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Natacha, Nathalie et Sarraute

La biographie à l’épreuve du tropisme


Pascale Fautrier
Dans Critique 2020/10 (n° 881), pages 853 à 864
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0011-1600
ISBN 9782707346506
DOI 10.3917/criti.881.0853
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Natacha, Nathalie
et Sarraute :
La biographie à
l´épreuve du tropisme

}
Ann Jefferson
Nathalie Sarraute Paris, Flammarion,
Traduit de l’anglais par coll. « Les grandes biographies »,
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Pierre-Emmanuel Dauzat et 2019, 496 p.
Aude de Saint-Loup.

La parution en français de la biographie de Nathalie


­ arraute par Ann Jefferson, l’automne dernier, a coïncidé
S
avec le vingtième anniversaire de la mort de la romancière,
survenue le 19 octobre 1999. Hétérodoxe au regard de la théo-
rie du Nouveau Roman, et plus généralement d’une éthique
« moderne » de la création littéraire formulée canoniquement
par Proust dans le Contre Sainte-Beuve, l’exercice biogra-
phique aurait indisposé à coup sûr celle qu’Ann Jefferson
nomme « Nathalie ». Non sans humour (forcément anglais), la
biographe, professeure émérite à l’université d’Oxford et l’une
des éditrices du volume des œuvres complètes de ­Sarraute
paru dans la « Bibliothèque de la Pléiade », cite en ouverture
de son livre la réponse que faisait Nathalie lorsqu’on l’inter-
rogeait sur la biographie qui lui serait un jour consacrée : « Je
suis très contente de savoir que je ne la lirai pas. Je suis sûre
que tout sera faux » (p. 7).
Toutefois Ann Jefferson relève le « défi biographique »,
titre de l’ouvrage qu’elle avait consacré en 2012 au genre
qu’elle s’apprêtait à pratiquer 1, sans renouer avec l’idée
sainte-beuvienne d’une explication de l’œuvre par la vie de

1. A. Jefferson, Le Défi biographique. La littérature en question,


Paris, PUF, coll. « Les Littéraires », 2012.

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l’écrivain, et non sans ambition théorique : son travail invite à


poser à nouveaux frais la question du rapport entre création
et identité personnelle.
Or c’est bien la « création à l’état naissant » qui est le véri-
table sujet de toute l’œuvre de Sarraute, comme un critique
des années 1960 l’avait déjà remarqué 2 – et comme Sarraute
elle-même l’a confirmé.
Certes, Ann Jefferson raconte la vie de « Nathalie » d’une
manière classiquement chronologique, et nous assistons bel
et bien à la naissance d’« un des grands romanciers de notre
temps 3 ». Certes, la fin de l’histoire, l’entrée en Pléiade des
« œuvres complètes » de Sarraute du vivant de l’auteure en
1996, tend à conférer une nécessité aux tâtonnements de
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la jeune femme des années 1920 et 1930. Pour le lecteur,
­Nathalie Sarraute devait devenir écrivain puisqu’elle l’est
devenue : Sartre nommait « illusion rétrospective » cette
faculté de tout récit à représenter comme nécessaires les
aventures contingentes, et les actions des personnages. Et
comme Ann ­Jefferson le rappelle, Sarraute va plus loin dans
ses articles publiés dans Les Temps modernes à la Libéra-
tion : elle jette le soupçon sur le « personnage 4 », comme l’un
des effets illusoires de cette essentialisation. Robbe-Grillet
dans son recueil d’articles Pour un nouveau roman (1963)
fera de la critique de l’intrigue et du personnage deux des
traits distinctifs majeurs de la nouvelle « école littéraire ». Et
c’est grâce au succès du Nouveau Roman que Sarraute sera
enfin lue.
Jean-Paul Sartre avait été un admirateur sincère, dès
1939, du petit volume des Tropismes. Ann Jefferson revient
sur l’accord intellectuel profond qui fut à l’origine des rela-
tions entre Sarraute et Sartre – en particulier en ce qui
concerne la psychologie anti-essentialiste qui devait fonder
la « technique du roman ». C’est sur la base de cet accord

2. Yvon Belaval, dans son compte rendu de Tropismes, NNRF,


n° 62, 1958 (p. 335-337) ; voir Nathalie Sarraute, p. 309.
3. L’ expression (citée p. 273) est de Claire Francillon dans un
article de 1958 paru dans la Gazette de Lausanne.
4. Quatre textes critiques de Nathalie Sarraute (pas tous publiés
dans Les Temps modernes) ont été réunis par Gallimard sous le titre
L’ Ère du soupçon dès 1956.

