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Revue critique de fixxion française

contemporaine

22 | 2021
Figures du mensonge et de la mauvaise foi dans le
roman contemporain
Maxime Decout et Jochen Mecke (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/fixxion/288
DOI : 10.4000/fixxion.288
ISSN : 2295-9106

Éditeur
Ghent University

Référence électronique
Maxime Decout et Jochen Mecke (dir.), Revue critique de fixxion française contemporaine, 22 | 2021,
« Figures du mensonge et de la mauvaise foi dans le roman contemporain » [En ligne], mis en ligne le
15 juin 2021, consulté le 17 février 2022. URL : https://journals.openedition.org/fixxion/288 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/fixxion.288

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1

SOMMAIRE

Introduction

La littérature contemporaine aux prises avec le mensonge et la mauvaise foi


Maxime Decout et Jochen Mecke

Études

Menteurs, salauds – et autres “mythomanes” littéraires


Frank Wagner

Figures du narrateur suspect dans L’œuvre posthume de Thomas Pilaster et L’auteur et


moi d’Éric Chevillard
Pascal Riendeau

“Tout ce que vous venez de lire est faux – ou à peu près” : mensonge, mauvaise foi et
mystification dans Scherbius (et moi) d’Antoine Bello
Stéphane Pouyaud

Mensonges à grande échelle dans la trilogie d’Antoine Bello. Re(con)figurations d’un


imaginaire complotiste transséculaire
Chloé Chaudet

L’impossible sincérité du curateur. Authenticité, crédit et récit de soi dans les versions
contemporaines du récit de collection
Loïse Lelevé

Lies, Damned Lies, and Statistics


Warren Motte

Mensonge et fiction : Paris-Brest et Article 353 du code pénal de Tanguy Viel


Claude Coste

Le “je” en porte-à-faux. Pratiques déceptives de l’écriture de soi chez Marie NDiaye et


Camille Laurens
Anne-Sophie Donnarieix

Imposture et ontologie de la fiction réaliste : une lecture science-fictionnelle de Celle que


vous croyez (Camille Laurens)
Simon Bréan

Mensonge et faux-semblant dans l’autofiction graphique : Faire semblant c’est mentir


(2007) par Dominique Goblet
Marina Ortrud M. Hertrampf

La mauvaise foi suicidaire dans L’ingratitude (1995) de Ying Chen : comment se libérer des
legs du passé ?
Dagmar Schmelzer

Roman feint et romance vraie dans l’ultracontemporain : Un coup d’un soir de Mathieu
Bermann
Rodolphe Perez

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2

Posture et imposture de Michel Houellebecq ou le paradoxe du tricheur


Sylvie Ducas

Entretien

Jean-Benoît Puech, Vie du mensonge et vérité du roman


Propos recueillis par Jochen Mecke
Jean-Benoît Puech et Jochen Mecke

Carte blanche

Vie de Cléobule, hérésiarque


Pierre Senges

Revue critique de fixxion française contemporaine, 22 | 2021


3

Introduction

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4

La littérature contemporaine aux


prises avec le mensonge et la
mauvaise foi
Maxime Decout et Jochen Mecke

1 Entre mensonge et mauvaise foi, la littérature est en terrain connu. Tout le monde sait
cependant qu’une fiction ne peut pas réellement mentir. Le lecteur, à moins de
s’appeler Don Quichotte, n’ignore pas que l’histoire est fictive. C’est pourquoi un
numéro de Fixxion sur le mensonge et la mauvaise foi pourrait étonner et presque
prendre des allures d’oxymore, puisque, en soi, la littérature fictionnelle est capable de
tout sauf de mentir. Cette perspective pourrait paraître plus surprenante encore à
propos de la littérature contemporaine dont le retour au réel n’est plus à démontrer 1.
Cette transitivité retrouvée semble exclure a priori, ou tout au moins minorer, la part de
jeu que les textes puisent dans le mensonge et la mauvaise foi. Et pourtant, entre le
document, l’archive et la non-fiction, les œuvres ne manifestent-elles pas
ostensiblement leur désir d’authenticité ? En multipliant les signes d’une transparence
dans laquelle le réel primerait sur l’écriture, la littérature ne réagit-elle pas au soupçon
de mensonge qui plane sur elle ? D’autant mieux que, malgré l’omniprésence de cette
littérature du réel qui donne l’impression d’être débarrassée de pièges et de fraudes, le
mensonge et la mauvaise foi n’ont pas dit leur dernier mot et restent toujours
éminemment productifs, comme sous la plume de Pierre Senges, Tanguy Viel, Antoine
Bello ou Éric Chevillard.
2 Pour toutes ces raisons, une étude de la littérature contemporaine à travers le prisme
du mensonge et de la mauvaise foi pourrait se légitimer en répondant à deux questions.
La première est liée à l’apport épistémique de ces catégories – mensonge et mauvaise
foi – pour l’analyse de la littérature contemporaine et de ses préoccupations
esthétiques ; la seconde s’effectue à rebours, et porte sur ce que la littérature
contemporaine peut, quant à elle, apporter à la compréhension du mensonge et de la
mauvaise foi.

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Dans la caverne de Platon : le mythe de la


condamnation des poètes menteurs
3 Si malgré toutes les objections évidentes, les critiques contemporaines parlent du
mensonge sous le jour du reproche, elles évoquent en fait une condamnation qui
accompagne la littérature depuis l’Antiquité. On en trouve l’origine chez Platon, ou
plutôt dans la vulgate d’une certaine réception platonicienne, d’après laquelle Platon
aurait banni les poètes de l’État idéal pour avoir menti – c’est-à-dire pour avoir inventé
des histoires fictionnelles. Or un examen attentif de La république montre que les
raisons de cet anathème sont plus ambiguës qu’il n’y paraît, celui-ci étant justifié de
deux manières très différentes et dont aucune ne se réfère à la notion de fiction. Le
premier argument avancé par le personnage de Socrate chez Platon résulte
directement de l’ontologie platonicienne : puisque la vérité correspond à la réalité
supérieure des Idées, le réel perceptible est – selon la célèbre allégorie de la caverne –
le reflet trompeur d’une réalité supérieure2. Par conséquent, poursuit Platon, les
produits de l’art – et surtout de l’art réaliste – seraient affectés d’une double fausseté :
reflets trompeurs d’un autre reflet trompeur. Ce premier “mensonge” est intrinsèque à
toute forme d’art et ne saurait donc servir de chef d’accusation moral contre les poètes.
Le deuxième argument à l’encontre de ces derniers relève en revanche du domaine de
l’éthique, ou plus précisément de la pédagogie, car Socrate blâme les écrivains – et cela
constitue l’élément décisif pour leur expulsion – en raison du portrait peu flatteur
qu’ils livrent des dieux ou de héros comme Ulysse, prompt à tromper, mentir et louer
l’ivrognerie. Socrate prononce alors son verdict : les poètes seront chassés de la
République car ils blessent la religion et donnent de mauvais exemples à la
jeunesse. “Ces raisons, dit-il, nous obligent à ne plus permettre de pareilles fictions, de
peur qu’elles ne produisent dans la jeunesse une malheureuse facilité à commettre le
crime”3. Socrate bannit donc les poètes non pas parce qu’ils créent des fictions mais
parce qu’ils dressent un tableau trop “humain” et “réaliste” des dieux et des héros.
Quant au mensonge, Socrate va jusqu’à le justifier expressis verbis et en faire un outil
légitime s’il permet de fournir à la jeunesse des modèles positifs 4. Voilà qui autorise
Socrate à instaurer lui-même ce qu’il appelle un “noble mensonge”, qui garantirait la
stabilité de la structure hiérarchique de l’État et que les éducateurs devraient relayer
auprès des enfants5.
4 Il est regrettable que les véritables motifs de cette mise au ban des poètes aient été
réduits, au cours de l’histoire littéraire, à l’idée d’un mensonge qui tiendrait avant tout
à la nature fictionnelle des œuvres. Le succès de cette vulgate est d’autant plus
déroutant qu’un rapide regard sur les notions de fiction et de mensonge montre bien
que la fiction en soi n’est pas susceptible d’être un mensonge. Pour le comprendre, il
convient de revenir aux caractéristiques définitoires du mensonge, à savoir qu’il s’agit
d’abord d’une divergence entre conviction ou sentiments d’une part et expression de
l’autre (1), ensuite d’une dissimulation de cette divergence (2), laquelle sert enfin des
objectifs eux-mêmes camouflés (3). Au vu de ces critères, il va de soi qu’une fiction
littéraire, sauf à les mettre en pratique, ne saurait être considérée comme relevant a
priori du mensonge6. Au contraire, la fiction dévoile le plus souvent d’emblée son statut
d’histoire inventée, ne serait-ce que par certaines dénominations génériques, comme
“roman” ou “théâtre”. Elle rend de fait inopérante la dissociation censément déguisée
entre conviction et opinion. Le mensonge, dénoncé comme tel, n’en est plus un.

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5 Pareille situation vaut également pour l’ensemble des marqueurs de littérarité, comme
le passé simple ou les figures rhétoriques, qui peuvent être tenus pour des signes
révélant au destinataire du message que le texte appartient à un ordre du discours
singulier, qui n’est pas à prendre au pied de la lettre mais où prévaut la polysémie.
Friedrich Nietzsche a du reste insisté sur la relation antinomique de l’art et du
mensonge en affirmant : “Kunst behandelt den Schein als Schein, will also gerade nicht
täuschen, ist wahr”7. Si l’art et la littérature font donc volontairement étalage du
caractère fictif de leurs créations, si tous deux dénoncent ainsi leur propre mensonge,
ils ne sauraient point mentir – du moins au sens propre. Et il n’est pas insignifiant, dans
cette perspective, que l’histoire du roman moderne commence sous l’égide de
Cervantès avec un lecteur incapable de décoder les signaux du mensonge et qui prend
les hauts faits romanesques des livres de chevalerie au sens propre. Contrairement à ce
type de méprise, aucun lecteur n’est dupé par ce genre de supercherie. C’est sans doute
pour cette raison que la littérature est devenue un véritable observatoire des
mensonges et de tout type de tricheurs, hypocrites, imposteurs ou intrigants.

La littérature contemporaine : un observatoire du


mensonge et de la mauvaise foi ?
6 Depuis ses origines, la littérature s’est abondamment penchée sur les mensonges et la
mauvaise foi qui caractérisent nos existences et nos sociétés. L’époque contemporaine
ne fait pas exception. Les menteurs, hypocrites et imposteurs sont légion. Qu’on pense
seulement à Mentir ou Fraudeur de Savitskaya, Le troisième mensonge d’Agotha Kristof,
L’adversaire d’Emmanuel Carrère, L’imposteur de Javier Cercas, Un secret de Philippe
Grimbert, L’épave ou Pas dupe d’Yves Ravey, Le faussaire de Yasushi Inoué, Mensonge(s) de
Patrick Delétang, Impostures de John Banville, Imposture de Vila-Matas, ou encore aux
nombreux arnaqueurs, mythomanes et fabulateurs qui peuplent les récits de Tanguy
Viel (Le Black Note, Paris-Brest, Insoupçonnable...). Les titres de ces récits sont signifiants
de plus d’une manière. Ils témoignent d’abord de la fascination que les fraudes et la
tricherie continuent à exercer sur la littérature. Mais ils signalent aussi la variété des
formes que ces dernières revêtent. Car la littérature contemporaine parcourt à loisir un
vaste répertoire d’attitudes allant de la mauvaise foi à l’imposture. Plus encore : elle
tend à diversifier, voire à réinventer, les conduites de mensonge et de mauvaise foi, en
en démultipliant les possibles.
7 Face à un tel panorama, on aurait vite fait de conclure que la littérature contemporaine
se singularise par cette attirance pour toutes les formes du mensonge. Or la question
qui se pose est bien de savoir si la représentation des menteurs et de leurs boniments
diffère fondamentalement de celle qui prévalait au XXe siècle, et si les textes en
question relèvent de nouvelles attitudes dans le traitement esthétique et moral du
mensonge. Il faut d’abord reconnaître que, sur ce plan, la littérature contemporaine
s’inscrit dans une certaine continuité avec le XXe siècle qui ne fut pas avare en escrocs,
bonimenteurs et autres charlatans. Elle sonde cependant avec acuité les mutations les
plus récentes de nos sociétés, marquées par le complotisme, les fake news, l’ère de la
post-vérité et le story-telling, autant d’éléments qui pénètrent avec force dans les textes,
comme par exemple dans la trilogie d’Antoine Bello (Les falsificateurs, Les éclaireurs et Les
producteurs) ou dans La montagne de Minuit de Jean-Marie Blas de Roblès.

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Une littérature menteuse ?


8 Penser la littérature à travers le mensonge et la mauvaise foi ne peut toutefois se
borner à observer la façon dont elle les ausculte à travers ses intrigues et ses
personnages. Car bien des œuvres, séduites par le pouvoir des boniments, affrontent la
délicate question de savoir comment faire mentir une fiction qui n’est pas en elle-
même un mensonge. Si les quelques exemples cités ci-dessus montrent que la
littérature est l’une des premières observatrices des pratiques mensongères, elle a
également appris, du moins depuis l’époque moderne, à mentir – dans un sens toutefois
bien différent du simple fait de raconter des histoires inventées. On peut évidemment
penser en premier lieu aux mystifications, apocryphes, et pseudonymes 8 qui, après
Machado, Pessoa et Gary, trouvent un second souffle de nos jours sous la plume de
Jean-Benoît Puech ou Volodine. Mais le plus souvent l’importation du mensonge dans
l’univers littéraire se fait de manière plus discrète en tentant non pas de transformer la
fiction en mensonge mais au moins de lui en donner les principaux traits, à partir de
quelques-unes de ses caractéristiques. C’est ainsi qu’un mensonge mis en scène
(intradiégétique) peut non pas devenir mais faire croire à l’existence d’un mensonge
destiné au lecteur (extradiégétique). Or c’est principalement avec l’instance narrative
que cette percée du mensonge dans la fiction est opérée. L’un des moyens les plus
efficaces pour mimer ce passage d’un mensonge intradiégétique à un mensonge
extradiégétique est en effet d’agir sur celui qui se tient à la charnière du monde du
lecteur et du monde du livre, le narrateur.
9 C’est certainement avec le narrateur homodiégétique, en première personne, que la
suppression fantasmée des frontières entre mensonge dans le texte et mensonge au
lecteur revêt ses formes les plus spectaculaires. Ce procédé est déjà à l’œuvre dans le
premier roman picaresque, Lazarillo de Tormes, dans lequel le héros, qui est en même
temps le narrateur, ment non seulement en tant que personnage, à l’intérieur de
l’histoire, mais aussi en tant que narrateur à l’échelle du roman, en induisant le lecteur
en erreur. Nous sommes donc confrontés à un mensonge au deuxième degré, c’est-à-
dire un mensonge qui s’effectue au sein de ce “mensonge” avoué, et donc invalidé,
qu’est la fiction. Dans la plupart des cas, ces mensonges au deuxième degré sont relatifs
à un narrateur autodiégétique, un procédé qui joue souvent sur le double statut du
narrateur-personnage. Quant à la littérature contemporaine du XXe siècle et du XXI e
siècle, elle a évidemment continué à explorer cette veine d’un narrateur “non fiable”
ou menteur9. Plus exactement, les récits approfondissent une série d’attitudes
narratoriales, qui vont du narrateur non fiable, d’un point de vue factuel, au narrateur
indigne de confiance, du point de vue de ses valeurs et de l’idéologie 10.
10 Pour n’en citer que quelques exemples : dans La symphonie pastorale de Gide, le pasteur
relate dans son journal intime l’arrivée d’une jeune orpheline aveugle, Gertrude, qu’il
se propose d’éduquer et dont il veut élever l’âme. Le récit autodiégétique attribue
toujours les actions du pasteur aux motifs les plus nobles et les plus altruistes, comme
lorsqu’il empêche son fils Jacques d’épouser Gertrude. Mais la vérité finit par éclater : le
pasteur agit en raison de sa passion amoureuse pour sa pupille. Gide conçoit de la sorte
un cas où le protagoniste ment à ses enfants et à sa famille, mais où le narrateur ment
également à son lecteur. Toutefois, dans le cas de La symphonie pastorale, le statut du
mensonge est équivoque, puisqu’il appartient en même temps à l’histoire et au discours
narratif. En vertu de la forme du journal intime, il reste difficile de décider si le pasteur

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se ment simplement à lui-même, en toute mauvaise foi, ce qui relèverait de l’histoire


racontée, ou bien s’il ment également au lecteur, ce qui relèverait du discours narratif.
Le roman de Gide puise une partie de son intérêt esthétique dans cette ambiguïté
fondamentale que l’on retrouve dans la fiabilité douteuse de l’instance narrative de
Molloy de Beckett, dans les confessions de Clamence truffées de mensonges et de
mauvaise foi dans La chute de Camus, ou dans les contradictions du narrateur Jacques
Revel dans L’emploi du temps de Butor, qui poussent le lecteur et le héros lui-même à se
méfier de la narration.
11 Là encore, la littérature contemporaine emboîte le pas à celle qui l’a précédée. Après La
symphonie pastorale de Gide, Molloy et L’innommable de Beckett, La chute de Camus, La
méprise de Nabokov, Le bavard de Des Forêts, on ne peut manquer de remarquer la non
fiabilité, sur des plans très divers, des narrateurs du Black Note de Tanguy Viel, Pas dupe
d’Yves Ravey, La danse du fumiste de Paul Emond, Veuves au maquillage de Pierre Senges,
L’auteur et moi, Démolir Nizard et L’œuvre posthume de Thomas Pilaster de Chevillard ou des
Bienveillantes de Littell où Max von der Aue, un ancien officier SS qui a participé de
manière active à l’extermination des Juifs, ment autant sur le plan épistémologique que
sur le plan idéologique. À ce titre, c’est la catégorie de narrateur non fiable qui est
régulièrement mobilisée.
12 Tous ces cas de figure ne sont bien entendu pas équivalents et introduisent de subtils
dosages dans la mauvaise foi et le mensonge des instances narratives et des
personnages. Si cette veine, on le voit, est toujours vive, elle paraît toutefois dans
l’ensemble moins fréquente et surtout moins virtuose. Les coups de théâtre qui
dévoilent la supercherie, comme dans La chute, La méprise et Le bavard, sont plus rares,
les œuvres privilégiant plutôt l’ambivalence et l’incertitude propres à une attitude où la
mauvaise foi et la désinvolture l’emportent sur le mensonge avéré. Les narrateurs de
Veuves au maquillage ou de Démolir Nizard par exemple sont des individus peu
fréquentables, que le lecteur suspecte à longueur de pages sans avoir de certitude sur
leurs mensonges puisque ceux-ci semblent davantage justifiés par une disposition
d’esprit du personnage que par un objectif sournois qu’il cacherait au lecteur. C’est, le
plus souvent, la dimension ludique et ambiguë qui est mise en avant, appelant le
lecteur à une vigilance accrue face au texte et jetant le doute sur ses interprétations.
13 Minorant la part prise par la virtuosité d’un narrateur homodiégétique trompeur, la
littérature contemporaine s’est tournée vers des formes moins flagrantes du mensonge,
souvent plus proches d’une mauvaise foi larvée. Lorsque le narrateur ne fait pas partie
des personnages de l’histoire, la possibilité de mentir au second degré est en effet tout
autant manifeste. Ce narrateur hétérodiégétique a toute marge de manœuvre pour
falsifier les choses grâce à son omniscience. Là aussi, la littérature contemporaine
n’hésite pas à reprendre les entorses à la fiabilité de ce narrateur qui ponctuent
certains œuvres du XXe siècle, en particulier chez les auteurs du Nouveau Roman.
Robbe-Grillet a largement fait fructifier ces infractions, comme dans Le voyeur ou Projet
pour une révolution à New York pour s’en tenir à deux exemples. Dans ces récits, les
mensonges du narrateur hétérodiégétique, qui vont de la rétention d’information à la
déformation des faits, ne sont le plus souvent que soupçonnés et demeurent
impossibles à avérer complètement. Ils créent un malaise permanent et déroutent le
lecteur, tout en désignant le roman lui-même dans une démarche réflexive qui dénonce
l’inauthenticité et les leurres de toute fiction.

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14 Le lecteur de Jean Echenoz n’est pour sa part ni inquiété ni égaré continument quand le
romancier s’empare du procédé de manière ludique, aussi bien dans Un an, Envoyée
spéciale que Je m’en vais. Racontant les aventures d’un galeriste appelé Ferrer, ce roman
est issu d’un narrateur hétérodiégétique dont la présence est sensible tout au long du
texte à travers ses nombreux commentaires, évaluations ou opinions. Comme c’est
souvent le cas chez Echenoz, ce narrateur omniscient et extérieur à l’histoire prend les
traits d’une figure presque sympathique, qui guide le lecteur avec bienveillance. C’est
lui qui nous fait assister à la mort de Delahaye, l’assistant de Ferrer, et qui, ensuite,
nous montre les agissements d’un certain Baumgartner qui a dérobé les œuvres en
possession du galeriste. Or, nous ne le découvrons que très tard, Delahaye, censément
mort, n’est en fait rien d’autre que Baumgartner lui-même. Notre sympathique
narrateur nous a donc menti. Il connaissait l’identité des deux personnages et a choisi
délibérément de ne pas la divulguer. Mais ce mensonge reste extrêmement circonscrit
et n’affecte pas d’autres éléments de l’histoire. Il ne plonge pas l’ensemble du récit dans
l’équivoque, n’immerge pas le lecteur dans un monde étrange où les assurances sont
sapées par le mensonge. C’est sur un mode mineur, en tant qu’infraction ponctuelle et
fantaisiste, presque sous forme de clin d’œil, que ce genre de transgressions opère.
15 La particularité de ce procédé apparaît clairement si nous le comparons aux
changements de narrateurs dans le Nouveau Roman. On peut évoquer Claude Simon qui
fait alterner dans La route des Flandres des instances narratives homodiégétique et
hétérodiégétique et désigne le personnage central de Georges tour à tour par “Je” ou
par “Il”, ou encore Le ravissement de Lol V. Stein, dans lequel Marguerite Duras modifie le
statut du narrateur au milieu du texte. Dans les deux cas, ces transformations rompent
ouvertement avec un certain code du roman conventionnel. Si Robbe-Grillet, Claude
Simon ou Marguerite Duras entendaient pour leur part miner la prétention du
narrateur à l’omniscience et le confort d’un récit vraisemblable à la Balzac, ce n’est plus
exactement le cas dans la littérature contemporaine. Il ne s’agit pas uniquement de
donner raison aux doutes du lecteur à “l’ère du soupçon”, de faire la lumière sur un
“mensonge romanesque” – qui consisterait à faire croire à la possibilité d’un narrateur
capable de tout savoir – au nom d’une vérité plus authentique : celle de la limitation de
la perspective et du savoir. Alors que le Nouveau Roman rompt avec ces conventions
jugées fallacieuses et mensongères pour les remplacer par un autre système narratif
plus authentique, des romanciers contemporains tels que Deville ou Echenoz montrent
que ces conventions peuvent être utilisées pour créer de véritables mensonges
romanesques. Tandis que le Nouveau Roman adopte une position extérieure au système
narratif usuel pour le déconstruire, le roman contemporain le sape pour ainsi dire de
l’intérieur. Les deux procédés partagent un souci d’exposer certains éléments du
système narratif, mais à la différence du Nouveau Roman, le “roman nouveau” produit
sciemment un mensonge narratif qui induit le lecteur en erreur, tout en respectant
apparemment le code narratif traditionnel que le Nouveau Roman stigmatise. Lorsque
le narrateur d’Echenoz désigne la même personne par des noms différents, tout en
connaissant leur identité, le texte ne rompt pas de manière explicite avec le code
romanesque, comme le faisaient Simon, Duras, Butor ou Robbe-Grillet avant lui, mais il
s’en sert pour tromper le lecteur. Echenoz mobilise le mensonge du narrateur en ne
masquant pas son artificialité, comme s’il s’agissait d’un jeu propre au roman policier
ou au roman feuilleton dans lesquels ce genre de dissimulation n’est pas rare – qu’on
pense seulement au cas de Claude Frollo dans Notre Dame de Paris. Contrairement aux
auteurs du Nouveau Roman, Echenoz doit respecter et même présupposer les

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conventions narratives pour que son mensonge puisse fonctionner. En résulte un


mensonge spécifiquement littéraire en tant qu’il recourt précisément aux instruments
et aux codes attendus pour tromper le lecteur. Nous faisons pour ainsi dire l’expérience
concrète d’un mensonge que le Nouveau Roman, lui, ne faisait que dénoncer.

