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Pierre Fasula
Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2022/2 (Tome 147), pages 177
à 188
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130835226
DOI 10.3917/rphi.222.0177
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 24/05/2023 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.44)
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bien, pour reprendre l’expression de Martha Nussbaum ? Une première
manière consiste à le présenter comme une question de fait : y a-t-il
un fait de la fragilité ou de la vulnérabilité du bien ? C’est-à-dire : y
a-t-il une fragilité ou une vulnérabilité particulière des choses tenues
pour bonnes, que l’on pourrait et devrait constater comme un fait ? On
dira alors, dans la perspective de Martha Nussbaum, qu’un certain
nombre de philosophies morales ont cherché à cantonner voire à nier
ce fait : non seulement le véritable bien ne serait pas fragile, mais la
connaissance et la pratique que nous en avons nous mettraient à l’abri
de toute fragilité, nous soustrairaient à tout ce qui peut fragiliser notre
vie. Elle, au contraire, aurait cherché à faire reconnaître un fait : une
certaine fragilité du bien.
Il existe cependant une autre manière, plus radicale, de poser ce
problème. Il s’agit alors moins d’une question de fait que de la question
des catégories dans lesquelles ranger les différents éléments de notre
vie : les parties ou éléments vulnérables de notre vie peuvent-ils
compter comme des biens, si, justement, ils sont fragiles ? C’est en ce
sens que nous demandons : que faire de notre vulnérabilité ? Qu’un
certain nombre d’éléments, de parties, voire des pans entiers de nos
vies soient vulnérables, est évident. Mais ce qui l’est moins, c’est ce
que l’on doit en faire dans la perspective du bien : doit-on malgré tout
les compter parmi les choses bonnes, celles qui participent d’un bien
humain ? Il s’agit donc en un sens d’inverser le questionnement. Non
pas « de fait, les choses bonnes sont-elles vulnérables ? », mais « que
faire de ce qu’il y a de vulnérable, doit-on le compter comme partici-
pant d’un bien humain ? »
Cette deuxième manière de poser le problème, qui implique une
part de raisonnement pratique voire de décision éthique, semble être
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Un fait de la vulnérabilité ?
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ment et nécessairement en découler : la vie bonne relève exclusivement
de ce qui dépend de nous, ce qui exclut donc la fortune.
Que cette distinction soit présente à l’arrière-plan se voit dans les
premières pages du premier chapitre, avec l’analyse de la citation de
Pindare : « Mais l’excellence humaine croit comme une vigne, nourrie
par la verte rosée, qui s’élève, au milieu des hommes sages et justes,
jusqu’au ciel liquide 1. » D’un côté, faire l’éloge de l’excellence
humaine suppose que celle-ci soit en notre pouvoir, dépende de nous,
et donc que nous en soyons responsables. Mais, de l’autre, cet éloge
souligne la dépendance de l’excellence à l’égard de conditions exté-
rieures : la nourriture, mais aussi le climat, la météo, le pied de vigne
ou encore les soins qui lui sont apportés. En même temps, on notera
que le problème est d’emblée moins théorique que pratique, rapporté
au champ de l’action :
… ma question générale sera la suivante : avec quelle part de fortune ces
penseurs grecs croient-ils que nous pourrions vivre humainement ? Avec quelle
part de fortune devrions-nous vivre, afin de vivre la vie la meilleure et la mieux
dotée de valeur pour un être humain 2 ?
La question ne se pose pas en termes de fait : quelle est la place
de la fortune dans la vie humaine ? Elle est posée en termes pratiques :
le but étant de vivre la vie la meilleure et la mieux dotée de valeur
pour un être humain, quelle place doit-on accorder à la fortune dans
cette vie ? Une telle distinction, en effet, ne nous dit pas d’elle-même
ce qu’il faut faire des choses qui ne dépendent pas de nous. Il est vrai
qu’en un sens, la vulnérabilité de certains aspects de notre vie ne nous
laisse pas le choix : elle est justement ce à quoi nous sommes soumis
sans pouvoir y faire quelque chose. Reste cependant une marge de
manœuvre réelle, ainsi qu’une véritable question éthique, concernant
la place à donner à des biens dont nous savons qu’ils sont particulière-
ment vulnérables à la fortune.
Selon Nussbaum, est-il même important de tracer une telle ligne de
partage entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous ?
La question est posée dès le début du livre :
Dans quelle mesure pouvons-nous distinguer entre ce qu’il convient d’attri-
buer au monde et ce qui nous appartient, quand nous évaluons une vie
humaine ? Jusqu’à quel point devons-nous insister pour tracer de semblables
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distinctions, si nous voulons continuer à faire l’éloge comme nous l’avons fait
jusque-là ? Et comment pouvons-nous améliorer cette situation, faire des
progrès en soumettant à notre contrôle les choses les plus importantes, des
choses comme l’accomplissement de la personne, la politique et l’amour 3 ?
