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FONDEMENTS INTERDISCIPLINAIRES ET SYSTÉMIQUES DE

L'APPROCHE TERRITORIALE INTRODUCTION

Bernard Pecqueur, Véronique Peyrache-Gadeau

Armand Colin | « Revue d’Économie Régionale & Urbaine »

2010/4 octobre | pages 613 à 623


ISSN 0180-7307
ISBN 9782200926687
DOI 10.3917/reru.104.0613
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-d-economie-regionale-et-urbaine-2010-4-page-613.htm
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&
Fondements
interdisciplinaires et systémiques
de l’approche territoriale
Introduction

Bernard P ECQUEUR
UMR PACTE
Université de Grenoble
Institut de Géographie Alpine
14 bis, avenue Marie Reynoard
38100 Grenoble
bernard.pecqueur@ujf-grenoble.fr

Véronique P EYRACHE -G ADEAU


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EDYTEM
Université de Savoie
Pôle Montagne
Campus scientifique de Savoie Technolac
73376 Le Bourget du Lac Cedex
veronique.peyrache-gadeau@univ-savoie.fr

rticle on line 2010 - N◦ 4 - pp. 613-623 Revue d’Économie Régionale & Urbaine 613
Fondements interdisciplinaires et systémiques de l’approche territoriale

Depuis la fin des illusions de croissance de la période des Trente Glorieuses


dès les années soixante-dix, la Science Régionale a pris la mesure de l’apparition
d’une catégorie nouvelle d’organisation spatialisée d’acteurs : le « territoire ». C’est
sans doute là une innovation majeure qui nous fait passer du fait régional au fait
territorial. La vision d’un monde régional comme l’a analysé W. ISARD (1956) avec
des matrices régionales homothétiques aux matrices nationales, a vécu après avoir
tant apporté aux études régionales. Dès 1985, la deuxième édition de l’ouvrage clé
en langue française de J. LAJUGIE, P. DELFAUD et C. LACOUR (Chapitre III, « l’espace
territoire », pp. 837-930) posait les bases de la question territoriale. Celle-ci n’a fait
que se développer depuis, notamment avec les travaux du GREMI (R. CAMAGNI et
D. MAILLAT, (éd), 2006), ceux des géographes (M. VANIER (éd), 2009) ou encore
l’idée selon laquelle la notion de territoire permettrait de fonder une « économie des
proximités » (B. PECQUEUR et J.B. ZIMMERMANN (éd), 2004).

La reconnaissance du phénomène est maintenant au niveau international avec


des mots spécifiques et des analyses particulières à chaque pays et à chaque contexte.
Toutes n’acceptent pas toujours le vocable de « territoire » mais en admettent les
conséquences (voir la notion de Place dans le monde anglo-saxon)1 . Par ailleurs, la
question territoriale, fait l’objet notamment des réflexions des organismes attachés
au développement des territoires institutionnels, « pays », régions,... Quoi qu’il
en soit, l’apparition des dynamiques territoriales a permis d’enrichir les analyses
de l’innovation (les Clusters et les Valleys), de l’adaptation à la globalisation, des
reconversions industrielles et des mutations d’espaces ruraux ou encore a contribué
à redynamiser beaucoup des modèles de développement au Sud. Elle réinvestit
l’espace qui cesse d’être un support ou une projection dans l’étendue mais devient
contingent aux histoires des lieux, à l’irréductibilité des chronologies, aux trajectoires,
aux apprentissages, aux pratiques et représentations de l’espace qui renvoient aussi à
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l’acteur, au système d’action comme composante structurante de la scène territoriale.

Au fond, l’analyse spatiale et régionale classique se complexifie et s’élabore pour


tenter de proposer une vision renouvelée des changements et mutations en cours
dans la globalisation du monde.

