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LA GNOSE DE PRINCETON, UN MOMENT PARTICULIER DE L’HISTOIRE

DES SCIENCES

Yvon Gérault

Grand Orient de France | « La chaîne d'union »

2018/4 N° 86 | pages 18 à 28
ISSN 0292-8000
DOI 10.3917/cdu.086.0018
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Réfectoire
de l’Université
de Princeton
© DR

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LA GNOSE DE PRINCETON, UN MOMENT PARTICULIER DE L’HISTOIRE DES SCIENCES

LA GNOSE DE PRINCETON,
UN MOMENT PARTICULIER
DE L’HISTOIRE DES SCIENCES
LE HASARD, C’EST DIEU QUI SE PROMÈNE INCOGNITO
ALBERT EINSTEIN (1879-1955)

PAR YVON GÉRAULT

L a gnose de Princeton (1960-1974) est un mouvement informel qui concerne


un certain nombre de savants, de scientifiques et qui s’est révélé après la [ 19 ]
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Seconde Guerre mondiale, principalement aux États-Unis, dans les universités
de la côte est, Princeton, Harvard et dans les observatoires de la Californie.
Se définissant surtout par un état d’esprit, il a touché les domaines des
mathématiques, de la physique, de la cosmologie, et dans les sciences du
vivant, la biologie moléculaire, l’embryologie, la génétique, et par extension,
les neurosciences.

C’est un professeur de philosophie de l’Université de Nancy,


Raymond Ruyer (1902-1987) qui a popularisé ce mouvement dans son
livre, La Gnose de Princeton, paru en 1974. Il doit peut-être son succès
populaire au sous-titre choisi par l’éditeur : Des savants à la recherche
d’une religion1. L’expression gnose de Princeton fait timidement son
apparition dans la presse nord-américaine en 1963. À cette époque,
nous sommes à une période cruciale des bouleversements de la science,
entre deux dates qui ont changé le destin de l’humanité :

– 16 juillet 1945 : première explosion de la bombe atomique,


issue du projet Manhattan, dans le désert du Nouveau-Mexique,
sur le site d’Alamogordo.
– 21 juillet 1969, Neil Armstrong, membre de l’équipage de la
fusée Apollo 11 pose le pied sur la lune ; c’est comme il le déclare
lui-même en direct devant près d’un milliard de téléspectateurs :

1
Raymond Ruyer, La Gnose de Princeton, Fayard, Paris, 1974. Le sous-titre
disparaîtra des éditions suivantes.

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« un petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’humanité ».


Un quart de siècle sépare ces deux découvertes et leurs
applications, fruits des travaux de scientifiques, dont certains
avaient des conceptions et une tournure d’esprit non exclusivement
rationnelles. Cette période, qui suit la Seconde Guerre mondiale
est qualifiée de new age, par la presse anglo-saxonne. Sur le
plan géostratégique, elle correspond à l’affrontement des deux
blocs de l’est et de l’ouest, qualifié de guerre froide. En 1980,
Marilyn Ferguson publie le livre qui est considéré comme le
manifeste des temps nouveaux : The Aquarian Conspiracy,
dont le titre de l’édition française2 est Les Enfants du Verseau.
Ce nouvel âge se caractérise par un ensemble de pratiques, de
valeurs et de théories communes, qui déterminent une vision du
monde particulière, irréductible à la raison commune. Du point
de vue sociologique, ce n’est pas un courant homogène, stable,
structuré par une doctrine précise. Il n’y a que des convergences
temporaires et occasionnelles, autour de centres d’intérêt divers,
comme les spiritualités orientales, l’astrologie, l’écologie, les
médecines douces, etc.

