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CHAPITRE 8.

JEROME SEYMOUR BRUNER ET L’ORIENTATION


CULTURELLE DE LA PSYCHOLOGIE COGNITIVE

Britt-Mari Barth
in Philippe Carré et al., Psychologies pour la formation

Dunod | « Éducation Sup »

2019 | pages 139 à 155


ISBN 9782100788026
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Chapitre 8
Jerome Seymour Bruner
et l’orientation culturelle
de la psychologie cognitive1
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1. Par Britt-Mari Barth.

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Sommaire
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1. Aperçu biographique de l’auteur et contexte de son œuvre............... 141
2. Présentation de la construction théorique et des concepts clés........ 144
3. Critiques, prolongations et actualité de la pensée de l’auteur........... 147
4. Inspirations, implications et importance pour les pratiques
de formation....................................................................................... 151

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Jerome Bruner est l’un des psychologues les plus marquants de notre temps.
Né à New York le 1er octobre 1915, il est décédé le 5 juin 2016, dans sa 101e année.
Tout en traçant sa propre voie dans la continuité de Dewey et de Vygotski, il a
rendu hommage à l’approche du développement cognitif de Piaget et se référait
à la psychologie historique de Meyerson. Son œuvre abondante et interdiscipli-
naire couvre presque huit décennies. Son objet d’étude principal fut de comprendre
comment l’homme donne sens à une réalité complexe, comment il sait, pense,
ressent et perçoit d’une manière qui lui est propre. La thèse centrale au cœur de son
approche est que c’est « la culture (et non la biologie) qui donne forme à la vie et à
l’esprit de l’homme » (Bruner, 2015, p. 56). J’ai eu l’immense privilège de connaître
Jerome Bruner comme mentor et ami depuis le début des années quatre-vingt. Cela
a profondément marqué mon propre parcours en tant qu’enseignante-chercheure
en sciences de l’éducation. On apprenait en sa compagnie, au cours même de la
conversation dont on conservait longtemps l’écho. Très curieux, il aimait d’abord
comprendre ce que les autres pensaient. Il savait écouter et traiter son interlocu-
teur, quel qu’il soit, comme un partenaire privilégié, tout en introduisant dans la
conversation des éléments qui permettaient de la faire évoluer.
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1. Aperçu biographique de l’auteur
et contexte de son œuvre
Professeur de psychologie pendant 27 ans (1945-1972) à l’université de Harvard,
il y a fondé – avec George Miller – le Center for Cognitive Studies, le premier de
son genre ; il a ensuite passé neuf ans (1972-81) à l’université d’Oxford, où il s’est
consacré à l’étude de l’acquisition du langage. De retour à New York, à la New
School for Social Research, il a poursuivi ses recherches afin de préciser le rôle de
la médiation culturelle dans le développement, en soulignant que la culture est
constitutive de l’activité mentale humaine. Il s’est également consacré à l’étude de la
© Dunod. Toute reproduction non autorisée est un délit.

théorie littéraire pour comprendre les ressorts du récit en tant que mode de pensée
spécifique pour mettre en forme et transmettre l’expérience humaine.

Il fut président de l’American Psychological Association (1964-1965) ainsi que


membre de l’Educational Panel of the President’s Science Advisory Committee sous
les Présidents Kennedy et Johnson. Il a été l’objet de multiples distinctions, dont
le prestigieux prix Balzan en 1987, qui est décerné pour une contribution de toute
une vie. Il a reçu une vingtaine de doctorats honoris causa de la part d’universités
prestigieuses (dont Harvard, Yale, Oxford, La Sorbonne, Berlin, Madrid, Rome…) ; il

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a été décoré du Distinguished Service Award de l’American Psychological Association


et de la CIBA Gold Medal for Distinguished Research.

Son immense culture, théorique et méthodologique, mais aussi littéraire et artis-


tique, est à la source d’une œuvre extrêmement féconde en analyses, concepts et
réflexions concernant des domaines très variés tels que l’acquisition du langage et
son ancrage dans des conduites et des échanges pré-linguistiques, la construction
de l’attention et de l’activité conjointes, les formats d’interaction et les pratiques
d’étayage ou de « tutorat » entre adulte et enfant ou entre expert et novice, l’apti-
tude à agir, la fonction psychologique du récit et de l’œuvre littéraire, la dimension
narrative du droit…

Professeur émérite à la faculté de droit de la New York University de 1991 à 2013,


il y a examiné le lien entre le récit et la jurisprudence et a créé un nouveau domaine
de formation pour les futurs juristes. Il a pris sa retraite à 98 ans.