Vers une remise en question de la compréhension


habituelle du mensonge et de la mauvaise foi
16 Par sa manière de réinterroger le mensonge et la mauvaise foi, la littérature des XX e et
XXIe siècles contribue donc à envisager sous un jour différent certains présupposés de
la conception convenue du mensonge, une remise en cause qui concerne surtout les
deux termes les plus importants de notre définition, à savoir la conviction et
l’expression.
17 Le Nouveau Roman l’a clairement montré, notamment avec ce que Nathalie Sarraute a
appelé la “sous-conversation” : la conscience d’un personnage ne se laisse pas réduire à
une seule voix, mais repose sur un entremêlement de voix disparates réunies en un
polylogue intérieur, perpétuel et souterrain. De cette manière, l’unité de la conscience
individuelle se disloque au gré de voix éparses, qui, dans la plupart des cas, sont en
conflit les unes avec les autres. Or cette dissolution de l’unité de la conscience
individuelle, parce qu’elle ne permet plus de déterminer la conviction véritable du
personnage, rend du même coup caduque toute échelle de mesure pour déterminer s’il
y a ou non mensonge. De plus, l’écriture expérimentale de Nathalie Sarraute s’attaque
également au deuxième terme de l’équation de notre définition du mensonge, c’est-à-
dire à l’expression, car ses romans scrutent les lieux communs de la conversation
quotidienne.
18 C’est pourquoi nous sommes aussi invités à considérer les mensonges du personnage, et
par contrecoup les œuvres qui les mettent en scène, à l’aune d’une notion plus
ambivalente : la mauvaise foi11. Du moins la mauvaise foi telle que Sartre la théorie dans
L’être et le néant. Celui-ci part du constat que la conscience cherche toujours à coïncider
avec elle-même bien que cela soit impossible. Lorsque le sujet se rend compte de cette
inadéquation et la refuse, il est amené à la maquiller. Il bascule alors dans la mauvaise
foi, conduite par laquelle il tente de masquer et de se masquer qu’il ne coïncide jamais
tout à fait avec ce qu’il est. La mauvaise foi serait dès lors cette attitude où un individu
nie ce qu’il est en fonction de ce qu’il croit, veut ou doit être, à ses yeux ou aux yeux des
autres, et qu’il n’est pas. De sorte que le sujet en proie à la mauvaise foi est toujours ce
qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est. Conçue de la sorte, la mauvaise foi n’est donc pas
évaluable en regard de la seule vérité. Elle ouvre le sujet à des voix multiples qui
traversent la conscience et elle place le mensonge hors d’une conviction de départ, d’un
projet ou d’objectifs clairement identifiables.
19 Dans le même temps, Nathalie Sarraute a signalé comment, jusque dans la conscience,
interviennent des formes inauthentiques de l’expression, qui ne sont pas sans affinité
avec l’inauthenticité propre à la mauvaise foi. Car nous pouvons mentir sans le vouloir,
nous pouvons sombrer dans la mauvaise foi inconsciemment, situation qui, en dehors
de l’unité de la conscience, met donc en question une deuxième présupposition de
toute théorie du mensonge selon laquelle nous avons toujours à notre disposition les
mots propres à traduire nos convictions et nos sentiments. On peut remarquer la
justesse des observations sarrautiennes dans la conversation de tous les jours, où

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certaines expressions ou images peuvent nous sembler “fausses”, inadéquates ou


trompeuses, sans que personne n’ait pour autant eu l’intention de mentir. Des formules
comme “les heures sombres de l’histoire”, “l’amitié entre les peuples”, “nos frères et
sœurs en Lybie” peuvent être perçues comme des mensonges en ce sens. Dans ce cas,
l’écart entre opinion et expression provient de l’incapacité du locuteur ou bien de
l’impossibilité générale de donner une expression adéquate à ce que l’on pense ou
ressent. En montrant que nous pouvons mentir ou être affectés de mauvaise foi par
défaut de termes plus appropriés pour exprimer nos pensées, la littérature s’attaque à
la troisième présupposition de la conception habituelle du mensonge, à savoir l’idée
qu’un mensonge est toujours intentionnel. La littérature, caractérisée par sa
propension à sinuer dans les eaux troubles de l’ambiguïté, est très clairement le
discours qui est le plus à même de représenter et d’ausculter ces états intermédiaires
de l’être et de sa conscience.
20 Mais si la littérature moderne propose, comme nous l’avons vu, une critique du
mensonge et de sa compréhension habituelle, si elle en fait le diagnostic, elle suggère
aussi des remèdes, car elle se conçoit également comme une quête de formes
d’expression qui puissent résoudre les défaillances et les lacunes du langage qui lui sont
pourtant inhérentes. Dans Le planétarium Sarraute ne se contente pas de dénoncer les
clichés et les lieux communs de la conversation, elle développe, par images et
métaphores, des formes d’expression authentiques de ce qu’elle appelle les
“tropismes”, c’est-à-dire des “mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement
aux limites de notre conscience”. Ceux-ci “sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles,
des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible
de définir”12. De nouvelles formes narratives permettent d’explorer ces espaces plus
profonds de l’être humain qui, jusque-là, étaient restés cachés. De fait, les tropismes ne
peuvent être représentés par les moyens littéraires classiques, pas même par le
monologue intérieur, car ils se soustraient aux lieux communs de la conversation et au
langage en général. C’est pour cela que Sarraute cherche à les communiquer au lecteur
par le biais d’images capables de proposer des significations équivalentes et d’éprouver
des sensations analogues13. Et, en même temps qu’elle dénonce l’inauthenticité de la
conversation, avec ses lieux communs, elle critique la forme du roman traditionnel,
puisque la question du mensonge ne se pose pas seulement au niveau de l’histoire, mais
investit de surcroît le niveau de la représentation littéraire. Le domaine de l’esthétique
se trouve de la sorte intimement lié à celui du mensonge.
21 On peut dès lors interpréter la dynamique particulière de la littérature moderne
comme une tentative de renouvellement esthétique permanent qui est motivée par la
critique du caractère inauthentique des formes déjà acceptées et consacrées. Les
œuvres ont ainsi développé un mensonge spécifiquement littéraire qui englobe
différentes formes de ruptures avec ce qui peut être tenu pour l’impératif catégorique
de la modernité : l’exigence d’authenticité. Dans un texte devenu célèbre, Vérité et
mensonge au sens extra-moral, Friedrich Nietzsche a élaboré une conception du mensonge
qui explique cette dynamique :
les vérités sont […] des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force
sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors
en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal. [...] être
véridique, cela signifie employer les métaphores usuelles ; donc, en termes de
morale, l’obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement
dans un style contraignant pour tous. L’homme oublie assurément qu’il en est ainsi

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en ce qui le concerne ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et


selon des coutumes centenaires – et, précisément grâce à cette inconscience et à cet
oubli, il parvient au sentiment de la vérité.14
22 Ce serait donc la critique des formes considérées comme “vraies” mais ayant perdu leur
“force sensible” et leur authenticité, qui aboutirait à la création de nouvelles formes
perçues comme plus véridiques et originales. Cette négation de la tradition romanesque
se fait cependant sous le signe d’une continuité plus profonde, car elle se conçoit
comme une perpétuation de l’esthétique moderne de l’authenticité. Comme le rappelle
Alain Robbe-Grillet, “l’art doit être perpétuellement en rupture avec l’art qui le précède
immédiatement”15. Les reproches que le Nouveau Roman adresse au roman
conventionnel, jugé inauthentique, relèvent bien d’un mensonge esthétique compris
comme moteur de l’évolution des œuvres. Toutefois, la forme spécifiquement moderne
de l’authenticité n’est pas uniquement due à l’expression adéquate des convictions et
des sentiments de l’auteur, mais aussi à son actualité, à sa relation intime et éphémère
avec l’époque qui le voit naître. Comme le souligne Baudelaire dans Le peintre de la vie
moderne “presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à
nos sensations”16. Ainsi, les épigones ou les prosélytes d’un auteur ou d’un mouvement
littéraire enfreignent une loi esthétique, car ils violent l’impératif catégorique de
l’authenticité17. À l’époque moderne, la supercherie peut donc s’installer malgré
l’auteur, presque à son insu, simplement – comme l’a postulé Roland Barthes – en
raison de la “fatalité du signe littéraire, qui fait qu’un écrivain ne peut tracer un mot
sans prendre la pose particulière d’un langage démodé, anarchique ou imité, de toutes
manières conventionnel et inhumain”18. Dorénavant l’imitation, la copie, le cliché,
l’épigone, l’idée reçue ou le kitsch sont stigmatisés comme des mensonges esthétiques
qui constituent la cible des aspirations modernes à une véritable originalité.

Entre mensonge esthétique et impératif


d’authenticité : le dilemme de la littérature
postmoderne
23 Devient dès lors mensonger tout roman qui n’est pas capable – comme l’écrit Vargas
Llosa dans La vérité par le mensonge – de faire adhérer son lecteur au monde fictif qu’il
crée. Évidemment, il s’agit là d’un mensonge au second degré qui se greffe à l’intérieur
du premier “mensonge” établi par la fictionnalité de l’histoire inventée. Vargas Llosa
constate : “Tout bon roman dit la vérité et tout mauvais roman ment, car ‘dire la
vérité’, pour un roman, c’est arriver à faire vivre au lecteur une illusion, et ‘mentir’,
c’est ne pas se montrer à la hauteur de cette supercherie”19. Ce mensonge spécifique se
traduit sur le plan esthétique par des clichés, des stéréotypes, des personnages et
histoires convenus ou toutes les formes du kitsch. L’exemple des romans sentimentaux
de Delly illustre sans doute à merveille cette forme spécifique de mensonge dans la
mesure où ils entreprennent de créer des personnages extraordinaires qui se meuvent
dans un contexte dont le roman fait valoir l’excellence. Mais l’écriture produit souvent
un effet contraire en surchargeant les descriptions d’épithètes hyperboliques qui
finissent par rendre, à coup de répétitions à outrance, l’extraordinaire ordinaire. Nous
avons donc une divergence entre conviction (le monde fictionnel) et expression (la
forme littéraire), une divergence que Delly tente justement de camoufler. Il en va de
même pour tous les types d’imitations épigonales, pour les reproductions de formes

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jadis originales, pour les formules toutes trouvées ou pour les genres qui épousent un
schéma stéréotypé comme le roman d’amour, d’aventures ou bien policier.
24 C’est dans ces conditions qu’on peut interpréter la dynamique de la littérature moderne
comme une tentative de renouvellement esthétique qui est motivée par la critique de
l’inauthenticité des formes consacrées.
25 Mais le Nouveau Roman, s’il correspond à un point culminant de la modernité
littéraire, en constitue aussi un point de non-retour où s’articule le passage entre
modernité et postmodernité. La dissolution polyphonique de l’ndividu chez Sarraute, la
destruction de l’emplacement transcendantal du narrateur chez Simon, le
fractionnement de l’instant chez Butor et la déshumanisation de la focalisation et des
métaphores chez Robbe-Grillet privent l’authenticité de ses relais habituels. À partir
des années 1980, la littérature contemporaine se trouverait peut-être alors prise dans
une sorte de dilemme : si l’impératif catégorique de la modernité exige des innovations,
c’est justement cette innovation permanente qui a favorisé une situation où le “canon
de l’interdit”, selon Adorno20, c’est-à-dire du déjà-dit, fait ou inventé, prend des
proportions de plus en plus grandes, et où l’exigence d’innovation est confrontée à des
ressources de plus en plus limitées. Dans cette situation, le mensonge n’est plus l’objet
d’un choix, mais devient, pour ainsi dire, une condition imposée à la production
littéraire, reléguant d’emblée toute prétention à l’originalité ou à l’authenticité au rang
d’imposture. L’époque qui succède au Nouveau Roman correspondrait donc à une
situation dans laquelle la possibilité même de l’authenticité devient inaccessible 21.

La littérature contemporaine en quête d’une nouvelle


authenticité
26 Que faire alors à l’heure où l’impératif d’authenticité esthétique se confronte à une
condition postmoderne qui l’empêche d’y répondre ? C’est ce dilemme qui peut
expliquer une partie des orientations, des choix d’écriture, des moyens et des objectifs
de la littérature d’aujourd’hui.
27 L’une des réactions les plus fortes à cette impasse se trouve assurément dans le retour
au réel qui caractérise la littérature contemporaine. Enquêter, collecter, documenter,
archiver : ces gestes sont en effet devenus ceux par lesquels la littérature s’ancre dans
le monde22 et tente de répondre à sa quête d’authenticité. Docufiction, factographie,
non-fiction, enquêtes, autofiction, littératures de terrain : ces approches ont en
commun de déplacer, pour la dépasser, la question de l’authenticité des formes
littéraires et du langage vers la référence au monde réel ou social. Même si le statut de
ces récits oscille entre pacte factuel et pacte fictionnel, force est de constater qu’ils
puisent une certaine authenticité – et de fait une certaine légitimité – dans leur
référence au réel. Emmanuel Carrère ne laisse par exemple aucun doute à ce sujet : “J’ai
une conviction, une seule, concernant la littérature, enfin le genre de littérature que je
pratique : c’est le lieu où on ne ment pas. C’est l’impératif absolu, tout le reste est
accessoire, et à cet impératif je pense m’être toujours tenu. Ce que j’écris est peut-être
narcissique et vain mais je ne mens pas”23.
28 Mais par un surprenant retour de manivelle, ce pas de côté fait que la littérature de
l’extrême contemporain devient – et ceci constitue une nouveauté – capable de mentir.
Une nouvelle “ère du mensonge” s’ouvre avec l’ère du réel. Preuve s’il en est : la

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multiplication des procès intentés suite à la parution de livres auto- ou docufictionnels.


Christine Angot a ainsi été condamnée pour atteinte à la vie privée pour son roman Les
petits qui décrit l’ex-femme et les enfants de son concubin 24. Si le cas Angot indique
simplement qu’il y une part factuelle dans l’autofiction, d’autres œuvres sont
impliquées dans des polémiques autour du caractère véridique ou mensonger de leurs
affirmations. C’est à cause du pacte de véracité évoqué par Emmanuel Carrère que son
ex-femme, Hélène Devynck, peut pointer du doigt les mensonges qui jalonneraient Yoga
(2020). Les mots qu’elle écrit sont révélateurs : “Mais au-delà, l’autre raison pour
laquelle je ne voulais pas être dans ce livre, c’est l’effacement de la frontière entre
fiction et mensonges. La fiction veut dire une vérité. Le mensonge veut la dissimuler” 25.
Des accusations semblables ont été prononcées à l’encontre d’Edouard Louis pour
L’histoire de la violence, Raphaël Enthoven pour Le temps gagné et Yann Moix pour Orléans.
Plus récemment, c’est Thésée, ma vie nouvelle de Camille de Toledo qui s’est vu discrédité
au motif de sa soi-disant inexactitude factuelle et biographique 26. Une telle liste est loin
d’être exhaustive ou close, mais elle souligne à quel point, dans les romans
autofictionnels, un pacte factuel est toujours à l’œuvre, rappelant la prétention à
l’authenticité et suscitant des soupçons quant à un contenu potentiellement
mensonger. Tandis que le pacte fictionnel relègue celui-ci au rang de mensonge au
second degré (c’est-à-dire à un mensonge à l’intérieur du “mensonge” censément
fictionnel – qui n’en est pas un), l’autofiction et la docufiction sont, elles, capables de
mentir au premier degré. À cette première forme de mensonge s’en ajoute un
deuxième, plus profond, qui concerne l’ambiguïté de l’instance énonciatrice et de
l’histoire racontée, car les textes en question jouent sur un double statut, fictionnel et
réel. En ceci, les difficultés rencontrées avec l’autofiction portent bien au-delà,
puisqu’elles innervent tout un ensemble de récits dont le fondement énonciatif peut
également varier entre ethnofictions, fact-fictions ou les “factions”, et littératures de
terrain27.
29 C’est ainsi à la lumière d’une théorie du mensonge et de la mauvaise foi que le retour
d’une partie de la littérature contemporaine à l’Histoire, au social ou au réel, peut être
lu. Car c’est bien dans le lien qu’elles tissent avec ces derniers que les œuvres puisent
aussi une certaine authenticité, laquelle les rend également à même de dire la vérité ou
de mentir.
30 Cette situation impose, en tout état de cause, d’établir avec le réel un lien le plus direct
possible. Aussi la littérarité ne doit-elle pas faire obstacle en rappelant, par ses signes,
que le texte n’est que texte. C’est pourquoi nombre d’œuvres se sont efforcées
d’estomper les traits les plus saillants de l’écriture, jusqu’à la rendre transparente,
diaphane ou blanche. Le style paraît dès lors s’effacer au profit de la seule densité du
réel, rejoignant ce que Roland Barthes avait jadis appelé le “degré zéro de l’écriture”.
Certes, en forgeant cette notion, Barthes visait certaines œuvres du Nouveau Roman
tout comme l’écriture journalistique qui avait en partie inspiré Camus pour L’étranger.
Mais du minimalisme contemporain à l’écriture plate d’Annie Ernaux, les enjeux
diffèrent en partie puisqu’il s’agit bien de construire une authenticité qui paraît
toujours se refuser à l’œuvre littéraire28. Avec La place par exemple, il n’en allait pas
seulement, pour Ernaux, de concevoir une écriture claire et limpide, capable de
représenter d’une manière non littéraire la réalité familiale et sociale. L’enjeu était
aussi un acte d’engagement dans lequel le souci de transparence se fait tangible,
transparence qui est également discernable chez Patrick Modiano, Yves Ravey,

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Emmanuèle Bernheim, Hélène Lenoir, Hervé Guibert, Emmanuel Carrère, ou dans les
docu-fictions de François Bon, porté par l’objectif de “recourir à moins d’artifice” 29.

Pour une esthétique du mensonge


31 Mais une deuxième porte de sortie existe pour se soustraire au dilemme entre une
littérature nécessairement mensongère et l’exigence d’authenticité qui la dirige. Non
pas se trouver des gages d’authenticité en dehors de la littérature, dans le réel, le sujet
ou l’Histoire, mais se servir des particularités structurelles du mensonge qui font que
les œuvres ne sauraient être suspectées de mentir. Une partie de la littérature
contemporaine recourt alors fréquemment à ce paradoxe : annuler le mensonge en le
dénonçant – et ce à l’intérieur de la fiction. De cette façon, au sein du premier
mensonge révélé de la fiction, s’installe un deuxième mensonge ou un mensonge au
second degré. À la différence du mensonge esthétique, ce mensonge-là est signalé par
l’œuvre elle-même.
32 Ce phénomène n’est pas toujours aussi tonitruant que dans le cas d’un narrateur
délibérément non fiable, qui ouvre les vannes à sa mauvaise foi et à ses partis pris,
comme dans Veuves au maquillage de Senges ou L’œuvre posthume de Thomas Pilaster de
Chevillard. Car c’est aussi en sourdine, de manière plus ou moins latente, que le
mensonge peut être exhibé pour être annulé. Ainsi du réemploi très net de formes
traditionnelles et peut-être obsolètes, de genres littéraires mineurs, populaires et
désuets qui sont délibérément pastichés, ou encore de stéréotypes et de clichés qui
mettent ouvertement en relief le caractère inauthentique des personnages ou des
actions. Le mensonge esthétique est placé sous les yeux du lecteur jusqu’à être
désamorcé.
33 Chopin, Suzy Clair, Piranese, Tarzan, Le Flétan, Gloire, Patronaz, Béliard chez Echenoz,
Edmondsson ou Kovalskazinski, Jean Marie ou Kabrowinski dans La salle de bain de
Toussaint, le chat Alexandre Vladimirovitch, le romancier Georges Mornacier,
l’inspecteur Sheralockiszyku Holamesidjudjy dans la trilogie d’Hortense chez Jacques
Roubaud : ces noms de personnages sonnent faux. Parodiques et invraisemblables, ils
sont même parfois directement importés de l’univers de la consommation le plus
trivial, à l’image d’un certain Javel chez Echenoz et de Gibbs qui tient à préciser en se
présentant : “Gibbs, comme la famille du dentifrice, vous savez, des cousins, on ne les
fréquente pas”30. Le romancier émaille de la sorte son récit d’ornements en toc à l’aide
de tout un attirail issu de clichés ou de genres populaires qui, par leur caractère kitch
ou comique, mettent sans cesse à distance l’histoire racontée. Dans Cherokee d’Echenoz,
certains protagonistes portent par exemple une coiffure à la “Angie Dickinson dans
Point Blank”31 ou ressemblent à des acteurs de cinéma comme Edwige Feuillère, tandis
que d’autres donnent l’impression d’un portrait-robot dessiné “par un homme qui
voudrait décrire à la fois Michèle Morgan et Grace Kelly, cet homme étant Walt
Disney”32. C’est ainsi que les œuvres exacerbent l’inauthenticité d’un personnage qui
manque à dessein de densité psychologique ou existentielle.
34 Plus largement, ce sont volontiers les genres du passé qui font l’objet d’une reprise
amusée et assumée, aussi bien chez Viel, Echenoz que chez Roubaud. Il s’agit alors de
pasticher un modèle tout en exposant son inauthenticité, pour en abolir du même coup
le caractère mensonger. Pareille spécificité de la littérature contemporaine apparaîtra
plus nettement si l’on compare par exemple son réemploi du roman policier avec celui

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qu’avait effectué le Nouveau Roman33. Si L’emploi du temps de Butor fait dérailler


l’investigation du “détective” ou si Robbe-Grillet laisse Wallas commettre par erreur le
meurtre sur lequel il enquête dans Les gommes, c’est moins pour mettre en lumière
l’artificialité de modèles déconstruits que pour réinstaurer une forme de récit plus
authentique. Au contraire, Echenoz ou Roubaud jouent des ficelles du genre et en
dénudent avec jubilation le caractère factice.
35 Romans d’aventures, romans à énigme ou d’espionnage, science-fiction, cinéma
américain, téléfilms : tous font l’objet d’une même surenchère comique 34. C’est le kitch,
le trivial et le romanesque outré que ces formes introduisent dans le récit,
revendiquant à divers degrés une esthétique du faux. Dans Je m’en vais par exemple,
lorsque Baumgartner est sur le point d’assassiner Le Flétan en l’enfermant dans une
camionnette réfrigérée, ce dernier lui objecte que le procédé est d’une banalité
confondante : “on tue les gens comme ça dans tous les téléfilms, ça n’a vraiment rien
d’original”35. Baumgarnter y consent, en ajoutant cependant : “je revendique
l’influence des téléfilms. Le téléfilm est un art comme un autre” 36. Une telle profession
de foi ne serait certainement pas décriée par bon nombre de romanciers
contemporains.
36 Si ces reprises sont tant le signe d’une distance ironique que d’une prise au sérieux de
la légitimité de ces genres stéréotypés, c’est une attitude similaire qui se manifeste à
l’égard de la littérature en général. Plus exactement, ce sont aussi les procédés
caractéristiques d’une certaine modernité qui font l’objet d’un même traitement
oscillant entre désinvolture et assentiment.
37 Ainsi en va-t-il d’un principe cardinal de la modernité littéraire : l’intertextualité. De
l’allusion à la réécriture, celle-ci avait permis aux œuvres de se référer à elles-mêmes et
d’affirmer leur autonomie. Rien de cet ordre chez Roubaud, Viel, Echenoz, Chevillard,
Senges ou Toussaint. Lorsque, par exemple, dans La salle de bain, le narrateur reçoit une
invitation de l’ambassadeur autrichien Eigenschaften, le lecteur averti ne peut qu’y voir
une référence au chef d’œuvre de Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaften (L’homme
sans qualités). Certes le récit confirme cette piste par une série d’analogies : comme le
héros de Musil, Ulrich, le narrateur de Toussaint se complaît dans une pure passivité et
se dévoue à ses méditations. Mais, se délestant de tout projet, il devient surtout,
contrairement à ce qui se passe chez Musil, un pur observateur d’expériences sans
sujet. Dès lors, L’homme sans qualités ne fonctionne plus à la manière d’un modèle à part
entière pour le récit : il n’est qu’une référence qui émerge au détour d’une anecdote
sans portée. L’intertextualité ne soutient plus une densité de significations qui se
surajoute au texte : elle tourne à vide en se banalisant. Il en irait de même pour un
autre procédé copieusement mis à profit dans les expériences autoréflexives de la
modernité : la mise en abyme. Le contraste qu’on peut repérer, au sujet de la réflexion
sur la pluie, entre La salle de bain et La route des Flandres de Claude Simon, est saisissant.
Dans les deux textes, un passage offre une description minutieuse, en gros plan, de la
pluie et de ses gouttes37. Si, chez Claude Simon, l’épisode fonctionne comme une mise
en abyme de la poétique du roman tout entier, où différentes couches temporelles se
superposent en une sorte de surimpression, on pourrait avoir le même sentiment chez
Toussaint. Seulement, le narrateur achève le passage sur ce cri : “Olé”. Signe d’une
désinvolture et d’un refus de se prendre au sérieux, l’interjection dénie toute
authenticité aux réflexions qui viennent d’être développées. Elle balaye leur capacité à
définir l’œuvre elle-même en les réduisant à une pirouette littéraire artificielle qui ne

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vise qu’à impressionner le lecteur. Ainsi, une technique d’autoréférence autrefois


destinée à transformer la “représentation” littéraire en une “présence-à-soi” se fait ici
le signe de la nature précieuse et prétentieuse d’une telle auto-présence. L’esthétique
de la mise en abyme devient la cible d’une mise en boîte irrévérencieuse et non d’une
authenticité du récit.

Pour une esthétique du mensonge


38 Recyclage des formes les plus diverses, de la littérature savante à la littérature
populaire en passant par le cinéma, des clichés et du kitch culturel : ces éléments disent
à quel point l’inauthenticité est délibérément adoptée et calculée pour être mieux
révoquée. Il ne faudrait toutefois pas en déduire qu’il s’agit ainsi de remplacer une
forme particulière d’authenticité, qui a fait long feu, par une autre. Il s’agit plutôt de
dire adieu une fois pour toutes à la catégorie d’authenticité elle-même. C’est de la sorte
que naît une littérature du mensonge esthétique, qui regarde les réalisations de la
modernité avec le même plaisir désenchanté et désintéressé que tout ce qu’Adorno et
Horkheimer avaient rangé sous le nom d’“industrie culturelle”. Mais un tel rejet de
l’authenticité ne peut pas être réalisé à partir d’une position de supériorité : il doit
s’effectuer de l’intérieur, depuis une attitude qui ne s’évertue pas à dépasser, ou
périmer, les partis pris de la modernité, mais beaucoup plus modestement à les
subvertir par une “sous-enchère”. Partant, cette esthétique du mensonge obéit à la
même loi paradoxale que celle qui prévaut pour la fiction. La revendication ouverte du
mensonge esthétique, telle qu’elle est pratiquée par une partie du roman
contemporain, contribue en même temps à son empêchement : elle annonce le
mensonge comme pour mieux l’annuler. Il en irait de même de tous ces textes
extravagants, qui désertent délibérément le récit mimétique et donnent congé à la
vraisemblance, que ce soit chez Chevillard, Senges ou dans Ward de Frédéric Werst.
39 Comme toute littérature, la littérature de l’extrême contemporain pose donc la
question de la forme esthétique et de la langue, mais elle met en scène le problème
central de l’expression d’une manière bien différente de celle de ses prédécesseurs.
Alors que ceux-ci détruisaient les lieux communs, les formules toutes trouvées, les
clichés et stéréotypes, les auteurs de l’extrême contemporain préfèrent parfois figurer
l’indisponibilité d’un nouveau langage et l’impossibilité de créer de nouvelles formes
d’expression aptes à traduire les pensées et les sentiments. De cette condition
postmoderne, ils tirent une conséquence : celle de mettre en scène des mensonges
esthétiques et d’exposer ceux-ci afin de désigner, par cette négativité, une forme
authentique qui n’est plus à leur disposition.

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NOTES DE FIN
1. Voir notamment Dominique Viart, “Mémoires du récit : questions à la modernité”, in
Dominique Vart (dir.), Écritures contemporaines, 1, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 1998, <La
revue des lettres modernes>, p. 3-27.
2. Platon, La république, traduction nouvelle avec introduction et notes par Robert Baccou, in
Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Garnier, 1950, Livre VII, 514a, p. 247sq.
3. Ibid., (378b), p. 69. La condamnation définitive elle-même apparaît sous la forme d’une fausse
question, rhétorique, dans ce dialogue également toujours faux, car maïeutique : “C’est pourquoi
il importe extrêmement que les premières choses qu’il [i.e. le jeune homme] entendra soient des
fables les plus propres à le porter à la vertu.”
4. Ibid., (377e), p.68sq.
5. Le noble mensonge de Socrate ramène les différences entre les groupes hiérarchiques de l’État,
à savoir les philosophes, les gardiens et les paysans non pas au résultat de l’éducation, mais à des
qualités innées dues à la différence entre les métaux plus ou moins précieux que Dieu leur a
octroyés : de l’or pour les philosophes ou dirigeants de l’État, de l’argent pour les gardiens et du
fer ou du bronze pour les paysans (ibid., 414c, p. 117sq.).
6. Cf. Jochen Mecke, “Une critique du mensonge par-delà le bien et le mal”, Cahiers d’Études
Germaniques, n° 67, 2014, p. 98.
7. “L’art traite l’apparence comme une apparence, il ne veut donc pas tromper, il est vrai.”
(Friedrich Nietzsche, “Nachlass 1869-1874”, in Kritische Studienausgabe, éd. Giorgio Colli et Mario
Montinari, München, dtv, 1999, p. 632 sq.).
8. Voir Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraires, Paris,
Minuit, 1994, <Propositions>.
9. Voir Wayne C. Booth, The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press, 1961 ; Frank
Wagner, “Quand le narrateur boit(e)… (Réflexions sur le narrateur non fiable et/ou indigne de
confiance)”, Arborescences, n° 6, septembre 2016, disponible sur <https://id.erudit.org/iderudit/
1037508ar>.
10. Cf. Jochen Mecke, “Die Atopie des Pícaro: Paradoxale Kritik und dezentrierte Subjektivität im
Lazarillo de Tormes”, in Wolfgang Matzat, Bernd Teuber (éds), Welterfahrung - Selbsterfahrung.
Konstitution und Verhandlung von Subjektivität in der spanischen Literatur der frühen Neuzeit,
Tübingen, Niemeyer, 2000, p. 67-94 ; Ansgar F. Nünning, “Unreliable, Compared to What?
Towards a Cognitive Theory of Unreliable Narration: Prolegomena and Hypotheses”, in Walter
Grünzweig, Andreas Solbach (dirs), Grenzüberschreitungen : Narratologie im Kontext / Transcending
Boundaries: Narratology in Context, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, p. 53-73, traduit dans
Sylvie Patron (dir.), Introduction à la narratologie postclassique, Villeneuve d’Ascq, Presses
Universitaires du Septentrion, 2018, p. 121-146.
11. Voir Maxime Decout, En toute mauvaise foi, Paris, Minuit, 2015, <Paradoxe>.
12. Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996, <La pléiade>, p.
1554.
13. Ibid. p. 1554.
14. Friedrich Nietzsche, “Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinn”, in Friedrich
Nietzsche, Werke, Band III, Karl Schlechta (ed.), Frankfurt, Ullstein, 1972, p. 314, traduction
française dans Friedrich Nietzsche, Le livre du Philosophe, traduit par Angèle Kremer-Marietti,
Paris, édition Aubier-Flammarion, 1969.
15. Anne Villelaur, “Le nouveau roman est en train de réfléchir sur lui-même”, Les Lettres
françaises, n° 764, 12-18.03.1959, p. 1.

