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DEBUSSY ET L’ÉCHELLE MYSTÉRIEUSE

Un type d’ésotérisme musical

Yvon Gérault

Grand Orient de France | « La chaîne d'union »

2018/2 N° 84 | pages 30 à 42
ISSN 0292-8000
DOI 10.3917/cdu.084.0030
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Portrait
de Debussy
par Paul Nadar,
vers 1905

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DEBUSSY ET L’ÉCHELLE MYSTÉRIEUSE

DEBUSSY
ET L’ÉCHELLE MYSTÉRIEUSE
UN TYPE D’ÉSOTÉRISME MUSICAL
PAR YVON GÉRAULT

N ous poursuivons dans ce numéro la publication du feuilleton en trois


parties que la Chaîne d’Union consacre à Claude Debussy à l’occasion
du centenaire de son décès. Yvon Gérault aborde maintenant les années du
Chat Noir, ce célèbre cabaret, où se côtoyaient la bohème, les occultistes,
les francs-maçons et d’autres esprits originaux, dans un joyeux et fécond
désordre.
[ 31 ]
DE LA BOHÈME AUX ARRIÈRES-LOGES
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(Deuxième partie)

J’ai seul la clef de cette parade sauvage.


Charles Baudelaire,
Les Illuminations

Après le Conservatoire, la Villa Médicis et les travaux obligés


que furent les séances chez Madame von Meck, ou dans les salons
du boulevard Saint-Germain, la période de bohème qui s’ouvre est
certainement vécue par Debussy comme une libération. Il peut se reposer
des pesanteurs académiques en fréquentant les cafés et les tavernes à
la mode, ainsi que certaines librairies tournées vers l’occulte, comme La
Librairie de l’Art Indépendant tenue par Edmond Bailly, compositeur féru
d’ésotérisme ; ou encore, La Librairie du Merveilleux de Pierre Dujols de
Valois, personnage au cœur d’une nébuleuse d’alchimistes placée
dans l’orbite tutélaire du mystérieux Fulcanelli. L’écrivain Victor-Émile
Michelet, qui fait lui-même partie de cette mouvance, a cité tous ces
personnages autour de Debussy, dans son livre Les Compagnons de la
Hiérophanie. Le titre de ce livre de mémoires est éclairant et révélateur
d’un certain esprit.

Au chapitre des débits de boisson et des cabarets, on peut citer :


Weber, rue Royale, l’équivalent aujourd’hui des Deux Magots, rendez-
vous de l’élite cultivée ; Reynold’s, le café américano-irlandais, que

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fréquentent le monde du cirque et les milieux hippiques ; Debussy y fait


grande consommation de pale ale et de welsh rarebit. Chez Reynold’s, il
rencontre les clowns Footit et Chocolat, des jockeys et des entraîneurs ;
il se lie d’amitié avec Tom, le cocher anglais des Rothschild. C’est
certainement là qu’il trouve les titres anglais de ses œuvres… par exemple,
le cycle Children’s corner : Colliwog’s cake walk, The snow is dancing,
The littlesheperd, Jimbo’s Lullaby… Il y a aussi Vachette, au Quartier
latin ; La Taverne Pousset, carrefour de Châteaudun ; enfin Montmartre,
« la colline inspirée », avec l’Auberge du Clou et surtout, le cabaret
du Chat-Noir, qui, comme l’indique l’adepte connu sous l’hétéronyme
de Fulcanelli, est une arrière-loge, plus précisément, un des centres
occultes de la maçonnerie internationale.

À propos du penchant de Debussy pour la vie de bohème, les


témoignages de ses contemporains divergent : certains le voient tout
à fait adapté à ce mode de vie, comme Camille Benoît, élève de César
Franck et ami de Debussy :

Hier soir, passant à huit heures vingt, rue de Laval, j’ai vu par la
baie grande ouverte du Chat-Noir, Debussy s’attablant […] avec
son air le plus arsouille.

