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BONHEUR ET COMPLÉTUDE

Pierre Destrée
in Pierre Destrée, Aristote

Presses Universitaires de France | « Débats philosophiques »

2003 | pages 43 à 77
ISBN 9782130523734
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/aristote-bonheur-et-vertus---page-43.htm
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Bonheur et complétude
PIERRE DESTRÉE

«Si nous posons que l'œuvre propre de l'homme (ergon


anthr8pou) est une certaine vie et que cette vie est une acti-
vité (energeia) ou des actes (praxeis) de l'âme accompagnés de
raison (meta logou), et si nous posons que l'œuvre propre de
l'homme vertueux (ergon spoudaiou andros) est d'accomplir ces
actes de manière bonne et belle (eu kai kal8s), alors - toute
œuvre se réalisant de manière bonne (eu apoteleitai) selon la
vertu qui lui est propre (kata tbt oikeian aret&) -le bien pro-
prement humain (to anthr8pinon agathon) sera l'activité de
l'âme selon la vertu, et s'il y a plusieurs vertus, selon la vertu
la meilleure et la plus parfàite (aris~ kai telei8tat2) » (EN, 1, 6,
1098 a 12-18).

Cette définition du bien de l'homme ou du bonheur


qu'Aristote nous donne au premier livre de l'Éthique à
Nicomaque est au centre d'une polémique entre les inter-
prètes depuis l'Antiquité. Une polémique dont le point
névralgique est la proposition :finale, une sorte de restric-
tion qu'Aristote semble ajouter à sa définition : s'il y a
plusieurs vertus ou plusieurs excellences, le bonheur sera
l'activité de l'âme selon la vertu ou l'excellence la plus
parfàite. Cette proposition pose en effet deux problèmes :
quel est le sens exact de cette « perfection » ? Et quelle est
cette vertu la plus parfàite? C'est que l'a<ljectif teleios,
« parfàit »,peut en effet avoir deux sens, comme Aristote

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l'explique au livre Delta de la Métaphysique qu'on appelle


souvent son << dictionnaire philosophique » : il sert à dési-
gner soit la perfection qualitative d'une chose, soit sa per-
fection quantitative, c'est-à-dire sa complétude. Ainsi,
selon le premier sens, on dira d'un médecin ou d'un flû-
tiste qu'ils sont« parfaits» lorsqu'ils possèdent leur excel-
lence ou vertu respective « de manière indépassable »
(1021 b 33). Selon le second sens, une chose est dite
« parfaite 11 lorsqu' « aucune partie ne manque à sa gran-
deur naturelle 11 (b 22-23). Le choix de l'une ou de l'autre
signification va de pair avec le choix du rérerent de cette
«vertu la plus parfaite 11. En comprenant la perfection de
cette vertu en un sens purement qualitatif: on a le choix
entre deux possibilités interprétatives : cette vertu peut
désigner soit la sophia qui est l'excellence ou la vertu de la
partie « théôrétique 11 de l'âme, soit la phro~is (la pru-
dence) qui est l'excellence de la partie « calculative » ou
«délibérative 11 de l'âme. La première solution, qu'on
appelle habituellement l'interprétation« intellectualiste»,
était déjà celle d'Aspasius (cf. 19, 2-3), au deuxième,
siècle de notre ère, et on la retrouve dans le commentaire
de saint Thomas (cf. no 126) ; aujourd'hui, elle est encore
défendue par plusieurs interprètes importants comme
Anthony Kenny, John Cooper ou Richard Krautt. La
deuxième solution a été proposée par le commentateur
byzantin Eustrate (71, 15) ; elle est défendue aujourd'hui
par Christopher Rowe2 • En revanche, si l'on comprend
la perfection au sens de la complétude, l'on choisira la
troisième possibilité : cette vertu « la plus complète 11
désignerait l'excellence de l'ensemble des activités de la

1. Cooper (1975) qui a modifié son interprétation dans (1987), Kenny


(1992), Kraut (1989). Cf. aussi l'article important de Heinaman (1988).
2. Rowe (1989).

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raison, aussi bien théôrétiques que pratiques. Ces trois


possibilités interprétatives sont généralement regroupées
sous deux étiquettes : les deux premières sont le point de
départ des interprétations « exclusives » ou « dominantes »
du sens du bonheur : la vie heureuse serait de manière
exclusive, ou tout au moins prépondérante, soit le bios
the8retikos ou le bios philosophas, ce que les latins traduiront
par« vita contemplativa ,>, soit ce qu'Aristote appelle le bios
politikos ou le bios praktikos, c'est-à-dire la vie de la praxis
(la « vita activa J>), qui est ce que nous appelons l'éthique
et la politique. La troisième possibilité est à la base des
interprétations « inclusives » : le bonheur est constitué de
l'ensemble des activités humaines dirigées par la raison,
ainsi que des conditions matérielles qui rendent possibles
ces activités.
L'incontestable avantage de la première solution est de
proposer une· cohérence interne à l'EN qui défendrait
d'un bout à l'autre une même doctrine: elle interprète
EN, 1 à partir de EN, X où est affirmée la prépondé-
rance de la thé8ria sur la praxis. Mais elle présente au
moins un défaut majeur : elle doit aussi défendre
l'hypothèse lourde d'une différenciation chronologique
importante entre la rédaction de l'EN (ou tout au moins
de ses livres 1 et X) et celle de l'Éthique à Eudème où,
comme tous les interprètes le reconnaissent, Aristote
défend très clairement une conception inclusiviste.
L'avantage majeur de la seconde solution est de rendre
compte du caractère pratique ou politique de l'ensemble
de la recherche menée au cours des 10 livres de l'EN et
en particulier du début du livre 1 où rien n'annonce une
conception intellectualiste du bonheur ; et on pourrait
même dire que cette solution s'imposerait tout naturelle-
ment si nous n'avions pas ces quelques pages de EN, X,
7-9! Mais puisqu'il n'y a pas de raison de ne pas lire ces

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pages\ le défaut de cette solution est à l'inverse du cas


précédent : elle doit défendre et justifier l'idée d'une
incohérence totale entre le premier et le dernier livre de
l'Éthique à Nicomaque. Enfin, la troisième solution pré-
sente un avantage décisif qui explique au moins en partie
pourquoi de nombreux interprètes l'ont adoptée aujour-
d'hui : elle permet d'interpréter EN, 1 dont on peut rai-
sonnablement penser qu'il nous livre le point de vue de
la maturité d'Aristote, en consonance avec les difÏerents
textes de l'Éthique à Eudème et de la Rhétorique (surtout 1,
5 et 6). Avec pour problème principal d'expliquer pour-
quoi et en quoi Aristote peut, à l'intérieur d'une
conception inclusiviste du bonheur, défendre l'idée
d'une prééminence de la thé8ria.
Dans cette étude, je me propose de défendre à mon
tour cette interprétation inclusiviste, à la suite surtout de
l'article célèbre de John AckriiF, dans le but d'éclaircir le
sens de cette définition aristotélicienne du bonheur. Mon
fil conducteur sera cette idée de « perfection » 'dont Aris-
tote se sert, dans l'Éthique à Nicomaque, pour qualifier
quatre objets très précis, que je donne dans l'ordre où je
les analyserai : la vertu de l'œuvre propre de l'homme et
la vie de l'homme heureux, en 1, 6 ; le critère du bon-
heur, en 1, 5 ; le bonheur lui-même, en X, 7 et 8. C'est
en explicitant le sens de cette idée à travers ces quatre
emplois que je. tenterai de répondre aux principales
objections des interprétations intellectualistes3 • Enfin,

1. A moins bien sûr de les tenir pour « platonisantes • et donc « de jeu-


nesse •, comme le fàit Nussbaum (1986): mais rien n'autorise une telle
interprétation !
2. Ackrill (1974), repris dans Rorty (1980).
3. Faute de place, je ne dirai plus rien de la seconde solution défendue
par Rowe, mais la plupart des critiques que j'adresserai aux interprétations
intellectualistes valent aussi bien contre cette interprétation.

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mon étude repose sur deux présupposés : qu'il doit y


avoir une cohérence entre les différents textes d'Aris-
tote1 ; qu'il faut lire et interpréter ces fameuses pages
d'EN, X, 7-9 à partir de EN, I, où Aristote nous donne
sa définition du bonheur qui est le principe fondamental
de toute sa philosophie pratique, et non le contraire
comme le font les interprètes intellectualistes.