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profond que le philosophe-écrivain rédige après la Libération


une préface pour soutenir la publication du premier roman
de Sarraute, Portrait d’un inconnu 5.
Le paradoxe des années 1960 (qui s’est prolongé bien
au-delà et survit aujourd’hui dans quelques cénacles res-
treints) est que la « mort de l’auteur » (Barthes, 1968) – cet
auteur dont Sarraute, pour sa part, a dressé le constat de
décès dans deux de ses romans de ces années-là, Entre la vie
et la mort (1968) et Les Fruits d’or (1963) – est allée de pair
avec une sacralisation de la pratique littéraire sous le nom
absolu d’« écriture ». Sur ce plan, Nathalie Sarraute est bien
plus proche des nouveaux romanciers que de Sartre : elle
s’est voulue, comme le remarquait avec tendresse Violette
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Leduc (citée p. 214), une « première chrétienne des Lettres »,
et toute compréhension du nom propre Nathalie Sarraute
renvoyant à autre chose qu’à ses textes publiés lui semblait
une hérésie.
Sans doute cette sacralisation est-elle à penser à la
fois comme un accompagnement et comme une réaction à
la dévalorisation sociale (et politique) du statut d’écrivain,
dont les prémisses se font alors sentir. Cette dévalorisation
est aujourd’hui achevée. Personne ne désire ni ne désirera
jamais devenir « Michel Houellebecq ou rien ». La désacralisa-
tion de la-vie-et-l’œuvre a eu raison également de l’« écriture »,
dont les frontières paraissaient si nettes à Roland Barthes,
Marguerite Duras ou Sarraute. Qui songe aujourd’hui à
­
soutenir que la pratique littéraire est et doit être une acti-
vité entièrement autonome et séparée des autres pratiques
humaines ?
L’ ironie discrète d’Ann Jefferson prend acte de ce
contexte, le nôtre, et marque ses distances fermement autant
avec la sacralisation de l’Écriture qu’avec celle de l’Écrivain,
statue posthume que Sarraute avait brocardée dans Entre la
vie et la mort. L’ une des qualités de cette biographie est qu’elle
n’est ni hagiographique ni irrespectueuse de l’œuvre sarrau-
tienne. Toutefois, davantage que l’illusion ­rétrospective d’une

5. Voir P. Fautrier, « Sarraute à l’épreuve de Sartre », Études


sartriennes, n° 10, juin 2006, et l’article « Nathalie Sarraute » du
Dictionnaire Sartre, sous la dir. de F. Noudelmann et G. Philippe, Paris,
Éd. Honoré Champion, 2005.

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« Nathalie » écrivain de naissance, un autre type d’essentia-