En revanche, d’autres de ses amis ont un avis différent, comme le


[ 32 ] compositeur Raymond Bonheur :
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Né pauvre, il entra dans la vie avec des goûts, des besoins et une
insouciance de grand seigneur […]

Il est vrai que Debussy ayant été amené à se produire dès


l’adolescence dans les salons des châteaux de la Loire et de la société
huppée du boulevard Saint-Germain, il avait pris très tôt goût au
luxe ; penchant qui ne fut pas tempéré par ses voyages à travers l’Europe
et la Russie, en compagnie de la richissime Nadejda von Meck. À
Paris, Debussy fréquente les mêmes salons que Marcel Proust. C’est
d’ailleurs par son ami Louis Laloy qu’il est introduit dans le salon de la
comtesse Greffulhe, arbitre des élégances et modèle de la duchesse de
Guermantes pour La Recherche de Proust. En résumé, les témoignages
de ses contemporains convergent sur la double nature de bohème et
d’aristocrate de Debussy.

Le cabaret du Chat-Noir, état-major de la bohème

Fondé par Rodolphe Salis, un ancien élève des Beaux-Arts, le


cabaret du Chat-Noir va être le point central de la vie de bohème de
1881 à 1897. La typologie des animateurs et des habitués nous est
connue. Ils sont peintres, dessinateurs, poètes, musiciens, chansonniers,
avec des aspirations artistiques et politiques diverses ; et pour certains,
un engouement plus ou moins prononcé pour l’ésotérisme. Ce milieu est
celui des disciples d’Éliphas Lévi, un abbé défroqué qui eut son heure

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Enseigne du cabaret du Chat Noir, 1881,
© Musée Carnavalet, Paris

de gloire. Autour de Villiers de L’Isle-Adam, de Verlaine, de Charles Cros,


de Signac, et de Toulouse-Lautrec, pour les plus célèbres, se profilent les
silhouettes des obscurs poètes-chansonniers qui animent le cabaret. La
plupart sont aussi amateurs d’absinthe et de facéties. La façade s’orne
d’une enseigne bien visible, mais dont le sens n’est accessible qu’aux
seuls initiés :

Passant, arrête-toi ! Cet édifice, par la volonté du destin sous


la protection de Jules Grévy, Freycinet et Allain-Targé étant
archontes, Floquet, tétrarque et Gragnon, chef des Archers, fut
consacré aux muses et à la joie, sous les auspices du Chat-Noir...

Cette annonce indique de manière subliminale que l’ombre de


la maçonnerie et des diverses annexes de la sphère occultiste plane
sur le Chat-Noir. C’est plus qu’une signature, puisque ce concentré du
gouvernement représente aussi une partie des membres du Suprême
Conseil du Rite Écossais Ancien Accepté du Grand Orient de France.

L’endroit, souvent objet de scandale, est fréquenté par l’élite


artistique, littéraire, scientifique et politique venue de l’Europe entière.
On peut citer pêle-mêle le futur roi d’Angleterre, le tsarévitch, Garibaldi,

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Portrait de Josephin Peladan par Alexandre Seon, Circa 1892,
© Musée des Beaux-Arts de Lyon

Victor Hugo, Émile Zola, Camille Flammarion, Sarah Bernhard, Henri


Poincaré, Gustav Eiffel, Ferdinand de Lesseps…

Protégé par les plus hautes autorités de l’état et fréquenté par la fine
fleur de la maçonnerie européenne, le cabaret est surtout le point de ralliement
des mouvements poétiques et artistiques les plus échevelés :Hirsutes,
Zutistes, Hydropathes, Harengs saurs épileptiques, etc. La règle est placée
sous le signe du scandale et de la provocation. Évidemment, le Chat-Noir ne
respecte aucune des normes en vigueur. À un fonctionnaire qui demande la
fermeture du cabaret, Jules Grévy fait cette réponse :

Pourquoi voudriez-vous qu’on ferme un établissement honorable


dans lequel j’ai mes habitudes ?

Il est probable que Jules Grévy ne fréquentait plus l’établissement


lorsqu’il devint président de la République, mais il y a là plus qu’un
signe, un intersigne, comme aurait dit Villiers de L’Isle-Adam, fidèle de
l’établissement.

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Parmi les personnalités marquantes, on trouve le mage Joséphin


Péladan, fondateur avec Stanislas de Guaita de L’Ordre Kabbalistique
de la Rose Croix, Papus, fondateur, lui-même, de L’Ordre Martiniste et
Grand Hiérophante d’autres sociétés initiatiques.