1. LA VERTU P AR.FAITE
COMME VERTU COMPLÈTE

Commençons donc par expliciter le sens de la proposi-


tion finale de notre définition du bonheur : c'est une
activité de l'âme selon la vertu la plus parfaite. Mais quel
est au juste le sens de cette perfection ? La réponse à cette
question est cruciale pour notre propos : en optant pour
un sens qualitatif, on choisit une interprétation de type
exclusiviste, et en particulier une interprétation intellec-
tualiste qui identifie cette vertu avec la sophia, c'est-à-dire
l'excellence ou la vertu de la faculté théôrétique de l'âme.
Mais est-il possible de comprendre en ce sens cet adjectif
teleios dans notre passage ? Et, de manière générale, cet
adjectif peut-il avoir ce sens pour Aristote ?
En réalité, c'est le point de départ de l'inter-
prétation intellectualiste qui me semble très contestable, à
savoir que l'interprète aurait réellement le choix entre
deux traductions possibles de ce terme. En effet, contrai-
rement à ce que j'ai supposé jusqu'ici, à la suite de la plu-

1. Contrairement à ce que disent Gauthier-:Jolif (1957) et Hardie


(1968).

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part des interprètes, le chapitre 16 de Métaphysique Delta


consacré à notre adjectif litigieux ne propose pas de dis-
tinguer réellement deux sens differents. Ou plus exacte-
ment, si Aristote admet cette distinction issue de la langue
courante, il les ramène au seul sens de la perfection quan-
titative ou à ce qu'on peut appeler la complétude. Lisons
attentivement ce texte :
«On appelle parfaite/accomplie (teleion) une unité hors de
laquelle il n'y a rien à prendre, pas même une seule partie
(par exemple un temps parfait/accompli (chronos teleios) pour
chaque chose est celui hors duquel il n'y a aucun temps à
prendre qui soit une partie de ce temps), et ce qui ne peut
comporter de dépassement dans l'ordre de son excellence et
en bien par rapport à son genre, par exemple un médecin
parfait/accompli (teleios iatros) ou un flûtiste parfait/accompli
quand ils n'ont aucun défaut selon la forme de leur excel-
lence propre (oikeia aret2) - et de cette manière et par trans-
position en mal, nous disons "un sycophante accompli" et
"un voleur accompli" puisque nous disons également qu'ils
sont "bons", à savoir "un bon voleur" et "un bon syco-
phante". L'excellence est une sorte d'accomplissement
(telei8sis): chaque chose est parfaite/accomplie (teleion), et
toute substance est parfaite/accomplie quand, selon la forme
de leur excellence propre, aucune partie de leur grandeur
naturelle ne fait défaut» (1021 b 12- 23).

Ce passage prend acte de l'équivalence entre les qualifi-


catifS agathos (« bon » au sens large) et teleios : un bon
médecin est un médecin qui a réalisé la perfection de sa
forme en tant que médecin ; c'est un médecin accompli
en ce que la forme de médecin, c'est-à-dire l'art médical,
s'est en lui parfaitement réalisée ou accomplie. Puisque les
termes en sont exactement les mêmes dans notre passage
de l'EN, on interprètera de la même fàçon le lien entre ces
deux qualificatifS de l'excellence qui détermine l'activité

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heureuse : pour être garante de notre bien suprême (to


ariston) c'est-à-dire de notre bonheur, notre excellence ou
notre vertu (aret~) doit être la meilleure (aris~) et la plus
parfàite. Mais parfàite en quel sens ? Ce texte de la Méta-
physique ne laisse aucun doute : Aristote comprend le sens
qualitatif de la perfection à partir du sens quantitatif; une
chose n'est parfàite ou accomplie que lorsqu'aucune partie
de sa « grandeur naturelle » ne lui fait défaut. Ou, pour le
dire autrement, Aristote, à la suite de Platon1, comprend la
« perfection » selon le schéma de la totalité : une chose
parfàite est «entière» (holos), une chose à laquelle ne
manque aucune partie constitutive ; ainsi, pour prendre
un exemple très parlant, un cercle que l'on trace n'est dit
« parfàit »qu'une fois entièrement ou complètement des-
siné2. Certes, dans ce passage de la Métaphysique, il n'est pas
question d'une excellence parfàite, comme c'est le cas
dans notre passage de l'EN, et il n'est pas non plus ques-
tion de manière explicite, dans aucun de ces deux textes,
d'une excellence qui serait dite« entière». Mais c'est pré-
cisément ce qu'Aristote écrit dans l'Éthique à Eudème, dans
le passage qui correspond exactement à celui de l'EN que
nous étudions :
«Le bonheur est donc l'activité d'une âme bonne. Et
puisque le bonheur est, nous l'avons dit, quelque chose de
parfàit (teleion), et qu'il y a une vie parfàite et une vie impar-
fàite (atells), et qu'il en va de même pour la vertu (car l'une
est entière (hoM), l'autre partielle), et enfin que l'activité de
choses imparfàites est imparfàite, le bonheur sen l'activité
d'une vie parfàite selon la vertu parfàite (z82s teleias energeia
kat'aret& teleian) » {II, 1, 1219 a 34-39).

1. Cf: e. a. Patm., 157 e et Timée, 30 c-d où le Vivant en soi est • parfàit


en tout •, car contenant tous les vivants qui en sont les parties et qui sont
dits, pour cette raison, • ressembler à un être incomplet (atelh) •.
2. Cf: Mét., Delta 6, 1016 b 16-17 et Phys., VII, 3, 246 a 15-16.

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Comme Aristote le répète un peu plus loin, cette


« vertu parfàite » doit être comprise comme la « vertu
entière» (hoM are~- 19 b 21)1, celle qui est la réalisation
ou l'accomplissement de toutes les parties de la « forme
humaine » ou de « l'œuvre propre de l'homme » (ergon
anthr8pou) qu'est l'activité rationnelle2. Le bonheur ou le
bien suprême de l'homme doit donc être la réalisation
complète de sa faculté de réfléchir, ou plus exactement la
réalisation de l'excellence de cette faculté dans tous ses
aspects, ou, comme Aristote préfère dire, dans toutes ses
« parties » : aussi bien pratique que théôrétique. Bref; le
bonheur ne peut être quelque chose de « parfàit » que s'il
est complet ou entier; et il ne peut l'être que s'il est
l'activité ou la mise-en-œuvre (energeia) de la tâche ou de
l'œuvre propre (ergon) de l'homme (ou encore: l'actualité
de la« forme humaine») qu'est l'exercice de sa raison, et
cela selon l'excellence qui est propre à cette faculté et
qu'Aristote appelle kalokagathia, qui est le terme tradi-
tionnel servant à désigner l'excellence ou la « beauté »
morale d'un homme que l'on considère dès lors comme
jouissant du bonheur le plus grand3 •

1. ll faut noter qu'Aristote ne fait sans doute que reprendre à Platon


une expression qui ne devait donc choquer aucun de ses auditeuxs (cf. Lois,
I, 630 e, où la« vertu totale» désigne l'ensemble des vertus).
2. Aristote ne parle pas explicitement d'une « forme humaine », mais
c'est ce que diront à peu près ses commentateUIS grecs lorsqu'ils expliquent
le sens du fameux argument de l' « œuvre propre de l'homme » : cf. surtout
Eustrate qui parle de • l' ousia et de la phusis de l'homme en tant
qu'homme • (66, 3-4). Je traduis ergon anthr8pou par • tâche • ou « œuvre
propre de l'homme • (à la suite d' ailleuxs des traductions latines, qui propo-
sent opus), plutôt que par «fonction • (comme la plupart des anglo-saxons)
qui induit une interprétation de type fonctionnaliste que cet argument ne
me semble pas avoir; cf. Destrée (2003).
3. Cf. EB, VIII, 3, 1249 a 16-17, «La kalokagathia est donc la vertu par-
faite/ complète •·

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Mais cette doctrine qu'Aristote défend dans l'Éthique à


Eudème, peut-on l'appliquer à notre passage de l'Éthique à
Nicomaque ? Comme d'autres interprètes inclusivistes
l'ont déjà soutenu, la réponse positive à cette question est
rendue non seulement permise, mais aussi nécessaire si
l'on prend en compte le passage qui suit directement
notre texte de départ :
« Ajoutons : dans une vie parfaite (en bi8i telei8i), car une
seule hirondelle ne fàit pas le printemps, pas plus qu'un seul
jour de soleil; de la même manière, ce n'est ni un seul jour
ni une courte période de temps qui peuvent rendre un
homme heureux» (EN, 1, 6, 1098 a 18-20).

