Vous êtes sur la page 1sur 17

Post-scriptum. Peut-on penser le corps ?

Frédéric Laupies
Dans Major 2017, pages 119 à 134
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130750239
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/le-corps--9782130750239-page-119.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 119 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

Post-scriptum
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
Peut-on penser le corps ?
(Frédéric Laupies)

Il ne suffit pas de sentir le corps pour le comprendre, il faut aussi le penser.


Mais penser le corps revient à penser ce qui échappe à la pensée. En effet, la
pensée suppose un objet adéquat à ses exigences. Or le corps n’est pas trans-
parent pour l’esprit. Son opacité fait obstacle à l’exigence de clarté et de
distinction. Pour tenter de surmonter cette difficulté, il faut d’abord prêter
attention à la façon dont le corps apparaît, puis s’inquiéter de ces apparaître.

Double apparaître du corps

Le mot « corps » est porteur d’un sens obvie. La réalité qu’il désigne pré-
sente une telle évidence qu’il ne semble pas pertinent de s’inquiéter de son
sens. Pourtant, la tentative la plus simple pour expliciter le sens de ce mot se
heurte à une difficulté. L’évidence sensible par laquelle se donne le corps est
équivoque… autant dire qu’il ne s’agit pas d’une évidence. Le corps se donne
comme substance individuelle résistante ; il se donne aussi comme ce par quoi
j’éprouve cette résistance. Ces deux apparitions du corps ne s’accordent pas.
D’un côté, le corps m’apparaît comme une chose du monde qui arrête mon
élan ; il est ce sur quoi je bute. En cela il est objet de perception ; il peut être
objet de désir, de haine ou d’amour : quelles que soient les formes que prend
mon rapport à lui, il est toujours jeté devant moi, littéralement ob-jet. De
l’autre, le corps m’apparaît dans l’immanence de l’affectivité : je l’éprouve par
la fatigue, la douleur ou le plaisir. Il n’est pas un objet mais il est participant
de ma subjectivité. Il n’est pas ce qui fait obstacle à mon pouvoir, il est ce
par quoi je suis doué d’un pouvoir sur le monde. Pour faire droit à cette
équivoque, une solution simple est de varier les formulations : il sera possible
de désigner la première modalité par l’expression « le corps objet », la seconde

129/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 120 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

120 | Le corps

par l’expression « le corps sujet ». Ce faisant, nous présupposons que ces deux
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
termes se rapportent bien à la même chose… mais nous sommes bien en peine
de justifier que tel est le cas.

Le double apparaître du corps impose trois dualités

La difficulté ne s’arrête pas là. Chacune de ces deux formulations présente


une obscurité. La première acception, le corps objet, n’est pas claire. L’idée
d’objet ne comprend aucun caractère déterminé : elle ne signifie que la rela-
tion à la conscience : est objet ce qui est le corrélat de la visée de la conscience.
Ainsi, qualifier le corps d’objet ne nous indique rien à son propos si ce n’est
qu’il est visé par la conscience. Si l’on entend par là la substance individuelle
résistante, c’est-à-dire la substance individuelle matérielle, pourquoi l’appeler
corps ? Il faut mettre au jour la différence entre le corps et la substance. Pour
cela, nous sommes conduits à introduire une nouvelle distinction. Le sens
particulier de l’idée de corps s’entend ici, en effet, par distinction d’avec l’idée
d’âme. On appelle substance le tout constitué par une matière structurée par
une forme. Dès lors que les êtres matériels sont constitués de parties hétéro-
gènes, un ordre de ces parties est requis. Le tout n’est pas une somme ou un
agrégat d’éléments ; il est déterminé par une relation nécessaire entre ces élé-
ments qui articule leur multiplicité dans l’unité. Les matériaux pour
construire une maison, par exemple, ne constituent une maison qu’en vertu
d’un certain agencement. Cet agencement peut être appelé « forme ». La
maison n’existe donc que si elle est formée. Dans le cas d’un être vivant, la
forme n’est pas seulement la condition de l’harmonie du tout, elle est aussi
la condition des opérations. Pour distinguer la forme du vivant de la forme
du non-vivant, on appellera la première « âme », réservant le nom de forme
à la seconde. Ainsi, corrélativement, ce qui est appelé matière à propos d’une
substance non vivante sera appelé « corps » dans le cas du vivant. Le corps
est donc la matière informée par l’âme. Le sens du mot corps est alors tribu-
taire de sa relation systémique avec le mot âme. En conséquence, il faut recon-
naître que le premier terme de la dualité corps objet/corps sujet suppose lui-
même une dualité, la dualité corps-âme.
La seconde acception, le corps sujet, est, elle aussi, problématique. Il est
certes indéniable que je connais le corps en l’éprouvant : le corps ne m’est
pas donné autrement que comme une réalité qui m’est propre. Il est possible,
en ce sens, de le nommer « corps propre ». Mais cela pose problème. Je
découvre le corps comme ce qui ne m’est pas étranger, ce que l’on ne peut
pas toucher sans m’atteindre immédiatement, ce que l’on ne peut pas m’arra-
cher sans me détruire tout entier. Mais, tout à la fois, je peux appréhender ce

130/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 121 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

