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UN TEMPS POUR S'AIMER.

LA PÉRIODE DE LATENCE

Annette Fréjaville

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2014/1 Vol. 78 | pages 137 à 149


ISSN 0035-2942
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/12/2022 sur www.cairn.info par Nahed Boukadida (IP: 197.26.170.99)

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ISBN 9782130629337
DOI 10.3917/rfp.781.0137
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Un temps pour s’aimer. La période de latence

Annette Fréjaville
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Le moment du déclin de l’Œdipe est arrivé. N’est-ce pas l’occasion de
s’aimer soi-même, de se considérer avec tendresse, intérêt et indulgence comme
on le fut dans le passé ? Le temps de retrouver l’égoïsme des origines ?

L’entrÉe en latence

Si les parents restent habituellement les objets privilégiés, bien qu’inves-


tis avec ambivalence, ils ne sont néanmoins plus seuls à être libidinalement
choisis. D’autres personnes de l’entourage ont habituellement été repérées :
vers cinq ans l’enfant a déjà de nombreux liens affectifs. Une nounou, une
mamie peuvent être d’importants objets substitutifs. Mais aussi une grande
sœur, mais encore un homme qui n’est pas le père, peut-être un beau-père
ou un grand-père. Tout comme les parents, ces personnages ont des gestes
d’amour mais aussi de désapprobation, apportent des satisfactions mais aussi
des frustrations, approuvent mais aussi interdisent.
Les grandes personnes aiment, mais éduquent, civilisent. Elles ont déjà
régulé les besoins d’activité et de repos, imposé des habitudes alimentaires,
mais aussi motrices, mais encore langagières. Elles les ont déjà mis à l’école.
L’éducation se heurte aux revendications pulsionnelles. L’enfant, tiraillé entre
ses désirs égoïstes de satisfaction pulsionnelle et son souci pour l’objet, est
pris dans la tenaille conflictuelle des investissements narcissiques et objec-
taux. Faisant suite à l’intériorisation de l’objet primaire, commence le temps
des premières identifications, d’abord imitatives.
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Puisque, l’âge venant, les parents œdipiens se dérobent en tant qu’objets


de séduction et d’amour exclusif pour se muer en éducateurs incarnant le sur-
moi, le temps n’est-il pas de se détourner d’eux ? Ou bien ne pourraient-ils
pas redevenir les parents inconditionnels d’avant l’Œdipe, ceux dont on ne
se souciait (« concern ») pas au sens de Winnicott (1950-1955) ? Une autre
solution : revendiquer des parents qui aient le désir de satisfaire leur égoïsme,
exercer une emprise sur eux si besoin, et ne plus se soucier des effets sur eux
des satisfactions pulsionnelles. C’est la solution de l’investissement narcis-
sique d’objet.
Le renoncement aux objets œdipiens est classiquement secondaire aux
craintes de représailles de la part de l’objet rival de même sexe (Freud, 1924 d).
L’angoisse de castration consécutive amènerait alors le sujet à un repli nar-
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cissique. L’enfant préférerait préserver son intégrité narcissique et son pénis
quitte à renoncer à son objet d’amour. Il a la solution de réintégrer la libido
dans son moi (Freud, 1916-1917 a [1915-1917] : « La théorie de la libido et le
narcissisme », 26e des Conférences d’introduction à la psychanalyse). On peut
penser que l’angoisse de castration est aussi consécutive au principe de réalité
qui fait son chemin : l’enfant prend acte de la différence de génération. Il est
petit, ses atouts sexuels ne sont pas encore à la hauteur ; il devra grandir. La part
des parents étant fondamentale dans l’éveil de l’amour œdipien (Freud, 1916-
1917 a [1915-1917] : « Évolution de la libido et organisations sexuelles »,
21e des Conférences d’introduction à la psychanalyse), on en infère une même
importance dans son déclin. Le parent se doit de se détourner de son enfant
impubère, afin que l’enfant se heurte clairement au NON parental, issu d’un
refoulement bien verrouillé par le surmoi.
Notons que le déclin de l’Œdipe est aussi contemporain du moment où
l’enfant prend conscience de l’irrémédiable de la mort (Hanus, 1995). On peut
penser qu’auparavant les désirs de mort envers le rival n’avaient pas leur plein
sens. Faut-il que la mort, qui représente aussi la différence des générations,
prenne tout son sens pour que les désirs œdipiens soient abandonnés ?
« On pourrait aussi concevoir que le complexe d’Œdipe doit tomber parce
que le temps de sa dissolution est venu, tout comme les dents de lait tombent
quand poussent les dents définitives », avait noté Freud (1924 d, p. 117). Autre
rappel du réel. Dans les sociétés privées d’état civil, les enfants changent de
statut « au moment de la seconde dentition » (Erny, 1972, p. 88). La société se
manifeste au moment du déclin de l’Œdipe ; dans nos contrées, c’est l’école
qui sépare. Il est bien question de séparation et non de deuil, comme ce fut
abusivement dit : séparation de parents qui sont encore bien vivants. Comme
Jean-Claude Arfouilloux (1989) l’a bien montré, le travail de séparation est spé-
cifique. Il implique l’acceptation des liens que l’objet de séparation préserve,
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ou noue, avec d’autres partenaires. Ce qui veut dire que l’entrée en latence
réactualise la scène primitive, et la problématique de « l’autre de l’objet ».
En parallèle, l’enfant attend de ses parents qu’ils le laissent investir ailleurs,
qu’ils ne prennent pas ombrage de ses attirances pour de nouveaux objets. Il
en attend un peu de liberté.
« La période de latence est celle où le moi prend, pour ainsi dire, pos-
session de son domaine », écrit Winnicott (1970, p. 89). La libido se replie
donc sur le moi, au détriment des objets œdipiens de la réalité. Mais ceux-ci
sont déjà en partie intériorisés, avec toute l’ambivalence qui leur est attachée.
Le moi commence à se défendre de ses investissements libidinaux par l’arse-
nal des mécanismes de défense qui s’organisent petit à petit et se répètent de
manière à maintenir le contre-investissement. Investies par le narcissisme, les
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défenses répétitives deviennent des extensions du moi.