L’énigme du territoire piégé entre, d’une part, sa polysémie ambigüe et, d’autre
part, sa puissance évocatrice et explicative, ne peut se résoudre à travers une unique
lunette disciplinaire. T. PAQUOT et C. YOUNÈS (2009) ont récemment produit
la démonstration de l’investissement de la notion de territoire par la pensée
philosophique du XXème siècle. De la géographie aux autres sciences humaines
et sociales, la notion de territoire comme outil d’analyse des dynamiques humaines
dans l’espace, chemine et les approches systémiques en constituent un vecteur solide.

Le colloque de Grenoble -Chambéry (2007) a permis de faire avancer la réflexion


sur ces questions en privilégiant la discussion entre les différentes disciplines
concernées par la notion de territoire. L’enjeu intellectuel consistait notamment, à
mieux comprendre les questions reliées aux limites, aux seuils et interdépendances
des différentes échelles spatiales.

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Bernard P ECQUEUR, Véronique P EYRACHE -G ADEAU

On songe également au rôle de la culture dans le processus de globalisation en


cours de la production mondiale (comme le montre le développement actuel des
notions de « ville culturelle » et de « classe créative »). Le traitement des ressources
et du patrimoine ou encore de l’économie culturelle, sont autant de thèmes où la
géographie et l’aménagement, notamment, ont avancé de leur côté, parallèlement
aux réflexions dans le champ de l’économie, sans dialoguer suffisamment ensemble.

Le contexte de globalisation alerte d’autres sciences sociales autour des dyna-


miques territoriales : on pense naturellement à ce que les urbanistes et les politologues
ont à dire sur l’irruption de la question urbaine dans les dynamiques territoriales et
la question de la ville dans les projections en cours. La prise en compte du monde
urbain comme métaphore du futur, peut, moins que jamais, être esquivée. De plus,
de nouveaux espaces émergent : périurbains ou intermédiaires et pourquoi pas
« péri-ruraux »... autant d’interrogations sur nos espaces de demain.

Enfin, la question couvrante des débats et recherches depuis plusieurs années est
celle de la gouvernance (locale, territoriale, « bonne », raisonnée, etc.). Le colloque
de Grenoble-Chambéry a également fortement contribué à éclaircir et tenter de
simplifier cette question.

Les articles repris ici ne sont qu’une représentation restreinte de la diversité des
thématiques qui ont été amenées à cette occasion. D’une part, ils illustrent une
même mise en perspective des territoires comme réalités multidimensionnelles et
évolutives, jusqu’à devenir l’objet d’une spécification qui transcende en quelque sorte
les approches disciplinaires, et contribuent ainsi à faire valoir l’enjeu interdisciplinaire.
D’autre part, ils mobilisent une même forme d’analyse appuyée sur la dynamique
des systèmes ; celle-ci sera plus particulièrement questionnée ici car elle permet de
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lire l’évolution qui s’est opérée dans la nature même des problématiques territoriales
étudiées.

-1-
Rendre compte des dynamiques territoriales :
un enjeu interdisciplinaire
La confrontation de l’économie et de la géographie n’est jamais simple malgré
des efforts variables et plus ou moins productifs selon les époques. Dans le processus
de production, l’économie explique le « pourquoi » et la géographie précise le « où »
(THRIFT, 2000). La théorie de la localisation vient figer définitivement le rapport
entre économie et géographie en soumettant la question du lieu de la production à
la simple exigence de minimisation de la distance entre le lieu où l’on produit et le
lieu où l’on consomme (le marché). De ce point de vue, le modèle de VON THÜNEN
apparaît comme une épure où l’on comprend que la localisation des productions
agricoles est ordonnée en cercles concentriques autour du marché en fonction unique
des coûts de transport. Puis les cercles se tordent, se contractent ou se dilatent en
fonction des conditions imposées par la réalité. Ils deviennent des « isolignes » qui

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Fondements interdisciplinaires et systémiques de l’approche territoriale

tendent à traduire la complexité des situations empiriques. Mais on est bien dans
ce que l’économie a trop souvent comme méthode de prédilection : le modèle
théorique préexiste autour d’hypothèses robustes mais rustiques et le réel s’adapte à
la capacité explicative du modèle.