Sa grande influence sur l’éducation est reconnue, dans son pays d’origine, les
États-Unis, mais aussi partout dans le monde. Ce qui est moins connu est que Jerome
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Bruner, tout en étant le cadet de Piaget et de Vygotski, a agi en quelque sorte comme
un « parrain » pour ces deux géants ! Toujours ouvert et intéressé par la diversité des
idées et des approches théoriques, c’est lui qui a appuyé la demande de Piaget auprès
de la Rockefeller Foundation pour l’obtention de fonds sans lesquels Piaget n’aurait
pas disposé des conditions nécessaires à ses recherches. Ce soutien a contribué à
étendre sa reconnaissance aux États-Unis comme au niveau international. Bruner
a également joué un rôle fondamental pour faire connaître Vygotski. C’est lui qui a
établi les liens nécessaires en Russie, notamment avec Alexandre Luria, pour pouvoir
traduire et assurer la diffusion de Pensée et Langage, qu’il a préfacé en 1962. Sans
Bruner, sans Piaget, sans Vygotski, la psychologie du développement et les sciences
de l’éducation ne seraient pas ce qu’elles sont aujourd’hui.

Jerome Bruner commence ses études à l’université de Duke, ne sachant s’il


doit étudier le droit (selon le désir de son père, mort quand il avait 12 ans) ou la
psychologie. C’était en 1933, il n’avait pas encore 18 ans. Il raconte qu’un inci-
dent a cristallisé son envie de choisir la psychologie : cet épisode a pour cadre une
polémique née dans les années trente aux États-Unis lorsque les théoriciens de la
nouvelle psychologie de la Gestalt s’opposaient aux théories comportementalistes.

Dans deux expériences apparemment similaires (des chats enfermés


dans des labyrinthes), les chats de Thorndike –  précurseur de la théorie

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comportementaliste – étaient décrits comme trouvant leur chemin par « essais


et erreurs », conditionnés par des punitions et par des récompenses administrées
de l’extérieur. En revanche, les chats d’Adams – théoricien de la Gestalt – étaient
décrits comme se comportant de façon bien plus intelligente : guidés par des indices
existant dans leur environnement, ils semblaient formuler des hypothèses, des
insights que leur organisme avait le pouvoir de produire en réaction à ces indices.
Jerome Bruner a pris conscience que si l’on concevait des environnements « vides »,
il pouvait sembler que les animaux qu’on y plaçait étaient « bêtes ». Ainsi, dans le
monde des chats de Thorndike, il n’y avait qu’une ficelle qui pendait d’un point
apparemment arbitraire et qui, si l’on tirait dessus, faisait actionner miraculeuse-
ment une ouverture d’où tombait de la nourriture. En revanche, dans le monde des
chats d’Adams, la ficelle était attachée au loquet qui retenait la porte de façon tout
à fait visible. Les chats de Thorndike n’étaient donc confrontés qu’à des éléments
aléatoires, alors que ceux d’Adams balayaient du regard un environnement où il
était possible de percevoir des liens significatifs. Les premiers ne pouvaient que
se mouvoir et chercher au hasard une solution. Quant aux seconds, ils avaient la
chance d’évoluer « dans un environnement construit et de pouvoir ainsi se guider
en formulant des hypothèses suscitées par celui-ci ». L’idée d’un environnement
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apprenant chère à Bruner était déjà là.

Certes, il ne s’agit pas, dans ces expériences, de cognition humaine, mais on pour-
rait peut-être parler, métaphoriquement, d’une forme primitive de « pédagogie »
qui permet d’induire un comportement « réfléchi ». Bruner pensait lui-même que
cet épisode avait éveillé chez lui une interrogation qui allait durer toute sa vie :
« Comment un individu donne-t‑il sens à une réalité complexe ? »

Bruner continua ensuite ses graduate studies à Harvard dans le but d’étudier la
perception ; il y soutint sa thèse en 1941.

Une mission dans l’American Army Intelligence en France pendant la Seconde


Guerre mondiale lui a permis d’acquérir une expérience dans l’étude de la forma-
tion de l’opinion publique et du stress dans les sous-marins. Il a ensuite été nommé
à Paris entre 1944 et 1945 pour une mission culturelle, ce qui lui a permis de
fréquenter des personnalités intellectuelles françaises, entre autres Jean-Paul Sartre
et Simone de Beauvoir. Après la guerre, il est revenu à Harvard afin de reprendre
ses recherches sur la perception.

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Psychologies pour la formation

2. Présentation de la construction théorique


et des concepts clés
2.1 Le New Look et « la révolution cognitive »
En 1947, Bruner et ses collègues démontrent dans plusieurs expériences célèbres
(donnant lieu à un mouvement, le New Look), que nos croyances, nos valeurs, nos
attentes, voire nos émotions influencent notre façon d’appréhender la réalité, et
notre façon de nous appréhender nous-mêmes. En témoigne l’expérience dans
laquelle on demandait à des écoliers âgés de 10 ans d’estimer la taille des pièces
de monnaie suivantes : un nickel, un dime un demi-dollar. La moitié des enfants
venaient d’un milieu très pauvre, l’autre moitié d’un milieu riche ; les enfants
pauvres surestimaient systématiquement la taille des pièces, les enfants riches la
sous-estimaient. Plus grande était la valeur de la pièce, plus grande la suresti-
mation… Conclusion : la perception est sélective, le « sens » est une construction
sociale. Ce regard nouveau sur la perception a bouleversé les théories de l’époque
qui considéraient les faits (comme la taille d’une pièce de monnaie) comme étant
objectifs. Ce qui nous paraît aujourd’hui comme une évidence est le fruit de longues
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recherches, parfois oubliées.