Ici encore, tout le problème est de comprendre ce que


signifie exactement ce même adjectif teleios. Habituelle-
ment, on comprend notre adjectif au sens de « complète-
ment achevé», au sens où, comme Aristote le suggère
ailleurs, on ne peut jamais tenir quelqu'un pour définiti-
vement heureux tant qu'il n'a pas achevé sa vie1 : le pro-
blème, cependant, c'est qu'on ne voit pas ce que
signifierait dans un tel contexte le proverbe qui sert
pourtant d'explication à cette expression ! Certains inter-
prètes2 ont proposé de la comprendre à partir de l'idée
d' acmè : la « vie achevée >> serait celle d'un homme par-
venu à sa pleine maturité ; mais ici encore on ne voit pas
ce que notre proverbe viendrait alors expliquer, et on
notera qu'Aristote n'utilise jamais ailleurs cette idée
d' acmè dans le cadre de notre problématique du bonheur.
n me semble que la solution la plus simple est celle
qu'Aspasius proposait déjà: «Si en effet le bonheur est
une vie, et que la vie est une activité longue (energeia

1. Telle est déjà la lecture que fàit Eustrate (cf. 71, 20-30).
2. Gauthier-Jolif; suivis par Rowe (1989).

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makra) et composée de multiples activités (ek pollôn ener-


geiôn sunthetos), il s'ensuit qu'il n'est pas possible que le
bonheur ne soit l'affaire que d'un seul jour ou d'un bref
moment>> (19, 3-5). Cette interprétation, qui soit dit
entre parenthèses est clairement de type inclusiviste1, est
en effet la seule qui tienne vraiment compte de notre
proverbe : il fàut une longue vie pour être une vie
« complète >> au sens d'une vie qu'on dirait aujourd'hui
«bien remplie», c'est-à-dire une vie où l'on puisse effec-
tivement accomplir toutes les activités qui font un bon-
heur« complet>> selon une vertu« complète». A moins
donc de croire qu'Aristote utiliserait l'adjectif teleios en un
sens difÏerent à deux lignes d'intervalle, ce qui est évi-
demment peu plausiblé, il fàut donc admettre, même si
cette traduction semble choquante ou bizarre, que la
vertu ou l'excellence la plus parfàite de notre raison doit
être en réalité «la plus complète», c'est-à-dire la vertu
« totale » correspondant à l'ensemble des fàcultés de la
raison.
Mais ces arguments balaient-ils définitivement la possi-
bilité d'une lecture de type intellectualiste ? Les adeptes
de cette lecture ont en effet un argument de poids contre
la lecture inclusiviste que je défends: c'est qu'Aristote ne
parle pas, dans notre passage litigieux, d'une vertu parfàite
ou complète, mais bien de la vertu« la plus parfàite >>.Or,
dans la mesure où la raison comporte plusieurs parties et
donc plusieurs excellences correspondant à ces parties, le
bonheur ne doit-il dès lors pas être défini comme

1. Aspasius se rend-il ici coupable de contradiction, puisqu'il défend par


aillelllll une interprêtation exclusiviste ? En fàit, son co=entarre semble
plut6t être le reflet d'interprêtations divergentes qui existaient à son époque
ou avant lui, que le fi:uit d'une êlaboration vraiment personnelle.
2. C'est pourtant ce que n'hêsitent pas à fàire de nombreux traduc-
telllll : par ex., Natali, Tricot, Gauthier-Jolif.

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l'activité de la partie la meilleure de l'âme, c'est-à-dire la


partie théôrétique dont l'excellence est la sophia, une
excellence qui est plus parfaite que l'autre excellence
qu'est la phronèsis? C'est pour répondre à cette objection
majeure qu'il faut maintenant aborder la question du cri-
tère du bonheur.

2. LA COMPLÉTUDE COMME CRITÈRE


DU BONHEUR

n faut donc revenir en arrière, et lire de près ce texte


où Aristote utilise ce même terme teleios pour caractériser
le critère du bonheur :
«Puisqu'il y a évidemment plusieurs fins (telos) et que
nous choisissons plusieurs d'entre elles en vue d'une autre fin
(par exemple, l'argent, les flûtes et en général les instru-
ments), il est clair que toutes les fins ne sont pas parfaites
(teleios). Or, le bien suprême (to ariston) apparaît comme
quelque chose de parfait. n en résulte donc que s'il n'y a
qu'une seule chose de parfaite, ce sera celle-là que nous
recherchons, tandis que s'il y en a plusieurs, ce sera la plus
parfaite d'entre elles. Or, ce qui est recherché pour soi, nous
le disons plus parfait que ce qui est recherché en vue d'autre
chose, et ce qui n'est jamais désiré en vue d'autre chose,
nous le disons plus parfait que ce qui est désiré à la fois pour
soi et en vue d'autre chose ; mais ce qui est parfait au sens
absolu (hapl8s teleios), c'est ce qui est toujours désiré pour soi,
et jamais en vue d'autre chose, et c'est ainsi que nous appa-
raît surtout le bonheur» {1, 5, 1097 a 28- b 7).

Ce passage renoue avec le tout prenùer chapitre de


l'Éthique à Nicomaque, où Aristote prend comme point de

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départ de ses recherches une série de quatre thèses que


l'on trouve déjà chez Platon. Première thèse : toute acti-
vité humaine tend à un certain but ou à un certain bien
(cf. Gorgias, 467 c). Deuxième thèse: toutes ces activités
humaines n'ont pas pour objet un même type de bien ou
de fin : les uns ne sont des biens qu'en tant que moyens
pour d'autres biens ; d'autres sont des biens qui sont dési-
rés ou choisis pour eux-mêmes (cf. Lysis, 219 c-d). Troi-
sième thèse : il doit y avoir une seule fin qui soit le terme
de cet ordonnancement de toutes ces fins partielles : c'est
le bien suprême, c'est-à-dire le bonheur (cf. Gorgias,
499 e et Banquet, 205 a). Quatrième thèse : il y a une
«science architectonique» qui a pour objet ce bien
suprême, qui est la fin à laquelle tendent tous les autres
biens ou toutes les autres fins (cf. Politique, 259 e). La
position de ces quatre thèses permet ainsi à Aristote
d'annoncer l'objet de sa recherche qu'il appelle «poli-
tique »1 : ce sera de déterminer quelle est cette fin des
activités humaines, la fin donc de l'existence humaine, ou
le bien suprême que tout le monde appelle le bonheur.
Mais il y a une question préalable à laquelle il faut
répondre : quel est le critère exact qui nous permettra de
déterminer la nature de cette fin ou de ce bien suprême ?
C'est la question à laquelle Aristote veut répondre dans
ce chapitre 5, en utilisant notre concept litigieux, teleios :
seule une fin« parfaite», un telos teleion, pourra être la fin
de l'existence humaine. Quel est donc le sens de ce terme
dans ce contexte ?

1. Aujourd'hui, à la suite de Kant, nous l' appelerions plutôt « pra-


tique». Aristote l'appelle« politique», à la suite de Platon d'ailletm, pour la
raison fondamentale qu'il ne saurait y avoir de bonheur conçu comme la
réalisation de la « forme humaine >> ou de la • tâche propre de l'homme • en
dehors de la communauté humaine qu'est, pour les Grecs, la cité (polis),
l'homme étant, • par nature, un être politique • (Politique, l, 2, 1253 a 2-3).

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&nheur et complétude

De nombreux interprètes utilisent ce passage pour


contrer la lecture inclusiviste : il est manifestement diffi-
cile, disent ces interprètes, de comprendre et de traduire
teleios par« complet», car on ne voit pas en quoi le carac-
tère de « désirabilité » viendrait préciser celui de complé-
tude. Au contraire, disent-ils, il faut comprendre cet
adjectif, ici, de manière étymologique: est teleios ce qui a
le caractère de telos, de fin ; le bonheur est ainsi le bien
« le plus final » en tant qu'il est la fin qui est toujours
désirée pour elle-même et jamais pour autre chose1•
Lecture qui est alors transposée à notre occurrence de
teleios en EN, 1, 6, et corroborée par EN, X, 7, où Aris-
tote affirme que la sophia est la vertu « la plus aimée pour
elle-même» (1177 b 1-2) :le bonheur serait donc l'exer-
cice de la raison selon son excellence ou sa vertu la plus
parfaite, au sens de: «la plus finale», car la plus aimée
pour elle-même.
Cette stratégie de l'interprétation intellectualiste a
deux avantages dont il faut tirer profit. Le premier est de
nous obliger à une lecture très proche du texte grec ; il
est certain qu'Aristote utilise toutes les facettes sémanti-
ques de ses concepts fondamentaux : ce qui est véritable-
ment telos doit être teleios au sens courant de « parfait » et
au sens strict de «final». Mais ce n'est pas seulement un
jeu de mot: c'est parce que la fin d'une chose n'est rien
d'autre que son bien que teleios doit signifier à la fois
«final» et «parfait». Le second avantage de cette stra-
tégie est d'avoir bien vu qu'Aristote présente le caractère
de désirabilité comme le critère de la finalité parfaite :
plus un bien est désirable pour lui-même, plus il sera final
ou parfait. C'est en effet ce critère qui lui permet aussi de
justifier sa proposition centrale : le bien suprême comme

1. Cf: Gauthier-Jolif suivis par Cooper (1975) et White (1990).

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telos teleion doit être celui qui est toujours désiré pour lui-
même, et jamais pour un autre.
Mais le tort de cette stratégie est de croire qu'Aristote,
dans la suite du texte, viendrait à considérer un second
critère de manière indépendante de ce premier. Lisons
donc cette seconde partie de notre chapitre :
(( n apparaît que nous obtenons le même résultat égale-
ment à partir de l'autosuffisance (autarkeia): le bien parfait (to
teleion agathon) passe en effet pour être autosuffisant. Par
autosuffisant (autarkes), nous voulons dire : non pas suffisant
pour soi-même (au~i), c'est-à-dire pour un homme seul et
qui vit en solitaire, mais suffisant pour un homme accompa-
gné de ses parents, de ses enfants, de sa femme, et de manière
générale de ses proches et de ses concitoyens, puisque
l'homme est, par nature, politique » (1097 b 8-11).