lisation est à craindre de la part du lecteur de cette biogra-
phie : le texte littéraire tend à être lu par nos contemporains
comme le symptôme de son auteur, en même temps que son
traitement thérapeutique. L’ explication de l’œuvre par la vie
fait retour sous la forme d’une propédeutique du soin. Le
vieil impératif delphique, « connais-toi toi-même », n’est plus
une exigence de vérité mais de guérison. La littérature est un
nouveau pharmakon – à la fois poison et remède (pour l’au-
teur comme pour le lecteur). La biographie d’Ann ­Jefferson
ne peut échapper à cette lecture. Il faut dire, Ann Jefferson
s’en amuse, que Sarraute elle-même a prêté le flanc, en pré-
sentant les narrateurs du tropisme comme hautement sus-
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pects de névrose, du moins pour le pecus vulgum. Mais la
biographe est fidèle à Sarraute : elle distingue « Nathalie », le
personnage dont elle raconte la vie, de l’écrivain Sarraute, et
montre que si la pratique de l’écriture s’installe bien dans
la vie de Nathalie comme un besoin vital, elle ne la guérit
d’aucun malaise psychique – son angoisse de mort récur-
rente, par exemple. Les malentendus entraînés par la célé-
brité la blessent durement. Le roman de Sarraute consacré
à la pratique de la lecture littéraire, Les Fruits d’or, nous
aide du reste à comprendre, comme le rappelle Jefferson,
que le « contact » instable établi entre le lecteur et le texte,
personnages de ce drôle de dispositif romanesque, n’est pas
un bain de jouvence. L’ écriture serait plutôt un effort doulou-
reux, voire angoissant, pour s’ouvrir à des réalités inconnues
ou seulement obscurément pressenties.
Ann Jefferson en demeure convaincue comme Nathalie
Sarraute, l’écrivain valable est un créateur et un découvreur.
La « forme nouvelle » que Sarraute s’enorgueillira d’avoir
mise au point après de longues recherches tâtonnantes est
une procédure verbale d’approximations successives, dont
aucune n’est jamais entièrement satisfaisante, cherchant à
faire partager au lecteur l’observation de ces mouvements
infimes glissant à la limite de la conscience, qu’elle nomme
des « tropismes ». Leur signification indéfinissable (aucun
signe ou concept ne peut rendre compte en un mot ni une
formule de chacun d’eux) oscille dans sa plus grande ampli-
tude entre le sentiment d’un « contact » établi avec autrui, et
celui d’une séparation radicale, d’un délaissement désolant.

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Dans la seconde partie de l’œuvre, à partir de L’ Usage de


la parole (1980), ce sont des mots prononcés qui produisent
ces oscillations délicieuses ou catastrophiques, le « contact »
comme la séparation pouvant être ressentis comme positifs
ou négatifs – ou les deux successivement.
La littérature telle que la conçoit Sarraute n’est pas un
soin : sa fonction n’est pas thérapeutique mais heuristique :
éclairer, par un usage particulier du langage qu’on peut nom-
mer poétique 6, et qui transgresse en tout cas son caractère de
communication objective et utilitaire, une réalité psychique
humaine mouvante et universelle. Ce « réalisme » revendi-
qué découvre une matière psychologique impersonnelle que
Sarraute nomme « l’élément psychique à l’état pur ». Mais les
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« formes nouvelles 7 » qui le suggèrent, ne visent pas à consti-
tuer une science des comportements. Au contraire, les tro-
pismes résistent absolument à l’ambition nosographique (de
classement symptomatologique) qui est celle de la psycholo-
gie ou de la psychanalyse : non seulement ils ne déterminent
pas un caractère, une personnalité, encore moins une patho-
logie, mais leur instabilité détruit toute classification typo-
logique, à commencer par l’opposition entre le normal et le
pathologique. L’ intuition d’être fait à une certaine profondeur
de cette matière psychologique instable, de ce « fond com-
mun » informe, dément le sentiment intérieur d’une unité du
moi. Ann Jefferson ne perd jamais de vue le caractère factice
de l’unité du personnage « Nathalie », que la démarche biogra-
phique constitue nécessairement. Tu ne t’aimes pas (1989),
aboutissement de l’œuvre à cet égard, transpose en dialogue
de voix multiples et contradictoires cette actualisation de la
matière psychologique universelle en puissance. De même
Ann Jefferson conçoit sa biographie comme le dialogue de
deux voix irréconciliables, « Nathalie » et l’écrivain Sarraute.
6. Ann Jefferson a raison d’insister sur la proximité de Sarraute
avec Francis Ponge, dont elle aimait les œuvres et la posture éthique.
Sartre qui admirait également Ponge classait Sarraute dans cette caté-
gorie de la littérature poétique – pour laquelle il ne concevait nul dédain,
comme on l’a trop souvent colporté.
7. Comme le relève Ann Jefferson (p. 122 et p. 124), Sarraute
emprunte cette formulation à Virginia Woolf, dont elle se voulait l’héri-
tière, et elle s’inscrit en cela dans la tradition « moderne » de la double
exigence d’originalité et de nouveauté.

