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Winnicott, le corps et l’adolescence

François Richard
Dans Revue française de psychosomatique 2015/1 (n° 47), pages 91 à 106
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1164-4796
ISBN 9782130651390
DOI 10.3917/rfps.047.0091
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FRANÇOIS RICHARD
Fr

Winnicott, le corps et l’adolescence


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Quoi qu’aucun ouvrage ne lui soit spécifiquement consacré, l’adoles-
cence est paradigmatique dans l’œuvre winnicottienne parce que s’y arti-
culent la quête subjective du vrai et de l’assise corporelle de l’existant :
« Lorsque l’enfant atteint la puberté, il a un besoin accru de vérité. Il est
inutile d’étudier les problèmes propres à l’adolescence si on ne reconnaît
pas le fondement biologique des pulsions qui surgissent alors » (1955,
p. 187).
Cette croisée de lignées habituellement séparées laisse entrevoir un
espoir de diminution, peut-être même de levée totale, du clivage entre
psyché et soma qui se trouverait, selon Winnicott, au soubassement de
la vie psychique. La psyché se sent toujours peu ou prou « malade »,
malade de vivre justement, car vivre c’est éprouver un douloureux sen-
timent d’exil par rapport à une origine rétrospectivement idéalisée, où le
corps et l’âme ne seraient pas séparés – alors qu’au tout début du déve-
loppement, en fait, il y a surtout du morcellement, nous dit Winnicott.
La puberté revivifie les expériences sensorielles intenses et morcelées du
début de la vie en même temps qu’elle propulse en direction d’une unifi-
cation génitale objectale. Il faut, pour saisir en quoi le vécu corporel à
l’adolescence est facteur de santé mais aussi de maladie, s’imprégner de
la conception winnicottienne du développement du bébé.

LE CLIVAGE PRÉCOCE PSYCHÉ-SOMA ET LE MORCELLEMENT


ORIGINAIRE

Il n’y a pas de ligne nette de démarcation entre la santé et l’état


schizoïde : passer par l’expérience de se sentir fou « de cette manière
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particulière qui lui est concédée » (Winnicott, 1971a, p.  138) par un
environnement « suffisamment bon », permet au bébé d’accéder à la
santé psychique et physique. Dit encore autrement : le moi, au début de
la vie, n’est pas unifié, il varie en fonction des réponses de l’entourage et
de la multiplicité de ses perceptions internes et externes – on peut se le
représenter comme une topologie de noyaux pluriels. Si « Le début théo-
rique est marqué par un stade de non intégration » (Winnicott, 1954, p. 152)
1
, l’unité du moi émerge dans la dynamique plurielle des sensations ressenties
par le bébé lorsqu’il est « aéroporté » d’une place à l’autre par sa mère
ou dans le jeu où le père le fait voler en l’air puis le rattrape. « L’érotisme
musculaire » donne consistance à l’intégration de son vécu morcelé pri-
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mitif, mais l’unification peut rester de surface et comporter des failles
dissociatives – le sujet s’enferme alors dans « le souhait d’être mort »,
dans une  « solitude d’avant la dépendance ». Entre non-intégration
et intégration il semble « pris dans un retard indéfini ou “infini” ». Cet
indéfini concorde, par sa nuance mystique, avec une « absence de psy-
chose » en « continuité de la crudité de l’état initial » (ibid., pp.  153-
162-172-174-187-193-200). Contrairement à Melanie Klein, Winnicott
ne fait pas la supposition d’une phase schizo-paranoïde (« il n’est pas
nécessaire de postuler un état de chaos », p.  176) mais d’un état de
non-intégration normal, très vite engagé dans un jeu constant avec une
« couche… faite de substance maternelle et de substance infantile… qui
unit en même temps qu’elle sépare » (p. 201). Il valorise l’intégration
spontanée, « naturelle », par le moi de ses expériences psychiques, par
exemple celle de l’effondrement que « le moi n’a pu […] recueillir dans
l’expérience temporelle de son propre présent » (1967a, p.  230). Le
paradoxe de l’effondrement qui a déjà été éprouvé sans avoir trouvé son
lieu (psychique) d’élaboration, appelle une parole qui dit les choses tout
simplement plus qu’elle n’interprète : « Il y a des moments où un patient
a besoin qu’on lui dise que l’effondrement, dont la crainte détruit sa
vie, a déjà eu lieu », parce que « l’angoisse disséquante  sous-jacente
est impensable ». La « maladie psychotique […] organisation défensive
dirigée contre une angoisse disséquante primitive » (ibid., p. 209), sur-
vient lorsque l’état primitif normal de non-intégration de la pluralité
du moi du bébé n’a pas pu évoluer en jeu de différenciation/indiffé-
renciation avec la « substance maternelle » – terme qui inclut le corps
et le psychisme de la mère. Dans la mesure où Winnicott se fait une idée