Il n’y a pas de cabaret sans musique ; pour la partie musicale, on


retrouve l’incontournable Charles de Sivry, beau-frère de Verlaine, chef
d’orchestre de plusieurs théâtres et premier pianiste du Chat-Noir. En
tant que compositeur, on lui doit le poème symphonique La Légende
d’Hiram ; ce titre sans équivoque nous renseigne bien sur les centres
d’intérêt du personnage ! Les autres animateurs sont principalement
Érik Satie et Debussy, ce dernier étant lié depuis la plus tendre enfance
à la famille de Charles de Sivry — nous savons par quel biais. C’est
certainement grâce aux leçons de la mère de Charles de Sivry que
Debussy a embrassé la carrière musicale.

La rencontre avec Érik Satie

Il existe différentes versions de la rencontre de Debussy et de Satie,


plusieurs familiers du Chat-Noir ayant tenté de s’en attribuer le mérite. Il
semblerait que ce soit le chansonnier Vital Hocquet qui les ait présentés
l’un à l’autre vers 1892, à l’époque où Satie produisait ce qu’il appelait
ses rudes saloperies, autrement dit les musiques d’accompagnement des
chansonniers du Chat-Noir. Vital Hocquet est en fait le pseudonyme de [ 35 ]
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Narcisse Lebeau, plombier zingueur de son état. Heureuse époque où un
artisan taquinant les muses pouvait venir pousser la chansonnette entre
une fuite de baignoire et le remplacement d’une chasse d’eau ! Debussy
et Hocquet restèrent amis, puisque le premier sera témoin au mariage du
second. Debussy lui a dédicacé plusieurs œuvres, parmi lesquelles, De
rêve et la première des Proses lyriques.

Derrière la façade de dissimulation des divertissements de


chansonniers, d’autres activités sont à l’œuvre. Sans revenir sur les détails
de la vie du cabaret, je rappellerai ce passage du livre de Fulcanelli, qui
situe bien les enjeux :

Combien savent quel centre ésotérique et politique s’y


dissimulait, quelle maçonnerie internationale se cachait derrière
l’enseigne du cabaret artistique ? D’un côté, le talent d’une
jeunesse fervente, idéaliste, incapable de suspicion ; de l’autre,
les confidences d’une science mystérieuse, mêlée à l’obscure
diplomatie, tableau à double face exposée à dessein dans un
cadre moyenâgeux. […]

Clients et animateurs du Chat-Noir fréquentent bien entendu


Le Salon de la Rose+Croix du Sâr Peladan, le Sâr pédalant, comme
le nomme Alphonse Allais. Le salon se tiendra annuellement de 1892
à 1897, soit pendant la période faste du Chat-Noir et il s’éteindra
avec lui.

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Eric Satie photographié par Santiago Rusinol en 1892


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Indubitablement, ce climat a attiré Debussy, même s’il prenait
ses distances vis-à-vis des entreprises tapageuses des occultistes trop
voyants, comme Peladan ou Jules Bois. Écrivain et journaliste, spécialiste
du satanisme et de la magie, Jules Bois est aussi auteur dramatique.
C’est à Debussy qu’il demande d’écrire la musique de son drame
ésotérique Les Noces de Sathan. Il s’agit d’une pièce mystique. Dans
une atmosphère de ténèbres passent les ombres inquiétantes de Psyché,
Hermès, Méphistophélès... La figure principale, « Sathan » androgyne
conduit le bal, de curieuse façon, puisque Jules Bois — nouvel Ovide —
métamorphose le Saint-Esprit sous l’hypostase de la Bienheureuse Vierge
Marie, puis la Vierge en déesse Isis ! Debussy accepte la commande,
mais finalement, il ne l’honore pas, tout en gardant des liens d’amitié
avec Jules Bois. Par ailleurs, selon un témoignage de Georges de Feure,
animateur du Théâtre d’ombres du Chat-Noir, on sait que Debussy
a été plusieurs fois sollicité par L’Ordre Kabbalistique de la Rose-
Croix de Peladan :

On aurait proposé à Debussy d’être le chantre élu d’une papauté


future et secrète, mais celui-ci aurait décliné cet honneur, reculant devant
le peu de confiance qu’il avait en sa compétence et le peu de courage à
affronter une administration aussi importante...