Cependant, dans les dernières décennies, l’accélération des tendances à la


globalisation entraîne la mise en réseau à l’échelle mondiale non seulement
des processus de production mais aussi des sentiers de l’innovation. L’approche
géographique pour sa part, ne peut plus se contenter d’enregistrer les mouvements
des entreprises « nomades » qui glissent d’un pays à l’autre à la recherche de coûts
de production plus faibles et d’une productivité toujours plus grande. De son côté,
l’analyse économique ne peut ignorer les effets spatiaux de la globalisation dès lors
que les nouvelles localisations ne suivent pas un chemin linéaire simple (où les
activités incorporant de la haute technologie restent au centre et les activités dites
« de main-d’œuvre » vont, avec des fortunes diverses, se localiser dans les périphéries
conformément aux théories du cycle du produit à la R. VERNON ou même aux
représentations de S. AMIN). Certes, il revient à la Nouvelle Economie Géographique
d’avoir en quelque sorte systématiser l’analyse des relations dans l’espace au point
de permettre la formalisation des économies d’agglomération. Mais l’évolution des
localisations révèle, par ailleurs, un mouvement fort de différenciation des espaces.

La « territorialisation » de l’économie apparaît comme une des modalités impor-


tantes de la période de réorganisation après-fordiste. On peut sans doute même
proposer une hypothèse plus avancée selon laquelle la vaste parenthèse industria-
liste, ouverte au milieu du XVIIIème siècle avec la Révolution Industrielle anglaise et
confirmée par la Révolution politique française, se referme aujourd’hui. A l’apogée
de sa période, le fordisme a mis en scène une économie de type banalisé pour
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laquelle les conditions culturelles qui distinguent les lieux de production et de
répartition, n’importent pas. Aujourd’hui, on peut avancer l’idée, qui aurait été, il y
a peu encore, jugée hasardeuse, que le territoire lui même puisse être un « gisement
de compétitivité » où les entreprises « se rendent de plus en plus compte que leur
productivité est largement dépendante de la qualité de leur contexte géographique
immédiat ».

L’hypothèse de base sous jacente à ce propos, est que les conditions de structu-
ration du post-fordisme impliquent l’émergence de la question territoriale, comme
fondement du lien nouveau entre géographie, économie et culture.

Ainsi, la géographie économique, comme champs d’analyse, devient le registre de


réflexion qui permet aujourd’hui de renouveler le rapport entre l’espace et l’économie
(GÉNEAU DE LAMARLIÈRE et STASZAK, 2000) tant au niveau de la production que de la
consommation. En effet, les interrogations des économistes critiques de la théorie
standard établissent une remise en cause des paradigmes comportementaux des
agents économiques à partir de la question culturelle, ce que l’on pourrait appeler
« le tournant culturel en économie » (ORLÉAN, 2002).

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Bernard P ECQUEUR, Véronique P EYRACHE -G ADEAU

Avec les réflexions sur l’économie « résidentielle » voire « présentielle » (DAVEZIES,


2008) qui réactivent la théorie de la base, on comprend de nouveaux phénomènes
de valorisation (souvent caricaturés) qui s’appuient sur la dépense comme source de
déclenchement (plutôt que la production elle-même) et remet en valeur la notion
d’« attractivité territoriale » (les paysages et l’histoire des lieux comptent).

Chacune des deux disciplines poursuit son effort d’intégration de la variable


culturelle avec un certain parallélisme sans que l’on puisse envisager très clairement,
en première analyse, la synthèse d’une géographie économique qui soit culturelle.

Les contributions qui suivent rendent compte d’une certaine manière de l’enjeu
de cette synthèse interdisciplinaire (R. KAHN) mais aussi de la difficulté qu’il y a à
combiner entre elles les approches dans une période où la construction territoriale
s’élabore à partir de la complexité des systèmes humains (F. LELOUP), à partir
de la mise en débat de ses contenus spécifiques (D. REQUIER-DESJARDINS), de la
question de l’imbrication des échelles et des problématiques notamment en matière
d’aménagement (C. VOIRON-CANICIO et al.), de la confrontation des trajectoires
(R.WOESSNER) et de l’actualité des interrogations sur la nature même des dynamiques
à l’œuvre en termes de mutatibilité ou de durabilité (L. ANDRES et B. BOCHET).