Peut-on penser le corps ? | 121

corps mien comme si j’y étais extérieur : je peux le fuir par l’imagination ou
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
la mémoire ; je peux m’en affliger et le haïr ou l’aimer d’un amour narcissique.
Pour clarifier cette obscurité, on fera valoir que le corps sujet est tout à la
fois objet pour le sujet qui le vit. Ce paradoxe se comprend par la puissance
de la conscience réfléchie. Capable de se rapporter à elle-même, elle est donc
capable de se rapporter à ce qui constitue ce donné non extrinsèque qu’est le
corps. Nous devons donc, ici encore, introduire une dualité : le corps est à
distinguer de la conscience. Cette distinction permet de situer le statut du
corps comme réalité paradoxale : si je peux le dire « mien », je ne peux pas
dire que « je suis corps ». En effet, le corps est prégnant par le poids d’altérité
qu’il m’impose : en cela, je perçois bien une distinction entre ma faculté d’abs-
traction et la réalité individuée qu’il est. Mais je ne peux pas le penser comme
distinct de ce que j’appelle « moi ». Curieusement, en effet, au moment où je
le considère comme objet par la capacité que j’ai de me démarquer de sa
passivité, il me rappelle que je n’en suis pas réellement distinct : les actes
intellectuels de réflexion et d’abstraction supposent l’engagement du corps,
ils sont favorisés ou empêchés par l’état du corps, ils génèrent plaisir et
fatigue. Ainsi, ce moi qui s’éprouve comme capable de transcender l’immédia-
teté n’est-il lui-même qu’une pure abstraction s’il est dénué du corps dont
pourtant il peut se déprendre. Je suis donc tenté d’affirmer que j’ai un corps
pour dire par là ce fait primordial de l’expérience du corps : il m’est donné
sur le mode de l’étrangeté ; mais il n’est pas possible de penser le corps comme
objet d’une possession puisqu’il constitue mon identité. En retour, il n’est pas
possible de dire « je suis un corps » parce que le fait de dire « je » suppose
une distance relativement à l’immédiateté ; or le corps ne peut pas se mettre
à l’écart de lui-même. Le sens du mot corps est donc constitué par ce para-
doxe dont la formulation suppose la relation à la conscience. Il est possible
de remplacer le mot conscience par le mot esprit si l’on veut mettre en évi-
dence une contradiction dans l’ordre de l’être : l’esprit, souffle inassignable à
une position dans l’espace, évoque la non-matérialité. Si l’on veut mettre en
avant la dynamique déployant ce paradoxe, on emploiera le mot pensée. Mais
les trois termes mettent au jour trois modalités de la même dualité : une
dualité interne au sujet corporel de laquelle le mot corps tire son sens.
Une première approche de l’idée de corps nous met donc en présence de
trois dualités. Une première dualité, celle du corps objet distinct du corps
sujet, se dédouble en deux autres : corps-âme d’une part, corps-esprit de
l’autre. Ces trois grandes distinctions mettent en péril la clarté de l’analyse
au lieu de la rendre possible. Nous entrevoyons, en effet, que chaque niveau
de distinction porte avec elle son lot de difficultés ; nous pressentons la diffi-
culté plus grande encore qu’il y a à penser l’unité de ces subdivisions.

131/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 122 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

122 | Le corps
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
La dualité est contradictoire avec l’idée même de corps

Une question de prudence se pose ici : faut-il prendre au sérieux ces duali-
tés ? Nous ne sommes peut-être pas, en effet, condamnés à appréhender la
question du corps selon ces coordonnées. Il n’est pas à exclure que ces distinc-
tions soient elles-mêmes faussées, qu’elles soient la source de faux problèmes.
Nous avons une bonne raison de nous méfier de ces dualités : le corps nous
est connu par un caractère essentiel, l’unité. En effet, le corps est composé de
parties hétérogènes qui forment une seule et même réalité. Le corps existe en
vertu de l’unité concrète de la multiplicité. Le multiple y est un ; mais ici, il
ne s’agit pas de l’unité de l’idée à laquelle ressemblent tous les exemples.
L’unité du corps n’abolit pas les différences qualitatives entre les parties ; elle
existe par l’articulation fonctionnelle de ces différences. Ainsi peut-on dire
que le corps n’existe pas : seul un corps existe… le corps n’a de réalité que
parce qu’il est un au double sens de l’un, l’unité et l’unicité. Ici, l’article indé-
fini ne signifie rien d’indéfini ; bien au contraire, il signifie la détermination
nécessairement concrète du corps : le corps n’existe que s’il est uni et unique.
Le cadavre n’est pas un corps : en lui, plus de tension pour ordonner les
relations ; en lui, toutes les parties sont comme homogènes, étant désormais
indifférenciées. Sans unité, il n’a plus non plus d’unicité : ses parties se dis-
persent. En revanche, aussi longtemps que le corps est, il est un. Son unité et
son unicité ne sont pas un état de fait donné une fois pour toutes : elles sont
sans cesse conquises et reconquises par sa vie même. Si donc le propre du
corps est d’être un, nous devons refuser de le penser par des dualités.
Nous sommes donc confrontés à une vraie contradiction. D’un côté, le
corps ne peut être compris que par un terme corrélatif ; de l’autre, sa défini-
tion même interdit de le penser par référence à un terme qu’il n’intègre pas.
Pour lever la contradiction, il faut trouver celle des deux affirmations qui est
vraie et celle qui est fausse.
Revenons sur la première affirmation : le corps n’est pensable que par la
relation nécessaire à un autre terme. Penser le corps est penser rigoureusement
la singularité de l’idée de corps : tant que le sens du mot corps est assez
indéterminé pour pouvoir être remplacé sans dommage par un autre, nous
devons considérer que nous n’avons pas affaire à la vérité du corps. Or tel est
le cas lorsque nous pouvons affirmer d’un étant qu’il est un corps. Dans ce
cas, nous écartons la dualité au profit de la seule unité. Mais alors, ce n’est
pas le corps que nous pensons, mais simplement la substance matérielle. En
effet, le mot corps se rapporte aussi bien à l’atome, à l’astre, qu’à l’animal ou
à l’homme. Mais nous ne sommes pas dupes ; nous savons bien que cet emploi
n’est pas univoque. Le mot corps employé à propos de l’atome ou de l’astre
se prête à une forme d’équivalence : nous disons sans trop hésiter que l’atome

132/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 123 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