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Ce qui distingue absolument la substance psychologique


que Sarraute entend mettre au jour et sa description par la
psychanalyse, est que l’écrivaine la situe en-deçà de la pul-
sion sexuelle, au niveau d’une libido indifférenciée, que les
psychanalystes décriraient comme « archaïque » ou « narcis-
sique », parce que la distinction entre l’intérieur et l’extérieur,
moi et l’autre, le sujet et l’objet, n’est pas encore stabilisée. On
sait combien la psychanalyse postfreudienne s’intéressera à
ces difficultés de subjectivation survivant bien au-delà de la
phase infantile à laquelle elles renvoient. Mais l’« archaïque »
a très mauvaise réputation chez les psychanalystes, sa survi-
vance étant considérée comme le substrat des pathologies les
plus inguérissables – en particulier la psychose.
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Loin d’être une réserve de pathologies catastrophiques
(qu’il est aussi), le « fond commun » universel, comme
­Sarraute appelle – d’une formule trouvée chez ­Dostoïevski –
la matière psychologique de sa recherche, est le « lieu »
invisible, informel, d’une commune humanité. L’ « élément
psychique à l’état pur » est plus « profond » et plus universel
que le niveau où se situent les descriptions psychanalytiques
des névroses psycho-sexuelles. Il est, d’une manière très
remarquable, asexué, dans les deux sens du terme : son uni-
versalité est valable en-deçà et par-delà la différence sexuelle,
à un niveau de pulsion vitale pas encore sexualisée. Les tro-
pismes, écrit Sarraute, relèvent de ce « terrible désir d’éta-
blir le contact » (expression qu’elle emprunte à Katherine
Mansfield et qu’elle cite en anglais), dont l’ambivalence et la
motilité sont le moteur de son œuvre. Le « contact » fusionnel
annihile la distinction entre moi et l’autre, d’une manière qui
peut être vécue comme extatique ou comme catastrophique
et, de même, l’absence de contact peut être ressentie comme
un délaissement angoissant et annihilant, ou comme l’affir-
mation dominatrice et autistique d’un « moi » en majesté. Le
Moi en majesté par essence s’aime – tandis que les voix mul-
tiples de Tu ne t’aimes pas ne réussissent pas à s’harmoni-
ser en un chœur monophonique auto-érotique.
Le processus de création opérant à ce niveau archaïque
et impersonnel est cependant considéré par Sarraute comme
hautement risqué, à la fois socialement, puisqu’il s’agit
d’aller voir au-delà des représentations du monde accep-
tées et acceptables, mais aussi psychiquement. Elle rejoint

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ici Freud, qui s’est employé à décrire les dommages collaté-


raux de ce qu’il nomme la « sublimation ». Sarraute en était
« convaincue », écrit Ann Jefferson : « la clé de l’écriture [tient]
à un “attachement morbide” pour l’enfance » (p. 211). Cette
morbidité associée à l’art rejoint une conviction venue du
romantisme : l’asocialité fondamentale du geste créateur, par
essence « révolutionnaire » et incompris.
Tandis que le romantisme sacralisait l’inadaptation inhé-
rente à sa fonction de l’« artiste maudit », Freud montrait que
les activités de « sublimation » sont l’effet d’une tension forte
entre divers « buts », pulsionnel d’une part, et social ou cultu-
rel, d’autre part, dont le résultat, les « formes nouvelles »,
transgressent les limites acceptables des formes culturelles
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antérieures, socialement admises. Mais la description de
cette dissociation interne ne mettait pas en cause l’unité de la
figure démiurgique de l’artiste, et l’analogie toujours possible
de la création humaine et de la création divine.
En revanche, la dissociation par Proust du moi créa-
teur, ou profond, et du moi social, dont Sarraute se réclame
dans ses textes théoriques, défait cette unité. Ann Jefferson
montre – et c’est à ce propos que son humour à l’égard de
Nathalie / Sarraute se fait le plus ravageur – que cette dis-
sociation n’interdit pas que l’asocialité du moi créateur
entretienne des rapports complexes avec la socialisation du
moi social, complexité dont le couple Marcel / Proust offre
l’exemple canonique, l’un écrivant nuitamment dans une
précipitation fiévreuse et solitaire, l’autre perdant son temps
dans les salons.
Ann Jefferson, comme Nathalie Sarraute, est convaincue
de cette dissociation, et elle cite Sarraute (p. 7) : « L’ explication
de l’œuvre par la vie me paraît totalement aberrante. » Le
moi créateur « Sarraute » n’est pas le moi social « Nathalie ».
Ann Jefferson donne quelques exemples amusants de leurs
contradictions : ainsi lorsque l’austère « première chrétienne
des Lettres » se réjouit fort d’être reçue aux États-Unis en
reine du Nouveau Roman, et d’Angleterre, bien sûr, dont
Nathalie était fanatique comme de tout le décorum British
(p. 296)… Nathalie, dont la reconnaissance littéraire fut
tardive (elle avait autour de soixante ans), ne s’en est pas
moins identifiée jusqu’à la fin à cette figure centrale de
l’imaginaire culturel européen qu’est le créateur maudit.

