Augustin Berque
2002/4 - n° 200
pages 46 à 57
ISSN 0419-1633
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INDIGÈNES AU-DELÀ DE L’EXOTISME
par
AUGUSTIN BERQUE
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derniers mots du Timée : « le Monde est né : c’est le Ciel, qui est un
et seul de sa race » (ho kosmos… gegonen heis ouranos hode
monogenês ôn). Ce qui s’impose ainsi comme « un et seul de sa
race » est, par nature, dominateur de ce qui lui est soumis : la
terre. L’âge de la modernité venu, et aujourd’hui plus que jamais,
l’Occident a effectivement soumis la Terre et ses indigènes, en leur
imposant le Monde qui est le sien. Pourtant, il est dans la nature
des mondes, comme des ciels, d’être bornés par un horizon ; et il
n’est de ciel, comme de monde, que soutenu par une terre. Par la
Terre, c’est-à-dire la nature. Cette certitude ancienne, cette
métaphore première est gravée en nous depuis que l’être devenant
humain, se dressant les pieds sur la terre et la tête vers le ciel, a
vu pour la première fois l’horizon. Comme nous l’apprend la
paléoanthropologie, c’est en effet dans ce même mouvement qu’il a
commencé de créer les systèmes techniques et symboliques dont
devait naître l’écoumène2 ; et cette métaphore première qui fonda
l’écoumène et ses mondes, elle n’a cessé de travailler à
l’engendrement de métaphores secondes, qui par les voies de
l’inconscient gouvernent l’histoire de la pensée humaine3 –
d’Aristote lorsque, inventant la notion de sujet, il la nomma
hupokeimenon, « ce qui gît dessous » (comme la terre sous le ciel), à
Heidegger lorsqu’il imagina l’Origine de l’œuvre d’art comme un
« litige » (Streit) entre un monde et la terre. Streit il y a, en effet,
parce que la terre se refuse, et se retire en son intérieur, dans
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tout en réduisant la Terre à son propre monde, c’est-à-dire en
universalisant celui-ci pour en faire le Monde contemporain,
l’Occident s’est amené lui-même a en reconnaître la singularité,
voire à s’exotiser lui-même sous le regard de ses propres sciences
sociales. La ruse en l’occurrence n’est pas seulement que, vue
d’ailleurs (d’Orient, par exemple), cette exotisation de soi-même
n’est qu’un alibi d’Occidental – comme si, en effet, l’Occident
pouvait être « ailleurs » (alibi) qu’en son propre monde ! Elle est
que nos sciences sociales, en relativisant ce monde que notre
histoire absolutise, en sont venues à nier la base même qui le porte
comme elle porte les autres mondes humains ; base qui n’est autre
que la Terre, ou la nature. Comme si l’humain, devenu
monocéphale5 et planant librement dans le ciel de ses propres
mondes, n’avait plus besoin de la terre commune qui porte
universellement nos pieds !
II. En se dressant vers le ciel, l’être devenant humain acquit la
faculté de parler ; c’est-à-dire de prédiquer la Terre en un monde,
celui-là même qu’il construisait en même temps par ses techniques.
Notre monde en effet n’a pas l’universalité de la nature ; il n’est
autre que la manière singulière que nous avons de sentir, de dire,
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justement histoire : une manière de relater les choses (S/P) qui
prétend être la manière dont elles se sont passées (S=P). Ainsi la
réalité du Monde est historique, non point naturelle. Mais l’histoire
est par définition du passé ; qu’en est-il du présent ? À la relation
historique (la manière de dire le passé) correspond la relation
écouménale : la manière de vivre au présent le rapport prédicatif
entre la Terre et notre monde. Ainsi l’écoumène (S/P) n’est ni la
Terre (S), ni le Monde (P) ; elle est ce qui fait qu’il y a monde, parce
que nous sommes debout sur la Terre.