Peut-on penser le corps ? | 123

ou l’astre est un corps. Si nous qualifions ce corps par un adjectif, en parlant


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
de corps céleste, par exemple, l’adjectif ne sert qu’à distinguer ce corps
d’autres types de corps ; il n’indique pas une distinction interne au corps dont
nous parlons. Dans ce cas, nous avons donc affaire à une conception du corps
qui l’identifie à la substance individuelle. Le mot corps n’a donc pas de sens
propre. En revanche, lorsque nous employons le mot corps à propos d’un
animal ou d’un homme, nous ne voulons pas signifier une équivalence entre
le corps et l’animal ou entre le corps et l’homme. L’emploi de l’adjectif n’a
pas le même sens que dans le cas précédent. L’expression « corps humain »,
en effet, ne signifie pas seulement une distinction entre ce corps et d’autres
types de corps, mais il signifie également la difficulté d’identifier l’homme et
le corps. C’est alors que le mot corps a un sens propre : il signifie ce qu’on
ne saurait signifier par aucun autre mot. Cette signification est sans doute
obscure et reste encore à identifier ; mais il est clair et certain qu’elle n’existe
que référée à un autre terme. Dans ce cas, le corps, tenu pour un mode d’être
particulier, ne peut pas être traité comme une substance ni comme un sujet ;
il sera alors traité sous la forme de l’adjectif : on se plaira à qualifier de
« corporel » un étant que l’on aurait des scrupules à appeler un corps. On
aura également recours au mot « corporéité », substantif paradoxal qui
esquive la substantialité du corps. Nous supposons bien par là que le corps
ne peut pas être synonyme de substance ; nous sous-entendons que le corps
est une détermination de l’être qui ne suffit pas à épuiser cet être : la singula-
rité de l’idée de corps apparaît alors clairement en ceci que l’on vise par là
non pas un étant subsistant mais une modalité de l’étant subsistant, modalité
qui, pour être et être pensée, doit entrer en relation concrète avec un autre
terme.
Si donc la première affirmation est vraie, la seconde, sa contradictoire, doit
nécessairement être fausse. Or tel n’est pas le cas ici : il est indéniable que le
corps ne s’entend véritablement que comme une réalité synthétique et vivante.
L’emploi métaphorique du mot corps confirme cette réalité : le corps social,
le corps politique, le corps professoral ont en commun de n’exister que par
une unité aussi indéniable que fragile, mouvante et sans cesse reformée. Le
corps est le paradigme de toute réalité unie. Sous ce rapport, le corps ne
saurait être articulé à une réalité extrinsèque puisqu’il est lui-même principe
d’articulation du multiple en lui-même et par lui-même.

Être paradoxal du corps

Nous avons donc affaire à deux affirmations incompatibles mais qui ne


s’excluent pas. Nous sommes en présence d’un paradoxe et non d’une contra-
diction. D’une part, l’idée de corps n’a pas d’unité par elle-même parce qu’elle

133/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 124 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

124 | Le corps

fait système avec une autre idée, d’autre part, elle est l’idée synthétique de ce
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
qui intègre son autre. Il faut donc reconnaître une certaine vérité du dua-
lisme : le corps n’est pas donné à part soi comme une réalité circonscrite ; il
est constitué par la relation à son contraire. Mais le dualisme devient faux
lorsqu’il empêche de penser cette dualité en relation avec l’unité essentielle
du corps.
Nous voyons se dessiner plus nettement ce qui est requis pour comprendre
le corps : pour avoir une certaine intelligence du corps, il faut éclairer le
paradoxe de la nécessaire dualité dans l’unité. Pour cela, il nous faut examiner
le sens des trois dualités majeures pour mieux les comprendre en elles-mêmes
et dans leurs relations. Restera alors à comprendre comment sont possibles
une articulation logique et une coexistence réelle avec l’unité essentielle du
corps.
Si nous pouvons réduire le nombre de ces dualités ou, au moins, les hiérar-
chiser, nous gagnerons en clarté et pourrons sans doute plus aisément conci-
lier la dualité et l’unité.

Vacuité de l’idée de « corps objet »

Commençons par le couple corps objet/corps sujet. La notion d’objet pré-


sente une certaine équivoque. Il est possible de la comprendre en son sens
strict comme ce qui est visé par le sujet. Alors le corps objet est le corps qui
arrête l’élan de la conscience, il est essentiellement obstacle. Dans ce cas, il
est saisi par la résistance qu’il offre. Mais cette résistance n’est rien sans la
résistance que je lui oppose. En conséquence, le corps dit « objet » n’a pas de
réalité par soi-même, il est entièrement relatif à mon effort, comme la passion
est relative à l’action. Ce n’est qu’en vertu d’un abus de langage qu’on lui
attribue une quelconque détermination propre. Dans ces conditions, seul a
une effectivité le corps dit « sujet ». Il est possible, par ailleurs, d’entendre le
mot objet en un autre sens. Contrairement à ce que signifie l’étymologie du
mot, on considérera que l’objet est la réalité en elle-même, indépendamment
du sujet qui s’y rapporte. L’adjectif « objectif » qualifie ainsi le discours du
sujet qui s’efface devant l’objet jusqu’à oublier et faire oublier qu’il a une
réalité et une responsabilité dans l’acte de connaissance. Le corps peut se
prêter à une étude objective, c’est-à-dire scientifique, mais c’est alors qu’il
disparaît. Sa disparition peut prendre deux formes, l’une analytique, l’autre
synthétique. Le point de vue analytique décompose l’objet étudié en parties
simples, le tissu, la cellule, etc. Le corps ne subsiste pas : sont considérées
seulement des parties indépendantes les unes des autres. Le point de vue syn-
thétique appréhende un système vivant qui se suffit à soi-même : l’organisme

134/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 125 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

Peut-on penser le corps ? | 125

a alors remplacé le corps. La notion d’organisme, en effet, a l’immense mérite


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
ne pas présenter le paradoxe que présente le corps : l’organisme ne suppose
pas de relation à un terme corrélatif pour être pensé.
La dualité corps objet/corps sujet n’a pas de réalité par elle-même : soit
elle se ramène au corps sujet dont elle n’est que le corrélat indissociable, soit
elle ne désigne rien si l’on considère objectivement le corps objet. Il ne reste
donc que deux dualités, les couples corps/âme et corps/pensée.
Examinons-les à nouveau, puis considérons leur relation. Commençons par
le couple corps/pensée.