En 1956, la publication de A Study of Thinking1 a marqué le début de la révolu-


tion cognitive. Cette nouvelle « science de l’esprit » a débuté avec un changement
de perspective : au lieu d’étudier le comportement observable – l’objet du beha-
viorisme – on est passé à la question de savoir comment fonctionne l’esprit – the
mind. Les premiers efforts avaient mené à concevoir l’apprentissage comme un
« traitement de l’information », à la façon d’un ordinateur. Pour de nombreux
psychologues, notamment Jerome Bruner, cette approche dite computationnelle
était beaucoup trop réductrice quant au fonctionnement de l’esprit humain. Il
fallait plutôt chercher à comprendre, en s’associant également à d’autres sciences
humaines, la manière dont l’homme construit ses significations, la façon dont
l’esprit prend forme au travers de l’histoire et de la culture.

1. Bruner, J., Goodnow, J.J. et Austin, G.A. (1956). A study of thinking. New York : Wiley and Sons.

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2.2 À propos du développement cognitif


À la suite de ce travail, Bruner a voulu mieux comprendre how mind begins, l’ori-
gine de ces stratégies cognitives (pas seulement la trajectoire, comme chez Piaget).
Dans son livre Studies in Cognitive Growth1, il a montré, par des expérimentations
ingénieuses, que même de très jeunes enfants exploraient des hypothèses et cher-
chaient à les valider plutôt que de fonctionner par stimulus-réponse. Il y décrit
trois modes de pensée pour appréhender la réalité : les modes enactif, iconique et
symbolique, non sans analogie avec les quatre stades (sensorimoteur, préopératoire,
opérations concrètes, opérations formelles) décrits par Piaget. Mais c’est peut-
être ici que leurs chemins se séparent. Pour Bruner, plutôt dans une perspective
vygotskienne que dans celle d’une épistémologie génétique piagétienne, ces trois
modes sont étroitement liés au développement du langage et aux apports de la
culture environnante qui viennent soutenir et rendre possible le développement
des fonctions cognitives supérieures. Selon lui, une fois développés dans cet ordre,
ces modes coexistent et interagissent.

Bruner suit son intuition et s’oriente alors vers un enrichissement du cadre


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théorique de Vygotski. Follow your nose, conseillera-t‑il plus tard. C’est ce qu’il a
fait lui-même toute sa vie. Le concept vygotskien de zone proximale de développe-
ment et la nécessaire médiation sociale, technique et sémiotique étaient pour lui des
concepts extrêmement féconds, en particulier parce qu’il s’intéressait à l’éducation,
ce dont témoigne The Process of Education, publié en 1966. Mais il voulait aller
plus loin dans leur instrumentalisation.

Dans un livre ultérieur, The Relevance of Education, Bruner écrit : « Ce qui est
unique pour l’homme est que son développement en tant qu’individu dépend de
l’histoire de son espèce – pas de l’histoire qui est reflétée dans les gènes et chromo-
somes, mais plutôt de celle qui est reflétée dans une culture qui est à l’extérieur de
sa vie et qui dépasse la capacité de chaque individu. Le développement de l’intellect
est alors un développement qui est soutenu par l’extérieur… Les limites du déve-
loppement intellectuel dépendent en effet de la manière dont une culture aide un
individu à utiliser le potentiel intellectuel qu’il peut posséder2. »

1. Bruner, J.S., Greenfield, P. et Olver, R. (1966). Studies in cognitive growth. New York : Wiley.
2. Bruner J.S. (1971). The relevance of education. New York : W.W. Norton, p. 52, souligné par
l’auteure.

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C’est justement pour explorer cette aide que Bruner a accepté une invitation
de l’université d’Oxford pour étudier « comment les enfants apprennent à parler »
– et ceci avec d’autant plus d’enthousiasme et d’audace qu’on ne s’intéressait
pas tellement à l’étude de la genèse de la pensée aux États-Unis à cette époque.
Les intuitions de Vygotski ne lui suffisaient pas non plus pour préciser les rôles
possibles des démarches éducatives.

2.3 Comment les enfants apprennent à parler


Cette quasi-décennie à Oxford, entre 1973 et 1981, fut très importante pour
Bruner. Il cherchait à mieux comprendre et à préciser le rôle de la culture dans le
développement du langage et de la pensée, notamment le rôle des parents et des
enseignants.