Le ton de la réponse de Debussy est à la fois prudent et ironique.


Il ne veut pas tomber dans les errements « mystagogiques » de son

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ami Satie. Et justement, cette proposition a certainement été faite à


Debussy, suite à la défection d’Erik Satie, ex-compositeur officiel de la
Rose-Croix, dont on connaît les œuvres de circonstances :Les Sonneries
de la Rose+Croix, La Porte héroïque du ciel ou Le Fils des étoiles, pièce
sous-titrée pastorale kaldéenne (sic), etc.

Debussy reste prudent vis-à-vis de ces manifestations, même s’il


est plus que concerné par la sphère de l’invisible. S’agissant du domaine
ineffable et mystérieux des sons organisés, le mieux est peut-être de lui
laisser la parole :

Vraiment, la musique aurait dû être une science


hermétique, gardée par des textes d’une interprétation tellement
longue et difficile qu’elle aurait certainement découragé le
troupeau de gens qui s’en servent avec la désinvolture que l’on
met à se servir d’un mouchoir de poche ! […] Or, et en outre, au
lieu de chercher à répandre l’art dans le public, je propose la
fondation d’une société d’ésotérisme musical.

On ne saurait être plus clair. Publiées à la suite de la création


de La Damoiselle Élue, d’après Rossetti, ces quelques lignes évoquent les
cultes à mystères de l’Antiquité. En fidèle disciple de Pythagore, Debussy
savait qu’à l’école de Crotone, les grades sommitaux d’acousmaticien et
de mathématicien ne s’obtenaient qu’après de longues années d’ascèse [ 37 ]
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et d’étude. Encore convient-il de nuancer ; la musique de Debussy
ayant conquis un large public au cours du XXe siècle, il semble difficile
de voir dans les œuvres et la pratique du compositeur un ensemble
d’enseignements secrets réservés à une élite. S’il est bien le chantre
d’une heuristique musicale, le compositeur se tient à bonne distance de
la pensée magique.

Pour ce qui est de l’amitié entre Debussy et Satie, elle est réelle,
même si elle ne va pas sans une certaine condescendance de la part du
premier et un peu de jalousie du second pour son aîné. Une anecdote est
assez révélatrice. Entendant Debussy improviser au piano, un client du
Chat-Noir fait cette remarque :

Tiens ! On dirait du Satie !


C’en est, réplique Satie ; mais il fait ça beaucoup mieux que moi !

On notera aussi que la dédicace des Cinq poèmes de Baudelaire,


que fait Debussy à son ami est sans ambiguïté : « Pour Erik Satie, Musicien
Médiéval et doux, égaré dans ce siècle, pour la joie de son bien amical
Claude A. Debussy, 27 Oct. 92 ». On sait que Satie venait régulièrement
au 42 de la rue de Londres, à l’angle de la rue d’Amsterdam, se régaler
des côtelettes d’agneau que lui cuisinait son ami Debussy.

C’est au printemps 1897 qu’intervient la fermeture du Chat-Noir.


Une page se tourne, mais Debussy est bien identifié comme s’intéressant

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au domaine de l’occulte. L’année suivante, la revue ésotérique Le Saint-


Graal annonce les principaux événements de la saison du Théâtre
d’Art, scène fréquentée par les férus d’occultisme. Outre Les Noces
de Sathan, déjà citées, avec la musique prévue de Debussy, on annonce :
Deux Chants de Maldoror du comte de Lautréamont et deux scènes
de Vercingétorix d’Édouard Schuré, l’auteur du livre Les Grands Initiés.
Nous restons dans un domaine connu.

Pour clore ce chapitre, le mieux est peut-être de laisser la parole


à Vladimir Jankélévitch, le philosophe du je ne sais quoi et du presque
rien, qui avait l’immense avantage de lire le Debussy dans le texte et
d’être assez bon pianiste. Les spéculatifs qui œuvrent à l’athanor musical
ne sont pas si nombreux !

Sa mystériologie a tout d’abord trouvé un aliment dans le Paris


occultiste et Rose-Croix des années 1880-90, dans ce Paris du Chat-
Noir et du Sâr Peladan ou le mysticisme prend parfois le visage de la
mystification […] Debussy s’est grisé de cet éleusinisme fin de siècle...