« Une franc-maçonnerie sans rites ni cérémonies d’initiation »

Quant au livre de Raymond Ruyer3, La Gnose de Princeton, si


[ 20 ] la publication en France est effectivement un succès de librairie, la
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réception de la critique est plutôt négative. On a pu reprocher à l’auteur
d’avoir inventé son sujet, de l’avoir fabriqué, ou plus précisément d’avoir
extrapolé à partir de quelques traces d’intelligent design relevées dans
la production de scientifiques isolés — le dessein intelligent étant
considéré par la majorité des épistémologues comme relevant de thèses
antirationnelles, pseudo-scientifiques et qui posent le principe d’une
entité créatrice. Comme Ruyer le déclare dans l’introduction de son
livre, cette nouvelle gnose serait « une franc-maçonnerie sans rites ni
cérémonies d’initiation ».

On aurait pu penser que le moment structuraliste eût été en


harmonie avec les penseurs de la gnose de Princeton, puisque les deux
mouvements se plaçaient, l’un et l’autre, dans une perspective holiste ;
la théorie holistique ou holisme pouvant se définir comme une démarche
qui vise à considérer les phénomènes comme une totalité. Dans cette
perspective globalisante, on remarque que structuralisme et gnose de
Princeton accordent une grande place à la linguistique et à la théorie
de l’information. Parmi les intellectuels français de la seconde partie du
XXe siècle, il n’y a guère que Maurice Merleau-Ponty qui ait adhéré aux
2
Marilyn Ferguson, Les Enfants du verseau, pour un nouveau paradigme, Éditions
Calmann-Lévy, Paris, 1994.
3
Il faut préciser que Ruyer avait eu un prédécesseur avec Harvey Wickham, qui,
dans les années 30, avait donné la parole à des personnalités hors normes, comme
Bergson, Einstein, William James, Bertrand Russel, Alfred Whitehead. Le livre
d’Harvey Wickham a pour titre The Unrealists; il n’a pas été traduit en français.

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thèses présentées par Raymond Ruyer. Il est vrai que la phénoménologie


de la perception, domaine de recherche de Merleau-Ponty, prédisposait à
accepter ce type de renversement épistémologique.

Les principes, selon Raymond Ruyer

Nous savons, depuis les philosophes grecs, que notre perception


de la réalité ne nous renseigne qu’imparfaitement sur la nature complexe
des objets observés. Et aujourd’hui, nos sociétés post-modernes
se montrent de plus en plus hésitantes, lorsqu’il s’agit de définir les
critères de la vérité, et pas seulement dans le champ des sciences
humaines, puisque désormais, le bon sens ne suffit pas pour sonder les
profondeurs des sciences dures. Les singularités des mathématiques,
de la microphysique et de la cosmologie sont incommensurables,
elles dépassent l’entendement humain, ou du moins les capacités du
raisonnement dit cartésien. C’est le cas de certains objets mathématiques
aberrants, comme le ruban de Möbius, qui n’a qu’une surface, ou encore,
le triangle de Penrose appelé aussi tribarre, qui est la représentation plane
d’un solide impossible. Dans le champ de la mécanique quantique, on
peut citer le cas d’une particule qui serait située dans plusieurs points de
l’espace à la fois. Et on sait qu’il est impossible de déterminer en même
temps la position de cette particule et sa vitesse ; c’est ce phénomène
que caractérise le principe d’incertitude de Heisenberg4
[ 21 ]
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Cette néo-gnose est évidemment plus de tendance théocentriste
qu’humaniste. D’après Quentin Debray, critique du livre de Ruyer, « les
harmonies pythagoriciennes qui soutiennent la néo-gnose pourraient être
considérées comme l’amphétamine des scientifiques ».
En dépit de ces attendus qui peuvent surprendre, il ne faudrait pas
imaginer que les scientifiques de la néo-gnose américaine sont tombés
dans les errements du new age ou de la beat génération. De manière assez
radicale, ils se sont donné des garde-fous. Selon eux, « Les trois fléaux
de la science [dévoyée] sont l’anthropologie abusive, le bouddhisme Zen
extrémiste et la psychanalyse vulgaire ».

