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ANALYSES ET COMPTES RENDUS

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Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de
l'étranger »

2005/3 Tome 130 | pages 357 à 432


ISSN 0035-3833
ISBN 9782130552871
DOI 10.3917/rphi.053.0357
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-philosophique-2005-3-page-357.htm
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ANALYSES ET COMPTES RENDUS
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e
XIX SIÈCLE

Bernard Jolibert, Auguste Comte, l’éducation positive, Paris, L’Harmattan,


2004, 143 p.

Un petit ouvrage utile que celui de Bernard Jolibert. Comme on le sait,


Comte n’écrira jamais le Traité de l’éducation universelle qu’il annonçait
dès 1822 et les différents aspects de sa doctrine éducative restent dispersés
dans l’ensemble d’une œuvre volumineuse. B. J. synthétise ces éléments
épars et en expose la substance de façon ordonnée. D’où un ouvrage en
trois parties qui, après avoir rappelé les principes du positivisme comtien,
traite de l’instruction proprement dite, c’est-à-dire de la question de savoir
ce qu’il convient d’apprendre, et dans quel ordre, avant d’examiner la fina-
lité morale et politique de l’éducation.
Aussitôt que la réflexion comtienne sur l’éducation est dégagée des pré-
jugés, des simplifications et des caricatures dont le positivisme continue à
faire l’objet, ce qui est le cas quand on le réduit absurdement à un scien-
tisme, sa puissance critique face aux idées pédagogiques communément
reçues saute aux yeux. C’est ainsi que l’on comprend, à la lecture de cette
étude, en quel sens un enseignement scientifique ne peut être formateur
pour l’esprit qu’à la condition d’être encyclopédique, c’est-à-dire parcouru
selon un ordre construit par l’esprit ; ou encore que l’instruction – la trans-
mission des savoirs positifs – n’est pas le tout de l’éducation, qu’elle est
même proprement insensée si elle n’est pas rapportée à une finalité morale
explicite (pour Comte, celle d’Humanité). Au total, c’est l’idée de culture,
de formation de l’homme par les chefs-d’œuvre du genre humain, qui cons-
titue le noyau de la pédagogie comtienne, ce en quoi elle est aux antipodes
de celle de Rousseau.
Cet ouvrage clair et concis est accessoirement une excellente introduc-
tion à l’ensemble de l’œuvre d’Auguste Comte. Non seulement parce que la
question de l’éducation traverse celle-ci de part en part, mais aussi parce
que l’histoire de l’humanité, que le père du positivisme n’a cessé de scruter
tout au long de sa vie, n’est rien d’autre que celle de son auto-éducation.
L’ouvrage comporte une bibliographie sélective en deux parties : œuvres
d’Auguste Comte, œuvres critiques.
Yves LORVELLEC.
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
358 Analyses et comptes rendus

Michel Bourdeau, Jean-François Braunstein, Annie Petit (dir.), Auguste


Comte aujourd’hui, Paris, Kimé, 2003, 321 p.

Voici, en très peu de temps, un troisième ouvrage collectif sur Auguste


Comte. Comme les deux autres, Auguste Comte et l’idée de science de
l’homme (L’Harmattan, 2002)1 et Auguste Comte. Trajectoires positivistes.
1798-1998 (L’Harmattan, 2003), celui-ci est issu d’un colloque qui s’est
tenu à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Comte, cette fois-ci
à Cerisy en juillet 2001. Après la présentation générale par Michel
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Bourdeau, la première partie est consacrée à la philosophie des sciences.
Elle s’ouvre avec une contribution de Jean Dhombres sur la signification
de Comte dans l’histoire des mathématiques. Si Auguste Comte n’a pas
inventé de théorèmes ou de théories mathématiques, l’auteur du Traité
élémentaire de géométrie analytique (1843) a eu une pratique soutenue
d’examinateur et d’enseignant, et c’est dans cette pratique pédagogique
que Jean Dhombres cherche la postérité de Comte dans le domaine des
mathématiques. Selon Anastasios Brenner, la philosophie comtienne des
sciences se situe entre une vision classique de la science et la conception
des conventionnalistes de la fin du XIXe siècle. Suivant les analyses de
Milhaud et Le Roy, Brenner commente les critiques que Poincaré ou
Duhem ont formulées à l’égard du positivisme comtien, critiques aboutis-
sant pour certains à un « nouveau positivisme » (Le Roy). Les chapitres
suivants, d’Angèle Kremer-Marietti, Zeïneb Cherni et Laurent Fedi, exa-
minent la conception positiviste des sciences de la vie et ses rapports avec
la sociologie.
Le problème de la politique positive, à laquelle est consacrée la
seconde partie, oblige encore plus que celui de la philosophie des sciences à
lire l’œuvre de Comte dans son contexte historique. Regina Pozzi analyse
ainsi les notions centrales du projet comtien d’une politique positive et ses
conditions historiques. Mike Gane focalise sur l’avènement de la sociologie
dans les œuvres de Bazard, Comte et Littré. Armelle Le Bras-Chopard
compare l’idéal féminin chez Comte avec celui des socialistes contempo-
rains. Cristina Cassina montre que chez Comte on a affaire à un usage très
particulier de la notion de dictature. La notion du pouvoir spirituel est au
centre des contributions de Thierry Leterre et de Mary Pickering. Dans la
troisième et dernière partie, portant sur l’esthétique positiviste, Jean-
Pierre Cometti considère de plus près les prises de position de Comte en
matière esthétique. Maria Donzelli montre combien le rapport à l’Italie a
laissé des traces dans les écrits du second Comte.
Dans la conclusion, Jean-François Braunstein fait le point sur un
grand nombre des travaux récents montrant que, loin d’annuler l’origi-
nalité de son œuvre, les études récentes sur Comte dans le contexte scienti-
fique et politique de son temps permettent de prendre la mesure de la nou-
veauté irréductible de cette œuvre. L’ouvrage est préfacé par un court
texte de Michel Houellebecq sur la religion comme le « vrai sujet » de
Comte et la question majeure de son anthropologie.
Johan HEILBRON.

1. N.d.l.R. : Cf. compte rendu dans le no 1 de 2003, p. 103.


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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Auguste Comte 359

Annie Petit (dir.), Auguste Comte. Trajectoires positivistes. 1798-1998,


Paris, L’Harmattan, 2003, coll. « Épistémologie et philosophie des
sciences », 438 p., 29 E.

Depuis quelque temps, les ouvrages sur Comte se multiplient, signe que
le fondateur de la philosophie positive commence à sortir du purgatoire où
il avait été relégué. Dans cette redécouverte, le colloque organisé par Anne
Petit et Angèle Kremer-Marietti en mai 1998 à Montpellier et à Paris pour
célébrer le bicentenaire de la naissance du philosophe a marqué un temps
fort, qui, grâce à la publication de ces Actes, pourra désormais être plus
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largement partagé.
Les vingt-six contributions sont regroupées autour de trois grands
axes : le temps d’A. Comte ; A. Comte : science et politique ; la diffusion du
positivisme. La première partie dresse en quelque sorte le décor. Physique
tout d’abord, puisque R. Andréani décrit le Montpellier d’A. Comte. Une
fois rappelés le mouvement général des idées en France au XIXe siècle
(G. Cholvy) et la dette d’A. Comte à l’égard de l’Idéologie (J.-P. Schande-
ler), F. Azouvi, s’appuyant sur un rapport de Degérando, donne un
tableau suggestif de la philosophie en France sous l’Europe, tandis
qu’A. LeBras-Chopard en fait autant pour les mouvements socialistes dans
la première moitié du siècle.
Consacrée à l’œuvre de Comte proprement dite, la seconde partie est la
plus importante par la taille comme par l’intérêt. Elle s’ouvre par une mise
au point aussi fine qu’utile d’A. Petit sur les différents usages de positif
(science positive, philosophie positive, politique positive, positivisme) dans
les écrits du philosophe. La place accordée à l’épistémologie est réduite :
quatre contributions sur onze, mais qui se signalent par leur qualité,
notamment celles de B. Bensaude sur la vulgarisation scientifique, de J.-
F. Braunstein sur la philosophie de la médecine, ou encore le parallèle éta-
bli par A. Kremer-Marietti entre les vues de Comte et celles du Cercle de
Vienne sur la question de l’unité de la science. À ce premier groupe peut
encore se rattacher le texte de J. Grondeux sur Comte, Taine et l’histoire.
À mi-chemin de la science et de la politique, A. Negri traite de cette action
de l’homme sur la nature à laquelle Comte avait toujours voulu consacrer
un ouvrage. B. Plé montre la prégnance des métaphores médicales sur la
pensée politique de Comte et M. Larizza l’impact considérable exercé dans
ce domaine par la révolution de 1848. M. Pickering, quant à elle, rappelle
que les positivistes avaient développé toute une théorie de l’espace public
(temple, club, salon), ce qui réfute les accusations portées par Habermas
contre les hommes du XIXe siècle, qui auraient ignoré cette dimension de la
vie politique.
Les huit textes de la dernière section se laissent répartir en deux grou-
pes égaux. A. Picon compare la façon dont positivistes et saint-simoniens
entendaient le rôle social de la science. A. Gérard nous présente le cercle,
mal connu, des disciples « complets », c’est-à-dire religieux, tandis que
C. Blanckaert et J. Lalouette étudient respectivement, l’un le rôle des posi-
tivistes dans les querelles qui ont accompagné le développement de
l’anthropologie en France autour de 1880, l’autre les rapports complexes
de ceux-ci avec les libres-penseurs. Dans le domaine étranger, D. Becque-
mont, K. Wills, M. Donzelli et H. Trindade traitent tour à tour de la diffu-
sion du positivisme en Angleterre, aux Pays-Bas, en Italie et au Brésil.
L’ouvrage s’achève par un texte où M. Sacquin décrit brièvement l’état
des manuscrits de Comte, dont elle a la charge à la BNF.
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
360 Analyses et comptes rendus

Cette description traduit mal l’intérêt que l’on peut prendre à la lecture
de l’ouvrage où, comme il est d’usage pour des Actes, le moins bon côtoie le
meilleur. Traitant le plus souvent de sujets rarement abordés, les contribu-
tions nous invitent à réviser nombre d’idées qui ont cours sur le positivisme
et son fondateur. Le livre s’adresse aux spécialistes, mais de disciplines
variées (philosophie des sciences, philosophie politique, philosophie du
XIXe siècle, sans compter l’histoire ou la sociologie), qui pourront s’y
convaincre de la haute tenue des études comtiennes actuelles.

Michel BOURDEAU.
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Joseph Ferrari, Machiavel, juge des révolutions de notre temps [1849], pré-
face de Georges Navet, Paris, Payot, 2003, coll. « Critique de la poli-
tique », 21 E.

L’essai de Ferrari (p. 65-194), écrit dans l’urgence de la révolution


de 1848, propose une représentation journalistique de Machiavel, non
déniée de prétention historique (chap. 1-5), et une politicologie du proces-
sus révolutionnaire en France et en Italie entre 1789 et 1848 (chap. 7 et 8).
La première partie, marquée par le réflexe d’aversion à l’égard du Floren-
tin, est d’un faible contenu scientifique et ne prend son sens que relative-
ment à la seconde, la plus importante. Séparée du projet général de
l’auteur, cette première partie a néanmoins tôt servi de guide à Charles
Louandre pour la préface d’une notable édition du Prince et des Discours,
imprimée six fois entre 1850 et 1881. Surtout, elle a préparé certains des
développements majeurs de l’historiographie machiavélienne du XXe siècle.
Dans l’avertissement de son édition du Principe (1924), Federico Chabod
louait en effet Ferrari, dont la version italienne du Machiavel, juge des révo-
lutions de notre temps (1852) avait été partiellement réimprimée en 1921,
d’avoir offert la première intuition de la « vraie faiblesse du Prince » et
de son équivoque fondamentale : être traversé par les contradictions de
l’Italie de son époque et avoir été incapable de les dépasser, avoir voulu
armer le peuple sans avoir préalablement défini les principes de ses droits.
(La remarque est éclairée ailleurs : Federico Chabod, « Del Principe di
Machiavelli » [1925], in Scritti su Machiavelli, Turin, 1964, autour de la
n. 1 de la p. 87.) « Le tyran et la nation armée, l’usurpation et le droit
s’excluent mutuellement » écrit Ferrari (p. 139). Ce n’est plus, dès lors, un
Machiavel sans principes qui juge les insuffisances révolutionnaires dans
l’ère des révolutions, mais la Révolution, dont les principes offriraient la
mesure des insuffisances supposées du Florentin, qui juge un Machiavel
proposant en son temps des thèses extravagantes, mais « prophètes à son
insu » des révolutions à venir. On objectera que le peuple arrache ses droits
les armes à la main et défend encore ainsi leur application, comme le
prouve la Révolution : en proposant au prince d’armer le peuple, Machia-
vel pouvait bien mettre en place les conditions de possibilité de
l’émancipation du peuple et de la réalisation d’un plan révolutionnaire
conduisant à abattre l’aristocratie avant de supprimer le prince. La contra-
diction même, que l’on peut en effet louer Ferrari d’avoir dévoilée, appelle-
rait ainsi une résolution fort différente de celle qui est à la base de
l’orthodoxie et dont la formulation achevée se trouve dans le Machiavel de
Gennaro Sasso (Bologne, 1993). Cette contradiction ne manifeste pas une
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Ferrari, Fichte 361

aporie théorique, un conflit irrésolu dans la pensée de Machiavel, mais fait


la force du Principe, irréductible à un geste de prostitution de son auteur.
En dépit de l’influence, sourde mais profonde, exercée par Ferrari sur
l’historiographie machiavélienne, Claude Lefort pouvait souligner la rareté
des mentions d’un texte devenu introuvable jusque dans les grandes biblio-
thèques. Faisant écho à la réimpression, chez Payot en 1983, du pamphlet
Les philosophes salariés (1849), il invitait à sortir de l’oubli le Machiavel de
Ferrari en insistant sur la théorie des révolutions que les deux derniers cha-
pitres contiennent in nuce (Claude Lefort, « La Révolution comme prin-
cipe et comme individu » [1984], in Essais sur le Politique, XIXe-XXe siècles,
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Paris, 1986, p. 162-177). « Exister, ensuite combattre, conquérir la liberté,
ensuite l’indépendance », « ne pas ajourner la liberté pour des considéra-
tions d’indépendance », tel est, à condition de ne pas se tromper d’allié, le
plan de la révolution italienne que propose ce socialiste milanais émigré en
France. Il promeut le principe d’un républicanisme fédéraliste comme
appartenant au destin de l’Europe ; son projet de long terme semble celui
d’une « grande République européenne » dont le fer de lance serait la
France en tant qu’elle a « achevé à jamais le travail de la nationalité » qui,
seul, permet de conjuguer liberté et indépendance. À court terme, afin de
libérer l’Italie de l’ennemi intérieur, l’enjeu est celui d’une alliance des
révolutionnaires de chaque capitale régionale italienne avec la France, au
prix d’un renoncement, au moins provisoire, à l’indépendance et à l’unité
dont rêvaient « des poètes, des penseurs et des politiques italiens », à
l’instar de Mazzini (cf. chap. 8, p. 173-194).
Georges Navet comble donc une lacune éditoriale française. La présen-
tation de Ferrari et de son œuvre rend manifeste que, pour saisir de manière
satisfaisante la pensée de cet ami de Pierre Joseph Proudhon, il faut considé-
rer son Machiavel en relation avec une série d’autres textes, en particulier La
Federazione republicana et Filosofia della rivoluzione (1851) (cf. Giuseppe
Ferrari, Scritti Politici, éd. par Silvia Rota Ghibaudi, Turin, 1973). On
regrettera l’absence d’un travail substantiel d’annotation. Liée aux circons-
tances actuelles de la construction d’une Europe des régions, celle-ci serait à
compléter par une étude plus serrée du contexte politique et idéologique du
Risorgimento, condition d’une compréhension critique du contenu théorique
et pratique des positions de Ferrari, de son isolement dans la gauche parle-
mentaire italienne et de ses échecs. Autrement, son titre provoquant, son
efficacité stylistique et sa publication dans une collection prestigieuse ris-
quent de ne pas suffire, en France, à redonner à l’ouvrage un second souffle.
Jérémie BARTHAS.

Johann Gottlieb, Die späten wissenschaftlichen Vorlesungen II : Wissen-


schaftslehre, 1811 ; Über das Wesen der Philosophie, 1811 ; Von den
Thatsachen des Bewusstseins, 1811, éd. de Hans Georg von Manz, Erich
Fuchs, Reinhard Lauth, Ives Radrizzani, Stuttgart-Bad Cannstatt,
Frommann-Holzboog, 2003, LXIV-428 p.
Ce deuxième volume en collection de poche des derniers cours de Fichte
est de même qualité que le précédent1. Le texte principal est la version de
la W.L. professée durant le semestre d’hiver 1811, qui constitue un outil de

1. Cf. no 4, 2002, p. 497 (N.d.l.R.).


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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
362 Analyses et comptes rendus

travail précieux pour saisir la genèse de la dernière philosophie, notam-


ment en ce qui concerne la théorie du phénomène et de l’image. Viennent
ensuite les notes sur le cours du semestre d’hiver 1811, Sur l’essence de la
philosophie, comprenant une Introduction à la philosophie, un cours intitulé
Sur l’étude de la philosophie et des Leçons sur l’étude de la philosophie (trans-
cription de Schopenhauer). Nous est enfin proposé le cours de l’hiver 1811-
1812, Des faits de la conscience (transcription de Halle). L’année 1811 appa-
raît comme une année d’activité spéculative très intense, Fichte revenant
sans cesse sur l’idée que la philosophie est la science du savoir, que le savoir
est le phénomène propre à la philosophie.
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Dans son Introduction, R. Lauth propose une interprétation d’en-
semble de la dernière philosophie en insistant sur le sens de la conception
fichtéenne de l’enseignement. À Berlin, l’exposition de la W.L. est au cœur
de son enseignement. Il apparaît que c’est d’elle, en tant que théorie du
savoir, que procèdent les théories de la nature, du droit, de l’éthique et de
la religion. L’ensemble s’articule autour du concept de la destination de
l’homme, la Bestimmung signifiant à la fois définition, détermination et
destination. Cette question est alors liée à celle de la détermination de la
philosophie et de la fonction du philosophe. C’est ainsi qu’en 1811 Fichte
pose le problème spécifique de l’ « éthique du savant ». Ce volume con-
tribue ainsi à éclairer la portée de l’enseignement berlinois, montrant com-
ment la dernière philosophie aboutit à un système complet et achevé, où
s’éclairent les concepts fondamentaux de la pensée fichtéenne. Outre un
index nominum, l’ouvrage comporte un index thématique très précis qui
fait ressortir cette perspective systématique et qui permet au lecteur de s’y
orienter.
Jean-Marie VAYSSE.

Bernard Bourgeois, Hegel. Les Actes de l’Esprit, Paris, Vrin, 2001, 354 p.

B. Bourgeois publie une nouvelle série d’études hégéliennes qui


concerne la Philosophie de l’Esprit. À part une introduction consacrée à la
notion d’âme et au passage de la nature à l’esprit, le volume est tout entier
consacré aux 2e et 3e parties de cette philosophie qui traitent de l’esprit non
pas seulement en soi, mais en acte d’abord dans l’objectivité, puis dans son
rapport à lui-même absolu. De ces études, six sur vingt-trois sont inédites.
Elles ne constituent pas un commentaire suivi du texte hégélien, mais peu-
vent aider à en comprendre le sens et la portée. L’ensemble est organisé de
façon thématique en chapitres indépendants, ce qui permet une utilisation
sélective. Le souci est partout manifeste de mettre en évidence l’intérêt
toujours actuel de la pensée hégélienne ; l’ouvrage est une exploration de
l’actualité du hégélianisme dans le domaine sociopolitique.
L’A. a choisi de rassembler ces études en mettant l’accent sur l’activité
de l’esprit par laquelle non seulement il s’objective lui-même en ses diffé-
rents moments, mais reprend ces moments dans un savoir absolu de lui-
même. Il s’interroge sur l’apport de Hegel à une pensée de l’action ; il fait
une sorte de bilan de la façon dont celui-ci a traité de l’action. Hegel a sou-
ligné la limite ontologique, la négativité, la contradiction qui affectent
toute action et qui font qu’elle ne suffit pas à accomplir l’universel.
L’action est prise dans les limites de l’objectivité, elle n’est pas au commen-
cement, elle n’est donc pas l’expérience et l’accomplissement parfait de
l’esprit. « C’est la création et non l’action qui pour Hegel définit l’esprit
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Hegel 363

absolu » (p. 171). L’homme participe à cette vie créatrice par l’art, la reli-
gion et la philosophie.
On peut parler de l’actualité de Hegel en raison même de la conception
qu’il avait de l’actualité. La réalité de la raison est sa réalisation sans cesse
réactivée (p. 348). L’actualité est présence active, dans la diversité empi-
rique naturellement sans fin, d’une raison dont le développement, qui
échappe au mauvais infini, la fait s’achever en totalité absolue. Mais tout
résultat n’est atteint qu’en réactualisant son propre devenir. On ne peut
donc soutenir que la pensée de Hegel se referme dans un système achevé,
elle ouvre bien au contraire à l’actualité présente qui est hégélienne, même
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si Hegel n’a pas tout prévu.
Hubert FAES.

Wilhelm Dilthey, Œuvres, 5 : Leibniz et Hegel, trad. et prés. Jean-


Christophe Merle, Paris, Cerf, 2002, coll. « Passages », 302 p.

Les Éditions du Cerf poursuivent la publication des Œuvres de Dilthey


avec ce cinquième volume publié, qui est aussi le tome 5. Il com-
prend deux essais : Leibniz et son temps (1927) et L’histoire de la jeunesse de
Hegel (1921). Ces deux essais ne sont pas des écrits de circonstance, mais
témoignent de l’importance que Dilthey accordait à la biographie des phi-
losophes et du rôle actif qu’il a joué à l’Académie de Berlin dans le traite-
ment du fonds des manuscrits de Hegel. Ils devaient s’intégrer à un vaste
ouvrage qu’il projetait : L’histoire de l’Esprit allemand.
Les deux essais sont assez différents, ne serait-ce que par leur longueur
(74 p. pour Leibniz et 165 p. pour Hegel) et par leur objet. L’essai sur Leib-
niz vise surtout la vie et l’activité de Leibniz dans le contexte de son
époque. Il n’est question de la pensée de Leibniz, des Essais de théodicée
principalement, que comme vision du monde correspondant à l’activité et
à la culture du temps. Ce qu’apporte Dilthey ne repose pas sur une
recherche originale mais s’appuie largement sur un ouvrage de A. Harnack
concernant l’Académie de Berlin.
L’essai sur Hegel, au contraire, est une étude de l’évolution de la
pensée du jeune Hegel, de la première formation de son système dans ses
premiers écrits théologiques et politiques qui sont ici décrits et suivis un à
un. Les idées et les influences sont analysées. Cet essai a fait date dans les
études hégéliennes et demeure très éclairant sur le chemin de pensée hégé-
lien. Il met bien en évidence que les idées fondamentales de Hegel prennent
forme, au-delà de la métaphysique classique, dans une compréhension de
la vie historique. En réfléchissant sur la vie, Hegel dépasse les oppositions
abstraites, les dualismes figés, et trouve les premières formulations de ses
intuitions fondamentales.
Dilthey pratique une histoire de la philosophie qui mêle la vie et les
idées, qui met en œuvre les méthodes de la philologie allemande, qui sup-
pose l’idée d’évolution et insère la philosophie dans l’histoire de l’ensemble
de la culture. Cette histoire n’a pas pour but la compréhension de la philo-
sophie en elle-même, mais la compréhension de la vie et de la culture à une
certaine époque, le but dernier étant d’étudier la vie psychique des
hommes.
Hubert FAES.
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
364 Analyses et comptes rendus

André Lécrivain, Hegel et l’éthicité. Commentaire de la 3e partie des Principes


de la philosophe du droit, Paris, Vrin, 2001, coll. « Bibliothèque
d’histoire de la philosophie », 174 p.).
Ce nouveau commentaire d’un texte déjà souvent commenté en tout ou
en partie met l’accent sur la « processualité du texte ». Il vise à faire res-
sortir la logique selon laquelle il se déploie. Cela ne revient nullement à ne
s’intéresser qu’à ses aspects formels, car il s’agit d’une logique essentielle
au sens lui-même.
Ce commentaire sobre et relativement bref, qui suit et même décrit le
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texte pas à pas, est donc éclairant et aidera grandement ceux qui veulent
l’étudier. Il n’est pas du tout, par contre, historique et critique, même si,
ici ou là, il situe le texte par rapport à d’autres auteurs et par rapport au
contexte historique et politique, et dément les grands clichés qui courent
toujours sur le caractère réactionnaire de la conception hégélienne de
l’État.
Hubert FAES.

Karl Rosenkranz, Vie de Hegel, suivi de Apologie de Hegel contre le docteur


Haym, Paris, Gallimard, 2004, coll. « Bibliothèque de philosophie »,
735 p., 36,50 E.
L’histoire de la personnalité et de la vie d’un philosophe est l’histoire
de sa pensée. Mais elle est aussi l’histoire du monde historique auquel il a
appartenu. C’est à cette double exigence que répond cette première grande
biographie philosophique publiée en 1844, treize ans après la mort brutale
de Hegel, par quelqu’un qui n’en a jamais été un élève direct, et qui a été
confronté à une particularité de nature chez Hegel : de n’avoir cessé de se
développer scientifiquement sous tous les aspects et graduellement, comme il
l’expose dans sa Préface. Ce sont la tranquille progressivité et la maturité
organique qui ont frappé Rosenkranz chez Hegel.
C’est sous le concept de biographie énoncé par Hegel lui-même qu’il
faut subsumer cette Vie de Hegel. « L’intérêt de la biographie paraît être en
opposition directe avec un but universel, mais elle-même a comme arrière-
plan le monde historique dans lequel l’individu est impliqué : même ce qui
est subjectivement original, humoristique, etc., a à voir avec cette teneur-
là, et son intérêt s’en trouve rehaussé ; mais ce qui n’est qu’affectif a un
autre sol et un autre intérêt que l’histoire. »
Ce livre se présente comme une apologie de Hegel, l’homme et le philo-
sophe confondus, qui se défend de l’être. Des réflexions philosophiques les
plus poussées se mêlent à des considérations sur l’immensité de la culture
de Hegel, sa parfaite connaissance d’Homère, des Tragiques, de Platon (sa
première éthique en est nourrie) et de Kant, ainsi que des remarques sur sa
personnalité, son caractère, son élocution difficile, sa manière de s’habiller
(chapeau et habit gris, beaucoup de linge blanc). Réflexions philosophi-
ques et remarques biographiques sont si naturellement mêlées qu’on a le
sentiment que le projet de vie pensante qu’il a pu former à une certaine
époque est ici réalisé comme par mimétisme.
Se dégage ainsi un tableau de genre passionnant, à la fois scientifique,
philosophique, esthétique, politique, juridique et religieux. Se côtoient dans
une composition heureuse le système de Hegel, mais aussi ses travaux de
l’époque du gymnasium, les études théologiques et historiques de sa période
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Hegel 365

suisse, ses rapports avec Schelling, Hölderlin, Goethe, Schiller, Fichte, mais
aussi avec ses étudiants (il en imposait, mais l’Absolu, tant célébré, était
pour la plupart « chose obscure et chaotique, qu’ils contemplaient bouche
bée bien plus qu’ils n’en saisissaient le vrai sens »), la période d’Iéna, le
besoin d’une présentation plus populaire de sa philosophie grâce à son ensei-
gnement, la crise phénoménologique, l’activité journalistique à Bamberg,
son mariage à l’automne 1811, les rapports avec les philosophes de son
temps comme Sinclair, Windischmann ou Thaden, la polémique contre la
théologie du sentiment, sa vie sociale, ses voyages ( « De ses rencontres avec
les hommes, nous le voyons presque toujours content. Il ne bougonne un
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peu que là où il note des manières et de l’affectation » ), son style (léger au
début, il se serait alourdi par la suite), des remarques sur sa personne et sur
sa silhouette (il prisait, il y avait de la ressemblance entre sa voix et son œil.
Il était grand, mais tourné vers l’intérieur...), son décès brutal du choléra à
l’automne 1831 (l’automne a toujours scandé les grands changements dans
son existence, fait observer Rosenkranz).
Le système de Hegel est décrit comme « une philosophie de l’esprit en
ce sens que le concept d’esprit, chez lui, est cela seul qui rend d’abord pos-
sible le concept de nature et celui d’idée en tant que logique ». L’intérêt de
Hegel pour le droit et pour l’art se fond dans cette saisie spéculative, l’art
comme le droit se manifestant comme des contenus et des moments néces-
saires d’une articulation conceptuelle.
Dans l’Apologie de Hegel contre le docteur Haym, qui complète fort
opportunément le volume, Rosenkranz répond aux attaques contre Hegel
auxquelles se livre Hayon dans Hegel et son temps. C’est surtout sur le ter-
rain politique de la question nationale que le procès d’un totalitarisme
hégélien se déploie. L’aversion de Haym pour Hegel vient de ce qu’avec sa
catégorie de vie éthique celui-ci se serait montré étranger à l’âme alle-
mande. Les grands devoirs de la vie nationale ne doivent pas être sacrifiés
au panlogisme et au formalisme du système hégélien. Traître à la nation
allemande, Hegel aurait sacrifié sa patrie à la métaphysique. Rosenkranz
remet les choses en perspective, non sans déceler chez Haym un psycho-
linguisme hargneux et des contradictions sophistiques. Avec courage,
en 1870, il maintient l’image d’un Hegel « philosophe national allemand ».
En annexe à ce volume, figurent deux oraisons funèbres prononcées
l’une devant l’assemblée des professeurs et des étudiants, l’autre sur sa
tombe, ainsi qu’un portrait de Hegel par H. G. Hotho, où il est décrit
comme animé d’un bout à l’autre par l’exigence de rompre avec la contin-
gence de l’opinion et du plaisir subjectifs pour lui substituer les fermes dis-
positions de l’esprit pour ce que la vie comporte de stable et de substantiel.

Guy SAMAMA.

Ingeborg Schüssler, Hegel et les rescendances de la métaphysique. Schopen-


hauer, Nietzsche, Marx, Kierkegaard, le positivisme scientifique, Lau-
sanne, Payot, 2003, 356 p.

Cet ouvrage reprend la matière d’un cours donné à l’Université de Lau-


sanne en 1982-1983 et 1983-1984. Son auteur reconnaît une dette envers
K.-H. Volkmann-Schluck, dont elle a suivi les cours à l’Université de
Cologne. C’est lui qui a développé l’interprétation des philosophies posté-
rieures à Hegel en reprenant le thème heideggérien de la rescendance.
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366 Analyses et comptes rendus

I. Schüssler propose une histoire de la métaphysique d’après la méta-


physique pour vérifier en quelque sorte l’idée de rescendance de la méta-
physique. Elle consacre un premier chapitre à l’accomplissement, dans la
pensée de Hegel, de la métaphysique et de son mouvement traditionnel de
transcender la réalité sensible et finie dans l’Idée. Elle montre ensuite que
les grandes philosophies postérieures à Hegel sont autant de ripostes à
cette pensée. La métaphysique y réapparaît dans un mouvement inversé
de recherche du fondement, qui va du suprasensible au sensible. Schopen-
hauer et Nietzsche cherchent encore un fondement du monde en totalité.
Schopenhauer pervertit la métaphysique en prenant pour fondement non
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plus la volonté de l’esprit absolu mais la pulsion aveugle. Nietzsche inverse
la métaphysique en prenant pour fondement le devenir inconstant qui lui-
même n’est autre que volonté de puissance. La métaphysique rescendante
se présente aussi comme réduction anthropologique de la métaphysique,
soit matérialiste chez Marx, soit spiritualiste chez Kierkegaard. La méta-
physique est réduite à la dimension de l’homme et trouve son fondement
dans la vie du sujet objectif ou dans l’existence du sujet individuel.
Dans toutes ces figures de la pensée, il s’avère déjà que la métaphy-
sique comme savoir ontologique n’est plus possible. Le positivisme scienti-
fique est une autre figure de l’inversion du mouvement de la métaphysique
où celle-ci vient s’établir dans les sciences positives, c’est-à-dire des scien-
ces qui n’ont plus pour fondement celui que leur donnait la métaphysique
ontologique mais qui se fondent par elles-mêmes à partir du donné factuel
dont elles sont la science.
Cette étude est conduite avec une grande rigueur et beaucoup de péda-
gogie. Pour chaque auteur, elle reconduit très directement au noyau cen-
tral de la pensée. Cette reconstruction systématique du destin de la méta-
physique dans la pensée récente apporte une contribution importante à la
réflexion sur l’avenir de l’ontologie. On regrette que l’ouvrage s’arrête
abruptement sur la figure du positivisme.
Hubert FAES.

Philippe Soual, Intériorité et réflexion. Étude sur la Logique de l’essence chez


Hegel, préface de Jean-François Marquet, Paris, L’Harmattan, 2000,
364 p.

