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DÉMYSTIFIER LES PSYCHOTROPES : UN OUTIL PARMI D'AUTRES

Philippe Jeammet

P.U.F. | Revue française de psychanalyse

2002/2 - Vol. 66
pages 423 à 431

ISSN 0035-2942

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :


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Jeammet Philippe, « Démystifier les psychotropes : un outil parmi d'autres »,
Revue française de psychanalyse, 2002/2 Vol. 66, p. 423-431. DOI : 10.3917/rfp.662.0423
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Démystifier les psychotropes :
un outil parmi d’autres

Philippe JEAMMET
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Par ses objectifs, sa finalité, ses fondements théoriques et son éthique, la
psychanalyse appartient à la démarche scientifique. C’était la volonté de
Freud, et on sait combien ce qu’il considérait comme des dérives de certains
disciples hors de ce champ l’irritaient profondément. La démarche psychana-
lytique comme ses appuis théoriques se sont construits sur les connaissances
scientifiques de son époque. On lui en fait parfois le reproche de nos jours. Il
n’y a pas de doute que Freud vivant s’intéresserait de très près à l’évolution
actuelle des neurosciences. On connaît ces propos régulièrement cités : ... « on
doit se rappeler que toutes nos conceptions provisoires, en psychologie,
devront un jour être placées sur la base de supports organiques. Il semble
alors vraisemblable qu’il y ait des substances déterminées et des processus chi-
miques qui produisent les effets de la sexualité et permettent la continuation
de la vie de l’individu dans celle de l’espèce. Nous tenons compte de cette
vraisemblance en remplaçant ces substances chimiques déterminées par des
forces psychiques déterminées... » ... « l’hypothèse de pulsions du Moi et de
pulsions sexuelles séparées, et donc la théorie de la libido, repose pour une
très petite part sur un fondement psychologique et s’appuie essentiellement
sur la biologie »1. Nombre de chercheurs, en France du moins, y font réfé-
rence, il est vrai, le plus souvent pour laisser entendre que la conscience scien-
tifique de Freud lui commanderait sûrement d’abandonner la psychanalyse
pour les neurosciences qu’il appelait de ses vœux. On peut douter qu’il le
ferait, parce que Freud était certes un scientifique, mais aussi un visionnaire,
et qu’on ne le voit pas abandonner son intérêt pour une méta-élaboration sur

1. S. Freud (1908), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1922, 85-86.


Rev. franç. Psychanal., 2/2002
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les spécificités du fonctionnement psychique de l’homme, pas plus que renon-


cer à l’outil qu’il venait de découvrir : ce pouvoir de mobilisation et de
déploiement de la vie psychique que recèle la relation transférentielle.
On peut cependant penser qu’il n’eut pas été insensible aux limites métho-
dologiques inhérentes à son approche et qu’il se serait intéressé de près aux
apports de la neurobiologie et laissé interroger par eux. Or, ce qu’on pourrait
appeler le premier rendez-vous entre la psychanalyse et la neurobiologie a été
manqué et, de ce fait, marqué par une opposition frontale, comme si l’une
excluait ou devait exclure l’autre. L’antagonisme a été peut être facilité par
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l’importance du décalage de développement entre les deux disciplines. Les