Les sources

Sans remonter à Maître Eckhart, Paracelse ou Jakob Böhm, voire


aux religions de l’antiquité, les néo-gnostiques contemporains qu’évoque
Raymond Ruyer pourraient se revendiquer en priorité de Spinoza ou de
Leibniz. En tout temps et en tous lieux, l’esprit plane sous des formes
différentes. Et effectivement, lorsqu’on demandait à Albert Einstein où il
se situait, philosophiquement, il déclarait être spinoziste. Deus sive natura
4
Werner Karl Heisenberg (1901-1976) physicien allemand. Il est l’un des
fondateurs de la mécanique quantique. Prix Nobel en 1932 pour la mise en
évidence du principe d’incertitude. Heisenberg est l’auteur du livre de souvenirs
La Partie et le Tout, Flammarion, Paris, 1990. Ses collègues physiciens ont pu
lui reprocher sa soumission aux autorités du IIIe Reich, mais il est possible qu’il
ait freiné le développement du nucléaire dans l’Allemagne nationale socialiste.

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[Dieu, c’est-à-dire la nature] est une expression qui revient souvent sous
la plume de Spinoza, que ce soit dans le Le Traité théologico-politique,
ou dans L’Éthique. Le fait que Spinoza et Leibniz aient tous les deux
été proches du mouvement hermétique des Rose+Croix doit-il être pris
en compte, lorsqu’il s’agit d’examiner les sources du mouvement de la
néo-gnose ? Aucun élément ne vient le confirmer. Disons d’emblée
qu’Einstein ne peut pas être associé à la gnose de Princeton, même
si certaines de ses déclarations ne sont pas frappées au coin d’un
agnosticisme radical. Je pense à ce dialogue, tenu au cours d’un
séminaire à l’université de Berlin en 1920 :

– Maître, qu’est-ce que vous cherchez dans vos équations ? –


lui demande une jeune étudiante. Einstein réfléchit un long
moment, puis fait cette réponse étonnante :
– Je veux savoir comment Dieu a créé l’Univers. Je ne suis pas
intéressé par tel ou tel phénomène [physique]. Je veux connaître
la pensée de Dieu.

Cet échange se passe de commentaires, et de fait, le père de la


relativité a passé une grande partie de sa vie d’enseignant chercheur à
Princeton, précisément à l’Institute for Advanced Study, au contact de
la plus forte proportion de ses collègues qui, précisément, pouvaient être
qualifiés de néo-gnostiques.
[ 22 ]
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Transformer le cercle vicieux en ronde des élus

L’un des auteurs les plus souvent souvent cités par les
néo-gnostiques est Samuel Butler (1835-1902), un écrivain anglais
connu surtout pour son roman utopique et satirique Erewhon, de l’autre
côté des montagnes. Erehwon est l’anagramme de no where, [nulle part].
Dans ce livre qui n’est pas sans parenté avec le Gulliver de Swift, rien
ne se passe comme prévu ; la logique est inversée. Débarquant dans une
contrée inconnue, le protagoniste veut découvrir l’autre côté du miroir.
Mal lui en prend, car l’affaire tourne au tragique ; il est poursuivi par
une secte de fanatiques, les adorateurs d’Ygdrasil, la déesse nordique.
Ces furieux veulent le mettre à mort. Il s’agit d’un récit en abîme, car
échappé miraculeusement de l’enfer, le héros publie ses aventures et
avec les bénéfices de la publication, il entreprend de revenir évangéliser
les populations locales. Cette dystopie tragico-comique est aussi une
critique violente des mœurs de l’ère victorienne. Pour Butler, le but de
la vie humaine n’est rien d’autre que « transformer le cercle vicieux en
ronde des élus ».

Whitehead, le père des néo-gnostiques

Alfred North Whitehead (1861-1947) est un philosophe,


mathématicien et logicien britannique. Il fait ses études au Trinity College de
Cambridge, en Angleterre et il meurt à Cambridge aux États-Unis ; puisqu’il
fait l’essentiel de sa carrière d’enseignant et de chercheur à Harvard.