Comme l’indique le sous-titre qui souligne « logique », ce livre n’est pas


une étude de l’ensemble de la Logique de l’essence de Hegel, mais seule-
ment du début de cet ensemble que l’on peut considérer comme un exposé
de la logique qui commande le développement de l’ensemble. Il propose un
commentaire suivi de la première partie de la Logique de l’essence telle
qu’elle se présente dans la Science de la Logique jusqu’à la troisième section
de cette partie consacrée au Fondement, mais sans étudier en détail le
déploiement de la pensée du fondement.
L’intérêt du livre est d’être, avant tout, l’explication, partie par partie,
de la pensée de Hegel. Il aide grandement à comprendre un texte difficile et
à en mesurer la portée. Il est aussi d’éclairer le texte en expliquant ses rap-
ports avec les auteurs qui ont abordé avant Hegel les questions dont il
traite : Platon, Aristote, les Néo-platoniciens, Leibniz, Kant, Fichte et
Schelling sont convoqués tour à tour. De façon beaucoup plus discrète,
souvent en note, l’A. indique ses choix d’interprétation par rapport à
d’autres commentateurs contemporains. Il pointe ici ou là les lectures qui
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Hegel, Marx 367

lui paraissent insuffisantes ou imprécises. Il récuse notamment le point de


vue de ceux (G. Jarczyck, C. Bruaire) qui voient dans la logique de la
réflexion le principe de toute la pensée hégélienne (p. 55). Le processus
logique par lequel l’essence revient à elle-même comme fondement est le
processus qui caractérise tout concept (p. 355). Mais le fondement n’est pas
toute l’essence, et la logique n’a pas seulement à penser le fondement mais
le concept. Le fondement n’est pas un « grand principe » de la connais-
sance métaphysique, mais un cercle subordonné proprement essentiel du
concept.
Sur ce point, donc, Philippe Soual semble soucieux de respecter la dif-
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férence des sphères de la logique hégélienne. Mais, sur d’autres, il semble
aller en sens contraire. Jean-François Marquet ne le suit pas quand il
prête à l’essence les attributs de l’Idée (la liberté, la vie, la générosité). On
s’interroge aussi sur la pertinence d’un langage manifestement contaminé
par la référence néo-platonicienne, qui parle de la « manence » de l’essence
ou de son cercle « pneumatique ». L’image du cercle convient au concept,
mais convient-elle à l’essence ? Il n’est pas précisé non plus si le terme
« pneumatique » est préféré pour une raison précise et par différence avec
« spirituel » (« cercle spirituel » est employé aussi à la dernière page). La
lecture proposée ne rend peut-être pas assez compte du fait que l’étude
hégélienne de l’essence appartient au domaine d’une logique objective et
non subjective.
Hubert FAES.

Eustache Kouvélakis, Philosophie et révolution. De Kant à Marx, préface


de Frédéric Jameson, Paris, PUF, 2003, coll. « Actuel Marx / Confron-
tation », 430 p.

L’ouvrage s’efforce d’éclairer l’avènement historique de la position


politique révolutionnaire de Marx, sans pour autant mettre en évidence
une évolution progressive et naturelle conduisant à cette position ni expli-
quer cette position comme découlant nécessairement de ce qui l’a précédée
dans le contexte politique et théorique. « Marx ne devient Marx que sous
certaines conditions indissociablement historiques et théoriques, mais ce
devenir ne peut se comprendre qu’en tant qu’écart, arrachement à une
conjoncture. Imprévisible et même hautement improbable, cette rupture,
par l’ouverture, la nouveauté qu’elle rend possible, réordonne radicale-
ment la séquence dans son ensemble » (p. 20-21). En conséquence,
l’ouvrage se présente comme un « montage de chapitres largement auto-
nomes comme autant de blocs de dimension et d’allure quasi monogra-
phiques » (p. 21). Il en comporte cinq.
Le premier examine les positions de Kant et de Hegel relatives à la
révolution. Si la Révolution française est reçue positivement, elle l’est de
façon ambiguë ; la réforme est jugée plus adéquate au moins en Allemagne.
Les autres chapitres concernent les années 1830-1845 et exposent successi-
vement la position de Heine, celle de Moses Hess, celle de Engels
entre 1842 et 1845, celle enfin de Marx pour la même période. Sur le fond
d’une époque où l’échec de l’idéalisme et de l’Aufklärung est patent et où
l’activité révolutionnaire reprend, l’A. veut éclairer l’improbabilité et la
spécificité de la position de Marx en soulignant le contraste entre les posi-
tions de Heine et de Marx, et celles de Hess et de Engels. Ceux-ci ouvrent
la voie du social, du socialisme, voire de l’humanitarisme parce que la révo-
o
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368 Analyses et comptes rendus

lution avait jusque-là buté sur le problème social. Mais la recherche dans
cette direction est « court-circuitée par une volonté de réconciliation pré-
maturée » ; elle croit résoudre la crise par un saut hors du politique.
L’autre voie part d’une relecture révolutionnaire de la philosophie hégé-
lienne, retrouve la tradition révolutionnaire de la Réforme et élabore une
proposition véritablement politique, démocratique et révolutionnaire. Le
politique ne se dissout pas dans le social, mais se pense comme événement.
Le prolétariat ne se définit ni par sa négativité ni par sa situation sociolo-
gique mais par une pratique politique. « La problématique de la révolution
radicale et de la constitution du prolétariat représente la première formula-
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tion de la politique posée comme révolution en permanence » (p. 426).
Cette proposition est la rupture politique fondatrice de la pensée de Marx.

Hubert FAES.

Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, t. I : Marx et nous, Paris, La


Dispute, 2004, 288 p., 20 E.
L’auteur émet d’abord cinq constats. Depuis trois décennies, Marx a
perdu sa place, notamment dans le monde des intellectuels, des politiques
et des médias, et il paraît oublié. De surcroît, il est caricaturé par des faus-
saires. Le calamiteux dogmatisme stalinien et les marxismes de parti
avaient asséné une autre caricature, un marxisme falsifié et instrumenta-
lisé. Divers marxistes, malgré des analyses pertinentes, n’ont pas relevé des
aspects importants, de sorte que Marx reste méconnu, d’autant plus que le
retard éditorial n’est pas encore comblé. Il faut enfin reconnaître maintes
évaluations intenables et des insuffisances chez Marx et Engels, ainsi que
le poids de l’évolution historique, ce qui nécessite des ajustements, par
exemple à propos de la survalorisation du rôle des forces productives
« quand celui du juridique est presque ignoré » (p. 109). Bref, « crise de la
pensée de Marx, crise de notre pensée de Marx » (p. 188). Ces constats enga-
gent L. Sève à montrer qu’une lecture précise, critique et approfondie
de tous les textes de Marx et d’Engels permet de penser le monde
d’aujourd’hui. Dès lors, renonçons aux termes de marxisme et de marxiste
auxquels ne répond aucune signification claire et univoque. Philosophe
marxien, l’auteur expose la pensée-Marx en connaisseur pourvu d’une
expérience d’un demi-siècle de théorisation et de pratique marxistes et
désormais marxiennes. Proposant un nouveau rapport à Marx, le présent
volume constitue l’introduction d’une tétralogie dont les trois tomes sui-
vants exposeront les découvertes de l’auteur autour de trois concepts
pièges : l’homme avec le champ psychologique, la personnalité biogra-
phique, l’éthique, la notion de personne ; la philosophie en référence non
pas à la philosophie de Marx mais au philosophique selon Marx avec un
inventaire des catégories et la suggestion de développements post-
marxiens ; sera publiée séparément une anthologie de textes, « des plus
connus aux plus inconnus » (p. 250) : le communisme.
L. Sève donne des exemples de la méconnaissance de Marx. Ainsi Luc
Ferry avance-t-il sans preuve que la liberté est transcendance et est donc
incompatible avec le matérialisme conséquent. Mais, selon Sève, un acte
libre surimpose à la causalité une ou des finalités conscientes universalisa-
bles au sens de « l’idée de l’humanité comme fin en soi » (p. 59). Autre cas
de mécompréhension, tout différent, car il s’agissait, loin de pourfendre
o
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Marx, Nietzsche 369

Marx, de le restituer, celui de Louis Althusser vouant aux gémonies l’idée


d’essence et l’humanisme, contre quoi Sève montre que Marx a inventé un
matérialisme de l’essence externalisée.
Nombre de questions ne sauraient être traitées sans faire travailler la
pensée-Marx jusqu’en ses aspects non étudiés jusqu’ici. L. Sève signale
trois pistes de recherche : matérialisme marxien de la représentation et non
d’un simpliste reflet ; esthétique, psychologie de l’art ; dialectique matéria-
liste qui est une logique du contradictoire permettant de « penser la logique
historique des contradictions réelles » (p. 254) avec quelque contingence au
cœur de la nécessité. Une telle dialectique requiert un examen des catégo-
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ries matérialistes, à commencer par celles de contradiction antagonique et
de contradiction non antagonique. La clé de l’orientation marxienne et du
rapport politique à Marx, c’est de restituer à la visée du communisme, exi-
gence historique, négation de la négation, « son immédiateté de mouve-
ment réel déjà commencé » (p. 163), optimistement malgré tout.

Jean-Marc GABAUDE.

Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos, Ariane, le


Christ, Paris, PUF, 2005, 392 p.

Voici une enquête exégétique passionnante, parce que profonde, métho-


dique et fouillée. On pourra certes déplorer que l’Index nominum final ne
soit pas accompagné de l’incontournable bibliographie affichée par tout
historien de la philosophie. Mais, d’une part, les « remarques bibliographi-
ques » et la « liste des abréviations » placées en tête d’ouvrage disent
l’essentiel, qui concerne l’œuvre de Nietzsche lui-même. D’autre part,
l’ambition de l’auteur est sans doute à la mesure du défi lancé par
Nietzsche à ses exégètes, lorsqu’il déclarait qu’il écrivait l’histoire des deux
siècles à venir, et qu’il ne serait compris qu’après un siècle. L’enquête et,
donc, la réalisation concrète de cette ambition exégétique doivent ainsi
elles-mêmes être jugées à l’aune de l’horizon post-phénoménologique qui fait
l’objet de la conclusion de l’ouvrage. On comprend par là même pourquoi
l’Introduction affiche l’intention de « démonter minutieusement » le juge-
ment de Heidegger selon lequel Nietzsche accomplirait la métaphysique en
mettant « le corps vivant à la place de l’âme et de la conscience » puis en
donnant à la subjectivité moderne, via la théorie de l’Éternel Retour,
l’ultime figure qu’est la Volonté de puissance.
Il convient, à cet égard, de ne pas « mésinterpréter l’interprète »
authentique qu’est l’auteur : le parallèle entre l’entreprise nietzschéenne et
l’interrogation critique sur les conditions de possibilité, parallèle auquel
conduit la relecture conjointe des Fragments posthumes et de La naissance
de la tragédie (négligée par Heidegger) en première partie ( « Dionysos et
Apollon » ), ne prend sens qu’à l’intérieur d’analyses serrées dont le mérite
est de montrer ceci : la « pensée fondamentale » que Nietzsche attribue
en 1883 à son premier ouvrage, et qui rend d’abord cet ouvrage irréductible
aux influences schopenhaurienme et wagnerienne, prépare ensuite une
« critique de la chair » dont le propre est de creuser la question du sublime
par laquelle l’entreprise critique sort d’elle-même. Les deuxième et troisième
parties de l’ouvrage ( « Dionysos et Ariane » et « Dionysos et le Christ » ),
consacrées respectivement à la pensée de l’Éternel Retour (Surhomme -
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
370 Analyses et comptes rendus

Volonté de puissance - Transvaluation) et à la « mort de Dieu », déroulent


magnifiquement le labyrinthe conceptuel qui mène à cette critique de la
chair conçue comme tâche plus que comme système donné.
On s’autorisera donc ici à dire que le « concept de Dionysos », désigné
par Nietzsche comme « juge » et « type du législateur », est le « fil
d’Ariane » de l’enquête : c’est la nature et le sens profondément para-
doxaux de ce concept qui font de Nietzsche un penseur d’aujourd’hui. Le
prix à payer est alors, pour Nietzsche comme pour ses interprètes, de
reconnaître les trois « affaissements de Nietzsche lui-même devant les exi-
gences de sa critique » (p. 379) : le dionysiaque sans condition d’abord,
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Zarathoustra en tant que Je qui incorpore l’excès ensuite, enfin la tenta-
tion qui « correspond aussi à l’effondrement de Nietzsche lui-même » :
celle de prendre « la place christique d’une chair qui récapitule toutes les
chairs » (p. 380).
Jean-Hugues BARTHÉLÉMY.

Fernand Turlot, Le personnalisme critique de Charles Renouvier. Une philo-


sophie française, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg,
2003, 263 p.

Voici le premier volume de la vaste étude consacrée au criticisme fran-


çais que Fernand Turlot menait à son terme lorsqu’il est décédé. Le second
volume (à paraître) portera sur la postérité de Renouvier. S’il est vrai que
la pensée de Charles Renouvier reste encore mal connue, il semble qu’elle
connaisse un regain d’intérêt que ce livre ne pourra qu’encourager. Loin de
proposer une étude systématique du personnalisme, il nous fait davantage
parcourir, tout au long des 13 études qui le composent, l’étendue impo-
sante des questionnements d’une figure majeure de la philosophie fran-
çaise. Fernand Turlot, par son érudition et sa grande maîtrise de la philo-
sophie du XIXe siècle, parvient, en explorant des textes souvent peu lus, à
révéler les enjeux et la fécondité de la pensée de Renouvier, tout en per-
mettant d’en préciser les engagements souvent audacieux.
La première étude, capitale, est consacrée au problème des catégories
– autrement dit, au fondement du néo-criticisme. L’affirmation du primat
de la catégorie de relation, qui résulte de l’impossibilité de dépasser
l’opposition entre Absolu et relatif, et qui ne doit en aucun cas relever
d’une déduction à partir d’une table de jugements, marque la distance
prise avec le criticisme kantien, amené à dissimuler une métaphysique de
l’Absolu. Par le rejet du noumène et par la position logique de la catégorie
de personne comme catégorie « suprême », le phénoménisme critique est
pleinement assuré. L’étude suivante met en évidence la place centrale de la
croyance dans la question de la certitude. Il faut en effet admettre la diffi-
culté que pose l’affirmation de la capacité de l’esprit humain à produire des
jugements droits, surtout si l’on reconnaît en le sujet une personne con-
crète et non un « je » impersonnel et abstrait. L’évidence, qu’on tient pour
un critère de certitude, est en fait dérivée d’une certitude qui la précède et
qui est toujours celle d’un sujet individuel. Dès lors, il faut ou bien sous-
crire au doute perpétuel ou bien faire acte de croyance. C’est dans cette
voie que peut se déployer une psychologie rationnelle, entendue comme
analyse des fonctions de l’esprit (et non comme ontologie de l’âme), qui
répondent précisément, dans l’ordre psychologique, aux catégories logi-
ques, lorsque l’on passe au plan concret de la conscience personnelle qui
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Renouvier 371

leur confère, par la réflexion, l’intériorité et le statut de facultés de l’esprit.


La troisième étude, sur le vertige mental, remarquable de clarté, aborde
précisément les fonctions psychologiques de la personnalité concrète. Par-
courant les différentes formes de dégradation de la conscience, nous péné-
trons au cœur des problèmes auxquels se heurte une philosophie de la cons-
cience. Face aux altérations de la conscience et de la volonté, à la puissance
motrice de l’imagination et à la passion, il faut « vouloir ne pas » ; ne pas
consentir, en quoi se révèle la profondeur de l’effort qui mène à la liberté.
Tâche évidemment capitale pour l’homme que d’accéder à la réflexion et à
une volonté rationnellement déterminée, tâche non moins essentielle pour
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le philosophe, tant les systèmes philosophiques sont empreints du vertige
métaphysique.
L’étude suivante ( « Doute ou croyance » ) nous ramène à une autre
thématique récurrente de l’œuvre de Renouvier : la critique radicale de
l’infinitisme et du déterminisme absolu, « croyances possibles, certes, mais
irrationnelles ». Ici se dessine, à partir d’un questionnement sur le progrès,
l’opposition, que l’on retrouvera dans l’étude consacrée à la méthode en his-
toire de la philosophie, entre « foi rationnelle » et « faux dogmatisme ».
Cette opposition permet de classer toutes les doctrines philosophiques, révé-
lant du même coup le choix décisif que chacun doit faire entre deux options
inconciliables. C’est encore cette affirmation de la liberté contre le détermi-
nisme absolu qui préside à l’élaboration d’Uchronie, plaidoyer contre tout
fatalisme historique et remède à toute illusion d’un progrès fatal. Si la
connaissance procède de la liberté, elle ne peut sans absurdité servir à dis-
qualifier la liberté. L’étude consacrée à la Science de la morale permettra de
clarifier certaines difficultés en confrontant le texte renouviériste avec les
objections que lui adressèrent Hamelin et Fouillée. On y verra aussi souli-
gnées l’originalité et la profondeur de la morale appliquée. À cette étude
font écho les deux autres, consacrées, l’une au problème de l’éducation,
l’autre à l’Allemagne, la France et l’Europe vues par Renouvier en 1872. On
y remarque combien le théoricien de la morale et du droit pouvait être
préoccupé par les problèmes de son époque. La « hardiesse » de ses prises de
position éclairera en retour le sens de ses engagements théoriques.
Renouvier portait également un intérêt particulier à l’esthétique,
comme en témoignent certains passages de la Science de la morale. Turlot l’a
bien vu, c’est ici le bonheur de l’homme complet qui est en question. Sous
l’influence de Schiller (théorie du jeu), en référence à Kant (le désintéresse-
ment), en opposition à Spencer (évolutionnisme) et à Guyau (utilitarisme),
Renouvier développe une véritable réflexion esthétique qui fait de l’art un
paradis, là où le sujet se trouve à la fois libéré du besoin et délesté de la con-
trainte morale. On apprendra encore beaucoup en lisant les trois études por-
tant sur les lectures et les analyses que Renouvier consacra à d’autres philo-
sophies. Tout d’abord (sur Schopenhauer), une capacité remarquable à
saisir les implications d’une œuvre ardue. Ensuite, son intérêt pour la philo-
sophie antique et plus particulièrement présocratique, avec toujours cette
extrême radicalité dans la détermination des enjeux philosophiques des
grandes doctrines. Enfin, on mesurera sa proximité (et sa distance) avec
Fichte, que ses discussions avec Lequier devaient lui avoir fait connaître.
L’ouvrage présente ainsi un philosophe dont l’œuvre est bien plus
vaste qu’on ne le croit souvent, un esprit à la fois ouvert et déterminé dans
ses options, une philosophie « complète » et ambitieuse.

Thierry de TOFFOLI.
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
372 Analyses et comptes rendus

F. W. J. Schelling, Werke I-8, Schriften 1799-1800, éd. de Manfred Durner,


Wilhelm G. Jacobs, Peter Kolb, Stuttgart, Frommann-Holzboog,
2004, XIV-576 p.
Cette dernière livraison de la prestigieuse édition des œuvres de Schel-
ling sous le patronage de l’Académie des sciences de Bavière nous propose
les écrits de Naturphilosophie des années 1799-1800, à l’exception de la Pre-
mière esquisse d’un système de la philosophie de la nature. Outre l’Introduc-
tion au projet d’un système de philosophie de la nature et la Déduction géné-
rale du processus dynamique, on y trouve un certain nombre d’articles et
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recensions qui permettent d’éclairer le contexte général de la réflexion
schellingienne. Il s’agit notamment de contributions au Journal de phy-
sique spéculative. L’Introduction, qui porte comme sous-titre Du concept de
la physique spéculative et de l’organisation interne d’un système de cette
science, expose le sens de la philosophie de la nature dans sa relation à la
philosophie transcendantale et permet de comprendre ce que Schelling
entend par « physique spéculative », distinguant la nature naturée comme
simple produit et objet de la nature naturante comme productivité et
sujet. La Déduction, qui est l’autre grand texte important de ce volume, se
présente comme une construction de la matière au moyen de la déduction
des trois dimensions de l’espace à partir de la notion de « sujet de la
nature ». Schelling emprunte à Kant, ainsi qu’aux spéculations de Goethe,
l’idée d’une construction de la matière à partir des forces. Ce volume pré-
sente les mêmes qualités scientifiques que les précédents et constitue un
précieux instrument de travail.
Jean-Marie VAYSSE.

F. D. E. Schleiermacher, Esthétique, traduit par Christian Berner, Eliza-


beth Décultot, Michel de Launay, Denis Thouard, introduction par
C. Berner et D. Thouard, postface de P. d’Angelo, Paris, Le Cerf, 2004,
275 p.
Avec la publication de ce que Dilthey considérait comme l’ « esthé-
tique du romantisme », on dispose d’un ouvrage important et, jusque-là,
peu connu en France, où l’on avait plutôt retenu la pensée religieuse.
Acteur du premier romantisme allemand et collaborateur de l’Atheneum,
Schleiermacher est aussi un théoricien de la création artistique. Plus
proche de Kant et de Schiller que des systèmes de Schelling et Hegel, il
comprend l’art comme un processus de production. Exprimant le senti-
ment individuel par l’imagination, l’art est une interprétation du monde et
une genèse de la subjectivité. Il étend ainsi à l’art le principe protestant de
l’universalité de la prêtrise : de même qu’il n’y a pas de séparation entre
prêtre et laïc, tout homme peut être considéré comme un artiste.
Il en résulte la nécessité de la formation, qui fonde une esthétique de la
production et de la communication, la perception de l’œuvre participant
tout autant de l’activité artistique que la création. L’esthétique cherche à
dégager « la signification proprement dite de l’élan artistique dans la
nature humaine », conférant à cet élan une dimension éthique et cosmique.
Elle s’intègre ainsi à un système culminant dans l’éthique comme science
de l’action de la raison sur la nature. Fonction de l’esprit humain, le senti-
ment est le point de départ de l’activité artistique comme libre production,
et c’est en ce sens que l’on peut dire que tout homme est un artiste.
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Schelling, Schleiermacher 373

Si par là l’art est lié à la religion, il s’en distingue cependant, car il est à
la religion ce que le langage est à la science : il est l’organe de communica-
tion et d’organisation de la religion, tout grand art étant en son fond reli-
gieux et l’esthétique permettant de penser le lien entre les principes éthi-
ques et la réalité historique. Par ailleurs, l’esthétique renvoie également à
l’herméneutique, car l’œuvre d’art est l’objet d’une compréhension infinie.
En tant que l’art est reflet de l’individualité dans l’objectif, le problème de
l’esthétique est celui de la communicabilité des aspects subjectifs de la
connaissance. C’est ainsi que, dans sa postface, P. d’Angelo souligne
l’importance de la question de l’individuel chez Schleiermacher, en nuan-
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çant la thèse d’une esthétique purement romantique : l’insistance sur le
sentiment comme connaissance particulière et sur le caractère individuel
de l’œuvre d’art n’est pas un simple thème romantique, mais renvoie à
l’idée de l’impossibilité d’une connaissance logique de l’individualité, qui
est une idée du XVIIIe siècle.
On ne peut que se féliciter de la publication de cet ouvrage qui permet
de mieux cerner la pensée de Schleiermacher, à la croisée des Lumières et
du romantisme.
Jean-Marie VAYSSE.

F. D. E. Schleiermacher, Éthique. Le « brouillon sur l’éthique » de 1805-


1806, présentation et traduction de Christian Berner, Paris, Éd. du
Cerf, 2003, 240 p.

Avec ce brouillon sur l’éthique de 1805-1806, faisant suite à l’Hermé-


neutique et à la Dialectique, le lecteur français dispose des éléments per-
mettant d’avoir une vue d’ensemble de la philosophie de Schleiermacher,
surtout connu pour ses Discours sur la religion et sa théorie de l’inter-
prétation. Sur l’éthique, Schleiermacher a professé de nombreux cours et
rédigé des conférences, prouvant que c’était là l’une de ses préoccupations
constantes. Dans sa présentation, C. Berner souligne en effet que l’éthique
sous-tend l’ensemble d’une pensée qui ne se réduit pas à la simple
philosophie du sentiment, retenue par Hegel, mais constitue un véritable
système.
Ces travaux sont contemporains de ceux qui sont consacrés à Platon
et, si Kant et Fichte sont des interlocuteurs privilégiés, c’est aussi l’éthique
aristotélicienne qui est en jeu. Il s’agit d’aborder l’éthique à partir de la vie
qui, loin de se comprendre à partir d’elle-même, exige une mise en forme
passant par des oppositions qui la rendent intelligible. Le problème spécifi-
quement éthique devient alors celui des rapports du particulier et de
l’universel, de l’individu et de la communauté, selon une interaction de
l’esprit réceptif et de l’esprit spontané, de la nature connue et de la nature
transformée. Fondamentalement, l’éthique est culture, Bildung, devant
« trouver la vie de la raison qui donne une âme ». La raison est ainsi le des-
tin de la nature en tant qu’elle doit être formée, de sorte que la structure
animale soit maîtrisée par la structure morale. Schleiermacher distingue
une activité formatrice, mettant la nature au service de la raison, et une
activité symbolisatrice, concernant l’usage de la nature comme outil de
connaissance permettant de la rendre lisible. Telles sont les conditions de
possibilité de l’action éthique, permettant de définir des biens culturels
objectifs comme objectivation de l’esprit. L’éthique débouche ainsi sur une
philosophie de la culture et de l’histoire. Loin de se réduire à la recherche
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
374 Analyses et comptes rendus

du devoir, elle définit les actions et réalisations effectives qui rendent pos-
sible un monde humain. Sont ainsi ouvertes les perspectives qui seront
celles de Dilthey et de Cassirer, voire de Apel et Habermas.
Jean-Marie VAYSSE.

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation,


chap. 41 et 42 des Suppléments : Sur la mort... et Métaphysique de
l’amour sexuel, traduction, notes et commentaires de Jean Lefranc,
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Paris, Nathan, 2002, coll. « Les Intégrales de philosophie », 142 p.

Cet ouvrage de Jean Lefranc comble un manque. Pour ces textes


géniaux où se déploie pleinement l’originalité de Schopenhauer, nous ne
disposions jusqu’à présent que de la traduction Burdeau, revue par Roos,
qui n’était pas vraiment satisfaisante, en dépit d’une certaine élégance
littéraire.
Là où les autres traducteurs restent vagues, Jean Lefranc s’attache à la
précision philosophique des concepts engagés par le métaphysicien. La tra-
duction courante nous dit, par exemple, que l’amour joue un « rôle de pre-
mier ordre » dans la vie humaine, alors que Jean Lefranc traduit bedeu-
tende Rolle par « rôle significatif » (p. 81). Or on sait que, pour
Schopenhauer, celui qui déchiffre le sens du monde nous fait passer de
l’expérience vécue à la métaphysique. Jean Lefranc comble également des
lacunes de l’ancienne traduction. Ainsi, lorsque Schopenhauer tente de
nous convaincre que l’amour sexuel procède d’un instinct de l’espèce qui
prépare l’individu futur, à travers le voile de l’illusion, il souligne l’analogie
entre le comportement animal et celui de l’homme amoureux qui choisit
une femme déterminée en vue de l’enfant à venir. Il était donc malencon-
treux d’omettre le « seulement » (nur) dans la phrase suivante : « Car évi-
demment, le soin que prend l’insecte à rechercher une fleur déterminée ou
un fruit, ou de la fiente, ou de la chair [...] [seulement] pour y déposer ses
œufs. » Le rétablir permet de souligner la finalité inconsciente de la
conduite amoureuse.
Même souci de précision lorsque le nouveau traducteur respecte les sou-
lignements de Schopenhauer : la traduction y gagne en clarté et en structu-
ration, ce qui en facilite l’intelligence. Mais il ne s’agit pas seulement de
précision : la rigueur philosophique aussi est en jeu dans une traduction,
dès lors qu’il s’agit de la position d’un problème philosophique. Reprenons
celui de la finalité. À propos de l’activité instinctive, nach einen Zweck-
begriff und doch ganz ohne denselben était rendu par : « en vertu d’une
intention finale sans qu’il y ait cependant intention » ; tandis que Jean
Lefranc nous propose : « conforme au concept d’un but qui pourtant n’est
en rien présent ». Le problème de la finalité était escamoté par la première
traduction qui ne fait pas état de l’absence de représentation du but pour-
tant attendu.
Jean Lefranc prend parti avec décision au sein même des difficultés.
Comme l’indique son précieux commentaire méthodique, il a choisi de
rendre Wesen par « être » et Dasein par « existence », tandis que Burdeau
rend Wesen tantôt par « essence », tantôt par « être », sans méthode. Jean
Lefranc rappelle ainsi que ce n’est pas l’essence du monde qui est volonté
mais son être, et que Schopenhauer ne se laisse pas ranger dans des catégo-
ries toutes faites d’essentialisme ou d’existentialisme. De la même manière,
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Schopenhauer 375

par une note habile (p. 77), il explique à ceux qui voient en Schopenhauer
un dangereux nihiliste que le néant dont il parle est relatif au monde des
phénomènes et non absolu. Point capital ! Bien des malentendus sont dissi-
pés par ces commentaires. Il lève ainsi le préjugé d’un Schopenhauer
raciste. Un plan et un réseau de notes éclairantes (qu’on ne peut pas
confondre avec celles de Schopenhauer lui-même, intégrées dans le corps
du texte) guident le lecteur. Ainsi, dans l’essai Sur la mort (p. 61) où Scho-
penhauer déclare que la connaissance est un produit de la nature « ani-
male », le lecteur est averti que la vie animale implique la représentation
du monde extérieur et doit être comprise par différence avec la vie orga-
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nique, comme Bichat l’a conçue.
Lecteurs débutants ou avertis, étudiants ou professeurs, tous auront
profit à lire et à étudier Schopenhauer dans cette traduction, avec
l’ensemble de son commentaire. Quand Schopenhauer (p. 62) évoque la
fraîcheur des souvenirs d’enfance comme argument d’appoint en faveur
de notre indestructibilité et de l’idéalité du temps, Jean Lefranc nous
signale que Bergson et Freud reprendront ce thème. La vaste culture
d’historien de la philosophie lui permet de reconstruire l’atmosphère de
l’époque de Schopenhauer.
Marie-José PERNIN.

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation,


traduction de A. Burdeau, préface de Clément Rosset, édition de poche
corrigée par Richard Roos, Paris, PUF, 2003, coll. « Quadrige »,
1 472 p.
Jean Lefranc, Comprendre Schopenhauer, Paris, Armand Colin, 2002,
186 p.
Nicoletta De Cian, Redenzione, colpa, salvezza. All’origine della filosofia di
Schopenhauer, Trente, Verifiche, 2002, XX-289 p.