1.  Cet ouvrage est le seul véritable livre de Winnicott, tous les autres sont des recueils d’articles.
C’est dire son importance métapsychologique.
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génétique de la psychose comme sidération face à « la crudité de l’état


initial » d’une psyché pas encore unifiée, la crainte d’y retourner (par
désintégration) concerne tout un chacun et pas seulement les individus
demeurés fixés à cette phase. Cette vue peut s’appliquer aux pathologies
psychosomatiques, en effet la dépression essentielle selon Pierre Marty
détermine une défense psychotique ou psychosomatique. Dans l’idée
winnicottienne, la psychose survient parce que le sujet n’admet pas le
morcellement primitif du moi, alors qu’il serait mieux avisé d’accep-
ter une certaine passivité afférente à la multiplicité qui le traverse –
l’analyse peut apprendre à utiliser cette multiplicité passivante à des
fins créatives et hédonistes, mais un certain degré de clivage entre psy-
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ché et soma risque de perdurer, en particulier ses formes bénignes, non
psychotiques quoique issues d’une même défense primaire contre l’état
originaire morcelé. Un tel reste inanalysé peut susciter des états limites
ou schizoïdes, ainsi qu’une disposition aux décompensations psychoso-
matiques tardives.
Si le « premier repas » est théorique (Winnicott, 1954, op. cit., p. 147)
comme le propose Winnicott en une métaphore audacieuse, c’est qu’il n’y
a pas à l’origine d’unité mais une page blanche : « On aurait une halluci-
nation d’un objet si le processus de création disposait d’un matériel mné-
sique, mais rien de tel ne peut être postulé par rapport au premier repas
théorique » (ibid., p.  136). Ce « début théorique […] marqué par un
stade de non-intégration » (idem, p. 152) peut évoluer favorablement :
« la mère s’adapte suffisamment bien, le bébé fait l’hypothèse que bout
de sein et lait sont […] le résultat d’une représentation qui chevauchait
la crête de la vague de la tension pulsionnelle » (idem, p. 145) – mais le
clivage précoce psyché/soma constitue la réponse prévalente, corollaire
d’un affect de détresse puis d’un repli du vrai-self sous l’écorce du faux-
self. On voit bien que si la crainte d’un effondrement dépourvu de repré-
sentation psychique – mais qui a bien « eu lieu » – dont parle Winnicott,
peut en effet faire penser, comme le dit Jacques Press (2010, p. 242), à la
dépression essentielle et aux mécanismes opératoires selon Pierre Marty,
elle s’en distingue parce que cet effondrement n’est pas un état primaire,
mais une défense – certes onéreuse : dépression catastrophique poten-
tiellement générative d’une désorganisation psychosomatique – contre
ce qui est vraiment premier pour Winnicott : un état pluriel et passif
du moi. La métapsychologie winnicottienne implique une épistémê de la
complexité, celle de Marty se maintient dans une problématique unaire,
dont ses successeurs se sont éloignés pour retrouver la façon dont Freud
raisonne en termes d’alliage et de conflit entre les pulsions de vie et les
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pulsions de mort – ainsi, pour Claude  Smadja, c’est la désintrication


entre Éros et Thanatos ainsi qu’entre processus secondaires et processus
primaires qui est responsable de la désorganisation mentale, puis soma-
tique (2008).

WINNICOTT ADOLESCENT

Clare Winnicott, la seconde femme de Winnicott, rapporte ses confi-


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dences autobiographiques : son père l’envoie en pension loin de sa famille
lorsqu’il a treize ans, ce qu’il dit avoir été pour lui une rupture doulou-
reuse. Mais, une fois arrivé à la Leys School à Cambridge :

Il courait, faisait de la bicyclette, nageait, jouait au rugby. Il faisait partie


des scouts de son école, il avait des amis, chantait dans le chœur, et, tous
les soirs, il lisait une histoire à haute voix à ses camarades de dortoir […]
Donald avait seize ans quand, s’étant cassé la clavicule sur le terrain de
sport, il passa quelque temps à l’infirmerie de l’école. Ce fut à ce moment-là
que se confirma son désir de devenir médecin. Se référant à cette époque,
il disait souvent : “Je ne pouvais pas imaginer que, pendant tout le reste de
ma vie, je serais obligé de dépendre des médecins, au cas où je me blesserais
ou je tomberais malade. Le meilleur moyen de m’en tirer, c’était de devenir
médecin moi-même” (Winnicott, 1977, pp. 22-33).

L’érotisme musculaire du nouveau corps pubère et la métabolisation


des pulsions partielles infantiles en génitalité (ici aussitôt inhibée quant
au but et mise au service du narcissisme), avouent l’inquiétude sous-
jacente : « dépendre des médecins », se sentir malade, et, au fond, pas
du tout sans faille comme l’engouement sportif voudrait le faire croire.
L’issue : devenir un médecin, un pédiatre puis un psychanalyste théo-
ricien de la santé et de la maladie, tant somatiques que psychiques. Le
corps pubère échoue à soigner une cassure située par Winnicott à l’orée
de son adolescence ; il a treize ans, son père l’a mis dans le train pour la
pension :

Toute sa famille était là pour y assister ; il leur faisait des signes et se sentit
très malheureux de partir jusqu’au moment où il disparut à leur vue, le train
pénétrant dans un long tunnel juste à la sortie de Plymouth. Pendant la tra-
versée du tunnel, il se fixa sur cette idée de départ mais, une fois de l’autre
côté, il n’y pensa plus et se réjouit d’aller à l’école. Il a souvent béni ce
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tunnel parce qu’il avait pu, jusqu’au moment où le train s’y était engouffré,
manifester sa tristesse en toute honnêteté (ibid., p. 32).