Ce qui est ici mis en question, c’est, dans un premier temps,
notre capacité à cerner la différence entre ce qui dépend du monde
et ce qui dépend de nous, mais, dans un deuxième temps, l’impor-
tance d’une telle différence pour nous. Autrement dit, il y a sans
doute un problème épistémique au sens où il est parfois difficile de
savoir où passe une telle différence. Mais derrière ce problème
épistémique s’en cache un autre, celui de la valeur d’une telle
différence : à supposer qu’on ne sache pas vraiment où elle passe,
faut-il vraiment chercher à tracer une ligne de démarcation entre ce
qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous ? Après tout,
comme le souligne Nussbaum, cette citation de Pindare « montre le
total enchevêtrement de ce qui nous est propre et de ce qui appar-
tient au monde, de l’ambition et de la vulnérabilité, du faire et de
ce qui est fait, qui sont présents en elle, comme dans n’importe
quelle vie humaine 4. » Qu’il y ait enchevêtrement suppose bien en
un sens une distinction, mais le commentaire de Nussbaum invite à
ne pas la surestimer mais plutôt à reconnaître l’enchevêtrement.
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comment se décide-t-on pour l’une ou l’autre thèse ?
Nussbaum écarte l’interprétation courante selon laquelle il faudrait
voir dans ces passages d’Aristote « un conservatisme candide, une
action mécanique pour se frayer une voie intermédiaire entre deux
extrêmes dangereux 6. » En réalité, « la stratégie suivie consiste à
prendre chaque conception extrême au sérieux, comme une partie
authentique des apparences – c’est-à-dire motivée par quelque chose
qui est réellement là pour être préservé et pris en compte 7. » Quel est
ce « quelque chose » qui justifie des positions extrêmes dont on sait
qu’elles seront rejetées ? C’est ce dernier point qui nous intéresse :
dans l’interprétation que Nussbaum fait d’Aristote, ce quelque chose
n’est pas de l’ordre des faits.
Cela se voit dans la manière dont, selon elle, Aristote rejette la
première thèse (une vie heureuse est une vie fortunée) :
Car « abandonner au hasard ce qu’il y a de plus grand et de plus noble
sonnerait trop faux » (1099b20-25). En d’autres termes, le rejet de la préémi-
nence de la fortune résulte non pas d’un examen empirique neutre, mais d’une
délibération dans laquelle ce que nous désirons trouver, ce avec quoi nous
sentons que nous pourrions vivre, pèse d’un grand poids dans l’appréciation
des alternatives de la sagesse pratique. Étant donné ce choix entre les deux
conceptions, nous nous demandons, entre autres choses, quelle est celle qui
fait de nos vies quelque chose qui mérite d’être vécu. La conception de la
suprématie de la fortune est rejetée, non pas parce qu’on a découvert qu’elle
est contredite par certains faits scientifiques portant sur le fonctionnement de
notre univers, au moyen d’une procédure neutre à l’égard des jugements de
valeurs, mais parce qu’elle sonne faux, c’est-à-dire qu’elle heurte nos autres
5. Ibid., p. 392.
6. Ibid., p. 393.
7. Id.
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croyances, et surtout celles qui évaluent quelle sorte de vie mériterait d’être
vécue 8.
Faire de la vie quelque chose qui dépende totalement de la fortune
n’est évidemment pas l’objet d’un examen empirique neutre, d’une pro-
cédure scientifique neutre, mais d’une délibération ancrée dans des
désirs et des sentiments : désirons-nous vraiment abandonner à la
fortune ce qu’il y a de plus grand, à savoir une vie bonne ? Sentons-
nous que nous pourrions vivre dignement en abandonnant cette vie au
hasard ? Une telle thèse heurte non pas les faits, mais des désirs, des
sentiments, des croyances, qui ont une place profonde en nous.
Selon Nussbaum, c’est le sens de la référence au suicide en raison
d’un revers de fortune, dans l’Éthique à Eudème. Une vie digne d’être
vécue mais aussi une vie tout simplement humaine, est une vie dans
laquelle on agit plus qu’on ne subit. Or le revers de fortune, la cata-
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strophe, affecte justement la croyance en une vie volontaire, le désir
d’agir dans cette vie et donc la capacité à agir, la vie elle-même. Si la
fortune peut faire l’objet d’une délibération quant à sa place dans notre
vie, alors elle se heurte à cette croyance et ce désir d’une vie digne
d’être vécue, parce que volontaire. La question devient plus radicale-
ment : avec quelle part de fortune est-il possible de vivre ? À partir de
quand les revers de fortune sont-ils si importants que la persévérance
dans la vie s’en trouve affectée ?