III. Or, concernant ces questions, l’Occident a commencé par
poser, avec la logique d’Aristote, que le sujet, c’est l’ousia : l’être,
l’essence, l’existence, la réalité de la substance – terme dont
l’étymologie relève de la même image qu’hupokeimenon et
subjectum : c’est ce qu’il y a dessous, la base. Quant au prédicat, il
n’existe pas vraiment. Il n’est pas substantiel. Parallèlement,
l’ontologie platonicienne faisait de l’être un absolu, dont les
existants du monde sensible (kosmos aisthêtos) ne sont qu’une
image, mais qui est accessible à l’intellect. C’était esquisser le
paradigme que devait instaurer la révolution scientifique, en
instituant l’objet comme la Réalité (R), abstraction faite des
illusions de l’aisthêsis (le « sentiment » selon Descartes). Ce
faisant, la modernité a construit des systèmes objectifs, dont il est
devenu peu à peu évident qu’ils étaient étrangers, exotiques aux
réalités (r) historiques du monde humain6. D’où, au siècle dernier,
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fille à la fois de Platon et d’Aristote, elle pose, elle, que R = S,
laissant r et P aux bavardes illusions de la mondanité.
IV. Or, prétendre ignorer la mondanité, c’est nier l’existence
humaine. C’est faire de l’objet un absolu étranger à toute
prédication. Il y là non seulement impossibilité logique (puisque la
science, aussi objective qu’elle soit, reste un prédicat humain7),
mais forclusion8 de toute vérité humaine (puisque la vérité, comme
l’écoumène et l’histoire, est un rapport d’adéquation entre S et P)
et de toute raison d’être (puisque R se trouve définitivement aliéné
du sentiment humain). Telle est l’impasse de la modernité ; ne
restent alors, effectivement, que l’ironie du postmodernisme jointe
au cynisme de la puissance de nos systèmes d’objets.
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ne peut que relever du mysticisme. Certes, c’est bien là ce que
beaucoup d’Occidentaux recherchent en Orient, mais cela n’est
nullement résoudre l’impasse de la modernité ; car, contrairement
aux présomptions du relativisme culturel, la physique où elle se
fonde n’est pas un exotisme qu’on puisse rejeter pour un autre9 : le
monde moderne ne peut qu’être accepté, ou dépassé.
VII. C’est explicitement comme un « dépassement de la
modernité » (kindai no chôkoku) que se présenta l’école
philosophique dite de Kyôto (Kyôto gakuha), centrée autour de la
grande figure de Nishida Kitarô (1870-1945). Ce dernier
ambitionna de réaliser une synthèse qui dépasserait l’antinomie
entre l’héritage spirituel oriental, dont il était nourri (par le zen,
en particulier) et la philosophie occidentale, mère de la modernité,
qu’il connaissait à fond. Il prit à juste titre comme objet principal
de ce dépassement la logique de l’identité aristotélicienne (sur
laquelle se fondent les inférences rationnelles de la science), à
laquelle il opposa une « logique du prédicat » (jutsugo no ronri),
dite encore « logique du lieu » (basho no ronri)10. En accord
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des images imparfaites de l’être absolu, Nishida en fait le produit
de la négation du néant absolu par lui-même.
VIII. Je soulignerai que ces deux visions opposées comportent
l’une et l’autre une faille logique radicale : un être absolu qui a une
« image » (eikôn) n’est pas absolu11, d’une part ; et d’autre part, la
négation de l’être par le néant relatif ne peut nullement aboutir au
néant absolu, mais seulement se poursuivre dans une récession de
l’être à l’infini. Absolutiser soit l’être, soit le néant ne relève pas de
la logique, mais d’une option mystique. Toutefois, différence
grandissime avec le système platonicien, le système nishidien
aboutit quant à lui a l’absolutisation du monde sensible. En effet –
et c’est là, selon moi, l’apport essentiel de Nishida – le monde est
pour lui d’ordre prédicatif. Ce n’est pas cet en-soi exotique,
extérieur que pour Descartes est la res extensa, mais une entité à
l’intérieur de laquelle est toujours impliqué le moi du sujet humain
sentant, parlant, pensant et agissant au fil de l’histoire. Cette idée
de prédicativité du monde historique (rekishi sekai) fait de Nishida
non seulement le précurseur, mais le penseur radical du
constructivisme postmoderne. Radical, d’abord, en ce qu’il montre
que la mondanité ne relève pas de la substance de l’hupokeimenon,
mais d’un tissu de relations prédicatives ; radical surtout parce que
cette prédicativité relevant en dernière instance du néant absolu,
le monde est sans base : mukitei. Ne se fondant donc que sur lui-
même, il est lui-même absolu12.