Ces contributions rendent compte de cette montée en complexité, de la difficulté


de tenir la multidimensionnalité de la dynamique des territoires, et d’un même
intérêt pour l’analyse systémique. Cette méthode d’approche a éveillé la notion de
territoire et lui est devenue en quelque sorte co-substantielle. La notion de « territoire-
système » succède à celles de « région-système » et d’« espace-système » ; le glissement
est sémantique, mais il est surtout l’expression d’un changement radical dans la
nature des problématiques auxquelles chacun de ces concepts réfère en même temps
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qu’il révèle aussi une relative plasticité de l’approche systémique elle-même.

-2-
L’analyse systémique comme expérience
d’approches spatiales-territoriales
L’analyse dynamique des systèmes tient lieu explicitement d’approche commune
à grand nombre de travaux actuels sur la question territoriale, et sans doute à
tous, implicitement, si l’on veut convenir qu’elle a été d’emblée celle des « pères
fondateurs » à partir de l’idée de dynamique bottom up (on pense, en particulier, à J.
FRIEDMANN et C. WEAVER (1979) et W. STÖHR et D. TAYLOR (1981).

Mais, plus généralement, et antérieurement, l’approche systémique a été une


référence pour l’analyse spatiale, comme dans l’ensemble des sciences humaines,
et elle a d’une certaine manière participé à la reformulation de son corpus au
tournant des années 1960-70 (REIF, 1973 ; MC-LOUGHLIN, 1978). La conception
générale est alors celle d’un système englobant de type top-down. L’espace est saisi
comme la dimension fédératrice, c’est à la fois le support, espace-lieu, et le principe

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Fondements interdisciplinaires et systémiques de l’approche territoriale

d’organisation, espace-système, qui permet de circonscrire les éléments et leurs


relations au tout.

Un déplacement majeur se produit à la fin des années 1970. L’enjeu analytique


évolue vers l’appréhension des phénomènes dynamiques qui sous-tendent les
changements de structure dans la période. Ceux-ci étaient jusque là surtout saisis à
travers le mouvement perpétuel des interactions entre les éléments et leur système
englobant ; avec la crise, la mécanique des interdépendances structurelles semble
grippée. L’analyse s’intéresse davantage aux ruptures, aux processus, aux conditions
de l’innovation.

Les systèmes sont définitivement ouverts, sensibles aux influences externes, et


articulés entre eux plutôt qu’emboités. Le territoire-système émerge et, par là, c’est une
autre quête qui s’élabore, celle de l’ordre relatif et de la théorisation des formes et des
dynamiques spécifiques. La période précédente présupposait l’existence d’équilibres
et de structures plus ou moins stables ; dans la période récente, ce sont les effets de
rétroactions, l’entropie, la capacité de résilience même des systèmes qui suscitent le
questionnement.

2.1. L’organisation de l’espace comme emboîtement


de systèmes hiérarchisés
2.1.1. De la « région système » et des systèmes de régions...
L’approche systémique est mobilisée d’abord sur les aspects structuraux et sur
des aspects fonctionnels de l’organisation spatiale qu’elle cherche à décrire. Puis, les
approches se complexifiant, les modèles d’interactions tentent de rendre compte à
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la fois de l’intégration et de l’ouverture des systèmes. Le débat est ancien en science
régionale : les régions naissent-elles de la densité des relations internes ou de la
nature spécifique des relations entre elles ? Que l’on adopte le point de vue des
approches externalistes ou internalistes (WALLISER, 1977), la région est envisagée
comme un système ouvert, et le jeu des échanges entrée-sortie tient lieu de cadre
opératoire pour décrire les relations à l’environnement (DAUPHINÉ, 1979).