8. Ibid., p. 394.
9. Ibid., p. 414.
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monde et dans ses possibilités : comme le suggérait aussi Antigone, cela
requiert un type d’âme sensible et réceptif, incompatible avec un accent mis
sur sa propre protection. Mais cette ouverture est elle-même vulnérable et
source de vulnérabilité pour l’eudaimonia de la personne : car la personne
confiante est plus facilement trahie que la personne fermée sur elle-même, et
c’est l’expérience de la trahison qui érode lentement le fondement des vertus.
De cette manière la vertu contient les germes de sa propre destruction 10.
À nouveau, le problème est celui d’une autodestruction. Non plus
autodestruction de la vie comme ce pouvait être le cas dans le passage
précédent, mais autodestruction de la vertu : les vertus sont affectées,
érodées, parfois détruites par l’exposition au monde que pourtant elles
requièrent. La confiance, par exemple, requiert et entraîne une exposi-
tion qui pourtant risque bien de l’éroder. Par conséquent, la préserva-
tion de la vie n’est pas nécessairement le critère à prendre en compte
dans la délibération sur la vie bonne. Ce que montrent les modèles de
vie bonne, à savoir le bon agent, l’individu excellent, c’est qu’on peut
choisir une vie qui implique une mise à l’épreuve de cette per-
sévérance.
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Il est évident qu’Aristote fait appel ici, non pas à quelque royaume séparé
des faits naturels, mais à nos jugements de valeur les plus profonds : la vie
solitaire ne suffit pas à procurer l’eudaimonia, parce que nous ne trouverions
pas une telle vie digne d’être choisie ou suffisante pour nous. Cette conception
solitaire de l’eudaimonia est en contradiction avec les choix que nous effec-
tuons et les croyances que nous partageons. […] La phrase sur notre nature
politique nous indique, en outre, que les choix et les intérêts politiques sont
enracinés en nous profondément qu’ils sont comme une partie de ce que nous
sommes. La vie solitaire ne serait pas seulement moins parfaite ; elle manque-
rait aussi de quelque chose de si fondamental que nous pourrions à peine la
qualifier en quelque façon de vie humaine 12.
Aristote se réfère, tout au long de son argumentation, aux croyances ordi-
naires prédominantes. « Nous pensons », « nous louons », « personne ne choi-
sirait » – ces expressions nous rappellent que nous sommes dans le registre
de phainomena profondément et largement partagés, et non pas dans celui
d’arguments « plus durs » ou plus extérieurs. Et les phainomena auxquels on
fait référence ne sont pas des faits neutres qui concernent la vie humaine ; ce
ne sont pas des arguments destinés à clouer l’adversaire au sol. […] Comme
dans le cas de la politique, on ne peut répondre à cette question de la nécessité
des amis par une découverte scientifique indépendante. C’est une part profonde
de l’argumentation évaluative elle-même 13.
La question posée est la suivante : que fait Aristote et que fait-on
en général en affirmant qu’il est dans la nature de l’homme de mener
une vie politique ou d’avoir des amis ? Juger ainsi, selon elle, c’est
faire appel non pas à des faits naturels et neutres, mais à des jugements
de valeurs, eux-mêmes renvoyés à des croyances prédominantes, qui
s’expriment dans les choix que nous effectuons et les intérêts que nous
partageons.
Plus précisément, ce ne sont pas des arguments destinés à « clouer
au sol » celui qui délibère sur sa propre vie. Nous en restons à des
jugements du type : « dans cette situation, un homme excellent ferait
telle chose », et nous y trouvons une raison de prendre telle décision,
d’agir de telle manière… ou pas. En outre ces croyances semblent
révisables elles aussi, comme toute croyance, bien que, dans ce cas
précis, elles soient si fondamentales que c’est alors l’ensemble de nos
croyances, de nos jugements, et des désirs et des sentiments qui y
sont connectés, qu’il faudrait réviser. Une autre possibilité consiste à
transformer en exceptions ces modes très particuliers d’existence qui
ne sont pas conformes avec cette nature et cette excellence, mais qui
n’en sont pas moins humains (la retraite religieuse, l’érémitisme, c’est-
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à-dire des vies sans amis, ni amour, si ce n’est de Dieu).
Dans quelle mesure cela change-t-il la position d’Aristote en profon-
deur ? D’un côté, il est vrai que la nature humaine reste un point de
référence dans les délibérations à propos de la vie bonne : comment ne
pas prendre en compte cette nature humaine qui inclut la politique et
l’amitié, donc des biens en partie vulnérables ? D’un autre côté, cepen-
dant, Nussbaum nous invite à voir autrement cette nature humaine. Elle
n’est pas un fait intangible, un roc sur lequel se réfugier face à la
contingence de la vie humaine – l’idée de fait intangible et celle de
contingence néfaste sont d’ailleurs solidaires. Elle est un ensemble de
croyances et de jugements de valeurs qui entre dans une délibération
quant à la vie à mener : le rapport à la vulnérabilité du bien humain
est alors tout autre.