Se dÉfendre des investissements objectaux

Les défenses phobiques sont exemplaires. Les temps des angoisses


archaïques de la petite enfance, les peurs du noir, de la solitude, se sont apai-
sés, mais ont laissé place à des représentations phobiques plus précises. Hans,
cinq ans, a peur des chevaux. Freud interprète cette peur comme un dépla-
cement de celle que suscite en lui son père, le père œdipien interdicteur qui
éveille l’angoisse de castration. Certains commentateurs (Bergeret, 1987) ont
fait l’hypothèse d’un déplacement conjoint d’angoisses d’origine maternelle.
Il nous semble (Fréjaville, 2011) encore que la peur de Hans est motivée par
le retournement de ses propres désirs et son propre plaisir à mordre, retour-
nement de l’activité en passivité, identification à l’agresseur (A. Freud, 1969).
Maintes phobies envahissent le psychisme des enfants qui entrent en latence :
c’est leur manière de se protéger et de s’éloigner des investissements objec-
taux, d’assurer le refoulement. Avançant en âge, les enfants se défendent de
leurs phobies elles-mêmes par des stratégies contraphobiques parfois très
sophistiquées. Les agis sont des contre-investissements habituels : s’agiter, se
bagarrer, foncer, pour ne pas avoir peur. La curiosité peut aussi se constituer
en contre-investissement, ce qui recentre sur le moi.
La haine peut sembler remplacer l’amour. Ce retournement défensif
archaïque, qui se nourrit de projections agressives envers les objets civilisa-
teurs, contribue à désinvestir les objets œdipiens. Il s’associe au retournement
de la passivité en activité. La haine maintient cependant un lien objectal que
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des défenses obsessionnelles peuvent tenter de contre-investir : l’agressivité


se dissimule derrière des comportements affables. En devenant syntones au
moi, ces défenses maintiennent l’objet à distance.
A contrario, les sublimations sont les défenses les plus abouties du fait de
la modification de but des pulsions sexuelles sous-jacentes. Elles enrichissent
le moi, et renforcent le narcissisme. Mais de véritables sublimations de l’amour
pour l’objet sexuel sont-elles possibles avant la puberté ?