A première vue, il est vrai, Aristote semble juxtaposer


deux critères, puisqu'il s'agit d'aboutir à un même résultat,
à savoir : la reconnaissance que seul le bonheur est vérita-
blement une fin parfaite en ce qu'il répond au critère de la
désirabilité pour soi. Mais pour quelle raison vouloir
reprendre cette démonstration? Parce qu'il faut mainte-
nant expliquer pourquoi ce qui est parfait est ce qui est
désiré pour soi, et non en vue d'autre chose. Question à
laquelle Aristote répond en disant que c'est ce caractère
d'autosuffisance qui rend la vie heureuse désirable ou
digne d'être choisie pour elle-même. Cette deuxième
démonstration ne présente pas un second critère, comme
on le dit habituellement, mais fournit en réalité le critère
de la désirabilité, le critère fondamental donc qui nous
permettra de répondre à la question de savoir ce qu'est le
bien suprême de l'homme, son bonheur. Ou, pour le dire
autrement, le concept d'autosuffisance va maintenant
nous permettre de comprendre le sens de la caractéristique

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générale du bien ou de la fin comme teleios. Or, qu'est-ce


que cette autosuffisance ? C'est le fait de ne « manquer de
rien». Ou plus exactement, pour rendre fidèlement la
lettre du texte, une fin est dite « autosuffisante 11 lorsqu'elle
rend une vie autosuffisante, c'est-à-dire comblée, une vie
qui ne manque de rien1•
Cependant, disent les interprètes intellectualistes, ce
n'est pas parce que l'on peut dire que le bonheur est ce
qui rend une vie autosuffisante, ne manquant de rien, que
l'on peut dire aussi que le bonheur comprend tous les
biens. En quoi donc cette notion d'autosuffisance per-
met-elle de conclure à une interprétation de type inclusi-
viste ? En lisant maintenant le passage le plus important
de ce chapitre qui se trouve entre les deux passages que
j'ai cités. Aristote vient de dire que seul le bonheur est ce
qui répond au critère de la désirabilité pour soi, et il en
donne la raison :
« En effet, nous le choisissons toujours pour lui-même et
jamais en vue d'autre chose, alors que nous choisissons hon-
neur, plaisir, intelligence ou tout autre vertu pour eux-
mêmes (puisque nous les choisirions même si nous n'en reti-
rions aucun avantage), mais nous les choisissons aussi en vue
du bonheur, car c'est grâce à eux que nous pensons devenir
heureux. En revanche, personne ne choisirait le bonheur en
vue de ces biens, ni de manière générale en vue d'autre
chose que lui 11 (1097 b 1-6).

On remarquera tout d'abord qu'Aristote affirme ici


avec la plus grande netteté que le bonheur ne saurait

1. C'est exactement déjà, il faut le rappeler avec insistance, ce que Pla-


ton pose co=e condition ou critère du bonheur dans le Philèbe (cf. sur-
tout 20 d - 22 b) : il semble donc difficile de soutenir, co=e le fait
implicitement l'interprétation intellectualiste, qu'Aristote aurait une autte
position que celle de Platon dont il reprend sur ce point la doctrine.

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consister, exclusivement, soit dans la praxis, soit dans la


thé8ria : l'honneur qui est la fin, ou en tout cas l'une des
fins de la praxis, n'est qu'un moyen en vue du bonheur,
et c'est le cas également du noas qui est la faculté exerçant
la thé8ria1 • Mais le texte répond aussi à notre question : en
disant que la raison pour laquelle nous choisissons ces dif-
ferents biens est qu'ils contribuent à notre bonheur, Aris-
tote considère comme allant de soi que le bonheur ne
saurait être constitué que de l'obtention de ces biens.
On trouve la confirmation de cette lecture dans la pré-
cision qu'Aristote ajoute encore :
« Enfin, le bonheur est de tous les biens celui qui est le
plus désirable, étant donné qu'il ne fàit pas partie du nombre
de ces biens. Si au contraire, on le compte au nombre de ces
biens, il est évident qu'il doit être alors plus désirable encore
par l'addition du plus petit des biens, car une telle addition
produit une plus grande excellence dans l'ordre du bien, et
c'est toujours le plus grand des biens qui est le plus dési-
rable» (1097 b 16-20).

Aristote développera plus longuement cet argument au


début du livre X : si l'on pense que le bonheur est une
sorte de somme que l'on peut toujours augmenter par
l'addition d'un bien, il est impossible de le considérer
comme une fin ultime ; c'est la raison pour laquelle il faut
exclure le plaisir au titre de bien suprême, car le plaisir
peut toujours s'ajouter à autre chose que lui-même
(cf. X, 2, 1172 b 23 sq.). Ce qui signifie que, pour être le
bien suprême, le bonheur doit être en quelque sorte « au-

1. n est proprement sidérant que la plupart des interprètes intellectualis-


tes ne se donnent pas la peine de commenter cette phrase. Une exception
est Cooper (1975), mais son explication est peu plausible : le nods dont il est
ici question n'aurait pas le sens habituel d'intellect, mais désignerait une
capacité technique.

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delà » de ces biens seulement partiels que sont le plaisir ou


tout autre activité tenue pour bonne. Mais retomberions-
nous alors dans une doctrine prônant la « séparation » du
bien suprême, comme celle que Platon présente dans la
République et qu'Aristote vient de critiquer avec virulence
(en 1, 4)? L'Auteur des Magna Moralia s'en posait déjà la
question, et sa réponse constitue sans doute notre premier
commentaire de ce passage : il est absurde de compter le
bien suprême parmi les autres biens, car, étant en quelque
sorte une somme de ces biens, il serait alors meilleur que
lui-même ; mais il est tout aussi absurde de le tenir pour
séparé de ces biens, car il n'est, à proprement parler, que
ces biens eux-mêmes (cf. MM, 1, 2, 1184 a 15-29). Sans
doute cette idée de « somme » a-t-elle pu paraître plutôt
malheureuse, dans la mesure où une somme peut n'être
jamais finie et achevée. Cette idée reste cependant inté-
ressante si on ne la considère que comme une métaphore
destinée à nous faire comprendre de manière simple et
claire l'idée de la complétude du bonheur. C'est ainsi
qu'un peu plus loin, l'auteur des MM précise, de manière
rigoureusement exacte, le sens de ce chapitre 5 de l'EN:
une fin est parfaite ou véritablement une fin lorsque son
« obtention ne nous laisse sans aucun autre besoin » ; une
fin imparfaite, en revanche, est « celle dont l'obtention
nous laisse avec besoin d'autre chose, par exemple quand
on a atteint la justice, il nous reste encore beaucoup de
besoins» (1, 2, 1184 a 9-10; trad. Dalimier). Sans doute
ne trouve-t-on, dans les MM, que des exemples de vertu
pratique : ici, la justice ; un peu plus loin, la prudence
(cf. a 35 sq.). Mais Aristote, comme nous l'avons vu,
donnait aussi l'exemple du nods, ce qui explique, à mon
avis, la remarque, sinon très étrange, qu'il ajoute au sujet
du sens de l'autosuffisance qui doit valoir pour l'homme
en tant qu'être politique: c'est que la seule faculté théô-

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rétique ne saurait pas non plus suffire pour la vie humaine


qui est, par nature, comme Aristote le rappelle fortement,
une vie politique ou sociale.

