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}
Ann Jefferson
Nathalie Sarraute Paris, Flammarion,
Traduit de l’anglais par coll. « Les grandes biographies »,
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Pierre-Emmanuel Dauzat et 2019, 496 p.
Aude de Saint-Loup.
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la jeune femme des années 1920 et 1930. Pour le lecteur,
Nathalie Sarraute devait devenir écrivain puisqu’elle l’est
devenue : Sartre nommait « illusion rétrospective » cette
faculté de tout récit à représenter comme nécessaires les
aventures contingentes, et les actions des personnages. Et
comme Ann Jefferson le rappelle, Sarraute va plus loin dans
ses articles publiés dans Les Temps modernes à la Libéra-
tion : elle jette le soupçon sur le « personnage 4 », comme l’un
des effets illusoires de cette essentialisation. Robbe-Grillet
dans son recueil d’articles Pour un nouveau roman (1963)
fera de la critique de l’intrigue et du personnage deux des
traits distinctifs majeurs de la nouvelle « école littéraire ». Et
c’est grâce au succès du Nouveau Roman que Sarraute sera
enfin lue.
Jean-Paul Sartre avait été un admirateur sincère, dès
1939, du petit volume des Tropismes. Ann Jefferson revient
sur l’accord intellectuel profond qui fut à l’origine des rela-
tions entre Sarraute et Sartre – en particulier en ce qui
concerne la psychologie anti-essentialiste qui devait fonder
la « technique du roman ». C’est sur la base de cet accord
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Leduc (citée p. 214), une « première chrétienne des Lettres »,
et toute compréhension du nom propre Nathalie Sarraute
renvoyant à autre chose qu’à ses textes publiés lui semblait
une hérésie.
Sans doute cette sacralisation est-elle à penser à la
fois comme un accompagnement et comme une réaction à
la dévalorisation sociale (et politique) du statut d’écrivain,
dont les prémisses se font alors sentir. Cette dévalorisation
est aujourd’hui achevée. Personne ne désire ni ne désirera
jamais devenir « Michel Houellebecq ou rien ». La désacralisa-
tion de la-vie-et-l’œuvre a eu raison également de l’« écriture »,
dont les frontières paraissaient si nettes à Roland Barthes,
Marguerite Duras ou Sarraute. Qui songe aujourd’hui à
soutenir que la pratique littéraire est et doit être une acti-
vité entièrement autonome et séparée des autres pratiques
humaines ?
L’ ironie discrète d’Ann Jefferson prend acte de ce
contexte, le nôtre, et marque ses distances fermement autant
avec la sacralisation de l’Écriture qu’avec celle de l’Écrivain,
statue posthume que Sarraute avait brocardée dans Entre la
vie et la mort. L’ une des qualités de cette biographie est qu’elle
n’est ni hagiographique ni irrespectueuse de l’œuvre sarrau-
tienne. Toutefois, davantage que l’illusion rétrospective d’une
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pects de névrose, du moins pour le pecus vulgum. Mais la
biographe est fidèle à Sarraute : elle distingue « Nathalie », le
personnage dont elle raconte la vie, de l’écrivain Sarraute, et
montre que si la pratique de l’écriture s’installe bien dans
la vie de Nathalie comme un besoin vital, elle ne la guérit
d’aucun malaise psychique – son angoisse de mort récur-
rente, par exemple. Les malentendus entraînés par la célé-
brité la blessent durement. Le roman de Sarraute consacré
à la pratique de la lecture littéraire, Les Fruits d’or, nous
aide du reste à comprendre, comme le rappelle Jefferson,
que le « contact » instable établi entre le lecteur et le texte,
personnages de ce drôle de dispositif romanesque, n’est pas
un bain de jouvence. L’ écriture serait plutôt un effort doulou-
reux, voire angoissant, pour s’ouvrir à des réalités inconnues
ou seulement obscurément pressenties.
Ann Jefferson en demeure convaincue comme Nathalie
Sarraute, l’écrivain valable est un créateur et un découvreur.