Le retour en arriÈre, au temps de l’organisation du moi


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La libido, se détournant des objets œdipiens, réinvestit le moi : l’enfant
retourne à l’avant de l’Œdipe. La balance des investissements penche du côté
du moi. À l’entrée dans la période de latence, il y a régression vers les plaisirs
antérieurs à l’amour objectal, vers les autoérotismes, vers le narcissisme avec
son égoïsme intrinsèque. Au temps où le sujet ne se souciait pas pour son
objet, n’avait pas « la capacité de compatir ». À cette époque, le narcissisme
s’organisait, le moi se centrait sur des expériences de plaisir de la sphère pré-
génitale. Les pulsions orales et anales en constituent le soubassement. Aussi,
au moment de la période de latence, le recentrage de la libido sur le moi va
réactualiser « l’organisation prégénitale » (Freud, 1913 i). C’est au moment où
il conceptualise le narcissisme que Freud décrit le plus précisément cet « ordre
sexuel prégénital ». Après le règne des pulsions partielles et après leur centrage
narcissique sur le corps propre, un objet narcissique particulier se dessine à
l’extérieur, ce qui réalise un « choix d’objet prégénital ». Cet objet narcis-
sique est investi comme un objet partiel. Ainsi se créent des liens objectaux
particuliers, selon la prédominance orale ou anale des échanges (Grunberger,
1971).
La sexualité prégénitale procède donc à la fois de la libido du moi et de la
libido objectale. Si l’échange oral est idéalement aconflictuel, l’échange anal
cristallise le conflit entre les deux protagonistes, conflit qui a naguère opposé
la mère éducatrice de la « propreté » à l’enfant attaché à ses autoérotismes.
Dans le conflit, la pulsion se fait sadique. Quand la sexualité prégénitale se
réactualise pendant la période de latence, le conflit autour des plaisirs cor-
porels réapparaît dans son acuité. Les parents ont pour objectif de civiliser, les
enfants s’arc-boutent sur leurs autoérotismes. Les autoérotismes de la latence
ne sont plus anobjectaux ; mais les objets internes narcissiquement investis le
sont en conformité avec les revendications pulsionnelles. L’enfant voudrait
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avoir la maîtrise du monde extérieur et de ses objets de désirs. La pulsion


d’emprise a une visée égoïste : posséder l’objet, s’en assurer la maîtrise. Être
en lien avec un « self-object » (Kohut, 1971) complaisant.
Le fonctionnement du corps en son entier donne naissance aux autoéro-
tismes, et la différenciation en stades se révèle arbitraire. Freud lui-même sou-
ligne l’importance d’une autre différenciation : l’activité et la passivité. La
sexualité prégénitale procède des deux, de façon concomitante. La sensorialité
et la motricité organisent la différenciation sujet/objet, la constitution d’une
limite entre eux, limite faite de zones érogènes et de sphincters. Les échanges
sujet/objet s’y étayent.
Dès les échanges oraux la réceptivité n’est pas seule en jeu : l’enfant tète
avec vigueur. Si la passivité est du côté de la sensorialité, l’activité est du côté
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de la motricité et de l’emprise. Le conflit anal est en fait un conflit autour de
la motricité dans son ensemble : les enjeux du fonctionnement du sphincter
anal sont ceux des autres orifices du corps. L’ouverture et la fermeture de
la bouche peuvent cristalliser des conflits similaires entre les investissements
narcissiques et objectaux ; pour manger mais aussi pour crier. Les yeux, les
mains aussi s’ouvrent et se ferment en fonction de plaisirs autoérotiques.
Quand Freud écrit « Dirt is matter in the wrong place » à propos de l’intérêt
des enfants pour les produits de la défécation, « pour ce qui n’est pas propre
et qui ne fait pas partie du corps » (Freud, 1908 b), il sous-entend bien ce que
symbolise l’apprentissage de la maîtrise anale : la prise en considération des
territoires et des limites, des lieux prescrits et proscrits. La maîtrise anale sup-
posant parallèlement la prise en considération du moment adéquat pour l’exer-
cice de la défécation, on comprend bien qu’il est question d’une maîtrise bien
plus globale, qui comprend le fonctionnement des autres sphincters, mais aussi
celui de toute la motricité. Par cet apprentissage il est demandé à l’enfant de se
soumettre aux règles qui régissent l’espace et le temps, pour une famille, pour
une culture. On ne mange pas n’importe quand n’importe comment. On ne
peut faire du bruit qu’en certains temps et lieux. On ne peut toucher, prendre
que ce qui est permis.