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neurosciences ont pris leur essor dans l’après-guerre, et dans les trois, et sur-
tout deux dernières décennies du XXe siècle, au moment où le développement
de la psychanalyse et de son impact social était à son apogée, alors que les
neurosciences débutaient le leur et ne pouvaient offrir que l’aspect le plus
réducteur d’une démarche qui est réductrice par essence, et dont la portée
explicative de la complexité ne pourra apparaître que très progressivement. En
ce temps-là les médications psychotropes ne pouvaient être considérées que
comme des « camisoles chimiques », au mieux un traitement symptomatique
d’une réalité psychique complexe dont l’écoute psychanalytique offrait un
décryptage qui donnait un sens à l’insensé. Certains eurent alors la tentation
de conférer à ce sens retrouvé une portée étiologique, ou au moins un pouvoir
organisateur du fonctionnement psychique et du développement de la person-
nalité suffisant pour qu’il ne soit pas nécessaire de considérer qu’il puisse être
sous l’influence, voire être l’effet et le produit de facteurs d’un autre ordre.
Qu’est-ce qui fait qu’un sujet est ce qu’il est ? Est-ce parce qu’il a des ima-
gos de tel ou tel type, une angoisse organisée ou non autour de la probléma-
tique de la castration, tels ou tels modes de défense et un complexe d’Œdipe
structuré ou non ? Ou ces caractéristiques n’ont-elles pu se mettre en place et
ne tirent-elles leur efficacité qu’en fonction de paramètres d’un autre ordre,
telle que la qualité de la sécurité interne du sujet en référence à la théorie de
l’attachement et/ou de ses possibilités de traitement de l’angoisse comme des
informations internes comme externes qu’il reçoit selon la nature des circuits
cérébraux qu’il a à sa disposition ? La réponse ne va plus de soi, et il est plus
que vraisemblable qu’elle ne peut pas être univoque. Il devient plausible que
les apports des neurosciences permettent une évolution de la psychopathologie
et de la métapsychologie qui n’ont peut-être plus la possibilité de se renouve-
ler par leurs seuls moyens du fait que leurs méthodes d’investigation
n’apportent plus de données suffisamment différentes pour induire des pers-
pectives théoriques véritablement nouvelles. Ces apports nouveaux se feront
non pas par une disqualification de la psychopathologie, car les données rele-
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vées par la clinique psychanalytique restent des données, mais par la possibi-
lité qu’ils offrent de revisiter le poids et la place de ces données dans
l’économie psychique, comme ceux de leur agencement réciproque et de la
nature des processus qui les organisent.
Notre cerveau est non seulement riche de son potentiel de neurones, mais le
pouvoir de traitement de l’information de ceux-ci est démultiplié par les mil-
liards de connexions qu’offrent les terminaisons neuronales. Or, cette capacité
de combinaison et les circuits de l’information qui s’organisent sont sous la
dépendance de contraintes génétiques qui elles-mêmes ne développent leurs
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potentialités d’efficience et d’extension qu’en fonction de stimulations venues de

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l’interaction avec l’environnement. Celle-ci va ainsi développer des voies asso-
ciatives, empêcher la formation d’autres, en faire disparaître qui furent fonction-
nelles à un moment du développement, en réactiver, et peut-être même en créer
de nouvelles compte tenu de l’extraordinaire plasticité du cerveau. On conçoit
que des modalités de réponse au stress et de traitement des situations anxiogènes
puissent rapidement s’organiser sur des bases neuronales avec des expressions
comportementales qui deviennent très difficiles à modifier, car reposant sur des
circuits neuronaux qui s’auto-organisent rapidement et limitent les possibilités
d’enrichissement et de diversification si l’interaction avec l’environnement s’y
prête. De même, le quotient intellectuel, mais aussi les potentialités gnosiques et
praxiques du sujet peuvent se trouver sur-stimulées ou au contraire limitées dès
les deux, trois premières années de la vie. Il se crée des équivalents de lésions sans
lésions anatomiques mais qui reposent sur un appauvrissement des capacités
associatives. Hyperactivité et troubles de l’attention peuvent relever de mécanis-
mes semblables qui, une fois installés, sont difficilement réversibles ou ne se
modifieront partiellement qu’après les importants remaniements pubertaires.
Les nouvelles techniques d’imagerie cérébrale, telle que l’IRM fonctionnelle, sont
susceptibles d’illustrer ces différences du traitement de l’information d’un cer-
veau à l’autre. Remarquons au passage combien Freud, dans son esquisse, pres-
sentait l’importance d’un modèle de ce type.
La génétique des maladies mentales nous montre également combien des
comportements et des états émotionnels peuvent se trouver sous la dépen-
dance de facteurs génétiques qui ne développent leurs potentialités qu’en fonc-
tion de la nature de l’environnement, mais vont alors potentialiser considéra-
blement les effets de celui-ci. La transmission n’est plus de l’ordre de la
génétique mendélienne mais de l’héritabilité de facteurs de vulnérabilité dont
l’origine est polygénique. Élevé dans un milieu favorable, inhibiteur des
potentialités de ces gènes, l’enfant vulnérable ne développera pas nécessaire-
ment la maladie. Au contraire, dans un milieu défavorable il échappera diffici-
lement aux effets pathogènes de cette vulnérabilité génétique dont l’absence
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chez un autre enfant évitera sinon toute difficulté, du moins une évolution
vers une pathologie avérée malgré l’influence néfaste du milieu.
On peut considérer que l’équilibre psychique de l’être humain, son
humeur, sa confiance en lui, son degré de sécurité interne sont régulés par le
fonctionnement de son cerveau et l’équilibre de ses neuromédiateurs, mais
aussi par la façon dont il a construit son image de lui-même et dont il en
assure la régulation en interaction avec l’image que lui renvoie son environne-
ment. Cette interaction n’est pas spécifique à l’homme, mais elle a pris chez
lui une ampleur telle qu’elle introduit une rupture qualitative avec l’animal.
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Le développement particulier de son cerveau a ouvert à l’homme l’accès à