Il observait alors en milieu naturel (c’était une révolution à l’époque) comment


les mères mettaient en œuvre toutes sortes d’activités pour favoriser les contacts
langagiers avec leurs jeunes enfants. Il se référait à ces activités en tant que scénarios
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ou formats pour rendre compte de la structure d’interaction qui se mettait en place
entre un adulte et un petit enfant. Quand cette structure se répète de façon rituelle,
elle devient familière à l’enfant. Il a montré comment cette interaction permettait
de créer une attention et une action conjointes, une trame sur laquelle s’établissait
la compréhension d’une communication. Par la médiation de l’adulte, qui lui prête
en quelque sorte sa conscience (vicarious consciousness), l’enfant acquiert ainsi un
cadre pour interpréter son expérience ; il apprend un langage commun qui lui sert
à « négocier » le sens avec autrui. C’est en utilisant la langue que l’enfant apprend
à parler (affirmation qui allait à contre-courant des théories prédominantes de
l’époque, notamment celle de Noam Chomsky), mais le langage permet aussi à
l’enfant de préciser et de structurer sa pensée. Il apprend ainsi à anticiper les inten-
tions de l’autre, à faire des inférences, à entrer dans une « culture » c’est-à‑dire dans
un milieu particulier, local, avec ses règles de comportements ; ce faisant, il devient
lui-même un acteur culturel.

Tous ces travaux marquent le début d’une orientation culturelle de la psychologie


cognitive mettant l’accent sur l’interaction et la médiation culturelle nécessaires
pour le développement intellectuel et social. C’est le contexte culturel qui donne
sens à l’activité, en situant l’intention d’apprendre dans un cadre interprétatif
précis. La métaphore de « l’étayage » (scaffolding) était née. Une telle façon de
comprendre l’apprentissage comme une co-construction de sens, dans laquelle

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les apprenants sont accompagnés et guidés par quelqu’un de plus expérimenté,


permet de reconceptualiser le processus enseigner-apprendre et de reconsidérer
le rôle de l’enseignant/formateur. Tout en favorisant la participation et l’aptitude
à agir des apprenants, l’enseignant/formateur joue un rôle important en tant que
médiateur entre les apprenants et les apprentissages.

Pourquoi Bruner fut-il si sensible à l’approche de Vygotski et, sans doute, le


premier à en avoir apprécié toute l’importance à l’étranger ? Peut-être en raison
de sa lecture, très tôt, de Frederic Bartlett et de son fameux Remembering (1932).
Peut-être aussi en raison de son intérêt pour la recherche en anthropologie et
pour le pragmatisme de Charles Sanders Peirce, de George Herbert Mead et de
John Dewey. Il souhaitait poursuivre dans cette voie. Ce qui l’intéressait avant tout,
c’était de « construire des mondes possibles ». Les hypothèses et leur investigation
l’intéressaient plus que les faits.

3. Critiques, prolongations et actualité


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de la pensée de l’auteur
3.1 L’éducation, entrée dans la culture
Bruner avait une passion pour l’éducation et la façon dont la recherche (en
psychologie mais aussi dans d’autres sciences, notamment en anthropologie)
pouvait nourrir et soutenir la politique et les pratiques éducatives. C’était un homme
engagé, tôt investi dans l’action éducative, notamment dans les programmes Head
Start, conçus pour préparer la scolarité des jeunes enfants issus des milieux pauvres,
et MACOS (Man : A Course of Study). Il prit pour s’y consacrer un an de congé de
son poste à Harvard et ensuite enseigna lui-même à des élèves de 10 ans pendant
un semestre. Ce programme en sciences sociales voulait inciter les élèves de la
middle-school « à poser des questions, à faire des inférences, à les argumenter », « à
aller au-delà de l’information donnée ». Ses étudiants et ses assistants de l’époque
ont continué à investiguer les questions qu’il posait : What is human about human
beings ? How did they get that way ? How can they be made more so ? Je pense, entre
autres, à David Olson, à Howard Gardner, à Patricia Greenfield, à Michel Cole…

Plus tard, il s’est beaucoup investi dans le programme des écoles maternelles à
Reggio Emilia, dans l’Italie du Nord. Ayant reçu l’invitation de m’y rendre l’année
où Bruner était nommé citoyen honoraire de cette région (c’était à la fin des années

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quatre-vingt-dix), j’ai pu observer comment il incarnait en quelque sorte la psycho-


logie culturelle : dans son travail de chercheur, il ne souhaitait pas se limiter à tenir
un discours universel, abstrait, en surplomb, il souhaitait s’immerger dans l’action
même, dans la culture locale, en collaboration avec autrui, en s’aventurant sur le
terrain, en se souciant des implications concrètes de ses travaux. Pour Bruner, tout
cela était d’une nécessité évidente dans la mesure où, comme il l’écrit : « Toute
activité mentale est culturellement située (…). Apprendre, se souvenir, parler,
imaginer : tout cela n’est possible que parce que nous participons à une culture
(…). L’activité mentale d’un être humain n’est jamais isolée, elle n’est jamais menée
sans assistance, même lorsqu’elle a lieu dans notre tête » (Bruner, 1996, p. 7).