Les plaisirs autoÉrotiques sensorimoteurs

Le fonctionnement de toute cette sensorimotricité est au premier plan pen-


dant la période de latence. L’enfant en revendique le libre usage, et son entou-
rage tente de l’éduquer. Bien qu’ayant atteint l’âge dit « de raison », il n’a pas
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renoncé aux plaisirs oraux de naguère, et se délecte encore de bonbons et frian-


dises en tous genres que l’on malaxe et triture et qui fondent longuement dans
la bouche. Il bouge beaucoup, tout au moins aux yeux des adultes. Il voudrait
manipuler, s’approprier ce qui lui fait envie. Les normes temporo-spatiales,
les notions de propre et de sale, d’ordre et de désordre, sont autant d’occasions
d’affrontements ou de renoncements douloureux. Freud (1905 d) avait noté
que, pendant la latence, il y avait coexistence des plaisirs passifs, sensoriels,
engendrés par certaines « excitations mécaniques » et des satisfactions des
« activités motrices rythmiques ». Il écrit : « Les enfants aiment tant les jeux
de mouvement passif, comme lorsqu’on les balance ou qu’on les fait voler
dans les airs, et ne cessent d’en réclamer la répétition. » Après avoir rappelé la
fonction calmante du bercement quand s’agitent les petits enfants, il ajoute :
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« Les secousses des trajets en voiture et plus tard en chemin de fer exercent un
effet si fascinant sur les enfants plus âgés que tous les garçons au moins ont, à
un quelconque moment de leur existence, voulu devenir conducteurs de loco-
motive ou cochers. » Tout ceci prouve « le caractère plaisant des sensations
de mouvement », qui s’éprouve aussi quand le mouvement est produit par
l’enfant lui-même : « une activité énergique et abondante est pour l’enfant un
besoin dont la satisfaction lui procure un plaisir extraordinaire » ; plaisir aussi
de la « lutte corporelle », des « joutes musculaires » (1905 d). Freud connais-
sait-il Jeux d’enfants, cet extraordinaire tableau de Pieter Bruegel dit Bruegel
l’Ancien, daté de 1560, qui est au musée des Beaux-Arts de Vienne ? On y
a dénombré près de cent jeux différents joués par plus de deux cents enfants
(d’Harcourt, 2008). Dans son travail sur la période de latence, Paul Denis
(2011) a noté l’importance de la rythmicité dans les jeux, que l’on retrouve
dans les chansons accompagnant « les joies de la motricité » surtout en début
de latence. Cette rythmicité se retrouve dans les jeux de balançoire, et chez les
filles dans les jeux de saut à la corde et jeux d’élastique. L’équitation, en vogue
chez elles, produit sans doute les ébranlements mécaniques dont parlait Freud.
L’appétence des enfants, filles et garçons, à fréquenter les parcs d’attractions
ne se dément pas. Certes les manèges se différencient en fonction de l’âge des
enfants ; toujours plus rapides et pourvoyeurs de sensations fortes. Mais le
plaisir de « voler en l’air », comme l’avait remarqué Freud, ne s’épuise pas.
C’est sans doute en observant ses propres enfants que Freud a pu faire ces
si réalistes remarques. C’est entre 1887 et 1895 que sont nés ses six enfants1.
Quand Anna, la dernière, est née, son aînée avait atteint l’âge de latence. Freud
avait donc pu observer la libido infantile à l’œuvre. Quand, après 1900, il

1. Mathilde née en 1887, Jean-Martin en 1889, Olivier en 1891, Ernst en 1892, Sophie en 1893 et
Anna en 1895.
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avance cette hypothèse révolutionnaire de la sexualité infantile, il avait aussi