Validité de la distinction corps.pensée

La relation entre le corps et la pensée n’est pas du même ordre que la


relation entre le corps objet et le corps sujet. La dualité corps sujet/corps
objet disparaît sous l’effet de la critique parce qu’elle ne correspond pas à
deux réalités de même nature. Le corps objet n’a pour toute réalité que celle
que lui donne la relation, à la différence du corps sujet. En revanche, la dis-
tinction corps/pensée correspond à deux réalités effectivement existantes et
existantes l’une par l’autre. En effet, je ne peux donner un sens au mot corps
que par l’expérience de sa résistance à ma pensée : je voudrais voler comme
un oiseau mais je fais l’expérience de la pesanteur de mes membres ; je peux
penser que je suis mûr mais le miroir me renvoie l’image de mon visage
poupon ; je veux finir ce roman passionnant mais je tombe de sommeil. Si le
mot corps correspond à une réalité, cette réalité est sans doute à chercher
dans le rapport conflictuel à la conscience. En effet, si, comme nous l’avons
montré, le mot corps n’a pas de sens propre lorsqu’il sert à désigner la subs-
tance individuelle ou l’organisme, il est doué d’un sens singulier lorsqu’il
signifie ce qu’aucun autre terme ne signifie, mon identité subsistante source
paradoxale de ma passivité et de mon activité.
Le discours sur le corps, qui prétend d’emblée savoir de quoi il parle, fait
violence à la réalité. Le mot « corps », en stricte rigueur, signifie d’abord
l’expérience d’une étrangeté obscure. J’appelle corps ce qui, en moi, échappe
à mon vouloir : ce mot sert à désigner le déjà donné, ce par quoi je suis
comme précédé par moi-même. Le miroir me renvoie l’image d’un visage, de
membres, d’une complexion que je sais devoir m’attribuer à moi-même mais
qui, tout à la fois, s’imposent à moi sans moi et constituent ce que je suis
avant que j’aie pu même avoir la conscience d’être constitué. Le corps est
donc d’emblée marqué du caractère de la passivité : il est ce que je ne décide
pas. Le corps m’est connu comme « mon » corps de façon paradoxale : le

135/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 126 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

126 | Le corps

mot corps a un sens parce qu’il désigne une réalité appréhendée comme dis-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
tincte ; mais la distinction qui constitue le sens de l’idée de corps n’est pas
produite par abstraction, elle n’est pas déterminée par opposition relative-
ment à d’autres notions, elle est saisie empiriquement par opposition à ce que
je suis moi-même comme être capable de vouloir et d’instituer : j’appelle corps
ce que je ne veux pas, ce que je ne peux pas vouloir, ce que je n’institue pas.
Mais ce n’est pas tout : le mot corps ne désigne pas tout ce qui a ce caractère ;
il désigne précisément ce qui m’échappe mais avec quoi je suis en relation
essentielle. Ainsi le corps m’apparaît-il en vertu d’une double étrangeté :
étrangeté d’une réalité en moi qui n’est pas mon œuvre ; étrangeté du fait
d’être constitué intimement par ce qui est étranger à ma volonté.
Il est dès lors possible d’identifier des caractères du corps contradictoires
avec ceux de la pensée. Ces contradictions ne sont pas logiques ; elles sont
réelles. La contradiction logique correspond à une impossibilité réelle : elle
ne renvoie à rien et ne produit rien. La contradiction réelle est l’opposition
de forces réellement incompatibles ; elle produit donc quelque chose, une neu-
tralisation réciproque ou le triomphe de l’une ou l’articulation des deux dans
une réalité qui les assume. La réalité du corps, distinct de la simple matière
informée, advient dans ce jeu de contradictions.
Cette contradiction peut prendre plusieurs formes qu’il nous faut analyser :
le corps est singulier, la pensée exige l’universalité ; le corps n’établit pas de
relations par lui-même, la pensée relie ; le corps est contingent, la pensée
suppose la nécessité ; enfin, la pensée suppose la négation logique, le corps
est positivité de fait. L’examen de ces quatre formes de contradiction va mon-
trer que l’opposition de la pensée au corps est ce par quoi le corps apparaît
dans sa singularité ; en retour, la pensée se constitue par l’intégration du corps
auquel pourtant elle s’oppose. Ce mouvement de retour indique une véritable
interdépendance : nous avons là comme un dépassement existentiel de la
contradiction entre la pensée et le corps.
Le corps est singulier par opposition à la pensée universelle : cette affirma-
tion reconnaît la puissance qu’a la pensée de s’absenter du donné empirique
pour appréhender ce qui vaut sans exception possible. Loin des circonstances
particulières, la pensée se représente l’idée générale et le concept dans un
souci de systématicité. L’idée est compréhensive et non pas extensive ; en elle,
aucun élément sensible et particulier ne vient troubler la pureté logique. L’idée
de chien n’aboie pas, l’idée de triangle n’est pas triangulaire, l’idée d’homme
ne respire pas, ne mange pas, ne souffre pas, n’éprouve pas de plaisir… l’idée
de corps n’a pas de taille ni de poids ni de masse, rien qui puisse évoquer
l’enracinement sensible de la réalité singulière. Cette sublimité de l’idée
permet une activité de l’esprit non moins sublime : la pensée comme représen-
tation intellectuelle articule logiquement les idées entre elles. Pour penser de
la sorte, il semble qu’aucun lieu ne soit nécessaire, aucun corps n’est requis.
En tant que je pense, je ne sollicite pas ma complexion physique, ni ma force
ni ma faiblesse, ni mes perceptions ni mes sensations ni mes affects ne sont