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16. Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, in Œuvres, Paris, Seuil, 1968, < L’Intégrale>, p.
553.
17. Cf. Jochen Mecke, “Der Prozess der Authentizität”, in Susanne Knaller, Harro Müller (dirs),
Authentizität, Paderborn, Fink, 2006, p. 82-114.
18. Roland Barthes, Le degré zéro de la littérature suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1972,
<Points>, p. 62.
19. “Toda buena novela dice la verdad y toda mala novela miente. Porque ‘decir la verdad’ para
una novela significa hacer vivir al lector una ilusión y ‘mentir’ ser incapaz de lograr esa
superchería.” (Mario Vargas Llosa, La verdad de las mentiras: ensayos sobre literatura, Barcelona,
Seix Barral, 1990, p. 10).
20. Theodor W. Adorno, Ästhetische Theorie, Frankfurt, Suhrkamp, 1970, p. 61sq.
21. Le rapport de la littérature à l’authenticité a été marqué par plusieurs crises, notamment au
XVIIIe siècle et à la fin du XIXe siècle, qui ont été déterminantes dans l’évolution des formes et des
enjeux des textes (voir, notamment, Maxime Decout, En toute mauvaise foi, op. cit., et Qui a peur de
l’imitation ?, Paris, Minuit, 2017, <Paradoxe>).
22. Voir notamment Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, Corti, 2019, <Les essais>.
23. Jean-Claude Vantroyen, “La littérature, le lieu où l’on ne ment pas”, Le Soir, 29/08/2020.
24. Pascale Robert-Diard, “Le jugement qui condamne Christine Angot pour atteinte à la vie
privée”, Le Monde, 28/05/2013, disponible sur <https://www.lemonde.fr/justice/article/
2013/05/28/le-jugement-qui-condamne-christine-angot-pour-atteinte-a-la-vie-
privee_6002297_1653604.html>.
25. Hélène Devynck, “Droit de réponse”, Vanity Fair, 29/09/2020, disponible sur <https://
www.vanityfair.fr/culture/voir-lire/articles/droit-de-reponse-helene-devynck-l-ex-compagne-
demmanuel-carrere-repond-a-la-polemique-autour-de-yoga/81120>.
26. Claire Paulhian, “La fabrique d’une légende”, En attendant Nadeau, 18 novembre 2020,
disponible sur <https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/11/18/fabrique-legende-toledo/>.
27. Voir notamment Jean-Louis Jeannelle, “Histoire littéraire et genres factuels”, Fabula-LhT, n°
zéro, “Théorie et histoire littéraire”, février 2005, disponible sur <http://www.fabula.org/lht/0/
jeannelle.html>, page consultée le 10 juin 2019. Pour la littérature de terrain, voir Dominique
Viart, “Les Littératures de terrain”, Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 18, 2019, p.
1-13, ainsi que le numéro entier de la revue consacré à ce genre relativement nouveau.
28. Voir entre autres à ce sujet Warren Motte, Small Worlds: Minimalism in Contemporary French
Literature, Lincoln, University of Nebraska Press, 1999 ; Marc Dambre, Bruno Blanckeman (dirs),
Romanciers minimalistes. 1979-2003, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, <Fiction/Non fiction
XXI>.
29. Francois Bon, Dominique Viart, “On écrit avec de soi” [entretien], Revue des sciences humaines,
n° 263 (juillet-septembre), 2001, p. 61.
30. Jean Echenoz, Cherokee, Paris, Minuit, p. 117.
31. Ibid., p. 61.
32. Ibid., p. 28.
33. Voir Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Paris, Minuit, 2018, <Paradoxe>,.
34. Voir notamment Simon Kemp, Detective Inspectors: Crime-fiction Pastiche in Late Twentieth-
century French Literature, Oxford, Legenda, 2006 ; Bruno BLANCKEMAN, “Jean Echenoz ou le roman
comme ciné/cure”, Roman 20-50, vol. 41, n° 1, 2006, p. 167-178.
35. Jean Echenoz, Je m’en vais, Paris, Minuit, 1999, p. 152
36. Ibid.
37. Claude Simon, La route des Flandres, Paris, Minuit, , 1982 [1960], <double>, p. 24 ; Jean-Philippe
Toussaint, La salle de bain, Paris, Minuit, p. 35s.

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AUTEURS
MAXIME DECOUT
Aix-Marseille université – IUF

JOCHEN MECKE
Université de Regensburg

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Études

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Menteurs, salauds – et autres


“mythomanes” littéraires
Frank Wagner

“Il faut douter de tout, même de ses soupçons.”


(Christine de Suède)
“Quiconque est soupçonneux invite à le trahir.”
(Voltaire)

Scrupules et soupçons (La fiabilité du narrateur en


question)
1 “[À] l’ère du soupçon a succédé l’ère du scrupule”1 : c’est par cette formule que se
conclut une réflexion de Dominique Viart sur l’évolution des pratiques réflexives dans
les fictions contemporaines. Le diagnostic paraît judicieux, tant il est indéniable que,
depuis plusieurs décennies, dénudation du medium et mise en crise de la mimèsis ne
constituent plus les objectifs majeurs des écrivains. Par rapport à l’époque du “Nouveau
Roman”, l’autoréflexivité d’aujourd’hui se déploie ainsi, au moins pour partie, selon
d’autres formes, et surtout au nom d’autres enjeux – à la faveur d’une notoire
effraction de la clôture textuelle où se renégocie la relation au hors-texte, tant sur le
plan sociologique qu’historique. Pour autant, comme Viart le signale au cours de son
raisonnement, “on ne se débarrasse pas du ‘soupçon’ d’un revers de manche” 2 ; de sorte
qu’en dépit de la manifeste inflexion qui vient d’être signalée, les procédés
métatextuels emblématiques du modernisme insistent dans nombre de fictions
récentes.
2 De plus, par-delà la question de l’autoréflexivité, on peut estimer que le glissement du
soupçon au scrupule est tout particulièrement sensible sur le versant artistique, c’est-à-
dire du côté des écrivains. En revanche, sur le versant esthétique, c’est-à-dire du côté
des lecteurs, il semble que l’adoption d’une attitude soupçonneuse soit toujours, et peut-
être plus que jamais, d’actualité. De la prolifération des fake news aux dérives
manipulatrices du storytelling, en passant par la vulgarisation des postulats
déconstructionnistes, bien des raisons d’ordre à la fois sociologique et épistémologique

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permettent sans doute de le comprendre ; mais sur le plan proprement littéraire


également, nombre d’explications à cette rémanence du soupçon chez les lecteurs
peuvent être décelées. À commencer par la multiplication, dans les romans des
dernières décennies, des narrateurs suspects. Il advient en effet de plus en plus
fréquemment que les particularités de la parole attribuée à l’instance narrative
conduisent les lecteurs à douter du bien-fondé de la confiance qu’ils sont a priori censés
éprouver à son égard – du moins si l’on est prêt à concéder qu’une coopération
interprétative réussie repose d’ordinaire sur le crédit dont jouit un narrateur présumé
fiable3. C’est à cette évolution que l’on souhaiterait s’intéresser ici, en vue de démontrer
comment les scrupules de certains écrivains contribuent, par les choix structurels et
sémiotiques qui en découlent, à alimenter voire aiguiser les soupçons des lecteurs.
3 Wayne C. Booth, adepte de l’approche rhétorique, a le mérite d’avoir produit la
première formalisation théorique du narrateur non fiable4. À l’occasion de ses réflexions
sur l’auteur implicite, défini comme “second moi” de l’auteur réel, avec lequel
communiquerait le lecteur, l’auteur de “distance et point de vue”5 se trouve confronté à
d’embarrassantes discordances axiologiques entre cette instance et le narrateur. De sa
volonté de les résorber résulte cette proposition :
je dirai d’un narrateur qu’il est digne de confiance6 (reliable) quand il parle ou agit en
accord avec les valeurs de l’œuvre (ce qui revient à dire : avec les normes implicites
de l’auteur7), et je le dirai indigne de confiance (unreliable) dans le cas contraire. 8
4 Cette définition est donc fondée sur la détection d’un écart entre narrateur et auteur
implicite, le second se désolidarisant de façon plus ou moins perceptible du premier.
Aussi longtemps que l’on souscrit à la notion d’auteur implicite, la conception
“boothienne” du narrateur non fiable paraît recevable, y compris en marge de
l’approche rhétorique ; comme l’attestent les travaux de nombreux spécialistes de
narratologie structurale (Jaap Lintvelt9, Gerald Prince10, Vincent Jouve11, etc.), qui
reprennent à leur compte la définition proposée par l’auteur de Rhétorique de la fiction 12.
5 En revanche, que l’auteur implicite semble problématique, et c’est le narrateur non
fiable qui doit alors être redéfini à nouveaux frais. Telle est la position d’Ansgar F.
Nünning, qui, dans une étude marquante parue en 199913, propose dès lors un
réexamen du défaut de fiabilité de l’instance narrative dans une perspective relevant
de la narratologie cognitive – à la lumière de la théorie des cadres. En effet, selon lui, si
un narrateur peut être décrété non fiable, ce n’est pas par comparaison avec les normes
et valeurs de l’auteur implicite (instance qu’il récuse), mais avec un ensemble de
connaissances préexistantes du monde et de la littérature que possèdent lecteurs et
critiques ; et qui les conduisent à naturaliser les apparentes incohérences textuelles en
projetant un narrateur non fiable. Les narratologues n’auraient dès lors d’autre choix
que de renoncer à leurs prétentions à l’objectivité. Pour autant, cette approche est très
loin de se couper de tout examen rigoureux de la textualité. En témoigne l’introduction
d’une distinction décisive entre non fiabilité factuelle (déformation des faits narrés) et
idéologique (défense de valeurs inusuelles) : Nünning propose ainsi judicieusement de
ne pas confondre narrateur non fiable (“unreliable”) et indigne de confiance
(“untrustworthy”). En outre, il recourt à la notion d’ironie dramatique afin de mettre au
jour divers indices linguistiques et textuels de non fiabilité du narrateur : contradictions
internes, points de vue divergents, marques de subjectivité, etc. Enfin, au fil du temps,
sa position a notablement évolué, au point de culminer en une synthèse
méthodologique dont le titre programmatique d’un article de 2005 dit assez clairement
la nature : “Pour une reconceptualisation de la narration non fiable : une double

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approche cognitive et rhétorique”14. En fait, cet assouplissement de sa position doit


beaucoup aux observations de James Phelan15, selon qui “la théorie cognitive […]
surestime le rôle du lecteur au détriment de l’agentivité de l’auteur et des signaux
textuels de non-fiabilité16”. Il paraît en effet difficilement contestable que, en matière
de littérature, la signification naisse des relations récursives entre auteur, texte et
lecteur ; de sorte que son étude implique de se concentrer “sur l’interaction entre
l’agentivité auctoriale, les phénomènes ou les signaux centrés sur le texte, [et] les
éléments centrés sur le lecteur au cours du processus de lecture” 17. Par rapport aux
thèses radicalement cognitives défendues par Nünning en 1999, une telle démarche
hybride, à laquelle il se rallie en 2005, se révèle infiniment plus juste sur le plan
théorique, et opératoire sur le plan analytique. En cela, elle s’apparente à cette
approche composite que Raphaël Baroni qualifie pour sa part de “critique
polyphonique”, et qui, à rebours de tout dogmatisme, consiste à “mettre en lumière les
facteurs (scénographie, intertextualité, posture auctoriale, position des communautés
interprétatives) conditionnant la configuration d’un espace interprétatif en tension” 18.
Telle sera donc la “méthode” adoptée dans ce qui suit ; ponctuellement complétée,
conformément aux vœux de Nünning, par la prise en compte du paramètre historique –
qu’il ait trait à l’évolution des formes littéraires, des discours culturels, ou encore de
leurs échanges.

Menteurs ! (de la non fiabilité factuelle du narrateur)


6 On vient de le voir, dès 1999, Nünning insistait sur la nécessité de distinguer deux types
de non fiabilité : factuelle (unreliability) et idéologique (untrustworthiness). Parfaitement
valide en droit, sans doute l’opposition l’est-elle un peu moins dans les faits (c’est-à-
dire dans les textes), puisqu’il advient qu’un narrateur donné se livre à la fois à la
déformation des faits narrés et à la défense de valeurs inusuelles. Toutefois, par souci
de clarté, intéressons-nous successivement aux deux catégories, en débutant par la
première. Comme l’a montré Margaret Mac Donald19, considérée en tant qu’“assertion”,
la fiction n’est ni hypothétique (puisqu’elle se soustrait à toute tentative de
vérification), ni vraie ni fausse (puisqu’elle porte sur des entités inexistantes), ni
mensongère (puisqu’elle ne vise pas à tromper les lecteurs sur le statut ontologique des
entités qui la peuplent). Pour autant, et sans que cela contrevienne à la définition de
l’expérience fictionnelle comme “feintise ludique partagée”20, il semble possible qu’un
narrateur puisse être considéré comme menteur. Il suffit que la version des “faits” qu’il
élabore paraisse au moins partiellement inexacte, ou incomplète ; ce que révèlent
diverses failles de son discours, à valeur d’auto-incrimination. Sans qu’il s’agisse de
croire sérieusement ni durablement aux événements de la fabula, c’est alors leur
présentation par l’instance narrative qui paraît biaisée, donc susceptible d’une
rectification – que le texte la fournisse ou qu’elle incombe à la sagacité des lecteurs.
Pour citer un cas d’école, telle est la configuration à l’œuvre dans Le meurtre de Roger
Ackroyd21 : le narrateur (le docteur Sheppard) s’y rend coupable de mensonge par
omission, en passant sous silence le meurtre qu’il a commis ; avant que Poirot rétablisse
la vérité en saturant l’ellipse ménagée par son antagoniste. À la simplicité de cet
exemple concourent divers facteurs : le choix d’une narration homodiégétique 22 par
essence subjective (Sheppard est un narrateur-personnage), l’inscription dans un sous-
genre spécifique (le récit de détection, où la vérité existe et peut être révélée),

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l’adoption d’une esthétique mimétique (événements et personnages font l’objet d’une


représentation “réaliste”, c’est-à-dire fondée sur une vision doxique de la réalité).
7 Mais dès lors qu’un roman déroge à ces codes familiers, la question du narrateur
“menteur” s’y révèle beaucoup plus épineuse, comme dans Le voyeur 23. Cas d’espèce
plutôt que d’école, ce roman de Robbe-Grillet n’en paraît pas moins riche
d’enseignements. L’histoire se déroule sur une île, et évoque les déambulations de
Mathias, représentant de commerce. Or le meurtre d’une jeune fille, Jacqueline, a été
commis, précisément durant une lacune de l’emploi du temps du protagoniste, dès lors
suspect. En outre, sur le plan formel, le texte fait la part belle au récit répétitif assorti
de variantes, de sorte que la chronologie s’en trouve brouillée, et que diverses images
récurrentes porteuses d’une forte charge fantasmatique attirent l’attention.
8 On insistera tout d’abord sur les particularités de la situation narrative : le récit est
conduit en narration extra-hétérodiégétique, majoritairement focalisée sur le
personnage de Mathias. Si ce point mérite d’être souligné, c’est parce que l’immense
majorité des études sur le narrateur non fiable portent sur un corpus de récits
homodiégétiques ; ce qui peut se comprendre, puisque les marques de subjectivité
comptent parmi les plus efficaces indices de non fiabilité. Robbe-Grillet parvient
pourtant à construire un narrateur suspect sans recourir à ce procédé. Ensuite,
l’originalité du Voyeur réside également dans le doute qui s’empare du lecteur au
moment de statuer sur le degré de fiabilité du narrateur. En effet, la traversée du
roman nous laisse certes l’impression que l’instance narrative “ne nous dit pas tout”,
c’est-à-dire ne porte pas à notre connaissance l’ensemble des éléments nécessaires à la
résolution de l’énigme. Toutefois, il peut être tentant d’assimiler ce silence du
narrateur sur l’événement criminel central à une omission non pas à proprement
parler mensongère, mais plutôt suspecte et/car intrigante : à quoi peut donc tendre
cette ellipse qui tout à la fois incrimine Mathias et préserve à l’inverse le doute quant à
sa culpabilité ? La question est appelée à demeurer insoluble, du moins aussi longtemps
que l’on raisonne d’après les codes culturels et esthétiques psycho-réalistes.
9 Mais l’un des objectifs notoires de Robbe-Grillet était précisément de battre en brèche
ces cadres de référence, en promouvant une conception rigoureusement littéraliste du
roman. Dans cette perspective opposée à la doxa, il n’est pas de vérité transcendante (en
l’occurrence, innocence ou culpabilité de Mathias) que l’auctor-garant pourrait révéler
depuis une position surplombante ; seulement les méandres du texte, se déployant dans
l’ici et maintenant de l’écriture. Il ne saurait donc s’agir de résoudre les contradictions
internes des divers éléments narratifs, quand bien même la lisibilité au sens usuel du
terme s’en trouverait menacée. Sans doute cette conception de l’écriture-lecture, alors
en phase avec l’évolution des sciences humaines, paraît-elle désormais datée. Mais un
texte comme Le voyeur demeure aujourd’hui encore précieux : parce qu’il permet de
souligner l’interaction entre choix littéraires et noosphère ; parce qu’il confirme la
possibilité d’édifier un narrateur suspect en relation hétérodiégétique ; parce qu’il
autorise un affinement typologique. Dans bien des écrits modernistes, en effet, plutôt
que menteur stricto sensu, le narrateur doit être considéré comme manipulateur. En
outre, les soupçons qu’éveille ce type de narrateur n’ont pas trait aux limites de sa
compétence (il sait parfaitement raconter), mais aux choix narratifs qu’il opère de
propos délibéré. Toutefois, l’attribution d’une telle intentionnalité à une instance
textuelle ne va pas de soi. De fait, le projet littéraliste qui sous-tend sa narration n’est
pas tant le sien (sinon par délégation…) que celui de l’auteur lui-même – ce que

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confirment nombre de déclarations de Robbe-Grillet. En tout état de cause, et a minima,


force est de convenir que ce type de narrateur suspect ne se laisse pas définir par
distinction d’avec les normes de l’auteur implicite, puisqu’en la circonstance, aucune
dissonance clairement perceptible ne permet de séparer les deux instances. Dans ce cas
de figure, le critère définitionnel proposé par Booth se révèle donc inopérant.
10 Or il ne s’agit pas d’un hapax, et d’autres exemples de narrateurs hétérodiégétiques
manipulateurs, poussant plus loin encore que celui du Voyeur le flirt avec le mensonge,
peuvent être repérés. À commencer par l’instance narrative d’Un cabinet d’amateur 24 de
Perec. Sous-titré “Histoire d’un tableau”, ce court roman raconte l’histoire d’une
vengeance familiale. Désireux d’aider son oncle Hermann – collectionneur de tableaux
naguère abusé par divers marchands indélicats comme par ses conseillers – à se venger,
Humbert Raffke, sous le pseudonyme de Heinrich Kürz, peint un grand nombre de faux,
qu’il parvient à vendre à prix d’or. Le succès de la mystification repose plus
particulièrement sur la confection d’une toile intitulée “Un cabinet d’amateur”, qui
reproduit en abyme la plupart de ces faux ; comme sur les études critiques réalisées par
deux complices, Lester Nowak et Franz Ingehalt. Le pot aux roses est révélé en ces
termes dans les dernières lignes du roman :
Des vérifications entreprises avec diligence ne tardèrent pas à démontrer qu’en
effet la plupart des tableaux de la collection Raffke étaient faux, comme sont faux la
plupart des détails de ce récit fictif, conçu pour le seul plaisir, et le seul frisson, du
faire-semblant25
11 Cet aveu métatextuel de la fictionnalité du récit, accompli in extremis, relève d’un geste
démystificateur ; ce qui laisse supposer que, jusque-là, les lecteurs aient été au moins
potentiellement mystifiés. Plus que celui de Robbe-Grillet, le narrateur de Perec semble
donc, du moins avant le dernier paragraphe, pouvoir être considéré comme menteur,
puisqu’il a présenté le “faux” (le fictionnel) comme “vrai” (du factuel) – jusqu’au twist
final. Mais, compte tenu des propriétés logiques et ontologiques de la fiction (vide
supra), mieux vaut le qualifier de “manipulateur” ou de “mystificateur”. En effet, si
d’ordinaire fiction et mystification ne sauraient être confondues 26, rarement récit
fictionnel se sera à ce point approché des dispositifs mystificateurs, effets compris. Le
texte est en effet tout entier fondé sur l’établissement d’une tension entre indices de
factualité et de fictionnalité, jusqu’à la révélation finale de la supercherie, qui requalifie
alors les fausses pistes antérieures en leurres provisoires. Bref, Perec exploite ainsi de
façon virtuose les dénominateurs communs à la mystification et à la fiction (considérée
à la fois sous l’angle de sa création et de sa réception), notamment l’importance
cruciale qu’y occupe le jeu.
12 “Perec”, ai-je écrit. En effet, plus encore que dans Le voyeur, il est tentant d’assimiler
narrateur, auteur implicite et auteur réel, que nulle dissonance ne sépare. C’est que
cette instance narrative portée à la manipulation n’est jamais ironisée et par là même
mise à distance. Au contraire : dans l’exploitation ludique des ressources de l’érudition
qui nourrit sa narration, on aura reconnu les convictions esthétiques de l’éminent
membre de l’Oulipo qu’était Perec. Avec cet exemple, on mesure donc à quel point le
diagnostic de (non) fiabilité du narrateur, comme son appréciation, sont fonction de
codes évolutifs. Qu’en 1979, sur fond d’accoutumance au “soupçon”, et plus encore dans
le cadre d’un écrit oulipien, l’auteur joue avec son lecteur par l’entremise d’un
narrateur duplice constitue un choix esthétique parfaitement acceptable – qu’on se
gardera donc bien de blâmer au nom de quelque intégrisme éthique.

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13 Sans doute cette observation vaut-elle a fortiori de nos jours, puisque nombre
d’écrivains contemporains ont certes pris leurs distances à l’égard du projet
moderniste, mais après l’avoir parfaitement assimilé. Tel est emblématiquement le cas
de Jean Echenoz, qui nous fournira un dernier exemple particulièrement probant de
narrateur menteur en relation hétérodiégétique : Un an27. L’intrigue de ce roman repose
en effet sur un phénomène de rétention de l’information narrative. Le récit –
impersonnel, rétrospectif et non-focalisé – retrace l’itinéraire de Victoire, qui erre
durant près d’un an dans le sud-ouest de la France, de crainte qu’on la suspecte d’avoir
joué un rôle dans le décès de son compagnon, Félix, qu’elle a trouvé sans vie auprès
d’elle, un matin au réveil. S’ensuit l’évocation détaillée de la marginalisation croissante
de l’héroïne en cavale, avant son retour à Paris… où elle retrouve Félix bien vivant. En
outre, elle apprend alors le suicide déjà ancien d’un tiers-personnage, Louis-Philippe,
qu’elle a pourtant régulièrement croisé durant son périple. Ces zones d’ombre de
l’intrigue ne seront d’ailleurs élucidées qu’à la parution de Je m’en vais 28, “envers” d’Un
an : Félix avait simplement été victime d’un malaise cardiaque, quand Louis-Philippe
s’était pour sa part contenté de simuler son suicide. Sur la base de ce résumé sommaire,
il est tentant de considérer que le narrateur d’Un an pratique le mensonge par
omission, en dissimulant au lecteur l’événement dont découle toute l’intrigue : la survie
de Félix, dont les fonctions vitales n’étaient que momentanément suspendues. De
nouveau, son défaut de fiabilité ne procède donc en rien d’un manque de compétence
narrative, mais plutôt de son “excès”, puisque s’il parvient à égarer le lecteur, c’est par
un virtuose usage de la narration hétérodiégétique non-focalisée, sur fond d’ellipse. Dès
lors, une fois encore, ce narrateur tend à s’assimiler à l’auteur implicite, voire à l’auteur
tout court – surtout si l’on prend en compte le diptyque formé par Un an et Je m’en vais.
Quelle qu’y soit l’indéniable part de renarrativisation, l’écriture d’Echenoz n’en ménage
pas moins ainsi une forme de pérennité du soupçon, sur le double plan artistique (une
composition au plus haut point concertée) et esthétique (des lecteurs déconcertés, et par
là même incités à la vigilance).
14 Toutefois, même si trois exemples viennent d’en être analysés, le narrateur menteur ne
se rencontre pas exclusivement en relation hétérodiégétique – il s’en faut. En l’absence
d’études statistiques, il est difficile de se montrer catégorique, mais en ces matières,
une prédominance du type homodiégétique paraîtrait même logique, puisque alors la
facture du discours attribué au narrateur-personnage est à elle seule susceptible
d’attirer l’attention des lecteurs sur l’auto-incrimination de cette instance – pour le
coup ironisée par une entité surplombante, auteur implicite ou réel, comme l’on
voudra. De fait, les émules du Docteur Sheppard sont légion. Dans un souci d’économie,
n’en retenons qu’un : le narrateur de Pas dupe29 d’Yves Ravey. Le corps de Tippi, épouse
de Salvatore Meyer, est retrouvé parmi les débris de sa voiture au fond d’un ravin.
L’inspecteur Costa mène alors l’enquête sur ce drame, afin d’établir s’il s’agit d’un
accident ou d’un meurtre, ce qui le conduit à soumettre l’époux de la victime à de
multiples interrogatoires. De plus, puisque Meyer est narrateur du roman, notre accès
aux éléments diégétiques est entièrement médiatisé par le prisme subjectif de sa voix et
de son point de vue. Enfin, force est de le révéler, Meyer constitue un nouvel avatar de
“narratueur” : sous le coup de la jalousie et de l’appât du gain, il a soigneusement
orchestré l’accident où sa femme a perdu la vie. Narrativement parlant, l’intérêt du
roman réside dans la révélation graduelle de la culpabilité du narrateur-personnage, à
travers les particularités mêmes du discours qu’il tient sur l’affaire. En effet, ses aveux
ne surviennent qu’à la fin du texte, où il révèle en outre son modus operandi ; de sorte

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que durant tous les chapitres antérieurs, il ment à l’inspecteur, et par ricochet aux
lecteurs, en présentant une version altérée des faits. Mais sa narration est émaillée de
zones d’indétermination sémantique qui valent indices de sa culpabilité – tels que
l’énoncé récurrent de son malaise face à l’inspecteur, ou de sa défiance envers sa
voisine. Sa parole apparaît ainsi écartelée entre deux strates sémantiques
contradictoires : déclaration d’innocence vs suggestion de culpabilité. On peut donc
raisonnablement supposer que bien des lecteurs auront résolu l’énigme avant la fin du
roman, dont le titre vaut en outre signal d’alerte métatextuel : à nous de n’être pas
dupes de la confession de ce narrateur peu fiable. On le voit, par rapport aux exemples
précédents, la situation est ici limpide : le défaut de fiabilité du narrateur apparaît
comme le produit de l’agentivité auctoriale, émaillant le texte d’indices révélateurs
dont l’interprétation convenable incombe aux lecteurs – si possible avant la fin du
roman, où le mensonge est à la fois révélé et dissipé. Reste simplement à ajouter que le
narrateur de Pas dupe concentre les deux types de “carences” repérés par les
théoriciens : il est à la fois non fiable (il ment) et indigne de confiance (c’est un
meurtrier). Il est donc temps pour finir de s’intéresser à ce second pôle, en envisageant
quelques cas de narrateurs idéologiquement suspects.