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Alfred North Whitehead, © Droits réservés

Les titres de ses ouvrages montrent la diversité de ses centres d’intérêt5. [ 23 ]


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En 1913, avec son élève, Bertrand Russel6, il fait paraître les Principia
mathematica, reprenant le titre de l’ouvrage majeur de Newton. Attentif
aux symboles, il publie en 1929, Symbolism, its meaning and effects [Le
Symbolisme, sa signification et ses effets]. Whitehead est le fondateur
d’une nouvelle catégorie de la philosophie, process philosophy [la
philosophie du processus], discipline à laquelle il associe une sorte de
théisme, puisque son champ d’application couvre des domaines aussi
éloignés que la théologie, les mathématiques, la physique, en passant
par les sciences humaines et l’écologie. Pour Whitehead, Dieu n’est pas
nécessairement lié à la religion, mais il est indispensable à son propre
système métaphysique. Entre finalisme et panpsychisme, Whitehead
élabore un concept qu’il nomme pancréativisme :

« Il est urgent de voir le monde comme un processus


interdépendant, dont nous sommes partie intégrante et que tous
nos choix et nos actions ont des conséquences sur le monde qui
nous entoure. Dieu n’est pas invoqué pour introduire un ordre
normatif différent de celui qui existe, il est au contraire le nom
donné à l’élément présent et maintenant, qui assure la cohésion
5
Alfred Whitehead est l’auteur de livres de mathématiques, de physique et de
philosophie : Les Axiomes de la géométrie descriptive, Le Principe de relativité
et ses applications en sciences physiques, Les aventures des idées, Les
Mathématiques et le bien, L’Immortalité, etc.
6
Bertrand Russel (1872-1970) mathématicien, logicien, philosophe et homme
politique britannique.

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et la solidarité de l’Univers. [...C’est] la créativité de Dieu, des


anges et des hommes qui crée l’ordre du monde. »

Einstein reconnaît ce qu’il doit à Whitehead, à travers les


expériences de pensée qui l’ont conduit à concevoir la théorie de la
relativité. Avant d’avoir ses intuitions décisives, Einstein s’imaginait
chevauchant un rayon de lumière. En ce sens, Alfred North Whitehead
peut être considéré comme le père spirituel des néo-gnostiques, bien
que, encore une fois, Einstein aurait refusé ce qualificatif pour lui-même.

Des sociétés discrètes

Plus près de nous, parmi les centrales d’influence qui ont pu


inspirer les néo-gnostiques, il faut mentionner les Cambridge Apostles,
les apôtres de Cambridge. Ils sont recrutés parmi les étudiants de
l’Université de Cambridge en Angleterre et non sa copie américaine,
Harvard, à Cambridge dans le Massachusetts. Il n’est pas indifférent
de savoir que cette société secrète a été fondée par un futur évêque
de Gibraltar, George Tomlinson7, ni que les statuts en ont été rédigés
par des théologiens anglicans. La nature et les structures des Apôtres
de Cambridge font immanquablement penser au « Collège invisible »,
The Invisible College, organisation proche de la Rose-Croix que
fréquentaient Robert Boyle8, Isaac Newton et l’élite des savants
[ 24 ] britanniques du XVIIe siècle. On sait aussi que c’est au sein de ce
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Collège invisible, qu’est né le projet de La Société Royale de Londres9,
The Royal Society of London for the Improvement of Natural Knowledge.