Au moins a-t-il pu s’approprier sa détresse et la transformer en tris-


tesse, affect propice à l’élargissement de l’espace psychique intérieur.
Mais, une fêlure est désormais là, que le « long tunnel » sans lumière où
s’éclipse la perception de ses proches, fixe dans son esprit. Le traitement
magique de cette séparation par la joie à la perspective d’une vie nou-
velle, l’exaltation somatique maniaque générée par la pratique sportive
n’y font rien. Il se casse une clavicule au cours d’une partie de rugby,
bien obligé, mais aussi bien heureux, de devoir rester immobile, passif
et soigné sous la garde des médecins. On le voit accepter la dépendance
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et prendre conscience que la destructivité peut être mise au service de la
guérison.
Dans un autre fragment autobiographique, il fait mention d’une série
de rêves survenue au cours de son analyse avec James  Strachey. L’un
d’entre eux semble faire écho à la cassure vécue à treize ans dans le
sombre tunnel et au clivage qui en résulta – dont on doit supposer qu’il
fait écho à un clivage de l’enfance :

Ce rêve eut pour moi une importance toute particulière parce qu’il ré­
solut le mystère d’un élément de la psychologie que l’analyse ne pouvait
atteindre, à savoir le sentiment que j’irais bien si quelqu’un pouvait ouvrir
ma tête en deux, d’avant en arrière, et en extraire quelque chose (une
tumeur, un abcès, un sinus, une suppuration) qui s’y trouve et se fait
sentir juste au centre derrière la racine du nez […] Le rêve peut être donné
en trois parties : 1. Il y avait une destruction absolue […] 2. […] J’étais
l’agent destructeur […] 3. Puis la troisième partie prenait place et, dans
le rêve, j’étais réveillé. En me réveillant dans le rêve, je savais que j’avais
rêvé à la fois 1. et 2. J’avais donc résolu le problème […] Il n’y avait pas
de dissociation (1969, pp. 243-244).

Le travail du rêve avec sa réflexivité spécifique contient et élabore ce


qui se métamorphose ensuite, dit Winnicott, en un « mal de tête fendant »
dont la douleur, subjectivement appropriable, commence à réunifier les
deux parties de la tête horriblement déchirée. « Je possédais ces trois selfs
essentiels, le Je (3) qui pouvait se souvenir de rêver d’être tour à tour Je
(2) et Je (1) ». Le Je (3) surmonte un clivage dépeint comme équivalent
à une blessure corporelle. La tête « fendue, avec un interstice noir entre
les deux moitiés » semble prolonger la traversée du tunnel à treize ans,
et sans doute plus profondément, une cassure de la petite enfance entre
psyché et soma qui s’exprime comme une déchirure du somatique.
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DÉPENDANCE ET AUTONOMIE À L’ADOLESCENCE

Selon Winnicott l’autonomie ne devient possible à l’adolescence que


si le sujet a expérimenté lors de sa petite enfance un environnement suffi-
samment bon et fiable. De ce point de vue les problèmes liés à la puberté
ne sont pas structurellement différents de ceux des premiers stades de la
vie. On trouve dans les deux situations une forte prégnance des éprouvés
corporels, associée à une immaturité qui préserve le self authentique :
« Au moment de l’adolescence, l’immaturité est un élément essentiel de
la santé. Et, pour l’immaturité, il n’y a qu’un traitement, l’écoulement
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du temps et la croissance vers la maturité que seul le temps peut favo-
riser » (1968a, p. 262). Ces phases que l’on a souvent reprochées à leur
auteur, signifient tout simplement qu’il faut avant tout savoir accompa-
gner un travail de transformation dialectique2 : à la fois préserver le plus
longtemps possible l’« immaturité » – l’infantile freudien – et favoriser
l’adultité, ce qui suppose de se confronter au complexe d’Œdipe.

Si, dans le fantasme de la première croissance, il y a la mort, dans celui


de l’adolescence, il y a le meurtre […] grandir signifie prendre la place du
parent […] la mort et le triomphe personnel sont inhérents au processus de
maturation et à l’acquisition du statut d’adulte […] Les parents ne peuvent
apporter qu’une aide minime. Ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de sur-
vivre (Winnicott, ibid., pp. 258-260).