3.2 Car la culture donne forme à l’esprit


Les trois ouvrages suivants, Culture et modes de pensée (1986/2000), Car la
culture donne forme à l’esprit (1990/2015) et L’Éducation, entrée dans la culture
(1996/2008), marquent l’évolution de la pensée de Bruner. Il assumait le rôle de
chef de file dans le développement de l’orientation culturelle de la psychologie
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cognitive. Bruner s’intéressait ainsi à la relation entre le fonctionnement cognitif
humain et son contexte historique, institutionnel et social. Il était attentif à la
façon dont les personnes pensent ensemble dans un but précis, à la façon dont une
structure d’interaction permet de créer une attention conjointe, un contexte dans
lequel s’établit la compréhension d’une communication.

C’est donc au rôle constitutif du concept de culture qu’il invitait l’enseignant/


formateur à réfléchir, en soulignant que c’est la culture « qui nous procure l’outil-
lage grâce auquel nous constituons non seulement les univers dans lesquels nous
évoluons, mais aussi la conception même que nous avons de nous-même et de
notre capacité à y intervenir » (Bruner, 2015, p. 6).

Si je devais me limiter à quelques principes pour résumer la grande richesse


de l’œuvre de Bruner, j’insisterais sur trois concepts fondamentaux : la cognition,
l’agentivité et l’intersubjectivité.

3.3 La cognition et la métacognition, les modes de pensée


En tout premier lieu, je citerai les concepts de cognition et de métacognition.
Bruner a mis la recherche du sens au centre de l’apprentissage et souligné que

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le sens naissait de l’usage. Cela veut dire qu’il faut participer à la réflexion pour
apprendre à réfléchir. Le sens n’est pas un déjà-là, il va émerger dans un aller-retour
entre les situations contextualisées que chacun peut vivre comme une expérience
personnelle et les mots abstraits communs qu’on va chercher ensemble pour s’y
référer. C’est l’interaction qui se transforme en pensée. Le sens est le fruit d’un
travail permanent (souvent inconscient, mais qui gagnerait à devenir conscient)
de sélection, d’interprétation et de discernement.

Ce lien entre la pensée et son interaction avec l’environnement est d’une impor-
tance capitale. « La manière dont nous vivons, qui est culturellement adaptée,
dépend entièrement de significations et de concepts qui nous sont communs,
tout comme elle dépend des modes de discours que nous partageons et qui nous
permettent de négocier les différences qui peuvent paraître dans les significations
et les interprétations » (Bruner, 2015, p. 34). Selon Bruner, l’une des fonctions
de l’éducation est de doter les apprenants de systèmes symboliques qui leur sont
nécessaires pour « négocier le sens ». Et il précise : « Toute pratique éducative qui
se propose d’accroître la puissance de l’esprit doit mettre au centre de son acti-
vité de “penser l’acte de penser” » (Bruner, 1996, p. 36). La réflexivité et l’action
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consciente sont les caractéristiques de la métacognition. Celle-ci a pour but d’élargir
le champ de conscience des apprenants et donc leur capacité à réutiliser ce qu’ils
savent dans des contextes différents. Elle permet d’acquérir le contrôle partiel de
sa propre activité intellectuelle et d’agir de façon plus réfléchie et responsable.
Bruner souligne l’importance d’harmoniser deux modes de pensée : l’explication,
qui est un mode décontextualisé et causal, et l’interprétation, qui est un mode
contextualisé, s’intéressant au particulier, comme le récit. Le récit se prête ainsi
à communiquer une expérience vécue, à mieux comprendre une situation ou un
phénomène. Le mode interprétatif s’exprime volontiers par des métaphores, des
analogies, des métonymies. Ces deux modes se complètent pour créer du sens.
C’est en combinant ces activités mentales que les apprenants peuvent faire évoluer
leur compréhension et adhérer à une hypothèse validée plutôt que de rester avec
leurs propres croyances. Ces modes de pensée sont culturels et doivent être mis
en pratique pour être transmis.

3.4 L’aptitude à agir


Cela nous amène à un deuxième concept central chez Bruner, lié à la métacogni-
tion : l’aptitude à agir (agency). Pour Bruner, le savoir a une valeur dans la mesure
où il permet aux apprenants de faire quelque chose, d’agir. L’aptitude à agir, voire

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Psychologies pour la formation

la puissance d’agir, est la capacité de se considérer comme un agent actif. Cette


aptitude influe sur l’estime de soi. C’est être, comme Bruner le dit lui-même, un « soi
possible, qui régule l’espoir, la confiance, l’optimisme et leurs contraires » (Bruner,
1996, p. 54). Quand l’apprenant (quel que soit son âge) sait qu’il sait, qu’il est capable
d’apprendre, cela permet de construire un rapport au savoir qui soit positif et de
nature à favoriser les apprentissages ultérieurs. On évite de tomber dans les affres
de « l’impuissance apprise » (learnt helplessness, Seligman, 1975) : convaincu de son
impuissance, l’individu subit passivement son échec, il ne cherche plus à apprendre.
Cela peut arriver à un individu mais également à toute une communauté.