L’édition de poche du Monde comme volonté et comme représentation


offre au public français, dans une version revue et modernisée par Richard
Roos, la fameuse traduction de Burdeau, dont Nietzsche a fait l’éloge, de
l’une des premières œuvres modernes où le Dieu classique est réduit à un
« Dieu-Volonté », encore omniprésent et tout-puissant, mais dont le fond
est irrationnel et insondable.
Dans la préface à cette édition, Clément Rosset tient l’œuvre de Scho-
penhauer pour « étrangère à la philosophie allemande de son temps »
(p. V). L’étude de Nicoletta De Cian et l’introduction de Jean Lefranc mon-
trent cependant l’affinité qui lie la pensée de Schopenhauer à l’Idéalisme
allemand et la tradition du platonisme. Des études majeures ont déjà souli-
gné les emprunts idéalistes de l’auteur du Monde comme volonté et comme
représentation1. On ne se trompe pourtant pas quand on situe sa pensée à
l’origine d’un mouvement qui passe par Nietzsche, Freud et Heidegger, et
qu’on peut dire « pré-postmoderniste ». La philosophie de Schopenhauer

1. G. Riconda (1969), Schopenhauer interprete dell’Occidente ; H. G. Ingen-


kamp (1991), Der Platonismus in Schopenhauers Erkenntnistheorie und
Metaphysik ; G. Mollowitz (1985), Die Assimilation der platonisch-
augustinischen Ideenlehre durch Schopenhauer ; H. Zint (1927), Schopenhauer
und Platon.
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
376 Analyses et comptes rendus

constituant le point de basculement de la pensée occidentale, on y peut


retrouver les messages de deux mondes en collision. La situation de Schel-
ling est comparable, mais Schopenhauer reste solidement ancré dans la tra-
dition du christianisme platonicien, tandis que Schelling cherche à se
débarrasser de toute conception monothéiste et de la religion en général.
On pourrait caractériser la vision du monde schopenhauerienne comme
une radicalisation de la Naturphilosophie de Schelling. Ce serait un Schel-
ling athéologique et irrationaliste, et, par cela même, le grand-père de la
philosophie « postmoderne ».
Cette oscillation entre platonisme et postmodernisme chez Schopen-
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hauer constitue un point commun des études de Nicoletta De Cian et Jean
Lefranc. Celui-ci fournit un exposé thématique très clair des aspects les
plus importants de l’œuvre de Schopenhauer comme philosophe inactuel
proposant une alternative, restée marginale jusqu’à la fin du XIXe siècle, au
logocentrisme de Hegel. Cette alternative, Lefranc le montre dans son der-
nier chapitre, est d’origine platonicienne plutôt que kantienne, bien que
l’influence de Kant soit indiscutable : l’interprétation schopenhauerienne
de Kant présuppose déjà le point de vue platonicien et idéaliste d’une réali-
sation des Idées intemporelles et métaphysiques dans le monde empirique.
Schopenhauer opère un renversement du platonisme sans abolir l’idéalisme
objectif : du sujet absolu ne reste chez lui que le cadavre. Si, dans la tradi-
tion augustinienne, Dieu était en même temps personne, connaissance et
volonté, dans la pensée de Schopenhauer il disparaît en tant que sujet, ne
laissant derrière lui qu’une volonté métaphysique insondable qui implique
une vision du monde profondément pessimiste et irrationnelle. Sans ce
« Dieu » qui ne pense pas, qui n’a pas de connaissances et d’identité, et qui
n’est donc plus un Dieu, sans ce fondement énergétique du monde rappe-
lant le concept de Pouvoir chez Nietzsche, Bataille et Foucault, il n’est pas
possible de comprendre la position de Schopenhauer envers le kantisme, la
science, l’éthique et l’esthétique (chap. II à V). Et pourtant cette volonté
unique et générale engendre les Idées qui constituent le monde et des
monades qui constituent les sujets. Restent alors les questions majeures :
Est-il possible de penser un être sans connaissance et sans personnalité
capable de développer des Idées et des sujets ? Et si le monde que nous
voyons est une illusion subjective due à l’imperfection intellectuelle des
sujets, pourquoi est-il alors créé et en quel sens peut-on parler d’imperfec-
tion ? Pourquoi le monde est-il le pire des mondes possibles ? Comment
déchiffrer une volonté irrationnelle avec des concepts philosophiques
rationnels ? Et comment, finalement, se représenter une volonté sans
intentionnalité et sans connaissance de cette intentionnalité ? Voilà quel-
ques questions importantes que suscite la lecture de Jean Lefranc et aux-
quelles ce grand-père du postmodernisme ne semble pas avoir porté
l’attention nécessaire.
Nicoletta De Cian explore le développement de la pensée de Schopen-
hauer, de ses premières lectures à la parution du Monde comme volonté et
comme représentation (1819). Elle montre comment il crée sa vision du
monde non à partir d’une argumentation au-delà de la tradition occiden-
tale, mais plutôt à partir d’un dialogue avec cette tradition dont il
emprunte des idées qui se chargent progressivement d’un sens très person-
nel, bien éloigné de l’intention originelle. La clé exégétique pour com-
prendre la Frühphilosophie de Schopenhauer, elle la trouve dans l’idée de
rédemption : tous ses efforts pour constituer un système dépendent de
cette idée. L’origine de cette préoccupation pour la rédemption chez Scho-
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Schopenhauer 377

penhauer n’est cependant pas bien claire. Il s’agirait d’un reste de sa for-
mation piétiste des années de Hambourg (p. 31). Schopenhauer développe
l’idée du salut à partir d’une conception philosophique de la « conscience
meilleure ». La conception même de la rédemption resterait pourtant
d’origine préphilosophique (p. 64). Pour comprendre le développement
de sa théorie de la « conscience meilleure », il faut surtout souligner
l’influence du platonisme et de l’Idéalisme allemand sur le jeune Schopen-
hauer. Bien que, dès ses premières lectures, il soit très critique envers la
philosophie de Fichte et Schelling, les concepts fichtéen de « conscience
supérieure » (höhes Bewußtsein) et schellingien d’ « intuition intellec-
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tuelle » (intellektuelle Anschauung) ont constitué, avec le concept platoni-
cien de « contemplation », la source de son idée de « conscience meilleure ».
Or, chez le jeune Schopenhauer, cette conception d’une conscience non
empirique présuppose déjà l’idée d’une déconstruction systématique de la
raison (p. 146). Ce côté sceptique de Schopenhauer, selon Nicoletta De
Cian, ne lui est pas venu de Schulze, l’auteur sceptique de l’Aenesidemus,
dont il a suivi les cours en 1810-1811, mais a son origine dans un sens per-
sonnel et profond de l’ascétisme. Pour Schopenhauer, le salut n’est pas seu-
lement possible par une renonciation au monde, mais aussi par la destruc-
tion de la rationalité et de la conceptualisation, facultés d’origine
empirique et donc illusoires. Le salut est dans la transgression des limites
de la raison. Comme chez Sade, il y a dans son œuvre un fond de destruc-
tion, mais tandis que chez l’un il s’agit de la destruction d’autrui, chez
l’autre il s’agit d’une destruction de soi-même comme instance de raison.
Mais est-il possible de concevoir une « conscience meilleure » sans partici-
pation de la raison ? Nicoletta De Cian montre que les conceptions du salut
et de la volonté chez Schopenhauer n’ont pas vraiment un fondement phi-
losophique et renvoient à une mystique de l’expérience intérieure.

Fernando SUÁREZ MÜLLER.

Marie-José Pernin, Au cœur de l’existence, la souffrance ?, Paris, Bordas,


2003, 264 p.
« Nietzsche y Schopenhauer », Revista de la Sociedad española sobre Frie-
drich Nietzsche, no 3, 2003, 225 p.
Arthur Schopenhauer, L’art de l’insulte, introduction de Franco Volpi,
Paris, Le Seuil, 2004, 188 p.

Peu d’introductions à un auteur destinées au grand public joignent la


clarté de l’exposition à la profondeur de la réflexion critique. Celle de
Marie-José Pernin à la philosophie de Schopenhauer est une de ces excep-
tions. À la suite de Foucault, elle situe l’œuvre de Schopenhauer à la fin de
l’âge classique, parce qu’elle marque le déclin de l’âge de la représentation
et le commencement de l’âge moderne (1 /, p. 6). Schopenhauer fait de tout
ce que nous voyons une représentation du sujet. En ce sens, il reprend la
thèse de l’idéalisme subjectif de l’âge classique. Mais cette représentation
n’est pas fondée sur la raison ou l’intellect : le fondement du monde scho-
penhauerien est moderne, c’est-à-dire irrationnel, inconscient et aveugle.
La modernité est inaugurée par une métaphysique de la volonté, c’est-à-
dire par une métaphysique du désir.
L’idée du monde comme représentation et comme volonté semble
fondée sur deux perspectives contradictoires. La première nous ramène à
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
378 Analyses et comptes rendus

l’idéalisme subjectif de Kant et Fichte ; la seconde, à une philosophie de la


nature par-delà toute subjectivité et toute représentation. D’un côté, le
monde est, comme dans l’esthétique transcendantale kantienne, le produit
de la conscience. De l’autre, pourtant, cette raison ou conscience qui rend
possible la représentation du monde est elle-même l’expression de ma
volonté, individuation d’une volonté plus générale dont les choses du
monde sont l’expression objectivée (p. 21). Dans ce sens, le monde n’est
jamais ma représentation, mais toujours l’expression d’une aspiration
inconsciente d’objectivation, c’est-à-dire une objectivité extérieure à moi.
Le monde est donc représentation et en même temps il ne l’est pas. C’est
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pourquoi la raison est l’expression du cerveau et non le cerveau la représen-
tation de la conscience. Notre corps, cerveau inclus, est l’expression de la
volonté métaphysique (p. 109). La raison est à la fois un produit du cer-
veau et l’espace où le monde est représenté tel que nous le voyons et
connaissons. Pernin souligne que la « raison » de Schopenhauer se rap-
proche plutôt du Verstehen de Heidegger. Elle n’est pas un a priori, mais
une structure qui reflète le langage (p. 33). Mais, à la différence du Verste-
hen heideggérien, elle n’est pas un entendement naturel. Alors que les ani-
maux comprennent le monde immédiatement par l’entendement, la raison
humaine est, pour Schopenhauer, le résultat d’abstractions illusoires.
Chaque degré d’abstraction correspond à une déperdition de la richesse
intuitive (p. 99). Notre langage n’est que la fixation de ces concepts abs-
traits. L’intuition seule, déterminée par les formes transcendantales de
l’entendement, fournit l’évidence originelle (p. 101). Pour Schopenhauer,
les mathématiques et la logique sont, par conséquent, un abus de notre
faculté d’abstraction. Cette dévalorisation de la raison fonde aussi son
mépris pour la philosophie rationaliste et idéaliste. Franco Volpi souligne
qu’à la base de l’art de l’insulte il y a « un appel à l’animalité » fondé sur ce
mépris et cette dévalorisation de la raison (3 /, p. 13).
Si le monde est le produit de la conscience, de formes transcendantales
préétablies, comment le penser alors comme volonté ? L’idée d’une volonté
comme fondement du monde ne présuppose-t-elle pas déjà l’existence
d’une causalité en dehors de la conscience ? (1 /, p. 75). Pour Pernin, cette
contradiction peut être résolue si l’on prend au sérieux l’idée du monde
comme objectivation de la volonté à travers une pluralité d’individus : la
nature ne serait pas seulement l’objectivation d’idées, mais aussi celle
d’une multiplicité de volontés s’objectivant dans des représentations.
L’image que Schopenhauer donne de cette objectivation est pourtant assez
idéaliste. La volonté se ramifie dans une multitude de désirs structurés par
des forces primitives ou Idées qui semblent se trouver en dehors de la
chaîne causale (p. 121). Pour Schopenhauer, cette objectivation ou maté-
rialisation par des formes éternelles ou Idées n’est cependant pas un procès
de la pensée : l’objectivation n’a pas la structure d’une représentation. Ses
conceptions sont bien « hybrides » (p. 160).
Suivant Michel Henry, Pernin se demande comment la volonté peut
distinguer entre des choses qu’elle veut et des choses qu’elle ne veut pas,
sans faire référence à la représentation (p. 144). Ce qui est désiré par la
volonté métaphysique n’est pas quelque chose par-delà la volonté, mais
bien une forme spécifique du désir. Ce que la volonté veut est une multipli-
cité de volontés, c’est-à-dire une multiplicité de sujets dont la représenta-
tion rend possible le monde des phénomènes. En ce sens, il n’y a pas une
vraie objectivation, puisque rien ne transcende vraiment la volonté. Ce qui
reste pourtant difficile à comprendre, selon Pernin, c’est que la volonté
o
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Schopenhauer 379

puisse s’objectiver dans une forme corporelle. La matière et le corps ne


seraient donc pas la représentation des sujets produits par la volonté mais
la condition préalable de la conscience. En effet, il serait plus conséquent
de penser la multitude de sujets ou de volontés spécifiques désirées par la
volonté première comme le fondement du monde phénoménal, la corpo-
réité incluse. La matière et le corps seraient dans cette hypothèse la repré-
sentation différenciée d’une pluralité de volontés. Le monde phénoménal
ne serait donc pas l’expression directe de la volonté métaphysique mais
l’expression différenciée d’une multiplicité d’intériorités, chacune conce-
vant l’existence d’autres intériorités par analogie (p. 112). Il serait donc la
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représentation de « sujets » qui communiquent entre eux sans arriver à se
connaître. Ce qui rend possible la représentation du monde est le sujet,
mais le sujet lui-même ne peut pas être connu (p. 61). Les sujets existent
« pour soi » dans une communauté insondable et inavouable. L’origine de
cette multiplicité est, selon Pernin, « le mystère de l’être comme manque,
comme désir » (p. 114). Cette hypothèse, qui fait du corps la représentation
du sujet, éviterait aussi de fixer la subjectivité au corps, ce qui a l’avantage
de rendre la métempsychose possible. En effet, croire que l’individu
s’éprouve immédiatement en liaison avec son corps, comme le fait Scho-
penhauer (p. 109), interfère avec sa conception de la palingenèse. Il faut
alors concevoir les sujets par-delà la corporéité, dans un espace où le moi
est en même temps tous les autres. Le moi est un moment nécessaire de la
volonté métaphysique. Pernin reprend dans ce contexte les paroles du
mystique Angelus Silesius : « Je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un
seul instant. Si je meurs, il faut qu’il rende l’esprit » (p. 119).
Dans leur contribution à la revue espagnole d’études nietzschéennes,
Marco Parmeggiani et Mariano Rodríguez arrivent à une même solution de
la dichotomie représentation-volonté. Pour le premier, la volonté est inté-
riorité sans forme, tandis que le monde extérieur n’est que l’illusion des
sujets désirés par la volonté première (2 /, p. 56). Pour le second, le sujet en
tant que volonté est actualisation d’une volonté métaphysique, tandis que
le sujet comme intelligence est un être physique, c’est-à-dire une illusion du
sujet métaphysique (p. 72).
L’existence d’un monde nouménal, dans le sens d’une communauté
d’intériorités, est, pour Pernin, aussi essentielle pour comprendre l’éthique
schopenhauerienne de la compassion. D’abord, cette communauté n’est
pas libre : bien que par moments nous nous croyions libres, parce que nous
sentons l’aséité de la volonté, en vérité nos actions sont toujours soumises à
la volonté générale de l’univers. Comme Luther, Schopenhauer croit au
serf arbitre et, par conséquent, à la prédétermination de nos actions
(1 /, p. 85). Dans l’amour, cette servitude de nos actions devient très claire.
Nous nous croyons libres en choisissant nos objets d’amour, alors que nous
sommes victimes d’une volonté générale de reproduction. L’amour n’est
qu’une ruse de la nature au service de la survie de l’espèce (p. 194), un
retour au péché originel. Nous sommes les victimes d’un principe irration-
nel, puisque la volonté est la cause des souffrances et des misères. La
volonté elle-même ne souffre pas, parce qu’elle est inconsciente. Mais la
souffrance est éprouvée dans la mesure où la multitude d’intériorités
devient consciente. C’est dans les sujets que la volonté se manifeste comme
souffrance, comme combat, comme quelque chose en nous exigeant tou-
jours plus. Pour Schopenhauer, le monde ne peut être qu’une « maison de
fous » (p. 220). La volonté est l’origine de l’égoïsme, de la violence, de la
cruauté, et cause directe du mal. Mais elle est aussi indestructible (p. 190).
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
380 Analyses et comptes rendus

La volonté originaire est cumulative et n’évolue pas par négations, tandis


que la réflexion rationnelle de l’esprit humain rend possible la négation du
monde.
Ce que Schopenhauer n’arrive pas à penser, c’est que cette négation des
souffrances présuppose la volonté positive d’un monde utopique sans souf-
france. La réduction de l’esprit hégélien à une volonté irrationnelle rend
impossible l’idée de la négation comme mécanisme positif de production du
monde. Ce qui explique pourquoi le monde schopenhauerien ne connaît pas
de progrès. La négation ne peut être conçue que comme ascétisme absolu.
Pour Schopenhauer, la mort ne permet pas d’échapper à l’oppression de la
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volonté puisqu’elle n’anéantit pas notre être vivant qui continue à exister
dans l’ensemble de la nature, relancé dans un cycle indéfini des métamor-
phoses (p. 202). Seul le renoncement total aux désirs de la volonté peut
mettre fin à l’oppression. L’homme est responsable de tout ce qui est dans
son entourage dans la mesure où il peut contrarier l’affirmation du monde
(p. 219). Pernin montre que l’éthique de Schopenhauer est fondée sur une
contradiction puisque le renoncement de la volonté présuppose déjà un
acte de la volonté (p. 244). Bien que cet acte ne soit pas affirmatif, il peut
seulement exister comme renversement d’une affirmation. L’acte éthique
est dirigé vers une volonté sans volitions. « Faire le bien » consiste donc à
ne pas faire de distinctions entre le moi et le non-moi (p. 239). Compatir
aux souffrances des autres et tenter de les soulager est fondé dans l’idée du
renoncement absolu. L’acte éthique cherche ainsi à anéantir la multiplicité
d’intériorités qui, en vérité, ne sont que des désirs de la volonté. Comme
Éric Blondel le note, dans l’article de la Revue philosophique (no 3, 1998)
traduit dans la revue espagnole sur Nietzsche, la philosophie de Schopen-
hauer finit par être une négation du vitalisme, ce qui conduira Nietzsche à
rejeter la solution de son maître et, avec elle, toute philosophie de la com-
passion (3 /, p. 31).
Fernando SUÁREZ MÜLLER.

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XXe siècle 381

e
XX SIÈCLE

Jacques Bouveresse, Essais IV. Pourquoi pas des philosophes ?, Marseille,


Agone, 2004, XXIV-295 p.
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Ce recueil de textes en partie déjà publiés de Jacques Bouveresse a
l’intérêt de nous montrer simultanément sur la vie philosophique française
contemporaine ce qui avait été présenté successivement, sous des angles,
des points de vue différents et dans des circonstances variées. S’en dégage
une ligne, celle d’un rationalisme responsable, ouvert, très éloigné des cari-
catures qu’en offrent les penseurs postmodernes, et aussi iconoclaste
puisqu’il s’emploie à remettre en cause les formes de dévotion intellectuelle
inscrites dans les discours philosophiques ou favorisées par lui. La « pré-
cision » ne s’exerce pas nécessairement contre l’imagination ou la poésie,
comme on le dit souvent, elle est une façon de préserver le sens des propor-
tions quand tant d’incitations nous pousseraient à la grande aventure de
l’inédit, de l’immémorial et de l’abyssal. On peut trouver matière à
réflexion chez Valéry, auteur abondamment cité et étudié ici par
Bouveresse.
Heidegger est évidemment un personnage incontournable pour le genre
de démarche illustré par Bouveresse dans la mesure où il conduit à poser la
question des conditions de possibilité de l’emploi de la règle d’exception
« deux poids deux mesures ». Heidegger a été compromis avec le nazisme
au-delà de ce qu’une recherche charitable de preuves demanderait, et il
nous a offert un discours sur la technique indigne d’une renommée de
grand penseur. Imagine-t-on ce qui aurait été dit si des membres du Cercle
de Vienne s’étaient égarés à la façon de Heidegger dans une idéologie
régressive ? Et, de même, imagine-t-on la moue réprobatrice que tout
autre que lui aurait suscitée (en particulier sur des individus à prétentions
progressistes) avec des considérations aussi banales sur les méfaits de la
maîtrise universelle de la nature et le destin de l’Occident ? La pensée du
héros philosophique est constituée en point de vue suprême, soustrait à des
objections qui ne feraient de toute façon que s’inscrire dans l’histoire de la
méconnaissance des questions essentielles sur lesquelles cette pensée nous
invite à méditer. L’œcuménisme de Richard Rorty qui voudrait réconcilier
tout le monde enferme quelque ingénuité.
S’il fallait donc être pourvu d’une forme d’entêtement obstiné pour
chercher à faire valoir une exigence d’intelligibilité à propos de Heidegger,
de la philosophie française contemporaine, comme jadis à propos de Régis
Debray ou d’interprètes postmodernes de Wittgenstein, l’entreprise n’est
pas pour autant stérile. À bien des lecteurs, elle offrira des analyses et, plus
encore, par la vertu des exemples, une façon de s’orienter dans la pensée,
pour reprendre la terminologie kantienne revisitée dans l’un des textes.
C’est pour cette raison que Bouveresse écrit. S’étonner de la crédulité des
philosophes devrait après tout bien être aussi la marque authentique d’un
philosophe.
Louis PINTO.
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
382 Analyses et comptes rendus

Pier Paolo Ottonello, Antiaccademici e maledetti, Venise, Marsilio, 2004,


156 p., 14 E.

L’auteur nous a déjà proposé des études sur la pensée contemporaine,


ses aspects nihilistes, sur la barbarie s’insérant dans la pensée civilisée. Ce
nouveau livre est consacré à la corruption de la philosophie, avec des étu-
des portant sur des auteurs anti-académiques et maudits, en marge de la
culture officielle, auteurs de variations sur le scepticisme, l’irrationalisme,
l’immanentisme, la destruction du théorétique. Sous prétexte de libéra-
tion, on en vient à une métaphysique de la violence, on s’exile hors de la
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pensée académique, on cherche un nouveau monde, on normalise l’anor-
mal. Dix-sept auteurs sont proposés, dans des présentations précises, docu-
mentées, allant à l’essentiel. On saisira la genèse de l’anarchisme moderne
avec Kropotkine, l’approche de la violence avec Sorel, le scepticisme prag-
matique de Vaihinger, l’angoisse exacerbée de Ganivet, l’irrationalisme
tragique et vitaliste d’Unamuno, le nihilisme de la finitude chez Michel
Staedter, le pessimisme individualiste de Rensi, le chaos vivant et le relati-
visme vital chez Tilgher, l’antidogmatisme solipsiste d’Auguste Levi. On
rencontrera ensuite des auteurs qui nous sont plus familiers comme Sartre,
Camus, Jean Wahl, Jankelevitch, Berdiaeff, Chestov, Cioran et Gabriel
Marcel. Ces orientations de la pensée moderne se trouvent dans le nomina-
lisme, l’empirisme, le relativisme et le nihilisme. Comme dans le Cratyle
(439 a-b), on est en présence d’une dynamique réductrice où les choses sont
ramenées aux noms correspondants. La raison est employée d’une façon
irrationnelle, dans l’invasion d’un univers mental devenu lieu technique.
L’expérience interne est réduite à une sensibilité complexe, associée dra-
matiquement à un abus d’abstraction. L’humain s’éloigne devant une rhé-
torique pessimiste et le rejet d’une métaphysique intégrale de la personne.

Michel ADAM.

Frédéric Worms (dir.), Le moment 1900 en philosophie, Villeneuve-d’Asq,


Presses Universitaires du Septentrion, 2004, coll. « Philosophie »,
417 p.

L’ouvrage rassemble vingt-cinq études ordonnées en trois parties


( « Un moment philosophique, entre logique et métaphysique », « Un
moment philosophique entre sciences de la nature et sciences de l’esprit »,
« Un moment philosophique entre esthétique et politique » ). Peut-on par-
ler d’un « moment 1900 en philosophie » et en quel sens ? Quelle perti-
nence peut-il y avoir à interroger ces œuvres, dont certaines nous sont bien
connues, et qui nous paraissent aujourd’hui appartenir à une époque
révolue ? Si la période couvrant les années 1890-1914 nous semble
aujourd’hui bien étrangère, l’attention portée ici à la singularité des
œuvres laisse apparaître des liens incontestables avec l’éclatement actuel
de la philosophie. Mieux, il semble que le soubassement de ces conflits soit
bien plus complexe qu’il n’y paraît. Il faut en effet relire ces textes pour
voir comment ils posent tantôt des problèmes communs tout en leur appor-
tant des réponses différentes, tantôt des problèmes différents sur fond
d’héritage commun. Le moment 1900 pourrait alors prendre la figure d’un
moment charnière, entre le foisonnement intellectuel du XIXe siècle et la
pensée contemporaine, un lieu paradoxal de rapprochements et de rup-
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
XXe siècle, Arendt 383

tures, qui embrasse tous les champs de la culture. Par exemple, nous pour-
rons appréhender sous un regard plus précis l’opposition entre métaphy-
sique, d’un côté, et logique et herméneutique, de l’autre. Le problème posé
par les développements de la science, dans son rapport à celui, plus fonda-
mental, de l’homme lui-même permet de repérer avec exactitude ce qui
peut rassembler Bergson, Dilthey ou Husserl (un regard porté au fond
même de la vie et de l’action, par opposition à une approche purement
positiviste), tandis que leurs démarches les différencient très nettement.
S’agissant encore de Husserl, nous pouvons voir comment sa collaboration
avec Hilbert, autour d’un projet lié aux questions logiques et mathémati-
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ques qui se posent en cette fin de XIXe siècle, ne laisse pas de véhiculer, par-
delà une apparente convergence de vues, une divergence d’horizon ; de
même que l’apparente proximité entre le même Husserl et Frege ne doit
pas nous masquer la discordance qui habite cette « parenté ». Il serait ici
trop long de reprendre le détail des savantes contributions qui composent
cet ouvrage. De convergences trompeuses en efforts sincères pour réaliser
une unité du penser, de rapprochements transdisciplinaires (musique,
science, philosophie par exemple) en éclaircissements conceptuels (l’éner-
gétique, le conventionnalisme, l’oubli, pour ne donner qu’un simple échan-
tillon), il nous ramène véritablement au cœur de problématiques qui,
aujourd’hui encore, nous concernent.
De fait, deux lectures sont à pratiquer. Chaque étude permet d’abord
d’étudier ponctuellement, par le biais de quelques œuvres particulières, un
héritage, des consensus apparents, des conflits plus ou moins latents et
relativement plus complexes que ne le laissent apparaître nos oppositions
habituelles. On devine alors l’enjeu plus large que recouvrent ces moments
de la pensée. Mais c’est encore en traversant l’ouvrage transversalement
que l’on peut voir se tisser des liens entre les différentes approches, discus-
sions, et champs intellectuels. On retiendra donc de cette étude une lecture
savante de l’époque « 1900 », qui permet de montrer l’ampleur du travail
effectué par des hommes dont certains sont aujourd’hui quelque peu tom-
bés dans l’oubli, et de mieux comprendre le visage actuel de la philosophie,
les enjeux de ses clivages, leur complexité. D’où une possible reprise de ces
tensions par une réappropriation de leur source.
Thierry de TOFFOLI.

Jean Lombard, Hannah Arendt. Éducation et modernité, Paris, L’Har-


mattan, 2003, 117 p.

Ce petit ouvrage de J. Lombard ne recherche pas artificiellement dans


l’ensemble de l’œuvre d’Arendt une problématique pédagogique qui ne s’y
trouve pas ; il analyse seulement, et avec beaucoup de clarté, les textes
d’Arendt traitant explicitement de l’éducation ou de notions corrélatives,
c’est-à-dire pour l’essentiel les études rassemblées dans le recueil La crise de
la culture.
La portée et la signification des réflexions d’Arendt sur la question
éducative sont resituées avec concision, d’une part par rapport au contexte
historique où elles furent publiées (l’Amérique des années 1950), de l’autre
par rapport aux concepts clés de la philosophie arendtienne. C’est en philo-
sophe, en effet, et non en pédagogue, comme le montre bien J. Lombard,
qu’Hannah Arendt s’interroge sur ce qu’elle appelle la « crise » de
l’éducation américaine – crise qui s’étendra bientôt au Vieux Continent –
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384 Analyses et comptes rendus

et qui n’est qu’un moment d’une crise plus large, celle de la modernité.
L’éducation, selon Arendt, est engagée dans un processus nihiliste en ce
qu’elle semble avoir renoncé à sa finalité propre qui est de conserver. Le
conservatisme est l’essence même de l’éducation en ce qu’il a pour tâche
d’entourer et de protéger quelque chose : l’enfant contre le monde qui
menace de l’écraser, le monde contre la barbarie des nouveaux venus qui le
mettent en péril. La subversion de l’enseignement par le pédagogisme, le
refus des adultes d’assumer la responsabilité d’éduquer, la fétichisation de
l’enfance sont quelques-unes des caractéristiques de cette éducation
contradictoire qui est une menace pour « le monde », car elle touche à ses
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fondements.
Les analyses d’Arendt sont d’une telle actualité que le commentaire
pourrait céder à la facilité de peindre du noir sur du noir. J. Lombard s’y
refuse et s’applique, plus utilement, à préciser en regard des thèses
d’Arendt ce à quoi elles s’opposent, et qui est visé parfois de façon trop
allusive. L’ouvrage comporte une bibliographie sélective en trois parties :
œuvres d’Arendt, commentaires, ouvrages relatifs aux problèmes actuels
de l’éducation.
Yves LORVELLEC.

Emily R. Grosholz (ed.), The Legacy of Simone de Beauvoir, Oxford, Claren-


don Press, 2004, XL-200 p.

Dans la préface, E. R. Grosholz explique les raisons de l’édition de cet


ensemble d’articles consacré à l’héritage (legacy) de S. de Beauvoir.
D’abord, célébrer Le Deuxième Sexe dont la pensée iconoclaste est compa-
rable, selon elle, aux Méditations de Descartes. Ensuite, replacer le texte
beauvoirien dans le siècle dernier, apprécier le rôle du Deuxième Sexe dans
la totalité de son œuvre, et approfondir la question du féminisme. Enfin et
surtout, tenter de faire apparaître en quoi la philosophie enrichit la pensée,
la vie et l’esprit aussi bien pour le passé que pour le futur afin de mieux cer-
ner le présent. Cet ouvrage est en quelque sorte l’écho d’un colloque tenu
du 19 au 21 novembre 1999 à l’Université de Pennsylvania sous le titre :
Les legs de Simone de Beauvoir, puisque quatre des neuf essais sont repris
ici. Le volume est réparti en trois sections en fonction de l’héritage beau-
voirien dans les perspectives historique, philosophique et littéraire.
Le « contexte historique » s’ouvre avec C. Imbert qui examine le fémi-
nisme beauvoirien, dans « Simone de Beauvoir : une femme philosophe
dans le contexte de sa génération », en centrant son analyse autour du
Deuxième Sexe (1949) et de Pour une morale de l’ambiguïté (1947). Elle éta-
blit une remarquable comparaison entre S. de Beauvoir et S. Weil. Toutes
les deux inaugurent la première génération de femmes philosophes,
s’opposent à l’éducation classique, se prononcent en faveur d’une philo-
sophie engagée, introduisent de nouvelles relations à la réalité historique.
Cependant, relève C. Imbert, Beauvoir est plus radicale que S. Weil, et
plus que Sartre, du moins au regard du projet de l’existentialisme. En effet,
elle soutient que l’écrit de 1949 n’aurait pas été possible sans une révision
des concepts et méthodes de l’existentialisme. Si elle conteste Sartre pour
avoir défendu l’universalisme hégélien alors que Beauvoir s’est confrontée
aux problèmes sociaux concrets des femmes, M. Le Dœuf déplore le « mas-
culinisme » sartrien et relève que Beauvoir parvient à un universalisme et
à un rationalisme plus forts que ceux de Sartre en transformant l’exis-
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Beauvoir 385

tentialisme, en incluant une éthique tout en intégrant la vie des femmes.


Dans « Vers une amicale critique transatlantique du Deuxième Sexe », elle
replonge Beauvoir dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale et
souligne les entraves à la diffusion de sa pensée : la multiplicité des genres
d’expression et la tendance à la présenter plus comme écrivain que comme
philosophe. T. Moi, dans « En attendant : Notes sur la traduction anglaise
du Deuxième Sexe », discute la transcription de H. M. Parshley et les cou-
pures coupables opérées par A. Knopf, tout en insistant sur la manière
beauvoirienne d’user des concepts (sujet, pour-soi, en-soi, réalité humaine,
aliénation) qu’elle emprunte à la pensée allemande et classique, non sans
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subversion.
Le deuxième registre, proprement philosophique, s’ouvre par l’article
de S. James, « Complicité et esclavage dans Le Deuxième Sexe ». Elle
questionne la manière qu’a Beauvoir de s’approprier la question du pou-
voir et de la transformer dans l’optique du féminisme. Quels sont les argu-
ments convoqués pour cerner la domination des hommes sur les femmes ?
Quelles sont les théories politiques qui naturalisent cette domination au
lieu d’y voir un accident historique ? Mais, surtout, le commentateur
épingle le contexte dans lequel Beauvoir pense cette domination. Non
selon la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave telle que Sartre la
repense, mais dans la tradition française (Arnauld, Nicole, La Bruyère,
Malebranche). La complicité des femmes dans leur propre domination
n’est pas comprise en termes hégéliens ou sartriens, elle est conçue comme
la condition de l’incarnation de leurs capacités et projets dans des circons-
tances sociales données. Il y aurait donc une tension, dans Le Deuxième
Sexe, entre la conception beauvoirienne de l’incarnation et la version sar-
trienne de l’homme comme jeu entre transcendance et immanence. C’est
en rapprochant Beauvoir de Kant que C. Wilson ( « Simone de Beauvoir
et la dignité humaine » ) montre que l’approche beauvoirienne, d’ins-
piration marxo-existentialiste, est plus pertinente que la morale kantienne
en ce que la dignité morale doit émerger dans les mêmes attitudes et acti-
vités que la dignité sociale. Car il est clair que la condition féminine ne
peut changer que si les femmes modifient la perception sociale qu’elles ont
d’elles-mêmes. Sur la lancée de son ouvrage de 2001, Simone de Beauvoir,
Philosophy and Feminism, Nancy Bauer, dans « Devons-nous lire Simone
de Beauvoir ? », fait retour à la réception ambivalente oscillant entre res-
pect et critiques féministes et montre que la transposition anglo-saxonne
est en partie due à l’aridité et à l’abstraction de la philosophie continen-
tale. Les griefs des mouvements féministes manquent Beauvoir quand
simultanément ils la perçoivent comme celle qui aurait opéré une simple
reprise de l’existentialisme sartrien tout en affirmant qu’elle invente
l’existentialisme en s’éloignant des idées de Sartre. Or, objecte N. Bauer,
l’allégeance à Sartre s’accomplit précisément quand elle devance le projet
existentialiste en rédigeant Le Deuxième Sexe. Par exemple, si elle part de
la relation moi/autrui, ce n’est pas pour conclure à l’impossibilité de la
réciprocité des consciences ; le respect mutuel devient au contraire le
point central de cet écrit comme dans celui de 1947. Elle s’appuie moins
sur une métaphysique ou une psychologie que sur la réalité sociale et sur
une anthropologie. Et notre exégète de conclure que la philosophie fémi-
niste doit avec S. de Beauvoir revoir l’articulation des problèmes et des
méthodes, notamment en prenant en considération la reprise beauvoi-
rienne de l’être-avec heideggérien (Mitsein), suggérant de nouvelles
perspectives.
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386 Analyses et comptes rendus

Le « contexte littéraire » est abordé par T. Moi avec « Signification de


ce que nous disons : la “politique de la théorie” et la responsabilité des
intellectuels ». Elle entend dissiper les illusions relatives à l’efficace poli-
tique et à la responsabilité. Elle se propose de suivre non l’optimisme mélo-
dramatique de Sartre, mais la voie la plus modeste de celle qui déclarait,
dans La Force des choses : « Je suis une intellectuelle, j’accorde du prix aux
mots et à la vérité. » Ce qui signifie que l’intellectuel doit prendre en
charge la responsabilité de ce qu’il dit en entrant dans le « procès d’une
délibération pratique » et non se contenter de belles et nobles intentions. Il
n’est donc pas responsable de Dieu, de l’éternité ou quelques autres entités
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abstraites, mais des êtres humains avec lesquels il vit. Dans sa réplique à
T. Moi, « Disant ce que nous signifions », A. Stevenson l’approuve dans ce
qu’elle refuse, mais elle fait observer que, pour dire ce que nous signifions,
encore faut-il le savoir, que l’intention peut être travaillée en agissant,
et modifiée dans le « procès de délibération pratique ». Il revient à
E. R. Grosholz de clore ce spicilège d’essais. Après le récit de sa fascination
pour Beauvoir et de sa lecture de Colette, « La maison que nous n’avons
jamais quittée : enfance, refuge, et liberté dans les écrits de Beauvoir et de
Colette », elle établit le contraste entre elles quant aux rapports à leur
mère, à l’enfance, les deux voies différentes de la liberté ; puis montre que
la première section du tome 2 du Deuxième Sexe est imprégnée de l’écriture
de Colette.
La richesse de ces contributions tient à la force des thèses soutenues,
mais aussi à cette manière originale de revisiter, à partir de S. de Beauvoir
toute la tradition philosophique d’Aristote à Arendt ou Habermas en pas-
sant par Malebranche, Kant et Hegel. Ce qui montre que l’héritage légué,
n’est pas seulement une nouvelle conception du monde mais une autre pra-
tique des grands auteurs.
Robert TIRVAUDEY.