Quant aux Apôtres de Cambridge, les néophytes sont appelés les


embryons et les membres sont les anges. Un grand nombre de hauts
fonctionnaires du gouvernement de sa Gracieuse Majesté sont issus de ses
rangs. La particularité de cette société, c’est que les membres cooptés ne
savent pas qu’ils sont recrutés. De cette société secrète d’étudiants est née
une filiale, ou plutôt une façade d’extériorisation, composée des mêmes
membres et connue comme le groupe de Bloomsburry, d’après le quartier
chic de Londres du même nom. C’est un concentré de l’intelligentsia
britannique ; on y trouve des artistes, des intellectuels et des scientifiques
de haut niveau : Leonard Woolf, époux de la romancière Virginia Woolf,
George Orwell, l’économiste John Maynard Keynes et surtout, les
inspirateurs directs de la gnose de Princeton : Alfred Whitehead, Ludwig
Wittgenstein10, Bertrand Russel et le romancier Aldous Huxley.
7
Révérend George Tomlinson (1794-1863), chapelain de l’évêque de Londres,
puis évêque anglican de Gibraltar, de 1842 à sa mort.
8
Robert Boyle (1627-1691) physicien et chimiste irlandais.
9
The Royal Society est fondée en 1660. En France, L’Académie des sciences sera
fondée, sous Louis XIV, sur proposition de Colbert, en 1666.
10
Ludwig Wittgenstein (1889-1951) philosophe et mathématicien autrichien
naturalisé britannique, auteur du Tractatus logico-philosophicus. Il n’a pas influencé
directement les néo-gnostiques de Princeton, mais ces derniers ne désavoueraient pas
certaines de ses déclarations : – Il est inexact de dire que Dieu a créé le monde. Il le
crée en permanence, ici et maintenant, partout et tout le temps.

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Sauf ce dernier, ils ont pour caractéristique d’être à la fois philosophes


et scientifiques.

L’origine de la gnose de Princeton est donc double. On trouve


d’une part, la philosophie continentale du XVIe au XIXe et d’autre part,
les sciences dures, avec Newton et la philosophie analytique des Anglo-
saxons. Au cours des siècles, Oxford, Cambridge, les universités phares
d’Angleterre et les grandes institutions scientifiques, comme Le Royal
College de Londres avaient acquis une solide réputation dans le domaine
scientifique. C’est de ces pôles d’excellence que viendront les pionniers
de la science du XXe siècle. Il faut considérer aussi que dans l’entre-
deux-guerres, un grand nombre de scientifiques venus s’installer dans les
universités américaines étaient originaires d’Allemagne ou de l’Empire
austro-hongrois. Leur origine ou leur opposition au régime national-
socialiste sont des raisons suffisantes à leur exil. En 1936, l’Allemagne
est le pays qui compte le plus grand nombre de prix Nobel et Le Cercle
de Vienne [Der Wiener Kreis] est cet extraordinaire bouillonnement
de savants et de philosophes, dont la bible était le Tractatus
logico-philosophicus de Wittgenstein, paru en allemand en 192111. C’est
de ce creuset qu’ont émergé des personnalités, qui soit, ont émigré aux
États-Unis, soit, ont largement influencé les sciences de l’infiniment
grand et de l’infiniment petit, comme le physicien Ernst Mach (1838-
1916) ou le philosophe des sciences Rudolf Carnap (1891-1970).
[ 25 ]
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Bertrand Russell en 1907 Ludwig Wittgenstein en 1930,