Bruner lie l’aptitude à agir (qui ne se fait pas dans la solitude) à la coopération et
à l’idée de créer une « communauté d’apprenants1 » (développée par Ann Brown)
en tant que culture d’une classe ou d’un groupe de stagiaires. Un langage partagé
se développe, la coopération et la responsabilité conjointe sont encouragées. La
solidarité peut se développer au sein même du groupe.

3.5 L’intersubjectivité
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La troisième idée que je retiens est le concept d’intersubjectivité, the meeting of
minds, également au cœur de la pensée de Bruner. L’intersubjectivité2 nous aide à
penser la relation dans l’apprentissage. Chercher à établir une intersubjectivité dans
un groupe d’apprenants, c’est chercher à faire connaître les attentes mutuelles, à
établir la confiance, à veiller à ce que chacun comprenne bien le sens de l’activité,
se sente rassuré par rapport aux ressources disponibles pour réussir (y compris les
ressources humaines) et se trouve donc dans des conditions optimales pour vouloir
relever les défis de l’apprentissage proposé.

L’établissement de la confiance – la confiance en autrui aussi bien que la


confiance en ses propres capacités de réussir – suscite la participation et la moti-
vation chez les apprenants. Dans cette perspective, apprendre n’est pas un acte
solitaire. C’est dans l’espace même des activités et du dialogue que le sens s’éla-
bore, y compris le sens de l’activité elle-même. L’enjeu pédagogique est de créer

1. « Concevoir une communauté de jeunes élèves, leçons théoriques et pratiques », in Revue


française de pédagogie, Psychologie de l’éducation, nouvelles approches américaines, dossier réuni
et présenté par B.M. Barth, 111, 1995, p. 57-72.
2. Terme emprunté à Colwyn Trewarthen, professeur en psychologie infantile et psychobiologie
à l’université d’Edimbourg.

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Jerome Seymour Bruner et l’orientation culturelle de la psychologie cognitive ■ Chapitre 8

une culture apprenante où chacun peut trouver sa place, de prévoir des structures
d’interaction et des objets pour une attention conjointe permettant la négociation
et la co-construction du sens.

Bruner a ainsi ouvert une direction nouvelle de recherche en éducation qui met
au centre de la préoccupation pédagogique l’intersubjectivité, notamment l’attention
portée aux conditions qui permettent aux « esprits » de se rencontrer et de s’ajuster en
« négociant » le sens grâce à un travail de mise à l’épreuve avec les savoirs reconnus.
Exprimer et justifier sa compréhension, l’argumenter, la mettre à l’épreuve ; savoir
faire la différence entre une opinion et un savoir reconnu ; savoir discerner. Pour
décrire ce processus, plutôt que la métaphore de la transmission, c’est celle d’une
transaction qui apparaît ici pertinente, une transaction qui vise, in fine, à « renforcer
l’intelligence humaine et la sensibilité pour la vie dans une société ouverte1 ».

4. Inspirations, implications et importance


pour les pratiques de formation
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En m’inspirant de l’œuvre de Bruner, j’insisterai sur deux défis pour penser l’acte
pédagogique, que ce soit à l’école, à l’université ou dans la formation des adultes.

4.1 Porter un autre regard sur le savoir


Un premier défi consiste à porter un autre regard sur le savoir qui se construit,
et à le concevoir comme un processus dynamique plutôt que comme un produit
statique. « Knowing is a process, not a product », nous rappelle Jerome Bruner2. Ce
processus consiste à développer le discernement, le jugement chez les apprenants :
les connaissances, si bien acquises, doivent fonctionner comme des savoirs-outils,
des grilles d’analyse qui permettront de reconnaître des problèmes à résoudre dans
différents contextes et d’agir avec le savoir acquis. Cela demande au formateur de le
structurer en amont, en se limitant dans un premier temps aux éléments essentiels
en fonction du transfert visé. Progressivement, le contenu peut se complexifier, selon

1. Keynote : « The humanly and interpretatively possible », AERA, 1994, p. 1.


2. Bruner, J. (1966). Studies in cognitive growth. New York : John Wiley, p. 72.

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Psychologies pour la formation

une progression « spiralaire1 » où ce qui est acquis est repris à un niveau supérieur,
plus complexe. Quel que soit le niveau de complexité choisi, il importe de relier,
simultanément, le savoir abstrait (l’explication) et son expression concrète (l’action),
pour permettre aux apprenants de prendre conscience de leur nécessaire réciprocité2.

Chaque discipline peut alors être conçue comme une culture à part entière,
comme l’a montré l’anthropologue américain Clifford Geertz3 : pour acquérir des
connaissances disciplinaires approfondies, il faut pouvoir participer à la culture de
la discipline concernée et comprendre les questions qu’on s’y pose, les modes de
pensée que l’on utilise, dans quel but on le fait. Il faut pouvoir penser et agir avec les
concepts principaux de la discipline concernée, comprendre comment ceux-ci sont
reliés entre eux dans un réseau conceptuel. Nous sommes bien dans un processus
réflexif, de construction de sens.