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une activité réflexive, c’est-à-dire à la capacité de se voir. Le développement
des potentialités symboliques de son langage, sa sophistication, l’émergence
du champ culturel, la prise de conscience de son individualité ont poussé à
leur acmé cette conscience de soi, et avec elle celle de sa finitude, de ses man-
ques et des menaces qui pèsent sur son identité et ses limites.
De même, et probablement en lien avec cette évolution, l’homme est le
seul animal dont la discordance de maturation sensorio-motrice à la naissance
est telle qu’il lui faudra près de deux ans pour que la voie motrice lui permette
une décharge efficace et un début d’autonomie physique. Cette longue dépen-
dance et la conscience qu’il en a créent chez l’enfant les conditions d’un pos-
sible antagonisme entre les deux axes de développement de la personnalité,
qui reposent sur la double nécessité pour être soi de se nourrir des autres et de
se différencier de ces mêmes autres. C’est un paradoxe, c’est-à-dire une fausse
contradiction, mais qui peut avoir les effets de sidération et de blocage pro-
pres aux paradoxes chez celui qui les vit..
La réponse à cette situation ne peut être elle-même que de l’ordre du
paradoxe. C’est ce qu’a si bien décrit Winnicott en faisant du paradoxe le
cœur du développement de l’enfant : paradoxe de la rencontre de l’objet et de
l’enfant qui fait que l’objet doit être déjà là et adapté aux besoins de l’enfant
pour que celui-ci croie qu’il crée l’objet ; paradoxes de l’objet et de l’aire tran-
sitionnels. De la réussite de ces paradoxes dépendent la qualité des auto-
érotismes, c’est-à-dire du plaisir de l’enfant à fonctionner seul sans savoir que
ce plaisir est nourri de la qualité du lien aux objets, et sans que l’enfant ait à
prendre conscience du rôle de l’objet ; comme la qualité des identifications
primaires, du soi, de la sécurité des attachements, c’est-à-dire de tout ce dont
se nourrit le bébé en deçà d’une claire différenciation entre soi et l’objet.
Par la suite, le système des croyances et des valeurs va prendre le relais.
Le partage des mêmes valeurs et croyances permet de recevoir sans se sentir
narcissiquement menacé. On peut ainsi garder un point de vue moniste qui est
celui de la science, il n’y a pas de solution de continuité entre la matière et la
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vie psychique, et considérer que l’accès à l’activité réflexive confère une


double entrée à la régulation de la vie psychique. Les représentations internes
comme celles venues de l’extérieur constituent des paramètres susceptibles
d’influencer comme d’être influencés par le fonctionnement cérébral.
Dès que le bébé est trop précocement et trop massivement confronté à
son impuissance à l’égard de l’extérieur, il y a rupture de cette aire d’indéci-
dable où ne se pose plus la question des limites et des appartenances créant les
conditions d’une opposition entre soi et l’objet. Cette situation favorise les dif-
ficultés d’intériorisation et le surinvestissement défensif du monde perceptif et
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moteur, au détriment des ressources psychiques internes. En s’opposant à