Salauds ! (de la non fiabilité idéologique du narrateur)


15 Premier constat, fondé sur la distinction genettienne des relations de personne :
l’extrême rareté du narrateur indigne de confiance en relation hétérodiégétique. En
droit, cette configuration est pourtant tout à fait réalisable, puisqu’il suffit pour la
produire de désolidariser les énoncés mimétiques des jugements de valeur attribués au
narrateur : si ces évaluations paraissent idéologiquement suspectes, tel sera du même
coup le cas de l’instance qui les assume. Mais l’on voit bien le problème qui se pose
alors : dans la mesure où un narrateur hétérodiégétique n’est pas un personnage de
l’histoire qu’il raconte, mais une instance textuelle “désincarnée”, s’il défend des
valeurs discutables ou irrecevables, l’immense majorité des lecteurs les attribueront
selon toute probabilité directement à l’auteur, non pas seulement implicite, mais réel.
Sans doute ces considérables risques de méprise expliquent-ils la très faible fréquence
du procédé, dont je dois avouer n’avoir jamais rencontré d’exemple réellement
probant30.
16 En revanche, force est de constater qu’à l’inverse, en régime d’homodiégéticité, les
narrateurs indignes de confiance pullulent, en particulier dans la littérature
contemporaine – au point qu’il faut se résigner à n’en donner ici qu’un aperçu
sommaire. Au cours de ces dernières années, le plus célèbre et scandaleux d’entre eux
est probablement celui des Bienveillantes31 de Jonathan Littell ; instance textuelle à plus
d’un titre discréditée. Non seulement Max Aue est un officier nazi, mais la teneur même
du discours de ce narrateur-personnage le présente comme incestueux, meurtrier et
schizophrène. Sans qu’il soit besoin d’interroger les convictions idéologiques de Littell,
il devrait donc être assez clair que ce narrateur constitue une instance axiologiquement
décrédibilisée. Cette configuration est en effet de nouveau des plus simples :
l’agentivité auctoriale produit un narrateur suspect en truffant son discours d’indices
textuels de son défaut de crédit idéologique, qu’il appartient aux lecteurs de repérer et
interpréter. Si le phénomène ne saurait suffire à totalement désamorcer la charge
polémique du roman, du moins mériterait-il a minima d’être pris en considération.

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17 Or, par-delà son potentiel scandaleux, Max Aue ne constitue qu’un exemple parmi bien
d’autres. On mentionnera ainsi, à titre de compléments, le narrateur homodiégétique
d’Histoire d’amour32 de Régis Jauffret, violeur totalement dénué d’affects, et dès lors
incapable de comprendre les réticences à son endroit de la jeune femme dont il abuse
sexuellement de façon récurrente ; ou encore le narrateur-personnage de la partie
centrale (“Franz”) de Robe de marié33 de Pierre Lemaitre, que son sadisme pousse à
manipuler le personnage de Sophie au point de la pousser aux limites de la démence.
Même pour qui répugnerait à raisonner en termes d’écart(s) par rapport à quelque
supposée “norme” psychique ou comportementale, la monstruosité des discours et/ou
des actes de tels narrateurs homodiégétiques les disqualifie clairement sur le plan
axiologique. Toutefois, si notre sympathie pour de tels monstres paraît impossible, il
n’en va pas de même de notre empathie. En effet, la préfocalisation inhérente à
l’homodiégéticité nous introduit de texto dans leur psychisme aberrant. S’ensuit donc
une confrontation à l’altérité, que d’aucuns blâmeront pour des motifs d’ordre éthique ;
quand d’autres la salueront en raison de l’apport cognitif et affectif qu’elle leur semble
receler.
18 Pour autant, tous les narrateurs indignes de confiance ne le sont bien sûr pas au même
degré : force est de constater qu’ils couvrent l’intégralité du spectre qui va de la
psychose (celui de L’escargot entêté34 de Rachid Boudjedra, bureaucrate hypersensible
persuadé qu’un gastéropode le harcèle) à la névrose (celui d’Extension du domaine de la
lutte35 de Michel Houellebecq, qui présente tous les symptômes cliniques de la névrose
d’angoisse). On mentionnera ainsi par surcroît le narrateur de La danse du fumiste 36 de
Paul Émond, dont le vertigineux discours palinodique permet aisément de comprendre
qu’il s’agit d’un mystificateur mythomane ; de même que la narratrice de Tête à tête 37,
que sa parole hallucinée et vindicative, grevée d’un patent délire de persécution,
désigne comme paranoïaque. Ajoutons-y le narrateur du Black Note38 de Tanguy Viel,
qu’abus de l’épanorthose et confession d’une propension certaine au mensonge, entre
autres facteurs, présentent pour sa part comme schizophrène. Mais aussi, en mode plus
léger, celui de Cinéma39, qui déploie un éloge à ce point hyperbolique du Limier de
Mankiewicz que son caractère monomaniaque en devient évident. Enfin, clôturons la
liste par l’évocation des instances narratives de La salle de bain, L’appareil photo ou La
télévision40 de Jean-Philippe Toussaint : autant de figures de Grands Inadaptés opposant
aux exigences du monde contemporain la considérable force d’inertie de leur
involontarisme. Leurs discours comme leurs actes – non sans frictions, parfois – bafouent
en effet à la fois les maximes conversationnelles de Herbert Paul Grice 41 et les rites
d’interactions d’Erving Goffman42. Dès lors, ils font figure de sociopathes, mais en mode
mineur, donc bien loin de la dramatisation inhérente aux configurations psychotiques.
De plus, si ces narrateurs sont eux aussi ironisés par une instance surplombante, c’est
cette fois de façon ambiguë, car les valeurs paradoxales qu’ils défendent entrent en
phase avec la superstructure axiologique du texte. Dès lors, contrairement aux
meurtriers psychopathes, ils peuvent fort bien attirer la sympathie des lecteurs, ainsi
momentanément dédouanés par procuration de la pesanteur des règles sociales.
19 Plus généralement, on insistera sur le fait que les relations entre non fiabilité factuelle
et idéologique sont très loin d’être figées. Il advient certes que les deux paramètres
soient corrélés, comme dans Pas dupe, où le narrateur déforme les faits précisément
parce qu’il a assassiné son épouse. Mais, bien souvent, la défense de valeurs inusuelles
n’induit absolument pas de distorsions narratives : le pire des “salauds” peut fort bien

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raconter de façon irréprochable, comme Franz dans Robe de marié. Dès lors, une étude
au cas par cas s’impose. Et l’on pourrait en dire autant du potentiel de sympathie de ces
multiples narrateurs suspects, tant en relation hétéro- qu’homodiégétique, et qu’ils
évoquent plutôt la figure de Lazarillo ou celle d’Épiménide 43. En effet, pour qui ne
raisonne pas en termes étroitement éthiques, faillible, le narrateur peut divertir,
rassurer ou valoriser le lecteur ; manipulateur, il lui offre la possibilité d’une jouissance
plus stratégique. Entre séduction et éveil, la lecture qui en résulte paraît donc à plus
d’un titre gratifiante44.
20 Les romanciers de l’extrême contemporain l’ont bien compris, qui recourent avec une
telle fréquence au narrateur suspect – procédé dont l’obliquité constitutive, loin
d’annihiler la fabula, vaut incitation à en jouir sans fausse honte, mais en pleine
conscience des propriétés du texte qui la suscite. En résultent autant de fictions aussi
lucides que celles des années cinquante à soixante-dix, mais exonérées des dogmes et
exclusions en vigueur à l’époque du modernisme. Pour le dire dans les termes utilisés
au début de ce parcours, le narrateur non fiable et/ou indigne de confiance permet aux
écrivains d’aujourd’hui de s’adonner à une pratique d’écriture scrupuleuse, appelant une
réception soupçonneuse – mais non moins jouissive, et peut-être davantage encore. Sans
doute la littérature a-t-elle dès l’origine partie liée avec la mauvaise foi 45, mais certaines
époques paraissent, plus que d’autres, propices à son exploitation créatrice. Tel est
assurément le cas de la nôtre, où l’omniprésence du doute épistémologique trouve dans
la multiplication des narrateurs suspects (salauds, menteurs et alii), une issue formelle
d’une grande richesse sémiotique – en définitive aussi satisfaisante pour les auteurs
que pour leurs lecteurs.

NOTES DE FIN
1. Dominique Viart, “Le scrupule esthétique : que devient la réflexivité dans les fictions
contemporaines ?”, Studi Francesi, n° 177, 2015, p. 508.
2. Ibid., p. 499.
3. Comme Umberto Eco l’a brillamment démontré par l’absurde, en analysant “Un drame bien
parisien” d’Alphonse Allais, dans Lector in fabula, Paris, Grasset & Fasquelle, 1979, 1985 pour la
traduction.
4. Pour des développements plus substantiels sur cette notion, auxquels je dois renoncer ici dans
un souci d’économie, voir Frank Wagner, “Quand le narrateur boit(e)… (Réflexions sur le
narrateur non fiable et/ou indigne de confiance)”, Arborescences [en ligne], n° 6, septembre 2016,
disponible sur <https://id.erudit.org/iderudit/1037508ar>. On pourra également se reporter à la
thèse de doctorat d’Anaïs Oléron, La fiabilité narrative en question(s) : parcours textuels et liberté du
lecteur, soutenue en juin 2019 à l’Université de Reims Champagne-Ardenne (sous la direction de
Vincent Jouve et Frank Wagner).
5. Wayne C. Booth, “Distance et point de vue” (1961) traduit dans Gérard Genette et Tzvetan
Todorov (dirs), Poétique du récit, Paris, Seuil, 1970 puis 1977, <Points>.
6. Contrairement à ce qui a cours dans cette citation, la traduction la plus fréquente de
“unreliable” est “non fiable”, usage auquel, pour ma part, je me conformerai.

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7. Comme le suggère Sylvie Patron (Le narrateur, Paris, Armand Colin, 2009, <U>, p. 144), eu égard
aux propres présupposés de Booth, mieux vaudrait écrire “avec les normes de l’auteur implicite”.
8. Wayne C. Booth, art. cit., p. 105.
9. Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative, Paris, José Corti, 1981, 1989 pour la traduction.
10. Gerald Prince, A Dictionary of Narratology, Lincoln, University of Nebraska Press, 1987.
11. Vincent Jouve, “Qui parle dans le récit ?”, Cahiers de narratologie, vol. 2, n° 10, 2001, p. 75-90.
12. Wayne C. Booth, The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press, 1961.
13. Ansgar F. Nünning, “Unreliable, Compared to What? Towards a Cognitive Theory of
Unreliable Narration: Prolegomena and Hypotheses”, in Walter Grünzweig, Andreas Solbach
(dirs), Grenzüberschreitungen : Narratologie im Kontext / Transcending Boundaries: Narratology in
Context, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, p. 53-73.
14. Ansgar F. Nünning, “Pour une reconceptualisation de la narration non fiable : une double
approche cognitive et rhétorique”, traduit dans Sylvie Patron (dir.), Introduction à la narratologie
postclassique, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2018, p. 121-146.
15. James Phelan, Living to Tell about It: A Rhetoric and Ethics of Character Narration, Ithaca, Cornell
University Press, 2005.
16. Ansgar F. Nünning, , “Pour une reconceptualisation de la narration non fiable”, art. cit., p.
135.
17. Ibid., p. 136.
18. Raphaël Baroni, “La guerre des voix. Critique polyphonique et divergences interprétatives
dans l’œuvre de Michel Houellebecq”, COnTEXTES [en ligne], n° 4, 2014, p. 6, disponible sur
<http://contextes.revues.org/5979> (consulté le 22 octobre 2020).
19. Margaret Mac Donald, “Le langage de la fiction” (1954), traduit en 1979 (Poétique, n° 178), puis
repris dans Gérard Genette (dir.), Esthétique et poétique, Paris, Seuil, 1992, <Points> – voir p. 223.
20. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, <Poétrique>, 1999.
21. Agatha Christie, Le meurtre de Roger Ackroyd, Paris, Librairie des Champs-Élysées, 1927 [1926].
22. Pour l’analyse de la voix narrative, et en son sein de la relation de personne, je prendrai
majoritairement appui sur les travaux de Gérard Genette, en particulier Figures III (1972) et
Nouveau discours du récit (1983), tous deux parus dans la collection “Poétique” des Éditions du
Seuil. En cas de besoin, on voudra donc bien s’y reporter.
23. Alain Robbe-Grillet, Le voyeur, Paris, Minuit, 1953.
24. Georges Perec, Un cabinet d’amateur Paris, Balland, 1979. Réédité en 1988 dans Le Livre de
Poche.
25. Ibid., p. 126
26. Comme l’a rigoureusement établi Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification, Paris,
Minuit, 1994, <Propositions>.
27. Jean Echenoz, Un an, Paris, Minuit, 1997.
28. Jean Echenoz, Je m’en vais, Paris, Minuit, 1999.
29. Yves Ravey, Pas dupe, Paris, Minuit, 2019.
30. Contrairement à Dorrit Cohn qui, dans Le propre de la fiction (1999), Paris, Seuil, 2001,
<Poétique> (p. 201-223), estime que tel serait le cas du narrateur de La mort à Venise de Thomas
Mann. Aussi ingénieuse soit-elle, son interprétation, fondée sur la volonté de sauver à tout prix
l’intégrité esthétique et idéologique de l’œuvre, me paraît en effet pour cette raison même
discutable.
31. Jonathan Littell, Les bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006.
32. Régis Jauffret, Histoire d’amour, Paris, Verticales, 1998.
33. Pierre Lemaitre, Robe de marié, Paris, Calmann-Lévy, 2009.
34. Rachid Boudjedra, L’escargot entêté, Paris, Denoël, 1977.
35. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994.
36. Paul Émond, La danse du fumiste, Bruxelles, Éditions Jacques Antoine, 1977.

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37. Paul Émond, Tête à tête, Bruxelles, Les Éperonniers, 1989, puis Labor, 2005.
38. Tanguy Viel, Le Black Note,Paris, Minuit, 1998.
39. Tanguy Viel, Cinéma, Paris, Minuit, 1999.
40. Tous trois parus aux Éditions de Minuit, respectivement en 1985, 1989 et 1997.
41. Herbert Paul Grice, “Logique et conversation”, Communications, n° 30, 1979, p. 57-72.
42. Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, <Le sens commun>.
43. Voir Francis Langevin, “La posture exotique du narrateur-personnage. Inconfort et non-
fiabilité dans quelques romans contemporains”, in Frances Fortier, Andrée Mercier (dirs), La
transmission narrative. Modalités du pacte romanesque contemporain, Québec, Nota Bene, 2011, p.
207-233.
44. Mais cela ne peut être décrété catégoriquement : chacun en jugera, sur la base de ses propres
idiosyncrasies.
45. Comme le suggère Maxime Decout, En toute mauvaise foi, Minuit, 2015, <Paradoxe>. Du même
auteur, pour un autre éclairage sur la question du narrateur suspect, on recommandera vivement
Pouvoirs de l’imposture, Paris, Minuit, 2018, <Paradoxe>.

RÉSUMÉS
Si, du côté des écrivains, on peut estimer que l’ère du soupçon a graduellement cédé la place à l’ère
du scrupule, du côté des lecteurs, en revanche, il semble bien que l’adoption d’une attitude
soupçonneuse soit toujours, et peut-être plus que jamais, d’actualité. Bien des raisons d’ordre
sociologique ou épistémologique permettent de le comprendre ; mais sur le terrain proprement
littéraire également, nombre d’explications à cette rémanence du soupçon chez les lecteurs
peuvent être repérées. À commencer par la multiplication des narrateurs suspects. C’est ce qu’on
souhaiterait établir ici. Après une brève mise au point théorique sur la question du narrateur
“non fiable” seront successivement abordés les cas de narrateurs “menteurs” (chez Robbe-Grillet,
Perec, Echenoz et Ravey), dont il s’agira de cerner degrés et modalités de la non-fiabilité
factuelle ; puis les cas de narrateurs “salauds” (chez Littell, Émond, Viel et Toussaint), dont il
conviendra de scruter l’hypothétique défaut de crédit idéologique. Il sera alors temps d’examiner
l’effet de ces narrateurs suspects sur le pacte qui traditionnellement unit auteurs et lecteurs de
fiction.

INDEX
Mots-clés : soupçon, scrupule, roman contemporain, narrateur non fiable vs indigne de
confiance, pacte de lecture

AUTEUR
FRANK WAGNER
Université Rennes 2

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Figures du narrateur suspect dans


L’œuvre posthume de Thomas Pilaster
et L’auteur et moi d’Éric Chevillard
Pascal Riendeau

1 L’œuvre romanesque d’Éric Chevillard ouvre la voie à de nombreuses explorations sur


toutes les formes de suspicion narrative ou de contestation de l’autorité narrative. Mon
article vise à étudier les variations narratives et à comparer L’œuvre posthume de Thomas
Pilaster (1999) et L’auteur et moi (2012) dans le dessein de mieux comprendre comment
Chevillard — qui multiplie les façons de tromper le lecteur — crée de nombreuses
figures incarnant le mensonge ou la mauvaise foi. En reprenant les distinctions
terminologiques d’Ansgar F. Nünning (2005), j’émets l’hypothèse que les différentes
figures de narrateurs (non fiable, indigne de confiance) imaginées par Chevillard aident à
repousser les frontières de l’analyse romanesque. Pour L’œuvre posthume de Thomas
Pilaster et L’auteur et moi, c’est surtout au sein du péritexte que l’on trouve les
manifestations les plus complexes du mensonge et de la mauvaise foi qui font fléchir la
fiabilité narrative. Afin de mieux saisir cette complexité narrative (fiabilité, suspicion),
il me paraît également important de ne pas négliger les liens explicites tissés entre les
deux romans principaux et Palafox (1990), Du hérisson (2002), Oreille rouge (2005), Démolir
Nisard (2008) ou Le désordre azerty (2014). De brèves incursions dans ces textes devraient
procurer une meilleure compréhension des stratégies narratives et théoriques
élaborées par Chevillard.
2 S’intéresser à l’absence de fiabilité du narrateur nécessite de replacer ce processus à
l’intérieur de la transmission narrative et de bien rappeler son “aspect contractuel” 1.
Parmi les raisons qui expliquent un intérêt de plus en plus marqué pour la narration
non fiable, on peut mentionner les problèmes théoriques qu’elle pose ; la place qu’elle
occupe à l’intersection de l’éthique et de l’esthétique ; sa présence marquée à la fois
dans les corpus littéraires moderne et postmoderne2. Préconisant une méthode
rhétorique et cognitive, Nünning a ouvert la voie à une meilleure compréhension du
phénomène en établissant des distinctions nécessaires entre un narrateur non fiable ou
unreliable (qui s’éloigne des faits ou de la vérité) et indigne de confiance ou

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untrustworthy (dont le jugement n’est ni sûr ni sage). Il importe surtout de bien déceler
les signes de suspicion et de dégager les significations de cette pratique.
3 Dans un long article sur la fiabilité du narrateur, Frank Wagner passe en revue les plus
importantes propositions théoriques sur le sujet. En conclusion, il propose, “[p]our
éviter tout excès normatif en la matière […], de ne plus parler de narrateur non fiable,
mais simplement de narrateur suspect”3. Il avait précédemment dressé un constat sur la
prépondérance des narrateurs suspects dans la littérature française de l’extrême
contemporain :
Certes, la littérature narrative de ces dernières décennies ne tend plus au même
degré à entraver le déroulement de la fabula, ni à obérer le fonctionnement de
l’illusion référentielle au nom d’un credo littéraliste non dénué parfois d’une
certaine pesanteur didactique ; mais force est de constater que les narrateurs non
fiables et/ou indignes de confiance continuent de s’y manifester, voire y prolifèrent
de plus belle.4
4 Les modèles théoriques, parfois très séduisants, méritent d’être mis à l’épreuve de
textes qui s’écartent des normes de la littérature narrative. Pour illustrer son propos,
Wagner cite, à titre d’exemple, des œuvres de Jean Echenoz, de Tanguy Viel et d’Éric
Chevillard. Si la prolifération dont parle Wagner doit être mieux explorée, on peut déjà
trouver dans l’œuvre de Chevillard des variations multiples sur les narrateurs suspects
en tout genre, mais surtout sur les commentaires qui accompagnent les diverses
positions narratives.

Qui croit Chevillard ?


5 L’ensemble de l’œuvre narrative de Chevillard mise sur la méfiance que l’on doit
entretenir à l’égard des narrateurs, tout en refusant de souscrire aux principales
conventions romanesques. Il n’est pas risqué d’affirmer que les romans de Chevillard
sont narrés par des individus suspects, dont l’authenticité ou la fiabilité peuvent
aisément être remises en question. Le premier élément suspect, c’est le roman lui-
même. Bien que l’éditeur (Minuit) leur accole la mention générique “roman”, les textes
narratifs de Chevillard rejettent presque toute forme d’appartenance aux grandes
traditions romanesques. Chevillard ne cède que sur certains traits (par exemple,
attribuer un nom à son personnage, comme il l’explique dans L’auteur et moi), qu’il
tourne souvent en dérision. Cela se manifeste notamment par la récurrence d’un
personnage nommé Albert Moindre. La reprise de ce nom ne rend pas ce personnage
unique, puisque ses caractéristiques changent avec chaque nouvelle fiction. Cette
prédilection pour la répétition onomastique fait de toutes les variations d’Albert
Moindre un être de papier polymorphe qui n’est pas sans rappeler l’énigmatique
Palafox, dont l’identité se transforme si souvent à l’intérieur du récit homonyme 5 que
c’est son insaisissabilité même qui le définit le mieux. Chevillard ne récuse pas la
fiction, mais insiste peu sur le romanesque thématique — s’il ajoute des caractéristiques
communes comme les surprises ou les rebondissements, il en minimise rapidement la
portée ou la pertinence. Toutes ces entorses au récit conduisent aussi à reconsidérer la
fiabilité de celui qui le narre.
6 En exposant ainsi les conventions romanesques, Chevillard leur fait perdre leur
fonction première, tout en contribuant à accentuer les effets d’incertitude. Un grand
espace s’ouvre alors pour le mensonge, la mauvaise foi et l’absence de fiabilité

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narrative. Comment croire un narrateur qui se contredit ? Comment croire un


narrateur qui ne croit pas à ce qu’il dit ? L’œuvre posthume de Thomas Pilaster et L’auteur
et moi possèdent plusieurs attributs communs : le narrateur qui commente le roman, le
rapport qu’il entretient avec son alter ego, la multiplicité des récits et les analyses de
l’écriture qui forcent le lecteur à douter de l’authenticité du narrateur fictionnel
racontant des histoires presque toujours invraisemblables. Chevillard crée des liens
— parfois assez évidents, parfois très subtils — d’un texte à l’autre qui se rapprochent
d’un processus rhizomatique. Une phrase, une citation, une scène ou un personnage
d’un univers fictionnel apparaissent dans un autre univers et subissent ainsi une
transformation notable. En passant dans un nouveau texte, une nouvelle signification
se crée, qui diminue parfois le degré de fiabilité. Ce qui distingue L’œuvre posthume de
Thomas Pilaster et L’auteur et moi, ce n’est donc pas tant le caractère suspect du
narrateur ni la présence du commentaire dans la fiction, mais bien l’abondance et la
systématicité du discours métatextuel.

Qui était Thomas Pilaster ?