Marc Sagnol, Tragique et tristesse. Walter Benjamin, archéologue de la


modernité, Paris, Le Cerf, 2003, 240 p., 15 × 24 cm, 25 E.

Cet ouvrage est bien plus qu’une reprise de la thèse de W. Benjamin,


refusée à l’Université de Francfort en 1925. Il représente un essai réussi
de compréhension approfondie de la pensée de l’auteur allemand, réputé,
cependant, pour son opacité, voire son hermétisme. Après avoir, au long de
trois chapitres, planté le décor intellectuel de l’époque, démêlé le réseau des
influences, de Kant à Dilthey, mais aussi de Simmel à Heidegger qui se
sont exercées sur W. Benjamin et après avoir clarifié les notions antithéti-
ques de temps mécanique et de temps historique, de culture et de civilisa-
tion, auxiliaires indispensables d’une interprétation correcte, M. Sagnol
aborde les deux concepts clés de l’esthétique de l’écrivain : le tragique et le
triste. La fine pointe de la démonstration de Benjamin repose sur leur
opposition. Là encore, une préhistoire de ces deux termes, dans la langue et
la littérature allemandes, entraîne l’auteur dans une vaste enquête, qui, de
Hölderlin à Hegel, en passant par Schopenhauer et Nietzsche, révèle une
véritable hantise du tragique dans la culture germanique. Elle souligne
aussi le lien privilégié, ressenti par le peuple, l’unissant au modèle grec et
même la conviction d’une sorte d’identification entre le héros antique et le
héros allemand. Ce thème obsédant développe des résonances ambiguës,
voire inquiétantes, dans tel ou tel texte, exaltant le « génie national », chez
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Benjamin, Bergson 387

Hölderlin ou Nietzsche. Le jeune Achille qui vole vers la mort, pour y trou-
ver la gloire, entretiendrait-il des « affinités électives » avec Siegfried ou tel
autre héros de Wagner ?
Le triste et le tragique engendrent deux formes théâtrales distinctes,
dont M. Sagnol ne va cesser de traquer les différences : le Trauerspiel et la
Tragödie. Dans ce dernier genre, le héros se rend coupable d’§briV (hybris)
et provoque le destin. La signification ici donnée à l’§briV s’infléchit dans le
sens d’une croyance, selon laquelle le bonheur serait quelque chose d’autre
qu’un cadeau des dieux. La découverte de ce bonheur consiste dans la déli-
vrance à l’égard du destin. L’homme devient majeur dans l’affirmation de
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lui-même et sa rébellion contre la fatalité démoniaque. Prenant appui sur
deux œuvres de Goethe et de Calderón, l’auteur accorde la plus grande
importance à la dimension métaphysique de la tragédie. Le noyau central
du concept n’est pas constitué, en effet, par une faute éthique mais la faute
« créaturelle », sorte de péché originel, que l’être créé porte en soi, comme
marque de sa condition, et qu’il transmet de génération en génération. La
mort finale n’intervient pas comme châtiment, mais comme expiation. En
avance sur son temps, le héros va être sacrifié comme victime expiatoire,
d’où son silence ( « douleur sans voix » ) devant une situation qui le
dépasse et dont l’§briV paie le droit par la mort.
Finalement, la tragédie repose sur une vision optimiste de l’histoire qui
tranche avec la vision désespérée du Trauerspiel. Ce dernier appartient au
registre de la plainte ou de la déploration, que le chœur entonne et réper-
cute, alors qu’il joue le rôle inverse dans la tragédie : celui d’un obstacle au
développement des affects. Les liens subtils tissés entre la mélancolie et
l’allégorie font l’objet d’analyses délicates. L’allégorie constitue, par son
caractère mort et figé (à la différence du symbole), son déroulement pro-
gressif à travers le temps, l’unique et puissant divertissement offert au
mélancolique. En résumé : « La tragédie, partant de l’ordre mythique, fait
émerger l’histoire, la transcendance à partir de la nature ; le Trauerspiel,
au contraire, partant de l’histoire, la transforme en nature mythique »
(p. 229).
La théorie de W. Benjamin apporte donc sur ces deux concepts des
vues originales, à contre-courant de nombre d’idées reçues, et leur confère
une dimension métaphysique indiscutable. Comme toujours, dans les
œuvres de cet auteur, on est frappé par le fait que les références littéraires,
à la base de sa construction théorique, demeurent, d’une part, réduites
(une œuvre de Goethe, une de Calderón, quelques textes de Baudelaire) et,
d’autre part, limitées à un certain horizon culturel (comment intégrer,
dans cette vision, les héros de Shakespeare ou de Racine ?). Le rapport par-
ticulier qu’entretient l’allégorie avec la temporalité apporte une lumière
nouvelle, mais la figure de style y subit un effet indéniablement réducteur
et mériterait, de toute façon – tellement ses formes sont multiples, variées,
diversement interprétées –, une exploration analytique plus élaborée.

Jean DUBRAY.

Jakub Capek (éd.), Filosofie Henri Bergsona, Prague, Oikoymenh, 2003,


189 p.

Ce recueil témoigne de l’intérêt que suscite toujours l’œuvre de Bergson


à l’étranger. La philosophie tchèque renoue ainsi avec sa tradition d’avant
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
388 Analyses et comptes rendus

guerre, brutalement interrompue : non seulement on commença à traduire


l’œuvre de Bergson assez tôt dans l’ancienne Tchécoslovaquie (L’évolution
créatrice, 1919 ; Les deux sources de la morale et de la religion, 1936 ; Essai
sur les données immédiates de la conscience, 1947 ; depuis sont parus : Le
rire, 1993 ; L’énergie spirituelle, 2002 ; La pensée et le mouvant, 2003 ;
Matière et mémoire, 2003), mais encore son impact intellectuel y a été consi-
dérable. « Henri Bergson, écrit Jean Patoçka en 1936, représente le portail
de la philosophie contemporaine. [...] Dans la triste symphonie philoso-
phique d’aujourd’hui, l’œuvre bergsonienne a fait une irruption qui nous
rappelle des sons classiques que nous nous sommes presque habitués à
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ne plus entendre. [...] Il a su donner à la grande tradition occidentale,
celle d’individualisme et de compréhensibilité, un nouveau visage en en
extrayant de nouvelles valeurs. »
Les huit auteurs du présent recueil examinent la doctrine bergsonienne
à partir de thèmes concrets : la mémoire, la perception, la relation entre
l’âme et le corps, le problème du dualisme, la liberté, la connexion réci-
proque entre le mouvement, le temps et l’espace. J. Fulka ( « Bergson et le
problème de la mémoire » ) voit dans la démonstration de l’ « autosuffi-
sance ontologique du passé », qui, par le souvenir, la mémoire, intervient
dans notre perception du présent et modifie son image, « une des pensées
plus originales de Bergson » (p. 26-27). M. Petríçek ( « La fiction de
l’image : l’imagologie de Bergson » ) compare le procédé phénoménologique
de Husserl et celui du philosophe français. O. Švec ( « Le dualisme néo-
cartésien de Bergson » ) traite de la critique du dualisme traditionnel fondé
sur la distinction rigide, abstraite, entre l’âme et le corps, et de la nécessité
de la concevoir comme évolutive, concrète, temporelle. En confrontant
« La conception de liberté chez Bergson » avec d’autres thèses, J. Capek,
suivant Merleau-Ponty, conclut que la théorie bergsonienne échoue à « éta-
blir une fois pour toutes [...] le fait que la liberté apparaîtra ou comme un
acte libre ou comme un acte de volonté », car ce qu’il faut chercher, ce
« n’est pas le sentiment de liberté, mais son sens » (p. 90). P. Kouba ( « Le
mouvement entre le temps et l’espace : le combat de Bergson avec sa propre
découverte » ) apprécie l’effort de Bergson pour cerner et mettre en relation
la matière et la mémoire, l’espace et le temps, mais voit dans l’option de « la
pureté de la durée temporelle » (p. 105) un tribut à la Lebensphilosophie de
l’époque. Suit une traduction d’un chapitre ( « Bergson and Einstein. Phy-
sical word as extensive becoming » ) du livre de M. Capek, Bergson and
Modern Physics (Dordrecht, 1971), auteur de la première et unique mono-
graphie tchèque consacrée au philosophe français (Henri Bergson, Prague,
1939). J. Hrdliçka ( « De l’intuition chez Bergson » ) essaie de la décrire
« comme acte » (p. 128) à partir de ses quatre fonctions dans l’œuvre en
tant qu’attitude intuitive, acte intuitif de connaissance, faculté spirituelle
et méthode. Enfin, dans un texte non centré directement sur la philosophie
bergsonienne, A. Markoš tente de montrer que le progrès actuel de
l’épistémologie scientifique pourrait « conduire à une nouvelle synthèse où
le primat de la biologie sur la physique remplacerait celui de la physique sur
la biologie » (p. 151) ; il note que, jusqu’ici, les propos précurseurs de Berg-
son concernant ce domaine n’ont pas été pris en considération.
Le volume se termine par une bibliographie primaire (les œuvres de
Bergson en français et les traductions tchèques) et secondaire (les ouvrages
cités) ; on peut s’y étonner de l’absence de quelques études de référence
(H. Gouhier, H. Hude, A. de Lattre, etc.).
Zdenék KOURÍM.
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Bergson 389

Frédéric Worms (éd.), Annales bergsoniennes II. Bergson, Deleuze, la phéno-


ménologie, Paris, PUF, 2004, 534 p., 35 E.

Ce deuxième volume des Annales bergsoniennes, très riche d’analyses,


de propositions, de rapprochements, invite véritablement à une histoire de
la philosophie se faisant. Il comprend d’abord des cours inédits de Bergson
lui-même, tenus au Collège de France pendant l’année 1903-1904. À tra-
vers une critique de la métaphysique inconsciente des théories de la
mémoire, le cours, qui dépasse les problématiques de Matière et mémoire,
annonce déjà l’histoire de la métaphysique présente dans L’Évolution créa-
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trice et témoigne d’une lecture unique d’Aristote et de Descartes. Un cours
« admirable », comme le dit Frédéric Worms, pour son double effort cri-
tique et interprétatif.
Un deuxième moment des Annales est consacré à un cours inédit de
Deleuze sur Bergson, et plus précisément sur le chapitre III de L’Évolution
créatrice. Ce cours a été prononcé en 1960, six ans avant la publication de
son Bergonisme, et constitue une étape essentielle d’une lecture commencée
dès 1956. Il témoigne moins d’une perspective d’un auteur sur un autre que
de deux mouvements singuliers qui se croisent, se séparent et s’éclairent,
comme le montre la très pertinente introduction d’Anne Sauvagnargues.
La différenciation, comme pivot de la métaphysique deleuzienne, s’élabore
dans une lecture de Bergson, dont ce cours est une étape remarquable.
Ensuite, un dossier important, issu de deux colloques tenus respective-
ment à Prague (2002) et à Paris (2003), sur « Bergson et la phénoméno-
logie », établit des relations privilégiées aussi bien entre problèmes com-
muns et solutions opposées, concernant le mouvement, la conscience, la
vie, la liberté, la corrélation, qu’à travers des rencontres, de Husserl à
Levinas en passant par Scheler et Ingarden, Sartre ou Merleau-Ponty. Ces
études confirment que cette relation entre Bergson et la phénoménologie
est « l’une des principales relations philosophiques du siècle » (F. Worms).
Cette confrontation « ramène la phénoménologie à son origine, dans son
partage intérieur d’avec la vie, tout comme elle renvoie le bergsonisme à
son unité, dans sa relation à une vie, où est cependant toujours à l’œuvre
un acte de conscience » (p. 12). Le tout est complété par deux études sur
des lettres inédites et sur la relation entre Canguilhem et Bergson, ainsi que
des recensions d’ouvrages.
Patricia VERDEAU.

Frédéric Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2004, « Qua-
drige », 361 p., 15 E.

« Si la distinction de la durée et de l’espace tient son caractère irréduc-


tible d’un double rapport à la vie, alors faut-il transporter cette dualité
dans l’être ou dans la vie elle-même, ou bien au contraire surmonter cette
distinction dans cette commune origine, qui en assurerait l’unité ? » (p. 8).
L’excellent ouvrage de Frédéric Worms s’ouvre sur cette question et
montre, dans la pensée de Bergson, un double mouvement à l’œuvre qui
impose la lecture de chaque livre comme une étape autonome et, partant,
une méthode de lecture. Dans l’Essai sur les données immédiates de la cons-
cience, la distinction entre espace et durée est mise à l’épreuve pour la pre-
mière fois et interroge tant la réalité métaphysique de chacun de ces termes
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
390 Analyses et comptes rendus

que le problème de leur dualité même. Dans Matière et mémoire, les plans
de conscience, sur le plan psychologique, et les degrés de durée, sur un plan
métaphysique, unissent des termes opposés mais renvoient à la durée. La
distinction entre durée et espace semble résolue au bénéfice ontologique de
la durée, mais une question se pose à la fin du chapitre II : « La dualité de
la vie psychologique peut-elle renvoyer à une dualité de la vie réelle et bio-
logique, sans perdre du même coup l’unité de la durée ? » (p. 166). La pers-
pective d’une vie pratique en suspens trouvera son éclaircissement dans
L’Évolution créatrice, moment de l’œuvre où la distinction et l’unité sont
affirmées. Il s’agit, pour Bergson, de montrer que l’étude de la vie rend
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compte de l’origine de l’écart entre notre connaissance et la réalité, mais
aussi des moyens de le surmonter, de sorte que toute la philosophie pourra
être considérée comme un « évolutionnisme vrai ». Dans le dernier livre de
Bergson, l’expérience morale et religieuse rend compte d’une nouvelle sur-
prise intérieure ou intuitive : « L’expérience où l’homme prend conscience,
en quelque sorte de ce double sens de la vie, de sa double relation à la vie,
renouvelle ce double sens lui-même, devenu intrinsèquement moral et
métaphysique » (p. 18). Il est nécessaire de relier l’expérience de la clôture
et de la fermeture à l’expérience même de la vie. Nous sommes ainsi invités
à « rendre compte des pointes extrêmes de notre expérience, de la souf-
france et de la joie, où la vie perd ou trouve son sens » (p. 345). Plus que
jamais, nous sommes invités à une biologie au sens « très compréhensif »
qui oblige à étudier scientifiquement les aspects de notre vie, et précisé-
ment ceux qui lui donnent son sens métaphysique. Entre vie et connais-
sance, vie organique et vie individuelle, l’étude de Frédéric Worms effectue
des traversées, approfondit les tensions à l’œuvre et rend compte in fine
des tâches fondamentales de la philosophie.
Patricia VERDEAU.

Rachel Bespaloff, Cheminements et carrefours, préface de Monique Jutrin,


Paris, Vrin, 2004, coll. « Essais d’art et de philosophie », 250 p., 9 E.
Déjà publié chez Vrin en 1938, avec une préface de J. Wahl, ce recueil
de « Notes », pour reprendre le mot de R. Bespaloff (1895-1949), est ici
augmenté de deux essais supplémentaires. Cette réédition fait suite à celle
de De L’Iliade (1943, Éd. Allia, 2004) et Lettres à Jean Wahl 1937-1947.
Sur le fond le plus déchiqueté de l’Histoire (Éd. C. Paulhan, 2003).
Son cheminement se tient au carrefour de la pensée juive et grecque,
plus exactement dans le mouvement de la première vague existentielle
(Kierkegaard, Nietzsche), à la rencontre, en un sens plein de hasard et de
prédestination plutôt que de choix, de J. Wahl, G. Marcel, et surtout de
Chestov, dédicataire du présent volume. Dans l’Avant-propos, elle sou-
ligne la thématique et la problématique qui relient ces différents penseurs
et poètes. La musique, qui n’a rien d’une vague ressemblance, marque une
identité structurelle dans la composition des rythmes de leur pensée et de
leurs passions. C’est vrai chez J. Green, par-delà « sa haine de la lumière et
son obsession du grand nocturne », à qui elle consacre ici deux essais :
« Notes sur Julien Green » et « Note sur Le Visionnaire ». Elle reconnaît,
dans « Notes sur André Malraux », cette empreinte musicale chez
l’écrivain lors de la confrontation de la pensée et des réalités de la lutte et
de la mort. La philosophie marcellienne demeurerait lettre close pour
qui ignorerait l’expérience musicale. La disharmonie entre le sentiment
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Bespaloff, Brentano 391

d’irréalité et le réel engendre le problème de la transcendance qui est au


centre de l’étude : « Notes sur Gabriel Marcel ». Dans « Notes sur La Répé-
tition de Kierkegaard » et « En marge de Crainte et tremblement de Kier-
kegaard », la transcendance, qui jaillit comme rupture fulgurante de
l’immanence par le remords, se manifeste dans la certitude d’être devant
Dieu, devant cet Être radicalement différent de nous-mêmes dans la pas-
sion d’abolir cette différence. Si cette notion reste ambiguë chez tous les
penseurs cités, elle porte chez Nietzsche un nom : la « Volonté de puis-
sance ». Ainsi fait-elle apparaître deux lectures de la transcendance : pour
les uns, elle est l’acte par lequel l’homme tend à diviniser son propre pou-
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voir créateur en lui accordant une existence libre ; pour d’autres, elle se
révèle dans la position d’être en face de..., d’être la chose de..., d’être dans
l’Être... C’est avec « Chestov devant Nietzsche » qu’elle lève le problème
de fond du penseur russe : « Lorsque nous sommes affrontés à l’intolérable,
traqués jusqu’à la mort au-delà des forces humaines, le cri primitif de fai-
blesse et de peur qui nous échappe malgré nous a-t-il un rapport quel-
conque avec le vrai ? » (p. 203). C’est sur cette alternative que s’achève cet
ensemble de Notes : « Je n’ai pu ni adopter sa position ni la rejeter absolu-
ment. C’est peut-être que l’existence concrète ne comporte pas pour moi la
possibilité d’un tel choix. Dans l’adhésion qu’obtient de nous l’énig-
matique banalité, il n’y a place ni pour le oui sans réserve de Nietzsche, ni
pour le non sans nuances de Chestov » (p. 247-249).
Robert TIRVAUDEY.

Franz Brentano, L’origine de la connaissance morale suivi de La Doctrine du


jugement correct, trad. de Marc de Launay et Jean-Claude Gens, préface
de Jean-Claude Gens, Paris, Gallimard, 2003, coll. « Bibliothèque de
philosophie », 322 p., 19,50 E.
La traduction de ce recueil de textes de Brentano perce la bulle de
méconnaissance qui englobe ce penseur célèbrement inconnu. Dans la pré-
face, J.-C. Gens lève les deux raisons qui contribuèrent à occulter la pensée
de Brentano : l’enfermement de celui-ci comme précurseur de la phénomé-
nologie et sa position singulière face au positivisme et au néo-kantisme de
son temps. Dans ses écrits sur Aristote, le lecteur découvrira un néo-
aristotélicien qui se démarque d’une manière critique du « grand maître »
en défendant la thèse de l’univocité du Bien en soi.
L’origine de la connaissance morale et « Le concept de vérité » sont
des conférences prononcées à Vienne en 1889, au moment où le concept
d’évidence connaît un tournant décisif dans l’évolution de sa réflexion. Non
moins significatifs, les manuscrits ici regroupés sous l’intitulé de « Dictées
posthumes », s’échelonnant entre 1901 et 1915, appartiennent à la dernière
période, dite « réiste », de sa philosophie. Ces textes portent sur des notions
aussi différentes que le langage, l’amour et la haine, la vérité et l’évidence.
La Doctrine du jugement correct, qui marque le sommet de sa pensée, est
le fruit d’une reconstitution de sa logique sur la base de textes complétés par
des interpolations d’écrits plus tardifs. S’il est malaisé de déceler les diffé-
rentes phases du mouvement de sa pensée – Brentano disait détester écrire
et parlait librement dans ses cours –, on peut toutefois relever que l’éthique
et la logique brentaniennes reposent essentiellement sur deux fondements :
l’intentionnalité des affects et volitions et la théorie de l’évidence.
L’éthique comme la logique requièrent des connaissances apodictiques.
La « correction » éthique concerne les phénomènes psychiques d’amour et
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
392 Analyses et comptes rendus

de haine. Sans verser dans le « royaume des valeurs éternelles », Brentano


récuse le subjectivisme et le scepticisme. Il faut attirer l’attention sur la
spécificité de la version brentanienne de la logique comme art du juge-
ment, tant sa tentative d’une refonte de la logique classique est puissante.
À la différence de Frege, pour qui le noyau central de la doctrine du juge-
ment est celle de la proposition vraie, pour Brentano il est la notion de
jugement correct. Fustigeant le néo-platonisme frégéien, il pense le juge-
ment comme mode d’intentionnalité de la conscience. Malheureusement il
est difficile d’apprécier la fécondité de cette réforme et d’évaluer la critique
du langage qui s’y déploie, dans la mesure où seule la première des quatre
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parties du cours de logique est présentement traduite.
Robert TIRVAUDEY.

Paola Marrati, Gilles Deleuze, cinéma et philosophie, Paris, PUF, 2003, coll.
« Philosophies », 126 p.

En 1983 et 1985, Gilles Deleuze fit paraître aux Éditions de Minuit


deux volumes sur le cinéma, Image-mouvement et Image-temps. La singula-
rité de la démarche du philosophe a rendu ces deux ouvrages complémen-
taires essentiels pour l’étude et la compréhension du cinéma. Mais en même
temps persiste une ambiguïté quant à la nature de cette démarche : s’agit-
il d’une lecture philosophique du septième art, ou de l’apparition, au sein
d’un discours philosophique, des concepts propres au cinéma ? L’éluci-
dation de ces questions est le thème central du livre de Paola Marrati. Si
ces deux livres ont bien pour thème une histoire du cinéma, ils n’entrent
pas moins dans une problématique abordée par Deleuze dans ses ouvrages
précédents et suivants. Cette problématique qu’est la création (dans ses
rapports avec l’immanence, le mouvement, l’affect et le percept) se portera
naturellement sur le cinéma, comme Deleuze avait déjà pu le faire avec la
peinture (La logique de la sensation, Éditions de la Différence, 1981).
Comme le montre Paola Marrati, le travail de Deleuze ne consiste pas
à construire une interprétation philosophique de la perception du specta-
teur, mais à montrer le surgissement des concepts cinématographiques au
sein de l’image même. Cette image existe alors en soi comme acte de créa-
tion, indépendamment d’une perception (p. 39-41). Par cette création de
concepts, le cinéma devient formes de pensée et ne peut être l’objet d’une
pensée qui le soutiendrait, comme un discours philosophique ou une
théorie du cinéma (p. 103, 124). Par ailleurs, Deleuze a souvent décrit
l’opération philosophique comme création de concepts. Philosophie et
cinéma ont donc un même but, celui de cette création, par une nature et
des moyens différents. Mais, dans cette différence des concepts produits,
il existe des points de croisement, tant il s’agit toujours, par la philo-
sophie et le cinéma, de pensées singulières en acte (p. 125). Ce bel ouvrage
nous montre bien comment Deleuze a pu percevoir l’apparition des
concepts réalisant le cinéma (comme le mouvement, le temps, la sensa-
tion), dans leurs filiations et leurs ruptures, ce qu’ils sont alors et ce qu’ils
deviennent.
Stéfan LECLERCQ.
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Deleuze, empirisme logique, Foucault 393

Paolo Parrini, L’empirismo logico. Aspetti storici et prospettive teoriche,


Rome, Carroci, 2002, 415 p.
Id., Sapere e interpretare. Per una filosofia e un’oggettività senza fundamenti,
Milan, Guerini, 2002, 207 p.

Les travaux sur l’empirisme logique ont connu, depuis une vingtaine
d’années, un fort renouveau, dont les livres de Coffa, Stadler, Friedman
notamment témoignent. À la fois on revisite de nombreux thèmes positi-
vistes à la lumière des analyses contemporaines (par exemple les questions
de l’a priori, des définitions implicites, des énoncés d’observation) et on
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étudie les doctrines du Cercle de Vienne et de ses associés de manière un
peu plus historique. Le premier livre participe de ce mouvement. Il offre
une analyse intéressante du positivisme viennois comme réaction à la
conception kantienne de la connaissance, et fournit des analyses riches et
informées sur Schlick, Neurath, Carnap et Reichenbach. Dans une
deuxième partie, l’A. donne des matériaux d’archive, des lettres entre
Schlick et Reichenbach. La troisième réévalue le thème de l’analyticité et
celui des énoncés d’observation à la lumière des critiques de Quine et de
Kuhn notamment. C’est un ouvrage savant et utile.
Le second volume est un ensemble d’articles, où l’A. essaie de trouver
une sorte de voie moyenne entre, d’une part, une forme de réalisme scienti-
fique « dur » (à l’australienne) et, d’autre part, une conception herméneu-
tique, foncièrement antiréaliste. C’est un projet au cœur d’une bonne partie
de la philosophie contemporaine, bien que les contours n’en soient pas ici
assez dessinés. Quoi qu’il en soit, ce sont des livres très stimulants, savants
et riches qui témoignent, une fois encore, de l’ouverture et de la qualité de la
philosophie italienne contemporaine analytique.
Pascal ENGEL.

Jean-Claude Zancarini (éd.), Lectures de Michel Foucault, vol. I : À propos


de « Il faut défendre la société », Lyon, ENS Éditions, 2001, réimpr.
2003, 102 p.
Emmanuel Da Silva (éd.), Lectures de Michel Foucault, vol. II : Foucault et
la philosophie, Lyon, ENS Éditions, 2003, 134 p.
Pierre-François Moreau (éd.), Lectures de Michel Foucault, vol. III : Sur les
Dits et écrits, Lyon, ENS Éditions, 2003, 101 p.

Ces trois recueils de textes, auxquels ont contribué plus d’une ving-
taine d’auteurs, sont issus de trois rencontres qui ont eu lieu en 1996
et 1997.
Le premier volume est consacré au cours de Foucault donné en 1975-
1976 au Collège de France et intitulé Il faut défendre la société (Galli-
mard / Le Seuil, coll. « Hautes études », 1997, premier cours publié d’une
série de treize dont plusieurs sont parus à ce jour). Le titre de ce cours para-
phrase un énoncé qui exprime l’origine de la bio-politique : ce n’est plus
une collectivité donnée qui en combat une autre, mais plutôt la société elle-
même qui gère la vie de sa propre population en obéissant à la logique d’un
« racisme d’État ». D’où la nouvelle préoccupation, issue de l’âge clas-
sique, visant à opérer une purification de la société. Il s’agit donc d’un
thème charnière dans le parcours de Foucault qui quitte l’analyse des insti-
tutions (d’Histoire de la folie de 1961 à Surveiller et punir de 1975) pour
s’intéresser aux questions « plus générales » liées au rapport entre la vie et
o
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394 Analyses et comptes rendus

le pouvoir, lesquelles déboucheront plus tard sur le thème du gouverne-


ment de soi et des autres (1982-1984). Les auteurs de ce volume signalent
les originalités et les limites du cours de 1975-1976. M. Bertani montre la
persistance des recherches sur la relation vie/pouvoir dans l’itinéraire fou-
caldien en partant des premières analyses réalisées dans le sillage des tra-
vaux de Canguilhem portant sur la santé et la distinction normal/patholo-
gique, jusqu’aux derniers travaux sur la sexualité, en passant par la
découverte de la bio-politique et l’interprétation du racisme. A. Fontana
donne une version allongée de la « Situation du cours » parue dans Il faut
défendre la société. D. Defert insiste de manière éclairante sur le fait que la
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véritable spécificité du cours de 1975-1976 est moins d’introduire une nou-
velle problématique que de constituer un point de passage entre « la fin
d’un cycle d’analyse généalogique », intéressé aux systèmes de répression
institutionnalisés et aux négativités (asile/folie, hôpital/maladie, pri-
son/délinquance, etc.), et « un autre mode d’analyse qui se donne en termes
d’intensification, de production ». Gestion productive qui conduira plus
tard Foucault, pourrait-on ajouter, à interroger les processus de constitu-
tion de soi. T. C. Holt montre enfin l’utilité de la conception foucaldienne
du racisme dans l’analyse des sociétés esclavagistes américaines. L’ouvrage
est entrecoupé de deux séries de discussions et constitue une excellente pré-
sentation des principales problématiques développées par Foucault dans ce
cours de 1975-1976.
Le deuxième volume étudie les rapports de Foucault à certains philo-
sophes (Spinoza, Kant, Hegel, Deleuze), courants de pensée ou périodes
historiques (Renaissance, Aufklärung, phénoménologie). Le sarcasme de
Foucault l’amenait parfois à dévaluer la philosophie dans ses ambitions
théoriques. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il présentait le panoptique
de Bentham comme « plus important pour notre société que Kant ou
Hegel » (Dits et écrits, II, Gallimard, 1994, p. 594). Mais il demeure aussi
vrai qu’il n’a jamais véritablement rompu le dialogue avec la tradition
philosophique. Cette portée philosophique de l’œuvre foucaldienne est
bien mise en valeur par le deuxième volume des Lectures de Foucault. Les
premier et dernier chapitres de l’ouvrage semblent se répondre en interro-
geant certaines lacunes ou incohérences liées à l’anti-hégélianisme de Fou-
cault. J. d’Hondt oppose au discontinuisme foucaldien, victime de
« l’idéologie française de la rupture » (coupure épistémologique de Bache-
lard et rupture épistémologique d’Althusser), un certain idéal hégélien
d’homogénéité et de continuité historique. F. Fischbach explique que le
projet de Foucault de « poser un diagnostic sur notre actualité » ne
trouve pas son origine uniquement chez Kant, mais constitue une sorte de
synthèse entre le criticisme réflexif kantien et la détermination hégélienne
de notre situation dans le présent. Après avoir rappelé quelques emprunts
de Foucault au mouvement phénoménologique (origine husserlienne de la
notion d’a priori historique et reprise de la problématique merleau-
pontienne du « voir » et du « dire »), B. Han rend compte de l’adoption
par Foucault de l’approche généalogique par l’échec de la méthode
archéologique qui oscille entre un réalisme (les mots se définissent en réfé-
rence aux choses) et un nominalisme (c’est à partir des mots qu’on peut
concevoir les productions discursives). O. Remaud trace quelques paral-
lèles entre Spinoza et le Foucault d’après 1975 (on rappelle que Foucault
lisait l’Éthique sur son lit d’hôpital en 1984), en rapprochant notamment
le souci de soi d’une technologie des affects, la destruction par Foucault
du modèle juridique de la souveraineté de l’exercice spinoziste du droit
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Foucault 395

naturel, et la constitution foucaldienne de l’êthos du projet de liberté chez


Spinoza. Ce qui montre bien à quel point manquait à Foucault un
concept de potentia distinct du désir de dominer (potestas) et compris en
un sens spinoziste comme capacité d’affecter d’un grand nombre de
façons. D. Ottaviani tente de valider l’hypothèse de Deleuze, élaborée à
partir de sa lecture de Foucault, selon laquelle nous serions passés des
sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle. La complémentarité entre
les deux penseurs fait l’objet de développements qui négligent cependant
de situer ces positions par rapport à la riche tradition américaine du
Social Control vis-à-vis de laquelle Deleuze et Foucault semblent avoir
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adopté des positions en partie opposées. P. Artières analyse la manière
particulière qu’avait Foucault de faire de la philosophie en s’intéressant
à différents genres d’écriture et à différentes mises en scène discursives.
Il montre ainsi à l’œuvre dans Surveiller et punir la présence d’un qua-
drillage qui n’est pas simplement spatial, mais aussi scriptural. T. Dagron
s’intéresse à une période quelque peu négligée au sein des études fou-
caldiennes, et non moins déterminante, celle de la Renaissance, qui
constitue le point de départ de l’Histoire de la folie et de Les mots et les
choses. En citant certains représentants de la Renaissance (Pic de la
Mirandole, G. Bruno, N. de Cues, etc.) et en s’appuyant de manière éru-
dite sur plusieurs historiens de la Renaissance (Cassirer, Panofsky,
Garin, etc.), il présente le rapport de Foucault à la tradition historiogra-
phique comme relativement orthodoxe, tout en soulignant l’originalité de
l’approche foucaldienne par laquelle la Renaissance trouve une certaine
actualité.
Le troisième volume porte sur les milliers de pages correspondant aux
conférences, interviews et textes rédigés par Foucault en marge de ses
livres et de ses cours qui furent rassemblés et publiés dans les Dits et écrits
(4 vol., Gallimard, 1994). Contenant des éléments essentiels sur l’unité de
son travail, cette série de mises au point, de bilans rétrospectifs et
d’annonces des recherches à venir est en quelque sorte l’Ecce Homo de Fou-
cault. Les contributions réunies dans ce troisième volume fournissent des
clés d’accès à cette œuvre qui n’en est pas véritablement une, puisque la
masse de textes qui la composent furent rassemblés dix ans après la mort
de l’auteur. P. Sabot s’intéresse à la vingtaine de textes consacrés à la litté-
rature par Foucault entre 1962 et 1964. Foucault associe alors le « dehors »
et « l’absence d’œuvre » à une expérience littéraire pour laquelle Sade,
Nerval, Artaud, Roussel (Foucault lui consacre un livre en 1963) et
d’autres offrent une véritable perspective critique sur notre situation his-
torique. J.-F. Pradeau étudie les « dits et écrits » de 1981-1984 où Fou-
cault explique le passage allant de son intérêt pour la critique des techni-
ques d’assujettissement institutionnels (années 1960-1970) à l’analyse des
modes de subjectivation (années 1980). Celle-ci n’est pas un « retour au
sujet » comme certains ont pu le prétendre, mais constitue plutôt le pré-
lude à une pensée politique (le « gouvernement des autres ») qui est cepen-
dant demeurée programmatique en raison de la mort prématurée de Fou-
cault. B. Vandewalle soutient que la persistance des préoccupations
anthropologiques chez Foucault se trouve le plus clairement exprimée dans
les Dits et écrits. Bien que s’appuyant peu sur les Dits et écrits, A. Marino
offre des éléments intéressants d’analyse sur la convergence des modes de
véridiction et de subjectivation vers la création d’un êthos. Suit une étude
comparative des deux versions de « Qu’est-ce que les Lumières ? » conte-
nues dans le tome IV des Dits et écrits (textes 339 et 351). F. Brugère y
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396 Analyses et comptes rendus

remarque que la seconde version, par contraste avec la première, contient


une référence au Peintre de la vie moderne de Baudelaire qui devient
« l’équivalent esthétique de l’acte philosophique de Kant ». F. Gros tente
enfin d’élucider le paradoxe suivant lequel Foucault, dans les années 1960
et 1970, annonce « la fin du sujet » et soutient « l’absence d’œuvre » tout
en se présentant dans ses entretiens comme l’auteur d’une œuvre systéma-
tiquement ordonnée et logiquement cohérente. Ce n’est que dans les
années 1980 qu’il parviendra à renvoyer ce paradoxe à lui-même, d’abord
(1980-1982) en affirmant que l’auteur ne cesse de se réinventer lui-même en
problématisant les modes de subjectivation, puis de manière plus convain-
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cante (1983-1984) en définissant le complexe savoir/pouvoir/sujet comme
un processus simultané de « véridiction », de « gouvernementalité » et de
subjectivation qui constitue, en outre, un lointain écho aux trois Critiques
kantiennes.
Si ces contributions sont parfois de valeur inégale, l’ensemble conserve
une grande qualité. Chacun des volumes de cette trilogie aborde le travail de
Foucault sous un angle à la fois spécifique et pertinent.
Alain BEAULIEU.

Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France.


1973-1974, édition établie par Jacques Lagrange, Paris, Le Seuil / Gal-
limard, 2003, coll. « Hautes Études », 396 p.
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France.
1977-1978, édition établie par Michel Senellart, Paris, Le Seuil / Galli-
mard, 2004, coll. « Hautes Études », 430 p.
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France.
1978-1979, édition établie par Michel Senellart, Paris, Le Seuil / Galli-
mard, 2004, coll. « Hautes Études », 350 p.
Frédéric Gros, Michel Foucault, Paris, PUF, 2004, coll. « Que sais-je ? »,
3e éd. mise à jour, 125 p.
Stéfan Leclercq (dir.), Abécédaire de Michel Foucault, Mons-Paris, Sils
Maria Éditions - Vrin, 2004, coll. « ABéCédaire », 212 p.

À l’occasion du 20e anniversaire de la mort de Michel Foucault, les


publications se sont multipliées, tant celles de ses propres cours au Collège
de France que des études consacrées à son œuvre.
Avec les cours, édités sous la direction de François Ewald et Alessandro
Fontana dans la collection « Hautes Études » (Gallimard - Le Seuil), le lec-
teur peut suivre la pensée de Foucault en mouvement, à un double niveau :
une présence quasi physique du philosophe, sentie à travers les petits tracas
de la matérialité quotidienne dont il est fait mention au fil des leçons, donne
vie à la lecture ; on suit en même temps le cheminement intellectuel, qui,
selon le mot de Foucault lui-même, progresse « latéralement [...] comme
l’écrevisse ». Tout cela est captivant et stimulant.
Fin 2003, Jacques Lagrange éditait Le Pouvoir psychiatrique, cours
de 1973-1974, avec un appareil de présentation critique, qui comprend, en
notes, des informations sur les cadres d’analyse et les enjeux des différents
concepts introduits, ainsi que les références des textes mentionnés plus ou
moins explicitement par Foucault. Après la retranscription du cours vient
le « résumé du cours », déjà publié dans les Dits et écrits, mais dont la
reprise ici permet au lecteur de disposer des différents registres d’approche
de la pensée de Foucault en train de s’élaborer. Jacques Lagrange, qui a
o
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Foucault 397

enregistré lui-même les différentes leçons, présente ensuite en une ving-


taine de pages une « situation du cours » dans laquelle il apporte des infor-
mations d’ordre biographique, idéologique ou politique, qui permettent de
replacer ce cours dans le double contexte de l’époque où il a été prononcé et
du cheminement intellectuel de son auteur. Suivent trois précieux index
thématiques, établis avec la collaboration de Vincent Guillin : des notions,
des noms de personnes et des noms de lieux.
Dans ce cours, Foucault revient sur des questions connexes à ses pre-
miers travaux. Mais, alors qu’il s’était intéressé à la « maladie men-
tale », l’angle d’approche porte ici sur la « médecine mentale » ; il passe
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de l’analyse de « représentations » à celle de « dispositifs de pouvoir ».
C’est ainsi, par exemple, que, abordant la question de la structure fami-
liale, il renvoie dos à dos les historiens qui analysent le Code civil
comme ayant donné à la famille « le maximum de pouvoir » et ceux qui
parviennent à des conclusions opposées : il montre que le Code en a sur-
tout redéfini les contours, qu’il a concentré la structure familiale autour
de cette « micro-cellule des époux et des parents-enfants », et permis que
se constitue là une « alvéole de souveraineté » et que se mettent en place
des dispositifs disciplinaires (28 novembre 1973). Dans la même leçon,
Foucault présente pour la première fois son hypothèse d’une « société
disciplinaire généralisée », qu’il reprendra dans Surveiller et punir, mais
qu’il rectifiera quelques années plus tard. Parallèlement, le registre
d’analyse change, et l’approche en termes d’ « archéologie », qui souli-
gnait la succession de strates, fait place à une approche que Foucault dit
« généalogique », qui insiste sur les filiations et les lignages entre les dif-
férents phénomènes.
En 2004, année du 20e anniversaire, deux nouveaux volumes sont édi-
tés, présentés et annotés par Michel Senellart. On y trouve, avec le même
plaisir et le même intérêt de lecture, les cours des années 1977-1978
et 1978-1979, intitulés Sécurité, territoire, population et Naissance de la bio-
politique. La continuité entre les deux est manifeste : on aurait pu les réu-
nir en un seul volume, sous le titre du second, Michel Foucault ayant lui-
même annoncé, dès le 17 mars 1976, son projet de commencer l’étude du
« biopouvoir » ; cependant, cette question de la biopolitique reste finale-
ment en suspens, et le titre le plus conforme à ce dont il est question tout
au fil des leçons aurait pu être « Histoire de la gouvernementalité », notion
avancée dès le 22 février 1978.
Depuis le début de ses cours au Collège de France, Foucault articule sa
pensée sur l’analyse de cas concrets, de techniques et de pratiques. Il ne
s’attache donc ni aux théories de la souveraineté, ni au jeu des forces poli-
tiques, mais aux techniques de pouvoir. Il analyse l’État à travers
l’évolution des pratiques de gouvernement, à différents niveaux hiérarchi-
ques et jusqu’aux « micropouvoirs ». Cette évolution des pratiques n’est
pas considérée dans la stricte perspective d’une connaissance du passé :
comme toujours chez Foucault, nous avons affaire à un stimulant diagnos-
tic du présent qui prend les formes d’un détour par l’analyse historique.
L’argumentation est développée en deux temps, réfutation puis affirma-
tion, suivis d’une interrogation. Dans un premier temps, Foucault montre
l’erreur des analyses du libéralisme animées par une « phobie d’État » qui
caractérisait, à l’époque, certains discours d’extrême gauche, soutenus par
exemple par Deleuze ou Guattari (dénonçant le fascisme de l’État bour-
geois, instrument de domination de classe, monstre froid, etc.). Il analyse
l’avènement du libéralisme (dans Sécurité, territoire, population) et du néo-
o
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398 Analyses et comptes rendus

libéralisme (dans Naissance de la biopolitique) en tant que nouvelle forme


de pouvoir qui, s’exerçant à travers « un art de moins d’État », constitue
l’évolution inéluctable de nos sociétés. On ne peut que souligner la dimen-
sion anticipatrice de ces analyses, bien avant le tournant marqué par la
chute du mur de Berlin. L’interrogation concerne la biopolitique, question
qui ne sera pas vraiment traitée : Foucault ne l’aborde que de façon laté-
rale, détournée ; elle constitue la trame de fond de sa dynamique de pensée,
l’horizon d’analyses qu’il invite à approfondir.
Foucault montre comment un gouvernement disciplinaire qui appli-
quait son pouvoir de façon directement coercitive sur des individus assu-
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jettis a fait place à un gouvernement libéral de vivantes masses de popula-
tion, pour lesquelles l’extension de la liberté individuelle est inséparable du
besoin de se voir garantie une certaine sécurité. L’exemple du traitement
de la variole (25 janvier 1978) est symptomatique : le gouvernement disci-
plinaire isole les malades, les met en quarantaine, les surveille individuelle-
ment, alors que le gouvernement libéral se place dans une dynamique de
prévention, dresse des courbes épidémiologiques, vaccine, vise à prévenir
pour éviter d’avoir à guérir, intervenant peut-être plus que ne le faisait un
gouvernement disciplinaire, mais de façon moins directement coercitive,
plus douce. La logique disciplinaire impose de façon autoritaire, la logique
libérale influence en organisant des régulations. La biopolitique est donc
un pouvoir qui investit la vie quotidienne, qui ne s’exerce plus directement
sur le corps des individus mais qui influence, de façon diffuse, l’ensemble de
la population. On passe de la réglementation, tatillonne et précise, qui seg-
mente la société, à la gestion prévisionnelle, qui établit des probabilités et
opère une double intégration, toujours plus étendue : de plus en plus de
paramètres dans les modalités de gouvernement, et de plus en plus
d’individus dans une masse globale. La gouvernementalité tend vers la glo-
balisation et la mondialisation.
Deux ouvrages consacrés à l’œuvre de Foucault retiennent l’attention.
Le « Que sais-je ? » Michel Foucault, de Frédéric Gros, est réédité. Il
s’agit d’un ouvrage fondamental, qui permet au lycéen ou à l’étudiant
débutant de se familiariser avec l’œuvre, mais aussi au chercheur
confirmé de se confronter au point de vue, toujours clairement argumenté,
de l’auteur de l’étude. Après une première partie consacrée à la bio-
graphie, de la jeunesse dans le Poitou jusqu’aux derniers voyages et pro-
jets d’expatriation, Frédéric Gros développe son analyse de l’œuvre en
trois chapitres. Les premiers retracent l’évolution de ses différents thèmes
(la folie, l’expérience littéraire, les sciences humaines, la société discipli-
naire, le capitalisme, la gouvernementalité...) en distinguant deux étapes :
« L’archéologie des sciences humaines » et « Pouvoir et gouvernementa-
lité ». Le troisième, « Les pratiques de subjectivation », commence par
traiter de « l’énigme du dernier Foucault » et enchaîne de stimulants
allers-retours entre les concepts abordés par l’auteur à la fin de sa vie et
ses travaux ou projets antérieurs. La conclusion rappelle la tâche assignée
par Foucault à la philosophie (produire des savoirs qui puissent s’opposer
aux gouvernementalités dominantes) et montre comment il a essayé de
l’accomplir : « en nous racontant des histoires », dans les trois acceptions
du terme (récit, domaine du savoir, registre d’actions).
Les Éditions Sils Maria, dirigées par Stéfan Leclercq, inaugurent avec
Abécédaire de Michel Foucault une collection intitulée « ABéCédaire »,
dont le nom fait explicitement référence à l’entreprise vidéographique de
Gilles Deleuze ; on se trouve en présence de ce qu’on pourrait appeler une
o
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Gadamer 399

fantaisie « deleuzienne » où les thèmes abordés sont présentés dans l’ordre


alphabétique. On y retrouve aussi l’esprit de la préface de Les mots et les
choses, où Foucault parle de l’intérêt qu’on peut trouver aux listes
dépourvues d’ordre logique. Stéfan Leclercq s’est entouré de vingt-
cinq collaborateurs. La diversité des thèmes retenus, jointe au hasard de
l’ordre alphabétique, agrémente une lecture qui nous fait passer par
exemple de « Khomeini » à « langage ». Le mode de présentation produit
inévitablement des laissés-pour-compte. On regrettera notamment que le
thème « sexualité » se trouve essentiellement abordé dans la rubrique
« homosexualité » ; l’approche de Michel Foucault est autrement plus
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vaste, comme l’avait d’ailleurs montré Gilles Deleuze lui-même, dans son
Michel Foucault (Minuit, 1986). On remarquera néanmoins les articles
« Désir », « Plaisir » et « Rapport à soi », dans lesquels Philippe Mengue,
bien connu pour ses travaux concernant Deleuze et Sade, propose
d’enrichir l’analyse foucaldienne du plaisir en l’articulant avec l’inter-
prétation positive du désir présente dans Histoire de la folie ; ce faisant, il
réhabilite la psychanalyse mise à mal dans La volonté de savoir et L’usage
des plaisirs.
Si le « Que sais-je ? » est sans doute mieux adapté pour une première
approche de Michel Foucault, cet Abécédaire se prête particulièrement à la
stimulation intellectuelle de chercheurs poursuivant des travaux sur ou à
partir de ses œuvres. Rien ne remplacera, pourtant, la lecture in extenso de
ses cours : l’intérêt de ceux qui viennent de paraître suscite l’attente des
publications à venir.
Philippe COMBESSIE.

Istvan M. Fehér (éd.), Kunst, Hermeneutik, Philosophie. Das Denken


Hans-Georg Gadamers im Zusammenhang des 20. Jahrhunderts. Akten
des Internationalen Symposiums Budapest 19.-22. Oktober 2000, Heidel-
berg, Winter, 2003, 235 p.

Quelques mois avant sa mort, intervenue en 2002, Gadamer a pu


encore envoyer un petit « Geleitwort » à ce volume consacré à des thèmes
centraux de la philosophie herméneutique. Édités par Istvan Fehér, excel-
lent spécialiste de Heidegger, auteur de remarquables travaux sur la signi-
fication de la pensée gadamerienne (voir notre recension dans la Revue phi-
losophique de Louvain, 101, 2003, p. 172-173), les Actes du Colloque de
Budapest contiennent des articles en allemand et en anglais. Ils se veulent
des contributions à la relecture contemporaine de la philosophie à partir de
la perspective de la « compréhension », érigée en catégorie ontologique.
Les quinze textes ici rassemblés sont de la plume d’auteurs allemands, hon-
grois, américains et canadiens. Quatre de ces études, notamment celle de
Jean Grondin, traitent de la conception herméneutique de Gadamer, de
son rôle dans le développement de la pensée occidentale. Les onze autres
sont autant d’échantillons de la réception multiforme de la problématique
du philosophe de Heidelberg. Les questions de la théorie du langage, de
l’interprétation de l’art sont au centre de ces écrits, plus particulièrement
ceux de J. Kelemen et de J. Risser. Cependant ces travaux, majo-
ritairement de philosophie générale, contiennent aussi de précieuses contri-
butions à l’histoire de la philosophie. On lira surtout avec plaisir et profit
les pages que J. Stoltenberg a consacrées à l’influence de Natorp sur Gada-
mer qui était son étudiant à Marbourg. Cet ouvrage d’une belle typo-
o
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400 Analyses et comptes rendus

graphie, illustré de maintes photographies sur le Maître et ses disciples et


amis, devra être lu par tous ceux que préoccupe le devenir de la philosophie
post-heideggérienne.
Miklos VETÖ.

Guy Deniau et Jean-Claude Gens (dir.), L’héritage de Hans-Georg Gadamer,


Paris, Éd. Sborg, 2003, coll. « Phéno », 228 p., 18,30 E.
Ce recueil regroupe les contributions de spécialistes de Gadamer (1900-
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2002). Dès l’avant-propos, G. Deniau et J.-C. Gens soulignent que le point
nodal de ces études porte sur l’opus magnum de 1960, Vérité et méthode,
sans oublier pour autant les dix volumes des Gesammelte Werke [GW] du
fondateur du mouvement de l’herméneutique philosophique.
F. Volpi aborde le problème de la praxis, selon le mode par excellence
de l’agir politique, en se demandant s’il rentre dans les formes « extra-
méthodiques » de la vérité, et indique comment l’herméneutique philoso-
phique contribue à libérer la praxis du « malentendu objectiviste » qui a
conditionné la science politique moderne. Dénonçant la synonymie généra-
lisée de l’histoire, du langage, du dialogue et du jeu, opérée par W. Schultz,
élève de Gadamer, Y. Élissalde se donne pour objectif de « définir
l’interprétation » par un dialogue critique avec le Maître. G. Deniau dis-
cute le sens et la signification des termes de « sens » (Sinn) et de « signifi-
cation » (Bedeutung) dans l’herméneutique gadamérienne. A. Stanguen-
nec, dans « L’appropriation de l’histoire chez H.-G. Gadamer », vise chez
celui qui incarne ce qu’on appelle la seconde École de Francfort la manière
pour l’homme de s’approprier son temps historique.
Si la position philosophique d’ensemble de Gadamer est ramassée dans
la formulation affirmant que « l’être, qui peut être compris, est langage »,
R. Dottoti privilégie cette autre formule : « La dialectique doit se
reprendre dans l’herméneutique » qu’il puise dans l’étude « L’idée de la
logique hégélienne », parue dans Hegels Dialektik (GW 3). Aussi dégage-t-il
l’interprétation gadamérienne de Hegel centrée autour des notions d’être,
de logos et de langue.
Suivent trois études comparatives : « Gadamer et Bultmann » de
J. Grondin, « Gadamer et l’herméneutique post-romantique de Kierke-
gaard » de V. Delecroix, et « Le dialogue de la poésie. Entre Gadamer et
Celan » de D. Di Cesare. K.-O. Apel, quant à lui, entre en débat avec
l’auteur de Vérité et méthode par une intervention au titre délimitant son
enjeu : « Idées régulatrices ou advenir de la vérité ? », précisé par le sous-
titre : « À propos de la tentative gadamérienne de répondre à la question
des conditions de possibilité d’une compréhension valide », justifiant la
solution du problème comme la tâche de son propre philosopher.
L’identification entre l’herméneutique et la philosophie gadamérienne,
relève G. Scholtz, risque d’emporter dans le non-sens les sciences de l’esprit.
En effet, face aux attaques des scientistes et de certains déconstructivistes,
il est urgent de montrer que la critique de l’herméneutique de Gadamer ne
doit pas entourer la perte de la légitimité des sciences de l’esprit. Dans
« Remarques sur Gadamer et la philosophie italienne », F. Vercellone
s’attache à la réception de Gadamer en Italie, notamment chez E. Betti,
L. Pareyson et G. Vattimo.
« La question que nous voudrions poser, c’est de savoir si la pensée de
Dilthey ne peut être réinterrogée que dans le cadre d’un stérile combat
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Gadamer, Gauchet, Girard 401

d’arrière-garde et si cette détermination négative de l’herméneutique dil-


theyenne n’est pas sans reste », tel est l’objet de l’exposé final de J.-C. Gens.
Cet ouvrage est donc un hommage au penseur allemand selon un double
héritage : fidélité à sa mémoire en assumant les questions thématisées et
souci de critique herméneutique de ses thèses et conceptualisations. L’en-
semble forme un instrument de travail et de réflexion de tout premier ordre,
qui contribuera grandement au déploiement des études gadamériennes.
Robert TIRVAUDEY.
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Marcel Gauchet, La condition historique, entretiens avec François Azouvi
et Sylvain Piron, Paris, Stock, 2003, coll. « Les Essais », 357 p., 20 E.
Bien que Marcel Gauchet fût très connu, et très présent, quoique ce
soit plutôt à l’arrière, sur la scène intellectuelle contemporaine, aucun
panorama de l’ensemble de ses travaux et de son parcours intellectuel
n’existait jusqu’à ce jour. Cette lacune est comblée par ce passionnant livre
de dialogues. Marcel Gauchet ne propose pas seulement une analyse spec-
trale de l’époque, de ses contradictions et de ses « crises » : crise de la cul-
ture, crise de l’école et de l’Université, crise de l’histoire, crise du sujet,
crise du religieux, et crise de nos démocraties. Il déploie une réflexion origi-
nale sur les relations ambiguës, parfois à front renversé, entre les savoirs,
les droits de l’homme et la démocratie (aucun des trois ne progressant en
ligne droite) ainsi que sur le changement qui affecte la condition humaine
lorsqu’elle devient condition historique. La vérité de cette condition, ce
n’est pas l’homme promis à se trouver, c’est l’humanité devenue définitive-
ment une énigme pour elle-même. Les questions évoquées par le biais de
coups de sonde sont aussi variées et décisives que la matrice de mai 1968, le
structuralisme et la phénoménologie, l’invention monothéiste, la revue
comme creuset de la vie intellectuelle, que faire de Freud un siècle après la
découverte de l’inconscient, l’idée d’une histoire du sujet, la sortie de la
religion et la Révolution française, les totalitarismes, la place des intellec-
tuels aujourd’hui, les pouvoirs de la philosophie si elle veut penser le pré-
sent. Si le spectre est large, la précision et la pertinence de l’analyse sont
constantes. Ce qui a servi à Gauchet de guide et de boussole est cette obser-
vation qu’une partie du travail philosophique lui semble devoir consister à
éclairer la situation qui nous est donnée par l’histoire afin de discriminer
les possibles pertinents et les tâches sensées. Cet exercice de réflexion est la
réforme de l’entendement appelée par la condition historique.
Guy SAMAMA.

René Girard, Les origines de la culture, Paris, Desclée de Brouwer, 2004,


80 p., 22 E.
René Girard est surtout connu pour son explication des origines de la
culture par le mécanisme du bouc émissaire (notre ancêtre culturel com-
mun) et du meurtre fondateur, ainsi que par son hypothèse sur le désir
mimétique. Mais ce livre d’entretiens avec deux professeurs, Pierpaolo
Antonello et Joao Cezar de Castro Rocha, permet d’élargir notre connais-
sance, en resituant l’une des pensées les plus indépendantes d’aujourd’hui à
la fois à l’intérieur de son itinéraire et par rapport à notre époque. Dans le
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
402 Analyses et comptes rendus

premier chapitre, « La vie de l’esprit », René Girard commence par rappe-


ler son histoire personnelle et intellectuelle, et par exposer comment il est
passé en autodidacte de la littérature à l’anthropologie. L’Université Johns
Hopkins de 1957 à 1968, puis celle de Buffalo, l’Université d’État de New
York, avec la publication en 1972 de La violence et le sacré, la rencontre de
Michel Serres, Stanford en 1980 où il fonde un centre interdisciplinaire et
travaille avec Jean-Pierre Dupuy, enfin cette confession que c’est son tra-
vail sur le désir mimétique qui l’a orienté vers le christianisme, éclairent
l’ensemble de son projet. Ce livre propose aussi des analyses inédites sur
l’Inde védique, et une réponse à une attaque de Régis Debray contre son
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travail sur le religieux dans Le feu sacré.
Ce qui est frappant à cette lecture, c’est d’abord l’immense culture lit-
téraire, scientifique et anthropologique de René Girard. Mais c’est aussi la
manière dont il revient sans cesse sur ses travaux, et sur les malentendus
qui les ont parfois accompagnés, décrivant sa recherche comme une sorte
de roman à énigmes, dès lors qu’il faut résoudre non pas un crime unique,
mais une multitude de crimes analogues au crime initial. Or, si notre
monde moderne peut se définir comme une série de crises mimétiques tou-
jours plus intenses, mais qui ne peuvent plus être résolues par le méca-
nisme du bouc émissaire, relire René Girard nous permettra de com-
prendre par quels biais le phénomène de la violence collective est de
nature religieuse.
Guy SAMAMA.

Bernard Mabille, Hegel, Heidegger et la métaphysique. Recherches pour une


constitution, Paris, Vrin, 2004, 400 p.

Après un ouvrage sur Hegel qui est devenu un « classique », B. Mabille


nous offre un autre ouvrage de la même hauteur spéculative. Son immense
mérite est de confronter en un « dialogue productif » Hegel et Heidegger
sans jamais succomber à la tentation du réductionnisme, mais en confron-
tant sans cesse les interprétations de Heidegger au texte de Hegel avec une
minutie admirable. Le thème de la constitution onto-théo-logique de la
métaphysique est le fil conducteur de l’entreprise. La confrontation de la
compréhension de la métaphysique comme onto-théo-logie et de la philo-
sophie spéculative hégélienne n’est pas une simple affaire d’historien, car
elle met en jeu les notions de philosophie première et de constitution. Alors
que le Schritt zurück heideggérien prétend libérer un impensé, l’Aufhebung
hégélienne semblerait ne vivre qu’en se nourrissant des pensées dont elle
hérite pour les pétrifier dans une nécessité logique. Toutefois, une lecture
de Hegel montre que celui-ci n’est pas simplement le chantre de la subjecti-
vité représentative, mais qu’il localise la pensée moderne dans la représen-
tation pour mieux en dépasser le cadre, en surmontant l’opposition de la
subjectivité formelle et du donné empirique. Cependant, Hegel, comme
Heidegger, affirme l’identité de l’être et du penser. Cette identité est alors
comprise soit comme une invitation à dépasser les limites de la subjectivité
finie, soit comme une invitation à libérer par-delà le platonisme un autre
commencement.
On pourrait alors se demander si le dialogue entre les deux penseurs ne
devient pas un dialogue de sourds. Aussi convient-il d’approfondir le sens
de la constitution onto-théo-logique. Pour Heidegger, cette dimorphie est
une structure essentielle de la métaphysique qui s’origine dans une pensée
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Heidegger, Henry 403

de l’Être comme Différence et l’onto-théo-logique est une logique rame-


nant l’ontologie à une théologie. Or la spéculation hégélienne n’entre pas
dans ce processus, car la logique spéculative prend la relève de la métaphy-
sique, dépassant aussi bien le dogmatisme que la logique transcendantale
kantienne. Si Heidegger peut y voir une métaphysique absolue, une lecture
précise de Hegel montre que ce point de vue n’est en fait que celui de la
période de Iéna, alors que la philosophie de la maturité rejette une méta-
physique fondée sur un principe unique pour envisager une contingence
foncière des thèses philosophiques, lorsqu’elles ne sont pas articulées dans
un système. La question n’est alors rien moins que celle du sens d’un
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dépassement de la métaphysique. On voit en effet s’opposer une philo-
sophie qui s’emploie à penser logiquement ce qui est, et une pensée qui
remonte vers l’Être comme ce vers quoi l’étant vient à la présence. Or la
considération platonicienne et plotinienne de l’épékeina tès ousias semble-
rait bien venir inquiéter ce partage et exiger un élargissement du sens de la
constitution. En effet, selon que le Principe est un étant fondamental ou
un au-delà de l’ « étance », la constitution change de sens : ou bien un
logos déterminant qui dit quelque chose sur quelque chose, ou bien un
logos indéterminant, qui se délie de la détermination et de l’ « étance ».
Nous serions ainsi reconduits vers Plotin qui, après avoir posé l’Un comme
au-delà de la détermination, distingue la voie de la thèse, qui détermine
l’Un comme un étant, et la voie de la levée, qui abolit la détermination et
respecte l’irréductibilité du principe, sa liberté. Or, si Hegel semble conju-
guer ces deux voies, Heidegger retrouve la voie plotinienne.

Jean-Marie VAYSSE.

Michel Henry, Phénoménologie de la vie, t. 1 : De la phénoménologie ; t. 2 :


De la subjectivité ; t. 3 : De l’art du politique ; t. 4 : Sur l’éthique et la
religion, avant-propos de Jean-Luc Marion, Paris, PUF, 2003, 2003,
2004 et 2004, coll. « Épiméthée », 212, 186, 350 et 250 p., 25, 19, 35 et
26 E.

C’est sous l’intitulé général de « Phénoménologie de la vie » que se pré-


sentent les écrits posthumes de Michel Henry. Si, quelques semaines avant
de se savoir atteint d’un cancer, il avait décidé de regrouper certains de ces
essais, qu’il considérait comme emblématiques de son questionnement,
désormais cette entreprise, sous l’égide de J.-L. Marion secondé par Anne
Henry, se place dans la perspective d’une publication de ses Œuvres com-
plètes. Les deux premiers tomes regroupent les essais, études ou articles, et
quelques-unes de ses conférences qui marquent un moment crucial dans
l’évolution de sa pensée et spécifient sa manière de s’impliquer dans les
problématiques contemporaines.
Dans De la phénoménologie, on retiendra le profond remaniement que la
phénoménologie de la vie apporte à l’idée même de phénoménologie. Si
vivre signifie être, si le concept de vie définit le champ et la tâche de
l’ontologie, pourquoi la philosophie se tient-elle dans l’incapacité de penser
la vie ? Parce que la vie est constituée en son être comme une intériorité
radicale, alors que l’être se définit par l’extériorité. L’être est l’apparaître,
le déploiement de l’extériorité forme la phénoménalité pure de ce qui se
phénoménalise. La phénoménologie henryenne montre pourquoi les pré-
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404 Analyses et comptes rendus

suppositions de l’ontologie, depuis Descartes jusqu’à Heidegger en passant


par Kant et Husserl, restent fermées à l’être de la vie. Puisque l’être
déploie son essence par l’exposition de l’ekstase, il est un contenu vide.
Mais, si « la vie est invisible », elle n’est pas simple privation de la phéno-
ménalité. Car elle se sent et s’éprouve. Elle est pure épreuve de soi, le fait
de se sentir soi-même. « L’essence de la vie réside dans l’auto-affection. »
La « phénoménologie matérielle » enferme un incontestable pouvoir cri-
tique de la phénoménologie de l’ekstatique du Dasein chez Heidegger et de
l’intentionnalité chez Husserl. Donner congé à l’être, à toute phénoména-
lité extatique, à l’ « à-Dieu » de Levinas, au « hors-d’être » de J.-
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L. Marion, c’est en appeler à l’ « Archi-Révélation de la Vie ». Car seule la
Vie en son « Archi-passibililé » appelle encore lorsque l’être s’est tu. Contre
la décision galiléenne qui réduit le monde humain au monde de la science,
c’est avec Descartes que Michel Henry opère une « contre-réduction ». Au
lieu d’exclure du champ de la connaissance la sensibilité, les passions, les
émotions, la volonté – en un mot, la subjectivité selon toutes ses modali-
tés –, il les accueille car elles constituent la substance même de notre être
en son immédiation pathétique.
C’est à l’épreuve d’une phénoménologie de la naissance, de l’incan-
tation, de la souffrance, du toucher, de l’expérience d’autrui qu’il remonte
au christianisme par-delà toute la tradition philosophique depuis les Grecs
qui pensent le Logos comme Logos du monde, le corps comme corps mon-
dain, l’homme comme être pensant pour appréhender le Logos en tant que
Logos de la Vie. « Ultimement dons ce Logos de Vie qu’est le Verbe de
Dieu » (p. 177). Michel Henry reprend les deux propositions de Jean ( « Au
début était le Verbe », « Et le Verbe s’est fait Chair » ) en montrant que le
procès de l’autorévélation de Dieu en son Verbe engendre celui-ci comme ce
en quoi ce procès consiste : « Au début. » La seconde proposition se com-
prend si quelque chose comme une chair s’auto-impressionne dans l’Archi-
passibililé de la Vie absolue en son Verbe. La phénoménologie de l’imma-
nence, qui se réclame de Spinoza, s’oppose ainsi à toute phénoménologie de
la transcendance en excluant le « hors-de-soi » de la phénoménalité propre
à la vie comprenant l’immanence de la vie comme pur pathos, en saisissant
la génération dans la Vie absolue de tout vivant comme une relation elle-
même immanente.
De la subjectivité brasse les diverses formes historiques de la critique du
sujet en se bornant à repérer son enracinement philosophique chez Heideg-
ger, son origine extra- ou paraphilosophique dans les sciences humaines,
notamment dans le marxisme et le freudisme, et dont le couronnement sera
le structuralisme. Le paradoxe est que ces critiques du sujet se sont déve-
loppées dans une méprise de la philosophie cartésienne du cogito. Car Des-
cartes inaugure la philosophie du sujet en faisant retour à cette essence ori-
ginelle de la subjectivité qu’est l’affectivité en conduisant une époché
radicale du monde. L’erreur grossière de toute critique du sujet est pro-
duite par Descartes pour des raisons essentielles. Car, si le cogito ne signi-
fie pas « je pense », mais ce qui apparaît immédiatement à soi dans
l’apparaître pur, donc la subjectivité comme immédiation pathétique de
l’apparaître comme auto-apparaître, Descartes recule pourtant devant la
phénoménalité effective de ce non-voir. Il reste rivé à l’idée que la pensée
est lumière et représentation. C’est donc dès son acte de naissance que la
philosophie du sujet a avorté. À l’exception d’un certain Descartes (notam-
ment l’article 76 des Passions de l’âme) et de Maine de Biran (qui pose de
manière systématique la question de la subjectivité : existe-t-il un mode de
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Henry 405

l’aperception ?), la philosophie du sujet a manqué la subjectivité en n’en


présentant que des figures. Cependant elle n’a pas à se tourner nostalgique-
ment vers le sujet, son travail et ses tâches se tiennent devant elle. Toute la
phénoménologie est à recommencer, et la philosophie du sujet est à faire.
Contre la métaphysique de la représentation, il faut repenser le sujet à par-
tir de cette Archi-Révélation de la Vie absolue. Le sujet est reconduit à
l’être, c’est-à-dire à l’apparaître, ce qui fait apparaître l’apparaître, tout ce
qui est. C’est à propos de Schopenhauer et de la possibilité d’une « philo-
sophie première », à l’occasion d’une remarquable analyse de la question
du refoulement chez Schopenhauer et Freud, et d’une réflexion sur une
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parole de Nietzsche ( « Nous les bons, les heureux... » ), que le phénoméno-
logue teste les thèses fondamentales d’une phénoménologie radicale. Ce
second ouvrage se termine par l’analyse de la critique herméneutique
ricœurienne de la psychanalyse.
Ces deux volumes sont essentiels, d’abord parce qu’il ne s’agit pas
d’une simple reprise des thèses énoncées dans ses grands ouvrages, ils don-
nent bien des précisions que l’on ne retrouve pas par ailleurs. Ensuite parce
que la phénoménologie matérielle, radicale et pure, écartant toute présup-
position étrangère, réévalue tous les thèmes de l’ontologie, qui domine la
tradition de pensée à laquelle nous appartenons.
Les deux derniers tomes donnent la pleine mesure de la fécondité de la
phénoménologie de la vie. Ils recoupent des exposés, entretiens, actes de
colloques qui couvrent pratiquement tout l’acheminement de la pensée du
phénoménologue. Loin de répéter les thèses centrales, ils montrent le tra-
vail à l’œuvre, la richesse et la puissance dialogique, et lèvent les quipro-
quos, voire les contresens, que ses écrits majeurs suscitent.
Le tome 3 traite d’abord du politique. Sous ce registre sont regroupées
des contributions de Michel Henry qui s’attachent à débouter la thèse hei-
deggérienne de « l’être comme production », à lever les préalables philo-
sophico-ontologiques de Marx, ainsi que la rationalité du matérialiste, le
concept marxien de la lutte des classes pour terminer sur les deux visages
de la crise du marxisme, dans une reprise synthétique magistrale de ses
deux écrits consacrés à Marx (Marx, I. Une philosophie de la réalité ;
II. Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard, 1976). À la suite de
quoi, il engage une problématisation de fond du Politique avec « La vie et
la république » et « Difficile démocratie ». L’art et la culture, intitulé du
deuxième volet, se consacre essentiellement à la nature et au sens de
l’œuvre d’art chez Kandinsky selon la thèse que toute œuvre d’art est abs-
traite, esquissée dans « La métamorphose de Daphné », déployée dans
« Kandinsky et la signification de l’œuvre d’art », argumentée avec « Kan-
dinsky : le mystère des dernières œuvres », consolidée dans « La peinture
abstraite et le cosmos (Kandinsky) », et durcie avec « Dessiner la
musique : théorie pour l’art de Briesen ». L’ensemble se clôt par un entre-
tien avec M. Huhl et J.-M. Brohm sur « Art et phénoménologie de la vie »,
qui précède « Narrer le pathos », dialogue qui soumet la pensée henryenne
aux questions de M. Calle-Gruber interrogeant les deux pans de sa pensée :
philosophique et littéraire dans leurs étroites connexions. Ce troisième
volume se parachève par une phénoménologie du langage avec « Phénomé-
nologie matérielle et langage (ou pathos et langage) ».
Le dernier tome s’ouvre sur l’Éthique et nous y retrouvons les thèmes
privilégiés de Michel Henry avec « La question de la vie et de la culture
dans la perspective d’une phénoménologie radicale », « L’éthique et la
crise de la culture contemporaine », « Ce que la science ne sait pas »,
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406 Analyses et comptes rendus