136/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 127 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

Peut-on penser le corps ? | 127

requis. Le seul lieu nécessaire est le lieu qui fait oublier le lieu par son calme
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
et sa neutralité ; la seule condition physique nécessaire est celle qui fait oublier
le corps, la santé comme silence des organes. Ce royaume de la pureté idéelle
permet des prouesses virtuoses : les distinctions subtiles qui s’y développent
seraient parfaitement impossibles ailleurs.
Il faut toutefois prendre acte d’une limitation de ce royaume, conséquence
de sa splendeur : ce royaume est limité par ce qui en est la double condition,
la mise hors jeu de l’existence et de la singularité. La pensée pure, en effet,
suppose l’abstraction de l’existence : pour examiner rigoureusement l’essence,
il faut laisser de côté la question de savoir s’il existe quelque chose qui corres-
pond à cette essence. Or la suspension du jugement d’existence coïncide avec
le dépassement du corps. Tant que l’on prend acte du corps, on ne peut pas
douter de l’existence non seulement du corps lui-même mais de ce qui
l’affecte, le monde environnant. En effet, l’existence est, au premier sens, la
présence au monde d’une réalité indépendante de l’esprit. Ce qui existe se
tient hors de moi sans moi : je ne peux y accéder que par une rencontre
qui s’éprouve sensiblement. L’idée d’existence ne peut pas dévoiler l’existence
effective puisque la propriété caractéristique de l’idée, son immanence à la
conscience, est directement contradictoire avec la condition première de l’exis-
tence, sa transcendance relativement à la conscience. Le corps est donc ce par
quoi nous est dévoilée l’existence. Si donc la pensée ambitionne de clarifier
les représentations pour avoir l’intelligence de ce qui est donné dans l’expé-
rience, elle est tributaire du corps quant à sa finalité même.
Il semble donc qu’il faille reconsidérer le rapport entre le corps et la pensée :
il est impossible de penser le corps comme un obstacle à la pensée, comme si
la singularité qui le caractérise devait être abolie pour libérer la voie à l’uni-
versalité du concept. La pensée doit opérer un mouvement dialectique et
retrouver ce à quoi elle a d’abord renoncé. Elle doit dans un premier moment
surmonter la singularité du corps mais elle doit ensuite la réassumer pour
rejoindre l’existence. La pensée opère un double mouvement de négation :
négation de la singularité du corps pour accéder à l’universalité du concept,
négation de l’universalité du concept pour discriminer l’existant et le non-
existant. Sans cette double négation, la pensée se complaît dans l’universel
abstrait qui n’est finalement que son propre produit, fort éloigné de la réalité.
Loin que le corps soit exclu du processus de la pensée, il y est intégré. Cette
intégration n’est pas seulement celle d’un moment aboli dans le processus : le
corps est intégré en ceci qu’il est retrouvé nécessairement à la fin du processus.
Ici la fin n’est pas la cessation ; elle n’est pas le dernier acte chronologique,
elle est ce qui achève le mouvement. En ce sens, la nécessaire réintégration du
corps par la pensée soucieuse de l’existence est comprise au moment même de
l’éviction du corps. Le corps, donc, invalide la pertinence d’une logique qui ne
serait pas une logique de l’existence. Le corps conduit à une logique capable
de dépasser l’universel abstrait, de revenir au singulier. Ce mouvement de la
pensée, qui commence par mettre au jour le corps comme son contraire pour

137/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 128 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

128 | Le corps

ensuite l’assumer, révèle la réalité du corps. Celui-ci apparaît en effet comme


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
ce qui, en moi, est inertie, singularité attachée à l’ici et au maintenant. Mais
il se révèle aussi comme susceptible de participer de l’activité de la pensée.
Ce premier point conduit au deuxième : la pensée suppose la relation, le
corps, en revanche, est ce qu’il est par lui-même. La pensée lucide ne peut pas
se permettre de croire qu’elle pourra tout connaître à partir d’elle-même de
façon déductive. Le projet de systématicité parfaite, qui a pu prendre la forme
de la démonstration de l’existence de Dieu à partir de sa définition, était
aveugle à cette réalité. Son échec signe la revanche du corps : l’impossibilité
de l’argument ontologique en dit long sur le corps dans son rapport à la
pensée. Le corps est cela seul qui permet à la pensée de s’ouvrir sur ce qui
n’est pas elle, à savoir l’existence. Faire abstraction du corps, c’est condamner
la pensée à évoluer dans le système clos des représentations transparentes
pour l’esprit. Le corps sert la pensée précisément en l’empêchant d’être systé-
matique ; cette limitation salutaire a deux causes principales. D’une part, le
corps rend impossible le projet de commencement ; d’autre part, il exclut la
production maîtrisée. La pensée, dans son aspiration à la systématicité, vise
un commencement logique, un principe qui n’ait pas besoin de fondement :
ce point architectonique satisfait la raison qui entend rendre raison en échap-
pant aux régressions à l’infini. Or le corps est toujours déjà là ; il s’est formé
par effets de causes dont aucune ne peut être identifiée comme première ; il
est aperçu après coup : la conscience du corps ne le fait pas exister. L’être
doué de corps est donc dans un rapport à la réalité marqué par « l’après-
coup » : le régime ordinaire de l’existence corporelle est celui de l’a posteriori.
Or ce régime est sans doute celui de l’honnêteté intellectuelle. Penser n’est pas
créer. La pensée rigoureuse est attentive à ce qui apparaît à l’esprit : cette
attention est tout à la fois réception. La dimension active de la pensée, la
tension qu’elle suppose, est au service de sa passivité. Or sans le corps, il est
très facile de mépriser cette nécessaire alliance des contraires. Sans le corps,
il est possible de tomber dans l’illusion de croire en une puissance démiur-
gique de l’esprit. Mais cette absence du corps est un déni de réalité ; sans
tarder, nous faisons l’expérience de la passivité, de la perception d’une réalité
étrangère qui se présente à nous sans nous consulter. Le corps nous fait
éprouver l’altérité sous le mode de la violence : la violence, qui contrarie
douloureusement l’attente, est sans doute le mode privilégié de dévoilement
de l’altérité. Il est dans ce cas incontestable qu’existe une réalité qui n’est pas
moi. L’oubli du corps est simultanément le rejet de la violence et le déni de
l’altérité. Ce déni de l’altérité est le déni de la pensée. Nous vérifions ici à
nouveau le double mouvement par lequel la pensée dévoile le corps et par
lequel le corps donne à la pensée sa vérité. Un attribut essentiel du corps se
manifeste par l’obstacle qu’il offre à la prétention totalisante de la pensée : le
corps est dépendance ; sa réalité est l’impossibilité de l’auto-position. Nous
pourrions objecter que ce caractère est celui de tout vivant, dépendant de son
milieu et, plus généralement, de tout être naturel, dépendant du système des