rencontré Hans2, ce brillant petit observateur.
L’efflorescence sensorimotrice ne saurait se comprendre si « le plaisir
de regarder-et-de-montrer » (Freud, 1905 d) n’était pas parallèlement pris en
compte. Ce rejeton d’une autre pulsion partielle de naguère : le voyeurisme-
exhibitionnisme, décline aussi l’activité et la passivité envers un objet.
Regarder, observer, mais aussi montrer, se montrer. Regarder. Vouloir regarder
la nudité des parents ou des camarades. Il est logique qu’un enfant, qui vient
de renoncer à ses objets œdipiens en acceptant la reconstitution de la scène
primitive, soit curieux de ce qui se passe en cet ailleurs. La pulsion scopique,
qui fait son miel des mystères des échanges sexuels, qui soutient la pulsion
d’investigation, peut suivre le chemin des sublimations vers le plaisir de savoir
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et de comprendre. En miroir : montrer. Montrer ses attributs sexuels, et plus
tard ses performances en tous genres, dans les activités motrices et dans les
jeux. L’enfant est en quête de « confirmation narcissique » (Grunberger, 1971)
pour ce qu’il montre de lui. Depuis la reconnaissance de la différence des
sexes, il attend cette confirmation pour pouvoir être fier du genre, garçon ou
fille, qui lui a été imparti. Là encore les performances, plaisantes à réaliser et
à montrer, peuvent consister, par la voie de la sublimation, en prouesses plus
créatives ou abstraites.

Les plaisirs narcissiques-phalliques et d’investigation

Et pourtant, c’est seulement en 1923 que Freud introduit la « phase du


primat du phallus » : à « l’organisation prégénitale » fait suite « l’organisa-
tion génitale infantile ». Cette phase, qu’il avait décrite naguère chez le petit
Hans, bien conscient d’avoir un « fait-pipi » différent de celui de sa sœur, sera
ensuite décrite comme phallique (Freud, 1933 a [1932], 32e conférence). Elle
est marquée par la fascination du petit garçon pour son phallus qui devient
sujet d’investigation, de masturbation. Elle mérite bien le nom de « phase
narcissique-phallique » : c’est le moment de confrontation avec l’angoisse de
castration attribuée à l’objet. Elle avait précédé l’entrée dans la conflictualité
œdipienne.

2. Hans n’avait pas trois ans (Herbert Graaf est né en avril 1903) quand, via les observations rap-
portées par son père, Freud a entrepris de noter les modalités de l’éveil à la sexualité infantile.
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Pendant la période de latence, le repli narcissique vers la prégénitalité


inclut la « phallicité » et le plaisir de montrer. Les garçons non inhibés mul-
tiplient les occasions de montrer leur savoir-faire lors d’activités variées dont
le sport est une des plus courantes. Ils voudraient « être forts » en tout. Les
expériences sensorimotrices autoérotiques deviennent autant d’occasions de
performances, d’exploits, de victoires, dont on attend compliments, louanges,
ou tout au moins approbation. Les filles ont leur propre « phallicité ». C’est
leur corps tout entier, dans sa dimension spéculaire, qui figure leur narcissisme
phallique. Le miroir est l’accessoire privilégié des fillettes pendant la latence.
Elles vont bientôt se coiffer, se maquiller et se vêtir des heures entières. Leur
angoisse de castration au féminin est l’angoisse de ne pas « être jolie », c’est-à-
dire de ne pas plaire.
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L’enfant en période de latence prend grand plaisir à toutes ces expériences
sensorimotrices où se combinent activité et passivité, sensorialité et motricité,
voyeurisme et exhibitionnisme. Les moyens de transport ont changé depuis
Freud, la voiture et le TGV ont remplacé la carriole, et l’habile cocher est
remplacé par quelque pilote, y compris d’avion. Mais persistent ces ivresses
produites par les « excitations mécaniques ». L’engouement pour les sports
« de glisse » en tous genres le prouve, sports où coexistent les plaisirs actifs
et passifs. Ces plaisirs autoérotiques se doublent de la fierté à la performance
réalisée, du plaisir de montrer, d’exhiber ses exploits ; à ses objets d’amour
réels et fantasmatiques, mais aussi à ses rivaux envieux.
On le voit, l’enfant en période de latence aime mettre son corps en mou-
vement, mais aussi à l’épreuve. Pour s’adonner à ces activités et jeux multiples
qui lui semblent les occupations les plus plaisantes mais aussi les plus intéres-
santes, il revendique la liberté qu’il revendiquait naguère au temps du « conflit
anal ». Il n’est pourtant pas seulement un être sauvage et égoïste. Il voudrait
pouvoir explorer, expérimenter. Il cherche à comprendre… à sa manière. Il vou-
drait que l’objet externe ne lui « mette pas la pression » du côté de la civilisa-
tion. Ses réalisations pourraient être le point de départ de solides sublimations.
La pulsion de savoir est sublimation de la pulsion d’emprise, nous dit Freud.
Savoir : la latence est le temps de l’école, ce lieu où est attendue une
contention sensorimotrice rigoureuse, où sont dispensés les outils pour ap­
prendre et pour comprendre. Les enfants voudraient bien que ces « outils »
soient manipulables, propres à des expérimentations actives, plutôt qu’imma-
tériels, abstraits d’emblée. Les capacités hypothético-déductives (Piaget,
1978) ne se développent que lentement après l’âge de raison. L’intelligence est
d’abord « sensorimotrice ». La pensée logique s’appuie dans un premier temps
sur les perceptions. Les exigences scolaires peuvent devenir aussi insuppor-
­tables que les exigences de naguère sur le fait d’ouvrir sur commande la bouche
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pour manger ou son sphincter anal pour donner ses productions. Comme disent
alors les parents : il y a un blocage. Ces blocages sont habituellement la consé-
quence d’un écrasement des autoérotismes, d’un conflit narcissisme/objectal
au profit, apparent, des exigences objectales si l’enfant a mis de côté la pensée
magique et animique, a mis un bémol à ses fantasmes, a renoncé à ses jeux,
aux activités régressives de ses autoérotismes. Il est parfois nécessaire de reli-
bidinaliser les objets de connaissance pour que les « blocages » cessent. En
racontant les exploits d’Hercule qui doit réfléchir afin de résoudre une diffi-
culté, ou les aventures des héros de Jules Verne qui raisonnent pour se sortir
des situations les plus périlleuses, Serge Boimare (1999, 2008) a réconcilié
maints enfants en échec scolaire.
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S’identifier