3. LE BONHEUR COMME VIE

Dans une sorte de double mouvement d'aller et retour


herméneutique, la conclusion générale de ces analyses doit
nous permettre, maintenant, de mieux comprendre le sens
de la question que pose Aristote dans ce premier livre de
l'Éthique à Nicomaque, en même temps que l'analyse de
cette question doit nous permettre de la confirmer. On
présente généralement le point de départ de l'EN comme
s'il s'agissait, pour Aristote, de devoir répondre à laques-
tion : quel type de vie choisir ? Aristote s'inscrirait ainsi
dans le cadre de la problématique traditionnelle de ce
qu'on appelle les « genres de vie >> : le bonheur consiste-t-
il dans une vie consacrée à la praxis (le bios politikos), dans
une vie vouée à la recherche philosophique ou à la
«contemplation>> (le bios theôretikos), ou encore dans une
vie de plaisir (le bios apolaustikos) ? Telle est, bien entendu,
la toile de fond des interprétations exclusivistes pour qui la
question du choix d'un genre de vie serait aussi celle
d'Aristote. Or, ici encore, c'est ce point de départ de ces
interprétations qu'il faut mettre en doute si l'on veut don-
ner sens à la progression argumentative de ce premier livre
de l'EN. Quelle est en effet la question qui lui sert de fil
conducteur ? C'est la question de savoir ce qu'est le bien
suprême de l'homme, le bonheur. Question qui est
répétée à plusieurs reprises, tantôt après des explications de
méthode ou des clarifications conceptuelles (c'est le cas de
notre chap. 5), tantôt après le rejet des réponses qui ont pu

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être données à cette question. Et quelles sont ces réponses


qu'Aristote refuse ? Outre les réponses de Socrate et du
Platon de la République, ce sont justement ces conceptions
traditionnelles des genres de vie !
Certes, il est vrai qu'au chapitre 3 où Aristote critique
ces conceptions traditionnelles, il renvoie à plus tard la
conception du bonheur comme vie philosophique ou
« contemplative », et se contente de rejeter de manière
assez expéditive l'identification du bonheur avec la vie de
plaisir, avec la vie politique et avec la vie vouée à l'argent.
Mais serait-ce à dire, comme les interprètes intellectualis-
tes le prétendent, qu'Aristote se réserverait justement ici
de discuter ce quatrième genre de vie, pour l'identifier
finalement, au livre X, avec le bonheur ? Mais c'est ce
qu'interdit de croire le début du chapitre 9 de notre pre-
mier livre, où Aristote revient sur cette problématique.
C'est en effet après avoir défini le bonheur en dehors de
cette problématique des genres de vie, qu'il y revient
pour nous montrer en quoi les opinions des philosophes
qui le précèdent peuvent être incluses, en quelque sorte,
dans sa propre démonstration :

(( n apparaît également qu'absolument toutes les réponses


qui ont été foumies à la question de savoir ce qu'est le bon-
heur1 sont en réalité des propriétés du bonheur tel que je l'ai

1. Ta epizètoumena ta peri tèn eudaimonian hapanta : à la suite de Gau-


thier-Jolif (mais contrairement à Bumet (1900) qui a été suivi par la plupart
des traducteurs), je pense que les epizhoumena signifient ici littéralement
« ce qui a été recherché au sujet du bonheur », c'est-à-dire les réponses des
philosophes antérieurs. C'est ce sens du verbe que l'on trouve quelques
lignes plus haut (en 1098 a 30), et c'est aussi de cette manière que l'ont
compris nos co=entateurs anciens, Eustrate \19, 34), Héliodore (15, 10-
12), et déjà Aspasius, qui co=ente ainsi notre passage : «Après cela, il
essaie d'harmoniser sa propre doctrine avec celles des philosophes avant lui,
qui se sont exprimés au sujet du bonheur• (22, 6-7).

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défini : selon les uns, en effet, le bonheur, c'est la vertu ;


selon d'autres, c'est la prudence; selon d'autres encore, c'est
une certaine forme de sagesse (sophia); selon d'autres, enfin,
ce sont ces biens ou l'un d'entre eux accompagné de plaisir
ou qui ne va pas sans plaisir; et d'autres ajoutent encore à ces
biens la prospérité extérieure» (9, 1198 b 20-26).

Aucune de ces identifications du bonheur ne saurait


être vraie, car le bonheur doit être parfait, c'est-à-dire
complet ou autosuffisant ; or, aucune de ces réponses ne
nous présente un bien parfait en ce sens. Le bonheur ne
saurait être réduit à l'un de ces biens qui sont certes des
fins, mais seulement des fins imparfaites ou, plus exacte-
ment, des fins incomplètes, car elles sont aussi des biens
que l'on recherche en tant que moyens en vue du bon-
heur qui en est donc la fin englobante. Mais aucune de
ces réponses n'est entièrement fausse non plus, dans la
mesure où le bonheur, comme l'auteur des Magna Mora-
lia l'a bien vu, n'est justement rien d'autre que ces biens-
mêmes. Bref; Aristote, comme il le fait souvent ailleurs,
« récupère » les réponses de ses devanciers en les incluant
à titre de parties, ou d'arguments partiels, de son propre
discours.
Cette mise au point permet, enfin, de mieux com-
prendre le sens et le statut du· fameux chapitre 6 dont
nous sommes partis, où Aristote nous propose sa réponse
à la question de savoir ce qu'est le bien de l'homme :
c'est l'activité de l'âme proprement humaine, ou plus
exactement de la partie proprement humaine de son âme
qu'est le logos, c'est-à-dire la raison ou la réflexion qui est
rendue possible par le langage. C'est que la signification
exacte de cette réponse dépend étroitement de la place
qu'elle occupe dans la progression argumentative des
chapitres précédents. Contrairement à ce que semblent

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croire de nombreux commentateurs, il n'y aucun hiatus


entre ce chapitre 6' et les chapitres précédents. Cet argu-
ment d'une «tâche» ou d'une «œuvre propre» de
l'homme va seulement permettre à Aristote de préciser ce
qu'il en est de la vie humaine comme telle. Autrement
dit, cet argument va lui permettre de passer d'une problé-
matique des genres de vie à celle, plus générale, de la vie
comme telle, en utilisant d'ailleurs, de manière discrimi-
native, les deux termes grecs signifiant la vie : bios pour
genre de vie, z8è pour la vie en général. Ce n'est donc
pas par hasard s'il écrit, dans notre définition de départ,
que cette tâche ou œuvre de l'homme est « une certaine
vie» (z8~ tis), c'est-à-dire la seule vie qui puisse prétendre
au titre de « vie bonne » (eu z~) ou de « destin réussi »
(eudaimonia). On comprend mieux ainsi ce qui motive
l'enquête qui est menée au cours de ce chapitre: il s'agit
en effet de savoir en quoi consiste l'activité propre de
l'homme afin de pouvoir déterminer ce qu'est le bonheur
ou le « bien proprement humain » (to antMpinon agathon),
le bonheur étant la réussite ou le parfait accomplissement
de la vie propre de l'homme. Mais la vie, pour les Grecs,
n'est rien d'autre que l'exercice de ce qu'ils appellent une
« âme ». La vie propre de l'homme ne peut donc être ni
la vie ou l'exercice de son «âme nutritive>>, ni celle de
son« âme sensitive>>, car ce sont des parties de l'âme qu'il
partage avec d'autres êtres vivants, mais seulement la vie
de l' « âme raisonnable >> ou du logos qui est, comme on
dit encore aujourd'hui, le propre de l'homme. Selon la
juste expression d'Aspasius, la vie propre de l'homme est
une z8~ logild (18, 24) : la vie du logos au sens d'une vie
ou d'un exercice de l'ensemble de nos facultés rationnel-
les. Lorsqu'Aristote dit que« l'œuvre de l'homme est la
mise-en-œuvre de son âme selon la raison ou qui ne va
pas sans la raison» (EN, 1, 6, 1098 a 7-8), il faut donc

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comprendre que la tâche ou l'activité propre de l'homme


est l'accomplissement effectif de la partie rationnelle de
son âme, qui comporte elle-même deux parties : la partie
rationnelle comme telle (elle-même divisée en une partie
théôrétique et une partie pratique) et la partie que l'on
pourrait appeler « émotive », comprenant les émotions,
les sentiments et les désirs qui peuvent obéir à la raison.
C'est en effet tout cet ensemble de facultés qu'Aristote
appelle, de manière large, le logos, et c'est cet ensemble
que ne possèdent pas les autres êtres vivants mortels, ani-
maux et plantes. Même les animaux auxquels Aristote
reconnaît un caractère « politique » au moins en un sens
large, ainsi qu'une certaine phronhis, n'ont pas le sens des
valeurs1, et ne peuvent soumettre leurs émotions à la rai-
son ; même les plus intelligents d'entre eux, qui ont la
mémoire, n'ont pas accès à la réflexion théôrétique2 •
Cependant, le bonheur, l'eudaimonia, n'est pas l'accom-
plissement comme tel de la vie propre de l'homme, mais
bien son accomplissement réussi ou bon, ou ce qu' Aris-
tote appelle encore l' eupraxia de cette vie, c'est-à-dire le
bon accomplissement de l'activité ou de l'œuvre propre
de l'homme qu'est l'activité ou la mise en œuvre de son
logos: Aristote doit donc préciser qu'il s'agit d'un accom-
plissement «selon l'excellence», et plus précisément
((selon l'excellence la meilleure». n ne s'agit pas de voir
ici une hiérarchie entre la sophia et la phronhis, vertus ou
excellences de la thedria et de la praxis, mais tout simple-
ment, comme l'exigent le contexte et le chapitre précé-
dent, une hiérarchie entre les biens partiels que sont le