________________________
a développé sa conception de la logique du lieu principalement dans deux ouvrages :
Basho (Lieu, 1927) et Bashoteki ronri to shûkyôteki sekaikan (Logique de lieu et
vision du monde religieuse, 1945), respectivement repris dans les vol. IV et XI de ses
œuvres complètes : Nishida Kitarô Zenshû, Tokyo, Iwanami Shoten 1966 (ci-
dessous NKZ).
11. La même remarque vaut, bien entendu, pour le Dieu de la Bible : si Dieu
crée l’Homme à son image, c’est qu’il suppose l’Homme pour être ce qu’il est : Dieu.
Substance absolue, Dieu est en principe imprédicable ; le fait qu’il soit prédiqué par
l’image humaine le relativise. La même aporie vaut pour l’absolutisation de l’objet
dans le paradigme moderne, issu en cela de la combinaison métaphysique
platonicienne / logique aristotélicienne / christianisme.
12. Citons quelques passages caractéristiques (ma traduction) : « Le monde
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nature prédicative. Il n’est pas la Terre, cet hupokeimenon qu’il
cherche à engloutir – à la fois par le ravage de l’environnement et
par l’effacement des cultures indigènes –, mais un certain ciel,
c’est-à-dire l’éclairage d’un certain prédicat, lequel, comme tous les
mondes, se prétend « un et seul de sa race ».
X. Que Nishida fût un philosophe japonais n’est pas un hasard :
il était fils de ce pays d’Orient qui, le premier dans l’histoire du
Monde, assimila la modernité occidentale, et l’ayant fait, prétendit
par deux fois au vingtième siècle supplanter l’Occident lui-même
aux gouvernes du Monde (la première fois par la guerre, la seconde
par le marché). Le double échec que lui a infligé l’histoire fait que
la philosophie de Nishida reste exotique : en dépit des traductions,
qui se multiplient, elle n’est toujours en Occident – et par
conséquent dans le Monde – qu’affaire d’orientalistes plutôt que de
philosophes14 ; les plus métabasistes desquels, nos maîtres à penser
________________________
historique se forme de lui-même (jiko jishin wo keisei suru) autoformativement
(jikokeiseiteki ni), en tant qu’être volontaire-actif (ishi sayôteki u to shite) », NKZ,
XI, p. 391 ; « Le monde (…) cela ne veut pas dire un monde qui s’oppose à notre moi.
Il n’est autre que ce qui veut exprimer l’être-en-son-lieu absolu (zettai no bashoteki
u wo arawasô to suru), c’est pourquoi on peut dire que c’est l’absolu (zettaisha) »,
NKZ, XI, p. 403 ; « Qu’il comprenne indéfiniment cette auto-négation (jiko hitei),
c’est justement pour cette raison que le monde existe de par lui-même (sore jishin ni
yotte ari), qu’il se meut de par lui-même, et qu’on peut le considérer comme
existence absolue (zettaiteki jitsuzai) », NKZ, XI, p. 457. Et dans ce monde sans
base, « par auto-identité contradictoire de ce qui crée à ce qui est créé » (tsukurareta
mono kara tsukuru mono e to mujunteki jiko dôitsuteki ni : NKZ, XI, p. 391), « toute
chose se détermine elle-même sans base (mukiteiteki ni jiko jishin wo gentei suru),
c’est-à-dire qu’elle tient son être propre de son auto-détermination même », NKZ,
XI, p. 390.
13. Sur les rapports de l’école de Kyôto avec le nationalisme, voir James HEISIG
et John MARALDO (éds) Rude awakenings : Zen, the Kyoto School, and the Question
of Nationalism, Honolulu, University of Hawaii Press 1994 ; et plus
particulièrement Pierre LAVELLE, « Nishida, l’École de Kyôto et
l’ultranationalisme », Revue philosophique de Louvain, XCXII (1994), 4. Ces études,
toutefois, ne montrent pas le lien intrinsèque, selon moi, entre la logique du lieu et
l’ethnocentrisme absolu que représente l’option politique de Nishida ; sur ce point,
voir mes positions dans Écoumène (op. cit.).