Il faut du temps pour élaborer le meurtre symbolique des parents


œdipiens mais aussi, dans la perspective qui est celle de Winnicott, pour
métaboliser le clivage précoce psyché/soma réactualisé par l’émergence
instinctuelle pubertaire. Ce dont parle ici Winnicott c’est d’une tempo-
ralité spécifique aux processus d’intégration et de maturation graduels :
petit à petit subjectiver ce qui se passe dans le monde des fantasmes en
vérifiant que les objets tant internes qu’externes survivent aux attaques,
jusqu’à ce que l’adolescent comprenne que ses pulsions, qu’il croit
destructrices, en fait créent, dit Winnicott, la qualité de l’extériorité.
La conception winnicottienne complète le propos de Freud sur le sys-
tème défensif qui isole, à l’adolescence, le courant tendre du courant
sensuel, ainsi que la théorie d’Eglé et Moses Laufer sur le recours au
breakdown (1989) pour ne pas avoir à s’engager dans un processus qui

2.  Ce que Winnicott qualifie de «  paradoxal  » correspond souvent, en fait, à une dialectique des
contraires.
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mène à l’identification au parent du même sexe, jusqu’à la procréation


au-delà du meurtre symbolique. L’adolescence révèle ce qui subsiste de
dépendance aux personnes clés de l’environnement ; ce qui peut susciter
des conflits et des réponses qui seront autant de tentatives d’aménager
une dépendance ressentie comme insupportable au regard d’une auto-
nomie naissante. Les deux axes, d’une part du pulsionnel et de l’objec-
tal (qui font rechercher la relation et l’investissement), d’autre part de
l’autonomie narcissique et du sentiment d’identité, risquent d’entrer en
contradiction parce qu’à l’adolescence, l’intensité de chacun de ces cou-
rants contribue à conflictualiser l’autre (voir Jeammet, 1990, pp. 4-5).
L’antagonisme entre soif d’autrui et sauvegarde défensive de l’intégrité
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narcissique, l’écart entre l’ampleur des désirs et des attentes à l’égard
des objets externes et la fragilité du monde intérieur, expliquent les alter-
nances entre emballements et coups de foudre d’une part et fugues et
retraits de l’autre. Le paradoxe est ici celui de cette « seconde latence »
dont parle Green : une désexualisation qui succède à la puberté.
Toute dysrégulation dans les relations précoces mère-enfant et dans
la réponse maternelle aux besoins du bébé donnera lieu à une détresse
spécifique lors de l’adolescence. L’anorexie mentale de l’adolescence
répond, à cet égard, à une méconnaissance par la mère des besoins ali-
mentaires et corporels de sa petite fille. Plus généralement, l’exacerba-
tion des conduites d’opposition et de rejet (traduisant au fond un besoin
éperdu de l’objet et une angoisse d’abandon) serait précurseur d’un état
limite de l’adulte caractérisé par une difficulté à se représenter l’exis-
tence des objets absents – ce qui bien sûr génère une intolérance à la
séparation, donc une dépendance, puis une négation violente de celle-ci,
par une affirmation identitaire négative qui prétend ne rien devoir à
autrui, et qui empêche de correctement faire la part de ce qui est « objec-
tivement perçu » et de ce qui est « subjectivement conçu » (Winnicott,
1951, p. 44) : l’adolescent qui présente des fonctionnements limites ne
sait pas créer et sans cesse recréer le sein à l’intérieur de lui à partir de
ses besoins instinctuels lesquels sont d’abord connus comme des éprou-
vés corporels – l’illusion que ceux-ci ont une partie commune avec le
sein, a sans doute été rompue lorsque l’adolescent était un bébé, de sorte
que maintenant les éprouvés pubertaires sont ressentis comme mauvais
et pouvant rendre fou, car issus de pulsions destructrices. Parfois la ten-
tative de suicide cherche à réaliser un circuit pulsionnel court en direc-
tion d’une « extinction régressive » (voir Chervet, 2009) qui maintient
une relation avec les objets parentaux internalisés entrainés par le sujet
dans un destin fusionnel mortifère à valence incestueuse. La tentative
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de suicide à l’adolescence comporte un double aspect d’évitement de la


relation d’objet et d’adresse à autrui. Dans les meilleurs cas, elle intro-
duit à une séparation-individuation par le truchement de l’élaboration,
après-coup, du concept d’absence de soi (si le suicide avait « réussi »).
C’est le tiers qui est ainsi sollicité mais on a l’impression d’une expulsion
brutale d’un conflit psychique par un agir sur le corps. L’adolescent,
au risque de se perdre, s’est affirmé. Son fantasme est sans doute ici de
se constituer à la fois comme mortel et immortel en s’infiltrant à jamais
par sa présence morte imaginée entre ses parents, pour les désunir mais
aussi pour les réunir autour de lui (voir Richard, 2001, pp. 104-110).
L’extinction régressive constituerait une limite – entre la mort et la sur-
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vie d’un corps.
À l’adolescence, il y a, selon Raymond  Cahn, qui se réclame de
Winnicott tout en proposant une théorie originale, des états communs
au repli narcissique et à la rupture psychotique avec la réalité (1991),
caractérisés par un vécu d’« inquiétante étrangeté » et de sidération face
à la nouveauté, qui reproduisent un vécu originaire symbiotique avec
la mère. Dans un tel vécu, l’angoisse de castration est indistincte d’une
angoisse de néantisation du moi tout entier identifié au moi corporel. La
thématique œdipienne, souvent déformée et même distordue, n’est pas
absente, mais la dépression est au centre du tableau clinique. Le rapport
à la réalité est fragilisé par une perception saturée de projections. Le
sujet se sent menacé par l’excès de présence d’objets internes excitants et
fusionnels : le processus de subjectivation, dit Cahn, est alors suspendu
en un état limite se situant entre danger de décompensation psychotique
franche et processus d’adolescence réussi. Affirmer que l’on n’est rien,
s’adonner à des expériences corporelles intenses variées, sont des façons
de travailler le clivage précoce psyché/soma réactualisé par la puberté
qui oblige à endurer les fantasmes sexuels comme abstraits, déréels, en
manque de chair, au moment où pourtant le réel pulsionnel s’affirme.