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En fait, Sarraute considérait que c’est seulement lorsqu’il


écrit que l’écrivain ne doit pas confondre son moi social et
son moi créateur 8 : s’il se regarde écrire, il se condamne
à se conformer aux formes convenues et à produire une
œuvre morte. La difficulté de cette ascèse est le sujet de
son roman, Entre la vie et la mort : la capacité créatrice de
l’écrivain y est montrée oscillant sans cesse entre la vie de
la création et sa mort : la chute dans l’inauthenticité sociale
et narcissique.
Cependant la biographie d’Ann Jefferson dessine incon-
testablement un portrait psychologique de « Nathalie » dont
on pourra juger qu’il est sinon cruel, du moins sans com-
plaisance aucune. La biographe applique au cas particu-
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lier de Sarraute la thèse sarrautienne d’un « attachement
morbide » de l’artiste à son enfance. Enfance, tardivement
publié en 1983, avait ouvert la voie à la thèse d’un rapport
de causalité entre la psychologie de l’écrivain et sa capacité
créatrice : Sarraute y évoquait « directement l’enfance dans
laquelle toute son écriture trouvait ses origines », écrit Ann
Jefferson (p. 411). Mais la biographe garde une prudente
réserve à l’égard de tout jugement ou diagnostic psycholo-
gique, et parle seulement de « fragilité », en évoquant de
récurrentes angoisses et difficultés relationnelles. Elle laisse
Mary M ­ cCarthy, qui fut un temps proche de Nathalie, porter
ce jugement, dans une lettre à Hannah Arendt, que la « psy-
chologie » de Sarraute est « paranoïde » (p. 318). On apprend
par ailleurs que Nathalie avait tenté, dans les années 1920,
de soigner ses angoisses et ses idées fixes en suivant une cure
auprès du célèbre psychologue Pierre Janet.
Pourtant, faut-il admettre que les tropismes et la phobie
des signes et des assignations identitaires qui caractérisent
l’écriture sarrautienne ont pu naître du sentiment patholo-
gique de n’avoir nulle part de place, suscité par l’exil perma-
nent d’une petite enfance ballottée entre la Russie et Paris,
par la pratique de quatre langues, par l’abandon maternel en
1909, puis par l’expérience de la persécution comme juive
sous Vichy, qui fut à deux doigts d’être fatale ? Il faut recon-
naître qu’Ann Jefferson n’interdit pas cette lecture explicative
en phase avec l’air du temps.