14. On connaît, heureusement, quelques exceptions ! Je pense par exemple aux
travaux de Bernard Stevens, à l’Université de Louvain-la-Neuve. Il est par ailleurs
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n’a pu en l’affaire que réduire l’humain aux mécanismes de la
nature (c’est ce qu’on appelle le scientisme), ou bien faire de la
culture – notamment dans les vues régnantes à propos du
sémiotique – un aérostat détaché de tout enracinement terrestre ;
ce qui n’est qu’une énième expression de la dichotomie cartésienne
res extensa/res cogitans, et revient à opter soit pour la Terre, soit
pour le Monde. Comme si l’horizon ne liait pas l’un à l’autre ! Cette
alternative obtuse, le premier à la dépasser fut un autre
philosophe japonais, Watsuji Tetsurô (1889-1960). Et cela, plus
encore que Nishida, parce qu’il était un philosophe japonais
moderne : indigène à l’Orient, mais connaissant à fond la
philosophie occidentale. Plus jeune en effet d’une vingtaine
d’années que Nishida, qui ne sortit jamais du Japon, Watsuji non
seulement séjourna en Europe, mais il fut un des premiers
lecteurs, sur place, de Sein und Zeit (Être et temps) au moment de
sa parution (1927). De cette lecture, qui l’illumina, devait par
réaction naître sa théorie des milieux humains, dans le sillage de
laquelle se place ma propre conception de l’écoumène. Il l’exposa
dans un livre publié à Tokyo en 1935, Fûdo (Milieux humains). Je
vois un symbole dans le fait que ce terme de fûdo, dont le français
« milieu (humain) » me paraît la traduction la plus appropriée15, se
________________________
suggéré par certains, et en particulier soutenu par Reinhard MAY, Ex oriente lux :
Heideggers Werk unter ostasiatischem Einfluss, Stuttgart, Steiner Verlag 1989, que
e
le plus grand philosophe européen du XX siècle s’est inspiré sans le dire de la
pensée nishidienne, qu’il a connue indirectement par des collègues japonais
séjournant en Allemagne. Pour ma part, je crois que l’énigmatique « litige » entre la
Terre et le Monde, dans L’Origine de l’œuvre d’art, s’éclaire si on le rapproche du
rapport sujet (=hupokeimenon= substance=base=Terre)/prédicat
(=Monde=kosmos=ciel=Vide – ce qui en japonais s’écrit avec le sinogramme « ciel » –
=néant) ; voir mon article « L’Art, et la terre sous le ciel », Art press, 2001, 22
(Écosystèmes du monde de l’art), p. 8-12. Cependant, le retrait de la Terre en elle-
même, dans la conception heideggérienne, n’a rien à voir avec l’engloutissement du
sujet dans le prédicat selon Nishida. L’on aura compris que j’opte en l’affaire pour
Heidegger.
15. La première traduction de Fûdo en une langue occidentale, celle, sous les
auspices de l’UNESCO, de Geoffrey Bownas en 1961 (rééd. sous le titre Climate and
Culture: a philosophical study, New York, Greenwood Press 1988) a rendu ce terme
par climate. Quoiqu’il y ait à cela des raisons avancées par Watsuji lui-même (qui se
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réfère à l’allemand Klima chez Herder), le contexte que forme la traduction de
Bownas – infidèle et inconsistante – rend insaisissable, dans climate, l’intention
philosophique que Watsuji exprime par fûdo. La traduction en allemand par Dora
Fischer-Barnicol et Okochi Ryôgi (Fûdo – Wind und Erde. Der Zusammenhang
zwischen Klima und Kultur, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992)
est de bien meilleure qualité. J’ai moi-même traduit en français le chapitre
théorique essentiel de Fûdo dans Philosophie, 51 (1996), p. 3-30 ; ainsi qu’un autre
extrait substantiel : « Sabaku (Désert) de Watsuji Tetsurô », sous presse dans la
revue Ebisu (Maison franco-japonaise, Tokyo). Quant au texte original de Watsuji,
réédité de multiples fois, il est aujourd’hui disponible dans la collection de poche
Iwanami Bunko (Tokyo).
16 On pourra lire à ce sujet l’article d’ÔHASHI Ryôsuke « Le vent comme notion
de culture au Japon », p. 257-274 dans A. BERQUE et Ph. NYS (éds), Logique du lieu
et œuvre humaine (op. cit.).