1. Cf. Politique, l, 2, 1253 a 14-18 et EN, VI, 2, 1139 a 20: «Les ani-
maux possèdent la sensation, mais n'ont aucune part à l'action (praxis)».
2. Cf. EN, X, 8, 1178 b 28 : « Aucun être vivant autre que l'homme
n'a part à la thé8ria. »

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plaisir ainsi que les activités pratiques et théôrétiques, et le


bien suprême qu'est le bonheur. Cette excellence ou cette
vertu doit être en effet la plus parfaite, ou la plus complète,
car la perfection de notre bonheur doit être la réalisation
de l'excellence du logos comme tel, ou de l'excellence de
l'ensemble de ses parties. Bref, notre expression litigieuse
« selon la vertu la plus parfaite 11 n'est pas un ajout ou une
restriction; elle n'est que la conclusion de la logique de
l'ensemble de l'argumentation menée dans ces chapitres 5
et 6.
Cette définition du bonheur répond donc à deux
objectifS précis. Elle permet, d'une part, de dépasser la
problématique des genres de vie qui ne nous donne que
des réponses partielles, chaque réponse ne fournissant que
l'un des biens dont le bonheur est composé. Elle permet,
d'autre part, de répondre positivement au critère de com-
plétude : seule l'activité ou la mise en œuvre de la totalité
des fàcultés relevant du logos est notre activité parfaite
parce qu'autosuffisante; seul l'exercice de l'excellence
complète du propre de l'homme rend la vie humaine
parfàite ou complète. C'est donc cette définition, et seu-
lement cette définition, du bonheur qui répond à notre
attente : que le bonheur nous apparaisse « comme
quelque chose de complet 11 (7, 1097 a 28).

4. LE BONHEUR COMPLET

n reste à expliquer pourquoi Aristote nous dit, au


livre X de l'Éthique à Nicomaque, que le « bonheur par-
fàit » (teleia eudaimonia) consiste dans l'exercice de notre
noas, intellect ou esprit, qui est la fàculté théôrétique de

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notre âme et dont l'excellence est la sophia. Aristote vien-


drait-il contredire la conception inclusiviste qu'il nous
présente au livre 1, ainsi que dans l'BE ? Ici encore, la
solution à ce problème tient à la compréhension du sens
de notre acljectif teleios, dans l'expression de « bonheur
parfait».
n faut répondre, tout d'abord, à l'argument principal
de l'intetprétation intellectualiste. Ce sont les mêmes
notions de désirabilité et d'autosuffisance, prétend cette
intetprétation, qui servent de critères permettant d'établir
que le bonheur parfait consiste en une vie théôrétique. Si
cette vie est « la plus aimée pour elle-même » (EN, X, 7,
1177 b 1-2) et si le sophos est « le plus autosuffisant »
(autarkestatos- b 1), cette vie doit donc être la vie la plus
réussie, le bonheur véritable. La vie pratique ou politique
«selon l'autre excellence» (8, 1178 a 9), c'est-à-dire
selon la phron&is, n'étant ni aussi autosuffisante ni autant
aimée pour elle-même, n'est qu'une vie réussie «de
manière secondaire » (a 9), un bonheur donc qui n'est pas
véritablement parfait. Bref, c'est finalement le choix d'un
genre de vie, entre un bios the~retikos et un bios politikos,
qui déterminerait le type de bonheur auquel on peut pré-
tendre. Cependant, à y regarder de près, on constatera
qu'Aristote n'utilise pas, ici, ces deux concepts dans le
même sens qu'en 1, 51• Ils ont ici un sens beaucoup plus
restreint : le sophos est dit « plus autosuffisant » dans la
mesure où l'exercice de la sophia requiert moins de biens
extérieurs ; la thé~ria est dite « plus aimable » que la praxis,
car, contrairement à la praxis que nous aimons aussi pour
ses résultats ou ses conséquences, elle n'a, pour ainsi dire,
aucun effet qui lui serait extérieur. Ce qu'Aristote veut
donc seulement nous montrer, c'est que, parmi les biens

1. Curzer (1990) a bien montré ces differences.

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ou les activités bonnes qui constituent le bonheur, la thé8-


ria a plus de valeur, est un bien plus grand que la praxis.
Aristote n'utilise donc pas ces deux concepts en tant que
critère du bonheur, mais seulement en tant que critère de
hiérarchisation entre des biens difïerents.
Mais qu'est-ce alors que ce «bonheur parfait», dont
Aristote dit pourtant très clairement qu'il est constitué par
l'activité théôrétique? Le fait crucial qu'il faut expliquer
est le caractère exceptionnel de cette expression qui
n'apparaît en réalité que dans ces chapitres 7 et 8 de notre
livre X, mais qui, répétée à trois reprises en quelques
lignes, est visiblement importante aux yeux d'Aristote. La
raison en est, à mon avis, d'ordre rhétorique. Dire en
effet que le bonheur consiste en une vie menée selon la
raison, n'a rien que de très banal : c'est en s'appuyant
sur l'opinion commune qu'Aristote fonde en effet sa
démonstration d'une tâche propre à l'homme ; tous, nous
reconnaissons qu'il est impossible de mener une vie véri-
tablement humaine, ou comme on dirait aujourd'hui,
une vie humaine digne de ce nom, sans que cette vie soit,
d'une manière ou d'une autre, régie par la raison au sens
large du mot : une vie totalement dénuée de raison ou de
réflexion serait une vie non-humaine dont personne ne
voudrait1 • En revanche, ce qui est moins banal, c'est que
doit aussi faire partie d'une vie humaine vraiment réussie
cet usage particulier et peu commun de la raison qu'est
l'usage de sa partie noétique. Ce que veut donc dire Aris-
tote, c'est que, pour être parfait ou complet, comme il en
a posé l'exigence en 1, 5, il faut ajouter à la praxis cette

1. Cf. déjà cette phrase très colorée adressée par Socrate à Protarque qui
défend l'idée d'une vie vouée au seul plaisir, sans aucun lien avec la raison :
• Tu ne vivrais pas une vie d'homme, mais celle d'une méduse ou d'un
coquillage ! • (Philèbe, 21 c).

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activité théôrétique. En effet, s'il avait voulu identifier,


de manière exclusive, le bonheur avec cette vie « con-
templative », Aristote se serait contenté de parler de bon-
heur tout court1• Le fait de répéter cette expression de
« bonheur complet >> est donc destiné à attirer l'attention
de son auditeur, et aujourd'hui de son lecteur : une vie
qui ne serait vouée qu'à la seule praxis, ne saurait être
complète, ne saurait constituer le bonheur complet ;
ajoutée à la praxis, c'est l'activité théôrétique qui permet
de « compléter >> le bonheur.
La conséquence de cette lecture est aussi ce qui la
confirme. Cette lecture permet en effet de répéter ce que
j'ai dit à propos des genres de vie. S'il est vrai qu'Aristote
dépasse cette problématique en proposant sa définition du
bonheur, il faut interpréter ces différents genres de vie
qui sont autant de biens partiels en vue du bonheur, non
plus comme des « métiers » entre lesquels les hommes
auraient à choisir, mais comme des « aspects »2 d'une
même vie, étant donné qu'ils ne sont rien d'autre que
l'exercice d'une partie de la raison. Des aspects ou des
moments d'une même vie qui sont hiérarchisés : un
aspect« premier», du point de vue de la valeur, qui est
l'exercice de la faculté théôrétique de la raison, et un
aspect « second >> qui est celui de la raison au service de
l'action.
Certes, les interprètes intellectualistes ne manquent pas
d'arguments pour s'opposer à une telle lecture aspec-
tuelle. Aristote, il est vrai, ne dit jamais explicitement que

1. Aristote, il est vrai, conclut le chapitre X. 8 en disant que • le bon-


heur sera une certaine thé8ria • : mais il est assez évident qu'il faut sous-
entendre ici l'adjectif teleios.
2. Telle est déjà la proposition de Gauthier-Jolif; elle est aujourd'hui
reprise et défendue par Keyt (1978), Natali (1989) et Whiting (1986).