7 L’œuvre posthume de Thomas Pilaster consiste entièrement en une édition critique
d’œuvres inédites d’un soi-disant célèbre écrivain appelé Thomas Pilaster. Les courts
textes ont été rassemblés par l’écrivain Marc-Antoine Marson6, un ami du défunt.
L’ouvrage se construit en juxtaposant plusieurs écrits hétérogènes narratifs et non
narratifs. Divisé en dix chapitres, le roman commence, à l’instar de toute édition
critique savante, par une “Préface”, suivie d’une “Note sur la présente édition”, puis de
sept chapitres formés d’œuvres, privilégiant les formes brèves, qu’aurait écrites
l’auteur fictionnel (dont “Journal 1952”, “Autant d’hippocampes”, “Carnet 1991” et
“Capacités réduites”), et il se termine enfin par une “Chronologie”. Tout en assemblant
et colligeant divers écrits (journal intime, carnet, nouvelle policière, aphorismes,
haïkus, monologue dramatique), Marson construit un véritable récit de la vie de
Pilaster et de l’amitié qu’il disait avoir pour lui à travers la préface, les notes et les
notices. Le péritexte occupe une place en apparence disproportionnée — environ un
tiers de l’ouvrage. Éditeur de l’ouvrage et narrateur du roman, Marson, contrairement
aux biographes qui parlent à la troisième personne, ne cherche pas à effacer son
énonciation subjective ; il la met plutôt en valeur en donnant un contrepoint à ce qui
aurait fait la gloire de Pilaster de son vivant. Le narrateur commente ses textes avec
désinvolture, condescendance ou mépris, tout en concédant, à l’occasion, qu’il a mérité
les éloges reçus. Le discours de Marson est conçu pour que le lecteur voie en Pilaster un
grimaud, alors que lui serait un grand écrivain que l’on mésestime. Se manifeste alors
plus clairement le conflit existant entre les deux hommes, notamment la jalousie de
Marson, vraisemblablement amoureux de Lise, la compagne de Pilaster. À travers ce
conflit, s’exprime une série de propositions ambivalentes où percent le mensonge et la
mauvaise foi — celle dont Marson fait preuve représente un véritable piège. Les
circonstances entourant la mort de Pilaster sont mystérieuses ; quinze ans plus tôt, Lise
est également morte des suites d’un étrange accident. Chaque fois, on devine que
Marson pourrait être considéré comme un suspect sérieux dans ces histoires.
8 La préface s’ouvre sur une véritable proposition éthique : “La question restera posée :
doit-on ou non publier après sa mort les œuvres inédites d’un écrivain à tort ou à
raison tenu pour important, lorsqu’il n’a pas exprimé de vœu en ce sens ?” 7. Il s’agit

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d’une formulation rhétorique conventionnelle qui donne l’impression de s’inscrire dans


une continuité : la question restera posée, comme si elle devait se poser à chaque fois.
En fait, l’attaque se trouve ironiquement piégée : se demander s’il est acceptable ou non
de publier de façon posthume les récits inachevés ou les textes mis de côté — écrits sur
une période de quarante-cinq ans — d’un auteur dont on semble mettre en doute
l’importance n’est pas une question qui émane d’un éditeur typique. Ce que cette
proposition indique, c’est que le texte glisse rapidement du côté de la dérision.
Comment peut-on bien juger l’œuvre de Pilaster si celui qui nous la présente ne
possède pas la crédibilité nécessaire pour le faire ? Écrivain lui-même, Marson exhibe
pourtant tous les signes d’un lecteur très compétent8. Ses explications sur l’esthétique,
le style ou les principaux procédés littéraires de Pilaster témoignent d’aptitudes
analytiques considérables. S’il est suspect, ce n’est donc pas qu’il ne sait pas lire les
textes correctement, mais plutôt (preuve qu’il est indigne de confiance) qu’il choisit de
le faire à partir d’un préjugé défavorable, ce qui colore l’ensemble de son évaluation.
9 On constate rapidement que les belles préoccupations morales de Marson sont de la
poudre aux yeux et que son édition critique tend davantage vers le dénigrement, car les
deux questions qui suivent immédiatement la question initiale minent sa crédibilité et
remettent en cause sa légitimité : “Doit-on même renoncer à les publier s’il a exprimé
le vœu contraire et réclamé leur incinération ? Pourquoi en ce cas, demandera-t-on, ne
s’est-il pas chargé lui-même de la sale besogne ?” (ŒP 7). Le narrateur exhibe des signes
de mauvaise foi dès la troisième phrase : l’emploi de sale besogne paraît déplacé ; ce
registre ne sied pas normalement à un tel discours éditorial. Si ce détail peut passer
inaperçu, il n’est que le premier d’une série de signes qui percent dans toutes les
interventions de Marson, montrant à quel point il est indigne de confiance. C’est donc
par l’accumulation de tous ces énoncés incertains que l’on réussit à confirmer — assez
rapidement — le caractère suspect du narrateur. Dans le reste de la préface, ce dernier
accentue surtout son rôle dans la vie et l’œuvre de Pilaster, au détriment de ce dernier,
ce qui peut d’abord nous laisser croire que nous sommes face à un narrateur retors.
10 La continuité narrative se trouve dans la biographie de Pilaster recréée par Marson au
sein de la “Préface”, puis de la “Chronologie”, qui retrace de manière plus succincte les
repères biographiques importants de l’auteur décédé. La vie de Pilaster doit son intérêt
au lien qu’elle entretient avec celle du biographe, ce qui donne lieu à de nombreuses
digressions qui visent à mettre en valeur l’œuvre de Marson plutôt que celle de Pilaster.
Ailleurs, les digressions font perdre le fil logique : plus de la moitié du paragraphe sur
la petite enfance de Pilaster (dans les années 1930) porte sur un récit écrit en 1976. La
“Chronologie” reprend aussi des lieux communs — par exemple : que faisait cet auteur
durant la guerre ? — pour les ridiculiser : “On cherchera en vain une allusion à la
guerre et à l’occupation dans l’œuvre de Pilaster (maréchaliste en 40, il acclame de
Gaulle à la Libération)” (ŒP 180). Une telle remarque vise à débusquer le collaborateur,
du moins laisse-t-elle sous-entendre que ce silence est louche. À l’intérieur d’un constat
en apparence tout à fait raisonnable (aucune allusion à la guerre), Marson ajoute une
précision invraisemblable et peu crédible : en mai 1940, au moment de l’invasion de la
France par l’Allemagne, Pilaster n’avait pas encore 6 ans. Ce dernier exemple incongru
prouve à nouveau que Marson, fin lecteur de littérature, recèle une considérable
mauvaise foi.
11 L’attitude générale de Marson dans son édition critique soulève plusieurs questions
éthiques qui font resurgir cette mauvaise foi. L’exemple le plus flagrant se situe dans la

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“Notice” d’“Autant d’hippocampes”. Pilaster avait déjà publié un recueil d’aphorismes


homonyme en 1967, mais comme il ne s’est pas débarrassé de ses “brouillons” — une
centaine de formules analogiques avaient été mises de côté —, Marson choisit
d’intervenir et de transformer l’œuvre : “nous avons rassemblé ici, sous le même titre,
les chutes, les scories, le rebut, tout ce qu’il renonça à y faire figurer” (ŒP 80). La
position de hauteur est renforcée par sa propension à adopter une attitude vindicative
(mais transparente) qui ne cesse de souligner l’insignifiance d’un passage ou la
médiocrité de l’ensemble : “ce genre d’aphorismes dont, ayons la franchise de le
reconnaître, la portée philosophique est nulle et la portée poétique presque aussi
courte” (ŒP 81). Les aphorismes de Pilaster — comme les extraits du “Journal 1952” —
sont présentés tel un assortiment d’énoncés banals, de clichés, que les remarques de
l’éditeur nous incitent à lire en ce sens.
12 Comment déterminer si les formules analogiques du recueil possèdent une richesse
philosophique ou poétique, d’autant plus que Marson — peu préoccupé par ses
flagrantes contradictions — affirme que le recueil Autant d’hippocampes (1967) était son
plus réussi ? Autre signe de mauvaise foi, Marson ne donne à lire que les formules
analogiques que Pilaster n’a pas incluses ; il ne compare pas celles qu’il juge mauvaises
à celles qui ont déjà été publiées. Il n’est pas certain qu’elles n’aient pas été pas
considérées comme valables par leur auteur ; on peut écarter un texte pour de
multiples raisons. Inspirées du bestiaire, les formules d’“Autant d’hippocampes”
surprennent : “Le canari n’a pas touché au blanc de son œuf” (ŒP 86), ou intriguent :
“Le paon se marie à l’église” (ŒP 85). Bien que l’éditeur des textes posthumes ait
procuré un mode d’emploi pour construire ces formules dans la “Notice”, la
compréhension de chacune d’entre elles ne paraît pas aussi limpide. Dans le dernier
exemple, la métaphore ne se laisse pas saisir d’emblée. On trouvera pourtant une
explication à l’énigme du paon dans un ouvrage ultérieur, Du hérisson (2002). C’est ce
détour vers un autre roman qui nous autorise à nous interroger sur ce que Marson
expose comme les scories de l’œuvre de Pilaster9.
13 Écrivain imbu de lui-même, le narrateur anonyme (à moins qu’il ne s’agisse encore
d’Albert Moindre) du roman Du hérisson est constamment interrompu dans son projet
d’écrire sa vie parce qu’un hérisson naïf et globuleux apparaît sur sa table de travail.
Personnage obsessionnel comme tant d’autres narrateurs chevillardiens, l’auteur au
hérisson exprime son irritation de plusieurs manières, mais l’incompréhension qu’il
suscite chez ses lecteurs atteint des sommets. Il en veut pour preuve les formes
gnomiques insérées dans ses textes et restées incomprises. Il en cite quatre, toutes
reprises de l’ouvrage fictionnel “Autant d’hippocampes”. Nourris des précédents, les
romans de Chevillard sont poreux et laissent entrer des extraits dans un nouveau
contexte, mais il est improbable que deux personnages de fiction différents aient écrit
les mêmes formules analogiques. Le narrateur se résigne à fournir à son lecteur obtus
un éclaircissement sur “Le paon se marie à l’église”, dont le sens est peut-être le moins
immédiatement accessible :
et il me somme de m’expliquer, de lui expliquer, alors je m’exécute, gentiment, je
lui rappelle que le paon fait la roue pour séduire sa femelle et s’unir avec elle. […]
Donc, le paon fait la roue dans le but d’épouser la femelle (c’est une image), et cette
roue ocellée, versicolore, éblouissante, évoque à s’y méprendre un vitrail en rosace.
Voilà, le paon bâtit une église ex nihilo dans laquelle il attire la femelle qu’il convoite
afin de s’unir avec elle. Or vous êtes bien placés pour voir comme cette explication
en restaurant les liens logiques que j’avais bafoués nous lie aussi du même coup les

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pieds et les mains. La formule nous avait affranchis de la réalité. L’explication nous
y ramène10
14 Une des métaphores de la formule analogique paraît claire (le mariage pour
l’accouplement) ; le reste se complique. La rosace est une métonymie pour l’église, mais
celle-là est censée être représentée par la queue de l’oiseau, qui n’est pas
spécifiquement mentionnée ; l’image devient seulement possible par une association in
absentia. Chercher à s’affranchir de la réalité, comme le souhaite le narrateur, se situe
au cœur du programme esthétique de Chevillard. Ce passage marque une intervention
auctoriale et indirectement, une métalepse de l’auteur, car il s’agit bien d’une prise de
position de l’auteur à l’intérieur de la fiction. Chevillard laisse, dans Du hérisson, un
narrateur à la fiabilité incertaine expliquer ce qu’il refusait d’illustrer dans un ouvrage
antérieur (L’œuvre posthume de Thomas Pilaster), tout en profitant de l’occasion pour
intégrer une réflexion sur sa poétique et une critique d’une conception trop figée la
littérature. La voix du narrateur et celle de l’auteur réussissent à s’harmoniser autour
d’une allergie à une certaine conception de la réalité véhiculée par la littérature.
15 Cette récupération par le narrateur de Du hérisson de la formule analogique d’abord
attribuée à Pilaster montre l’aspect aléatoire des personnages et des caractéristiques
qui leur seraient propres, mais elle nous force surtout à revoir la figure du menteur.
L’auteur anonyme de Du hérisson11 présente l’image du paon qui se marie à l’église
comme une réussite poétique, alors qu’elle paraît ridicule à Marson. La fin de la
“Notice” de L’œuvre posthume de Thomas Pilaster insiste encore davantage sur la
conception de l’œuvre qui peut être implicitement ou explicitement revue dans une
édition critique : “Autant d’hippocampes reste sans conteste le meilleur livre de Pilaster.
Nous n’en connaissions que la version tronquée de 1967. Voici, avec ces pages inédites,
le texte complet enfin rétabli” (ŒP 81). Le narrateur suspect, menteur ou de mauvaise
foi, ce narrateur retors qui s’exprime dans le discours préfaciel ne cache plus ici qu’il
est indigne de confiance. L’efficacité de l’ironie éclaire particulièrement bien la
tournure perfide employée par Marson : prendre la meilleure œuvre d’un auteur mort
et chercher à l’affaiblir en lui ajoutant des morceaux qui avaient déjà été mis de côté.

Qui est l’auteur (mais surtout), qui est ce moi ?


16 L’auteur et moi possède une structure double : un personnage narre son histoire, tandis
qu’un autre (identifié comme étant tout simplement l’auteur) commente le récit dans
une série de notes. Précédé d’un “Avertissement”, le récit principal est greffé d’une
quarantaine de notes de l’auteur, parfois très longues, ainsi que d’une trentaine
d’observations intercalées — “la rumeur du monde alentour”12 perçue par le narrateur.
Mais ce qui le distingue davantage, c’est l’ajout d’un récit enchâssé de plus d’une
centaine de pages, représentant environ le tiers de l’ouvrage, entièrement présenté au
bas de la page. Ajouter des notes infrapaginales dans une œuvre de fiction ne constitue
certes pas un procédé inusité mais ce procédé réussit encore à surprendre. Gérard
Genette, qui a procédé à une première cartographie du sujet, affirme à propos des notes
auctoriales dans la fiction : “Plus un roman se dégage de son arrière-plan historique,
plus la note peut sembler saugrenue ou transgressive, coup de pistolet référentiel dans
le concert fictionnel”13. En compliquant exagérément la construction du roman par
l’utilisation abusive de notes variées, Chevillard pousse la logique (saugrenue et
transgressive) beaucoup plus loin. À la note 26, le début d’un nouveau récit intitulé Ma

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fourmi entraîne le protagoniste dans une tout autre aventure : “En somme, pas de
meilleure façon pour l’auteur d’assurer sa prise et de contredire son personnage que de
l’extraire par une oreille de son soliloque pour le précipiter sans préavis dans une autre
fiction” (AM 115).
17 S’ajoutent aussi un court récit, Supplément au voyage d’oreille rouge, suite commentée du
récit de voyage fictif Oreille rouge (2005), puis un court essai présenté sous la forme
d’une réponse à une enquête sur l’ironie qui n’avait pas été publiée : “À propos d’un
malentendu touchant mes livres”. Il s’agit d’un exemple assez classique de l’auteur qui
refuse de s’expliquer, de jouer le jeu, puis qui choisit de répondre malgré tout mais
ironiquement : “Il n’y a pas une once d’ironie dans mes livres. Tout y est marqué du
sceau de la vérité, de la sincérité et de l’émotion” (AM 242). Deux choses retiennent
immédiatement l’attention : la contestation constante de l’autorité narrative par une
autorité supérieure (celle de l’auteur) et les incursions de l’univers factuel, voire
biographique, dans la fiction. L’auteur soutient que le narrateur du premier récit ne lui
inspire pas confiance — il cherche effectivement à le “contredire”, ce qui nous conduit
donc vers une certaine lutte pour l’autorité narrative. Le narrateur étiqueté comme
suspect ressemble bien un peu à l’auteur, malgré tout, et leur rapport tourne autour de
l’authenticité, ce qui complique la transmission narrative.
18 L’“Avertissement” de L’auteur et moi, contrairement à la préface de L’œuvre posthume de
Thomas Pilaster, déjà marquée du sceau de la fiction, occupe ici un rôle plus traditionnel.
Il sert bien à présenter la fiction et à mettre en garde les lecteurs contre le récit qu’ils
s’apprêtent à commencer : si vous vous laissez prendre au jeu, c’est votre faute, vous
aurez été prévenus. L’“Avertissement” se distingue des deux récits par son côté factuel
et par une certaine sobriété dans l’écriture. Alors qu’une préface peut être assez longue
et qu’un prologue romanesque fait déjà partie de la fiction, un avertissement se
caractérise habituellement par sa brièveté et par son statut extérieur à la fiction.
L’avertissement vise à attester d’une certaine vérité, à rétablir des faits (vérifiables) ou
encore à protéger l’auteur contre de possibles attaques en diffamation. Tous ces
éléments se trouvent dans l’“Avertissement” de L’auteur et moi et confèrent au roman
un statut équivoque, oscillant entre un pacte fictionnel et un pacte autobiographique
(ou essayistique). L’auteur se porte garant de la vérité de son propos, ce qui amplifie la
suspicion que l’on peut avoir à l’égard du narrateur. Saboter son roman de l’intérieur
s’inscrit dans le projet esthétique de Chevillard. L’“Avertissement” donne l’occasion à
Chevillard d’expliquer sa poétique romanesque et de revenir sur une histoire qui
l’incite maintenant à se protéger contre d’éventuelles poursuites judiciaires. Cette
situation serait inspirée des démêlés avec une dix-neuviémiste autour du roman
satirique Démolir Nisard. La spécialiste de Nisard, sans avoir encore lu le livre, aurait mis
en garde l’éditeur contre “le tissu de sottises” (AM 12) écrit par Chevillard. En l’accusant
de méconnaître l’œuvre de Nisard, elle commet la même erreur et expose ainsi sa
méconnaissance de l’œuvre ironique de Chevillard. Bien que son identité ne soit pas
très clairement précisée, le narrateur de Démolir Nisard est une autre variation d’Albert
Moindre. Obsessionnel, égocentrique, tenant un discours qui frôle parfois le délire, ce
narrateur indigne de confiance ne diffère pas tellement de celui du récit principal de
L’auteur et moi.
19 L’“Avertissement” s’ouvre sur une citation à la référence incertaine : “Mon imagination
est une source de colle, confiait Léon Bloy, et l’auteur des pages qui suivent pourrait faire
sien cet aveu” (AM 7). Bloy attribuait à cette phrase un tour ironique dans La femme

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pauvre à propos du peintre Lazare Druide : “Ceux de ses confrères dont l’imagination est
une source de colle ne s’expliquent pas un bouillon de vie aussi impétueux” 14. Le
déplacement apparent du sens de la citation joue un rôle plus ambigu ici. Quant au
recours à la troisième personne, elle instaure assurément un principe de fausse
modestie. La distance vient rappeler le dédoublement étonnant du titre : L’auteur et moi.
Titre thématique dont la formule, assez conventionnelle, annonce la relation entre
deux personnages, il crée toutefois une confusion évidente. Qui est le premier et qui est
le second ? Si l’auteur est Chevillard, qui est moi ? Renvoie-t-il au narrateur suspect ?
C’est Éric et Chevillard ou l’auteur et le narrateur ? L’auteur serait donc intégré à la fiction,
selon le titre, et non l’inverse, ce que l’ouvrage confirme. Pourtant, l’auteur glose sur le
récit de son personnage, qui n’est pas conscient qu’il existe une autre instance. Ce
dédoublement identitaire souligne au moins une ambivalence quant à la fiabilité du
roman. Le titre mensonger indique une première piste à suivre ; d’autres signes
explicites se manifesteront dans le texte.
20 Le titre attribue au roman un statut énonciatif ou narratologique problématique et
réussit à instaurer un doute ; l’“Avertissement” vient préciser cette ambivalence entre
la fiction et l’essai qui l’accompagne, et qui sera nettement amplifiée par les multiples
interventions de l’auteur tout au long du récit principal. Celles-ci renforcent l’absence
de fiabilité de son narrateur, dès l’attaque du récit fictionnel. La première
phrase — longue de 52 lignes — est suivie de deux courtes phrases qui minent déjà la
crédibilité de celui qui les énonce :
En deux mots, mademoiselle, pardon si je vous importune, on importune toujours
les demoiselles et d’ailleurs que faire avec les demoiselles sinon les importuner,
pourquoi des demoiselles si ce n’est pour qu’on les importune, je vous le demande,
mademoiselle, à vous qui êtes idéalement placée pour me répondre […], j’aimerais
d’abord que vous m’écoutiez, ce ne sera pas long, deux mots, j’ai besoin de parler et
vous êtes là, une demoiselle, tant mieux […], il faut bien que je vous explique
pourquoi je suis si remonté, pourquoi je m’en prends à vous si cavalièrement, si
grossièrement, alors que l’impatience et la colère sont tout à fait étrangères à ma
nature véritable. Je suis un homme pondéré. Croyez-le ou non, il en faut beaucoup
pour m’énerver. (AM 17-19)
21 Le narrateur correspond à un type assez commun chez les narrateurs non fiables :
l’égocentrique qui monologue (ou s’engage dans un faux dialogue). Cette combinaison
d’expressions égocentriques et d’“expressions orientées vers le destinataire” 15 mine la
crédibilité d’un narrateur. La voix de la jeune femme à qui s’adresse le narrateur ne
s’infiltre pas dans son soliloque, sa parole ne compte pas, même si chaque réaction de
sa part est susceptible d’alimenter indirectement chez cet homme faussement pondéré
sa spectaculaire diatribe. On découvre un homme importun et obsédé qui — on
l’apprend bientôt — s’emporte de telle façon à cause d’un gratin de chou-fleur. Dès les
premiers moments du récit, le langage idiosyncrasique du narrateur nous le montre
pris dans le solipsisme.
22 Si l’auteur “nous a déjà instruits que la fiction est de mauvaise foi” 16, dans la première
note, la dichotomie entre l’affabulateur et le garant de la vérité n’apparaît plus si
tranchée : “Certes, ce passage pourrait constituer un autoportrait assez fidèle de
l’auteur, infirmant du même coup la thèse qu’il développe dans son avant-propos” (AM
19). En effet, le ton plus nuancé de la note en témoigne : la distinction entre l’auteur et
le narrateur ne se révèle pas être si simple. Pourquoi créer un personnage, narrateur de
son propre récit, si c’est pour exposer à grand renfort de notes qu’il n’est pas fiable ? Le
texte de Chevillard reste constamment sur le fil entre ce que le personnage doit à la

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personnalité de l’auteur, maintenant ainsi la différence entre eux. Les notes deviennent
l’occasion d’apporter des explications d’ordre esthétique (“Les livres de l’auteur
n’entrent ni dans l’une ni dans l’autre des deux catégories simplistes” (AM 70)) que sont,
selon le narrateur, le récit à suspense ou le poème métaphysique, ou alors des
conditions psychologiques et morales. En réaction à des paroles vulgaires du
personnage évoquant une situation mêlant violence et sexualité, il précise : “Jamais
l’auteur n’aurait écrit une chose pareille” (AM 63). Pourtant, il l’écrit ! La plupart des
notes oscillent entre l’exposé d’allure didactique — les pensées ou les paroles de ce
narrateur ne sont pas les miennes — et l’exploration de ce qui les rapproche malgré
tout.
23 Aucune intervention de l’auteur ne vient perturber le récit Ma fourmi, à l’exception
d’une observation intercalée à la toute fin qui assure une transition et un retour au
premier récit. Les commentaires deviennent superflus, car l’auteur, quittant l’espace
péritextuel pour l’espace fictionnel, “estime judicieux de se miniaturiser pour donner
la réplique à son personnage envahissant, lui faire la leçon” (AM 115). Chevillard offre à
l’intérieur du même roman deux récits dissemblables, tant sur le plan des événements
que sur celui de la fiabilité narrative. Si le narrateur du second récit n’apparaît pas
moins suspect que le précédent, personne ne conteste son autorité. Le procédé employé
par Chevillard, aussi inusité qu’il soit, peut paraître facile — intervenir chaque fois que
le narrateur affirme quelque chose de faux, d’étrange, de vulgaire afin de prouver sa
différence —, mais son intérêt réside dans la capacité du commentaire à générer une
pensée plus globale sur le récit et la transmission narrative. L’affabulateur ou le
narrateur indigne de confiance devient alors une source assez riche de réflexions
diverses sur la littérature. Tandis que le narrateur du roman Du hérisson, écrivain
égocentrique et obsessionnel, affirme vouloir s’affranchir de la réalité, l’auteur de
L’auteur et moi admet qu’il tend à “théoriser ses allergies” 17 (AM 90). En ce sens, il admet
surtout qu’il “feint jusqu’à un certain point de croire que la littérature est le réel et il
s’emploie à le déconstruire, à le ruiner dans ses fictions sabotées, sachant bien pourtant
que nul effet de retour n’est à craindre” (AM 36-37).

***

24 Figure incontournable du menteur dans la littérature romanesque, le narrateur suspect


ouvre d’intéressantes possibilités pour repenser l’étude des variations narratives. Qu’il
soit non fiable ou indigne de confiance — la distinction est parfois essentielle —, ce
narrateur qui abuse de son autorité discursive ou qui la perd faute de crédibilité éclaire
d’une façon unique la complexité narrative ou romanesque. Chevillard a multiplié au fil
des années des commentaires affirmant son intention de saccager le roman de
l’intérieur, ce qui l’a conduit, paradoxalement, à construire des récits aux formes
novatrices, notamment en privilégiant le péritexte, comme on l’observe dans L’œuvre
posthume de Thomas Pilaster et L’auteur et moi. Les signes de mauvaise foi abondent chez
les narrateurs de ces deux romans. Le premier, Marson, incarne un menteur plus
conventionnel, mais surtout un narrateur retors. À l’aide de tous les discours figés de
l’édition critique et de sa morale implicite, Marson abuse de son autorité narrative et
impose une interprétation sciemment trompeuse de l’œuvre qu’il édite ou de la
biographie de l’auteur. Dans le cas du narrateur de L’auteur et moi, il entre dans la
catégorie des personnages obsessionnels et égocentriques, prompts aux soliloques ou
aux logorrhées, dont la vision du monde singulière les confine au solipsisme. C’est au

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sein du rapport entre un narrateur (ou un auteur) et son alter ego que tout se joue : les
inévitables confrontations (dès la préface fictionnelle ou l’avertissement plus
classique), les conflits féroces. Les romans de Chevillard illustrent à merveille le rôle
que joue un narrateur suspect.)

NOTES DE FIN
1. Voir Frances Fortier, Andrée Mercier, “Modalités du pacte romanesque contemporain.
Introduction”, in Frances Fortier, Andrée Mercier (dirs), La transmission narrative. Modalités du
pacte romanesque contemporain, Québec, Nota Bene, 2011, p. 7-19.
2. Voir Ansgar F. Nünning, “Reconceptualizing Unreliable Narration : Synthesizing Cognitive and
Rhetorical Approaches”, in James Phelan, Peter J. Rabinowitz (dirs), A Companion to Narrative
Theory, Malden (Mass.), Oxford, Blackwell Publishing, 2005, p. 90.
3. Frank Wagner, “Quand le narrateur boit(e)… (Réflexions sur le narrateur non fiable et/ou
indigne de confiance)”, Arborescences, no 6, 2016, p. 171.
4. Ibid., p. 170.
5. Palafox, troisième roman publié par Chevillard, met en scène pour la première fois ce narrateur
récurrent dans des romans ultérieurs (Du hérisson, Démolir Nisard), le personnage d’écrivain qui
est dérangé dans son travail et qui avoue que ce qu’il écrit peut parfois manquer de crédibilité :
”est-ce un hasard si les passages les plus contestables de ce traité sont précisément ceux que nous
avons écrits en présence de Palafox, et si nos phrases s’embrouillent à chaque fois qu’il vient
tournicoter sous la lampe ?” (Palafox, Paris, Minuit, 1990, p. 167).
6. Il existe une suite, si l’on veut, à cette histoire : la fiction radiophonique “En toutes lettres”,
reprise dans le recueil Si la main droite de l’écrivain était un crabe, publie.net, 2007, p. 54-107.
7. Éric Chevillard, L’œuvre posthume de Thomas Pilaster, Paris, Minuit, 1999, p. 7. Dorénavant ŒP.
8. Sur ce point dans le roman, voir l’analyse de Maxime Decout, Éloge du mauvais lecteur, Paris,
Minuit, 2021, <Paradoxe>, p. 90-100.
9. La multiplicité et la variété des formes brèves dans L’œuvre posthume de Thomas Pilaster ouvrent
la voie à L’autofictif. Une formule signée par le personnage fictionnel Pilaster ou le narrateur de
Du hérisson possède-t-elle la même valeur qu’une autre sous la plume du double de Chevillard,
appelé L’autofictif, dans son carnet ?
10. Éric Chevillard, Du hérisson, Paris, Minuit, 2002, p. 81.
11. Chevillard reprend la formule dans Le désordre azerty, abécédaire qui fait une incursion dans
l’esthétique de l’auteur. “Le paon se marie à l’église” est attribué cette fois-ci à la marquise (celle
qui, fidèle à son habitude, sortit à cinq heures) dont les propos sont considérés comme
incohérents. Éric Chevillard, Le désordre azerty, Paris, Minuit, 2014, p. 152.
12. Éric Chevillard, L’auteur et moi, Paris, Minuit, 2012, p. 23. Dorénavant AM.
13. Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, <Poétique>, p. 337.
14. Léon Bloy, La femme pauvre, Paris, Mercure de France, 1897, p. 188.
15. Ansgar F. Nünning, op. cit., p. 103. Il cite les exemples d’œuvres de romanciers connus (Julian
Barnes, Martin Amis ou Ian McEwan) dont les narrateurs lui semblent particulièrement suspects
du fait qu’ils sont des “compulsive monologists as well as egotists” (p. 103). Voir les réflexions sur
le « monologue menteur » de Maxime Decout (En toute mauvaise foi, Paris, Minuit, 2015,
<Paradoxe>, p. 126-145).