Si une partie du corpus de l’analyse régionale retient le principe d’équilibre selon


lequel les flux d’entrée compensent les flux de sortie, ou encore les principe de stabilité
et d’adaptabilité du système vers cet équilibre, privilégiant la recherche de la qualité
des structures ou de l’invariance fonctionnelle, d’autres travaux s’intéressent aux
modalités de la régulation, c’est-à-dire notamment aux phénomènes de rétroactions
positives à l’origine de processus cumulatifs susceptibles d’entrainer le système loin
de son état initial. Parmi ces approches, celles de la région nodale des géographes
ou de la région polarisée des économistes sont très explicites de l’apport de l’analyse
systémique non seulement pour envisager les hiérarchies fonctionnelles et spatiales
mais aussi pour expliciter la nature fondamentalement inégale des interdépendances
spatiales. C’est la même approche en termes de domination qui caractérise l’analyse
de « l’économie monde » (BRAUDEL, 1979). La période est celle où analyses structurale

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Bernard P ECQUEUR, Véronique P EYRACHE -G ADEAU

et systémique sont mises à contribution2 en vue d’établir un modèle général


d’interactions spatiales.

2.1.2. ... à l’espace-système


La théorie des systèmes tient lieu en quelque sorte de « paradigme formel »
(DAUPHINÉ, 1979, p. 19) pour l’approche spatiale dans son ensemble, et des
travaux, à la suite de J. W. FORRESTER notamment, ont tenté l’application de manière
opérationnelle aux systèmes sociaux, populations, industries, villes ou écosystème
planétaire. Par exemple, les systèmes urbains, dans les années 1960-1970, sont
décrits à partir d’éléments de base (objets, activités, infrastructures, lieux, législation)
susceptibles de s’organiser en sous-systèmes (système résidentiel, système d’activités,
réseaux de transport...) et d’être intégrés dans la construction de modèles. Certains
d’entre eux, notamment en comptabilité territoriale, ou comme dans la théorie de
la base, contribuent de manière très opératoire à décrire la structure de systèmes
économiques en planification urbaine. Certes, les approches sont réductrices et
statiques, mais, avec la multiplicité des variables et des relations considérées, elles
offrent l’avantage d’une grande variété de modèles (théorie des graphes, modèles de
gravité, etc.) et qui s’élargit, avec l’accroissement des interactions prises en compte, à
travers l’analyse des probabilités et l’analyse factorielle (LAJUGIE, DELFAUD, LACOUR,
1985).

Mais la perspective envisagée d’une intégration dans un modèle unique et


unitaire, c’est-à-dire l’objectif d’une théorie générale du système régional, est une
quête sans cesse renouvelée qui appelle une multidimensionnalité spatiale et
d’approches. L’emboitement des systèmes spatiaux (nationaux, régionaux, locaux)
et des systèmes urbains permet de penser un espace hiérarchisé et où interfèrent les
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dimensions économiques, géographiques, démographiques et politiques. Malgré la
stimulation des analyses multimensionnelles, la complexité de la réalité échappe
et la capacité synthétique du système décrit, si sophistiqué soit-il, bute sur les
limites de représentations qui sont avant tout déterminées par un petit nombre
d’hypothèses quant à la nature des relations, des éléments, des sous-systèmes et de
l’espace lui-même. La qualité des modèles vaut alors surtout pour leur cohérence
bien sûr mais aussi pour l’originalité des présupposés qui gouvernent les choix de
leurs concepteurs.

2.2. Le « tournant territorial » et l’analyse dynamique


de la complexité
Des changements radicaux s’opèrent dans les années 1980-90 dont on n’a pas
encore sans doute pris la pleine mesure. Ce que l’on a identifié comme les années des
« 30 mutantes » (PECQUEUR, 2006) signifie qu’un passage s’est ouvert d’un monde
vers un autre. L’entrée dans l’analyse de la complexité, ou par les approches inspirées
de la théorie de l’émergence, est une manière de tenter de rendre compte de ce
qui s’élabore. Un glissement s’opère d’un corpus conceptuel fondé sur le rapport
macro/micro et où dominent les références à la structure, aux régulations et équilibres,
où s’emboîtent les rapports entre infra-structures et super-structures, et où les analyses,