Jankélévitch fait donc référence aux Mystères, tels ceux d’Éleusis,


ce qui n’est pas anodin. Debussy s’est peut-être grisé de ce que d’aucuns
nomment les « augustes fadaises », mais il a produit ce philtre sonore,
cet or potable, qui depuis un siècle et demi, continue de nous enivrer.
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Autres chapelles de l’invisible, succursales du mystère

Debussy est un homme discret. Aux entreprises tapageuses du


Sâr Peladan et aux fumées satanistes de Jules Bois, il préfère les voûtes
de Saint-Gervais. Il va y écouter les chœurs qui se réunissent autour de
Vincent d’Indy dans une chapelle latérale. Ces amateurs, pour la plupart
issus de la Schola cantorum, sont partisans du retour aux modes grecs et
à leur diversité, ce qui ne peut que réjouir Debussy.

L’Église Saint-Gervais-Saint-Protais est connue comme un centre


de l’occulte ; les sculptures des stalles représentent les étapes de
l’alchimie et au fil du temps, le lieu est devenu le rendez-vous des francs-
maçons et des magnétiseurs. Amateur de plain-chants, de grégorien
et des œuvres de l’école palestrinienne, Debussy s’y sent à l’aise. Il
considère le lieu comme un refuge, un antidote aux effets délétères des
institutions académiques — « un petit coin de paradis où seul l’amour de
la musique commande » — dit-il, à propos de Saint-Gervais.

Concernant la dilection de Debussy pour les modes anciens, remis à


l’honneur à Saint-Gervais et à la Schola cantorum, un fait historique mérite
d’être noté. Dans les années 1890, Théodore Reinach est en mission
archéologique en Grèce. À Delphes, il parvient à déchiffrer la notation
musicale d’un hymne à Apollon. C’est Gabriel Fauré qui met en forme
la mélodie et qui l’harmonise, mais il serait étonnant que Debussy n’eût
pas été averti de la découverte de l’archéologue. Une dizaine d’années

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plus tard, Debussy produira Danseuses de Delphes, le premier des Vingt-


quatre Préludes pour piano ; ce titre fait référence aux trois figures en haut-
relief du sanctuaire pythien de Delphes, proche du site où Reinach avait
décrypté l’hymne à Apollon. Certains des autres titres des préludes sont
parlants :Les Sons et les parfums tournent dans l’air du soir, La Cathédrale
engloutie, Les fées sont d’exquises danseuse, La Terrasse des audiences
du clair de lune… Comme si Debussy était « hypnagogiquement » le
bénéficiaire d’une patente des mystères de Delphes.

Dans le même esprit, les Six épigraphes antiques, pour piano à


quatre mains, datant de la fin de la vie de Debussy, sont dans une forme
modale comparable et il n’est pas indifférent de constater que ces pièces
réutilisent une partie du matériel thématique des Chansons de Bilitis de
Pierre Louÿs. Et bien sûr, le substrat poétique de cette œuvre provient
encore de la mythologie grecque. La source d’inspiration de Debussy est
souvent ailleurs, dans le monde des idées ; de même, il souhaite que
l’interprétation de ses œuvres soit préservée de toute atteinte de la basse
matérialité. Aux pianistes qui venaient l’interroger sur la manière de les
exécuter, il donnait ce seul conseil :

Surtout, que j’oublie en vous écoutant que le piano a des marteaux !