138/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 129 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

Peut-on penser le corps ? | 129

êtres. Mais le propre du corps n’est pas seulement la dépendance objective à


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
l’égard d’autres êtres ; il n’est pas simplement un vivant dépendant de son
milieu. Là encore, nous retrouvons la spécificité du corps : le corps se dis-
tingue des vivants non pas parce qu’il serait non vivant mais parce que la
catégorie du vivant ne suffit pas à le comprendre. La dépendance du corps à
l’égard de ce qui le détermine n’est pas seulement un état de fait objectif : si
l’on en restait là, le mot corps ne dirait rien de plus que le mot « vivant ». Le
mot corps devient pertinent lorsque la dépendance à l’égard du milieu est
aperçue comme telle. « Le corps » est la part irréductible de passivité que le
sujet pensant découvre par lui-même en lui-même.
Ce deuxième point nous conduit au troisième. Si, en effet, le régime du
corps est celui de l’a posteriori, il est aussi celui de la contingence. En effet,
le corps s’impose comme un fait sans titre à exister : sa factualité ne s’accom-
pagne d’aucune justification. La pensée, à l’opposé, demande des raisons et
ne retient que ce qui peut en fournir. Toutefois, il serait peu logique de cher-
cher une nécessité logique dans un ordre qui l’exclut. Chercher à démonter
a priori ce qui ne se prête qu’au constat ou à la preuve est donner une exten-
sion illégitime à l’ordre logique. La pensée doit donc apprendre du corps à
restreindre le champ de ses prétentions. De même donc que l’universel doit
être concret, la nécessité doit faire droit à la contingence : telle est la leçon
du corps.
Cette leçon induit le quatrième point annoncé. La pensée évoluant dans
l’ordre intelligible n’a pas affaire à la positivité de l’être. Elle se rapporte à
des idéalités qui ne sont pas des étants et qui se déterminent par l’exclusion
de leurs contraires. La clarté et la distinction des idées exigent leurs opposi-
tions sans chevauchement. Ces jeux de négation sont aisément compréhen-
sibles parce que, en ce domaine, aucune résistance effective ne peut y faire
obstacle. L’idée, toujours compréhensive, est toujours simple même lorsque
son objet est complexe ; elle peut donc être distinguée et opposée à ce qui
n’est pas elle. Dans l’ordre du corps, en revanche, la prégnance est la règle
tout autant que la solidarité de fait. La prégnance du corps se manifeste
comme sa pesanteur, sa résistance à la négativité : il est et il est bien là,
indéniablement. La solidarité de fait prend la forme de chevauchement, de
jeux d’ombres et de lumières : si le corps se distingue des autres corps, il
rayonne toutefois sur eux ou leur fait de l’ombre ; il ne peut être comme s’il
était distinct, simplement juxtaposé à côté des autres. L’opposition entre
l’ordre de la pensée et celui du corps est donc dénuée d’ambiguïtés. Il semble
bien que l’on soit en présence de deux niveaux de réalité indépendants l’un
de l’autre. Cependant, il n’en est rien. D’où vient, en effet, que l’esprit puisse
avoir l’idée de distinction ? Pour accéder à l’idée de distinction, il faut pouvoir
concevoir une discontinuité dans l’ordre de l’être : quelque chose est distinct
d’autre chose si l’une peut exister sans l’autre, si donc elles ne sont pas soli-
daires tout en pouvant se rencontrer. Quelle est l’expérience primordiale qui
nous conduit à la conscience d’une telle discontinuité ? Il semble qu’il n’y en

139/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 130 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

130 | Le corps

ait pas d’autre que celle de la résistance. En effet, la résistance est la recon-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
naissance éprouvée d’une altérité qui s’oppose à la force que je lui oppose.
La résistance n’est pas une idée puisque toute sa réalité tient à l’épreuve sen-
sible ; elle suppose nécessairement le corps. Si donc la naissance de l’idée de
distinction est indissociablement liée au corps, la pensée est tributaire du
corps dans ce qui est son principe fondamental. La distinction est en effet ce
à partir de quoi peut être conçue la relation : pour articuler logiquement des
termes, il faut d’abord les saisir comme distincts et comprendre la nature de
leur distinction. Se confirme ici ce que nous avons entrevu plus haut : ce n’est
pas la pensée qui applique au corps des distinctions dont elle serait la source,
c’est le corps qui donne à la pensée la possibilité de penser les distinctions.
Par là même encore se révèle un autre caractère du corps. Il est le différant :
sa réalité est de différer de la pensée, qui l’éprouve comme résistant, et de
différer des autres corps auxquels il résiste.

Vérité du dualisme ?