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l’objet au lieu d’intérioriser la qualité de la relation avec lui l’enfant devient en
fait de plus en plus dépendant de cet objet. La dépendance peut être alors
définie comme le surinvestissement défensif du monde perceptivo-moteur pour
contre-investir une réalité interne anxiogène1.
Un cercle vicieux s’enclenche aisément. L’insécurité du Moi rend l’objet
d’autant plus menaçant qu’il devient indispensable. La dépendance narcissique à
l’objet contraint le Moi à recourir massivement en miroir à des mécanismes
défensifs primaires tels que le retournement contre soi, le renversement en son
contraire, et à développer des mécanismes d’emprise au détriment de la relation
de satisfaction. Tous ces mécanismes primaires de sauvegarde du Moi et de ses
limites ont des conséquences négatives sur le développement du Moi et de la vie
psychique : limitation des capacités introjectives et des expériences de plaisir,
pauvreté des mécanismes de déplacement secondarisés, essentiels au traitement
psychique des affects et en particulier de l’angoisse, renforcement des défenses
négativistes et de repli. La quête de sensations plus ou moins violentes et auto-
destructrices compense l’échec partiel des auto-érotismes. Vulnérabilités biologi-
ques et défaillances des ressources psychiques se potentialisent réciproquement
et rendent l’enfant de plus en plus tributaire des réponses du milieu environnant
pour gérer son monde interne. La gestion de la distance relationnelle avec les
objets externes devient à la fois essentielle et particulièrement difficile.
L’adolescence constitue un temps spécifiquement explosif de cette gestion.
Le sujet est pris dans ce dilemme que la psychanalyse a bien décrit, entre
la menace d’abandon si on le délaisse et la menace d’intrusion si on s’occupe
de lui. Un des moyens de réguler la distance relationnelle devient
l’insatisfaction. Par celle-ci, l’enfant puis l’adolescent sollicitent l’intérêt de
l’objet et échappent à son pouvoir, puisque quoiqu’il fasse cela ne va pas. Les
plaintes corporelles et les caprices puis les conduites d’opposition en sont les

1. P. Jeammet, M. Corcos (2001), Évolution des problématiques à l’adolescence. L’émergence de


la dépendance et ses aménagements, Références en psychiatrie, Paris, Doin.
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formes d’expression essentielles, mais tous les symptômes et les comporte-


ments psychopathologiques sont susceptibles d’acquérir cette fonction indé-
pendamment des facteurs étiologiques.
La réponse est, là encore, à double entrée : améliorer les interactions de
façon à reconstituer une aire de confiance et de plaisir partagés entre sujet et
objet, laissant de côté la question des différences ; mais aussi apaiser les fac-
teurs internes biologiques d’activation de l’angoisse et de l’insécurité, et ce
d’autant plus que ces circuits sont déjà organisés, s’autorenforcent et sont
moins sensibles aux facteurs psychiques et relationnels. Plus le sujet est jeune
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plus la première entrée est sollicitée. Elle l’est par un travail sur et avec

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l’environnement et par un renforcement des ressources élaboratives du sujet,
c’est-à-dire par la psychothérapie. Mais si l’on prend en compte l’importance
de la relation de dépendance qui oblige le sujet à interposer de l’insatisfaction
comme moyen de contrôle de la perte comme de l’intrusion entre lui et son
objet d’agrippement, on doit alors considérer l’importance de l’introduction
d’un tiers dans cette relation en impasse. La psychothérapie ou la psychana-
lyse peut en être le représentant, mais ce n’est ni toujours le cas ni toujours le
moyen le plus efficace de mobiliser la reprise des processus introjectifs.
On sort d’une vision de la folie, ou plus exactement de la maladie psy-
chiatrique que la psychanalyse, ou certaines orientations psychanalytiques ont
contribué pendant un temps à exacerber. Une vision plutôt romantique de la
maladie avec une survalorisation du sens et des productions psychiques. La
psychose et les psychotiques y tenaient une place centrale, comme une sorte
de théâtralisation de la problématique humaine.
La réalité est probablement plus prosaïque, et ce qui est fascinant dans la
psychose, ce n’est pas la maladie. Le président Schreber est certes très intéres-
sant comme texte pour un psychiatre, mais il l’est surtout par l’interprétation
qu’en a fait Freud. Il faut quand même bien reconnaître que le contenu en est
assez pauvre et répétitif, et que la réalité de son discours est désolante pour lui
comme pour son entourage. Son intérêt réside dans ce qu’il permettait de
découvrir : la crudité des fantasmes et leur logique primaire. Mais qu’ils puis-
sent tenir lieu de discours signait une catastrophe individuelle. La maladie n’est
pas dans le contenu des fantasmes mais dans le fait qu’ils envahissent le champ
de conscience du patient d’une façon totalement contraignante, sans possibilité
de se dégager de leur emprise. L’étonnement ne vient pas du texte mais qu’un
homme comme le président Schreber puisse l’écrire et y adhérer. La maladie,
c’est l’échec du Moi à gérer la situation, le contenu en est l’effet. Le traitement
ne peut venir de l’interprétation du sens mais pour une part de la relation de
confiance que peut créer le thérapeute et plus encore de l’effet des psychotropes
sur les circuits neuronaux de traitement des émotions et des informations. La
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créativité demande un travail de déplacement à partir, peut-être, d’émergences


