracisme des préjugés de race3 »; On conviendra,
sans pouvoir s’y appesantir davantage ici, que la référence aux « indigènes fort
intelligents » est bien dans l’air du temps, même dans la Franc-maçonnerie,
voire empreinte d’un paternalisme certain…

Les travaux des Loges reflètent le plus souvent les préoccupations


de la métropole

Que font les maçons dans les loges du Maghreb ? Ils « maçonnent »,
bien sûr… mais le plus souvent sur des thèmes nationaux. La laïcisation de
la France, la République à consolider. Pas grand-chose ne les sépare des travaux

● 25
d’une loge d’Arras ou de Mulhouse. On les voit ainsi se passionner pour
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l’Affaire des Fiches. La loge L’Etoile (Orient de Mascara, Algérie) adopte en
novembre 1904 deux vœux après de débats qu’on imagine passionnants et
animés. Le premier laisse rêveur : la loge demande « que le secrétariat du
Grand Orient de France soit réorganisé de telle façon que les archives
secrètes qui y sont déposées ne puissent être livrées ni divulgués par la trahison
ou le vol ; qu’à cet effet, ces archives soient enfermées dans une armoire de
fer munie de deux ou plusieurs clefs dont l’une serait confiée au président
du Conseil de l’Ordre ou à son délégué, et l’autre au chef du secrétariat
général ». Dans le deuxième, la loge apporte son soutien total au Grand
Orient dans l’affaire des fiches, souhaitant même que « le Grand Orient
continue à renseigner le gouvernement dans la mesure qu’il jugera conve-
nable, sur les agissements des fonctionnaires et militaires ».
Dans ces territoires un peu particuliers, certaines crises nées en
métropole prennent parfois une ampleur considérable. On le mesure en
Algérie tout au long de l’Affaire Dreyfus : cette contrée bascule dans l’anti-
sémitisme, et les loges ne sont pas épargnées. Une crise importante les
traverse, qui se traduit par des exclusions et des démissions de frères.
Les questions liées à l’éducation sont omniprésentes, avec parfois
des implications locales, mais toujours pour suivre le modèle métropolitain.

2
Bruno Etienne, notice sur le Maghreb parue dans l’Encyclopédie de la Franc-maçonnerie,
sous la direction d’Eric Saunier (Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2000).
3
Compte rendu cite par Eric Anduze, op. cit.

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Pour la Tunisie, par exemple, la guerre scolaire est bien présente sur le
territoire, et les frères de La Nouvelle Carthage s’en font l’écho, ainsi en
1902, quand ils demandent que l’Obédience se mobilise pour que le Bey
interdise « le territoire de la Régence à toutes les congrégations non autorisées
en France, enseignantes ou pas ».
Mais ces mêmes frères ne se préoccupent guère de la situation
locale, de ses éventuelles spécificités.
Ici ou là, on trouve dans les cartons d’archives conservés rue Cadet
quelques éléments liés au terreau local… Mais force est de constater que,
très souvent, ils sont surtout liés aux questions d’éducation, certes
toujours en lien avec l’idéel maçonnique et la volonté de lutter contre toute
forme de cléricalisme. Ainsi, on constate dans un rapport de La Nouvelle
Carthage sur « le travail », en 1892 que les frères regrettent que l’ensei-
gnement indigène soit laissé entre les mains des religieux : « Dans la plupart
des écoles primaires arabes, l’enseignement se réduit à l’étude du Coran.
A défaut de science, on professe le fanatisme ». Les frères sont d’avis de
donner un enseignement plus conforme aux valeurs républicaines et laïques
et, surtout, d’amener les enfants « indigènes » à apprendre le français pour
acquérir de meilleures connaissances, et préparer leur avenir.
Rien que de classique, donc, dans la lignée de la Franc-maçonnerie

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métropolitaine. Ce n’est que bien des années plus tard que les frères locaux
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commenceront à se préoccuper de questions plus liées à la Tunisie elle-
même, comme on le voit dans certaines planches présentées en loge sur
« Les revendications légitimes des peuples autochtones » ou « La misère du
monde musulman en Afrique du Nord : ses causes ». Ils prendront cette
nouvelle orientation grâce à l’entrée progressive dans les loges de nouveaux
frères engagés en politique (radicaux et socialistes) et/ou en syndicalisme,
qui seront les artisans d’une Franc-maçonnerie ancrée dans le terreau local,
et se tournant vers le monde réel qui les environne4.

Un maillage relativement serré en parallèle avec le processus


de colonisation du Maghreb

Pour maçonner en paix, les frères disposent de nombreuses loges


à travers tout le Maghreb. Les premières implantations sont constatées dès
la fin du XVIIIe siècle. Ainsi, pour la Tunisie, dès 1773 à l’initiative de frères de
Livourne. Le développement de l’implantation est cependant lié à la colonisation,
et plusieurs loges se créent en Tunisie dans les décennies qui suivent,
comme en 1838, à l’initiative de réfugiés politiques italiens, Les Enfants
choisis de Carthage et d’Utique, dont la naissance a été racontée par Charles

4
Ce phénomène est surtout constaté pour la Tunisie, après la Première Guerre mondiale,
autour de personnalités comme l’avocat socialiste André Duran-Angliviel, le socialiste André
Bidet, ou le syndicaliste Albert Bouzanquet.