« Éthique et religion dans une phénoménologie de la vie ». La Religion


porte sur l’ « Acheminement vers la question de Dieu », « Théodicée dans
la perspective d’une phénoménologie radicale », « Le christianisme : une
approche phénoménologique », « Archi-christologie », « La vérité de la
gnose », « L’Incarnation dans une phénoménologie radicale », « L’expé-
rience d’autrui : phénoménologie et théologie », « Le berger et ses brebis »,
« Parole et religion : la Parole de Dieu ». Le tout est couronné par un
« Débat autour de l’œuvre de Michel Henry » avec les interventions de
J. Rogozinski, F.-D. Sebbah, P. Audi et N. Depraz.
Par fidélité à la mémoire de Michel Henry, on ne s’interdira pas de
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poser des questions. On ne cachera pas que cette phénoménologie de la vie
fait montre d’une métaphysique à l’allure archaïque face à la rationalité
scientifique, à moins d’accepter, avec notre auteur, que la raison trouve
son propre fondement dans la vie, que les catégories concrètes ne se dédui-
sent pas a priori de la pensée pure, mais sont l’expression des catégories de
la vie, que la causalité, par exemple, trouve sa raison dans notre corporéité.
Le grand malaise qui parcourt notre monde peut-il être dissipé par la
venue de nouvelles formes de vie ? La phénoménologie de la vie n’est-elle
pas une métaphysique cachée construisant spéculativement l’idée d’une
Vie absolue, d’une Archi-intelligibilité, d’une Archignose ? La phénoméno-
logie matérielle ne participe-t-elle pas à ce « tournant théologique de la
phénoménologie française » relevé par D. Janicaud ?
Robert TIRVAUDEY.

Philippe Capelle (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry,


Paris, Les Éditions du Cerf, 2004, coll. « Philosophie & Théologie »,
210 p., 23 E.

C’est dans la tension entre « phénoménologie » et « christianisme » que


s’est mue la pensée de Michel Henry, notamment lors des deux interven-
tions du 23 mai 1997 et du 19 janvier 2001 à l’Institut catholique de Paris
discutant les thèses de ses deux ouvrages : C’est moi la vérité. Pour une phi-
losophie du christianisme (1996) et Incarnation (2000). L’enjeu est ici non
seulement de débattre des prises de position henryennes, mais aussi et sur-
tout d’ouvrir l’accès aux derniers écris du phénoménologue dont Paroles du
Christ (2002) constitue le dernier volet d’une trilogie.
Après une introduction assurée par P. Capelle, la première des trois
parties, « Phénoménologie et vérité », s’ouvre par un texte de Michel
Henry dont l’essentiel est une remise en cause du présupposé de la phéno-
ménologie : l’apparaître du monde se confond-il avec l’essence du monde ?
S’engagent alors les objections de J. Doré sur le sens de la primauté
accordée par Michel Henry au Christ « en majesté » au détriment du Christ
« de la Croix », sur la lecture phénoménologique de l’Écriture biblique et,
plus profondément, sur la question de l’humanité du Christ. P. Capelle vise
la question de l’ « originaire » selon un triple questionnement : sur
l’équation encre « christianisme » et « Nouveau Testament », sur le dia-
gnostic de la « clôture du monde » en référence à Heidegger, enfin sur la
confusion à l’endroit du concept de « monde » entre l’attitude phénoméno-
logique et celle de la textualité biblique-johannique. Plus radicalement, il
s’attache au projet de la substitution d’une « phénoménologie de la vie » à
la « phénoménologie du monde » en demandant : « Comment passe-t-on de
la vérité-vie phénoménologique à la vérité-vie théologique ? (p. 51).
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Henry, Husserl 407

La deuxième partie porte sur le rapport entre phénoménologie et incar-


nation. J. Greisch se penche sur le sens du « renversement » de la phéno-
ménologie opéré par Michel Henry en en mesurant la répercussion sur le
binôme corps-chair, le rapport entre le Grec et le juif, sur le ratage par Hei-
degger de l’apparaître du monde, sur l’occultation husserlienme de l’auto-
affectation de la vie en raison de l’intentionnalité. Il en ressort une critique
de fond : le renversement qui réinscrit la pensée au cœur de la vie ne doit-il
pas être reconduit au monde tel que le christianisme le comprend, c’est-à-
dire à la Création ? Le bibliste Y.-M. Blanchard interpelle la manière pour
la phénoménologie matérielle de s’adosser à la christologie johannique en
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revendiquant le « texte », alors que philosophe et théologien le prétextent,
en rappelant la nécessaire « contextualité » littéraire de la notion biblique
de « chair » en sa polysémie, en convoquant le principe d’historicité. « Y a-
t-il une chair sans corps ? », s’interroge E. Falque qui décoche trois réfuta-
tions quant à la notion nucléaire d’Incarnation, dénonçant ainsi le double
rejet de l’hellénisme et du judaïsme, la rupture entre « chair » et « corps »,
la réductibilité de l’histoire de la philosophie au modèle du voir. C’est en
théologien résolu que J.-L. Souletie problématise les liens d’articulation
entre autocommunication du Dieu et vérité du monde, entre phénomène
du monde et intelligibilité théologique, tout en insistant sur l’urgence de
repenser la question du corps mystique du Christ.
Le summum de l’ouvrage est constitué par l’intervention de Michel
Henry qui donne la réplique aux questions soulevées précédemment. Le
recueil s’achève par une lecture émouvante et serrée par J. Greisch du
manuscrit testamentaire de Michel Henry dont le centre est occupé par la
question : « Est-il possible à l’homme d’entendre, dans le langage qui est le
sien, une parole qui parlerait dans un autre langage, qui serait celle de
Dieu, très exactement celle de son Verbe ? Et sinon comment pourrait-il
du moins s’assurer de l’existence d’une telle parole ? » (Paroles du Christ,
Paris, Le Seuil, 2002, p. 13).
Robert TIRVAUDEY.

Samuel Dubosson, L’imagination légitimée. La conscience imaginative dans


la phénoménologie proto-transcendantale de Husserl, Paris, L’Har-
mattan, 2004, coll. « Ouverture philosophique », 175 p., 16 E.

Issu d’un mémoire de licence en philosophie soutenu en mars 2003 à


l’Université de Lausanne, ce livre cherche à suivre le chemin sinueux du
processus de légitimation de l’imagination au sein de la théorie générale
naissante de l’intentionnalité chez le premier Husserl. Si la philosophie occi-
dentale assigne un rôle mineur à l’imagination, la phénoménologie accorde
une importance privilégiée à cet acte particulier d’intentionnalité appelé
« présentification intuitive ». En effet, il revient à Husserl de saisir
l’imagination comme acte intuitif. Cependant, souligne l’auteur, le fonc-
tionnement intentionnel imaginatif s’impose progressivement dans l’œuvre
husserlienne depuis ses premières réflexions sur l’intentionnalité, dans Sur
les objets intentionnels (1894-1903) et Recherches logiques (1900-1901), pour
recevoir une analyse approfondie dans le cours du semestre d’hiver 1904-
1905 : Phantasie et conscience d’image. Pourquoi et comment Husserl par-
vient-il si difficilement à reconnaître l’imagination comme modalité inten-
tionnelle aussi singulière et canonique que la perception et la signification ?
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408 Analyses et comptes rendus

Cette question directrice distribue l’étude en trois parties selon un fil


conducteur historique.
La première va de la Philosophie de l’arithmétique jusqu’aux Recherches
logiques en mettant l’accent sur les Cinquième et Sixième Recherches. Le
questionnement sur l’imagination s’établit sur fond des problématiques de
l’ontologie et de la psychologie, c’est-à-dire en fonction du système de
l’intentionnalité qui prend en considération les représentations de l’ima-
gination avec celles de la perception et de la signification. La deuxième
partie aborde l’appendice des § 11 et 20 de la Cinquième Recherche et les
« Études de 1898 ». Husserl doit franchir une nouvelle étape, puisque
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l’analyse intentionnelle reste tendue entre la propriété des représentations
intuitives et l’impropriété des représentations symboliques. Les représenta-
tions de l’imagination sont impropres en raison de leur incapacité à repré-
senter le domaine des intuitions et ne peuvent prétendre à une valeur heu-
ristique comparable à celle des représentations perceptives. En 1898, tout
en s’employant à poursuivre ses Recherches logiques, Husserl dissocie les
représentations de l’imagination des représentations de la perception et de
la signification en analysant celle-là sous le double rapport de la Phantasie
et de la conscience d’image. En dépit de la pertinence des distinctions faites
préalablement, la troisième partie montre comment Husserl devra revenir
sur le statut de l’imagination dans le cours de 1904-1905 pour rompre la
similarité générique entre la conscience d’image et la Phantasie, libérant
celle-ci du modèle de compréhension jugé inadéquat pour saisir la spécifi-
cité de son monde intentionnel.
Il resterait, mais ce serait là un tout autre travail, à apprécier le renou-
vellement husserlien de la conscience imaginative lors du tournant trans-
cendantal de la phénoménologie en rapport avec l’élaboration de la
conscience intime du temps et en correspondance avec la réduction phéno-
ménologique telle qu’elle est exposée dans les leçons de 1907 sur l’Idée de la
phénoménologie. Cette remarque, loin de décourager notre auteur, est au
contraire ce qui souligne la fécondité, le sérieux et la pertinence de cet écrit.
Robert TIRVAUDEY.

Angèle Kremer-Marietti, Cours sur la Première Recherche logique de Husserl,


Paris, L’Harmattan, 2003, coll. « Épistémologie et philosophie des
sciences », 91 p., 9,50 E.
Dans Philosophie de l’arithmétique (1891), Husserl accorde à l’enquête
psychologique un statut prépondérant qui se confirmera avec les Recher-
ches logiques (1900) en renvoyant dos à dos psychologisme et antipsycholo-
gisme. C’est dans cette optique que A. Kremer-Marietti consacre un cours
non à une simple exposition, mais à une analyse minutieuse des quatre
chapitres de la Première Recherche logique, intitulée « Expression et signifi-
cation » (Ausdruck und Bedeutung). En effet, elle montre comment celui
qui est « sous l’égide » de Bolzano et de Brentano a problématisé, au sein
de la théorie de la science, l’unité logique du contenu de pensée, en mettant
en question la recherche d’une fondation psychologique du logique, et
l’idée de science dont la philosophie était alors fortement dépendante. Tout
naturellement, l’étude se resserre sur le contenu idéal et phénoménologique
des vécus de signification et sur le phénomène d’expression.
Robert TIRVAUDEY.
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Jaspers 409

Jean-Claude Gens, Karl Jaspers, Paris, Bayard, 2003, 400 p., 34 E.


Cette forte et volumineuse biographie vient commémorer le 120e anni-
versaire de la naissance de Karl Jaspers (1883-1969). Le fait est heureux
car la vie et l’œuvre de Jaspers sont entourées de confusions. Mais com-
ment évaluer le sens de l’œuvre jaspersienne à partir de la situation histo-
rique globale ? Plus exactement, comment en vint-il à la philosophie après
avoir soutenu sa thèse de médecine (« Nostalgie et crime », 1909) et exercé
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comme médecin assistant dans une clinique psychiatrique auprès de Franz
Nissl ? Sans doute, des raisons occasionnelles interviennent. La mucovisci-
dose dont il était atteint dès l’enfance, la volonté de rester à Heidelberg
contrarièrent sa carrière de praticien. « Mais, relève J.-C. Gens, son travail
de recherche en psychiatrie lui avait fait toucher du doigt les limites de
toute science, de sorte que cette expérience a négativement déterminé son
orientation vers la philosophie » (p. 82). En effet, la question de
l’aliénation mentale n’est intelligible que si l’on inscrit l’individu à
l’intérieur de la totalité de son être. Aussi cet engagement dans la voie phi-
losophique est-il la reprise d’une vocation ancienne à laquelle il avait
d’abord pensé devoir renoncer.
Psychologie des visions du monde (1919), Strindberg et Van Gogh (1922),
qui contribuèrent à la notoriété du psychiatre, préfigurent sa philosophie
de l’existence qui viendra se préciser lors de la percée philosophique des
années 1931-1932. Mais déjà 1913 marquait un tournant dans l’histoire de
sa pensée avec la parution de Psychopathologie générale, son habilitation en
psychologie, sa rencontre avec Husserl, sa découverte de Nietzsche, puis de
Kierkegaard. À sa nomination comme professeur extraordinaire de philo-
sophie (1920) suit une période de maturation (1921-1931) durant laquelle
s’élaborent La situation spirituelle de notre époque (1931), Philosophie et
Max Weber. L’Essence allemande dans la pensée politique, la recherche et la
philosophie (1932).
C’est durant la période tragique (1933-1945) que le résistant silencieux
connaît une émigration intérieure dans ce pénitencier qu’était l’Allemagne
nazie. Il prononce pourtant une série de conférences donnant naissance
aux ouvrages majeurs Raison et existence, La situation spirituelle de notre
époque, Philosophie de l’existence. Dans le même temps, se dessinent les
œuvres publiées après guerre telles que Les grands philosophes, Origine et
sens de l’histoire.
Mais la grandeur du « penseur existentiel » apparaît lorsqu’il s’engage
dans les problèmes politiques de son temps. Il s’implique dans la création
du mensuel Die Wandlung, dont le prolongement sera la publication de La
question de la culpabilité (1948) appelant à une « purification » de
l’individu. Il participe aux Rencontres internationales de Genève en 1946
sur l’ « esprit européen », et en 1949 sur « Pour un nouvel humanisme »
dans de vives discussions avec G. Lukács et H. Lefebvre. En 1948, celui qui
incurve la conscience morale de l’Allemagne accepte, dans l’agitation fié-
vreuse des médias, le poste à l’Université de Bâle où cinq conférences
seront regroupées dans La foi philosophique (1948). Ce long séjour bâlois
sera entrecoupé de conférences tenues à Heidelberg (1950) qui paraîtront
sous le titre de Raison et déraison de notre époque. Avec La bombe atomique et
l’avenir de l’homme (1958), l’universaliste s’attache aux problèmes d’une
histoire mondiale de la philosophie.
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410 Analyses et comptes rendus

C’est dans les années 1960 qu’il acquiert un rayonnement médiatique


sans précédent. Il entretient une polémique avec Buber à propos du
concept de communication existentielle thématisé dans Philosophie, avec
Barth sur la question du contenu religieux de la philosophie de l’existence,
avec Bultmann sur le mythe, avec Buri sur la révélation et les dogmes de la
tradition chrétienne. S’opère alors une mutation de son « apolitisme »
d’avant la Seconde Guerre mondiale au « suprapolitique ». En effet, Jas-
pers se prononce pour une « révolution légale », c’est-à-dire non une révo-
lution violente venant d’en haut, mais une révolution du mode de pensée
politique qui s’effectue du bas. À l’occasion de la dénonciation du culte de
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la Bildung chez Goethe, dont le danger est de soustraire les Allemands à la
conversion vers une authentique germanité, il se heurte au romaniste Cur-
tius. Il entre directement dans la vie politique allemande avec Liberté et
réunification (1960), moins dans le souci de penser les institutions que de
rappeler l’esprit qui devrait les inspirer. Où va la République fédérale ?
de 1966 poursuit la nécessité d’une rééducation politique des Allemands.
Dans ces écrits politiques s’énonce la tâche de l’ « écrivain politique » qui
consiste à éclairer les possibilités pratiques d’une situation en les pensant
jusqu’à leurs conséquences ultimes. Et notre biographe de déceler leur ins-
piration weberienne. Prenant sa retraite en 1961, Jaspers se détourne du
politique et n’a de cesse, jusqu’en 1968, d’examiner la conscience lors-
qu’elle doit affronter un État criminel.
On consultera donc avec un vif intérêt cette biographie, à l’érudition
aussi pertinente que sobre, qui est une invitation à lire ou relire Jaspers.
Signalons que l’ouvrage comporte une bibliographie des cours et sémi-
naires de Jaspers, un index des noms et un cahier photos.

Robert TIRVAUDEY.

Danielle Lories, Olivier Depré, Vie et liberté. Phénoménologie, nature et éthi-


que chez Hans Jonas, Paris, Vrin, 2003, 222 p.

On peut connaître l’œuvre de Hans Jonas sans toujours en décrypter la


complexité. Dans un esprit phénoménologique, Lories et Depré visent à en
déchiffrer les zones d’ombre, car « ce sont les énigmes qui nous stimulent
dans la philosophie de Jonas » (p. 15). C’est sans doute la première partie
du livre, consacrée à la philosophie de la nature de Jonas, qui est la plus
percutante, pour la raison même que Jonas y affirme une continuité exis-
tentielle du vivant. Une telle continuité amène ensuite à une solidarité
organique qui reste, à notre avis, l’apport majeur du philosophe. Comme le
rappellent Lories et Depré, cette solidarité repose sur « l’idée-force de la
philosophie de Jonas selon laquelle l’homme surgit de la nature comme
d’une longue histoire qui l’a précédé pour mieux le préparer, mais avec
laquelle il se tient dans une étroite relation de connivence » (p. 17). D’une
certaine façon, tout le reste en découle : l’enracinement de la liberté très tôt
dans la continuité du vivant, « le passage de l’être au devoir-être » (p. 137)
(ou des faits aux valeurs), le « naturalisme éthique » de Jonas, la question
de l’identité et de la différence dans l’individu, et même la volonté naïve de
trouver Dieu dans le spectacle du monde, un point faible des thèses jonas-
siennes. Finalement, Lories et Depré n’apportent pas de réponse définitive,
mais des clés de lecture permettant de mieux comprendre les thèses de ce
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Jonas, Lask 411

philosophe majeur du XXe siècle et d’en saisir la remarquable pertinence


phénoménologique en même temps que la modernité. Cet ouvrage, très
clair et didactique, peut notamment être conseillé à tous les étudiants qui
veulent aborder Jonas.
Georges CHAPOUTHIER.

Emil Lask, La logique de la philosophie et la doctrine des catégories. Études


sur la forme logique et sa souveraineté, trad. Jean-François Courtine,
Marc de Launay, Dominique Pradelle, Philippe Quesme, préface de
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M. de Launay, Paris, Vrin, 2002, 290 p.

Avec cet ouvrage paru en 1911, l’élève de Windelband et de Rickert


prend ses distances avec la philosophie de la valeur en reprenant la thèse
copernicienne du fondement de l’objectivité. Il s’agit pour Lask de com-
prendre l’objectivité comme validité, celle-ci se caractérisant par son imma-
nence au logos. Ce qui importe alors n’est point tant la relation du sujet à
l’objet que la teneur logique de l’objet lui-même dans cette immanence au
logos : les objets sont des vérités. L’objet revêt une forme logique toujours
référée à un matériau qui est, par définition, étranger à la valeur ou signifi-
cation. L’unité de la forme et du matériau, qui reçoit d’elle une validité,
constitue le sens. Si l’objet est ainsi le point de rencontre de deux mondes,
Lask refuse néanmoins toute forme de scission ainsi qu’une hypostase du
logique. Ce qui distingue un objet en son immanence au logos est le maté-
riau qui n’est accessible que via negationis par la forme. Or, toute forme
pouvant devenir matériau d’une autre forme, il faut concevoir une proté
hylé qui est le sensible alogique. Lask distingue ainsi l’être de l’étant : si l’on
peut entendre par « étant » soit l’ensemble du domaine ontico-ontologique
situé dans la forme catégoriale de l’être, soit le simple quelque chose tel qu’il
est affecté par cette forme, ce n’est qu’en ce second sens qu’il faut opposer à
l’être comme catégorie l’étant comme ce qui n’est pas valant mais n’est
qu’un simple matériau ontique. Par ailleurs, si les catégories sont les formes
qui confèrent une validité à l’objet, elles se distinguent en fonction du maté-
riau à partir d’une forme originaire, qui est le phénomène originaire d’une
pure forme logique génératrice de significations venant se substituer au
sujet transcendantal kantien. C’est entre cette archi-forme logique et le
matériau ontique que s’articule le domaine des significations qui transfor-
ment la forme originaire en catégories. Le travail logique consiste ainsi à
reconstituer la pluralité des formes, dans la mesure où jusqu’à présent la
philosophie n’est jamais parvenue à déterminer le sens de la catégorie. Lask
conçoit alors la catégorie comme une forme déterminée résultant du maté-
riau. Or, si la forme permet de clarifier le matériau, elle n’en vient jamais à
bout, car celui-ci conserve une part inexpugnable d’irrationnalité. Elle se
contente donc de le cerner sans l’épuiser. L’être est ainsi la catégorie qui
cerne l’étant sensible, au sens où « l’être de l’étant fait déjà partie de ce qui
est valant, donc de ce qui n’est pas étant », car « la réalité effective du réel
effectif appartient d’emblée à ce qui n’est pas effectivement réel » (p. 71).
Lask élabore ainsi une notion de différence ontologique comme différence
entre ce qui est valant et non valant. En effet, « ce n’est pas le domaine
ontico-ontologique, mais seulement l’étant – c’est-à-dire ce qui se situe dans
la catégorie “être” mais en faisant abstraction de la forme de cette catégorie
même –, ce n’est pas la réalité effective, mais seulement l’effectivement réel,
c’est-à-dire ce dont – affecté par une forme catégoriale – résulte d’abord une
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412 Analyses et comptes rendus

réalité effective, qui forment le premier hémisphère, celui de ce qui n’est pas
valant » (p. 70-71). L’être en tant que valant n’est donc rien d’étant, mais
en même temps, comme l’affirme M. de Launay, « cette différence ontolo-
gique n’est intelligible que grâce à l’étant, et non l’inverse : le concept d’être
ne rend pas l’étant intelligible » (p. 15). Il est donc un fossé irréductible
entre la forme et le contenu, ce dernier demeurant inépuisable et le travail
logique n’étant qu’un travail de clarification.
Il convient de souligner le grand intérêt de la traduction de cet ouvrage
d’un auteur peu connu en France. Il s’agit d’abord d’une pièce essentielle
de l’histoire du néo-kantisme dans sa réélaboration de la théorie de
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l’objectivité. Il s’agit ensuite d’un texte qui éclaire tant les débats logiques
du début du XXe siècle, au centre desquels s’est trouvé Husserl, que les nou-
velles approches des questions esthétiques et éthiques. Cet ouvrage permet
enfin de mesurer l’influence que Lask a pu avoir sur le jeune Heidegger.

Jean-Marie VAYSSE.

Jean École, Louis Lavelle et l’histoire des idées, Hildesheim, Olms, 2004,
344 p.

Une lecture rapide de l’œuvre de Lavelle peut laisser supposer qu’il ne


se réfère que rarement aux autres auteurs, qu’il néglige de se situer par rap-
port à ses prédécesseurs ou à ses contemporains. Il fallait contester ce juge-
ment hâtif, reprendre l’œuvre même de Lavelle, et s’apercevoir de
l’ampleur des lieux où Lavelle confronte sa pensée aux autres auteurs. En
réalité, 286 auteurs et 97 écoles de pensée sont convoqués, sans même se
référer aux chroniques et aux recensions. Ce livre s’est donné pour tâche de
nous présenter un Lavelle praticien avisé de l’histoire de la philosophie. Il
faut noter l’ampleur de la tâche effectuée. Une première partie, corpus doc-
trinal, analyse les œuvres de pensée personnelle, et les références seront
données dans un premier index, avec renvoi aux œuvres et pages. En quel-
ques mots, les thèmes des auteurs cités sont précisés. Sont ainsi présents,
en détail, les renvois aux grands auteurs classiques, mais aussi à des
auteurs moins fréquentés. On trouve également des références à des
auteurs littéraires, à des savants, à des artistes. Douze pages sont consa-
crées à Descartes, par exemple. La présentation rend la consultation de ces
textes facile et agréable. Une seconde partie, corpus historique, présente
d’une façon encore plus précise, plus technique, si l’on veut, les auteurs. On
possède ici le contexte dans lequel Lavelle vivait l’histoire de la philosophie
et la façon dont celle-ci était reçue dans la première moitié du XXe siècle.
On trouvera la liste exacte de tous les ouvrages analysés dans les chroni-
ques du Temps. Grâce aux strictes chronologies, l’évolution de la pensée
lavellienne peut être suivie. Jean École nous propose, en conclusion, une
sorte de bilan de ses recherches. Des tables rendent extrêmement maniable
ce volume. Nous avons ici 1’instrument de travail indispensable désormais
pour toute recherche conséquente sur la pensée de Lavell et l’étude de sa
place dans l’histoire de la philosophie.
Michel ADAM.

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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Lavelle, Levinas 413

Francis Guibal, Emmanuel Levinas ou les intrigues du sens, Paris, PUF,


2005, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 313 p., 27 E.

Sous le titre général d’ « Intrigues du sens », F. Guibal se propose


d’étudier le style d’écriture et d’interventions qui fait irruption et/ou
interruption dans la pensée philosophique du penseur du Visage. Intrigues
constamment relancées et inévitablement plurielles d’un sens qui « n’est »
qu’en traçant sa voie à travers les configurations signifiantes qui les
transportent sans jamais s’installer dans la quiétude d’une demeure
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permanente. S’il est hors de question de reconstruire l’édifice de la pensée
levinassienne, il ne s’agit pas davantage de laisser passer l’an-archique qui
l’excède au risque d’une pluralité informe. C’est pourquoi l’exégète dis-
tingue, dans la totalité que l’œuvre de Levinas finit par composer, au sein
des trois parties de son livre, deux sous-ensembles dont le premier suit de
l’intérieur les articulations et la dynamique constituant l’espace éthique
cher Levinas ; le second l’expose à des confrontations d’inspirations diver-
gentes, voire conflictuelles, afin de mettre à l’épreuve sa cohérence para-
doxale, d’en repérer les déplacements et les altérations.
Cet entrelacs, clairement énoncé dans l’introduction, se trouve dans la
première section, « Voix et envois », dans laquelle l’auteur se risque à
prendre un « raccourci » pour évoquer trois moments cruciaux du tracé
éthique. Dans « Raccourci : Bonheur, Bonté, Partage », il est montré com-
ment l’éthique n’a de sens que dans la vigilance respectueuse des tensions
et des scansions entre les dimensions hétérogènes de la pro-existence et de
la co-existence. « Ressources : Élan(s) d’une pensée » repart de la manière
spécifiquement levinassienne de remettre en cause la logique paradoxale de
l’autrement en y décelant la trace des « voix » diverses qui l’ont animée : la
ductibilité phénoménologique de Husserl, le tranchant existentiel heideg-
gérien, la concrétude spirituelle hégélienne.
La deuxième partie ( « Versions d’une traversée » ) déploie la ligne
paradoxale d’un sensé levinassien. « Menaces : le fond obscur de l’il y a »
insiste sur la pesante opacité de l’il y a d’où ne cesse d’émerger l’adresse de
la signifiance. En s’appuyant sur l’article de 1963, « La signification et le
sens », « Hauteur : cultures et transcendance » explore l’irréductibilité de
la « hauteur » obligeante du Visage comme lieu d’irruption de la « trans-
cendance ». « Forage : d’un secret à l’autre » s’attache à une question de
fond : « Si le secret inquiète et déjoue les révélations toujours trop manifes-
tes du logos, s’il échappe à la curiosité qu’il suscite et qu’il diffère, est-il
possible – et comment ? – de suivre et de penser les voies – et le droit ? – de
ce qui n’entre ni ne saurait entrer sans reste dans la clarté et la transpa-
rence du dévoilement ? Comment distinguer – et au nom de quoi ? – entre
les modalités et les stratégies diverses, voire opposées, du secret et de sa
“garde” ? » (p. 118).
Le dernier parcours, « Espacements d’une orientation », s’essaie à
montrer, sur la base de quelques confrontations, comment éthique et poli-
tique, philosophie et culture peuvent donner lieu à des rapprochements
pluriellement renouvelés à partir de cette pensée tournée vers l’unique
merveille d’une relation d’altérité n’ordonnant l’un à l’autre qu’en
s’écartant l’un de l’autre. « Métaphore(s) : vigilance et praxis » laisse
venir à l’examen quelques interrogations majeures, notamment sur les
limites éventuelles de cette « obsession » éthico-religieuse, de cet « excès
métaphorique ». À un niveau plus fondamental d’engagement philoso-
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
414 Analyses et comptes rendus

phique, « Éloignement : responsabilité de l’existence » revient sur certains


aspects du débat majeur qu’eut à livrer cette pensée « métaphysique » du
sens éthique et de la responsabilité infinie du « me voici » : celui qui
l’opposa à la radicalité heideggérienne de la finitude ontologique de
l’existence et la fait s’éloigner de la « transitivité » de l’être au nom du
« passage » de l’Autre. « Chiasmes ? : sans retour et sans recours »
approche la pensée levinassienne en la prolongeant et en l’actualisant en
tentant de « croiser » deux manières de penser le « sans retour et sans
recours » de notre être-abandonné sur fond d’une question nucléaire :
« éminence du “Sens unique” (Levinas) ou dissémination de “sens en tous
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sens” (J.-L. Nancy) ? ».
« Mise à l’épreuve – de la philosophie » conclut qu’à travers ces intri-
gues multiples où se relance la signifiance insondable et indécidable d’une
phénoménologie foncièrement portée à sa limite il est moins question de res-
taurer la pureté intelligible d’une philosophie spéculative que d’éprouver un
« Dire de transcendance » dont la puissance ne cesse de résonner au sein du
monde, monde qu’il nous incombe de tenir éveillé à la responsabilité infinie
de son à-venir.
Robert TIRVAUDEY.

Francis Guibal, Approches d’Emmanuel Levinas. L’inspiration d’une écri-


ture, Paris, PUF, 2005, coll. « Études d’histoire et de philosophie reli-
gieuses », 177 p., 19 E.