Dans ma pratique pédagogique, pour arriver à bien faire comprendre la réci-


procité nécessaire entre l’explication et l’action (entre abstrait et concret, entre
théorie et pratique), j’ai emprunté à la philosophie la notion de concept pour trans-
former celui-ci en un outil de pensée permettant de se représenter le savoir et/ou
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le savoir-faire dans sa forme tridimensionnelle : le mot qui le désigne ; les attributs
qui l’identifient (la définition) ; une pluralité d’exemples (cas) auxquels les attributs
s’appliquent. Le concept est la structure qui réunit ces trois éléments et l’activité
mentale qui consiste à les coordonner en est la fonction.

Cette notion de « concept » m’est apparue comme un outil pertinent de nature à


éviter la confusion entre les éléments qui servent à définir et les situations-exemples
qui incarnent le sens, tout en faisant comprendre que le mot se réfère à la fois au
savoir formel et au savoir-en-action. Il faut comprendre cette relation de réciprocité
pendant l’apprentissage. C’est cela, le processus de conceptualisation qui mène
à une compréhension approfondie. Le concept ainsi construit peut par la suite
fonctionner comme un outil d’investigation.

1. Bruner, J.S. (1960). The process of education. Cambridge, MA : Harvard University Press, p. 52.
2. (Cf. « alternance simultanée » : Barth, B. M. (2013). L’Apprentissage de l’abstraction.
Paris : Metz.
C’était à l’époque pour moi une contribution pédagogique de penser les mots, l’explication,
et une activité, en même temps, en « alternance simultanée », un aller-retour entre les mots
abstraits et le savoir incarné dans une activité, une expérience vécue par l’apprenant, en
même temps. C’était en 1985 (thèse soutenue à Paris 4, et ensuite dans le premier livre,
L’Apprentissage de l’abstraction). Cette idée a évolué depuis.
3. Geertz, C. (1973). The interpretation of cultures. New York : Basic Books.

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Jerome Seymour Bruner et l’orientation culturelle de la psychologie cognitive ■ Chapitre 8

Pour le formateur, cela oblige à une rigueur conceptuelle pour déterminer le


transfert visé en amont, choisir les concepts pertinents en fonction de cet objectif
de transfert et rechercher les situations pertinentes pour rendre ce savoir accessible
à tous. Deux questions guident ce travail : qu’est-ce qui est essentiel ? Pour faire
quoi ? C’est le contexte de l’utilisation qui détermine le sens. Pour les étudiants, la
structure du concept fournit un langage commun pour argumenter leurs compré-
hensions, pour formuler leurs questions, pour proposer leurs situations/exemples,
avant de faire une mise en commun pour négocier ce qu’on retient et pourquoi. La
justification est exigée. Le rapprochement des exemples et des contre-exemples
induit un processus de conceptualisation qui permet de mettre en œuvre à la fois
un mode interprétatif et explicatif de la pensée. Les parcours sont pluriels, non
linéaires, en réseaux ; l’interactivité et la coopération prennent une place de plus
en plus importante. Étant outillés, les apprenants peuvent assumer de plus en plus
de responsabilité pour leurs propres apprentissages.

4.2 Porter un autre regard sur la personne qui apprend


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Un deuxième défi consiste à porter un autre regard sur la personne qui apprend
et à abandonner l’idée que tous les apprenants ont les mêmes « prérequis » et la
même motivation pour suivre la formation. Au contraire, il faut chercher à les faire
tous adhérer au projet d’apprentissage en cours, quelles que soient leurs différences.
Ce qui marque le plus l’apprentissage institutionnel, c’est plutôt l’hétérogénéité
des personnes en tant qu’apprenants. Celle-ci est liée à leur histoire personnelle,
aux expériences (positives ou négatives) qu’ils ont vécues dans le passé, à leur
compréhension des attentes institutionnelles par rapport à leurs projets futurs…
Des besoins particuliers peuvent également intervenir. Cette hétérogénéité est ainsi
à la fois cognitive, affective et relationnelle ; elle concerne, à des degrés divers, leurs
connaissances préalables, leur confiance en leurs propres capacités intellectuelles,
leur projet, leur motivation, leur persévérance, leur ouverture aux autres… Jerome
Bruner nous rappelle que la culture – l’environnement – forme l’esprit par l’inte-
raction constante de l’individu avec les membres et les outils de cette culture. Or,
les étudiants arrivent tous avec « une culture » différente.

L’enjeu pour le formateur est de changer de posture : la question n’est plus de


savoir si les apprenants sont intelligents, motivés, attentifs, si l’on a couvert le
programme… Les questions concernent plutôt la manière dont on peut utiliser
les moyens qui existent (outils intellectuels comme outils matériels, y compris les
outils numériques) pour créer cette interaction afin d’aider tous les apprenants à

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Psychologies pour la formation

mieux penser, à mieux apprendre et à apprendre avec plus de plaisir : comment on


peut les stimuler, leur proposer des défis, leur donner envie de se lancer… en leur
proposant des activités, des tâches auxquelles ils participent, voire contribuent,
en collaboration avec les autres, afin de produire un résultat qui a du sens pour
eux. L’activité doit anticiper un but compréhensible et un espace de dialogue et
d’argumentation, avec un feed-back continu, qui permet de maîtriser la réussite
de l’entreprise. L’évaluation est intégrée à la situation d’apprentissage et prépare
à la capacité d’autoévaluation. Ces conditions gagnent à être explicitées, dans un
contrat d’intersubjectivité qui situe les attentes mutuelles.