La « forme nouvelle » que Sarraute s’enorgueillira d’avoir
mise au point après de longues recherches tâtonnantes est
une procédure verbale d’approximations successives, dont
aucune n’est jamais entièrement satisfaisante, cherchant à
faire partager au lecteur l’observation de ces mouvements
infimes glissant à la limite de la conscience, qu’elle nomme
des « tropismes ». Leur signification indéfinissable (aucun
signe ou concept ne peut rendre compte en un mot ni une
formule de chacun d’eux) oscille dans sa plus grande ampli-
tude entre le sentiment d’un « contact » établi avec autrui, et
celui d’une séparation radicale, d’un délaissement désolant.
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« formes nouvelles 7 » qui le suggèrent, ne visent pas à consti-
tuer une science des comportements. Au contraire, les tro-
pismes résistent absolument à l’ambition nosographique (de
classement symptomatologique) qui est celle de la psycholo-
gie ou de la psychanalyse : non seulement ils ne déterminent
pas un caractère, une personnalité, encore moins une patho-
logie, mais leur instabilité détruit toute classification typo-
logique, à commencer par l’opposition entre le normal et le
pathologique. L’ intuition d’être fait à une certaine profondeur
de cette matière psychologique instable, de ce « fond com-
mun » informe, dément le sentiment intérieur d’une unité du
moi. Ann Jefferson ne perd jamais de vue le caractère factice
de l’unité du personnage « Nathalie », que la démarche biogra-
phique constitue nécessairement. Tu ne t’aimes pas (1989),
aboutissement de l’œuvre à cet égard, transpose en dialogue
de voix multiples et contradictoires cette actualisation de la
matière psychologique universelle en puissance. De même
Ann Jefferson conçoit sa biographie comme le dialogue de
deux voix irréconciliables, « Nathalie » et l’écrivain Sarraute.
6. Ann Jefferson a raison d’insister sur la proximité de Sarraute
avec Francis Ponge, dont elle aimait les œuvres et la posture éthique.
Sartre qui admirait également Ponge classait Sarraute dans cette caté-
gorie de la littérature poétique – pour laquelle il ne concevait nul dédain,
comme on l’a trop souvent colporté.
7. Comme le relève Ann Jefferson (p. 122 et p. 124), Sarraute
emprunte cette formulation à Virginia Woolf, dont elle se voulait l’héri-
tière, et elle s’inscrit en cela dans la tradition « moderne » de la double
exigence d’originalité et de nouveauté.
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Loin d’être une réserve de pathologies catastrophiques
(qu’il est aussi), le « fond commun » universel, comme
Sarraute appelle – d’une formule trouvée chez Dostoïevski –
la matière psychologique de sa recherche, est le « lieu »
invisible, informel, d’une commune humanité. L’ « élément
psychique à l’état pur » est plus « profond » et plus universel
que le niveau où se situent les descriptions psychanalytiques
des névroses psycho-sexuelles. Il est, d’une manière très
remarquable, asexué, dans les deux sens du terme : son uni-
versalité est valable en-deçà et par-delà la différence sexuelle,
à un niveau de pulsion vitale pas encore sexualisée. Les tro-
pismes, écrit Sarraute, relèvent de ce « terrible désir d’éta-
blir le contact » (expression qu’elle emprunte à Katherine
Mansfield et qu’elle cite en anglais), dont l’ambivalence et la
motilité sont le moteur de son œuvre. Le « contact » fusionnel
annihile la distinction entre moi et l’autre, d’une manière qui
peut être vécue comme extatique ou comme catastrophique
et, de même, l’absence de contact peut être ressentie comme
un délaissement angoissant et annihilant, ou comme l’affir-
mation dominatrice et autistique d’un « moi » en majesté. Le
Moi en majesté par essence s’aime – tandis que les voix mul-
tiples de Tu ne t’aimes pas ne réussissent pas à s’harmoni-
ser en un chœur monophonique auto-érotique.
Le processus de création opérant à ce niveau archaïque
et impersonnel est cependant considéré par Sarraute comme
hautement risqué, à la fois socialement, puisqu’il s’agit
d’aller voir au-delà des représentations du monde accep-
tées et acceptables, mais aussi psychiquement. Elle rejoint
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antérieures, socialement admises. Mais la description de
cette dissociation interne ne mettait pas en cause l’unité de la
figure démiurgique de l’artiste, et l’analogie toujours possible
de la création humaine et de la création divine.