LE TRAVAIL PSYCHANALYTIQUE AVEC L’ADOLESCENT

Le propos de Winnicott sur l’écoulement du temps, comme seul vrai


traitement des troubles psychiques à l’adolescence, à force d’être cité,
n’est plus compris. Il traduit pourtant très logiquement ce qu’induit la
théorie du clivage précoce psyché/soma : l’intégration par le moi dans
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le moi au service du moi de l’expérience corporelle pubertaire ne peut


qu’être un processus graduel de soumission du principe de plaisir au
principe de réalité. Ce qui suppose, chez le psychanalyste que rencontre
l’adolescent, une bonne capacité à attendre le moment où l’interpréta-
tion pourra être vraiment efficiente, ce qui ne signifie aucunement qu’il
ne faille pas interpréter, bien au contraire. Dans ce laps temporel parti-
culier il est urgent de témoigner de la fonction symbolisante de l’acte
analytique : « Je pense que j’interprète surtout pour faire connaître au
patient les limites de ma compréhension » (Winnicott, 1975, op.  cit.,
p.  163). Intégrer que la toute-puissance est un leurre suppose certes
des dangers, pour la psyché mais aussi pour le corps : « Il y aura des
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suicides. Les comités de direction doivent apprendre à se résigner aux
suicides, aux fugues et aux accès maniaques occasionnels comportant
un élément très semblable au meurtre, aux fenêtres cassées et à la des-
truction des objets » (Winnicott, 1963, p. 237). Il précise :

Seul le temps et l’expérience de la vie permettent à l’adolescent d’accep-


ter petit à petit la responsabilité de ce qui se passe dans son monde de fan-
tasmes. En attendant, l’agressivité risque de se manifester sous une forme
suicidaire ; ou bien elle se traduit par une recherche de la persécution […]
L’adolescent […] ne peut pas encore assumer la responsabilité de la cruauté,
de la souffrance, du meurtre et de la mort reçue, que lui offre la scène du
monde […] Il semble que le sentiment de culpabilité latent de l’adolescent
soit énorme (Winnicott, 1968b, p. 182).

Ceci s’applique à tous les âges de la vie : « Quand on parle d’ado-


lescence, on parle d’adultes car les adultes ne sont pas constamment des
adultes » (Winnicott, 1960, p. 90) – phénomène propre à renforcer « les
désillusions que leur apporte le monde des adultes […] qui leur apparaît
comme un monde […] de fausses valeurs » (Winnicott, 1967b, p. 27). Ces
adultes aliénés à de « fausses valeurs » ne sont pas de vrais adultes mais
ils ont oublié qu’ils furent des adolescents. Comme le dit André Green ils
sont « tels qu’eux-mêmes ont cessé de se voir. C’est le faux-self des parents
que l’adolescent, dans cette période heureusement limitée, peut voir. Il
en guérit, ou pas, car il n’est pas sûr qu’il en guérisse » (1990, p. 238).
De tout sujet on peut dire qu’il n’est pas sûr qu’il en guérisse d’avoir vu
ses parents tels qu’eux-mêmes ont cessé de se voir ! L’adolescent a-t-il
trop raison, ou délire-t-il ? Green propose, dans une vue qui synthétise
Winnicott et Freud, l’idée d’un étayage du génital sur un auto-érotisme
narcissique second corporel construit à l’adolescence, une deuxième
latence, « une autre latence… pas simplement la perpétuation de la
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100           François Richard

latence ». Mais cet auto-érotisme souffre d’une tendance à la déréali-


sation, l’Œdipe y apparaît comme spectral, désincarné, tel Hamlet :

L’Œdipe revisité ne reprend vie que pour s’imposer à la conscience comme


œdipe illusionné, c’est-à-dire que sous couvert de son apparition, c’est un
fantôme d’œdipe, un œdipe fétiche qui se montre en dissimulant la régres-
sion véritable, à savoir la régression à un niveau prégénital (Green, 1988,
p. 232).