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Fondements interdisciplinaires et systémiques de l’approche territoriale

inspirées de la cybernétique, s’intéressent aux effets induits, multiplicateurs ou de


feed-back. Un autre corpus se construit : dans l’approche par le territoire, il se fonde
d’abord sur les organisations productives localisées et leurs capacités à s’autoréguler
en lien avec des structures sociales et institutionnelles et à évoluer sous l’effet de
perturbations exogènes ou d’innovations endogènes. L’analyse se concentre sur les
enjeux du développement, où ce sont davantage les projets humains qui comptent et
moins les interactions entre lieux. Les résultats portent sur la spécificité des réponses,
sur la singularité des trajectoires et des modes de gouvernance.

2.2.1. Le territoire comme système auto-organisé


L’approche territoriale se constitue à partir de l’hypothèse selon laquelle des
interdépendances entre activités et avec des institutions sont sources d’une dynamique
spécifique de développement. Les milieux innovateurs, hérités d’une réflexion
initiée par Ph. AYDALOT (1986), les Systèmes Productifs Localisés, proposés par Cl.
COURLET (COURLET et PECQUEUR, 1992), tout comme les Systèmes Agro-alimentaires
Localisés forment des organisations productives fondées sur la permanence de
relations localisées. Ces relations, nous dit D. REQUIER-DESJARDINS, sont, pour une
part, informelles, « encastrées dans une structure sociale », elles sont le support de
connaissances tacites et d’échanges plus sophistiqués impliquant la confiance. Le
système de production se double ainsi, observe R. WOESSNER, d’une communauté
de pratiques dédiées à la résolution d’objectifs opérationnels et d’une communauté
épistémique susceptible de créer et de partager des connaissances. La dynamique
des territoires-systèmes et donc produite autant par les interactions individuelles, à
l’origine d’effets de synergie, que par l’action collective c’est-à-dire par la capacité des
acteurs locaux, en général, de s’organiser, de définir des intérêts communs et de se
coordonner pour se donner des objectifs partagés.
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Ainsi le territoire n’est pas seulement décrit à partir de ses composantes produc-
tives et cognitives, il dispose aussi d’une capacité de régulation, liée à des valeurs et
des intérêts communs, et surtout à l’existence d’une démarche projective. Le projet,
qui peut être entendu au sens que lui donne F. LELOUP, comme « l’ensemble des
agencements, des propositions et décisions faisant l’objet d’une construction collec-
tive », contribue, avec l’ensemble des normes et des règles qui aident les acteurs à se
coordonner, à impulser un développement territorial. Le territoire, envisagé comme
un « système apprenant » et capable de réflexivité pour agir sur son devenir, devient
alors doué d’auto-organisation, et donc en mesure de réagir à des perturbations et de
s’adapter. Car le système est ouvert et perméable, il n’est pas clairement circonscrit,
et interroge même l’espace de l’aménageur ou de la région du politique, mais devient
un objet problématique qui s’énonce dans la construction collective et projective, et
largement soumis à des influences extérieures.

2.2.2. Rétroactions négatives et pluralité des trajectoires territoriales


L’approche territoriale n’est donc pas enfermée dans une conception systémique
qui n’admet l’existence de processus d’adaptation qu’en fonction de contingences
structurelles et fait peu de place à l’existence d’une démarche stratégique. Dans la
perspective des territoires, il n’y a pas de mécanique gagnante mais une incertitude
prégnante sur le sens et le devenir. Dans ce monde extrêmement diversifié et