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&nheur et complétude

la vie de réflexion impliquerait nécessairement une vie


morale, ni qu'un homme moralement bon devrait aussi
exercer sa faculté théôrétique. Et il ne dit pas non plus
que Périclès, qui est le modèle traditionnel du phronimos,
ait aussi fait preuve de sophia, ni inversement qu'Ana-
xagore, présenté comme un modèle de sophos, ait été
aussi doué de phronhis. Mais Aristote ne dit pas non plus
que Périclès ou Anaxagore devraient être considérés
comme des modèles d'hommes parfaitement ou complè-
tement heureux ! Quand Anaxagore fait figure d'exemple
de sophos (cf. BE, I, 4 et 5), et Périclès d'exemple de phro-
nimos (cf. EN, VI, 5), il ne s'agit que de la présentation de
l'idéal traditionnel du bios the8retikos et du bios politikos, et
cela afin de nous faire comprendre ce qu'il en est de ces
deux activités rationnelles. Par contre, lorsqu'il nous pré-
sente son idéal de kalokagathia (en BE, VIII, 3) qui est la
« vertu complète ou totale » dont l'exercice mène au
«bonheur complet», Aristote ne nous donne aucun nom
de modèle : n'est-ce pas justement parce qu'il veut dépas-
ser ces modèles traditionnels, et proposer une sorte de
modèle inédit de ce que doit être un homme véritable-
ment, complètement heureux ?
Le second argument des interprètes intellectualistes est
la justication du premier : il faut distinguer les genres de
vie comme autant de « métiers » ou de vies diffèrentes,
dans la mesure où l'objet de leur savoir respectif est diffè-
rent et sans aucun lien. On sait en effet qu'Aristote dis-
tingue très explicitement, par exemple en EN, VI, le
savoir pratique qu'est la phron&is dont l'objet est contin-
gent, variable et relatif à l'agent, et la sophia dont l'objet
est éternel, nécessaire et absolu. On a toujours compris
cette distinction à la lumière de celle qui est faite notam-
ment au livre Epsilon de la Métaphysique : les domaines de
la thMria sont la physique, les mathématiques et la théo-

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logie ; le domaine de la praxis est ce que nous appelons


l'éthique et la politique, et celui de la poi2sis l'ensemble
des objets produits. Mais cette distinction épuise-t-elle la
distinction qui est ici à l'œuvre dans notre problématique
du bonheur, ainsi que la distinction qui est faite, tant au
livre VI de l'EN que dans le traité De l'Ame et dans la
Politique, entre un noas the8retikos et un noas praktikos ?
Je voudrais conclure par une proposition particulière-
ment hérétique, en répondant négativement à cette ques-
tion1 : on ne saurait distinguer de manière aussi tranchée
entre thédria et praxis, dans la mesure où ce noas the8retikos
et ce noas praktikos ne sont eux-mêmes que les deux
aspects d'un même noas'2. n ne saurait être question de
défendre ici cette thèse dans le détail; je me contenterai
de passer très rapidement en revue deux passages de l'EN,
IX, afin de pouvoir comprendre un passage crucial du
septième livre de la Politique où il est question d'une acti-
vité théôrétique de l'homme politique.
Les interprètes intellectualistes accordent beaucoup
d'importance à l'argument du «moi véritable» qui est
utilisé en EN, X, 7 : puisque nous sommes, chacun
(hekastos), surtout cette partie de l'âme qu'est le noas dont
l'activité est la thé8ria, c'est cette activité qui permet le
bonheur le plus parfait de l'homme (cf. 1178 a 2-8). Mais
dans deux passages du livre précédent (en IX, 4 et 8),
Aristote nous présente ce moi véritable de l'homme
comme « la partie de lui-même qui a l'autorité suprême
(to kuri8taton) et à laquelle tout le reste obéit » (8,
1168 b 30-31), en comparant cette autorité à celle qui

1. Cette proposition a déjà été fàite par Rorty (1978), mais elle n'a
guère trouvé d'écho dans la littérature parue depuis.
2.. Pour une proposition exactement contraire, cf. la contribution de
]. L. Labarrière dans ce volume.

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dirige une cité. Or, il est impossible de voir dans cette


« partie qui a l'autorité suprême )) un noas qui serait
consacré exclusivement à une « contemplation » de type
physique, mathématique ou théologique ! Et il est égale-
ment impossible d'y voir seulement l'œuvre d'un noas
pratique, sous peine de devoir accuser Aristote de se con-
tredire, par rapport à ce qu'il dit, dans les mêmes termes
(to kurion y est aussi ce qui caractérise le notls), au livre X!
La seule solution, si du moins l'on veut sauver la cohé-
rence de ces différents textes, est donc d'admettre
qu'Aristote conçoit l'activité théôrétique du noas comme
pouvant aussi porter sur des « objets » relevant du
domaine de la praxis.
Cette caractérisation du noas en EN, IX permet de
comprendre, maintenant, le passage crucial du septième
livre de la Politique. Mais avant de lire ce passage, rappe-
lons le sens et le statut des premières pages de ce livre. Les
livres VII et VIII de la Politique forment ce qu'on appelle
parfois le traité aristotélicien du meilleur régime poli-
ti'lue. Ils répondent en effet au vœu exprimé à la fin de
l'Ethique à Nicomaque d' « achever », ou plus exactement
de « compléter (teleioan) la philosophie des choses humai-
nes»: il s'agit maintenant de réfléchir sur les conditions
de possibilité de ce bonheur dont les biens qui le compo-
sent ou qui en sont les « ingrédients » (à savoir : les vertus
de caractères, la justice, l'amitié, le plaisir, et les vertus
dianoétiques que sont la phronbis et la sophia) ont fait
l'objet des analyses des différents livres qu'Aristote appelle
lui-même «éthiques», et que nous connaissons sous les
titres d'Éthique à Nicomaque et d'Éthique à Eudème. Ces
conditions, ce sont les données de base comme le terri-
toire ou le commerce, les structures sociales, ainsi que
l'éducation. Mais avant d'en venir à ces conditions, Aris-
tote tient à nous rappeler, en guise de « préface » (Pol.,

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VII, 4, 1325 b 33) à ce traité, ce que doit être le bonheur,


ou la «vie la meilleure (arist~ z8~) » (1, 1323 a 23) de
l'homme, - valable « pour tous les hommes » (a 20) pré-
cise-t-il même -, qui est le but et la raison d'être d'un
«régime politique le meilleur» (politeia arist~- a 14). Or,
quelle est cette vie la meilleure ou excellente ? C'est,
d'un point de vue formel, ce que nous appelons tous la
«vie heureuse (to zbt eudaimon8s) » (1323 b 1) ou la« vie
bonne (z8~ agat~) » (2, 1325 a 9), c'est-à-dire la vie qui
est vécue selon la vertu ou l'excellence. Mais selon quelle
vertu? Nous sommes renvoyés, une fois encore, à notre
question de départ : quelle sera la « vertu parfaite » qui va
permettre l'exercice parfait de la vie heureuse ?
Aristote commence par répondre, comme il le fait
d'ailleurs aussi au début de l'EN, que cette vie heureuse
est celle qui est vécue selon les vertus propres à la praxis :
le courage, la tempérance, la justice, la prudence. Mais
justement, l'on ne saurait s'en tenir à ces seules vertus ; le
seul exercice de la praxis ne saurait suffire pour réaliser la
perfection ou la complétude du bonheur. Car, dit Aris-
tote, « ceux-là mêmes, qui admettent que la vie vécue
avec vertu est la plus désirable et la plus digne d'être
choisie, se posent une question qui fait l'objet d'un
débat : est-ce le genre de vie politique ou pratique (bios
politikos kai praktikos) qui est à choisir, ou plutôt celui qui
n'est lié par aucune affaire extérieure, à savoir quelque
forme de genre de vie théôrétique (bios the8retikos tis), qui
seul, au dire de certains, est celui qui convient au philo-
sophe ? n n'y a en effet que ces deux genres de vie que
préfèrent manifestement les hommes qui honorent le plus
la vertu, aussi bien ceux du passé que ceux d'aujour-
d'hui : par ces deux genres de vie, je veux dire la vie
politique (bios politikos) et la vie philosophique (bios philo-
sophas) » (2, 1324 a 25-32). A première vue, et conformé-