8. Dans la vie courante, la confusion est inévitable.

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NATACH A , NAT H A L IE ET SA R R AU T E 861

Je soupçonne qu’on ne tolère aujourd’hui (sur les pla-


teaux télé) la mauvaise humeur forcément pathologique
d’écrivains grincheux nécessairement asociaux que parce
qu’elle conforte chacun dans l’intime conviction « démocra-
tique » que l’activité créatrice ne distingue personne, et que la
pratique littéraire en particulier n’est qu’une innocente manie
consistant à se gratter les plaies, pour le plus grand plaisir
du téléspectateur avide de constater que nous sommes tous
de grands malades isolés et pathétiques. Dans ce contexte
moral et culturel, la biographie d’Ann Jefferson ne peut
éviter le risque de conforter le lecteur soumis à l’idéologie
dominante dans sa certitude qu’il ne tient qu’à chacun de
transformer ses « défaites en victoire » (Éluard), et qu’à « nous
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regarder » (dans le miroir de nos selfies), « ils » (les amis
Facebook) « s’habitueront ». Au fond, le malaise psychique
de Nathalie n’aurait été à cette aune que le combustible de
la petite entreprise Sarraute, dont Gallimard, excusez du
peu, a vendu finalement 2 350 000 ouvrages (p. 255). Tous
entrepreneurs de nous-mêmes, quoi de plus entraînant que
l’exemple d’une « innovation » capitalistiquement fructueuse
et du profit soutiré au symptôme – la longévité n’étant pas le
moindre des arguments publicitaires : 99 ans ! Et les bains
au Lido de Venise jusqu’à la fin ! La fortune sourit aux névro-
sés audacieux.
La nette mélancolie des dernières pages du livre d’Ann
Jefferson devrait suffire cependant à invalider une telle lec-
ture. Et loin d’établir un lien causal entre névrose et création,
le parcours remarquablement documenté de cette vie d’écri-
vain traversant le xxe siècle dans toute son obscure et tra-
gique épaisseur permet de comprendre que le geste créateur,
s’il est bien une « solution » à un problème vital, ne puise pas
la « forme nouvelle » dans la réserve des images névrotiques
et des fixations pulsionnelles plus ou moins conscientes. La
nouveauté de la forme nouvelle consiste au contraire à aban-
donner d’un coup le symptôme, à le dépasser d’un bond.
L’ exemple le plus frappant de ce dépassement est le cha-
pitre d’Enfance consacré à la sentence assénée par la belle-
mère à l’enfant Natacha : « On t’a abandonnée. » L’ écriture du
tropisme est clairement un refus du verdict, et son retourne-
ment : si Natacha a bel et bien été abandonnée par sa mère à
l’âge de neuf ans et en souffre, Nathalie, elle, a décidé de res-

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862 CRITIQUE

ter à Paris avec son père, et Sarraute a finalement inventé la


forme littéraire qui admet la contradiction et la réversibilité
de propositions également vraies, faisant cesser le ressasse-
ment névrotique de l’abandon.
Pour que cette interprétation, la seule valable à mon
avis, soit plus lisible pour le lecteur d’Ann Jefferson, il eût
fallu cependant distinguer plus nettement le « moi psycho-
logique » de Sarraute, que je nomme ici Natacha, et son moi
social, la Nathalie qui vit tardivement la reconnaissance de
son travail d’écrivain, et distinguer et le moi psychologique et
le moi social du moi créateur (Sarraute). Du reste, cette tri-
partition du personnage Nathalie Sarraute n’aurait satisfait
ni Natacha, ni Nathalie, ni Sarraute : la première parce qu’elle
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demeurait, de son propre aveu, « morbidement attachée » à
son enfance (et donc à ses empêchements névrotiques), et
les deux autres parce qu’elles en avaient triomphé par deux
moyens opposés : la réussite sociale et la création. Nathalie
Sarraute aurait eu raison : la vérité que contient la biogra-
phie d’Ann J ­ efferson est moins dans cette polarité triangu-
laire que dans la tension contradictoire (souvent comique) et
dialectique qui métabolise ce trop rigide schéma conceptuel.
La biographe nous fournit également les moyens de rela-
tiviser une autre loi canonique de l’Écriture sacralisée dans
les années 1960 : l’absence de lien entre la liberté esthétique
du créateur et l’engagement politique du citoyen. Il est bien
évident que la phobie du signe figé assignant la réalité mou-
vante des êtres humains à résidence identitaire, qui confère
un style si reconnaissable à Sarraute (approximations suc-
cessives, points de suspension, etc.), fut aussi pour Sarraute
un mode de résistance et un refuge, dans son existence poli-
tique : notamment lorsque, contrainte par l’administration
française vichyssoise de porter l’étoile jaune, elle se déroba
à la persécution en se cachant sous le faux et beau nom de
Nicole Sauvage. En 1959, elle écrit que « le judaïsme, en
tant que caractéristique et signe de particularisation et des-
tin de solitude, sera résorbé », et, de plus en plus attachée à
défendre l’État israélien, elle « voyait dans l’existence d’Israël
un moyen d’accomplir cette résorption en effaçant l’identité
juive plutôt qu’en l’affirmant » (p. 372).
Cette liberté de Sarraute à l’égard des signes, détermi-
nante dans son activité créatrice, est également au fonde-