Ceci nous amène au travail des identifications qui contribue à résoudre la


perte des objets œdipiens. S’identifier aux objets est bien la meilleure solution
au retrait d’investissement dans la réalité. Les processus d’identification carac-
térisent aussi la période de latence ; c’est d’ailleurs un mécanisme de défense
envers l’objet. Mais s’identifier aux parents cela veut dire s’identifier à leur
surmoi et à toutes les valeurs qu’ils tentent de transmettre ; à ces idéaux moraux
contraignants qui les civiliseraient. Alors les enfants, surtout au début de la
latence, préfèrent s’identifier à des héros tout-puissants qui leur feraient oublier
les angoisses de la castration, et retrouver la toute-puissance narcissique de la
petite enfance. Ils ne sont jamais rassasiés d’écouter, ou de regarder sur écran,
les histoires de ces héros invincibles (les garçons) ou irrésistibles (les filles).
Pour mieux s’imaginer y parvenir, il y a les déguisements, les jeux, de rôle ou
avec figurines. Et l’on se prend pour un aventurier ou pour une princesse. Les
grandes personnes sont priées d’admirer, mais sans franchir la barrière des géné-
rations : le désir inconscient de l’enfant étant de séduire les objets œdipiens.
Mais les buts grandioses deviennent moins crédibles au fil des ans. Petit à
petit se confirme une exigence d’action pour parvenir aux idéaux du moi. Les
jeux se transforment. Les enfants désirent toujours réussir, être aimés et admi-
rés ; mais ils ont maintenant compris que les victoires n’étaient pas magiques,
demandaient des efforts, de la souffrance si ce n’est de la persévérance. Alors ils
« s’entraînent ». À relever des défis, dans des domaines les plus variés, les réus-
sites rapides étant préférées. Les grandes personnes ne réalisent souvent pas le
mal que se donnent les enfants pour se confronter à des obstacles qu’ils se créent
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eux-mêmes. Les parents qualifient souvent ces victoires clandestines de « bê­