Les quatre modalités de l’opposition entre le corps et la pensée opèrent


ainsi un dévoilement réciproque. La pensée découvre le corps comme l’étran-
geté à laquelle elle ne saurait se dérober ; le corps leste la pensée d’une sagesse
qu’elle ne pourrait avoir sans lui. L’universalité de la pensée doit intégrer la
singularité du corps pour échapper à l’universel abstrait ; les relations opérées
par la pensée ne sont rien sans le corps qui, seul, fonde réellement la relation
à l’existant ; la nécessité logique de la pensée ne serait pas logique si elle ne
faisait pas droit à la contingence dévoilée par l’ordre du corps ; la négativité
supposée par la pensée ne peut lui advenir que par l’expérience corporelle de
la résistance.
La dualité corps/pensée apparaît comme une réalité et non pas comme une
construction intellectuelle. Elle n’est pas le produit d’une distinction purement
logique, d’un artifice élaboré pour clarifier. Elle est une réalité existentielle
par laquelle le corps acquiert une réalité pour la conscience. Paradoxalement,
cette opposition par laquelle le corps acquiert une réalité pour moi est ce par
quoi il acquiert une réalité en soi. Il semble donc que le corps nous mette en
présence d’un nouveau paradoxe : le corps semble être une réalité qui n’est
en soi que si elle est pour moi. Tant qu’il est possible d’appréhender le corps
en soi, abstraction faite de tout jeu d’opposition avec la vie subjective, le corps
est synonyme de substance individuelle, d’organisme, de vivant : il n’a donc
pas de spécificité. Ainsi, penser le corps de la sorte n’est pas penser le corps
à proprement parler.

140/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 131 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

Peut-on penser le corps ? | 131

Nous pourrions objecter que cette conséquence paradoxale tient à une péti-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
tion de principe : nous supposons au départ que le corps se ramène au corps
propre, c’est-à-dire au corps subjectivement éprouvé, puis nous montrons
pour finir que le corps n’a de réalité en soi que s’il en a pour moi. Mais cette
objection ne tient pas. Nous n’avons rien supposé au départ. Nous nous
sommes mis en quête du sens du mot corps distinct des mots voisins. Nous
avons été frappés par le fait que l’idée de corps est inconsistante si elle est
coupée d’une idée avec laquelle elle fait système. Nous avons écarté le système
corps objet/corps sujet au motif que l’idée de corps objet n’a pas de contenu
positif. L’analyse du couple corps/pensée, en revanche, en a révélé la perti-
nence : il y a là sans doute le lieu fondateur de la spécificité du corps.
La thèse paradoxale à laquelle conduit l’analyse du couple corps/pensée se
heurte toutefois à une vraie objection constituée par l’autre dualité, la dualité
corps/âme. Appréhender le corps à partir de la pensée relève d’une attention
à l’apparaître, que l’on pourrait qualifier de phénoménologique. Il n’est pas
étonnant que la considération du corps à partir de la conscience intention-
nelle mette en évidence la relation du corps à la conscience. En revanche, le
couple corps/âme est fondé sur une philosophie de la nature qui ne prend pas
en compte la conscience. La philosophie de la nature entend identifier les
principes de la nature comprise comme mouvement autonome immanent aux
étants. Elle s’inquiète des étants mais non du rapport que la conscience peut
entretenir avec eux. Il est possible, en ce sens, de la qualifier d’ontologique :
son objet n’est pas l’être en tant qu’être, elle ne se confond pas avec la méta-
physique ; mais elle cherche à connaître ce qu’il en est des êtres en mouve-
ment. Son point de vue sur le corps n’a aucune raison d’intégrer une
quelconque relation avec la pensée, c’est-à-dire avec la visée subjective
d’objets. Si donc elle peut tenir un discours sérieux sur le corps, sa seule
existence suffit à infirmer la thèse selon laquelle le corps n’existe en soi que
s’il existe pour moi.

Validité de la distinction corps.âme

Revenons sur la distinction corps/âme. Il ne faut pas d’emblée associer le


mot âme à la mystique ou à l’insaisissable je-ne-sais-quoi qui confère un
charme discret à la pesanteur des choses. L’âme est à comprendre d’abord à
partir d’un constat : le vivant croît de lui-même, il échange avec le milieu de
lui-même, il se meut de lui-même ; toutes ces opérations supposent une identité
susceptible de se maintenir dans le changement. Cette identité est constituée
de rapports constants entre les parties qui le constituent. Ces rapports ne sont
pas eux-mêmes des parties. À la différence des parties, ils ne sont pas matériels

141/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 132 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

132 | Le corps

et pourtant ils sont causes de la réalité matérielle en tant qu’elle est unie. Le
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
mot âme signifie donc ces rapports internes au vivant en raison desquels
celui-ci est un. Le mort corps peut alors signifier la réalité matérielle ainsi
ordonnée. Pour signifier la distinction entre le principe ordonnateur et ce qui
est ordonné, on emploiera le mot âme pour le principe, réservant le mot corps
à la réalité ainsi ordonnée. Si l’on en reste là, rien ne permet de vérifier la
thèse issue de l’analyse précédente. Bien plus, il semble qu’il faille l’écarter : le
corps est en lui-même, indépendamment de toute visée de la conscience. Les
choses ne sont toutefois pas si simples. Plusieurs remarques s’imposent.
Tout d’abord, le mot corps peut se dire en deux sens. D’une part, il peut
désigner la matière ordonnée par la forme qu’est l’âme ; d’autre part, il peut
désigner le tout lui-même. Ce double niveau de sens se comprend par le fait
que la distinction entre le corps et l’âme ne prétend pas se rapporter à deux
êtres réellement distincts mais à une seule et même réalité. Ainsi l’emploi du
mot corps au second sens englobe-t-il, dans la signification de l’unité substan-
tielle, le corps au premier sens et l’âme. Ce second sens n’abolit donc pas la
pertinence de la distinction corps/âme.
Cette équivoque du mot corps peut induire une deuxième remarque. Ces
notions de corps et d’âme peuvent se rapporter à des niveaux de réalité dis-
tincts. Une plante présente, à son niveau, les caractères mentionnés plus haut
qui justifient la distinction corps/âme : elle se développe en vertu d’une unité
souple qui suppose des rapports permanents. Le corps de la plante, compris
comme sa matière, peut être distingué de son âme, comprise comme le prin-
cipe ordonnateur de la matière. Un animal présente également ces caractères
de façon plus marquée ; à cela s’ajoute la mobilité spatiale. Là, plus encore
que dans le cas de la plante, des rapports constants sont requis pour l’accom-
plissement de ces différentes opérations. L’homme ne fait pas exception à
cette loi générale : non seulement ses opérations végétatives et animales mais
aussi sa pensée supposent un ordonnancement de sa matière, une information
du corps par l’âme. En effet, la pensée comme acte de l’homme est une opéra-
tion du vivant comme la croissance, l’échange avec le milieu ou la locomotion.
Elle suppose en cela le principe opératoire comme les autres opérations. Il
faut donc affirmer que l’âme est toujours unique mais que ses fonctions
peuvent être multiples. L’âme est toujours unique parce qu’elle est le principe
ordonnateur. Ses fonctions peuvent être multiples parce qu’elle rend possibles,
à partir de l’unité qu’elle opère, des puissances différenciées.