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NATACH A , NAT H A L IE ET SA R R AU T E 863

ment de sa conviction égalitariste voire « libertaire » d’une


réalité psychologique humaine semblable chez tous à une
certaine profondeur, quel que soit le sexe, l’origine, la reli-
gion, etc. Elle avait rencontré dans sa jeune vie cette convic-
tion universaliste de l’unité du genre humain sous la forme
du socialisme révolutionnaire que ses parents et son oncle
russes avaient adopté avant la Révolution de 1917, et dont
son père et sa mère s’étaient ensuite éloignés. Son enthou-
siasme pour les kibboutz visités en 1969 manifeste que mal-
gré son modérantisme (elle haïssait la « terreur » politique),
elle restera toute sa vie fidèle à l’égalitarisme des « idéaux
socialistes » (p. 374).
La conviction corollaire d’un « fond commun » universel
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« neutre », non sexué et non genré, classerait plutôt Sarraute
du côté d’un féminisme universaliste d’inspiration beauvoi-
rienne. Mais Nathalie, et Natacha, détestaient Beauvoir : non
sans une suspecte passion qu’Ann Jefferson laisse le soin au
lecteur de lire entre les lignes. Et c’est avec Monique Wittig
qu’elle s’est liée d’une indéfectible amitié qui dura jusqu’à
sa mort. Mère de trois enfants, épouse « irréprochable » d’un
mari qui l’a entretenue dans le luxe bourgeois une bonne
partie de son existence (jusqu’à la tardive gloire littéraire),
Nathalie n’en a pas moins été, dès les années 1920 et avant
sa rencontre avec Sartre et Beauvoir, une militante de l’auto-
nomie des femmes, à commencer par leur autonomie finan-
cière. Sa biographe ne nous dit rien, pas même entre les
lignes, d’une éventuelle émancipation sexuelle à l’égard de ce
compagnonnage de soixante ans avec un homme qui ne fut
pas irréprochablement fidèle. On pourra le déplorer, mais
c’eût été la transgression de trop. Et on l’a vu, ni la sexua-
lité ni la sexuation ne jouent aucun rôle dans la « forme nou-
velle » qui définit l’écrivain Sarraute. Mais on peut penser que
cette émancipation « lesbienne », pour reprendre la catégorie
de Monique Wittig qui renvoie moins à une pratique sexuelle
qu’à une émancipation politique à l’égard de la tyrannie du
genre, a eu lieu grâce à la création littéraire.
Du reste, il importe assurément de dissocier création et
sexuation / sexualité, pour réaffirmer une égale capacité uni-
verselle de création – chez les femmes et chez les hommes.
Cette capacité, pour les unes comme pour les autres, ne
consiste pas seulement en une liberté purement négative de

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864 CRITIQUE

contester toutes les formes sociales et culturelles, toutes les


assignations identitaires et de genre, y compris les manies
sexuelles et les symptômes morbides. Encore faut-il trouver
la liberté (positive) de créer la forme nouvelle, ce « bond hors
du rang des meurtriers », des névrosés et des conformistes.
C’est la leçon du tropisme, ancienne forme nouvelle entrée
désormais dans le musée culturel des « classiques », qui a
donné vie à Sarraute, malgré Natacha et Nathalie.

Pascale FAUTRIER
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