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Porset en 1989. Cette loge obtient en 1860 ses Constitutions du Grand
Orient de France sous le titre de La Persévérance.
En 1885, toujours au Grand Orient, est installée La Nouvelle
Carthage (Tunis) : « Elle fut, selon Charles Porset, l’une des loges les plus
brillantes de celles qui furent crées à l’Orient de Tunis. Elle battit maillet
jusqu’en 1960, et fut reconstituée à Paris en 19815 ».
D’autres loges suivront, regroupant surtout des frères colons ou
fonctionnaires.
La Grande Loge est elle aussi présente, mais le Grand Orient est
la principale obédience dans ces contrées : L’Aurore du XXe siècle (Bizerte,
1900), La Nouvelle Hadrumète (Sousse, 1903), Le Phare de Tina
(Sfax, 1905), Salammbô (Tunis, 1909), etc.

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La Nouvelle
Carthage (Tunis)
créée en 1885,
loge du Grand
Orient de France.
Discours du
cinquantenaire.
Biblio. du GODF.

5
Charles Porset, « La Franc-maçonnerie tunisienne et l’héritage révolutionnaire. La loge
« Nouvelle Carthage » (1885-1936) et les autres », communication présentée au colloque
« La Révolution française et le monde arabo-musulman » (Tunis, novembre 1989)

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Même phénomène au Maroc, avec une implantation maçonnique
antérieure à la présence française. C’est en 1891 que se crée la première
loge française affiliée au Grand Orient, La Nouvelle Volubilis, suivie dans les
premières années du XXe siècle de la création de quelques loges, comme Le
Phare de la Chaouia (Casablanca). Mais le développement de la Maçonnerie
marocaine sera décisif après la Première Guerre mondiale.
Pour l’Algérie, les premières loges sont militaires : c’est lié, bien
sûr, à la conquête du pays. La première est Bélissaire en 1833. A la diffé-
rence du Maroc et de la Tunisie, la Maçonnerie algérienne est ancrée dans
le pays, déjà au niveau de l’implantation des loges : à la veille de 1914, on
y compte une vingtaine de loges relevant du Grand Orient, et une dizaine de
la Grande Loge.

En 1881, les six députés élus pour représenter l’Algérie sont


des frères !

Deux raisons peuvent


être avancées pour expliquer ce
développement. La première
tient à la composition sociolo-

28 ●
gique des loges algériennes,
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longtemps dominées par des
militaires, stationnés en perma-
nence, qui en constituent la
colonne vertébrale. La seconde
est liée à la colonisation en elle-
même, dans la mesure où les
Français font souche en Algérie,
et y sont de plus en plus nom-
breux. Mais il s’agit vite d’une
Maçonnerie particulière, majori- Photographie
tairement conservatrice pour la de l’Emir
période ici évoquée, qui n’est Abd-el-Kader
Musée de la franc-
pas à l’abri des grandes crises qui maçonnerie.
traversent le pays. On note cepen- © Coll. GODF.
dant que la Franc-maçonnerie
algérienne a joué un rôle considérable dans le développement social du
pays, ainsi dans son action en faveur de l’alphabétisation6. A la différence
de la Tunisie et du Maroc, cette Franc-maçonnerie est aussi très politique.
On en prend conscience dès 1881 : les six députés élus pour représenter
l’Algérie sont des frères ! Les décennies suivantes ne démentiront pas cette
implication dans la Cité.
6
Cette dimension est aussi présente en Tunisie.

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Intervenant en novembre 1921 dans une manifestation commé-
morant la proclamation de la IIIe République et la signature de l’armistice,
organisée par la Loge Nouvelle Carthage et Salambô réunies, le frère Laurent
Chat déclare : « Athées, catholiques, protestants, israélites, musulmans -
Abd-el-Kader était des nôtres - républicains, radicaux, socialistes, commu-
nistes, riches ou pauvres, il n’est pas de différences entre nous. A la porte
de nos loges, nous abandonnons dignités, rang social, opinions dogma-
tiques, pour travailler d’une volonté et d’un cœur égaux à la seule recherche
de la vérité, et préparer pour les temps futurs une Humanité meilleure ».

Ce propos sort certes du cadre chronologique de la présente étude,


mais il illustre parfaitement la position des francs-maçons « coloniaux » pour
une bonne partie de la IIIe République. Le frère Chat nous offre une vision
sans doute idyllique pour ces contrées, mais reflet de l’image qu’il se fait de
la Franc-maçonnerie. Une Maçonnerie sans doute coupée des réalités du
monde colonial. Le modèle était sans doute trop fort pour que les frères
puissent imaginer de construire autre chose. En cela, ils sont aussi bien
représentatifs de leur époque.
N. D.

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