Commons Wikimedia.org Moritz Nähr, Austrian National Library

11
Logisch-Philosophische Abhandlung.

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Locus solus

Cette néo-gnose scientifique s’organise principalement autour


de deux pôles, la côte est des États-Unis et la Californie. Le Saint des
Saints, le cœur du réacteur de la gnose de Princeton, c’est L’IAS, The
Institute For Advanced Study. Situé sur le campus de l’Université de
Princeton, il a été fondé en 1930 par la famille Bamberger, juste avant
la grande dépression. L’emblème de l’institut représente un arbre de la
connaissance avec deux personnages féminins – l’une dévêtue est peut-
être Aphrodite, l’autre, plus chaste, Athéna ? Elles se tiennent de part et
d’autre de l’arbre, avec cette devise Truth & Beauty (vérité et beauté).
L’IAS ne délivre pas de diplômes, ne possède pas d’équipements techniques,
mais depuis sa fondation, il a accueilli les esprits les plus féconds et les
plus brillants du XXe siècle, quelle que soit leur origine ou leur nationalité :
des physiciens, Alfred Einstein, Robert Oppenheimer, Wolfgang Pauli ;
des mathématiciens, John Forbes Nash, John von Neumann, etc. Trente-
trois prix Nobel à ce jour. Qui dit mieux ? Princeton University, la maison
mère, la prestigieuse institution de l’Ivy league n’est pas en reste. Fondée
en 1746, elle a vu parmi ses étudiants, trois présidents des États-Unis,
James Madison, Woodrow Wilson, John Kennedy et elle a accueilli, comme
professeurs invités, Thomas Mann, Jacques Maritain, Alan Turing (l’inventeur
de l’ordinateur) et Stephen Hawking, l’astrophysicien récemment décédé.
[ 26 ] Poétique et en même temps assez réaliste, la description que fait Albert
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Einstein du campus ne manque pas d’humour :

« Princeton est un village très tranquille, cérémonieux, habité par


des demi-dieux juchés sur des échasses. »

Toujours sur la côte est, dans la banlieue de Boston, Harvard. C’est la


basilique majeure du savoir et la plus ancienne des universités américaines,
puisqu’elle a été fondée en 1636, dans une petite ville baptisée Cambridge,
en référence à l’université anglaise. Distinct de Harvard, mais également
situé à Cambridge, le MIT12 Massachusetts Instiute of Technology, ce
laboratoire a été associé à la majorité des réalisations du XXe siècle, dans les
domaines de l’espace, de l’atome et de la biologie. Les acteurs supposés de
la néo-gnose sont aussi à l’œuvre dans les observatoires du Mont Palomar,
du Mont Wilson et du radiotélescope d’Arecibo dans l’île de Porto-Rico. La
plupart de ces laboratoires et de ces installations sont sous le contrôle du
département de la Défense des États-Unis.

Rencontres avec des hommes remarquables

Jamais aucun scientifique n’acceptera d’avouer qu’il fait partie du


mouvement de la Gnose de Princeton, cependant on peut citer le cas de
génies scientifiques aux idées hétérodoxes, comme les mathématiciens
Kurt Gödel (1906-1978), l’auteur du théorème d’incomplétude de
12
Massachusetts Institute of Technology. Fondé en 1861, la devise de cet
établissement est Mens et manus [l’esprit et la main].

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l’arithmétique et John Maynard Keynes (1928-2015), Prix Nobel


d’économie. L’un et l’autre étaient gravement atteints de schizophrénie et
ils ont partagé leur temps entre l’enseignement à Princeton et un certain
nombre de séjours en hôpital psychiatrique. Ils croyaient fermement à
la présence des extra-terrestres sur notre planète et pour eux, les objets
mathématiques étaient des anges ou des démons ! Kurt Gödel était un
ami très cher d’Einstein, et lorsqu’il est tombé gravement malade, ce
dernier a dit à son médecin personnel : « Sauvez-le ; c’est le plus grand
logicien depuis Aristote ! »

[ 27 ]
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Jack Parsons, photo publiée dans le Los Angeles Times en 2004
dans un article à propos du livre de John Carter

D’autres scientifiques ont aussi été soupçonnés d’appartenir au


mouvement. C’est le cas de Fritjof Capra, physicien américain né en
Autriche en 1939. Dans son livre Le Tao de la physique, il développe
l’idée d’un mysticisme quantique ; de même, citons Carl Sagan (1939-
1996), astrophysicien, collaborateur de la Nasa. Il est l’auteur du
message inaltérable et universel, embarqué à bord de la sonde spatiale
Pioneer, à l’intention des extra-terrestres. Sagan fut également le
conseiller scientifique de Stanley Kubrick pour le film 2001, Odyssée de
l’espace. Il se trouve précisément que Sagan s’est montré un adversaire
résolu de tout ce qui touche de près ou de loin à la gnose de Princeton.
Un personnage singulier avait tout pour endosser le péché originel
de la gnose de Princeton. Jack Marvel Whiteside Parsons, dit
Jack Parsons (1914-1952) est un ingénieur chimiste, chercheur au
« Caltech », California Institute of Technology et cofondateur du « JPL »,
Jet Propulsion Laboratory. Parsons est un pionnier de la propulsion
spatiale et l’inventeur de la formule du carburant solide des fusées.
Ce scientifique de haute volée était par ailleurs un occultiste engagé,
proche d’Aleister Crowley, son mentor, également chef de L’Ordo
Templi Orientis. Parsons prendra sa succession à la tête de la branche