Cet œdipe formellement amplifié mais disqualifié par l’échec du


refoulement, génère un état schizoïde où le clivage précoce psyché/soma
devient sensible, pour ainsi dire palpable, dans des éprouvés corporels
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« bizarres » que les adolescents subissent autant qu’ils les sollicitent.
La recherche du self authentique est la barrière corporelle d’une sen-
sorialité démantelée. Il ne faut pas, je crois, trop mettre l’accent sur le
fait que l’adolescence aurait ce privilège de nous mettre en contact avec
une réceptivité primitive pas encore dénaturée. Green parle de seconde
latence, Winnicott insiste sur le « calme plat » et le « pot au noir » comme
passages obligés : ces deux phénomènes cliniques recouvrent un mélange
spécifique de deuil mélancoliforme des objets infantiles et d’angoisse
sexuelle propre à une névrose actuelle pubertaire où le sujet discrimine
mal les objets externes de ses pulsions propres (voir Richard, 2001,
op. cit.). Winnicott rationalise sans doute un principe maternel idéalisé,
et antisexuel, sous l’appellation de « féminin pur », comme le suggère
Denys Ribas (2000). Le « féminin pur » correspondrait à être, tandis que
ce qui est masculin relèverait du faire. Notons la proximité avec la pro-
blématique de l’œdipe adolescent comme fantomatique et décorporé : to
be or not to be.
Avec un adolescent de seize ans il prend tout son temps, ne l’aide pas
trop, avec l’idéal implicite que quelques consultations thérapeutiques
(pouvant durer plus que trois quarts d’heure) produiront autant d’effet,
voire plus d’effet, qu’une analyse :

Je le trouve déprimé et amorphe. En une heure environ je n’obtiens rien de


lui et je ne fais aucun effort pour le faire s’exprimer. Comme je l’ai décou-
vert plus tard, l’élément important de cet entretien a été que je ne l’ai pas
poussé à me répondre […] Le contact qui suit s’est fait par téléphone […]
[Il] me demande si je peux le voir demain samedi. Je sais qu’il faut que je
le fasse […]. Des résultats considérables s’en sont suivis, bien plus je crois
que ce qui aurait pu être accompli au cours de semaines d’une analyse bien
établie (Winnicott, 1948, p. 104).
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Dans sa prise en charge de Jane, dix-sept ans il fait des séances


pouvant durer plus d’une heure pour être plus proche de ses éprou-
vés intrapsychiques. Il dit à Jane – elle craint qu’il rapporte ses propos
à sa mère – que lui parler n’est pas plus dangereux que de se parler
à elle-même : l’analyste serait situé comme un interlocuteur interne. Il
s’était d’abord laissé aller à un excès d’intervention, qu’il ne regrette
pas : « j’ai commencé par demander : “comment va votre mère ?” Il n’y
avait pas spécialement besoin que je fasse une demande, mais en même
temps, il n’y avait aucune raison que je ne fasse rien » (Winnicott, 1964,
p. 100). S’il accélère ainsi, c’est pour forcer l’accès à l’interprétation de
la relation ambivalentielle à une mère dépressive, sous couvert d’un style
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dialogique susceptible de générer une atmosphère détendue, mais il solli-
cite en contrepoint son « très grand besoin […] d’une figure paternelle ou
même d’un frère aîné ». Winnicott préconise de ne pas trop interpréter et
choisit le luxe d’interventions interprétatives abondantes : dialectique-
ment plus que paradoxalement. Il critique, on le sait, les interprétations
trop intellectuelles mais ne répugne pas à se lancer dans des discours
explicatifs pour accompagner le mouvement spontané du patient qu’il
compare à celui du bébé en direction du sein comme s’il « plongeait ou se
frayait un passage dans le corps de la mère », poussé par « la pulsion qui
fait chercher à atteindre (searching impulse) » (Winnicott, 1941, p. 50).
Avec sa patiente Sarah, âgée de seize ans, il adopte une technique de
convocation de sa capacité de mobilisation subjective :

Je dis : « C’est toi n’est-ce pas ? » [à propos d’un dessin] […] Je dis : « C’est
triste non ? ». C’était une manière de lui montrer que j’avais entendu
ce qu’elle me disait et que je ne restais pas insensible à ce qu’elle me
racontait […] Je lui demandai : « Comment te rêves-tu ? » […] Je l’incitai
à essayer de me dire le pire […] elle avait besoin de mon aide […] Nous
discutâmes très sérieusement de tout ce qui s’était passé […] Je dis : « Très
bien, mais j’aimerais que tu saches que je vois quelque chose en toi que toi tu
ne vois pas » (Winnicott, 1971b, p. 220).