Dans l’introduction, qui vise à jeter une cohérence dans ce recueil


d’exposés déjà publiés, F. Guibal sonde les sources d’inspiration de ce « juif
philosophe », en particulier l’héritage grec, l’héritage hébraïco-biblique,
Husserl et la phénoménologie, Heidegger. L’inspiration s’écrit dans une
pratique qui déborde les Dits historico-culturels sur lesquels elle s’appuie,
travaille à même les contraintes du Dit éthico-métaphysique et de ses lois
en spécifiant une manière de discours signifiant s’approchant du langage
originel – le « Dire sans Dit », pour citer Levinas. Car, si l’entreprise levi-
nassienne a incontestablement une très forte unité, la pensée se modifie en
chemin comme jamais satisfaite des dits dans lesquels elle refuse de
s’enfermer.
Ces six approches s’essaient à éclairer de l’intérieur cette complexité
radicalement énigmatique du dire levinassien. Celui-ci, dans son orienta-
tion « métaphysique », s’est conquis à partir de l’écoute d’une parole dont
l’autorité est seule capable d’éveiller le psychisme à l’inouï de ses ressources
signifiantes (chap. 1). Cette traversée n’a de cesse de se confronter à la radi-
calité empreinte d’attirance et de répulsion de la pensée heideggérienne de
l’être. Car, soutient notre commentateur, c’est sur fond d’existence finie
que se donnent à percevoir les clignotements de l’Infini nous arrachant à
toute installation (chap. 2). L’approche la plus directe au travail de Levi-
nas consiste à suivre sa phénoménologie selon l’intrigue interhumaine, ses
tours et détours, ses intrigues et son sens. Ainsi se voit-elle obligée de lais-
ser venir à l’idée et de remarquer dans la trame de l’immanence discursive
les insinuations énigmatiques de la transcendance (chap. 3). Encore
convient-il de relever que les interventions étonnantes et fulgurantes de
l’Autre en appellent à l’inclination d’une étrange subjectivité selon une arti-
culation pour le moins originale du rigorisme de l’impératif kantien à la
démesure pathétique de l’élection chez Kierkegaard (chap. 4). Ces tensions
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Levinas 415

s’inscrivent dans l’exposition définitivement vulnérable d’un corps ne


répondant aux défis éco-techniques de la modernité qu’en supposant la
charge du monde et sa violence déchaînée (chap. 5). Par quoi l’inspiration
indissociablement éthique et judaïque de cette écriture affronte la diversité
et le choc des cultures en laissant résonner, jusque « dans la polyphonie
interculturelle » de la mondialité, la tonalité d’une voie éminemment
« provocatrice » (chap. 6). « Une voix “de l’autre rive” », pour reprendre le
titre de la conclusion, appelle, pour ceux qui l’écoutent, un « autrement » à
renouveler incessamment dans l’infidèle fidélité des traditions vivantes.
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Robert TIRVAUDEY.

Francis Guibal, La gloire en exil. Le témoignage philosophique d’Emmanuel


Levinas, Paris, Les Éditions du Cerf, 2004, 150 p., 17 E.
Levinas n’a jamais masqué sa judaïté, tout en résistant fortement à
l’appellation de « philosophe juif ». Si sa phénoménologie ne se fonde pas
sur le théologique, il n’en demeure pas moins que sa terminologie est reli-
gieuse. Dès lors, comment assigner une autonomie méthodologique à une
pensée qui se reconnaît implicitement théologique ? La « thèse » levinas-
sienne de la double « dérive » est ici étroitement discutée : la philosophie
dérive de la religion qui elle-même est en dérive. Ne faut-il pas soupçonner,
à travers cette double dérive, une complicité reliant religion et philosophie
sur le mode de la « conjuration » et de la « sécurisation » de la détresse de
l’existence ? Les intitulés des subdivisions de l’ouvrage indiquent avec
clarté les lignes rectrices de cette œuvre de pensée levinassienne reprises
par F. Guibal sous l’angle de l’inspiration judaïque. « L’absentement de
Dieu » (chap. 1), c’est-à-dire la transcendance de Dieu dans son efface-
ment, montre que la gloire en exil de l’Infini persiste à marquer de sa trace
tout aussi bien la sainte proximité éthico-philosophique, « L’infini de la
responsabilité » (chap. 2), que la juste égalité éthico-politique, « La mesure
de la justice » (chap. 3), jusqu’à notre situation ontologique au monde
socio-historique (chap. 4).
Robert TIRVAUDEY.

Stéphane Habib, Levinas et Rosenzweig. Philosophies de la révélation, Paris,


PUF, 2005, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 297 p.

Stéphane Habib, après son bel essai La Responsabilité chez Sartre et


Levinas (L’Harmattan, 1998), présente ici un ouvrage beaucoup plus
ambitieux et radical. Au cœur des réflexions de Levinas et de Rosenzweig,
le thème de la révélation permet d’analyser les convergences et les différen-
ces des deux penseurs. La révélation introduit dans la pensée philoso-
phique une annonce qui en bouleverse l’ordonnancement. On sort du
« savoir » pour un « éveil », présence plus puissante que tout savoir, même
intuitif, comme Plotin l’avait dit (Ennéades, VI, 9, § 4, 1-3). Ce qui
s’adresse à moi est rupture, la langue à la limite s’y brise en un cri, mais ce
cri brise l’enfermement et substitue l’infinité à la totalité (cf. les travaux de
Stéphane Mosès). Cette infinité, qui n’a plus le sens négatif de l’apeiron des
anciens Grecs, développe une pensée du non-synthétisable, d’où un ébran-
lement de l’onto-logie : l’infini est non-étant.
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416 Analyses et comptes rendus

Mais le non-étant n’est ni un néant ni un être-nié, il est présence de


l’absence transcendante dans l’immanence de la nudité humaine. Le Dieu-
Être et l’Homme-existant sont devenus invisibles l’un à l’autre et
l’invocation ne fonde rien, elle fait advenir l’Autre comme l’étrangèreté au
cœur de mon intime, de sorte que l’inquiétude de l’Autre n’est en rien
semblable à la théorie heideggérienne de l’angoisse et du néant. Il faut ici
songer plutôt au Iossel Rakover de Zvi Kolitz ou aux textes de Blanchot.
La révélation est une déchirure irréparable qui ne subsiste que comme
trace d’un injustifiable. Plus question de théodicée, à la manière de Leib-
niz, comme Agamben l’a bien vu. Tout exister ne peut accéder à la pensée
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que par de l’inconsolable, et au lieu du concept de « néant », dont Bergson
avait montré le non-sens, il vaut mieux parler d’un rien-irrécupérable, un
résidu qui précédait le langage, de sorte que le problème n’est pas de
savoir que dire, mais comment dire ce que l’on ne peut cesser de penser.
Toute réponse sera sans doute outrepassante, mais cette audace totale-
ment humble, qui me contraint de dire à ce Dieu absent que je maintien-
drai ma confiance même s’il fait tout pour m’en dissuader, me maintient
en ce monde comme en un chez-moi où je suis étranger, sans qu’il y ait
un autre lieu de refuge. La trace du non-dicible qui ouvre le dire de la
parole me déroute vers un irrécupérable, vers un exil sur place, attente et
écoute.
La révélation n’est pas un dire, le dire ouvre une révélation qui
manque son but, sauf par les lapsus qui introduisent la signifiance dans le
langage. Le dit dément le dire, et à travers la fracture de la vérité « alé-
thique » se laisse apercevoir un autre-que-le-vrai. Il n’est donc plus ques-
tion de lier langue, logique et ontologie : la transcendance est une défail-
lance prélapsaire qui fait que la parole trahit la langue et propose un
renversement de ce même dit, de sorte que le dit peut trahir à son tour la
trahison du dit : il n’y a pas de langue propre à dire l’essentiel, sauf si elle
s’ouvre par ces failles à l’écoute de l’Autre.
Que l’Autre soit Dieu qui parle à Moïse ou un homme qui en écoute un
autre, c’est l’Altérité qui est révélante. Par là on peut dire que la révélation
pose le « rien » irrécupérable en le situant dans le Non-lieu du vide, comme
une inessence qui est le cœur de toute facticité. La langue ne peut rien dire
tant qu’elle ne se fait pas sa propre demeure vide, et par là les dialectiques
traditionnelles qui font aller l’esprit vers les Idées transcendantes (ou refu-
sent cet accès) sont abolies : en habitant en soi, non comme « méta-
langue », mais comme « catalangue » du dire lapsaire, la parole vient à
l’idée, comme on dit qu’un soupçon nous vient à l’esprit.
La révélation unit en soi la création et la rédemption sous la figure de
l’Inexorable, qui « assujettit le sujet », si l’on peut oser cette expression.
Et cet assujettissement est l’amour comme essence prophétique de la des-
tinée humaine. S’il y a un sens à parler d’une « parole de Dieu », c’est le
concept d’amour qui convient. Entendons bien : « aimer » cela veut dire
« mourir à soi », rencontrer l’Autre comme un A-sujet, un Non-Soi, non un
autre-soi magnifié. Aimer est bien, comme Diotime le disait, s’élancer-
vers..., mais il ne s’agit plus ici d’une ascension dialectique (pêdan), mais
de l’ob-session de la non-ipséité où c’est l’Infini qui passe par l’urgence
d’une approche toujours étrange des autres. Car, si l’Autre prend figure
dans la figure des autres, aucun des autres n’ « est » l’Autre.
Si l’Autre n’est jamais fixé dans tel ou tel autre, alors l’entrecroisement
de ces non-lieux est la mêmeté du non-lieu que je suis pour l’altérité,
l’Autre habite le Même dans le même que je ne suis pas pour moi. Le Même
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Levinas 417

est en ma pensée inquiétude du même inquiété par l’Autre. On ne sort pas


de cette inquiétude par l’à-venir d’une synthèse, mais par un retour renais-
sant à la fracture originaire où le face-à-face principiel a été simultanément
présent et perdu.
Mais comment pouvons-nous parler de ce face-à-face ? Nous, nous n’en
parlons pas. La Face du face-à-face tient à ce que « la parole parle », for-
mule que Rosenzweig employa avant Heidegger. Mais, chez Heidegger,
cette parole parlante est liée au fait que « das Sein ist das Seiende », avec
un sens transitif donné au verbe sein, alors que chez Rosenzweig et Levi-
nas, si la parole a bien le sens d’un acte transitif de l’Autre, elle n’est pas
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l’Ereignis du « es gibt », mais l’exil hypostatique du « il y a » dans la pro-
messe de la foi. Dans son texte Das Wort, Heidegger a l’habileté de ne
jamais mettre le mot das Wort au pluriel : en effet, il y a deux pluriels, die
Wörter (les mots) et die Worte (les dits, les aphorismes), et dans un poème
Heidegger demande : « Wann die Wörter wieder Worte werden ? » Mais ici
cette recherche d’un retour à des mots qui redeviendraient les paroles pri-
mitives de l’Être n’a pas de place, puisque ces retours, lorsqu’ils se produi-
sent, nous les trouvons dans les « cris » de la détresse, de l’angoisse, de
l’agonie. Si la pensée n’est pas liée à un être-pour-la-mort, le retour à un
Mot-Parole originaire est déconnecté de tout pathos.
Naturellement, les pensées de Rosenzweig et de Levinas ne se superpo-
sent pas. L’auteur marque bien que si, chez Rosenzweig, la révélation est
la mort du « soi », elle est, chez Levinas, le signe de la dominance de la
structure d’altérité par laquelle l’Autre m’est adressé dans le visage des
autres. Il y va de deux éthiques : mon prochain est-il le lointain, ou est-ce
le lointain qui doit devenir mon prochain ? Suis-je l’otage de l’autre, ou
est-ce l’autre qui est le kairos du moi ? Mais ces deux éthiques sont liées à
deux « théologies » divergentes. Chez Rozenzweig, puisque l’autre est dans
le dialogue (cf. Buber) l’occasion de la relation du Même à l’Autre, il doit y
avoir possibilité de la rencontre de la rédemption dans un « récit » reli-
gieux, qui lie la rédemption à la création selon les trois extases temporelles
du passé (création, mythe), du présent (révélation, torah), du futur
(rédemption, sagesse). Mais, chez Levinas, la théorie de la trace a pour
conséquence de désorganiser les extases de la temporalité, chacune se réins-
crivant en une seconde par la médiation de la troisième, et cette dislocation
introduit à une temporalité sans présence, où l’Autre n’a jamais lieu : il n’y
a pas de « lieu spatial » pour l’Autre, en qui le lointain devient prochain
dans le visage des autres (et inversement), et l’Autre n’a « jamais lieu »
temporellement, puisque son irruption n’est pas un kairos pour ma
« mêmeté » mais une déchirure. Il y aura deux manières pour l’existant
d’être-à-Dieu : si, pour Rosenzweig, le Moi est à Dieu comme relation à
l’Autre par la double médiation du monde et de Dieu lui-même, chez Levi-
nas, l’être-à-Dieu a la forme d’un Adieu, toute rencontre est rongée par la
perte, sans que je sois certain que l’ouverture qui est créée en moi par
l’absence confère à la trace la validité d’un espoir. Mais là est l’éthique, une
espérance qui sait dépasser les espoirs les plus désespérés. Nous espérons
que ce résumé incitera des lecteurs à méditer les pages denses, précises et
rigoureuses que S. Habib a consacrées à Rosenzweig, Levinas et quelques
autres au passage (Heidegger, Buber, Mosès, Löwith, Rosenstock-Huessy,
Derrida, Blanchot), sans oublier le Cantique des cantiques et Shakespeare
(Hamlet).
Pierre TROTIGNON.
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418 Analyses et comptes rendus

Jean-Marc Narbonne, Levinas et l’héritage grec, suivi de Cent ans de néo-


platonisme en France. Une brève histoire philosophique par Wayne Han-
key, trad. de Martin Achard et Jean-Marc Narbonne, Paris-Sainte-Foy
(Québec), Vrin-Les Presses de l’Université Laval, 2004, coll. « Zêtê-
sis », série « Textes et essais », VIII-264 p., 30 $.

S’il a semblé opportun de publier ensemble ces deux essais rédigés sépa-
rément c’est que « la démonstration qui est faite ici d’un néo-platonisme
agissant, mais en même temps relativement méconnu au sein de notre
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culture, vaut non seulement pour la séquence historique couvrant la
période de Bergson à aujourd’hui, mais pour la pensée et l’articulation
interne de Levinas [...] » (p. VII). De plus, il est question de mesurer
l’influence particulière exercée par Levinas sur le « néo-platonisme phéno-
ménologique » de la seconde moitié du XXe siècle, choix nourri par un
double étonnement : celui d’éclairer la pensée levinassienne questionnée à
partir d’un renouveau néo-platonicien français ; et celui d’un platonisme
relancé et réinterprété par des auteurs aussi différents que Bergson, Der-
rida, Bréhier, Marion et Henry.
La première étude ne lève pas la résurgence et la prégnance des motifs
platoniciens et néo-platoniciens dans l’œuvre de Levinas, mais relève les
refus et les désaveux du platonisme afin de retracer sa critique de
l’entreprise philosophique en rabaissant quelques prétentions spécifiques de
la philosophie. Ce que Levinas appelle le « thématisme », qui recoupe l’idée
du rationalisme philosophique tentant de détruire la transcendance, de
réduire l’autre au même, qui fait du Dieu un être adéquat à la raison, n’est
pas « néfaste » au divin. Car non seulement le questionnement sur la nature
du divin est coextensif à la recherche philosophique dès son origine, mais, de
surcroît, sa prise en considération des croyances traditionnelles et sa reprise
du divin comme principes premiers et comme l’inconditionné ne condam-
nent pas tout discours sur Dieu. La philosophie relance la théologie comme
science, fait naître une « foi néo-platonicienne » (p. 118) étayée sur des rai-
sonnements et des démonstrations, en rivalité à la foi chrétienne et aux
sagesses originales. Levinas a ainsi exploré ce que Platon avait pressenti, à
savoir que le « Bien au-delà de l’être » s’émancipe du Neutre ou du il y a, de
tout ce qui ressortit aux choses anonymes en laissant apparaître l’humain
sur fond de ce lieu obscur. C’est dite que les questions du sens de l’être et du
droit à l’être précèdent celles de la nature ou de la geste de l’être heideggé-
rien. Si Levinas est proche de Heidegger en refusant d’identifier le divin à
l’étant, il s’en éloigne en renonçant à la méditation du Seyn (Estre). C’est sur
cette critique de l’ontologie heideggérienne que revient l’au-delà de l’être de
source platonicienne pensée comme éthique à l’antique, comme règne de la
justice. L’au-delà de l’être devient alors le Bien comme autrement qu’être,
comme imposition à l’Être d’exigences que le commentateur nomme
« outre-être ». Le néo-platonisme levinassien est alors réponse à l’être, impé-
ratif éthique d’avant la venue de l’être ou encore, pour parler comme Levi-
nas, un « dire originel ou pré-original », une « intrigue de responsabilité »
instaurant un « ordre plus grave que l’être et antérieur à l’être » (Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 17). Il reste
que l’on comprend mal pourquoi l’exégète s’attache si obstinément au néo-
platonisme chez Levinas, puisqu’il conclut que « l’au-delà de l’être platoni-
cien (et même néo-platonicien) sert donc de tremplin pour un autrement
qu’être qui n’est plus platonicien (ni même néo-platonicien) à proprement
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Levinas 419

parler » (p. 120). Ne serait-il pas plus judicieux et conséquent de parler d’un
dépassement du (néo-)platonisme dans la pensée levinassienne ?
Cent ans de néo-platonisme en France propose l’esquisse du retour du
platonisme dans la philosophie, la théologie et la vie spirituelle française
du XXe siècle, largement occulté, hormis quelques exceptions notables.
Cette « brève histoire philosophique » s’ouvre par la réactualisation du
néo-platonisme inaugurée principalement par Bergson en mettant en relief
les deux caractéristiques essentielles que nous retrouverons tout au long du
siècle dernier : l’opposition à une certaine tradition métaphysique occiden-
tale, perçue comme constitutive de la Modernité, et l’anti-idéalisme cher-
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chant à lier le sensible et le corporel. Sont analysés successivement : le plo-
tinisme de Bergson en insistant sur le fait que le penseur entre en rapport
de continuité et de rupture avec Hegel relançant le néo-platonisme au
XIXe siècle et avec Kant qui en a émoussé la portée ; Bréhier, tenu pour un
« Plotin hégélien » ; Blondel, perçu comme un « laïc mystique et le père du
néo-platonisme clérical » ; Trouillard et Duméry marquant le passage de
« l’ontologie augustinienne à l’hénologie proclienne ». On apprend que, de
Bréhier à Festugière, « Platon devient un mystique ». Le paragraphe titré
« L’Angleterre entre mysticisme plotinien et théurgie proclienne » montre
comment la recherche néo-platonicienne de tradition anglaise a été impor-
tante pour les études françaises, notamment par la coopération de Festu-
gière avec A. D. Nock et le témoignage de Saffrey à propos de E. R. Dodds.
Avec « La problématique française », W. Hankey rend compte de la réha-
bilitation des penseurs antiques et médiévaux resitués dans le cadre du
néo-platonisme avec des philosophes d’horizons aussi divers que Milbank,
Manon, Hadot, Aubenque, Libera et Henry. Et de conclure ( « Une con-
clusion canadienne française » ) sur l’apport des spécialistes canadiens au
néo-platonisme avec Klibansky, Brisson, Leroux et Narbonne. Avouons
une réticence quant à cette seconde partie de l’ouvrage : la cascade de réfé-
rences, de citations, de renvois et la multiplicité des auteurs retardent la
lecture et tendent à voiler l’arête centrale.
Robert TIRVAUDEY.

Michel Vanni, L’impatience des réponses. L’éthique d’Emmanuel Levinas au


risque de son inscription pratique, Paris, CNRS Éd., 2004, 335 p., 25 E.

Rabattre l’eschatologie sur la pluralité du champ pratique, et étudier


les conditions de possibilité d’un champ de réponses plurielles à l’affect
éthique, c’est faire une lecture athée de la pensée levinassienne. Tel est le
propos de ce livre. Sans refuser le projet philosophique global de Levinas,
Michel Vanni dénonce un certain blocage qui contraindrait cette pensée de
l’éthique à un enfermement étouffant quelques-unes de ses intuitions les
plus fortes. Ainsi, l’affect lui-même, noyau de ses descriptions, n’implique
ni d’être coordonné à une critique de la totalité ni d’être unifié dans une
eschatologie du clignotement et de la patience. Il doit, au contraire, être
intégré au cœur du champ pratique et mondain, de telle sorte que se des-
sine une éthique dont on aurait comme suspendu l’ancrage dans une exi-
gence transcendante, celle d’un commandement absolu. Cette éthique sans
séparation, reconnaissant la faiblesse inhérente à tout Dit (il est appelé à
être dédit, même s’il faut le tenir jusqu’au bout), est appelée par Vanni
éthique de la « fragilité des affaires humaines ». Levinas s’arrêterait trop
tôt dans sa description philosophique du monde et de la pluralité. À trop
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420 Analyses et comptes rendus

souligner les exigences du Dire et de l’interruption éthique de la totalité,


Levinas en négligerait la socialité dans sa richesse plurielle et conflictuelle.
Dès lors, la catégorie de totalité tend à caricaturer, voire à niveler les diffé-
renciations de la praxis, envisagée responsivement (selon la théorie de la res-
ponsivité proposée par Bernhard Waldenfelds). C’est à rétablir cet équi-
libre que ce livre est consacré.
Rendre compte de la pluralité sociale implique qu’il soit fait appel à la
justice, mais celle-ci ne doit pas être arrêtée dans son développement en
étant confrontée à une massive eschatologie de la patience et de l’expiation
(maîtres mots désignant l’in-condition du sujet éthique). Face à la patience
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du refus du concept, est revendiquée l’impatience des réponses. Rétablir
ainsi la praxis dans ses droits, en développant un espace laissé libre par
Levinas, implique, d’un côté, de ne pas se contenter d’appliquer a priori la
catégorie de totalité à toutes les formations de sens, de l’autre, de minimiser
les accents eschatologiques de la destinée du sujet éthique. Le geste décisif
selon Vanni consiste, dans cette optique, à réinscrire le Dit dans ses Dires,
sans vouloir refermer immédiatement ceux-ci dans la synchronie du sys-
tème. Dans une perspective phénoménologique de type merleau-pontyen, il
faut laisser être la genèse productive des Dits à partir du Dire avant qu’ils ne
se figent dans la totalité. Car ce qui importe, c’est de pouvoir décrire non pas
seulement le processus général de l’affection par Autrui, mais la genèse et la
pluralisation du sens par différenciation, donc l’articulation mutuelle des
intrigues éthiques dans leurs prolongements mondains. Derrière les idées de
différenciation et d’écart, se cache le schème gestaltiste de la figure se déta-
chant sur un fond indifférent, ou de la forme signifiante se différenciant d’un
champ. La notion de récit, à son tour, comme asymétrique et discontinu, per-
met de synthétiser l’intrication des réponses dans la praxis éthique. Synthé-
tiser, et non totaliser en confrontant l’espace où se déploient les phénomènes
à une signification trop radicale, comme le fait Levinas après Heidegger,
On l’aura compris : cette lecture de Levinas, ouverte en ce qu’elle
rouvre le mouvement même du répondre comme prolongement de l’affect
éthique, ne convaincra sans doute pas tous les levinassiens. Elle en est
d’autant plus stimulante.
Guy SAMAMA.

Agata Zielinski, Levinas. La responsabilité est sans pourquoi, Paris, PUF,


2004, coll. « Philosophies », 154 p.,12 E.
La responsabilité chez Levinas est-elle semblable à « la rose sans pour-
quoi » d’Angelus Silesus ? Pour A. Zielinski, il ne fait aucun doute qu’elle
est sans commencement, sans fin, sans cause dans le sujet lui-même, qu’elle
n’est pas suscitée par un tiers ; elle n’est motivée que par l’altérité radicale
d’autrui. Depuis lors, selon l’éthique levinassienne, autrui est la mesure de
toute chose et la responsabilité est démesurée, à la mesure de la démesure
qu’est l’Autre. Pour marquer la puissante originalité de cette éthique
« hyperbolique », l’antenne emprunte la voie strictement philosophique
sans écarter la dimension théologique, incontournable dans le corpus levi-
nassien. C’est pourquoi, dans un premier temps (« Les deux sources de
l’éthique et de la philosophie », c’est-à-dire la phénoménologie et les philo-
sophes du dialogue), elle montre que, si Levinas est resté fidèle à
l’ « esprit » de la phénoménologie husserlienne, il n’en demeure pas moins
infidèle quant à la « lettre » en pensant la conscience autrement que
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Levinas, Marcel 421

comme présence à soi, en relisant les notions phénoménologiques de passi-


vité, de réduction et d’horizons. On retrouve cette même position de fidé-
lité et de rupture à l’égard de Heidegger en dénonçant la confusion entre le
monde et le sacré qui conduit à l’effacement de la relation à autrui. Le
tournant éthique s’accomplit à l’occasion de sa lecture de Buber et de
Rosenzweig. Levinas puise alors chez eux le concept de « dialogue »
comme la tentative réussie de s’arracher à une pensée qui a le Même pour
tentation. Dans un deuxième mouvement, « Du sujet clos à l’autre infini »,
elle aborde le retournement qui destitue le sujet classique de sa position de
principe de soi sans pour autant procéder à la mise à mort de la subjecti-
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vité. « Il s’agit d’opérer entre le sujet et autrui le même renversement
qu’entre la métaphysique et l’éthique : autrui prend la première place,
comme l’éthique devient la philosophie première » (p. 55). « L’analytique
existentiale » met en évidence la passivité, la vulnérabilité du sujet impuis-
sant à trouver en soi-même un fondement. Le sujet n’existe qu’en vue
d’autrui infini, « visage » et transcendance de l’Autre. « Une éthique bou-
leversée », dernier moment de l’ouvrage, questionne le bouleversement
qu’implique l’idée d’une éthique comme philosophie première. L’éthique
n’est plus code de devoirs, catalogue des moyens d’accéder au bonheur,
ensemble de règles de comportement, mais champ infini ayant pour unique
objet : autrui, autrui infini. D’où découle le pivot central de la responsabi-
lité comme réponse à l’autre dont l’appel est premier. Cependant, comment
le champ de l’éthique et donc de la responsabilité infinie et singulière peut-
il croiser celui de l’Histoire ? C’est par l’esquisse d’une théorie de la justice
que la dimension excessive de l’ « exposition » du sujet responsable s’ouvre
à la multiplicité des relations sociales et politiques entre humains.
Robert TIRVAUDEY.

Gabriel Marcel, « Tu ne mourras pas », Orbey, Arfuyen, 2005, 120 p.,


13,50 E.

Les lecteurs de l’œuvre de Gabriel Marcel trouveront ici une occasion


privilégiée de réflexion et de méditation. Des textes inédits ou des extraits
d’ouvrages devenus difficiles à trouver sont réunis et s’offrent pour un dia-
logue et une recherche sur ce qui fonde la dignité humaine, sur ce qui assure
la communion spirituelle. Cette philosophie se propose de franchir le seuil
du religieux, sans ignorer la présence du réel, tandis que l’esprit manifeste
son pouvoir de créativité. La pensée s’abandonne à un frémissement pour
trouver la richesse de ses puissances, niant l’inertie et le désespoir. Le mys-
tère et la grâce conduisent à la lumière ; l’esprit accepte l’élan qui l’invite, la
générosité ou le recueillement, la fidélité à soi ou la richesse du dialogue. La
pensée devient cette expérience qui surmonte le mal et se met en quête du
sens. La vérité devient cette recherche qui éveille en nous une moisson de
possibles. Ceux-ci se concrétiseront à l’occasion de rencontres ; il faudra
les accueillir et les vivre à travers cette attente et cette patience qui
s’épanouiront dans l’espérance. On le voit bien dans l’expérience privilégiée
de l’amour que la croyance pourra transcender. On retrouvera alors le titre
de cet ouvrage dans sa plénitude. Une préface de Xavier Tilliette met en évi-
dence la liberté de démarche de ce « penseur privé », intuitif et perçant, qui
refuse le désespoir et privilégie l’approfondissement du mystère de l’être.
Michel ADAM.
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
422 Analyses et comptes rendus

Maurice Merleau-Ponty, Nature. Course Notes from the Collège de France,


éd. et notes de Dominique Séglard, trad. de Robert Vallier, Evanston,
Northwestern University Press, 2003, coll. « Studies in Phenomeno-
logy & Existential Philosophy », XX-313 p.

Cette traduction de La Nature, notes d’auditeurs des cours « Le concept


de nature » de 1956-1957 et 1957-1958 et transcriptions des notes de cours
de 1959-1960 « Nature et logos : le corps humain » (éd. D. Séglard, Paris, Le
Seuil, 1995), témoigne du regain d’intérêt continu pour la pensée merleau-
pontyenne. Ces cours apportent une clarification essentielle, notamment
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une relecture de Descartes, laquelle préoccupait le dernier Merleau-Ponty,
une réévaluation de la pensée de Schelling qui l’amène à poser la tâche
ultime de la phénoménologie comme philosophie de la conscience en com-
prenant ses relations avec le non-phénoménologique, une réflexion sur les
développements récents de la science (physique et biologie) afin d’éclairer le
concept de corps comme « système d’équivalences », un dialogue avec Berg-
son, Whitehead, et la théorie évolutionniste, et un examen du phénomène
de la vie dont les analyses renouent avec son premier ouvrage, La structure
du comportement.
Le premier cours propose une vue sur les éléments historiques du
concept de nature, il analyse le concept cartésien de nature, qui est plus
complexe qu’il semble de prime abord et qui débouche sur les derniers
cours de 1960-1961, « L’ontologie cartésienne, l’ontologie aujourd’hui »
(Notes de cours - Collège de France, vol. XVIII du fonds manuscrit BNF
Maurice Merleau-Ponty). Si Merleau-Ponty pense que la notion de nature
est l’expression privilégiée de l’ontologie, c’est parce qu’avec Descartes
toutes les oppositions classiques deviennent manifestes et conditionnent
toute ontologie. La première réponse à Descartes est la conception huma-
niste kantienne, laquelle ne s’affranchit pas de l’idée cartésienne, plaçant
l’homme au centre de l’ontologie épistémologique et faisant de la nature
d’abord un « ensemble de tous les objets des sens » et ensuite « le véri-
table abîme de la raison humaine ». Sur cette voie, nous ne pouvons pas
connaître la production naturelle, mais seulement la nature naturée par la
représentation. Schelling reprend le second point de Kant en l’articulant
avec une conception romantique et voit la nature comme « principe bar-
bare » dans son Système de l’idéalisme transcendantal (1800). Les héritiers
de la version romantique de la nature sont Bergson et Husserl. À l’instar
de Schelling, Bergson pense la nature comme « une indivision primordiale
et perdue », unité que les contradictions nient et expriment à leur
manière. L’analyse de l’élan vital reconduit la question de la nature orga-
nique en voulant décrire la production naturelle qui va du tout aux par-
ties, mais qui ne doit rien à la préméditation du concept et sans téléologie.
Husserl est perçu non sous l’angle de la question de la productivité natu-
relle mais sous le regard de Schelling réhabilitant la nature dans la
réflexion philosophique. La conception cartésienne de la nature est impli-
citement présente dans la science. Aussi Merleau-Ponty questionne-t-il les
nouveaux acquis de la physique afin de nourrir une autre voie que celle du
cartésianisme. Il considère l’ontologie classique laplacienne, qui a été
longtemps le socle dogmatique de la pensée scientifique, pour aborder la
mécanique quantique et les concepts scientifiques d’espace et de temps.
Puis il poursuit la réflexion bergsonienne de la théorie de la relativité. Sur
fond de ces critiques de la causalité, de l’espace et du temps, Merleau-
Ponty élabore une nouvelle vision de la nature, en rapport avec les décou-
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Merleau-Ponty 423

vertes scientifiques contemporaines et en s’appuyant sur la notion de pro-


cès chez Whitehead.
Le deuxième cours, « Le concept de nature : l’animalité, le corps
humain, passage à la nature », met l’accent sur la relation entre le pro-
blème de la nature et l’ontologie dans l’optique de restituer la direction de
recherche à l’œuvre dans le cours. Comme Heidegger, il comprend le tour-
nant que Descartes inaugure dans l’histoire de l’être. Dans l’attente d’une
déconstruction du concept cartésien de la nature, il ouvre un nouveau
chemin aux études sur l’animalité. Puis il interroge les avancées de la bio-
logie moderne et des sciences du comportement. Domine alors la question
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de la phénoménalité de l’animalité et de la vie. Dans cette perspective, le
cours peut être lu comme un développement des premières analyses de La
structure du comportement (notamment « L’ordre vital ») et aussi comme
une élaboration de la Gestalt. L’acquis majeur est une réinterrogation du
corps humain comme « expression symbolique », comme jonction de phy-
sis et logos.
En 1958-1959, la série des cours est réduite. Merleau-Ponty se consacre
alors au manuscrit qui deviendra Le visible et l’invisible. Néanmoins, il
donne une leçon intitulée « La philosophie aujourd’hui » (Notes de cours -
Collège de France, vol. XVIII) dans laquelle il développe son idée de non-
philosophie, en se retournant contre Husserl et en offrant une relecture de
Heidegger. En effet, Merleau-Ponty veut questionner les sources de la phi-
losophie contemporaine en reformulant les problèmes posés par la méta-
physique classique. Il reprend la question de la nature avec ce troisième
cours, « Le concept de nature : nature et logos : le corps humain ». La
même année (1959-1960), sa lecture du lundi porte sur « Husserl aux limi-
tes de la phénoménologie » en visant L’origine de la géométrie et les textes
tardifs de Husserl ainsi qu’Acheminement vers la parole de Heidegger. Ce
cours sur la nature analyse l’émergence du corps humain dans son interac-
tion entre nature et langage. Dans sa dernière partie, nous trouvons des
considérations sur la psychanalyse quant à la question du corps humain
comme « corps libidinal » et sur une philosophie de la chair.
Robert TIRVAUDEY.