Le mode de l’évaluation est donc un sujet important, car il va guider l’appren-


tissage. Dans cette perspective, j’ai expérimenté une forme d’évaluation formatrice
que je nomme process-folio, inspirée par des évaluations dans le domaine d’acti-
vités artistiques aux États-Unis. Le process-folio est une variante du portfolio. Il
s’agit de créer une sorte de dossier dans lequel chaque apprenant rassemble des
documents tout au long de la formation. Ces « pièces choisies » ont pour objet
de témoigner de la progression de leur apprentissage. L’objectif est ainsi que les
étudiants commencent, dès la première séance, à réfléchir sur le contenu de celui-ci
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en le rapprochant des expériences, des connaissances, des intérêts et du contexte qui
sont les leurs. Il ne s’agit donc pas de montrer des « productions » finalisées, comme
dans un portfolio, mais plutôt d’assembler, en cours de route, des documents de
tout genre, qui témoignent d’un véritable « savoir en construction1 ».

Ce qui est au centre de cette évaluation formatrice est le processus lui-même


par lequel l’étudiant/stagiaire va entrer progressivement en contact avec le contenu
étudié et se l’approprier, en s’appuyant sur ses propres expériences et son projet
personnel. Les documents s’échangent, les exemples des uns stimulent la recherche
des autres, et impliquent davantage les étudiants, intellectuellement et socialement.
La diversité des étudiants devient un atout et le groupe peut avancer en suivant le
même enseignement mais en s’appuyant sur des activités et des supports différents.
L’aptitude à agir, selon Bruner, n’implique pas seulement la capacité à engager
une action, mais aussi de la mener à bien. Cette façon d’appréhender l’évaluation
stimule les étudiants et permet de développer leur agentivité.

Vu la diversité grandissante de nos stagiaires, de leurs parcours, de leurs projets,


et vu la diversité des besoins de la société, il ne s’agit plus d’évaluer un contenu

1. Le scénario 4 (Barth, 2013, p. 159-175) donne un exemple détaillé de cette forme d’évaluation,
au niveau de l’université.

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identique, mais plutôt de se servir de ces contenus comme moyen pour développer
la capacité et le goût d’apprendre, attestés par des acquis solides. Dans ce cas, la
multiculturalité, apprendre ensemble malgré la diversité, aura créé l’intercultura-
lité : apprendre ensemble grâce à la diversité.

En guise de conclusion
L’impact de l’œuvre de Jerome Bruner nous amène à être attentifs à la façon
dont nous, enseignants et formateurs, prenons en compte les expériences et les
intentions des apprenants, à la façon dont nous mettons à leur disposition des
outils de pensée qui permettent de faire évoluer leurs connaissances et compé-
tences, à la façon dont nous organisons les structures d’interaction pour que chacun
puisse participer et contribuer au processus de négociation et de co-construction
de sens. L’émulation prime sur la compétition. Apprendre ensemble est en même
temps apprendre à vivre ensemble, dans un climat de confiance. C’est apprendre à
coopérer, à penser ensemble, à entraîner une pensée critique, une pensée créative.
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Jerome Bruner nous laisse l’héritage d’un penseur visionnaire qui n’a eu de
cesse de « cultiver des possibles » pour toujours mieux comprendre la complexité
de l’esprit humain. Il a contribué à des changements de paradigmes à propos du
développement de l’intelligence humaine et des meilleures conditions pour la
mettre en œuvre. Cet héritage est à même d’éclairer la refondation des pratiques
pédagogiques aujourd’hui.

Lectures conseillées
Barth, B.M. (2013). Élève chercheur, enseignant Paris : Retz (version originale : Acts of meaning.
médiateur, donner du sens aux savoirs. Paris : Cambridge : Harvard University Press, 1990).
Retz ; Montréal : Chenelière. Bruner, J.S. (1996). L’éducation, entrée dans
Bruner, J.S. (2000, 2008). Culture et modes de la culture. Paris : Retz (version originale : The
pensée : l’esprit humain dans ses œuvres. culture of education. Cambridge : Harvard Uni-
Paris : Retz (version originale : Actual minds, versity Press, 1996).
possible worlds. Cambridge : Harvard Univer- Bruner, J.S. (2010). Pourquoi nous racontons-
sity Press, 1986). nous des histoires ? Paris : Retz (version origi-
Bruner, J.S. (1991/2015). Car la culture donne nale : Making stories, law, literature, life. New
forme à l’esprit. Paris : Eshel, nouvelle édition, York : Farrar, Straus & Giroux, 2002).

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