Penser le corps : penser la dualité dans l’unité

Que peut-on conclure de là pour élucider le corps et penser la relation entre


les deux dualités ?
Nous avons, par le rapport de la pensée au corps, mis au jour le corps
comme passivité inhérente, condition de mon activité. Le corps est apparu

142/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 133 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

Peut-on penser le corps ? | 133

comme n’ayant de réalité en soi que s’il en a pour moi. La distinction corps/
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
âme n’est pas, malgré les apparences, contradictoire avec ces conclusions. Elle
permet de comprendre la condition de possibilité de l’expérience subjective
du corps. Le sujet ne peut appréhender son corps comme étrangeté familière
que dans la mesure où le corps n’est pas une substance extrinsèque relati-
vement à la pensée. Mais tout à la fois, le sujet peut saisir son corps sous le
mode de l’altérité parce que la pensée ne se confond pas avec le corps. Ces
deux conditions se comprennent par le rapport de l’âme au corps : l’âme
comme principe d’opération est principe de toutes les opérations, même de
celles qui transcendent la réalité du corps. Il faut paradoxalement le corps
pour transcender le corps : il faut la perception pour accéder à l’image et à
l’idée ; il faut, plus fondamentalement encore, respirer pour penser. Ainsi, en
découvrant le corps comme obstacle et organe, comme limitation et délimita-
tion, le sujet découvre-t-il la vérité du corps. Le corps n’est jamais donné
d’emblée comme un étant déterminé. Paradoxalement, le mot corps évoque
une réalité subsistante par soi-même qu’il n’est pas possible de rencontrer
lorsque l’on se rapporte à des réalités subsistantes. Rien, en effet, ne répond
à l’appellation « corps », qui paraît toujours abstraite au regard des étants
déterminés. Tout se passe comme si le caractère pensable du corps était
obtenu au prix de distinctions par lesquelles la réalité du corps est perdue.
En réalité, ces distinctions nous donnent le corps : la distinction corps/pensée
révèle le corps comme ce qui, en moi, résiste à mon caprice et constitue ma
tenue dans le monde ; la distinction corps/âme révèle le corps comme ce qui
transcende les parties qui le constituent. L’idée d’âme permet de rendre raison
du fait que le corps déborde toujours ce que l’on peut en observer : le corps
n’est corps qu’informé selon des rapports intelligibles irréductibles à telle ou
telle partie, telle ou telle portion de matière ou tel organe.
Le corps n’a de réalité que là où l’être transcende la réalité matérielle qu’il
est. La vérité du mot corps est donnée par le complément de nom : « le corps
de ». Ainsi parle-t-on en un sens propre du corps d’un animal parce qu’il
n’est pas un corps ; ses comportements témoignent d’associations d’images
et de souvenirs, d’une certaine conscience de l’environnement, d’une tension
affective vers d’autres animaux ou vers l’homme. A fortiori parle-t-on du
corps d’un homme : l’homme transcende son propre corps par son ouverture
vers ce qui est donné et vers ce qui n’est pas donné ; mais cette transcendance
du corps s’opère par le corps lui-même. Un geste a un sens qui dépasse la
matérialité des conditions physiques, mais ce sens n’est pourtant pas au-delà
du geste ; il n’en diffère pas. La transcendance du corps doit s’entendre au
double sens où le corps est transcendé et où il est ce qui transcende : le corps
se transcende lui-même.
Le corps déçoit toujours la pensée dichotomique. Penser le corps pur, c’est
ne rien penser. Deux écueils menacent en effet la pensée du corps. Le premier
est de s’en tenir à son unicité subsistante ; alors il devient indiscernable de la
substance matérielle. On appellera corps tout étant matériel subsistant ; le

143/144
Meta-systems - 22-05-17 16:34:01
PU0468 U002 - Oasys 19.00x - Page 134 - BAT
Le corps - Lecon philo - Dynamic layout 0 × 0

134 | Le corps

mot corps sera alors vidé de son sens propre. Le second écueil est de penser
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
les distinctions qui le constituent comme des distinctions réelles. On posera
l’âme et la pensée comme des réalités substantiellement autres que le corps,
mystérieusement ou accidentellement liées à lui. Ce deuxième écueil revient
au premier : dans ce cas, en effet, le corps au sens propre est effectivement
distinct et de la pensée et de l’âme.
Penser le corps n’est possible que pour une pensée dialectique, capable de
penser l’articulation des contraires. Le corps est tout à la fois absolu et relatif.
Absolu parce qu’il est circonscrit de sorte qu’il ne tient que par lui-même ;
relatif parce que sa réalité n’advient que par la relation avec un terme avec
lequel il fait système.

Cet ouvrage a été mis en page par

<pixellence>

144/144

Vous aimerez peut-être aussi