très archaïques et primaires, mais c’est la richesse du déplacement qui en fait la
valeur. La créativité dépend de ce que fait le moi des contraintes toujours
potentiellement appauvrissantes car répétitives qui pèsent sur lui, pas des con-
traintes en elles-mêmes, ni des contenus bruts qu’elles génèrent.
Cette évolution montre qu’il faut qu’on porte plus d’attention qu’on ne
l’a fait au fonctionnement du Moi. La question est celle du débordement et de
la désorganisation du Moi, en sachant que, face à l’angoisse, il peut être
obligé de répondre d’une manière répétitive, qui ne suffit pas à éponger
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l’angoisse et qui a probablement un effet délétère. Un certain nombre d’études

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sur les prémices de la schizophrénie ont l’air de montrer que, justement, les
aspects déficitaires de certaines schizophrénies se mettraient en place dans les
premières années d’évolution du trouble, peut-être avant même sa déclaration
franche, quand l’angoisse n’est pas gérable autrement que par un autorenfor-
cement et un appauvrissement des circuits cérébraux. D’où l’importance
d’intervenir sur le plan relationnel, mais alors avec prudence, mais aussi médi-
camenteux, pour ne pas laisser se développer cet effet pathogène de l’angoisse.
Même si on n’a pas encore de preuve absolue, peut-être pêche-t-on par excès
de prudence en laissant des sujets face à des angoisses qui ont des effets délé-
tères sur leur capacité cérébrale de traiter celles-ci.
Une grande partie de la psychopathologie, notamment celle des psychoses
et des états limites, comporte un surinvestissement du perceptif comme un
moyen de contre-investir une réalité interne angoissante, comme on le fait
quand on se réveille au cours d’un cauchemar. Seulement, le propre de cet
accrochage aux percepts fait qu’il rend dépendant des objets qu’on surinvestit.
Une règle générale du développement du moi fait que dès qu’il est excessive-
ment dépendant des autres pour assurer son équilibre, il va, en miroir, rendre
les autres dépendants de lui. L’intérêt pour l’autre, l’investissement de l’autre
est ressenti comme une menace d’intrusion. Moins on est en sécurité, plus on
dépend des autres pour assurer sa sécurité, plus on va avoir besoin d’exercer
de l’emprise sur ces autres.
Cette dimension de l’emprise récemment bien reprise et développée par
Paul Denis1, et que la psychanalyse avait largement laissée de côté, est en
train de revenir en force. Pas n’importe quand, mais au moment où
l’évolution sociale est beaucoup plus libérale et n’offre plus un cadre qui exer-
çait une sorte d’emprise contre laquelle, éventuellement, on se révoltait, mais
qui permettrait de colmater en partie les besoins de dépendance. Plus on est
libre, plus il y a l’angoisse d’être seul, plus il faut trouver des moyens

1. P. Denis (1997), Emprise et satisfaction, Paris, PUF.


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d’emprise. Les uns vont l’exercer par l’intermédiaire de leurs croyances, les
autres par les addictions, d’autres dans la manipulation des autres, ou encore
dans la passion ou dans le refus du monde et le retrait négativiste.
Les médicaments psychotropes font partie des moyens de contenance
qu’on peut proposer à un Moi en menace d’être débordé ou déjà débordé. Ils le
sont en complémentarité avec ce que peuvent apporter l’environnement, le
cadre thérapeutique, et bien sûr la relation d’étayage et de transfert. Ils sont
indiqués pour soulager les contraintes internes biologiques qui pèsent sur le
sujet. Ces contraintes ont pour conséquence d’empêcher les processus de dépla-
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cement et de dégagement de se produire. Elles conduisent à la répétition des