Il interpelle en Sarah un lieu psychique qu’il croit percevoir et, en


parlant de cette façon-là, il le constitue. Lorsque l’analyste formule
« j’aimerais que tu saches que je vois quelque chose en toi que toi tu
ne vois pas » cela concerne, au-delà du maniement des identifications
projectives croisées, une extériorité de l’autre qui ne se réduit pas à des
projections ou à une spécularité. Le psychanalyste ne doit ni surcharger
le patient d’interprétations (même correctes) ni « constamment […]
corriger le transfert délirant ou amener d’une façon ou d’une autre le
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102           François Richard

patient à la santé au lieu de laisser la folie devenir maniable et de la


considérer comme une expérience à partir de laquelle le patient peut
parvenir à une guérison » (Winnicott, 1965, p.  229). Santé, guérison,
le vocabulaire atteste que le traitement vise les états corporels du sujet,
plus qu’un sujet est toujours assujetti à de tels états.
À l’adolescence le corps érogène de l’enfant continue d’exister dans
le corps désormais pubère, il y distille un polymorphisme pervers qui
contredit la tendance à l’unification génitale objectale, de sorte que le
complexe d’œdipe devient très angoissant :

Si l’on considère l’ensemble du monde fantasmatique de la puberté et de


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l’adolescence, on y trouve la mort de quelqu’un […] on finit par découvrir
que la mort et le triomphe personnels sont inhérents au processus de matu-
ration et à l’acquisition du statut d’adulte (Winnicott, 1968a, pp. 259-260).

L’agressivité est ici typiquement œdipienne. Un adulte barre la route,


il faut passer sur son corps mais il s’agit d’un meurtre. La véritable
épreuve œdipienne a lieu à l’adolescence : « Si, dans le fantasme de la
première croissance, il y a la mort, dans celui de l’adolescence, il y a le
meurtre » (ibid., p. 258).

DISCUSSION AVEC L’APPROCHE PSYCHOSOMATIQUE

Les pathologies adolescentes contemporaines donnent à observer


une banalisation des comportements en processus primaires chez de
nombreux adolescents mais aussi chez de nombreux adultes qui s’en­
gouffrent dans des flux en circuit court incapables de rétention et ne
menant qu’à des décharges sans satisfaction véritable. Une figure
de la pulsion se précipitant vers son seul but ? Les choses sont plus
complexes : dans le recours aux éprouvés corporels et à l’excitation,
l’angoisse du sujet cherche à s’auto-expulser. Par exemple, les scari-
fications que s’infligent certaines adolescentes produisent au-delà du
contre-investissement de la sexualité infantile orificielle et du surinves-
tissement de l’enveloppe externe de la surface du corps (voir Dargent,
2011), une excitation calmante ou si l’on préfère, une auto-sensoria-
lité neutralisante conduisant, dans les cas favorables, à la possibilité
d’introjecter le courant pulsionnel féminin. L’excitation calmante,
en intriquant les contraires, réussit-elle là où le refoulement s’avère
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Winnicott, le corps et l’adolescence           103

inopérant ? Poser la question ainsi introduit à une discussion avec la


théorie psychosomatique proposée par Claude Smadja, Gérard Szwec
et d’autres auteurs. En effet, le recours à une excitation contrôlée pour
finalement refouler le désir génère un tableau clinique qui ressemble
aux « procédés auto-calmants » à l’œuvre dans les affections psycho-
somatiques dans lesquelles c’est le fonctionnement opératoire qui est
prévalent, et non le conflit entre le moi-surmoi et les pulsions (voir
Smadja, 1993 et 1998 ; Szwec, 1998).
L’adolescence est classiquement définie comme l’exigence de tra-
vail imposée au psychisme par l’irruption du phénomène somatique
pubertaire, de façon éponyme du concept de pulsion. La subjectivation
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est ici indistincte du caractère « poussant » de la pulsion, tentée par
la fuite vers les procédés auto-calmants par saturation d’excitation.
Comparaison certes n’est pas raison, mais l’analogie est troublante. Y
a-t-il une dimension psychosomatique et opératoire non pas de la pulsion,
mais du pubertaire comme instinct et comme affection corporelle ? Ou
bien ne s’agit-il que d’une névrose actuelle ? Lorsque les processus pri­-
maires ne sont pas liés par les processus secondaires, ils se désexualisent,
deviennent destructeurs, et ressemblent à la mécanicité comportemen-
tale opératoire – théorisée par Smadja et Szwec – qui vise à réprimer des
affects insupportables plutôt que des désirs. Un adolescent, dont parle
Gérard Szwec, joue de la batterie hard rock et établit ainsi « un premier
niveau de lien avec des sensations dans le corps et dans le perceptum
sensoriel d’une excitation traumatique jusque-là “inliable” par un sys-
tème de représentations pensées » (1998, p. 16). Cette opération vise à
lier des traces post-traumatiques précoces avec des inscriptions senso-
rielles actuelles plus qu’à contenir un débordement d’excitation sexuelle
pubertaire. Que cherchent les adolescents qui s’acharnent sur leur bat-
terie, écoutent de la musique à un niveau sonore dépassant leur capa-
cité perceptive, par exemple des rythmes plus rapides que leur rythme
cardiaque normal ? On trouve dans ces conduites des logiques variées
et parfois adverses : alternance répétitive de la mise en tension et du
retour au calme qui échoue à réintriquer les pulsions de vie et de mort,
comme le postule l’approche psychosomatique, mais aussi jouissance
de l’excès lorsque les vibrations des ondes sonores les plus basses sont
ressenties comme traversant le corps sans être entendues, jusqu’à un
substitut masochiste à l’appropriation subjective du sexuel. Le sadoma-
sochisme propre au pubertaire – choc interne de l’irruption pulsionnelle
et fascination pour des objets perçus comme grandioses dans un pro-
cessus de régression vers les modalités de relation d’objet de la première
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enfance3 – n’est pas exactement une « recherche du calme dans l’exci-