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16. Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Paris, Minuit, 2018, <Paradoxe>, p. 105.
17. Variés et nombreux, les allergènes qui attaquent Chevillard trouvent un traitement plus
approprié dans son carnet. D’ailleurs, ce dernier affirme que l’une des observations intercalées
est reprise mot pour mot de L’autofictif prend un coach (2012). D’autres passages non identifiés
comme tels ont d’abord été publiés sous la plume de L’autofictif.

RÉSUMÉS
Cet article vise à étudier les variations narratives dans L’œuvre posthume de Thomas Pilaster (1999)
et L’auteur et moi (2012) d’Éric Chevillard. L’œuvre romanesque de Chevillard mise sur diverses
formes de suspicion narrative et conteste l’autorité narrative. Les deux romans étudiés recourent
à des procédés semblables : narration métatextuelle, rapport du narrateur avec son alter ego,
multiplicité des récits, mise en doute de l’authenticité du narrateur fictionnel. C’est surtout au
sein du péritexte que l’on trouve les manifestations les plus complexes du mensonge et de la
mauvaise foi qui font fléchir la fiabilité narrative. Je cherche à comprendre comment Chevillard –
qui multiplie les façons de tromper le lecteur – crée de nombreuses figures de narrateurs
incarnant le mensonge ou la mauvaise foi. En reprenant des éléments clés de la critique
narratologique (Nünning, Wagner), je postule que les différentes figures de narrateurs (non fiable,
indigne de confiance ou suspect) imaginées par Chevillard aident à repousser les frontières de
l’analyse narrative.

INDEX
Mots-clés : narration, suspect, péritexte, auteur

AUTEURS
PASCAL RIENDEAU
Université de Toronto

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“Tout ce que vous venez de lire est


faux – ou à peu près” : mensonge,
mauvaise foi et mystification dans
Scherbius (et moi) d’Antoine Bello
Stéphane Pouyaud

1 La carrière d’Antoine Bello commence par une mystification : alors qu’il postule pour
un concours de nouvelles, ne sachant laquelle soumettre au comité, il en envoie deux,
l’une signée de son nom, l’autre de celui de son frère. Il reçoit quelque temps après un
coup de fil lui annonçant sa victoire ; son interlocuteur, au moment de raccrocher, lui
demande si, par hasard, il connaît celui qui a obtenu la troisième place, qui porte le
même nom que lui1. Ne sachant plus quelle nouvelle il avait envoyée sous quel nom,
hésitant à dévoiler le pot aux roses, l’auteur raconte s’être dit : “Je ne vais quand même
pas commencer ma carrière par une imposture”, avant de tout avouer – et de
remporter les deux prix2. Cet acte de bonne foi prouve avec éclat qu’il ne faut pas
confondre auteur et narrateur, ni auteur et œuvre : si Antoine Bello a refusé d’ouvrir
son expérience d’écrivain sous le signe de l’imposture, ce n’était pas pour abandonner
la mystification, puisque tous ses romans traitent, d’une manière ou d’une autre, de
l’imposture, du mensonge ou de la mauvaise foi (souvent des trois à la fois), qu’ils en
soient le sujet, le mode narratif, ou les deux. Dans la constellation de personnages
menteurs, de mauvaise foi, de narrateurs peu ou non fiables, se trouve le personnel
romanesque du dernier3 roman d’Antoine Bello : Scherbius (et moi).
2 Le roman se présente comme six éditions successives du récit, sous la plume d’un
psychiatre, Maxime Le Verrier, de la vie de l’imposteur Scherbius 4. Dans la première
édition, Le Verrier relate les impostures auxquelles Scherbius lui confie s’être livré, le
médecin tentant de poser un diagnostic sur cette personnalité singulière. Heureux
hasard, il se trouve qu’il a fait sa thèse sur les troubles de la personnalité multiple, de
sorte que la fin de la première édition lui permet d’affirmer triomphalement que
Scherbius “souffre […] d’un mal rarissime et, partant, peu connu : le trouble de la
personnalité multiple (TPM), un désordre mental dans lequel plusieurs identités

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distinctes se disputent le contrôle de l’individu”5 ; cela n’infirme en rien le fait que


Scherbius est un imposteur, puisqu’“il n’est ni le premier imposteur, ni la première
personnalité multiple, il est le premier imposteur à personnalités multiples” (SEM 152).
Voilà déjà de quoi alimenter une réflexion sur la représentation de l’imposture et du
mensonge en littérature. Les choses prennent un nouveau tour quand, à l’ouverture de
la deuxième édition, le lecteur peut lire : “Tout ce que vous venez de lire est faux – ou à
peu près” (SEM 165). Il apprend alors que Scherbius, en bon imposteur, n’a cessé de
mentir à Le Verrier en se faisant passer pour un TPM afin de le leurrer. Reconfigurant
sa posture, le lecteur en adopte alors une méfiante, suscitée par ce mensonge
diégétique fondateur mais aussi par le fait que le narrateur, Le Verrier, fait montre
d’une naïveté et d’une mauvaise foi qui rendent également sa parole suspecte. Enfin, le
dénouement du roman invite à douter, en sus des personnages et du narrateur, du
romancier lui-même, puisque tout laisse à penser que la dernière édition a été
composée par Scherbius et non par Le Verrier.
3 De la sorte, ce roman sur un imposteur, qui met aux prises un sujet menteur racontant
son histoire et, pour la retranscrire, un narrateur de mauvaise foi et naïf – non fiable,
donc – met en place des dispositifs textuels qui créent une fiction elle-même
possiblement menteuse. Si tout ce que nous avons lu, ou presque, est faux, quelle
expérience de lecture avons-nous faite, qu’avons-nous même lu et quelle leçon de
lecture en tirer ? Dans un tel cadre, les lecteurs, comme les personnages, ne peuvent se
fier à rien, sinon à leur propre interprétation et à leur émancipation des cadres
habituels de la lecture, auxquelles invite la fabrique même du texte.
4 Nous verrons qu’Antoine Bello met en place un système de personnages et de
narrateurs qui jette le doute sur toute parole offerte à la lecture, de sorte que le lecteur
ne sait ni qui parle de quoi, ni qui écrit qui, ni même ce qu’il lit ; cette instabilité de la
parole l’engage à nous adresser une sorte de leçon de lecture, et pourquoi pas de
narratologie.

Qui croire ? Le psychiatre et l’imposteur


5 Comme souvent chez Antoine Bello, les personnages de mauvaise foi ou peu crédibles
affluent, se mesurent les uns aux autres et se réfléchissent mutuellement. À la non-
fiabilité des personnages s’ajoute celle de l’instance diégétique, le narrateur. De même
que le narrateur amnésique d’Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet affrontait le
supposé menteur et assassin Claude Brunet, le narrateur de Scherbius et moi, le
psychiatre Maxime Le Verrier, se mesure à son patient, l’imposteur Scherbius. Or, l’un
et l’autre apparaissent comme difficilement crédibles, selon des modalités différentes
et évolutives, mais qui se répondent6.
6 Le peu de fiabilité qu’on peut accorder à Scherbius est constitutive du personnage : Le
Verrier le traite en raison de son statut d’imposteur, parce qu’après maintes
mystifications, il s’est fait passer pour un diplomate censé accueillir un président
africain à Villacoublay ; pour échapper à la prison, il doit suivre un traitement
psychiatrique. La première édition égrène avec délectation le récit par Scherbius de ses
nombreuses impostures7 ; il les raconte complaisamment à Le Verrier, prompt à les
collecter et les commenter doctement, jusqu’à proposer un diagnostic pour son patient
– celui de TPM. Face à un tel étalage de mystifications, il paraît difficile de croire le
récit que l’imposteur donne de sa vie, selon le paradoxe bien connu du menteur, ou

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d’Épiménide le Crétois8 ; à Le Verrier qui lui demande s’il lui a menti et pourquoi,
Scherbius répond d’ailleurs : “À quoi vous attendiez-vous de la part d’un imposteur ?”
(SEM 166). Le narrateur dans la diégèse9, celui qui fournit la matière du texte de Le
Verrier, est donc d’emblée identifié comme non fiable par le lecteur méfiant.
7 Par le lecteur méfiant certes mais pas par Le Verrier qui, désireux par-dessus tout de se
faire un nom dans la psychiatrie et de partager avec le monde entier son diagnostic, ne
remet en aucun cas en question les récits de Scherbius :
J’ai rapporté aussi fidèlement que possible les confidences de Scherbius, en gardant
pour moi les incohérences, voire les erreurs factuelles que je décelais. […] Je pars du
principe que mes patients n’ont rien à cacher. S’il leur arrive de mentir, c’est à leur
insu. […] Un patient n’a rien à gagner à tromper son médecin, a fortiori quand il
paie les consultations de sa poche.

Pendant deux mois, Scherbius a vidé son sac. Pas une fois je n’ai mis en doute la
véracité de ses propos. (SEM 95)
8 Il ajoute, plus loin : “Les psychiatres, pour leur malheur, n’ont d’autre choix que de
faire confiance à leur patient” (SEM 183). Postulats confondants de naïveté pour un
psychiatre, censé sonder l’humain ? Mauvaise foi destinée à se rattraper auprès du
lecteur ? Dans tous les cas, le médecin ne peut apparaître sérieux avec de tels propos –
qui, en plus, éveillent la méfiance du lecteur ; malgré son dessillement, Le Verrier
continuera régulièrement de se faire leurrer par Scherbius. Le lecteur ne peut donc que
se méfier du narrateur, dont la compétence en tant que psychiatre est vite entachée, au
point qu’il peut être vu lui aussi comme un imposteur fondant son succès académique
et médiatique sur un diagnostic faux, soufflé par un patient bien décidé à le ridiculiser.
Quand il le reconnaît lui-même, c’est pourtant par une formule qui rend douteuse
l’authenticité de son malaise :
Quand mes étudiants me donnent du “Monsieur le professeur”, quand ils me
demandent des conseils de carrière ou offrent de dactylographier mes manuscrits,
je me retiens pour ne pas leur avouer la vérité. Dans ces moments, l’imposteur, c’est
moi. (SEM 214)10
9 Le texte se plaît aussi à engager le lecteur à la méfiance en lui suggérant d’instaurer
une distance avec les propos tenus par le narrateur. C’est d’abord sa naïveté qui
invalide ou décrédibilise sa présentation de Scherbius. Lorsque la rédactrice en chef
d’un journal américain lui demande de fournir des preuves de ce qu’avance Scherbius,
Le Verrier demande par exemple :
Quel genre de preuves suis-je censé produire ? Une déclaration sur l’honneur de
Scherbius suffirait-elle ? (SEM 176)
10 Notons que Le Verrier rapporte cette pensée candidement, alors qu’il sait au moment où il
écrit qu’il a été trompé… La naïveté définit aussi Le Verrier dans sa vie privée, semble-t-il,
puisque, quand son fils naît, il précise :
la sage-femme dit qu’elle n’a jamais vu un bébé aussi éveillé (SEM 191).
11 De même, son caractère infatué, ses propos doctes, pompeux voire pontifiants, son
évidente pingrerie en font un personnage à la fois ridicule et peu sympathique, duquel
le lecteur se désolidarise peu à peu. Quelques exemples, pêle-mêle, de ces traits :
Nous effectuerons donc seuls, sans guide ni béquilles, ce fascinant voyage au centre
du cerveau humain. (SEM 23)
“Probablement” est un adverbe inhabituel sous la plume d’un scientifique ; je
l’emploie pourtant à dessein. […] La vérité en psychiatrie n’existe pas. (SEM
102-103)

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Très peu de professionnels sauraient mettre ces symptômes bout à bout.


Heureusement, j’en fais partie. (SEM 110)
[Parlant au lecteur :] “Voilà quelqu’un qui sait de quoi il parle”, vous êtes-vous sans
doute dit plus d’une fois. (SEM 166-167)
Impéralisme du DSM, plagiat éhonté : combien de temps tolérerons-nous ces
pratiques ? Personnellement, ma patience est à bout. (SEM 117)
Brisons ensemble le cercle du silence. TPM du monde entier, unissez-vous ! (SEM
158)
12 Or, tous ces travers, s’ils paraissent évidents au lecteur, échappent au narrateur qui a
pour double tort, d’une part, d’être soit aveugle à soi-même soit dissimulateur et,
d’autre part, d’ignorer que sa parole narratrice trahit ces travers – comble pour un
psychiatre, ce qui invite à la défiance. Pour toutes ces raisons, tout lecteur attentif 11
comprend qu’il ne peut se fier au médecin pour atteindre Scherbius.
13 D’autant plus que Scherbius approfondit la labilité du texte du psychiatre en se plaisant
à l’invalider dès qu’il est rédigé : après l’avoir humilié en faisant de la première édition
un tissu de mensonges, il s’amuse à partir de la troisième à contredire
systématiquement les diagnostics que tente de poser Le Verrier, rendant vaine
l’intention même du texte du psychiatre. Le Verrier le présente comme un imposteur
mais pas comme un escroc ? Voici qu’il se met à monter toute sorte d’arnaques, avant
de démontrer à Le Verrier, qui a entériné ce nouveau statut d’escroc, qu’elles servent
en fait toutes une noble cause. Le Verrier le suppose puceau et homosexuel ? Il s’exhibe
avec une nouvelle conquête féminine au bras chaque jour. Le Verrier commente ces
nouvelles déconvenues par une maxime bien à lui : “C’est le problème avec les
imposteurs, on ne sait jamais quand les croire” (SEM 269). Scherbius, en se dérobant à
son observateur et en prenant plaisir à le contredire, le ridiculise et renforce sa
réputation d’imposteur sur le plan scientifique ; en retour, il se rend inaccessible au
lecteur.
14 Personnages et narrateurs sont donc placés sous le sceau de la non-fiabilité : Scherbius
n’est certes pas doté de personnalités multiples, mais il est un imposteur et un
menteur, aussi bien en tant que personnage qu’en tant que narrateur de sa propre
histoire – même si les proportions de ce mensonge sont malaisées à déterminer. Il est
difficile de dire s’il est atteint de mensonge pathologique : ses impostures témoignent-
elles d’une mythomanie ou, comme ses mensonges à Le Verrier, doivent-elles plutôt
être comprises comme un plaisir ludique de la mystification ? Les choses sont à la fois
plus claires et plus implicites pour Le Verrier : en tant que personnage, il apparaît – via
sa narration – comme infatué, naïf et intéressé. Chaque fois qu’il nie, par son discours,
un de ces traits, sa parole de narrateur devient suspecte. Mais c’est surtout en tant que
transcripteur des récits de Scherbius qu’il révèle sa non-fiabilité comme narrateur :
dépositaire d’une parole mensongère, il devient non fiable par capillarité. Chez lui, la
piste du mensonge pathologique est à exclure, cédant la place à une mauvaise foi qui
passe sous silence ses actes les moins reluisants, mais aussi à un aveuglement sur soi-
même. De la sorte, de ce couple de deux personnages, l’imposteur à la pathologie non
définie et le psychiatre naïf et imbu de lui-même, mais aussi le narrateur
homodiégétique du livre que nous avons entre les mains et le conteur interne à la
diégèse dont le premier rapporte les propos, on ne peut croire personne.
15 Les manipulations de Scherbius, la non-fiabilité de Le Verrier, tout cela crée un texte à
pièges qui invite à une lecture circonspecte. Le psychiatre, dans la deuxième édition,
prend conscience du régime de vérité instable du propos de Scherbius et donc de son

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propre texte, situé entre document et fiction, mais il ignore combien cela rend la tâche
du lecteur ardue et détermine une posture méfiante – d’autant que le lecteur, lui, traite
bien le texte comme un roman mais qui met en scène une vérité problématique :
La fiction est un virus qui contamine tout ce qu’il touche. Peut-il [Scherbius] encore
distinguer ce qui est survenu de ce qu’il a inventé, faire la part entre ses souvenirs
et son imagination ? Franchement, j’en doute. (SEM 259)
Comment reconnaître avec certitude les passages authentiques ? La réponse, en
admettant qu’elle existe, se trouve dans mon texte. (SEM 171)
16 Le mensonge contamine le texte : de même que la parole mystificatrice de Scherbius
rend suspecte chacune de ses paroles, de même, le récit est soumis à une indécidabilité
profonde dès lors que son narrateur est digne de soupçon, indécidabilité qui engage de
nombreux questionnements chez le lecteur.

Qui écrit quoi ? Qui écrit qui ? Que lisons-nous ?


17 Les choses se compliquent encore quand on referme le livre, et même un peu avant.
Dans la préface de la quatrième édition, le narrateur précise :
En 1988, [Scherbius] a profité de la confusion causée par la mort de mon fils pour
substituer aux dernières pages de la troisième édition un texte de sa composition.
[…] Que mes lecteurs se rassurent cependant : c’est bien moi qui ai écrit le livre que
vous tenez entre les mains ! (SEM 327-328)
18 L’appel à ce que le lecteur se rassure provoque l’effet inverse : il se demande non
seulement si ce qu’il vient de lire correspond à une édition expurgée de l’ajout de
Scherbius, question à laquelle il obtient une réponse – positive – quelques pages plus
tard, mais si ce qu’il lit désormais ne pourrait pas être de la plume de Scherbius, qui
serait devenu, dans une suprême imposture, l’auteur du texte.
19 Le roman multiplie les indices visant à brouiller les cartes 12 : le “Texte de Scherbius
frauduleusement inséré dans la troisième édition”, fourni plus loin, se trouve être
stylistiquement très proche de l’écriture de Le Verrier13 ; une note ironique en appelle à
la vigilance du lecteur lorsque Scherbius, se faisant passer pour Le Verrier, écrit : “Que
Scherbius présente plusieurs symptômes décrits ci-dessus n’aura pas échappé à mes
lecteurs avertis”, avant d’assortir ce propos d’une note de bas de page qui précise : “En
existe-t-il une autre sorte ?” (SEM 348) ; il détaille ensuite les pièges qu’il a tendus à Le
Verrier, notamment en fondant ses inventions sur des réminiscences littéraires, qui
signalent le texte du psychiatre comme une fiction14 et leur environnement comme un
monde où les mots précèdent la réalité et la modèlent, selon une thématique chère à
Antoine Bello ; enfin, le caractère crédible et érudit du diagnostic dressé par Scherbius
sur lui-même – il serait atteint de pseudologia fantastica, une sorte de délire le
poussant à inventer son histoire en puisant dans le fonds de la littérature – a pour
double effet d’insister sur la science de Scherbius et les lacunes de Le Verrier. Après cet
extrait, comment croire que c’est réellement Le Verrier qui reprend la plume ?
20 Cette inquiétude est accentuée par la sixième partie qui s’ouvre sur une préface d’Alice
Samuel, l’éditrice, annonçant :
Pour des raisons sur lesquelles il s’explique dans les pages à venir, Maxime Le
Verrier a pris sa retraite, une décision hélas irréversible, qui désolera ses patients,
ses collègues et les lecteurs du monde entier qui, depuis un quart de siècle, suivent
affectueusement ses tribulations.

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Avant de prendre congé de la société des hommes, Maxime m’a fait parvenir un
dernier texte empreint de sagesse, aux bons soins de son vieux compère Scherbius.
Le voici. (SEM 417)
21 Passons sur l’ironie qu’il y a à imaginer un lectorat pleurant un auteur qu’il a vu
multiplier les erreurs d’édition en édition – lectorat que l’on peut supposer fidèle non
au psychiatre mais aux tribulations de Scherbius –, l’évocation du manuscrit remis “aux
bons soins de Scherbius” rend le propos hautement douteux. La suite n’a rien de
rassurant, dans laquelle le narrateur désabusé admet qu’après tout Scherbius avait
peut-être posé le bon diagnostic dans la partie tronquée de la troisième édition. C’est
alors qu’il imagine Scherbius en écrivain faussaire :
De là à penser que Scherbius est l’auteur d’une partie des lettres que je reçois
chaque jour, il y a un pas que je ne suis pas encore résolu à franchir. (SEM 434)
22 Avant d’ouvrir la voie de l’interprétation au lecteur :
Alors, pseudologia fantastica ou malice de potache ? Peu importe au fond. […] Je
laisse mes lecteurs en décider. (Ibid.)
23 Tous ces éléments invitent à imaginer que le dénouement nous est caché et que
Scherbius aurait fort bien pu prendre la plume de Le Verrier, mais aussi, pourquoi pas,
le tuer pour toucher les droits d’auteur après lesquels il court tout le long du roman. Si
Scherbius a pris la place de Le Verrier, cette ultime imposture a aussi pour dupe le
lecteur.
24 Les dernières lignes, qui proposent de rebaptiser le livre 15, ouvrent une brèche
supplémentaire et invitent même le lecteur le plus passif et récalcitrant à reconsidérer
ce qu’il vient de lire :
Une dernière chose. Quelque part entre la troisième et la quatrième édition, mon
récit a changé de nature. J’en suis devenu, à mon corps défendant, un des
protagonistes, le Laurel de Hardy, le Dupont de Dupont. Je suis entré dans mon
livre, au point qu’il me paraît plus juste de rebaptiser celui-ci Scherbius (et moi). (SEM
437)
25 Ce finale, qui signale clairement comme un tournant le moment où Scherbius a pris la
place – et la plume – de Le Verrier, permet de mettre en perspective une thématique
développée en filigrane dans tout le livre, et explicitement dans cette sixième édition.
Non plus la question du qui écrit quoi, dont nous venons de voir qu’elle était
difficilement soluble, mais celle du qui écrit qui.
26 Un chapitre de cette édition s’intitule “À partir de maintenant, vous êtes moi, pas vrai ?” 16
(SEM 429 sq.). Le narrateur, censé être Le Verrier, y insiste sur l’influence mutuelle des
deux protagonistes du texte, expliquant que leur rencontre a déterminé les
orientations de la vie de chacun. De fait, non seulement la carrière de Le Verrier se
bâtit sur le récit de sa relation avec Scherbius ; mais les actions de Scherbius, comme on
l’a vu, sont dictées par sa volonté de répondre à Le Verrier et d’infirmer les diagnostics
consécutifs qu’il lui applique, comme le psychiatre lui-même le remarque :
Que penser pourtant du libre arbitre d’un homme à qui il suffit d’intimer “gauche”
pour qu’il aille à droite ? Scherbius mènerait-il aujourd’hui la vie qu’il mène si je ne
l’avais pas rencontré ? (SEM 363)
27 L’autonomie de chacun dans la construction de sa propre vie serait donc un leurre. Or,
le roman insiste plusieurs fois sur le fait que “nommer une maladie est la plus sûre
façon de la faire apparaître” (SEM 191) :

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En France aussi, les cas de personnalités multiples sont en forte progression, une
tendance dans laquelle je crois pouvoir m’attribuer une part de responsabilité. (SEM
188)
28 Au prisme de cette notation, le parallèle entre le rôle joué par Scherbius dans la
construction de Le Verrier et celui de Le Verrier dans celle de Scherbius paraît un peu
s’effriter. En effet, dès lors que Scherbius se plaît à systématiquement endosser les
habits de celui que Le Verrier dit qu’il n’est pas, il se retrouve à être créé par lui. Mais
ce faisant, la supériorité qu’acquiert un temps Le Verrier, celle de créateur, semble bien
peu reluisante, puisqu’elle le décrédibilise.
29 Ce n’est ainsi pas un des moindres intérêts de ce roman, censé être un essai
psychiatrique, que de dépeindre une relation fusionnelle entre deux personnages, ou
du moins interdépendante17. Le changement de titre institué dans la sixième édition –
Scherbius devient Scherbius (et moi) – marque à la fois la réciprocité de cette relation et la
dissolution progressive du psychiatre dans ce lien même. En cela, il semblerait que ce
soit à la fois le portrait avorté de Scherbius, celui en creux de Le Verrier mais surtout et
avant tout celui de leur relation que nous offre le texte.
30 Dès lors, une question, effleurée jusqu’ici, s’impose au lecteur : à quoi a-t-il eu affaire ?
Qui, des deux personnages qui lui étaient présentés, a raconté l’autre – “je serais parfois
bien en peine de dire qui est le cobaye de l’autre” (SEM 337) ? À quel genre de texte
avons-nous été confrontés ? Avons-nous lu, sous les dehors d’un essai psychiatrique, la
biographie d’un escroc ? Sa biographie fantasmée ? L’autobiographie de l’universitaire,
dont la narration en apprend plus sur lui que sur son sujet fantomatique et
évanescent18 ? Ou un texte rédigé par Scherbius qui singerait toutes ces formes ? Le
Verrier semble avoir vaguement conscience de cette problématique :
Je croyais avoir produit une biographie, j’ai en fait écrit un roman – pire, le roman
d’un autre (SEM 182).
31 Se pose alors une nouvelle série de questions : qui est l’auteur entre celui qui raconte
son histoire et celui qui raconte l’histoire qu’un autre lui raconte ? Et si l’on admet que
Le Verrier est seulement le transcripteur des propos de Scherbius narrateur, Scherbius
ne peut-il pas légitimement en réclamer des droits d’auteur ? Cette question des droits
d’auteur, centrale dans le conflit qui oppose les deux hommes et qui pourrait constituer
le mobile de l’usurpation d’identité que la fin suggère, met en abyme le problème de
l’auctorialité : Scherbius veut ces droits d’auteur, alors qu’il est devenu extrêmement
riche, parce qu’il se considère comme le véritable auteur de ce qu’écrit Le Verrier,
devenu simple transcripteur. Pour Scherbius il crée le réel par ses mots et Le Verrier,
tel un scribe, passivement, docilement, le consigne. Mais, selon lui, le vrai auteur du
texte de Le Verrier, le vrai auteur de sa vie par conséquent, c’est lui-même.
32 L’indécision touche aussi la question de la version du texte soumise au lecteur. Le
dispositif du livre incite à la méfiance, lui qui peut être conçu comme un palimpseste ou
une palinodie : si l’on sait dès la deuxième édition que chacune succède à la précédente
en la reconfigurant, comment espérer parvenir au fin mot de l’histoire ? Et, de toute
façon, comment croire ce qui est destiné à être réécrit, corrigé, amendé ? Ce problème
se pose quand, dans la troisième édition, le lecteur ne sait pas s’il a lu la version
augmentée par Scherbius ou l’originale que voulait livrer Le Verrier. Quand il découvre
que le texte de Scherbius n’y figurait pas, il se rend compte que rien ne lui prouve qu’il
ne lit pas depuis le début une version expurgée par Le Verrier de ses fautes les plus
gênantes. De plus, si ce n’est pas la version contenant le texte rédigé par Scherbius qui

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nous a été donnée à lire, ou plutôt, si ne nous a pas été donné à lire ce que le narrateur
nous dit qu’a rédigé Scherbius, mais bien ce que Le Verrier dit avoir rédigé – “un
nouveau diagnostic sur la personnalité antisociale de Scherbius” (SEM 342) – cela n’a en
réalité rien de rassurant : on peut tout à fait imaginer que c’est Scherbius qui écrit ces
lignes… Le doute qui s’instille alors dans l’esprit du lecteur s’étend à tout.
33 D’autant plus que cette affaire des versions corrigées ou non que nous lisons n’a rien de
stable. À un autre moment (SEM 267), Le Verrier signale une coquille dans la première
édition qu’il affirme avoir, depuis, corrigée. Le lecteur scrupuleux qui irait alors vérifier
si sa version a été amendée se rend compte que ce n’est pas le cas, contrairement à
l’occurrence précédente, et que le texte comporte l’erreur initiale. Il doit alors se
rendre à l’évidence : le texte proposé est instable, car il mixe sans cohérence apparente
plusieurs de ses états.
34 Autre moment inquiétant, une longue citation rapportée entre guillemets par Le
Verrier, qui pose en quelques lignes les principaux enjeux du livre déjà abordés :
Parce que son nom figure sur la couverture de ce livre, vous croyez peut-être que
c’est Le Verrier qui raconte mon histoire. Erreur : il n’est pas un mot de cet ouvrage
que je n’ai choisi. Tantôt j’écris un article dans la presse, en sachant que Maxime ne
pourra faire autrement que de l’insérer dans la prochaine édition. Tantôt, comme
aujourd’hui, je transmets directement mon texte à l’imprimeur. Le reste du temps,
je dicte et Maxime écrit. […] Je le pilote comme un automate. (SEM 361)
35 Cette insertion dans le texte, non commentée, laisse entendre que nous avons déjà lu ce
passage, alors qu’il est en fait totalement inédit : Le Verrier aurait-il caviardé son texte
sans en avertir le lecteur ? Le Verrier imagine-t-il ce que se dit Scherbius, faisant alors
preuve d’une lucidité toute nouvelle, qui rendrait suspecte la candeur de ce qui a
précédé ? Scherbius aurait-il ajouté ce passage non plus dans la troisième mais dans la
quatrième édition ? Ou Antoine Bello profiterait-il de cette insertion pour rompre le
pacte de lecture, jouer avec son lecteur et attirer son attention sur les questions posées
par son roman ?