Marie Cariou, Renaud Barbaras et Étienne Bimbenet (éd.), Merleau-Ponty


aux frontières de l’invisible, Chiasmi International, no 1, Paris-Milan-
Memphis, Vrin-Mimesis-Université de Memphis, coll. « L’œil et l’es-
prit », 2003, 282 p., 22 E.

Voici les actes d’un colloque international organisé par la faculté de


philosophie de l’Université Jean-Moulin (Lyon III) les 1er et 2 mars 2002.
Au-delà d’un hommage à celui qui a enseigné à l’Université de Lyon
de 1945 à 1949, le point de convergence de ses contributions est de rappeler
que le phénoménologue, loin de s’installer dans la quiétude de l’invisible,
entend demeurer « aux frontières de l’invisible » d’où émergent problèmes
et questions qui inquiètent la pensée philosophique. Aussi l’ouvrage est-il
construit autour de quatre centres d’interrogation.
Sur la question de la perception, J.-C. Beaune marque les points cru-
ciaux où Merleau-Ponty, confronté à Canguilhem dans leur lecture respec-
tive de Descartes, reprend le problème de savoir comment il est possible,
sans renier le rationalisme, de donner au corps humain profondeur, vécu et
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
424 Analyses et comptes rendus

mystère. D. Forest met le phénoménologue en rapport avec Grünbaum sur


l’intentionnalité motrice. J.-J. Wunenburger comprend en une libre
réflexion les apports et horizons des analyses de la couleur chez Merleau-
Ponty. Quel crédit accorder au projet merleau-pontyen de « former une
nouvelle idée de la raison » ? E. Bimbenet y revient en soulevant le pro-
blème de l’universel. J. Garelli propose une lecture non structurale, mais
« opératoire », dégageant le dynamisme « infrastructural » de l’œuvre du
philosophe nous conduisant aux frontières de l’ « invisible ».
Sur la problématique du désir, P. Rodrigo interroge la constellation
originaire des motifs qui ont amené Merleau-Ponty à passer de la libido
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à l’amour, puis à l’incarnation et à la chair. Il est attesté que le dernier
Merleau-Ponty cherchait le « propre du freudisme ». Et l’étude de M. Car-
bone sur l’interprétation merleau-pontyenne de la « philosophie du freu-
disme » se prolonge par celle d’A. Renault qui met en évidence le dialogue
(possible ?) entre Merleau-Ponty et Lacan.
Le problème de la chair occupe d’abord A. Flajoliet reconstituant
l’itinéraire du penseur en montrant comment apparaît une « sorte de
vision perspectiviste du corps ». Ensuite, P. Dupond s’attache à dégager
l’esquisse d’une ontologie dans les Cours du Collège de France de la fin des
années 1950 en mettant en évidence la manière pour Merleau-Ponty de
dépasser la diplopie (lumière ou mystère de l’être ?) consciente d’elle-même
en accédant à une philosophie de l’Ineinander, chiasme du percevant et du
perçu. Mais la définition du sujet telle qu’elle se donne dans les notes de
travail pour Le visible et l’invisible n’interdit-elle pas la reprise des analyses
antérieures sur le phénomène d’expression, ce qui exigerait de remanier la
conception initiale de la chair ? Telle est l’entreprise de P. Cassou-Noguès.
Philosophie de la chair qui semble ambiguë, selon R. Barbaras, nous proje-
tant en deçà ou au-delà d’elle-même : en deçà, au terme d’une phénoméno-
logie transcendantale, ou au-delà, dans une ontologie de la Vie. Plaçant
Merleau-Ponty dans le cadre de la « grande philosophie des années 1960 »,
L. Lawlor insiste sur le point de diffraction dans le concept philosophique
d’archéologie entre le phénoménologue et Foucault.
Enfin, sur l’interrogation sur l’invisible, F. Dastur retrace le parcours
de l’ontologie phénoménologique se fondant sur l’entrelacement de la visi-
bilité et de l’invisibilité renonçant à la dualité être/néant. Se trouve
modifiée la tâche philosophique replaçant l’invisibilité de l’esprit dans le
monde en passant par une destruction de l’idole du Rien de la pensée néga-
tiviste. C. Da Silva-Charak défend l’hypothèse que, dans Le visible et
l’invisible, la véritable négativité, non pensée, mais éprouvée ou perçue,
consiste dans ce que la tradition classique appelle l’union de l’âme et du
corps. Pour J. Slatman, la philosophie de l’essence (eidos) comme idéalité
se développant dans le temps s’expose dans une « phénoménologie de
l’icône » (eikôn) trouvant son point de départ dans l’œuvre d’art. E. de
Saint-Aubert relève la pertinence et les limites de la confrontation entre
Merleau-Ponty et Claudel sur leur conception de la perception comme
épreuve interrogative de la coexistence et les liens qu’ils tissent entre être
et connaître dans la « co-naissance ». Chaque intervention est résumée en
anglais et en italien.
Robert TIRVAUDEY.

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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Merleau-Ponty 425

Mauro Carbone, The Thinking of the Sensible : Merleau-Ponty’s A-


Philosophy, Evanston, Northwestern University Press, 2004, coll.
« Studies in Phenomenology & Existential Philosophy », XX-93 p.

M. Carbone, membre fondateur de la Société italienne des éludes


merleau-pontyennes, reprend ici quatre essais dont la thématique centrale
– les liens entre l’intelligible et le sensible, la philosophie et la non-
philosophie – occupait la pensée du dernier Merleau-Ponty.
Le point de départ consiste à analyser l’ontologie merleau-pontienne sur
la base de « la mutation de la relation entre l’humanité et l’être » d’où
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découle le fondement de l’idée nouvelle de philosophie ou non-philosophie.
Dans le chapitre I, « The time of half-sleep : Merleau-Ponty between Hus-
serl and Proust », l’auteur épingle les éléments clés de la pensée de Merleau-
Ponty en rapport avec Husserl et Proust sur la question du souvenir du
temps passé. Le deuxième chapitre, « Ad Limina Philosophiae : Merleau-
Ponty and the “Introduction” to Hegel’s Phenomenology of Spirit », porte
sur l’Introduction de la Phénoménologie de l’esprit et est centré autour de
trois questions : D’où vient la connaissance ? Qu’est-ce que le savoir
absolu ? Quel langage pour la philosophie ? Les variations sur le thème de la
nature qui ouvrent l’avant-dernier chapitre ( « Nature : Variations on the
theme » ) visent les rapports entre la nature et l’ontologie, la mélodie et les
espèces, sur la voyance et la « généralité des choses ». Enfin, le dernier essai,
qui donne son titre à l’ensemble, pose le problème du concept, plus exacte-
ment le lieu de passage de l’ « idéalité d’horizon » à l’ « idéalité pure », de
l’ « idée sensible » à l’ « idée de l’intelligence », pour user des concepts du
Visible et l’invisible. S’ensuit une pertinente confrontation entre le « laisser-
être » (Letting-Be) heideggérien (Gelassenheit) et l’ « ouverture » chez
Merleau-Ponty.
Un livre pour tous ceux qui s’intéressent à Merleau-Ponty, aux ques-
tions du corps, de la temporalité, et de la nature, ou de la possibilité de la
philosophie d’aujourd’hui.
Robert TIRVAUDEY.

Étienne Bimbenet, Nature et humanité. Le problème anthropologique dans


l’œuvre de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2004, 322 p., 32 E.
Dire que Merleau-Ponty s’étonne de l’humain revient à dire qu’il en
fait son objet tout en l’annulant comme objet. « Merleau-Ponty n’est ni
humaniste, ni anti-humaniste : il pense l’homme comme problème, et donc
le pense à la frontière de l’humain, là où il n’est pas encore, et pourrait ne
pas être » : telle est l’hypothèse envisagée par Étienne Bimbenet. Le pro-
blème anthropologique apparaît sous la forme d’une crise affectant le
savoir qui s’en empare. C’est moins de l’homme qu’il s’agit dans l’œuvre de
Merleau-Ponty que de la nature qui fait l’homme. Le chapitre premier,
« L’ordre humain », termine d’ailleurs sur la nécessité de ressaisir un sou-
bassement naturel, une « Nature primordiale » à l’origine de notre huma-
nité (p. 142), et le dernier chapitre examine cette hypothèse finale, selon
laquelle l’anticipation charnelle de la raison ne cesse de présupposer, dans
l’ensemble des développements que Merleau-Ponty lui consacre, « une
définition de la chair comme désir » (p. 296), et plus précisément comme
désir absolu. Seule une philosophie de la nature est capable de restituer à
notre humanité ce qui lui revient en propre. Cette philosophie engage alors
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
426 Analyses et comptes rendus

d’une part le paradoxe d’une humanité sans l’homme, rendue à l’efficace


de ses pouvoirs naturels, et d’autre part l’étrange figure d’un être immi-
nent, ramené aux conditions naturelles de son surgissement. Le phéno-
mène humain est à nouveau suspendu, en direction d’une problématisation
de type ontologique qui amène à renouveler en profondeur l’ensemble des
catégories du discours philosophique et de l’expérience. Chacune des scien-
ces humaines que Merleau-Ponty aborde – psychologie de la forme, psy-
chologie de l’enfant, psychanalyse, sociologie, linguistique – se trouve
modifiée par cette réforme de l’entendement, aiguisée par un travail épisté-
mologique et enrôlée dans un questionnement ontologique. Ces sciences
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éclairent ainsi bien des phénomènes qu’une anthropologie dogmatique
aurait laissés dans l’ombre. Le phénomène humain, deux fois décentré, est
rendu à lui-même sous une forme plus concrète. Cesser de parler de
l’homme pour en bien parler : tel serait pour Étienne Bimbenet l’un des
enseignements de cette philosophie qui « défait notre savoir habituel de
l’humain, et défait l’humain en direction de la vie » (p. 33).
Patricia VERDEAU.

Philippe Capelle (dir.), Jean Nabert et la question du divin, Paris, Le Cerf,


2003, 162 p., 25 E.

L’étude de l’œuvre de Jean Nabert est grandement facilitée mainte-


nant que la plupart de ses œuvres sont disponibles. De plus, en 2001, s’est
constitué à l’Institut catholique de Paris un Fonds Jean Nabert qui
regroupe tous les chercheurs qui souhaitent se consacrer à l’étude de ce phi-
losophe aussi discret qu’important. Ce livre présente les textes de commu-
nications qui y furent données en 2000-2001. Il analyse la notion du divin,
notion riche et personnelle dans l’œuvre de Nabert. Sa philosophie
réflexive se situe par rapport à Descartes, Malebranche, Biran, Bergson et
par rapport à la démarche kantienne.
Maria Villela-Petit analyse le désir et la finitude pour montrer le dépas-
sement de la conscience, lorsque le désir se porte sur le divin, à la recherche
de son complet épanouissement. L’Absolu se rencontrera dans l’expérience
et Dieu en sera la figure. Philippe Capelle suit un triple chemin :
l’herméneutique du soi et l’accès à Dieu, la critériologie du divin, le mal et
la négativité. La conscience s’affirme en même temps qu’elle s’expérimente
comme expression d’une autre réalité qu’elle-même. Cette tension s’ex-
prime dans l’injustifiable du mal, dans l’inquiétude qui naît de l’incapacité
de la conscience de s’égaler à elle-même. Jean Greisch analyse l’interro-
gation de Nabert, se demandant si la conscience peut se comprendre. Par
une série de confrontations et d’analyses psychologiques, il s’agit de
s’élever à un dépouillement de la conscience qui rencontre la liberté et de
déboucher sur la possibilité d’une philosophie portant sur la religion. Sté-
phane Robillard privilégie la notion de témoignage qui conduit à la dimen-
sion intersubjective, puis au témoignage de l’absolu. À travers la morale, la
métaphysique et la religion, on rencontre le désir plus que la croyance.
Emmanuel Doucy privilégie l’expérience du mal, qui conduit à la caracté-
risation du désir, puis confronte la raison et la foi pour dégager la manière
dont la présence de la raison en moi peut permettre d’accueillir une révéla-
tion. La victoire de la liberté sur la nature conduit au divin, permettant la
promotion des consciences. Dieu devient l’exigence de l’intersubjectivité
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Nabert, Nishida 427

portée à l’absolu. Enfin, Paul Ricœur rappelle 1e lien privilégié entre le


signe et l’acte, la pluralité des foyers de réflexion, le passage de la réflexion
par le sentiment, le passage du désir par l’œuvre, le cheminement de la soli-
tude à la rencontre d’autrui, la position des excès extrêmes de l’injus-
tifiable et de la vénération et l’aspiration vers les hauteurs. Ces textes se
complètent dans leur diversité même, dans l’unité de leur recherche. Ils
montrent la richesse et la complexité de la notion de divin dans l’œuvre de
Nabert en même temps que la façon dont le cheminement de sa pensée
devait y conduire.
Michel ADAM.
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Nishida Kitarô, L’éveil à soi, trad., introd. et notes de Jacynthe Tremblay,
préface de Matsumaru Hisao, Paris, CNRS Éditions, 2004, coll. « CNRS
philosophie », 300 p., 24 E.

Après avoir situé dans l’histoire, exposé et commenté l’œuvre du princi-


pal philosophe japonais, Nishida (1870-1945) (cf. notre compte rendu, « Le
jeu de l’individuel et de l’universel », Revue philosophique, no 3, 2003,
p. 390), J. T. regroupe autour du thème central qu’est l’éveil à soi (jikaku),
point de départ du philosopher, six essais de l’auteur. Celui-ci commença
par saisir la fondamentale expérience pure à propos du soi et du basho (lieu).
Il entend par soi, selon le préfacier, les actes volontaires et réciproques de
l’intuition et de la réflexion (cf. p. 6). J. T. estime que Nishida fait sortir la
philosophie japonaise d’une double impasse, néo-kantienne et subjectiviste.
Dans la réalité qui s’automanifeste, le néant absolu se développe en s’auto-
déterminant comme basho le plus englobant. Celui-ci, en tant qu’auto-
identité contradictoire, « englobe la contradiction en la dépassant » (N. K.,
p. 281). Selon la logique du basho, l’éveil à soi se révèle finalement comme
acte du basho plutôt que du sujet. Joue une dialecticité – pas plus hégélienne
qu’objective – des deux actes de la réalité que sont l’individuel et l’universel,
le premier devant s’universaliser en se niant. C’est ainsi que s’auto-éveillent
ensemble cet individuel et son monde historique. L’éveil à soi s’historicise.
La logique japonaise doit être, contrairement à la logique grecque, une
logique de la saisie du monde de l’histoire universelle (cf. N. K, p. 282).
L’État doit être la mesure de la formation du monde qui est donc religieux.
Le temps, continuité de la discontinuité et acte d’autodétermination
du maintenant éternel – ou, ce qui revient au même, d’autodétermination
de ce qui est absolument néant –, devient la forme fondamentale de la réa-
lité. Or, également comme continuité de la discontinuité, émerge l’unité
médiatisée du je et du tu que le je voit au fond de soi au moyen d’une auto-
négation. Le je et le tu se constituent, par l’entremise de leur propre fond,
chacun pour soi, au moyen de la reconnaissance mutuelle de l’autre comme
absolu. Chacun ne peut s’éveiller à soi que grâce à l’autre. L’éveil à soi du
néant absolu et l’unité personnelle se fondent sur l’amour. « L’amour de soi
contient l’amour de l’autre, et inversement » (J. T., p. 13). L’amour absolu
est le maintenant éternel, Dieu, qui doit être le basho « par lequel et dans
lequel nous nous établissons » (N. K., p. 58).
La méthode philosophique est éveil à soi au moyen du doute, « analyse
négatrice radicale » (N. K., p. 254). Ainsi débutèrent Socrate et Descartes.
« La méthode de la philosophie doit être cartésienne » (N. K., p. 271). Mais
Descartes, en supposant un substratum, s’écarta de la voie de l’éveil à soi
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
428 Analyses et comptes rendus

négateur et de sa méthode. Le philosophe japonais dresse toute une cri-


tique de la métaphysique du philosophe dont il se réclame pour la
méthode. Il se retrouve aussi dans l’entrexpressionnisme et le perspectivisme
leibniziens (cf. notamment p. 277-278).
N. K. et l’École de Kyoto ont été contestés sous prétexte qu’ils
auraient participé au courant de nationalisme belliciste et totalitaire nip-
pon des années 1930 et 1940 (cf. notre compte rendu d’Augustin Berque et
Philippe Nys, Revue philosophique, no 4, 1998, p. 488). Selon J. T., il n’y a
pas lieu de blâmer N. K. qui, d’ailleurs, n’a consacré à la philosophie poli-
tique que quelques essais marginaux. Pour mieux apprécier N. K. et son
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école, nous renvoyons à la Revue philosophique de Louvain, mai 1993,
p. 275-295, novembre 1994, p. 423-569, et février 1996, p. 43-68, ainsi qu’à
Bernard Stevens, Le néant évidé. Ontologie et politique chez Keiji Nishitani.
Une tentative d’interprétation (Louvain, Peeters, 2003).
Jean-Marc GABAUDE.

Georges Palante, Œuvres philosophiques, Coda, 2004, 891 p., 48 E. Combat


pour l’Individu, Folle Avoine.

Annoncées depuis près de quatre ans et repoussées un nombre incalcu-


lable de fois, les Œuvres philosophiques de Georges Palante sont enfin dis-
ponibles. Nombreux sont ceux à qui le nom de Palante n’évoque rien. Né
en 1862 à Blangy-les-Arras (aujourd’hui Saint-Laurent-Blangy, dans le
Pas-de-Calais), il devient professeur de philosophie en 1885. Après une
longue errance liée aux aléas des mutations professorales, il s’installe à
Saint-Brieuc. C’est dans une petite localité voisine, à Hillion, où il possède
une petite maison de vacances, qu’il se suicide en août 1925.
Parallèlement à sa carrière d’enseignant, Palante construit son œuvre
philosophique. Au fil de ses livres et de ses articles, il ne cesse de se reposer
toujours les mêmes questions : Comment redonner à l’Individu ses lettres
de noblesse ? Comment peut-on vivre pleinement son existence indivi-
duelle dans un monde où tout est organisé pour niveler toutes les particula-
rités ? Les titres de ses ouvrages parlent d’eux-mêmes : Combat pour
l’Individu, Sensibilité individualiste, Antinomies entre l’Individu et la
société, Pessimisme et individualisme...
Malgré son apparente simplicité, Palante est un penseur beaucoup plus
complexe que l’on ne le croit trop souvent. Curieux de tout, son œuvre est
émaillée de références littéraires et philosophiques. Quelques noms revien-
nent bien sûr plus souvent que les autres sous sa plume ; ceux des auteurs
qu’il aime : Nietzsche, Jules de Gaultier, Ernest Seillière, Félix Le Dantec,
Théodule Ribot, Amiel, Alfred de Vigny, Stendhal, Anatole France, Ibsen
ou Dickens, et ceux qui subissent ses foudres : Émile Durkheim, Bergson,
Bouglé, etc.
Philosophe discret et peu enclin aux concessions, il a toujours su
s’attacher l’affection d’une poignée de lecteurs fidèles. Parmi ceux-ci, Yan-
nick Pelletier, spécialiste de Louis Guilloux, qui, en 1987, fait paraître
L’Individu en détresse, Éd. Folle Avoine, anthologie d’extraits des écrits du
penseur briochin. Deux ans plus tard, c’est Michel Onfray qui reprend le
flambeau et propose au public son Georges Palante. Essai sur un nietzschéen
de gauche, Éd. Folle Avoine ; réédité en 2001 chez Grasset.
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Palante, Phénoménologie 429

Les Œuvres philosophiques qui paraissent aujourd’hui, précédées d’une


longue préface de Michel Onfray, présentent l’immense mérite de rassem-
bler en un seul volume la quasi-totalité des livres et articles de Georges
Palante. On y retrouve entre autres son Précis de Sociologie, jamais réédité
en français depuis 1921, ainsi que plusieurs articles parus en revues et non
repris en volume (Nostalgie et futurisme, Sur quelles valeurs s’appuyer pour
fonder une sociologie, La lenteur psychique, etc.).
Signalons que les Éditions Folle Avoine qui continuent à proposer plu-
sieurs ouvrages de Palante (Les Antinomies entre l’Individu et la Société,
Pessimisme et Individualisme, La sensibilité individualiste) viennent de réé-
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diter le Combat pour l’Individu. Là encore, l’ouvrage est agrémenté d’une
préface et de notes de Michel Onfray.

Stéphane BEAU.

Jocelyn Benoist, Les limites de l’intentionnalité. Recherches phénoménolo-


giques et analytiques, Paris, Vrin, 2005, coll. « Problèmes et contro-
verses », 288 p.

Le propos de cet ouvrage est de montrer que la thématique husser-


lienne de la constitution du sens par la conscience intentionnelle se heurte à
une double limite : en premier lieu, le sens de nos énoncés n’est pas seule-
ment fonction d’une intention signifiante, mais aussi du contexte dans
lequel ces énoncés sont proférés ; en second lieu, les objets de notre percep-
tion se livrent à nous d’une manière qui déborde ou excède le « sens » au
travers duquel nous les anticipons. D’après l’auteur, si l’intentionnalité
constitue bien une dimension essentielle de la vie de l’esprit, elle ne doit pas
être conçue comme un « empire dans un empire » (p. 10), parce que l’esprit
lui-même est engagé et enraciné dans un monde naturel et social. L’auteur
propose en conséquence de renoncer à l’ « idéalisme du sens » (p. 270) qui
serait caractéristique de la phénoménologie husserlienne, au profit de ce
qu’il appelle une « phénoménologie réaliste », par où il faut entendre une
phénoménologie qui tiendrait compte du fait que le sens n’est pas seule-
ment constitué par la conscience, mais qu’il est co-constitué par l’esprit et
le monde.
La reconception de la phénoménologie que l’auteur appelle de ses
vœux est donc, on le voit, assez radicale. On ne peut donc que regretter
qu’un projet aussi ambitieux soit moins fondé et développé de manière sys-
tématique que simplement suggéré au fil de quatorze études consacrées à
Husserl, mais aussi à Frege, Austin, Reinach ou Descombes. Il est en effet
extrêmement difficile pour le lecteur de juger de la consistance logique du
propos, d’autant que celui-ci oscille souvent entre le commentaire critique
des auteurs et la production d’un discours philosophique de première
intention. Si l’on doit donc louer son souci de confronter la théorie phéno-
ménologique du sens à certains travaux de la tradition analytique, on ne
peut que souhaiter que l’auteur s’emploie, dans un futur ouvrage, à mon-
trer plus directement qu’une théorie à la fois phénoménologique et réaliste
de la signification est réellement possible en même temps que compossible
avec une théorie réaliste de la perception. Car rien ne serait plus déprimant
que de voir ce bel œcuménisme ne déboucher que sur une forme
d’éclectisme.
Stéphane CHAUVIER.
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
430 Analyses et comptes rendus

Françoise Dastur, Philosophie et différence, Chatou, Éd. de la Transpa-


rence, 2004, 118 p., 13,50 E.

Ce cours, professé en 1993 à l’UFR de philosophie de l’Université de


Paris I, à l’occasion d’un séminaire à l’Université Laval de Québec en 2002,
relie de manière intrinsèque l’activité du philosopher et le déploiement de
la différence, différence pensée dans la philosophie contemporaine, et plus
singulièrement en phénoménologie, comme « pensée de l’avènement ». C’est
donc sous ce double régime que s’articule la structure triptyque de cet
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essai.
Le chapitre I ( « De Parménide à Platon : l’ “invention” de la diffé-
rence » ) marque un arrêt chez Parménide qui inaugure la pensée en po-
sant la différence ontologique présente dans le seul terme de eon en tant
qu’elle tient tout à la fois conjoints et écartés l’être et l’étant. Contre
l’interprétation nietzschéenne, aggravée par celle de Heidegger, qui pense
que le platonisme repose sur la dualité des deux mondes, intelligible et sen-
sible, F. Dastur restitue le discours de Platon sur la séparation (khôrismos)
entre idea et eidos, doublé d’une théorie de la participation (methexis) qui
disjoint pour réunir, écarte pour conjuguer l’ici-bas (enthade) et le là-bas
(ekeî).
Le chapitre II aborde l’idéalisme allemand. La pensée kantienne de la
distinction (Unterscheidung) entre sensible et intelligible connaît un tour-
nant en 1772, dans la lettre à M. Herz, avec l’abandon de l’hypothèse
d’un deus ex machina qui résoudrait tous les problèmes métaphysiques.
Mais la philosophie transcendantale ne suffit pas à surmonter le problème
de la représentation puisque Kant réaffirme la coupure entre l’intuition
des choses elles-mêmes (intellectus archetypus) et l’intuition sensible sub-
jective (intellectus ectypus) des choses. Le refus d’accorder l’intuition
intellectuelle à l’homme est la suite de la séparation entre entendement et
sensibilité. Et Kant de réouvrir à l’intérieur du monde fini la différence
entre sensible et intelligible, sans toutefois les opposer. Ce déplacement
ouvre la distinction entre phénomène et noumène désignant la même
chose selon le point de vue de l’être ou de l’apparaître, car tout phéno-
mène est apparition de quelque chose. Reste que de l’en-soi nous ne
savons rien, d’où la levée d’une « ontologie négative » chez Kant. Sans
traiter exhaustivement de la différence et de l’identité chez Hegel, F. Das-
tur retrace les étapes qui le conduisent à réfuter le kantisme en consti-
tuant une « dialectique » conjuguant le moment de la différence avec celui
de l’identité. Au terme d’un éloignement de Hölderlin, d’une critique de
Fichte et de Schelling, apparaît alors une nouvelle forme de la différence :
l’identité de l’identité et de la non-identité ou encore unité de l’identité et
de la différence.
Le dernier chapitre ( « Phénoménologie et différence » ) nous projette
au XXe siècle en examinant le statut de la différence dans la phénoméno-
logie. La différence entre le transcendant et l’empirique chez Husserl se
heurte au problème de la naissance et de la mort du sujet lui-même. La
« différence ontico-ontologique » heideggérienne entre l’être et l’étant est
critiquée par Heidegger lui-même après le « tournant » des années 1930,
évitant ainsi de penser l’être comme un étant. Chez Merleau-Ponty, la
« différance du visible et de l’invisible » se pose comme « écart » ou « diffé-
rence interne » du sensible et du sens, entrelacement de la chair et du lan-
gage, chiasme entre moi et autrui. « C’est la raison pour laquelle, explique-
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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
Phénoménologie 431

t-elle, cette pensée de l’identité est en même temps une pensée de la différence,
qu’il faut peut-être déjà commencer ici par écrire avec un “a” » (p. 105).
Mais si la différance merleau-pontyenne marque la temporalité de la ségré-
gation de l’invisible et du visible, elle n’a rien à voir avec la « différance »
derridienne qui lie de manière interne la « différance » au « jeu du monde »
et au signe. Derrida choisit d’écrire « différance » pour penser, avec
Nietzsche et contre Heidegger, une différence plus ancienne que la diffé-
rence ontologique.
En abordant la philosophie et ses différences, F. Dastur rend à la phé-
noménologie sa vérité et son actualité, en remontant à sa source la plus
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lointaine. La profondeur s’ajoute ici à la clarté de pensée pour faire de ce
« cours » une ample et riche synthèse qu’on peut considérer comme une
excellente introduction à l’histoire philosophique de la philosophie de Par-
ménide à Derrida. Saluons au passage cet autre avènement d’une nouvelle
maison d’édition, spécialisée en philosophie et cinéma, qui se tient dans le
souci de rendre plus transparente la pensée contemporaine en accueillant ce
« cours » de F. Dastur.
Robert TIRVAUDEY.

Françoise Dastur, La phénoménologie en questions, Paris, Vrin, 2004, coll.


« Problèmes et controverses », 256 p., 27 E.
Si la phénoménologie a longtemps désigné une discipline particulière,
avec Husserl elle prend la tournure d’une nouvelle manière de philosopher.
F. Dastur ne tente nullement de dégager l’historique de ce courant de
pensée ou de répertorier l’apport des phénoménologues. Ce recueil d’essais
a pour ligne directrice une mise en question de la phénoménologie en abor-
dant les questions fondamentales que les phénoménologues ont discutées,
de Husserl à Ricœur, en passant par Heidegger, Fink, Patoçka, Levinas et
Merlcau-Ponty. Ces questions essentielles marquées par le sous-titre – Lan-
gage, altérité, temporalité, finitude – constituent chacune un lieu probléma-
tique qui porte la phénoménologie à ses « limites ».
Le premier groupe d’articles concerne le rapport entre le langage et la
logique et vise à problématiser la pensée de Husserl, pour qui la logique est
la voie qu’emprunte la phénoménologie. Il est alors question du jugement,
de l’idée d’une grammaire pure a priori et de la proposition prédicative
dont l’objet est d’opérer un retour aux choses elles-mêmes. Cependant, la
« dé-construction phénoménologique » conduite par Heidegger s’oriente
dans le sens d’une analyse du langage dans le cadre de l’analytique de
l’existence, elle critique la primauté accordée par Husserl à l’intuition au
profit d’une « significativité » originelle du monde.
Le deuxième groupe d’études met en question l’altérité, plus exacte-
ment le problème de la relation du moi et de l’autre. Husserl élabore
d’une manière inaugurale l’intersubjectivité contre la pensée moderne
solipsiste. C’est pourtant à cet endroit que se greffe la critique de Heideg-
ger qui refuse de penser l’altérité selon une philosophie de la conscience
pour faire apparaître le rapport à autrui sous l’angle d’un « être-avec-les-
autres » originaire. Au sein de cette polémique, Levinas prendra parti
pour une altérité comme « extériorité » en insistant sur la préséance
absolue de l’autre sur le moi. En revanche, Merleau-Ponty et Ricœur se
rejoignent en montrant que l’altérité originaire est constitutive du soi
lui-même.
o
Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432
432 Analyses et comptes rendus

Si Husserl parvient à identifier la structure de la temporalité à la sub-


jectivité, Heidegger met en évidence ce qui entrave la temporalité, c’est-à-
dire la compréhension de l’homme en son être en termes de sujet. Mais une
phénoménologie de l’événement, de ce qui échappe à l’emprise des
concepts, peut-elle s’ouvrir à la dimension plurielle de l’histoire ? Ce ques-
tionnement, en une troisième partie, engage ainsi le rapport entre tempora-
lité et histoire. Certes, le dernier Husserl abandonne le transcendantalisme
sans pour autant voir que finitude et mortalité sont le fond même de
l’histoire. Sont alors convoqués Heidegger, avec la thèse selon laquelle
l’historicité est intrinsèque à l’être lui-même, mais également Ricœur et
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Gadamer qui, chacun selon son propre style, déploient une herméneutique
historique.
Le point crucial de la phénoménologie est l’accent sur ce que la philo-
sophie classique a esquivé, la question de la finitude et de la mortalité.
C’est sous ce dernier intitulé – Finitude et mortalité – que sont abordés les
problèmes du lien entre la phénoménologie, l’homme et la finitude dans un
dialogue entre Heidegger et Patoçka ; la question de la mondanéité et de la
mortalité sur la base du débat entre Fink et Heidegger. La pensée de la
finitude de l’homme interdit-elle toute remontée à un appel du divin ?
Alors que Husserl pense un dieu sans l’éternité, confondu avec le processus
infini de la temporalisalion, Heidegger interroge la dimension du divin
ayant perdu sa transcendance, toujours en retrait comme un dieu éphé-
mère qui ne fait que « passer ».
Robert TIRVAUDEY.

Rolf Kühn, Radicalilé et passibilité. Pour une phénoménologie pratique,


Paris, L’Harmattan, 2003, coll. « Ouverture philosophique », 272 p.,
22,50 E.

Ce livre trouve son origine dans des articles et contributions qui


s’étalent sur quinze ans d’une recherche reprise ici sous l’unité substan-
tielle d’une tentative pour faire coïncider la praxis interne de la Vie avec la
praxis analytique du travail phénoménologique. R. Kühn, spécialiste de la
phénoménologie française actuelle, vise la rencontre entre l’exigence d’une
analyse radicale, ne se réduisant pas à la seule question de la méthode, et
l’autodonation en son « archi-facticité passible » comme seul accès à la
passibilité abyssale ou réceptivité pure de la Vie. S’il reconnaît sa dette
envers Michel Henry, sans omettre la confrontation avec d’autres phéno-
ménologues, il n’entend pourtant pas proposer un commentaire de la phé-
noménologie de la vie, mais poursuivre à l’intérieur une « phénoménologie
pratique ».
Le corps matériel de l’ouvrage est une constante mise à l’épreuve de
l’efficacité du pouvoir analytique de la phénoménologie de la Vie selon un
unique impératif : « Comment élucider la diversité de l’apparaître par leur
source commune qui est la phénoménalisation par la Vie ? » D’où une phé-
noménologie renouvelée du corps subjectif, du besoin, de la pulsion, de
l’animalité, du temps et de l’existence. On reconnaîtra et appréciera
l’audace avec laquelle R. Kühn sort de tout système existant par une
contre-réduction afin de concevoir l’automouvement de la Vie.

Robert TIRVAUDEY.

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Revue philosophique, n 3/2005, p. 357 à p. 432

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