tises », de perte de temps « au lieu de travailler » ; l’enfant apprend pourtant ainsi
l’effort et la persévérance. Les filles ont compris qu’elles étaient mieux consi-
dérées si elles jouaient à la poupée baigneur qu’à la « Barbie », alors qu’elles
voudraient, avec leur poupée mannequin, se familiariser avec l’idée qu’elles ont
à devenir une femme, une belle femme. Il faut bien séduire un homme pour être
mère ensuite. Il arrive même que des filles jouant à la maîtresse, s’identifiant ainsi
à l’agresseur, encourent des réprimandes par leur exubérance et leur sévérité. Le
conflit entre les investissements narcissiques et objectaux n’en finit pas.
Ayant quitté les parents, les enfants se tournent vers les pairs, qui de­viennent
complices de tous ces jeux. De moins en moins interchangeables au fil des ans, ces
pairs prennent une place de plus en plus grande dans les investissements et dans
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les identifications. D’excessifs liens de dépendance aux objets œdipiens peuvent
se répéter avec des ami(e)s qui, à cette période, sont habituellement de même sexe.
Les investissements sont narcissiques, et les échanges renforcent l’appartenance
sexuée. Entre garçons on se mesure sans cesse, on recherche les moyens pour être
fort, costaud, puissant. Entre filles on échange sur la manière d’être belle et sédui-
sante. Il va sans dire que le but ultime est la conquête d’un représentant de l’autre
sexe ; mais plus tard. Le refoulement des émois œdipiens et les capacités d’un
certain fonctionnement bisexuel des enfants en latence leur permettent de parta-
ger les régressions vers les plaisirs prégénitaux, de faire du sport ou du scoutisme
ensemble, de fréquenter les mêmes colonies de vacances. C’est donc en partageant
les aventures des pulsions du moi, en joignant leurs attentes narcissiques que
les enfants traversent au mieux cette période. Il incombe aux parents, mais aussi
aux enseignants, de le supporter.
Les identifications secondaires au parent du même sexe restent paradig-
matiques du chemin de la latence. Ce sont elles qui fortifieront le narcissisme.
Les modifications familiales n’ont pas modifié la nécessité d’une triangula-
tion référentielle pour le bien-être psychique d’un enfant. Quels que soient
les désordres familiaux, l’enfant est en quête de comprendre comment, et par
qui, sont remplies les fonctions maternelles et paternelles. À cette condition
seulement il pourra se constituer une scène primitive originaire, même si cette
scène n’est pas jouée de bout en bout par les mêmes protagonistes. L’enfant
est en attente de comprendre qui se considère vraiment comme sa mère et son
père, ou qui le devient ; en attente aussi de savoir qui est vraiment « l’autre
de l’objet », cet autre pouvant d’ailleurs être parfois un être disparu, voire un
Idéal tel un Dieu, une grande cause, s’incarnant, pour un enfant, en des insti-
tutions peuplées d’êtres mystérieux. Sans cette référence triangulaire, l’enfant
reste accroché à son objet. Il ne peut s’éloigner de son conflit œdipien, il reste
en attente de la personne tierce qui reconstituerait une scène primitive.
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Un temps pour s’aimer. La période de latence 147