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ment à ce que l'interprétation intellectualiste soutient, il


pourrait sembler qu'Aristote veuille prendre position dans
le cadre de la problématique traditionnelle des genres de
vie; il s'agirait, pour pouvoir définir ce qu'est le bien
suprême ou le meilleur qui est la raison d'être du régime
le meilleur, de savoir quel est le genre de vie le meilleur
qu'il faudrait choisir. Mais la suite de notre texte prône
exactement l'inverse de cette démarche: tant ceux qui
« refusent toute charge politique » pour se consacrer
entièrement à la the8ria, que ceux qui considèrent le
genre de vie politique comme « le meilleur » se trompent
dans l'exclusivité de leur choix, même s'ils ont tous rai-
son de choisir de telles activités qui sont en effet des biens
(3, 1325 a 16 et sq.). La conclusion s'impose d'elle-
même : la vie heureuse, la vie parfaitement ou complète-
ment heureuse, ne peut pas consister dans un seul de ces
deux genres de vie (bios), mais bien dans une vie (z8~)
englobant ces deux types d'activités. Mais quel est le sens
de cette activié théôrétique ou philosophique pour un
homme qui est aussi un citoyen ? C'est ce qu'Aristote
nous donne à comprendre dans le passage qui clôt ce
préambule à ce traité du meilleur régime :

« Si ces affirmations sont justes et qu'il faut poser que le


bonheur est une activité réussie (eupragia), la vie pratique
(bios praktikos) sera pour chacun comme pour la cité entière
la vie la meilleure. Mais la vie pratique n'est pas nécessaire-
ment en relation avec autrui comme le pensent certains, pas
plus que les pensées relatives à l'action (dianoiai praktikai)
seraient seulement celles qui ont en vue des résultats issus de
l'action : au contraire, ce sont ces pensées qui ont leur fin en
elles-mêmes et qui se prennent elles-mêmes pour objet qui
sont davantage encore des pensées relatives à l'action. En
effet, l'activité réussie (eupraxia) est la fin, en sorte que c'est
une certaine pratique (praxis tis) qui est la fin. Et surtout,

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nous parlons d'agir (prattein) au sens propre du terme dans le


cas de ceux qui, par leurs pensées, sont les dirigeants (architek-
tonas) des activités tournées vers l'extérieur» (1325 b 14-23).

Aristote, il est vrai, revient au vocabulaire des genres


de vie. Mais la raison en est sans doute, ici encore,
d'ordre rhétorique : il veut persuader son auditeur, qui
est un futur homme politique, que la vie politique à
laquelle il va se consacrer doit aussi comporter ce qu'il
appelle, dans les lignes qui précèdent, une activité de thé8-
ria. Ce ne peut être, bien entendu, une « contemplation »
des êtres mathématiques ou divins ! Mais ce n'est pas non
plus une thé8ria qui serait celle du nods praktikos, dont la
phron~is est la vertu, puisque cette « partie » du not1s n'est
consacrée qu'à la recherche des moyens de réaliser telle
ou telle action précise ayant tël ou tel résultat. n doit
donc s'agir d'une activité de type théôrétique, accomplie
par le noas the8retikos, mais qui relève néanmoins du
domaine de la praxis. Et même qui en relève au plus haut
point, si l'on peut dire, puisque cette thé8ria est tenue
pour la praxis au sens propre du terme : Aristote reprend
la hiérarchie de valeur entre les differentes activités cons-
tituant le bonheur, c'est-à-dire l'agir moral et politique
effectif qui est second par rapport à la réflexion ou à la
« contemplation » de cet agir.
Cependant, quelle pourrait être, de manière plus pré-
cise, cette thé8ria qui constitue la praxis la plus haute ? On
sait qu'Aristote présente la thé8ria comme une « contem-
plation » des formes et des principes : ce sont, en phy-
sique, les formes des êtres naturels, et en théologie les
formes non-sensibles et séparées que sont les êtres divins.
Mais il n'en va pas autrement, en philosophie pratique,
où Aristote étudie les principes de l'action, ainsi que la
forme humaine comme telle dont la tâche propre est

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l'activité de la raison. Certes, la thé8ria dont il est question


dans notre dernier livre de l'EN ne doit pas être comprise
comme l'étude ou la recherche philosophique, la philoso-
phia au sens strict, mais bien comme une sophia, c'est-à-
dire le savoir acquis que l'on « contemple » à la suite de
son élaboration. Mais n'est-ce pas là ce que l'auditeur de
ces leçons est capable de faire maintenant, puisqu'il a
acquis ce savoir ? Bref, l'homme complètement heureux,
ne serait-ce pas celui qui se comporte de manière morale-
ment bonne, et qui peut, également et en plus, jouir de
son savoir, maintenant acquis, des principes ultimes de
l'existence humaine ?
n y a sans aucun doute de nombreuses objections
contre pareille lecture. Je tenterai de répondre briève-
ment à trois objections majeures.
On dira premièrement que c'est l'ensemble de cette
recherche d'ordre pratique qui relève du contingent et
du variable, et que l'on ne voit pas dès lors en quoi la
thé8ria viendrait s'inscrire dans ce domaine. Mais il ne faut
pas confondre, comme on l'a souvent fait à la suite de
Gadamer notamment, la phron~is dont la tâche propre est
essentiellement de délibérer sur les moyens de réaliser
telle action et qui donc ne peut jamais être une science,
et la recherche philosophique qui est ici entreprise et
qu'Aristote appelle, à plusieurs reprises, une science, une
épisthnl' ; or toute épist&n2 implique, aux yeux des Grecs
en tout cas, principes éternels et nécessaires. Appliquons
cette distinction au cas qui nous occupe : la tâche du noCts
praktikos ou de la phron~is est la réflexion sur les condi-
tions d' effectuation de tels actes déterminés, dans telles
circonstances ; l'activité du noCts the8retikos est la réfle:X:on

1. J'avalise ici entièrement, sur ce point, les analyses de Berti (1993),


contre Volpi (1993) et Rodrigo (1998).

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sur les principes de l'agir humain qui sont en effet des


principes nécessaires et éternels, dans la mesure où
l'espèce humaine est, pour Aristote, éternelle.
Une seconde objection consistera à rappeler une
célèbre proposition de l'EN:« l'homme n'est pas ce qu'il
y a de meilleur dans l'univers» (VI, 7, 1141 a 21-22) ; ce
ne sont pas les hommes, mais les astres et les dieux qui
doivent dès lors être l'objet de cette activité la plus haute
et la plus parfaite qu'est la the8ria. Mais en réalité Aristote
ne dit jamais explicitement que tels seraient les seuls
objets de la thé8ria1• On peut donc suggérer une autre
interprétation de cette remarque, au reste très banale
pour un Grec : Aristote voudrait seulement nous rappeler
l'existence, en plus des hommes et des animaux, d'êtres
supérieurs comme les astres et les dieux, supérieurs car
dotés d'un mouvement plus continu (ou de l'immobilité
dans le cas du Premier Moteur), et donc nous rappeler
qu'à côté de la thé8ria des principes de l'action humaine, il
y a aussi celle des principes de ces êtres.
On pourra objecter, enfin, qu'Aristote insiste sur le fait
que les dieux n' 9nt aucune part à l'action morale et que
donc, puisqu'il compare notre thé8ria à celle des dieux,
que les principes de l'action ne sauraient être objets de
thé8ria. Mais cette comparaison est une analogie au sens
aristotélicien du terme, où le terme comparé n'est pas

1. fi y a bien sûr le célèbre passage de l'BE où il est question d'une the8-


ria tou theou {VIII, 3, 1249 b 17), mais le passage est célèbre parce que l'un
des plus controversés du corpus aristotélicien ; cette expression peut en effet
être interprétée de plusieurs manières : il peut s'agir soit de la contempla-
tion que fàit le dieu, soit de celle qui prend le dieu pour objet, soit encore
de l'activité dunoas qui est souvent appelé par Aristote un dieu ou quelque
chose de divin. Dans la mesure où il est impossible de trancher de manière
sûre entre ces trois lectures possibles, ce passage ne peut servir d'argument
dans le cadre de notre débat.

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l'objet de la thé8ria, mais la nature de cette activité. Or


quelle est-elle ? Aristote l'explique au livre Lambda de la
Métaphysique (chap. 7 et 9) : cette activité est une auto-
réflexion ; le dieu se prend lui-même pour objet de
réflexion ou de «contemplation». Appliquons cette
auto-réflexion au cas de l'homme : pour être parfaite-
ment ou complètement heureux, l'homme moralement
bon doit aussi se prendre lui-même, je veux dire les prin-
cipes de son humanité, pour objet de réflexion, ainsi que
ceux du monde dans lequel il vit, c'est-à-dire les princi-
pes qu'il a découvert au cours des recherches de philo-
sophie première et de philosophie seconde.

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