En revanche, la dissociation par Proust du moi créa-
teur, ou profond, et du moi social, dont Sarraute se réclame
dans ses textes théoriques, défait cette unité. Ann Jefferson
montre – et c’est à ce propos que son humour à l’égard de
Nathalie / Sarraute se fait le plus ravageur – que cette dis-
sociation n’interdit pas que l’asocialité du moi créateur
entretienne des rapports complexes avec la socialisation du
moi social, complexité dont le couple Marcel / Proust offre
l’exemple canonique, l’un écrivant nuitamment dans une
précipitation fiévreuse et solitaire, l’autre perdant son temps
dans les salons.
Ann Jefferson, comme Nathalie Sarraute, est convaincue
de cette dissociation, et elle cite Sarraute (p. 7) : « L’ explication
de l’œuvre par la vie me paraît totalement aberrante. » Le
moi créateur « Sarraute » n’est pas le moi social « Nathalie ».
Ann Jefferson donne quelques exemples amusants de leurs
contradictions : ainsi lorsque l’austère « première chrétienne
des Lettres » se réjouit fort d’être reçue aux États-Unis en
reine du Nouveau Roman, et d’Angleterre, bien sûr, dont
Nathalie était fanatique comme de tout le décorum British
(p. 296)… Nathalie, dont la reconnaissance littéraire fut
tardive (elle avait autour de soixante ans), ne s’en est pas
moins identifiée jusqu’à la fin à cette figure centrale de
l’imaginaire culturel européen qu’est le créateur maudit.
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lier de Sarraute la thèse sarrautienne d’un « attachement
morbide » de l’artiste à son enfance. Enfance, tardivement
publié en 1983, avait ouvert la voie à la thèse d’un rapport
de causalité entre la psychologie de l’écrivain et sa capacité
créatrice : Sarraute y évoquait « directement l’enfance dans
laquelle toute son écriture trouvait ses origines », écrit Ann
Jefferson (p. 411). Mais la biographe garde une prudente
réserve à l’égard de tout jugement ou diagnostic psycholo-
gique, et parle seulement de « fragilité », en évoquant de
récurrentes angoisses et difficultés relationnelles. Elle laisse
Mary M cCarthy, qui fut un temps proche de Nathalie, porter
ce jugement, dans une lettre à Hannah Arendt, que la « psy-
chologie » de Sarraute est « paranoïde » (p. 318). On apprend
par ailleurs que Nathalie avait tenté, dans les années 1920,
de soigner ses angoisses et ses idées fixes en suivant une cure
auprès du célèbre psychologue Pierre Janet.
Pourtant, faut-il admettre que les tropismes et la phobie
des signes et des assignations identitaires qui caractérisent
l’écriture sarrautienne ont pu naître du sentiment patholo-
gique de n’avoir nulle part de place, suscité par l’exil perma-
nent d’une petite enfance ballottée entre la Russie et Paris,
par la pratique de quatre langues, par l’abandon maternel en
1909, puis par l’expérience de la persécution comme juive
sous Vichy, qui fut à deux doigts d’être fatale ? Il faut recon-
naître qu’Ann Jefferson n’interdit pas cette lecture explicative
en phase avec l’air du temps.
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regarder » (dans le miroir de nos selfies), « ils » (les amis
Facebook) « s’habitueront ». Au fond, le malaise psychique
de Nathalie n’aurait été à cette aune que le combustible de
la petite entreprise Sarraute, dont Gallimard, excusez du
peu, a vendu finalement 2 350 000 ouvrages (p. 255). Tous
entrepreneurs de nous-mêmes, quoi de plus entraînant que
l’exemple d’une « innovation » capitalistiquement fructueuse
et du profit soutiré au symptôme – la longévité n’étant pas le
moindre des arguments publicitaires : 99 ans ! Et les bains
au Lido de Venise jusqu’à la fin ! La fortune sourit aux névro-
sés audacieux.
La nette mélancolie des dernières pages du livre d’Ann
Jefferson devrait suffire cependant à invalider une telle lec-
ture. Et loin d’établir un lien causal entre névrose et création,
le parcours remarquablement documenté de cette vie d’écri-
vain traversant le xxe siècle dans toute son obscure et tra-
gique épaisseur permet de comprendre que le geste créateur,
s’il est bien une « solution » à un problème vital, ne puise pas
la « forme nouvelle » dans la réserve des images névrotiques
et des fixations pulsionnelles plus ou moins conscientes. La
nouveauté de la forme nouvelle consiste au contraire à aban-
donner d’un coup le symptôme, à le dépasser d’un bond.