Les autres centrales d’influence ou succursales du mystère que


fréquentent les habitués du Chat-Noir sont principalement La [ 39 ]
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librairie de L’Art indépendant d’Edmond Bailly et les mardis de
Stéphane Mallarmé. Curieux personnage qu’Edmond Bailly, fondateur
de La Librairie de l’Art Indépendant, au 9, rue de la Chaussée
d’Antin. Compositeur, libraire-éditeur, Bailly est aussi le représentant
de La Société Théosophique de Madame Blavatsky et l’éditeur de sa
revue interne : Le Lotus bleu. Propagateur des idées spiritualistes, il
est l’auteur d’un essai :Le Chant des voyelles comme invocation aux
dieux planétaires, ouvrage qui rend bien compte de ses préoccupations
et des goûts de ses lecteurs. Du point de vue de la théorie musicale,
il est le représentant d’un courant qui remonte bien sûr à Pythagore,
mais qui s’inspire directement des travaux d’un personnage des plus
étranges, Hoëné-Wronski. Mathématicien d’origine polonaise, spécialiste
de balistique, officier-artilleur de l’armée du tsar, Wronski est arrivé
en France en 1803. Il est surtout connu comme étant l’inventeur
d’un déterminant mathématique qui est toujours en usage. Passionné
de musique autant que de mathématiques, Wronski est l’auteur d’un
ouvrage non publié, mais qui était la bible d’Edmond Bailly : Philosophie
absolue de la musique. Par ailleurs, il faut préciser que Wronski, esprit
hors norme qui pensait avoir mis Dieu en équation est aussi l’inventeur
de la chenille du char d’assaut. Balzac l’a pris pour modèle pour son
roman La Recherche de l’absolu.

Chez Bailly, on trouve aussi les ouvrages et les partitions de la


plupart des occultistes-musiciens de la même mouvance : Antoine Fabre
d’Olivet et Eliphas Lévi, déjà cités, l’abbé Lacuria, Alexandre Saint-Yves

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d’Alveydre, dont la grande synthèse, L’Archéomètre, ne sera publié à titre


posthume qu’en 1911, par Papus et ses amis, chez un confrère de Bailly,
la librairie Dorbon. La Librairie de l’Art Indépendant est fréquentée par
Villiers de l’Isle-Adam, Joris-Karl Huysmans, Pierre Louÿs, Stéphane
Mallarmé, l’astrologue Ély Star... Pour la partie musicale, il faut se reporter
au témoignage de Victor-Émile Michelet, providence des cherchants :

Claude Debussy était le plus familier des visiteurs de l’Art


indépendant. Presque tous les jours aux fins d’après-midi, il
arrivait soit seul, soit avec son fidèle Érik Satie [...]

Sur le piano Érard de l’arrière-boutique, les deux amis donnaient


la primeur de leurs dernières compositions. Outre les romans satanistes
de Jules Bois, Bailly publiait aussi de la musique ; celle de Debussy, La
Damoiselle élue, d’après Rossetti, avec une illustration de Maurice
Denis, Les Chansons de Bilitis, sur le poème de Pierre Louÿs ; Les Cinq
poèmes de Baudelaire, justement dédiés à Satie… Le dernier, La Mort
des amants est bien dans la même tonalité sensuelle et morbide qui
plaisait tant à Debussy.

Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères


Des divans profonds comme des tombeaux
[…]
[ 40 ] Usant à l’envi leurs chaleurs dernières
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Nos deux cœurs seront deux vastes tombeaux […]

Pour résumer, clients, auteurs et fidèles de la Librairie de l’Art


indépendant constituent une sorte d’égrégore, dont les membres sont unis
par les arts, la science et l’ésotérisme, au sens large. Les plus représentatifs
du petit noyau de ces fidèles se retrouvent au domicile de Stéphane
Mallarmé, arpenteur de l’invisible, selon le mot du critique Paul Gorceix.

Les Mardis de Mallarmé, une institution célèbre.


Debussy y rencontre Pierre Louÿs.

Les Mardis de Mallarmé se tiennent au 4e étage du n° 89 de la


rue de Rome, donc près de l’appartement de Debussy, qui est situé rue
de Londres. Il s’agit d’une institution suffisamment célèbre pour qu’on
se contente de n’en rappeler que ce qui concerne notre sujet. Avec la
fine fleur de la poésie symboliste, les acteurs sont les mêmes et les
préoccupations de la plupart d’entre eux nous sont connues. Mallarmé a
très vite reçu le jeune Debussy, comme membre de la communauté sans
dogme qu’il animait, celle des poètes et des musiciens à la recherche
des correspondances créatrices et des sonorités pures, à cultiver avec
une patience d’alchimiste, disait-il. Les professions de foi du musicien
ne pouvaient que séduire le poète :

N’écouter les conseils de personne, sinon le bruit du vent qui


passe et nous raconte les histoires du monde […] Les musiciens

LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ]