tation » mais on peut y postuler une même angoisse de « démembrement
du pénis » (Szwec, 1998, p. 33) : une angoisse archaïque à la fois autis-
tique et génitale.
Le processus d’adolescence réussit dans d’autres cas à symboliser la
pulsion, à l’intégrer comme dit Winnicott, pas forcément par la désexua-
lisation d’une seconde latence, mais par une décharge interne, un acte
interne d’accomplissement pulsionnel, où le fantasme, loin d’avoir un
caractère schizoïde clivé du corps, nourrit la psyché au-delà de l’opposi-
tion pensée/acte. On peut concevoir une série qui irait des procédés auto-
calmants opératoires à l’acte interne d’un fantasme capable de réflexivité,
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en passant par les conduites agies. Il existe des chemins variés, du moins
économique au plus économique, pour supporter l’accroissement d’exci-
tation consécutif à l’effort d’« ajournement de la décharge » et de « sus-
pension, devenue nécessaire » (Freud, 1911, p.  138) à la constitution
d’un moi capable de connaître et de contrôler les processus primaires, la
rétention procurant l’espace psychique intérieur où un désir personnel
pourra être subjectivé.

FRANÇOIS RICHARD
19, rue de Rochechouart
75009 Paris
France

BIBLIOGRAPHIE

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3.  Que Ph.  Gutton nomme «  l’archaïque pubertaire  ».


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Winnicott D.W. (1971b), « L’interrelation envisagée en termes d’identifications croisées
et indépendamment des motions pulsionnelles », in Jeu et Réalité, Paris, Gallimard,
coll. « Folio essais », 1975.
Winnicott D.W. (1975), « L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers
des identifications », in Jeu et Réalité, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais ».
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106           François Richard

RÉSUMÉ  – Cet article envisage la contribution de Winnicott à la métapsychologie des pro-


cessus d’adolescence.
Sont discutées l’hypothèse d’une « seconde latence » désexualisante à l’adolescence, la

proximité des pathologies adolescentes avec les états limites, la spécificité de l’Œdipe à
l’adolescence, la prégnance du vécu corporel, et enfin les modalités corollaires du tra-
vail psychanalytique. En conclusion, une discussion avec l’approche psychosomatique
est engagée.

MOTS-CLÉS  –Adolescence. Clivage psyché/soma. Corps. États limites. Œdipe déformé.


Pubertaire. Psychosomatique. Seconde latence. Winnicott.

SUMMARY – The author considers the contribution of Winnicott to the metapsychology in


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the processes of adolescence. The hypothesis of a desexualized “second latency” in ado-
lescence, the proximity of adolescent pathologies to borderline states, the specificity of
Oedipus in adolescence, the pervasiveness of bodily experience, and finally the corollary
modalities of psychoanalytic work are discussed. In conclusion, a discussion with the psy-
chosomatic approach is engaged.

KEY WORDS – Adolescence. Splitting psyche/soma. Body. Borderline states. Deformed


Oedipus. Puberty. Psychosomatic. Second latency. Winnicott.

ZUSAMMENFASSUNG – Dieser Artikel betrachtet Winnicotts Beitrag zur Metapsychologie


der Pubertätsprozesse. Die Hypothese einer entsexualisierenden „zweiten Latenz“ in
der Pubertät, die Nähe zwischen jugendlichen Pathologien und Grenzzuständen, die
Besonderheit des Ödipuskomplexes in der Pubertät, die Prägnanz des körperlichen
Erlebens und schließlich die daraus folgenden Bedingungen der psychoanalytischen
Arbeit werden diskutiert. Abschließend wird eine Auseinandersetzung mit dem psychoso-
matischen Ansatz begonnen.

STICHWÖRTER – Adoleszenz. Psyche-Soma-Spaltung. Körper. Grenzzustände. Deformierter


Ödipus. Pubertät. Psychosomatik. Zweite Latenz. Winnicott.

RESUMEN – Este artículo trata de la contribución de Winnicott a la metapsicología del pro-


ceso adolescente. Van a debatirse: la hipótesis de una “segunda latencia” desexualizante
en la adolescencia, la proximidad de las patologías adolescentes con los estados límite, la
especificidad del Edipo en la adolescencia, la importancia de las vivencias corporales y
finalmente las variaciones consecuentes del trabajo psicoanalítico. En conclusión se inicia
un debate sobre el enfoque psicosomático.

PALABRAS CLAVE  –
Adolescencia. Clivaje cuerpo/mente. Cuerpo. Estados límite. Edipo
deformado. Pubertad. Segunda latencia. Winnicott.

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