L’objet externe en coulisses

Le retrait de la libido vers le moi suppose une bonne « capacité d’être


seul ». La capacité d’être seul s’acquiert auprès d’une mère présente mais qui
a mis en sourdine son lien à son enfant. Elle rêve, pense, tandis qu’il joue. Tous
deux sont en lien avec leurs objets internes. Pendant la période de latence, la
capacité d’être seul s’avère très précieuse, pour expérimenter, pour réfléchir,
pour rêver, pour créer. Les parents d’un enfant en latence ont à retrouver ce
positionnement : être là, disponibles, supporter les jeux où se mêlent régres-
sions infantiles et créativité exubérante.
Même les psychanalystes d’enfants sont confrontés, dans les cures, à ces
questions. Nous citerons Michel Ody (2012, pp. 662-663) qui, au cours d’un
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traitement, raconte comment Henri a éprouvé sa patience par ses jeux répé-
titifs : « Il s’engagea avec moi de plus en plus activement dans une dynamique
de jeu de parcours à obstacles en série, énigme policière, déroulement sur plu-
sieurs séances, vérification progressive d’une séance à l’autre. » Et quand un
peu plus tard Henri répéta des « exercices “d’équilibre” sur les traits séparant
les grands carreaux du linoléum de mon bureau », comme font les enfants sur
les pavements des bords des trottoirs, Ody lui dit qu’il est assuré « de ne pas
tomber comme un caca dans le trou des cabinets ». Cette intervention, qui
ramène la pulsion anale dans le champ de la cure, le sidère et lui convient.
Henri se drape alors dans le rideau du bureau et profère : « Pharaon ! » en
prenant la pose. L’analyste poursuit l’élucidation de la sexualité sous-jacente
et lui dit : « Un pharaon sur son trône… et ne tombe pas dans le trou des
cabinets ! » Henri répond : « Génial ! Ça fait un truc de plus dans notre his-
toire ! » Henri sort alors son jeu de cartes Yu-Gi-Oh !, et s’intéresse à certains
de ces personnages fantasmatiques. Pour cela il doit sentir que cette grande
personne-là, l’analyste, prend au sérieux ses jeux, comprend l’importance que
tous ces jeux ont pour lui. Ils sont en effet organisateurs de son identité.
L’objet doit donc s’effacer. Il est fréquent d’entendre que la période de
latence n’existe plus (Guignard, 2006) dans notre monde contemporain, que
la désexualisation n’est plus possible dans notre société surinformée où la
violence et la sexualité infiltrent les médias, où les contenances familiales
seraient mises à mal. Les refoulements seraient empêchés et les processus de
sublimation quasi impossibles. Il est vrai qu’un enfant baigne dans un envi-
ronnement qui peut être excessivement stimulant. La sexualité des adultes
était-elle naguère plus rangée ? Plus hypocrite peut-être. Et les maladies et les
morts précoces et fréquentes des siècles passés n’étaient-elles pas tout aussi
excitantes ? Jadis comme maintenant, l’explicitation des changements, des
ruptures et drames, est une nécessité. Mais aussi la possibilité de les figurer,
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les représenter, les narrer ; d’en jouer, d’y jouer, encore et encore. Les pro-
fessionnels à l’écoute des grands drames humanitaires s’emploient à imaginer
les conditions qui redonneraient aux enfants, pris dans la tourmente d’une
guerre ou d’un exil, la capacité de jouer, c’est-à-dire de retrouver les plaisirs
du moi.
Dans un texte saisissant, Umberto Eco (2005), écrit une lettre à son jeune
fils. Il attend impatiemment que son petit Stefano ait quelques années de plus
pour pouvoir lui acheter, pour Noël, des armes en tous genres. Survolant le
temps et l’espace, avec l’érudition qu’on lui connaît, Eco énumère et raconte
toutes les sortes de jouets guerriers qu’il pourrait enfin lui offrir. Au-delà de
l’arme, c’est toute une épopée qui se représente. Il convoque ensuite de palpi-
tants souvenirs de jeux guerriers et d’aventure qui semblent avoir occupé toute
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son enfance. Il s’étonne lui-même en poursuivant ainsi sa narration : « De cette
orgie de jeux guerriers est sorti un homme qui a réussi à faire dix-huit mois
de service militaire sans toucher un fusil et en consacrant les longues heures de
caserne à d’austères études de philosophie médiévale » (Eco, 2005, p. 215). Et
plus loin : « Je crois devoir cette profonde, systématique horreur de la guerre
aux sains et innocents exutoires, platoniquement sanguinaires, qui m’ont été
accordés dans mon enfance. » Il persiste : « Stefano, mon fils, je t’offrirai des
fusils. Parce qu’un fusil n’est pas un jeu. C’est le point de départ d’un jeu.
À partir de là tu devras inventer une situation, un ensemble de rapports, une
dialectique d’événements … Tu imagineras que tu détruis des ennemis, et tu
satisferas une impulsion ancestrale que même la meilleure des civilisations ne
réussira jamais à te masquer, à moins de faire de toi un névrosé » (Eco, 2005,
p. 217). Enfin : « Et je t’apprendrai à jouer à des guerres très compliquées, où
la vérité ne se trouve jamais d’un seul côté… Puis, une fois adulte, tu croiras
que tout cela n’aura été qu’un conte : le chaperon rouge, Cendrillon, les fusils,
les canons, l’homme contre l’homme, la sorcière contre les sept nains, les
armées contre les armées » (Eco, 2005, p. 220).
Merveilleux plaidoyer pour la défense des jeux de l’enfance, avec l’omni-
potence qui aide à s’aimer. Les grandes personnes ne sont-elles pas trop raison-
nables quand elles s’occupent de leurs enfants ? Savent-elles être disponibles
pour admirer leurs productions spontanées ? Savent-elles rester présentes mais
dans l’ombre ? Ne savent-elles pas qu’elles jouent encore elles-mêmes, par-
fois, et c’est fâcheux, en croyant qu’elles sont civilisées ?
Annette Fréjaville
71 rue Notre-Dame-des-Champs
70006 Paris
annette.frejaville@orange.fr
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Un temps pour s’aimer. La période de latence 149

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