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FOCUS
DEBUSSY ET L’ÉCHELLE MYSTÉRIEUSE

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Stéphane Mallarmé photographié par Paul Nadar vers 1890
© droits réservés

ont le privilège de capter toute la poésie de la nuit et du jour, de


la terre et du ciel, d’en reconstituer l’atmosphère et d’en rythmer
toutes les palpitations[…]

Il n’est donc pas étonnant que ce soit à Debussy que Mallarmé


demande de composer la musique de scène de L’Après-midi d’un faune.
De vingt ans plus jeune que le poète, on imagine aisément que le
musicien ait été plus que sensible au climat de sensualisme mêlé au
voile de sacralité qui enveloppe le poème :

Je t’adore, courroux des vierges, ô délice


Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille la frayeur secrète de la chair. […]
Mon crime, c’est d’avoir, gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe échevelée
Que les dieux gardaient si bien mêlée…

Au-delà d’une syntaxe de dissimulation, boire la frayeur secrète


de la chair, démêler la touffe échevelée d’une nymphe, y a-t-il œuvre
d’amour plus propice à susciter l’inspiration d’un musicien de la

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FOCUS
DEBUSSY ET L’ÉCHELLE MYSTÉRIEUSE

trempe de Debussy ? Le thème principal du Prélude à L’Après-midi d’un


faune est à la flûte, instrument du dieu Pan ; et aux 110 vers du poète,
répondent les 110 mesures de Debussy. Avec 4 dièses à la clé, la mesure
à 9/8, des musicologues anglo-saxons ont vu dans ces paramètres un
souci d’arithmosophie relié à la suite de Fibonacci ou au nombre d’or.
Il conviendrait d’analyser ces données en détail. Précisons aussi que
l’œuvre est dédiée à l’écrivain Catulle Mendès, franc-maçon notoire, très
impliqué dans les affaires d’occultisme, détail qui complète le tableau.

C’est chez Mallarmé que Debussy fait la connaissance de Pierre


Louÿs. Le musicien et le poète deviennent des amis très intimes. Ils se
retrouvent tout naturellement chez Bailly, leur éditeur commun. Helléniste
éminent, Pierre Louÿs est l’auteur d’une mystification littéraire tout à fait
réjouissante : Les chansons de Bilitis. Il s’agit d’une pseudo traduction
de poèmes lesbiens dont il attribue la paternité à une poétesse grecque
contemporaine de Sappho. En fait, Pierre Louÿs est bien le créateur
du personnage fictif de Bilitis, autant qu’il est l’auteur de ses poèmes.
Ce recueil est marqué par un climat de sensualité et d’érotisme raffiné.
Qu’on en juge avec le début du poème intitulé Les Seins de Mnasidika :

Avec soin, elle ouvrit d’une main sa tunique


et me tendit ses seins tièdes et doux,
ainsi qu’on offre à la déesse
[ 42 ] une paire de tourterelles vivantes.[...]
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Des Chansons de Bilitis, Debussy tire trois mélodies, op. 97, en
1897, puis une musique de scène, op. 102, en 1901. Mais le plus
important, c’est qu’au contact de Louÿs, Debussy peut se familiariser
avec la culture antique, ses mythes, ses dieux et ses déesses.

Fervent admirateur de Wagner, Pierre Louÿs avait trouvé en


Debussy un adversaire à sa mesure — au sens esthétique, s’entend.
Les deux hommes resteront amis jusqu’à ce que la séparation du
musicien d’avec Lilly, sa première épouse, ne les éloigne l’un de l’autre.
L’événement fut douloureux, car Lily, de son vrai nom Rosalie Texier —
et qu’il appelait Lilo — était allée jusqu’à commettre une tentative de
suicide. Debussy avait connu Lilly au sommet de sa notoriété, alors
qu’elle était mannequin de la maison de couture Sarah Meyerand-
Morhange ; et l’on sait que le temps est cruel avec les « top models » —
si on veut bien pardonner cet anachronisme. Avec l’art et l’amour, l’amitié
constitue le terreau de la création, mais dans les domaines de l’intime,
comme en musique, il peut y avoir des « accidents » !

 Yvon Gérault

À suivre
Prochain article : « Mystère et mystification »

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