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Bernard P ECQUEUR, Véronique P EYRACHE -G ADEAU

inégalitaire, par le jeu des milieux innovateurs, des communautés de projets, des
rattrapages peuvent se faire et des trajectoires peuvent s’inventer. Mais parfois les
irréversibilités pèsent, les boucles de rétroactions s’amplifient et les systèmes peinent
à trouver une résilience. Des mouvements se font, des cycles plus ou moins longs,
et des trajectoires multiples. Celles-ci mêmes sont pour une part indéterminées,
R. WOESSNER décrit notamment l’existence de « bifurcations », où s’introduit une
innovation, ou encore des phénomènes d’« émergence », qu’il définit comme « une
rupture radicale qui bouleverse tous les éléments et relations composant le système,
ce qui renvoie au territoire-archétype qui crée un nouveau ‘modèle’ ». Par ailleurs,
nous dit F. LELOUP, « non seulement l’évolution particulière dépend des circonstances
de chaque situation mais le même facteur exogène appliqué à divers ‘territoires’ en
devenir a-t-il des impacts différents : ainsi il peut créer un effet d’aubaine, un effet
de renforcement et de consolidation d’une dynamique émergente, un effet retardé
voire encore ne pas produire aucun effet. »

La territorialisation est donc à analyser en tant que processus spécifique où


le primat du structurel et du fonctionnel tend à composer avec la nécessité de
l’adaptabilité, de la résilience, et induit, parfois, une certaine vulnérabilité systémique.
Les dernières années ont ainsi vu émerger des recherches qui questionnent la
durabilité des territoires et leur « mutabilité ». Ainsi, L. ANDRES et B. BOCHET
interrogent, dans le champ de l’action publique en milieu urbain, les processus
de requalification, de « régénération » des espaces de friches. Elles observent des
trajectoires de mutations d’espaces délaissés qui articulent, plus ou moins selon
les stratégies mises en place, des dimensions nouvelles susceptibles de répondre
d’une préoccupation de développement urbain durable : l’appui sur la culture
locale, l’attention portée à l’écologie notamment (traitement des pollutions, bilan
énergétique, modes doux de déplacement, redensification des territoires bâtis...).
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Mais derrière les projets de recompositions territoriales, les problématiques ne sont
pas intégrées. Dans le même sens, C. VOIRON-CANICIO et al. questionnent la pluri-
appartenance spatiale du territoire et la complexité des interrelations multi-scalaires
et multi-niveaux qu’elle génère en matière d’aménagement et d’équipement des
territoires.

Au total, le territoire évolutif, à partir du jeu d’acteurs et de contingences multiples,


ne permet plus de faire reposer la modélisation sur la perspective du systématique.
L’approche ne peut plus être, comme antérieurement, gouvernée par la recherche de
régularité, de conformité à un modèle ou à un « générique ».

Quelles perspectives alors ? Faut-il se résoudre à un relativisme général ? L’idée a


cheminé ces trente dernières années, nous explique R. KAHN : il deviendrait possible,
par la prise en compte des facteurs de différenciation, notamment socioculturels,
d’envisager, bien au-delà des « singularités régionales », la formation d’une « culture
régionale du développement », celle-ci désignant « un ensemble très large de phéno-
mènes qui ensemble, font système au niveau des territoires ».

De plus, l’interdépendance croissante des systèmes territoriaux dans le jeu du


« supra système » qu’est le marché, met en exergue encore cette question de la

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Fondements interdisciplinaires et systémiques de l’approche territoriale

spécificité culturelle des systèmes locaux. Ceux-ci se redéfinissent comme des systèmes
complexes qui ne sont pas reproductibles, et pour lesquels l’on ne dispose pas de
modèle optimisateur. La comparabilité devient alors insaisissable dans ce monde
de différenciation où chaque contexte s’invente ses solutions. Dès lors le territoire
devient, comme le propose C. LACOUR (1996), l’ « intermédiation », c’est-à-dire
comme « la concrétisation d’un grand nombre d’enchaînements plus ou moins
permanents, apparents, repérables, formés de comportements et de sa globalité
environnementale » (p. 35).

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Notes
1 - On peut consulter à ce propos deux petits ouvrages sur ces notions vues par des géographes
anglais : CRESSWELL T., 2004, Place, a Short Introduction, Blackwell Publishing, 168 pages et
DELANEY D., 2005, Territory, a Short Introduction, Blackwell Publising, 176 pages.
2 - F. PERROUX (1964), par exemple, évoque « l’emploi de l’idée de structure dans les textes
économiques » (pp. 327-336).
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