17. C’est-à-dire une puissance de mouvoir, comme en mécanique ; idée que
Watsuji tient en partie de l’usage de Moment dans la philosophie allemande,
notamment chez Hegel.
18. Comme Watsuji l’écrit lui-même dans le Préambule de Fûdo (p. 1 et 2 dans
l’édition susdite ; ma traduction) : « Pour ma part, j’ai commencé à réfléchir au
problème de la médiance (fûdosei) au début de l’été 1927, à Berlin, en lisant Être et
temps, de Heidegger. Cet essai pour appréhender comme temporalité la structure de
l’être de l’humain (ningen no sonzai) m’intéressait au plus haut degré. Cependant,
je me demandais pourquoi cette mise en valeur de la temporalité comme structure
d’être subjectale (shutaiteki sonzai kôzô [shutaiteki : “subjectal”, i.e. relatif à la
subjectité, qualité de sujet, est distinct de shukanteki : subjectif, i.e. dû à une vue
subjective]) ne s’accompagnait pas, au titre également de structure originaire de
l’être, d’une mise en valeur de la spatialité. Certes, même chez Heidegger, la
spatialité n’est pas totalement absente. La “nature vivante” du romantisme
allemand semble y être ressuscitée par l’observation de l’espace concret dans
l’existence de l’homme (hito no sonzai). Mais elle ne se profile plus guère sous le
puissant éclairage de la temporalité. Là, j’ai senti la limite du travail de Heidegger.
Une temporalité qui ne se fonde pas en spatialité n’est pas encore vraiment
temporalité. Si Heidegger s’en est tenu là, c’est que son Dasein n’est en fin de
compte qu’un individu (kojin) ». Pour ma part, j’aurais pu commencer à réfléchir au
problème de la médiance au milieu de l’été 1969, à Tokyo, en lisant Milieux
humains, de Watsuji ; n’eût été qu’à l’époque, je l’abordai dans la traduction
anglaise, qui m’en dégoûta en ne m’y laissant voir qu’une thèse de déterminisme
géographique. Bownas n’a même pas pris la peine de donner une traduction
consistante au concept central de fûdosei (qu’il rend, selon les cas, par divers mots
ou locutions), ni d’articuler l’intention de Watsuji à l’ontologie heideggérienne, sans
référence à laquelle Fûdo est incompréhensible … et effectivement incompris par la
plupart de ses exégètes, lesquels n’en retiennent qu’un déterminisme
environnemental que Watsuji écarte explicitement dès la première page. Fûdo
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XIII. C’est dans une telle perspective, me semble-t-il, que nous
serons à même, en ce XXIe siècle, de penser le « litige » créateur de
la Terre et du Monde. Cela n’a plus rien à voir avec la doxa que
nous héritons du paradigme moderne : ce mouvement arbitraire, et
quasi brownien, d’entités individuelles s’agitant, déracinées, sur le
plan sphérique d’une extensio cartésienne exotisable à l’infini. De
par notre médiance, la Terre comme le Monde vivent au-dedans de
nous-mêmes. Ils nous sont indigènes, et – tout à l’inverse du
________________________
s’ouvre en effet sur ces lignes (ma traduction) : « Ce que vise ce livre, c’est à élucider
la médiance (fûdosei) en tant que moment structurel de l’existence humaine (ningen
sonzai no kôzô keiki). Il ne s’agit donc pas ici de savoir en quoi l’environnement
naturel (shizen kankyô) régit la vie humaine. Ce qu’on entend habituellement par
“environnement naturel”, c’est une chose qui, par objectivation, a été dégagée de la
médiance humaine, son sol concret (gutaiteki jiban). Quand on en considère le
rapport avec la vie humaine, celle-ci aussi est déjà elle-même objectivée. Ce point de
vue consiste donc à examiner le rapport de deux objets ; il ne concerne pas la
subjectivité de l’existence humaine. Notre question à nous porte sur celle-ci. Même
si l’on s’interroge ici constamment sur les phénomènes médiaux (fûdoteki [ce qui
signifie : relatifs aux milieux et à la médiance]), c’est en tant qu’expressions de la
subjectité de l’existence humaine, non pas en tant qu’environnement naturel. Je
récuse par avance toute confusion à cet égard. ». Ce n’est qu’une dizaine d’années
plus tard, ayant relu Fûdo dans le texte, que j’ai commencé à réfléchir sérieusement
à la question, et seulement en 1985, à Tokyo encore, que j’en suis venu à traduire
fûdo par milieu et fûdosei par médiance. Sur ce travail de gésine, v. mon livre Le
Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986).