Une leçon de lecture… et de narratologie


36 La lecture prescrite par Antoine Bello dans Scherbius (et moi), comme dans tous ses
autres romans, est une lecture vigilante, appelée par un texte qui se plaît à jouer avec
son lecteur et sa compétence. Tout est fait pour que le lecteur ait conscience que c’est
là ce que l’auteur attend de lui : le sujet du livre d’abord – la vie d’un imposteur ;
ensuite, pour le lecteur familier d’Antoine Bello, le reste de son œuvre, foisonnant de
tromperies ; et enfin le dispositif narratif. La question de l’interprétation et celle de la
narration se trouvent être le sujet du texte, puisque c’est à ces seules activités que se
prêtent les deux protagonistes19. Le Verrier tente de lire les discours de Scherbius, de
les décrypter et, à partir d’eux, de tisser le fil narratif permettant d’expliquer sa
personnalité ; et Scherbius ne fait qu’inventer des histoires et tromper celui à qui il les
livre. Scherbius apparaît en cela comme une image de narrateur, d’un narrateur
trompeur, dans les pièges duquel son lecteur (ici auditeur), Le Verrier, ne cesse de
tomber et que, en tant que narrateur, il reproduit pour son lecteur. Le Verrier incarne
le mauvais lecteur20, le mauvais herméneute, habité par un délire interprétatif que rien
ne peut arrêter, puisque, coincé dans son projet initial et incapable d’admettre son
échec, il fait se succéder les diagnostics. Qu’il soit caractérisé par sa naïveté n’a rien
d’anodin : c’est précisément la lecture naïve qui, depuis Don Quichotte, est la cible de

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ceux qui dénoncent les mauvais lecteurs. Le Verrier est cet herméneute qui, chargé
d’interpréter les paroles d’un interlocuteur dont il ne sait qu’une chose, c’est qu’il est
imposteur, ne remet pas en question sa parole. L’ironie suprême d’Antoine Bello
consiste à avoir fait en sorte que ce soit en étant confronté à la lecture que fait Le
Verrier des propos de l’imposteur, à sa mauvaise lecture qui s’interdit de remettre en
question ce qui lui est dit, que le lecteur, lui, se mette à douter de la parole du
narrateur, en outre de celle de Scherbius lui-même, filtrée par Le Verrier. En cela,
l’activité des deux personnages apparaît comme une mise en abyme de l’activité du
lecteur, un contre-exemple et donc un mode d’emploi, voire une leçon de lecture.
37 Cette lecture active l’invite à généraliser son soupçon, à suspendre son jugement et
prêter un œil attentif aux indices du texte, moins pour déterminer qui est Scherbius – il
comprend bien vite que c’est là une quête vaine –, mais pour comprendre où l’auteur,
Antoine Bello, veut l’emmener. Et, en effet, ce n’est pas là un des moindres intérêts de
ce roman que d’inviter le lecteur, en plus d’adopter une lecture méfiante, à distinguer
les différentes instances narratives : personnage, narrateur, auteur.
38 D’abord, distinguer personnage et narrateur. En effet, Le Verrier personnage et Le
Verrier narrateur ne sont pas la même personne : du fait de son auto-aveuglement et
de sa mauvaise foi, certains de ses traits en tant que personnage sont niés ou oubliés
par le narrateur. C’est le cas de sa naïveté, même si, à partir de la deuxième édition, il
s’en accuse plus souvent, mais aussi de son appât du gain. Le Verrier ne cesse de parler
d’argent, tout en insistant de manière répétée sur son désintérêt pour ce sujet : le
narrateur oblitère ainsi, ou nie, ce que le personnage est de toute évidence, et c’est par
les détours de la voix narrative que la réalité du personnage nous est révélée. Or,
l’appât du gain de Le Verrier n’est pas un élément anodin de l’intrigue, puisqu’on peut
supposer que, en raison d’une rivalité financière entre Scherbius et lui, le psychiatre a
été éliminé par l’imposteur qui a pris sa place, vraisemblablement pour toucher ses
droits d’auteur. Le choix d’une narration à la première personne permet de fonder la
méfiance envers le narrateur, mais aussi d’opérer une distinction avec le personnage
qui accroît cette méfiance.
39 Ensuite, distinguer narrateur et auteur, notamment grâce aux distances prises avec la
voix narrative. Le décalage entre le discours du narrateur et les actions du personnage
telles qu’il les relate dévoile une certaine ironie qui ne peut émaner que de l’auteur lui-
même. De la sorte, la silhouette de l’auteur, qu’une narration à la première personne
menée par un personnage aurait pu estomper, se laisse deviner dans les creux du
discours, dans ces décalages mêmes. Le Verrier, en tant que narrateur indigne de
confiance, correspond, au sein des unreliable narrators, à la catégorie que Wayne C.
Booth décrit ainsi : “le narrateur se méprend, ou il prétend à des qualités que l’auteur
lui refuse”21. En mettant en évidence, par ces effets de décalage entre auteur et
narrateur, par cette distance ironique, la présence d’une voix qui orchestre ces effets de
contraste, Antoine Bello signale sa présence et son pouvoir démiurgique. Cela a pour
effet d’accentuer encore la méfiance du lecteur et de l’inviter à interpréter chaque
signe. Lorsque, dans la quatrième édition, Scherbius, empruntant la plume de Le
Verrier, révèle ses impostures fondées sur un savoir livresque, il dévoile au lecteur
l’étendue des signes qu’il n’a pas su interpréter et dont il ne s’est probablement même
pas méfié, tout lecteur érudit et attentif qu’il soit. La solution et son ouverture, semble
nous dire l’auteur, viennent toujours de et par la littérature, et la conclusion, posée par
Scherbius lui-même, est que “son rêve ultime” est “d’inspirer la littérature” (SEM 354).

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La littérature est un réservoir qui appartient à tous et dans lequel puiser, en accord
avec une vision borgesienne selon laquelle les mots précèdent toujours la réalité :
“Nous sommes tous les auteurs de tous les livres, passés, présents et à venir” (SEM 355).
Si Scherbius auteur ne se prive pas de convoquer une bibliothèque universelle, Bello
non plus, et le lecteur sait qu’il ne peut atteindre le sens complet du livre, non plus
parce que le mauvais narrateur entrave sa compréhension, mais par sa faute, en raison
de ses capacités herméneutiques limitées et de sa culture forcément incomplète. C’est
pourquoi, chez Bello, la fin d’un roman n’apporte jamais la complétude attendue. Au
contraire, le dénouement est toujours l’occasion de soulever un dernier doute, comme
dans ces films à twist qu’il faut revoir sitôt qu’on les a finis.
40 Ainsi, Scherbius (et moi), comme tous les romans d’Antoine Bello, met en place un
protocole de lecture qui invite à la relecture. C’est peut-être ce que met en évidence
l’organisation du roman, avec la mise en page originale donnée au texte par Gallimard
(qui offre de fausses pages de titre entre chaque édition) et qui propose les six éditions
successives, sans que le lecteur sache s’il tient entre les mains l’édition achevée, la
première version de chacune, un savant mélange, ou un apocryphe total. Le texte de Le
Verrier ne cesse d’être récrit, recomposé, corrigé, comme l’était celui d’Achille Dunot
dans Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet. Le lecteur est donc face à un texte peu
fiable, servi par un narrateur naïf et de mauvaise foi, qui raconte l’histoire d’un
imposteur qui se plaît en plus à mystifier son auditeur, le tout gouverné par un auteur
qui a décidé de ne jamais le laisser en repos. Dans ces conditions, il semble bien que
l’auteur soit une image de Scherbius et le lecteur celle de Le Verrier. Dès lors, comment
ne serait-il pas condamné à ne pas pouvoir percer les mystères dont sa lecture a été
pavée ?

NOTES DE FIN
1. Les nouvelles en question sont « Manikin 100 » (premier prix du Jeune Écrivain de langue
française) et « Le dossier Krybolski » (troisième prix). On peut retrouver ces deux textes dans Les
funambules, Paris, Gallimard, 1996.
2. Entretien personnel avec l’auteur.
3. Depuis, Antoine Bello a traduit, de l’américain, Du rififi à Wall Street (Paris, Gallimard, 2020,
<Série noire>), un roman de Vlad Eisinger, dont il se trouve que l’un des personnages de Roman
américain porte le nom. Hommage ou dernière mystification en date ?
4. Par allusion à Urbain Le Verrier (1811-1877), un scientifique qui crut avoir découvert une
planète qu’il nomma Vulcain et à Arthur Scherbius (1878-1929), ingénieur allemand, détenteur
des brevets qui ont donné naissance à la machine Enigma (conversation avec l’auteur). On peut
supposer que le prénom “Maxime” renvoie au ton souvent péremptoire du psychiatre, prompt à
généraliser.
5. Antoine Bello, Scherbius (et moi), Paris, Gallimard, 2018, p. 109. Dorénavant SEM.
6. Sur la place que la littérature confère à l’imposture dans les relations entre le psychanalyste et
le patient, voir Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Paris, Minuit, 2015, <Paradoxe>, p. 75-102.

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7. Il se fait passer pour un entraîneur de natation, un moine trappiste, un recruteur dans l’armée,
un enseignant (changeant régulièrement de discipline), etc., parmi de nombreuses autres
identités.
8. On peut, à ce sujet, se rapporter à Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, 2008,
<Double>, p. 77 sq. Voir aussi Maxime Decout, En toute mauvaise foi, Paris, Minuit, 2015,
<Paradoxe>, p. 128-145.
9. Que l’on ne peut qualifier d’intradiégétique (sur cette notion, voir Gérard Genette, Figures III,
Paris, Seuil, 1972, <Poétique>) puisque son récit nous est rapporté le plus souvent au style
indirect, sans être cité. Ce choix renforce l’impression d’un imposteur particulièrement lointain,
auquel le narrataire fait écran, et met au centre du récit la parole de Le Verrier, qui,
paradoxalement, est plus analysée par le lecteur que celle de l’imposteur, car elle contient deux
trames – les aventures de Scherbius et le portrait évolutif du narrateur.
10. Dans le même esprit, l’article du Figaro brossant le portrait de Le Verrier – c’est en fait
Scherbius qui répond à l’interview – demande : “Monétiser les confidences de son patient ne fait-
il pas de lui le véritable usurpateur des deux ?” (SEM 309) Il semble décidément que Le Verrier
puisse disputer à Scherbius un certain nombre de ses caractéristiques.
11. C’est d’ailleurs, nous confie Le Verrier, notamment grâce à des “incohérences pointées par
des lecteurs attentifs” (SEM 165) que la mystification de Scherbius lui apparaît.
12. Inquiétude encore plus nette pour le lecteur récurrent de Bello qui, en plus de s’être habitué à
se méfier de tout, a appris, notamment avec Roman américain ou encore Ada, que le narrateur
pouvait ne pas être celui qu’il croyait.
13. Même si Le Verrier commente avec mépris le style de Scherbius – qui a pourtant
parfaitement donné le change au lecteur et à Alice Samuel, l’éditrice : “N’attendez pas de
fulgurance sous sa plume. Il n’a ni le sens du rythme, ni celui de la métaphore. Sa ponctuation est
approximative, ses constructions d’une lourdeur stupéfiante.” (SEM 359)
14. Le Verrier lui-même est obligé de conférer à la première édition ce statut ; un chapitre de la
deuxième édition s’intitule ainsi : “Pourquoi réimprimer une fiction ?” (SEM 170).
15. Jusqu’à cette édition, la page de titre proposée offrait comme titre Scherbius. Ce n’est qu’à la
sixième édition que le titre proposé coïncide avec celui que porte le livre (en dehors du nom de
l’auteur) : Scherbius (et moi).
16. Citation du livre de Robert Crichton sur Demara, un autre imposteur. (Robert Crichton, The
Great Impostor, New York Random House, 1959.)
17. On retrouve là le thème du double, souvent cultivé par Bello : si Le Verrier et Scherbius ne se
ressemblent pas à proprement parler, pas plus qu’Achille Dunot et Claude Brunet dans Émilie
Brunet, ils ne sauraient exister l’un sans l’autre. Cette thématique du double se retrouve dans les
échos permanents à la biographie de Crichton, romancier, sur Demara qui a fini par l’escroquer,
entreprise par rapport à laquelle Le Verrier situe explicitement la sienne.
18. Cette piste est mise en abyme par l’attitude de Scherbius lors de leur premier entretien : il
oriente le dialogue de sorte que Le Verrier lui fournisse toutes les informations qu’il pourra
ensuite utiliser, sans que ce dernier se rende compte qu’il a écrit lui-même les grandes lignes du
scénario dans lequel Scherbius se complaît ensuite : “Je me suis contenté de caler mon
comportement sur le vôtre. J’ai très peu parlé, si vous avez bonne mémoire” (SEM 204).
19. Cette relation singulière de l’herméneutique avec l’imposture est au cœur de l’étude de
Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, op. cit.
20. Le Verrier s’offusque ainsi que Scherbius ait bafoué “le contrat qui a, de toute éternité,
gouverné la pratique médicale : le malade se met à nu devant le médecin qui, de son côté lui parle
sans détour” (SEM 166), ce qui peut rappeler la confiance qu’accorde le lecteur au narrateur,
confiance que le roman policier se plaît à briser.
21. Wayne C. Booth, “Distance et point de vue”, in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, <Essais>,
p. 106.

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RÉSUMÉS
Scherbius (et moi), roman d’Antoine Bello paru en 2018, se présente comme les aventures des six
éditions successives du récit, sous la plume d’un psychiatre, Le Verrier, de la vie de l’imposteur et
escroc Scherbius, qu’il soupçonne d’être affecté d’un trouble de la personnalité multiple. À l’orée
de la deuxième partie, le lecteur peut lire cette phrase : “Tout ce que vous venez de lire est faux –
ou à peu près.” Ce roman sur l’imposture, qui met aux prises un sujet menteur (doté
potentiellement de treize personnalités) racontant son histoire et, pour la retranscrire, un
narrateur de mauvaise foi, voire menteur – à tout le moins non fiable et dépourvu d’esprit
critique – met en place des dispositifs textuels qui créent une fiction elle-même menteuse. Si tout
ce que nous avons lu, ou presque, est faux, quelle expérience de lecture et surtout quelle leçon de
lecture en tirer ? Dans un tel cadre, les personnages ne peuvent se fier à rien, ni le lecteur, sinon
à sa propre interprétation et son émancipation des cadres habituels de la lecture, auxquelles
invite la fabrique même du texte.

INDEX
Mots-clés : roman contemporain, narrateur non fiable, études de réception, mystification

AUTEUR
STÉPHANE POUYAUD
Université de Rouen Normandie

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Mensonges à grande échelle dans la


trilogie d’Antoine Bello.
Re(con)figurations d’un imaginaire
complotiste transséculaire
Chloé Chaudet

Comme l’écrivit Michelet, “l’Encyclopédie fut bien plus


qu’un livre, la conspiration victorieuse de l’esprit
humain”.
Antoine Bello, Les éclaireurs (2009)
1 La série de romans Les falsificateurs (2007)1, Les éclaireurs (2009)2 et Les producteurs (2015)3
a valu à Antoine Bello un succès rapide. Si certains ont pu admirer la popularité
soudaine de l’écrivain franco-états-unien4, force est de constater que les figures du
mensonge qui parcourent sa trilogie ne sont pas tout à fait nouvelles. Le “Consortium
de Falsification du Réel”, dont les trois récits déploient les diverses dissimulations à
l’échelle planétaire, rappelle en effet une constellation littéraire plus ancienne :
l’association secrète de comploteurs aux visées transnationales, dont les figurations se
développent dans la fiction européenne, et en particulier française, au tournant du
XIXe siècle. De Sand à Balzac en passant par Dumas ou Sue, des personnages conspirant
au sein de mystérieuses sociétés prennent pour cible un personnage public, une
institution, voire toute une société ou une population, à des fins de domination qui
dépassent en l’occurrence le seul contexte français.
2 Que sa volonté de domination soit associée à une axiologie positive ou négative, tout
comploteur développe envers sa cible des stratégies ressortissant au mensonge – que
l’on associera au “plus petit dénominateur commun de toutes [s]es définitions” 5 : la
dissimulation, qui procède d’une “divergence entre un sentiment ou une opinion d’une
part et une énonciation ou une expression d’autre part”, et “sert à des objectifs qui
restent en général également dissimulés”6 . D’un point de vue historique, l’articulation
entre société secrète et mensonge à grande échelle est fondatrice d’un imaginaire dont

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les résurgences accompagnent chaque période de crise politique depuis environ deux
siècles, et qui fait de nouveau florès7 : l’imaginaire du méga-complot.
3 Quelques précisions s’imposent. Tout d’abord, il est ici question d’imaginaire social, au
sens où l’entend notamment Dominique Kalifa : un “système cohérent, dynamique, de
représentations du monde social, une sorte de répertoire des figures et des identités
collectives dont se dote chaque société à des moments donnés de son histoire” 8. En
précisant qu’il “est surtout, comme le suggère Pierre Popovic, un ensemble interactif de
représentations corrélées, organisées en fictions latentes”9, Kalifa souligne par ailleurs le rôle
fondamental de la fiction dans la construction de l’imaginaire social – rejoignant par là
un analyste plus direct des discours complotistes, Raoul Girardet, qui préfère, pour sa
part, la notion de “mythe (politique)”10 à celle d’imaginaire. Chez les deux auteurs, le
développement des discours et représentations étudiés est en outre associé à une
période historique précise : la notion d’imaginaire – que nous emploierons sans adjectif
– est donc résolument située. Pour le sujet qui nous intéresse, cette période débute au
tournant du XIXe siècle. Il a certes toujours existé des discours et fictions complotistes,
mais le développement massif de récits mettant en scène des complots à visée
transnationale débute à l’orée de l’ère contemporaine11. Dans ce contexte, la visée
transnationale des complots se manifeste surtout par l’ambition dominatrice des figures
de comploteurs, plus que par leur diversité nationale et/ou culturelle ; l’une va souvent
de pair avec l’autre, comme chez Bello, mais cette dernière n’est pas une nécessité 12.
4 Au vu des caractéristiques historiques de l’imaginaire du méga-complot, dans quelle
mesure les figures du mensonge relèvent-elles d’une représentation novatrice dans Les
falsificateurs, Les éclaireurs et Les producteurs ? Pour répondre à cette question, nous
proposons de lire la trilogie de Bello comme la variation contemporaine d’un imaginaire
complotiste transséculaire. Si les falsificateurs qui peuplent la série romanesque
renvoient à certains traits structurels et narratifs récurrents dans les littératures en
langues européennes depuis le tournant du XIXe siècle, ces menteurs professionnels
n’en dessinent pas moins une rationalisation de l’imaginaire du complot plutôt
originale dans la littérature française. On pourrait dès lors se demander si Bello
n’élaborerait pas des figures de menteurs post-romantiques, dans tous les sens du terme.

Des menteurs qui en rappellent d’autres : retour(s)


vers le passé
5 Les trois romans de Bello font intervenir toute une galerie de fieffés menteurs. Le
“Consortium de Falsification du Réel” (CFR), dont on apprend l’existence dans le 1er
tome – situé au début des années 1990 – est une “organisation internationale occulte
[…] qui opère sur les cinq continents et dans plus d’une centaine de pays”, et dont les
activités consistent à “modifie[r] la réalité” (Fa 44-45). Cette falsification est surtout de
deux ordres dans la trilogie, où elle peut consister :
• à altérer certains discours ou récits officiels associés à la vision des vainqueurs (ex. : truquer
le manuscrit posthume d’un célèbre anthropologue pour sensibiliser à la cause des
Bochimans du Kalahari, peuple d’Afrique australe menacé par l’exploitation industrielle des
mines de diamant – première falsification mise en œuvre par le protagoniste Sliv
Dartunghuver, dans Les falsificateurs) et/ou allant à l’encontre d’une vision de l’Histoire
fondée sur un idéal de concorde (ex. : donner de l’importance à Al Qaïda afin d’alerter les
États-Unis sur la dangerosité de l’islamisme et éviter une escalade de violence – ce qui

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échoue lamentablement dans le 2e tome de la trilogie, qui gravite autour des attentats du
11/09) ;
• à inventer totalement un nouveau récit au service dudit idéal de concorde (ex. : créer une
civilisation maya oubliée, les Chupacs – qui, contrairement aux autres Mayas, se serait
caractérisée par sa non-violence, sa tolérance et son syncrétisme, dans le 3 e tome de la
trilogie).
Dans ce contexte, la falsification n’est possible que parce qu’elle est réalisée de manière
dissimulée par les agents travaillant pour le CFR. Secret et mensonge sont d’autant
moins dissociables dans la trilogie que les nouvelles recrues du CFR se demandent si
l’Organisation ne leur dissimule pas des desseins néfastes (t. 1-2) ; et dans le t. 3, le
Consortium est victime de falsificateurs qui minent son propre projet de falsification.
Dans l’ensemble, les falsifications pratiquées en secret par les membres du CFR ont
pour cible une opinion publique plus ou moins diffuse selon les projets dépeints, mais
toujours transnationale, et qu’il s’agit de manipuler “à des fins […] humanistes”
(Pro 92).
6 On pourrait dès lors s’étonner qu’Antoine Bello, dans les commentaires et entretiens
qu’il consacre à sa trilogie, ne mette pas en avant l’imaginaire (méga-)complotiste qui
irrigue ses trois romans. “Pour moi, il s’agit avant tout d’un roman initiatique. Sliv, le
personnage principal, cherche un sens à sa vie professionnelle”, déclare-t-il au moment
de la parution des Falsificateurs13, avant de renchérir, quelques années plus tard : “Je
n’ai pas l’impression d’avoir fait un livre sur le complot. C’est avant tout l’histoire
initiatique d’un jeune homme qui se cherche dans la vie, et qui va être confronté à la
plus grande liberté qui soit : écrire l’Histoire”14. Il n’empêche que le protagoniste de
Bello va trouver sa voie en lien avec la société secrète qui l’a recruté, dans une sorte
d’écho au Wilhelm Meister de Goethe. Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister
(1795-1796) a en effet pour spécificité d’articuler le parcours d’un jeune homme au
tempérament ludique avec les manigances d’une société secrète paramaçonnique 15, qui
suit ses succès et (surtout) ses déboires de façon plus ou moins distante, jusqu’à une fin
heureuse signant pour le héros l’acceptation de soi et de sa place dans la société.
Hormis le fait que le protagoniste de Bello sait dès le début qu’il évolue au sein d’une
société secrète (dont il se détache ponctuellement au fil de la trilogie), ces
caractéristiques de la célèbre œuvre de Goethe s’appliquent tout à fait aux trois romans
de Bello. Sa trilogie pourrait ainsi être considérée comme une lointaine réécriture du
modèle goethéen du Bildungsroman européen, qui a pour spécificité d’être aussi un
Geheimbundroman, “roman de la société secrète”16.
7 Sans (encore) accuser Antoine Bello de mensonge, on peut dire que sa trilogie est par
ailleurs truffée de traits structurels et narratifs typiques de la fiction du méga-complot,
qui permettent de discerner, sous les personnages de falsificateurs œuvrant pour le
CFR, un palimpseste plus diversifié que celui des Années d’apprentissage. Nous n’en
mentionnerons que deux, en montrant leur ancienneté.
8 Première grande caractéristique de la fiction du méga-complot en langues
européennes, la structure axiologique des trois romans est assez évidente. Bello
construit une opposition d’ordre éthique entre le Consortium de Falsification du Réel et
sa cible : la réalité. Si le CFR incarne un groupe de dissidents s’opposant aux institutions
en place, leurs visées sont constructives : “Les sages de Toronto [qui fixent les
orientations générales du CFR] […] prêtaient le jour de leur nomination le serment de
servir le genre humain en faisant abstraction des préjugés et des croyances qui avaient

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de tout temps divisé les peuples” (Fa 469). Les comploteurs éclairés de la trilogie de
Bello visent ainsi à améliorer ce qui fait défaut dans la réalité socio-politique, chargée
d’une axiologie négative. Cette définition s’appliquait déjà aux Invisibles et aux
Illuminés peuplant respectivement La comtesse de Rudolstadt (1843) et Joseph Balsamo
(1846-1849), comploteurs engagés contre les monarchies européennes. Elle n’empêche
pas, que ce soit chez Sand, Dumas ou Bello, un floutage ponctuel de l’axiologie, visant à
maintenir une tension narrative indispensable à des œuvres dépassant amplement les
mille pages.
9 Deuxième grand trait de la fiction du méga-complot dont relève la trilogie de Bello, la
dynamique de dévoilement qui l’anime renvoie à toute une tradition littéraire. Dans un
mouvement paradoxal qui consiste à maintenir une forme de vérité au sein de la
dissimulation, un enjeu essentiel du roman de Bello est de lever le voile sur la véritable
finalité du CFR. À cet égard, des relances permanentes permettent, là encore, de
nourrir la tension narrative jusqu’à la démystification. Dans Les falsificateurs, ce sont
surtout les questions concernant la véritable finalité du CFR qui entretiennent cette
tension. Elles débutent suite aux observations mystérieuses de l’Islandais Gunnar
Eriksson, ayant tout juste proposé à Sliv Dartunghuver de travailler pour le
Consortium :
je ne suis pas autorisé à vous en révéler bien davantage aujourd’hui. Je ne vous dirai
pas par exemple qui dirige le CFR ni quand celui-ci a été créé. […] À ma
connaissance, le CFR ne poursuit pas de profit économique, de même qu’il ne
cherche pas à prendre le pouvoir ou à faire accéder l’humanité à la sérénité
cosmique. Les motifs du CFR, si motif il y a, sont d’une toute autre nature. (Fa 46-48)
Quelques pages plus loin, le personnage de Sliv inaugure la série de questions qui
ponctue tout le roman :
Pourquoi le CFR falsifiait-il le réel ? Avec quel argent et pour le compte de qui ?
Autant de questions auxquelles je n’avais toujours pas le moindre élément de
réponse. Que ferais-je si j’apprenais d’ici à quelques semaines que l’organisation
était financée par un gouvernement étranger à des fins subversives ? (Fa 73)
Ces questions seront ensuite relancées par Sliv lui-même, ainsi que par ses deux amis
Magawati et Youssef, eux-mêmes agents, ou par d’autres membres du CFR (voir Fa 147,
317, 370, 392, 422). Et elles reprendront dès le début du deuxième tome de la trilogie, où
Sliv énonce : “Gunnar m’avait lancé un défi : Si l’on refuse de te révéler la finalité du CFR,
pourquoi n’essaies-tu pas de la deviner ?” (Écl 20). Le véritable but du CFR sera dévoilé au
terme de ce même volume : son absence de but précis – plus précisément, son pari sur
l’efficacité de la concorde et du compromis. Là encore, rien de bien nouveau dans cette
dynamique : autre exemple de roman mettant en scène une société secrète
bénévolente, L’envers de l’histoire contemporaine de Balzac (1848) se caractérise par un
procédé narratif assez semblable. Dans ce dernier volume de la Comédie humaine, le
personnage de Godefroid ne rejoint les Frères de la Consolation que parce que sa
curiosité l’a amené à questionner les visées de cette mystérieuse société catholique, qui
lui seront dévoilées au cours du deuxième épisode du roman (“L’initié”).
10 À l’instar d’autres romans récents, la trilogie de Bello rend ainsi caduque l’affirmation
de Lyotard selon laquelle notre époque postmoderne signerait la “fin des grands
récits”17. S’il est un grand récit qui a subsisté depuis son apparition au tournant du
XIXe siècle dans les littératures en langues européennes, c’est bien celui du méga-
complot. Les menteurs-comploteurs de la trilogie de Bello sont les petits frères des
Illuminés de Dumas, des Invisibles de Sand et des Frères de la Consolation de Balzac, à
leur manière. Or, cette manière même est ce qui permet à Bello de créer une fiction

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plutôt originale au sein de la littérature française, notamment en se détachant du


registre merveilleux qui émaillait les fictions complotistes de Dumas, Sand et, dans une
certaine mesure, de Balzac.