LA CHAÎNE D’UNION n°86 [Octobre 2018]

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FOCUS
LA GNOSE DE PRINCETON, UN MOMENT PARTICULIER DE L’HISTOIRE DES SCIENCES

américaine de l’Ordre. Rédacteur de rituels magiques dédiés à la déesse


thélémite Babelon, ami de Ron Hubbard, le fondateur de L’Église de
scientologie, Parsons est compromis dans des pratiques magiques
incluant la sexualité de groupe… C’est le scandale — effet désastreux
sur le campus de Pasadena ! Démis de ses postes et de ses fonctions,
bien que reconnu comme un génie par ses pairs, il est mis au ban de
la communauté scientifique de la côte ouest. Il meurt à l’âge de 38
ans dans son laboratoire de Pasadena, des suites d’une explosion. La
presse de Los Angeles évoque un suicide, mais Cameron, la troisième
épouse de Parsons, affirme qu’il s’agit d’un assassinat, dans lequel
sont impliqués le FBI et l’avionneur Howard Hugues. Quoi qu’il en
soit, depuis 1945, pas une fusée, pas une navette spatiale n’a décollé
sans le carburant mis au point par Jack Parsons. Et c’est du laboratoire
dont il est le cofondateur, le JPL qu’est sorti le robot Curiosity, qui est
actuellement en train d’arpenter le sol de la planète Mars…

Perspectives

En matière d’hypothétique conclusion, on pourrait avancer un


embryon de réponse, en laissant de côté le Grand Architecte, ou sa parèdre
— selon Raymond Ruyer, La Grande Suzeraine du Cosmos — tout en
envisageant une nouvelle alliance, sous son triple aspect : les mathématiques,
le fonctionnement du cerveau et le super-cerveau que constituent l’Internet
[ 28 ] et les réseaux. Le transhumanisme, la cybernétique et le Big data sont peut-
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être les premières manifestations de la parousie promise par la gnose de
Princeton. Le fait que parmi les fondateurs de Google, d’Amazon et des
Gafam13, en général, on trouve un nombre significatif d’anciens élèves de
Princeton ou de Harvard, comme Jeff Bezos, Bill Gates, Robert Elliot Kahn
ou Mark Zuckerberg, n’est peut-être pas dû au hasard.

Sur la validité des thèses de la gnose de Princeton, et même, sur


la réalité tangible de ce mouvement, il semble difficile de se prononcer
de manière définitive. Qu’elle soit le fruit d’une expérimentation longue
et besogneuse ou d’une illumination instantanée, l’idée qui conduit à
une découverte scientifique naît de la poïésis, l’invention, l’acte créateur,
suivant un processus intellectuel complexe auquel l’intuition, l’émotion
et la sensibilité esthétique peuvent être associées dans des proportions
diverses. Ce sont les mystères de l’ennoïa, ce qui est à la fois l’action de
penser et la méditation. Ce qu’on peut retenir de l’aventure scientifique
des XXe–XXIe siècles, c’est que tout est (presque) possible, comme le fait
remarquer Hubert Reeves14 :

« Avec la physique quantique, il est apparu qu’on pouvait


intervenir sur les atomes, transformer la matière… C’était le rêve
des alchimistes. »
◼ Y.G.

13
Acronyme désignant les géants du web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
14
Hubert Reeves, Patience dans l’azur – L’Évolution cosmique, Seuil, Paris, 1981.

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