Encore me fallut-il lire Sein und Zeit et Le Geste et la parole (autrement dit, refaire
un demi siècle plus tard le voyage de Watsuji vers l’Europe), sans parler de Nishida,
pour en arriver à ma conception actuelle de la médiance et de l’écoumène.
19. Voir plus haut, note 4. Précisons que, bien qu’il ait séjourné au Japon avant
guerre (pour une recherche d’ethnographie à Hokkaidô), Leroi-Gourhan n’avait pas
lu Watsuji, pas plus qu’il ne se réfère à la notion d’Ausser-sich-sein (être-au-dehors-
de-soi) chez Heidegger. Son point de vue n’a rien à voir avec la phénoménologie
herméneutique de ce dernier. Quant à eux, les plus éminents de nos commentateurs
de Heidegger ignorent jusqu’au nom de Watsuji, et n’ont rien eu à tirer de la théorie
de l’extériorisation de Leroi-Gourhan.
20. Les milieux humains n’étant pas seulement techniques et symboliques (cela,
c’est le Monde), mais également écologiques (c’est-à-dire embrayant le Monde à la
Terre, et donc écouménaux), je parle à cet égard de corps médial, et pas seulement
de corps social comme Leroi-Gourhan.
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largement grâce à l’occidentalisation volontaire du Japon après la
restauration de Meiji. Le « litige » créateur de la Terre et du
Monde, c’est là aussi qu’il se situe ! Après tout, que la Terre se
refuse, et se retire en son intérieur – se réindigénise – dans
l’extériorisation même qui l’ouvre en un monde, n’est-ce pas une
belle métaphore du travail de gésine des identités culturelles dans
leur rapport conflictuel à la mondialisation ? Et nous ne sommes
encore qu’à l’orée du temps où le monde occidental, ayant achevé le
tour de la Terre, et à l’opposé de l’exotisme, n’a plus d’autre horizon
que de s’ouvrir, de l’intérieur de lui-même, à ceux qu’il avait
prétendu engloutir... Alors, sans doute, recouvrant – pour
l’assumer cette fois consciemment22 – le moment structurel de
l’existence humaine, pourrons-nous redevenir Humains
véritables23.
Augustin BERQUE.
(École des hautes études en sciences sociales/CNRS.)
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23. En absolutisant S comme objet en soi, la vision moderne produit un monde
privé de symbolicité, c’est-à-dire de plus en plus mécanique. Dans l’absolutisme de
marché qui nous gouverne actuellement, « la main invisible du marché » (censée
être purement objective) symbolise cette mécanicité ; laquelle, du fait même que les
systèmes techniques sont inhérents à l’humain (v. plus haut, IV et XV), retentit sur
celui-ci pour le transformer en Cyborg : un être mécanisé par son monde mécanique.
L’absolutisme de marché est ainsi un absolutisme de machine, fondé sur
l’absolutisation de S en tant qu’objet. Sur cette question, son rapport avec le
fétichisme et son expression dans les tendances actuelles de l’aménagement de
l’écoumène (en particulier dans sa détermination par le développement du système
d’objets de l’automobile), voir mes articles « Cybèle et Cyborg : les échelles de
l’écoumène », Urbanisme, 314 (septembre-octobre 2000), p. 40-42, ainsi plus
particulièrement que « On the Chinese origins of Cyborg’s hermitage in the absolute
market » et « Research on the history of disurbanity – Hypotheses and first data »,
p. 26-32 et 33-41 dans Gijs WALLIS DE VRIES et Wim NIJENHUIS (éds) The Global
City and the Territory : History, Theory, Critique, Eindhoven, Eindhoven University
of technology 2001, et « L’habitat insoutenable », L’espace géographique, XXXI
(2002), 3 (sous presse).