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conduites autodestructrices et à la restriction des capacités de choix du sujet ; à
ce titre, les psychotropes doivent beaucoup plus être vus comme des outils de
liberté que le sujet se donne à lui-même que comme une camisole chimique.
Mais il faut en démystifier le rôle Ils n’ont pas le pouvoir, s’ils sont correcte-
ment prescrits, de transformer le sujet en un autre que lui-même. Leurs effets
sont sans commune mesure avec ceux de l’alcool et d’autres drogues. Le sujet,
dans un état mélancolique, délirant ou halluciné, ou même victime de troubles
de l’humeur à expression caractérielle se croit peut-être maître de lui et libre de
ses pensées alors qu’il est sous l’effet de dérèglements de ses neuro-médiateurs,
quelle qu’ait pu être la nature des facteurs étiologiques. Le résultat symptoma-
tique n’est plus l’expression de son choix. Il ne fait que le subir.
Il en est de même pour un certain nombre de jeunes violents, qui sont
comme des fils électriques qui n’auraient plus de gaine protectrice et qui sont
obligés de recourir à une décharge violente dès qu’on les touche, que ce soit
sur un mode désagréable ou agréable, dès qu’ils sont émus. Tout ce qui
touche, tout ce qui rapproche de l’autre conduit au coup ou à la décharge
dans le comportement. Il y a dans cette violence agie une forme d’équivalent
d’une hallucination, comme une voix qui les pénétrerait et qu’ils doivent
expulser. Bien employés, un certain nombre de neuroleptiques, à des doses
modérées, permettent de restaurer un dialogue et de reconnaître au bout de
quelque temps qu’ils se sentent plus libres car capables d’attention et de mieux
contrôler leurs émotions, ce qu’ils ressentent comme un véritable soulagement.
Certains vous disent qu’ils se réveillent la nuit et qu’ils mettent quelquefois dix
minutes–un quart d’heure pour départager le rêve de la réalité, ou qu’ils ont
des images dans la tête qui sont comme une décharge continue. Si on peut les
aider à se contrôler et leur redonner une liberté de choix, on a le devoir d’y
réfléchir à deux fois et de savoir mieux employer, plus vite, à des doses suffi-
santes, un certain nombre de médicaments.
Comme toujours, leur acceptation du traitement et leur compliance va
dépendre en partie de la conviction intime du prescripteur. Cela demande un
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temps de présentation, parce que ce n’est pas évident pour le sujet d’accepter
le traitement. Il faut leur dire pourquoi et comment on cherche à les rendre
plus libres, en essayant de prendre des exemples et de leur montrer qu’ils
n’ont même pas la possibilité de prendre le temps de se poser pour réfléchir et
de savoir ce qui est leur intérêt. On peut leur dire qu’on va faire l’expérience,
peut-être pas huit jours mais deux, trois mois, et on va voir si un régulateur
de l’humeur ou un neuroleptique à des doses appropriées peut les aider à
retrouver cette possibilité d’être un peu plus maîtres d’eux et non pas d’être
comme le taureau dans l’arène qui, dès qu’il voit le chiffon rouge s’agite,
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fonce et évidemment court à sa perte.

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Il faut qu’on arrive à faire une alliance autour du médicament. Cela
demande des explications et qu’on y croie, c’est-à-dire qu’on puisse trans-
mettre notre croyance en cette capacité. Le médicament, il ne faut pas
l’oublier, peut être aussi, notamment au sein de l’institution, un tiers intéres-
sant qui peut donner au sujet le sentiment que ses progrès lui appartiennent et
qu’il ne les doit pas à quelqu’un. Mais le médicament peut devenir à son tour
un modèle totalitaire purement biologique du trouble psychique et peut ren-
forcer le déni des émotions, de la vie psychique et du besoin d’attachement
des patients qui en ont le plus besoin.
Les progrès des connaissances biologiques permettent de produire des
psychotropes de plus en plus précis et ciblés dans leurs modes d’action. On est
passé de la « camisole chimique » aux psychotropes comme « outils de
liberté ». Outils de liberté car ils offrent la possibilité de délivrer le sujet, pour
partie du moins, du poids des contraintes émotionnelles et cognitives qui frei-
nent ses capacités d’élaboration et de déplacement, c’est-à-dire de ce qui cons-
titue l’essentiel des pré-requis d’un travail psychothérapique.

Pr Philippe Jeammet
Institut mutualiste Montsouris
42, boulevard Jourdan
75014 Paris

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