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de la cupidité, de la méchanceté et de différentes formes de méchanceté 15.
Selon Nussbaum, si nous ne devons pas priser la vulnérabilité pour
elle-même, c’est pour une raison politique et morale. Le risque serait
de voir dans ce qui nous arrive l’effet d’une nécessité naturelle ou un
effet structurel de la vie humaine, plutôt que l’effet de l’ignorance, de
la cupidité ou de la méchanceté. Au contraire, voir dans la vulnérabilité
l’effet de l’ignorance, de la cupidité ou de la méchanceté change tout
du point de vue de l’action : nous pouvons et devons chercher à changer
les choses.
On peut adopter une position critique sur ce passage. S’il est effecti-
vement important de ne pas prendre ce qui arrive pour une nécessité,
quand il s’agit de ce que certains font subir à d’autres, et donc de
quelque chose que nous pouvons et devons combattre, il nous semble
cependant que Nussbaum range trop rapidement l’explication par la
structure de la vie humaine avec celle de la nécessité naturelle, dans
une même catégorie, celle de la nécessité, comme si dans les deux cas
il n’y avait de toute façon plus rien à faire, et que la réaction morale
ou politique n’avait plus lieu d’être. Or, si l’on regarde ce passage de
près, on y trouve bien trois explications de la vulnérabilité : (i) la néces-
sité naturelle, (ii) la structure de la vie humaine, (iii) l’ignorance, la
cupidité et la méchanceté. Nous cherchons maintenant à souligner ces
différences, puis à défendre la deuxième explication.
On pourrait reformuler ces explications ainsi : (i) la nécessité natu-
relle est non humaine et impersonnelle, (ii) la structure de la vie
humaine est humaine et impersonnelle, (iii) les comportements cités
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Un problème d’externalités
16. S. Chauvier, Éthique sans visage. Le problème des effets externes, Paris,
Vrin, 2013, introduction, p. 14.
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affectées par le sort ou qu’elles peuvent affecter autrui. Elle prend
pour modèle en effet ce qu’on appelle en économie les « externalités »
(négatives ou positives), ces événements qui procurent un bénéfice ou
infligent un dommage appréciable à une ou des personnes qui n’ont
rien à voir avec ces événements. Si l’on veut entrer dans le détail d’une
véritable philosophie de l’action, on fera les distinctions suivantes : il
y a ce que nous faisons (par exemple, mener des recherches en entre-
prise) et ce que nous accomplissons ce faisant (inventer un nouveau
produit) ; mais il y a aussi les effets externes de ce que nous faisons,
qui proviennent de la rencontre entre nos actions et le milieu dans
lequel elles s’accomplissent. Parmi ces effets externes, il y a ceux qui
sont directs (l’accroissement de la renommée de l’entreprise) et ceux
qui sont indirects au sens où ils dépendent d’autres décisions et
d’autres actions (la fermeture des concurrents). Enfin, ces effets peuvent
être positifs ou négatifs.
Pour conclure sur ce point, si l’on veut donner un contenu à cette
idée d’une structure de la vie humaine expliquant notre vulnérabilité,
il faut se référer à la forme de vie humaine comme milieu d’interactions,
dans lequel les actions individuelles en rencontrent d’autres et pro-
duisent ainsi des effets qui échappent à leurs auteurs, voire se
retournent contre eux, et affectent un nombre incalculable d’autres indi-
vidus. Et si l’on veut voir le poids de cette explication comparativement
aux deux autres, il suffit de regarder la liste esquissée par Chauvier
pour comprendre qu’effectivement, la structure de la vie humaine est
la principale cause de vulnérabilité.
Concernant le deuxième aspect, la posture morale qui s’exprime
dans les termes classiques d’une dénonciation de la cupidité et de
la méchanceté est-elle encore pertinente dans le cas des externalités
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expression reprise à Hayek et qui désigne ce « réseau d’interactions
non planifiées qui, de proche en proche, relie tous les hommes, sur
toute la Terre, mais aussi au long du temps ou de manière intergénéra-
tionnelle 18 ». Il faudrait rajouter « un réseau d’interactions non plani-
fiables » : comment pourrait-on imaginer la planification de toutes les
actions et de toutes les interactions de tous les hommes, partout et de
tout temps ? La conséquence, c’est une irréductibilité de la vulnérabi-
lité, de ces effets externes négatifs de nos actions, qu’on ne peut ni
réduire à de la méchanceté, ni planifier pour les faire disparaître.
Pierre FASULA
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ISJPS
pierre.fasula@univ-paris1.fr