L’ exemple le plus frappant de ce dépassement est le cha-
pitre d’Enfance consacré à la sentence assénée par la belle-
mère à l’enfant Natacha : « On t’a abandonnée. » L’ écriture du
tropisme est clairement un refus du verdict, et son retourne-
ment : si Natacha a bel et bien été abandonnée par sa mère à
l’âge de neuf ans et en souffre, Nathalie, elle, a décidé de res-
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demeurait, de son propre aveu, « morbidement attachée » à
son enfance (et donc à ses empêchements névrotiques), et
les deux autres parce qu’elles en avaient triomphé par deux
moyens opposés : la réussite sociale et la création. Nathalie
Sarraute aurait eu raison : la vérité que contient la biogra-
phie d’Ann J efferson est moins dans cette polarité triangu-
laire que dans la tension contradictoire (souvent comique) et
dialectique qui métabolise ce trop rigide schéma conceptuel.
La biographe nous fournit également les moyens de rela-
tiviser une autre loi canonique de l’Écriture sacralisée dans
les années 1960 : l’absence de lien entre la liberté esthétique
du créateur et l’engagement politique du citoyen. Il est bien
évident que la phobie du signe figé assignant la réalité mou-
vante des êtres humains à résidence identitaire, qui confère
un style si reconnaissable à Sarraute (approximations suc-
cessives, points de suspension, etc.), fut aussi pour Sarraute
un mode de résistance et un refuge, dans son existence poli-
tique : notamment lorsque, contrainte par l’administration
française vichyssoise de porter l’étoile jaune, elle se déroba
à la persécution en se cachant sous le faux et beau nom de
Nicole Sauvage. En 1959, elle écrit que « le judaïsme, en
tant que caractéristique et signe de particularisation et des-
tin de solitude, sera résorbé », et, de plus en plus attachée à
défendre l’État israélien, elle « voyait dans l’existence d’Israël
un moyen d’accomplir cette résorption en effaçant l’identité
juive plutôt qu’en l’affirmant » (p. 372).
Cette liberté de Sarraute à l’égard des signes, détermi-
nante dans son activité créatrice, est également au fonde-
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« neutre », non sexué et non genré, classerait plutôt Sarraute
du côté d’un féminisme universaliste d’inspiration beauvoi-
rienne. Mais Nathalie, et Natacha, détestaient Beauvoir : non
sans une suspecte passion qu’Ann Jefferson laisse le soin au
lecteur de lire entre les lignes. Et c’est avec Monique Wittig
qu’elle s’est liée d’une indéfectible amitié qui dura jusqu’à
sa mort. Mère de trois enfants, épouse « irréprochable » d’un
mari qui l’a entretenue dans le luxe bourgeois une bonne
partie de son existence (jusqu’à la tardive gloire littéraire),
Nathalie n’en a pas moins été, dès les années 1920 et avant
sa rencontre avec Sartre et Beauvoir, une militante de l’auto-
nomie des femmes, à commencer par leur autonomie finan-
cière. Sa biographe ne nous dit rien, pas même entre les
lignes, d’une éventuelle émancipation sexuelle à l’égard de ce
compagnonnage de soixante ans avec un homme qui ne fut
pas irréprochablement fidèle. On pourra le déplorer, mais
c’eût été la transgression de trop. Et on l’a vu, ni la sexua-
lité ni la sexuation ne jouent aucun rôle dans la « forme nou-
velle » qui définit l’écrivain Sarraute. Mais on peut penser que
cette émancipation « lesbienne », pour reprendre la catégorie
de Monique Wittig qui renvoie moins à une pratique sexuelle
qu’à une émancipation politique à l’égard de la tyrannie du
genre, a eu lieu grâce à la création littéraire.
Du reste, il importe assurément de dissocier création et
sexuation / sexualité, pour réaffirmer une égale capacité uni-
verselle de création – chez les femmes et chez les hommes.
Cette capacité, pour les unes comme pour les autres, ne
consiste pas seulement en une liberté purement négative de
Pascale FAUTRIER
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