Des menteurs professionnels : une rationalisation de


l’imaginaire du méga-complot
11 En faisant se rencontrer un libéralisme bon teint, “à l’américaine”, et un rationalisme
optimiste “à la française”18, Antoine Bello réalise une variation assez inédite de
l’imaginaire méga-complotiste associé à notre ère contemporaine. Ce choix est en
partie lié au parcours de Bello, “l’un des rares écrivains français passés par le monde de
l’entreprise, et même de la création d’entreprise”19 ainsi qu’à la posture assumée de
“businessman dans la littérature” lui correspondant20. Au plan de la trilogie, le terme
de rationalisation est sans doute le plus apte à déterminer la nature de cette variation.
12 Si l’on associe d’abord la rationalisation, au sens spécifique, économico-financier du
terme, à un système de planification ayant pour but d’obtenir une meilleure
productivité par l’organisation logique et méthodique, la trilogie peut être considérée
comme une variation rationalisante de l’imaginaire du complot transnational. Le CFR
possède en effet toutes les caractéristiques d’une multinationale : “Au-dessus des
antennes se trouvent les bureaux, qui eux-mêmes rapportent aux centres” (Fa 44), “le
Plan est l’organe du CFR qui arrête les grandes orientations stratégiques de notre
action” (Fa 46), explique Gunnar Eriksson dès le début du roman. Et Sliv de renchérir,
sur un ton plutôt critique, à la fin du 1er tome :
J’avais lu plusieurs ouvrages sur la théorie des organisations et, au vu de mon
expérience, le CFR ne différait pas franchement d’entités plus traditionnelles, du
type entreprises ou administrations. Les plus ambitieux, pour peu, naturellement,
qu’ils possèdent les compétences nécessaires, prenaient inexorablement le pas sur
les agents moins carriéristes, jusqu’à accaparer les postes à responsabilité et les
rémunérations élevées. (Fa 379)
13 Le lecteur est ici immergé dans le monde de l’entreprise, qui contraste avec la société
illuminée à la Dumas ou avec le complot des bas-fonds à la Conrad 21, pour ne citer
qu’eux.
14 De ce point de vue, la fascination que nourrit Bello pour l’auteure nord-américaine Ayn
Rand semble assez évidente. Dans son best-seller Atlas Shrugged (1957), encore assez peu
connu du public français22, Rand reliait déjà l’imaginaire du méga-complot à l’univers
des multinationales, dans une perspective pour le moins anti-socialiste 23 : les
conspirateurs qu’elle y met en scène sont des chefs d’entreprise incarnant la logique
états-unienne du self-made man, et articulant une vision idéalisée du libéralisme
économique à un froid pragmatisme. La veine épico-dystopique de ce roman à succès
ne se retrouve toutefois pas vraiment dans la trilogie de Bello, qui insiste bien plus que
Rand sur le quotidien de ses personnages.24
15 À cet égard, Bello ne se prive pas d’évoquer les aspects concrets du travail des agents,
des lenteurs d’un agent parisien peu compétent, car proche de la retraite (Fa 84), aux
longs processus d’évaluation des dossiers produits par les falsificateurs, dont le
quotidien n’est pas toujours palpitant : “J’avais l’impression de n’avoir jamais quitté les
bancs de l’école ; depuis maintenant dix ans, je rendais des copies” (Fa 433), observe

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ainsi Sliv. Les enjeux narratifs de cette dimension pragmatique semblent apparaître en
filigrane dans les explications initiales de Gunnar Erikkson :
même quand [un jeune agent] accorde à la falsification l’importance qu’elle mérite,
il se trahit par des procédés grossiers, empruntés aux mauvais romans
d’espionnage, bien loin de ceux que nous employons quotidiennement sur le
terrain. (Fa 45)
Si l’on ose en effet une interprétation méta-littéraire de ce passage, le transfert de
l’imaginaire du méga-complot dans l’univers parfois terne de l’entreprise ressortirait
ainsi à une volonté d’authenticité.
16 À un second niveau, le processus de rationalisation de l’imaginaire méga-complotiste à
l’œuvre chez Bello s’explique par le fait que le projet et le fonctionnement du CFR sont
fondés sur la raison. Le lecteur peut le discerner, dans une certaine mesure, dès la fin
des Falsificateurs, où sont évoqués les “trois binômes de valeurs fondatrices” du
CFR : “tolérance et relativité, liberté de corps et d’esprit, science et progrès” (Fa 436).
Mais il faut attendre le dénouement des Éclaireurs pour que soient révélées l’histoire et
la finalité du Consortium. L’on découvre alors que les initiales “CFR” désignaient à
l’origine une “Compagnie Française des Rentes”, créée à la fin du XVIIIe siècle par un
“chevalier excentrique” prénommé Pierre Ménard – allusion transparente à Borges.
Avant de mourir, le personnage avait ainsi engagé trois associés – un “rêveur exalté”,
un joueur de roulette et un “organisateur né” – sans leur expliquer en quoi consistait
leur mission (Écl 366-374). Après avoir cherché, sans succès, les intentions de leur
employeur, les trois hommes deviennent amis. Puis, en 1800, tous trois
renoncent solennellement à dissoudre l’organisation. Ils conservent les initiales
CFR mais changent leur signification en Compagnie de Falsification de la Réalité. Ils
entérinent également plusieurs principes […] : la sécurité de la Compagnie prime
sur toute autre considération ; la direction est collégiale ; les effectifs refléteront la
pluralité de la société. (Écl 375)
C’est afin de préserver cette pluralité que “[l]e CFR n’a pas de finalité” (Écl 376).
L’équation rationnelle entre la diversité des opinions et l’absence de directive clivante
fait écho à l’instigateur du CFR et à ses descendants éponymes 25, dont le “sidérant
éclectisme” va de pair avec l’esprit rationaliste des Lumières : on apprend que
“[p]hilosophiquement parlant, il [Pierre Ménard] adhérait aux thèses d’un Voltaire ou
d’un Montesquieu” (Écl 374), et qu’il serait entré au service de Diderot pour l’aider une
fois que D’Alembert s’était retiré du projet de l’Encyclopédie (Écl 388).
17 Par la rationalisation qui la caractérise à différents niveaux, la trilogie de Bello
manifeste ainsi sa spécificité par rapport au contexte éditorial français des dernières
décennies. Les trois romans se distinguent notamment de l’imaginaire complotiste dont
relève un autre roman à succès ancré dans le monde de l’entreprise : L’imprécateur
(1974) de René-Victor Pilhes, où les sèmes du mystère et de l’obscurité sont bien plus
présents26. De même, Les falsificateurs, Les éclaireurs et Les producteurs de Bello ne
s’inscrivent pas vraiment dans l’attrait renouvelé pour le (para-)religieux 27 qui définit
les fictions du méga-complot récentes parmi les plus lues en France, les best-sellers
internationaux de Dan Brown en tête28. Cela n’empêche pas qu’une certaine foi se
dégage de la trilogie, et oriente les falsifications qui y sont dépeintes : une foi placée
dans les pouvoirs de la fiction. Celle-ci n’en est pas moins située du côté du mensonge –
un mensonge s’avérant néanmoins, dans les trois romans, bien plus noble que d’autres.

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Des menteurs post-romantiques


18 Si l’on songe aux deux sens usuels du terme “post-romantisme”, les falsificateurs qui
peuplent la trilogie de Bello semblent être de véritables produits de l’époque
romantique, tout en possédant des traits postérieurs à cette époque 29. C’est dans ce
contexte que leur rapport à la fiction est essentiel. Les mensonges qu’ils créent peuvent
d’abord être associés à un idéal-type romantique de la fiction, pour deux raisons
principales : la conception totalisante de l’imagination qu’ils manifestent, mais aussi
leur articulation à une force capable d’influencer l’Histoire humaine. Les personnages
de menteurs-créateurs dont Bello nous dépeint les activités démiurgiques n’en sont pas
moins ancrés dans notre époque actuelle, rendant compte d’un dépassement de
l’épistémè romantique à laquelle ils ne se rattachent somme toute qu’en partie.
19 Avant de le montrer, il nous faut expliquer en quoi les agents du CFR, “maîtres dans
l’art de la falsification” (Fa 40), peuvent être rapprochés d’auteurs de fictions. Leur
tâche consiste à rédiger des dossiers composés de deux parties : “Traditionnellement,
l’auteur expose son scénario dans la première partie : que s’agit-il de faire croire ? Dans
la deuxième partie, il dresse la liste des mesures à prendre pour crédibiliser le
scénario” (Fa 51). Cette bipartition correspond aux deux grandes qualités exigées des
agents du CFR, incarnées de façon exacerbée par les personnages de Sliv Dartunghuver
et de la froide Lena Thorsen : l’imagination, et une rigueur mise au service de
l’authenticité. Mutadis mutandis, ces deux qualités renvoient à la tâche du romancier
telle que définie par un Joseph Conrad: “My task which I am trying to achieve is by the
power of the written word, to make you hear, to make you feel, it is, before all, to make
you see. That, and no more, and it is everything”30. Si Conrad a ici surtout en tête
l’importance de la sensation, sa remarque n’en renvoie pas moins aux frictions entre
imagination et réel dont procède la fiction – produit de l’imagination ne possédant pas
de modèle complet dans la réalité, mais s’y référant tout de même de manière ponctuelle
ou émiettée31.
20 Or, dans la trilogie, la sympathie de l’instance narrative va clairement au personnage
de Sliv et à ses capacités d’invention – que Bello définit comme un “pouvoir
démiurgique qui est celui des mots”32. Selon une conception éminemment romantique
de l’acte de création, les fictions créées par le personnage et les agents qui lui
ressemblent ont ainsi le pouvoir de rendre cohérente une réalité présentée comme
complexe. De fait, les falsificateurs cherchent à réaliser la synthèse de connaissances
qu’ils ne cessent de cultiver au fil de la trilogie (voir en particulier Fa 383). Cette
volonté d’accroissement du savoir articulée à une visée totalisante renvoie bien à deux
traits essentiels du romantisme européen, comme le souligne Pierre Brunel :
pour donner une image juste du Romantisme, il ne suffit pas de sortir du domaine
français pour réinsérer nos Romantiques dans le domaine européen, il ne suffit pas
non plus d’élargir l’enquête littéraire à la philosophie, à la musique et aux beaux-
arts. Il faut retrouver l’assise d’une volonté de savoir. L’école romantique d’Iéna, si
décisive pour l’histoire du Romantisme, a cherché à s’emparer de toutes les
sciences, notamment des sciences naturelles et de la médecine, pour aboutir à une
science totale, à une philosophie de la nature et de l’être humain, et découvrir le
grand secret. Il en reste quelque chose quand Hugo part à l’écoute de la bouche
d’ombre ou quand Gérard de Nerval veut retrouver les “Vers dorés” de Pythagore. 33
La littérature et l’imagination jouent à ce titre un rôle privilégié, comme en témoignent
la notion schlégélienne de “poésie universelle” ou le roman Henri d’Ofterdingen de

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Novalis, qui répondent à la même ambition totalisante – résumée dans une célèbre
formule de Jean Paul Richter : “L’imagination rassemble les éléments épars en un tout
[…] et fait de toutes les parties du monde des mondes, elle totalise tout, même le Tout
infini”34. En ce sens, les menteurs de Bello, comploteurs autant qu’écrivains – renvoyant
par là au double sens du terme anglais plot, qui signifie “complot” mais aussi “fiction,
intrigue” – peuvent être considérés comme des héritiers de l’époque romantique.
21 Nul hasard que la figure borgésienne de Pierre Ménard soit à l’origine du CFR : dans la
célèbre nouvelle de l’écrivain argentin35, cette figure se caractérise non seulement par
son éclectisme36, dont se ressaisit Bello, mais également par sa recherche d’une
cohérence qui préside à sa réécriture de Don Quichotte. Cette recherche de cohérence est
en l’occurrence toute personnelle : “Être, en quelque sorte, Cervantès et arriver au
Quichotte lui sembla moins ardu – par conséquent moins intéressant – que continuer à
être Pierre Mesnard et arriver au Quichotte à travers les expériences de Pierre
Mesnard”37. C’est peut-être à la lumière de cet intertexte que l’on peut appréhender le
mensonge qui conclut le 3e tome de la trilogie de Bello, dans la section intitulée
“Postface à la 23e édition des Producteurs (juin 2026)” :
On a longtemps su peu de choses sur les circonstances dans lesquelles Anne-Lise
Thorman a écrit la trilogie des Falsificateurs, publiée entre 2007 et 2015 dans une
relative indifférence. Même si certains lecteurs avaient noté que les prénoms Lena
et Nina forment un anagramme d’Anna-Line ou que Thorman résulte de
l’agrégation de Thorsen (le patronyme de Lena) et de Schoeman (celui de Nina), ils
en avaient conclu que l’auteur n’avait pu résister à la tentation qui frappe tant de
jeunes auteurs de s’incarner dans leurs personnages. Il a fallu une interview donnée
l’an dernier à l’occasion de sa nomination au poste de secrétaire générale des
Nations Unies pour faire la lumière sur le caractère profondément
autobiographique de ces trois romans. (Pro 567)
Ce dernier mensonge est celui de l’auteur même, nous proposant une mystification qui
n’est certes pas des plus originales. Mais le but du passage est aussi d’associer la
trilogie, et donc la fiction, à la production d’une cohérence individuelle : l’auteure
fictive affirme en effet “s’être forgé les convictions qui ont guidé son parcours” grâce à
l’écriture, et a ensuite “plac[é] son mandat [aux Nations Unies] sous le signe de la
compréhension de l’autre” (Pro 571-572). Et le facétieux Bello de conclure : “Rien ne
résiste à la littérature” (Pro 572), insistant de nouveau sur le pouvoir démiurgique des
personnages d’écrivains qu’il met en scène au fil de ses trois romans.
22 Autre caractéristique mettant en évidence une continuité transséculaire, l’idée que les
fictions élaborées par les falsificateurs sont capables d’influencer l’avenir est une
constante dans la trilogie. Elle est assumée par le personnage de Sliv dans le passage
suivant :
Même si j’avais l’impression de reconnaître mieux que la plupart de mes
condisciples la mélodie enfouie dans la cacophonie de l’histoire, je n’avais jamais
imaginé pouvoir contribuer à en écrire la partition. […] Les analystes du Plan
tâchaient de prédire plusieurs années à l’avance le moment où ces régimes qu’on
aurait crus indestructibles s’écrouleraient brutalement sous le poids de leur
incohérence. Les directives qu’ils rédigeaient ensuite ne visaient à rien de moins
que précipiter l’histoire (Fa 472-473)
Les complots du CFR apparaissent ici comme une formule miraculeuse permettant de
modeler l’histoire sociale et politique. De ce point de vue, la rationalisation de
l’imaginaire du méga-complot caractéristique de la trilogie ne dissimule pas
entièrement sa dimension “magique”. Là non plus, le romantisme n’est pas loin, comme
le souligne Terry Eagleton, qui observe au sujet de cette période : “Literature has

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become a whole alternative ideology, and the imagination itself, as with Blake and
Shelley, becomes a political force”38. On pensera aussi à Raoul Girardet, qui note qu’ “[à]
l’arrière-plan de la mythologie du Complot se découvre toujours, en fin de compte, la
vision d’un Ordre, au sens religieux du terme, unitaire, conquérant, instrument
nécessaire à la réussite d’une grande entreprise engageant et transcendant le destin de
chacun”39 ‒ surtout pendant cet “Âge d’or de la Conjuration” qu’est le XIX e siècle
européen40.
23 Une nouveauté dans la trilogie de Bello semble toutefois encourager son inscription
dans un post-romantisme entendu cette fois comme un dépassement de la période
romantique : la problématisation de la frontière entre mensonge et vérité. Celle-ci est
notamment développée dans le passage suivant :
Les théories du complot fleurissaient dans les forums, recueillant un succès
inversement proportionnel à leur plausibilité. Des sites en recensaient des pages
entières, parmi lesquelles le visiteur pouvait choisir celles qui confortaient ses
préjugés ethniques, politiques ou religieux : le FBI avait orchestré les attaques du 11
septembre, un petit nombre de patrons présidait aux destinées du monde, le
gouvernement américain avait favorisé la propagation du sida au sein de la
communauté noire, etc. Ces sornettes ne dataient pas d’hier mais Internet avait à la
fois accéléré leur propagation et assis leur légitimité. Le concept de vérité n’avait
jamais semblé si relatif. La Toile fournissait des arguments aux champions de toutes
les causes, aux sionistes comme à ceux qui cherchaient des raisons de casser du Juif,
aux tenants de l’évolution comme à ceux du créationnisme. Tout était vrai et donc
rien n’était vrai ; tout était faux et donc rien n’était faux. (Pro 36-37)
24 Si la mise en question de la frontière entre mensonge et vérité ne date pas du tournant
du XXIe siècle41, on peut néanmoins la considérer comme un trait massif de notre
époque – en tout cas à l’échelle occidentale, comme le souligne entre autres Eva Illouz.
Notant que “notre époque est marquée par le recul sans précédent d’un des principaux
héritages des Lumières – la vérité en tant que pilier moral et politique” 42, la sociologue
renvoie à la distinction entre mensonge et bullshit dont traitent les travaux du
philosophe Harry Frankfurt :
Le menteur ment parce qu’il tient à cacher la vérité ; le diseur de conneries
[bullshit], lui, ne poursuit même pas cet objectif. La vérité ne l’intéresse pas, ce qui
l’intéresse, c’est que ses propos – vrais ou mensongers – aient un effet sur son
auditoire, qu’ils lui permettent de renforcer son statut ou d’affaiblir son ennemi. 43
25 Est-ce à dire que c’est finalement en s’intéressant au bullshit plus qu’au mensonge que
Bello est le plus actuel ? Pas uniquement. Car c’est sur des “mensonges véritables”, sur
des dissimulations assumées, qu’insiste surtout l’écrivain dans les Producteurs, comme il
le souligne dans un entretien accordé suite à la parution du roman :
L’élection de Bush et la guerre en Irak sont deux des plus grandes falsifications de
l’Histoire. Mais dans ce livre, je veux aussi montrer la responsabilité écrasante du
peuple américain : l’administration Bush a certes menti, mais on pensait que cette
Constitution ne permettait pas ce mensonge, grâce au Congrès, à l’impeachment, ou
au quatrième pouvoir (ndlr, les médias) … Au bout du compte, il y a des gens qui
mentent, et des gens qui acceptent qu’on leur mente.44
Dès lors, on visualise mieux le terrain glissant sur lequel s’aventurent de plus en plus
certains personnages au fil de la trilogie. Dans la mesure où les falsifications sont
omniprésentes dans nos sociétés, une entreprise de falsification s’inscrivant dans une
visée immédiatement bénévolente ‒ en l’occurrence, la concorde, et non l’encouragement
ponctuel au conflit qui s’avère désastreux dans le 2e tome – devient éthiquement viable.
C’est en tout cas ainsi que l’on peut interpréter la disparition des scrupules antérieurs

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de Sliv au terme du 3e tome du roman, qui se focalise sur l’invention d’une ancienne
civilisation maya pacifique – mensonge créé de toutes pièces, mais mensonge visant la
concorde, et donc “sacré cadeau [fait] à l’humanité” (Pro 373). Vive les fake news, tant
qu’elles visent la paix et l’harmonie entre les peuples !
26 En somme, l’actualité et l’originalité, dans le contexte français, des figures du
mensonge qui peuplent la trilogie de Bello sont essentiellement liées à son accueil, pas
toujours très critique, de représentations et discours qui ont été d’abord importants
dans le contexte nord-américain – que l’on pense à la fascination de l’écrivain pour
l’univers d’Ayn Rand ou au rapport délicat à la vérité de ses personnages, qui
rappelleraient parfois un Donald Trump, la bêtise et l’intolérance en moins. Les trois
romans n’en ont pas moins l’intérêt d’incarner la figure du menteur dans celle du
comploteur, et de souligner à ce titre la vivacité transséculaire d’un imaginaire méga-
complotiste qui a encore de beaux jours devant lui. À l’heure actuelle, Antoine Bello est
en tout cas loin d’être le seul à se saisir d’un tel imaginaire. Outre feu Umberto Eco 45, on
pensera à des auteurs tels que le romancier nord-américain Thomas Pynchon 46, le
Colombien Juan Gabriel Vásquez47, le Congolais In Koli Jean Bofane48, ou, dans le
contexte français, Chloé Delaume49. Rappelant celui de leurs prédécesseurs, le succès de
ces auteur·e·s au tournant du XXIe siècle invite ainsi à une étude comparatiste de la
fiction du méga-complot dans une perspective transatlantique plus large.

NOTES DE FIN
1. L’éd. suivante sera convoquée dans cet article : Antoine Bello, Les falsificateurs [2007], Paris,
Gallimard, 2008, <Folio> ; dorénavant Fa.
2. L’éd. suivante sera convoquée dans cet article : Antoine Bello, Les éclaireurs [2008], Paris,
Gallimard, 2016, <Folio> ; dorénavant Écl.
3. L’éd. suivante sera convoquée dans cet article : Antoine Bello, Les producteurs [2015], Paris,
Gallimard, 2016, <Folio> ; dorénavant Pro.
4. L’écrivain est par exemple qualifié de “prodige de l’écurie Gallimard” dans un article de
Philippe Coste, “Antoine Bello, au-dessus de tout soupçon”, L’Express.fr [en ligne], 01/03/2009,
disponible sur <http://www.lexpress.fr/culture/livre/antoine-bello-au-dessus-de-tout-
soupcon_815624.html> (consulté le 15 juillet 2020).
5. Jochen Mecke, “Esthétique du mensonge”, Cahiers d’études germaniques, n° 68, “Quelques vérités
à propos du mensonge”, vol. 2, 2015, p. 76. Disponible en ligne : <https://
journals.openedition.org/ceg/1436> (consulté le 15 juillet 2020.)
6. Ibid.
7. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article “Figuration des sociétés
secrètes et méga-complot, XIXe-XXIe siècles : de quelques continuités transséculaires et
transnationales”, SERD.hypotheses.org [en ligne], dossier « L’imaginaire des sociétés secrètes »,
Nicolas Aude et Marie-Agathe Tilliette (dirs), à paraître en 2021.
8. Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013, <L’univers
historique>, p. 20.

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9. Ibid., p. 21. – L’ouvrage auquel se réfère D. Kalifa est le suivant : Pierre Popovic, Imaginaire social
et folie littéraire. Le Second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Presses de l’université de Montréal,
2008, p. 24.
10. Voir Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques [1986], Paris, Seuil, 1990, <Points>, et en
particulier la 1re partie, « La conspiration », p. 25-62.
11. Sur le lien entre la Révolution française et l’émergence des discours (méga-)complotistes
contemporains, voir notamment Aurélie Ledoux, Frédérique Leichter-Flack et Philippe Zard
(dirs), Raison publique, n°16, “Complot et terreur”, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012
; Emmanuel Kreis, Les puissances de l’ombre. Juifs, jésuites, francs-maçons, réactionnaires… la théorie du
complot dans les textes [2009], Paris, CNRS Éditions, 2012 ; Pierre-André Taguieff, L’imaginaire du
complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Paris, Mille et une nuits, 2006. Dans une autre
perspective, Maxime Decout identifie lui aussi la charnière entre le XIX e et le XXe siècle comme le
moment où se développent le plus massivement des récits imposteurs (Pouvoirs de l’imposture,
Paris, Minuit, 2018, <Paradoxe>).
12. De petits groupes de comploteurs peuvent chercher à mettre en place un complot
mondial voire un “complot cosmique” – selon une formule d’Alessandro Leiduan dans Umberto
Eco et les théories du complot. Contre le complotisme. Au-delà de l’anticomplotisme, Nice, Ovadia, 2019,
<Chemins de pensée>, p. 72 et al.
13. Antoine Bello, “Les falsificateurs. Présentation de l’auteur”, Antoinebello.com [en ligne], 2007,
disponible sur <https://www.antoinebello.com/les-falsificateurs> (consulté le 15 juillet 2020).
14. Thomas Mahler, “On flatte les gens dans leurs croyances”, entretien avec Antoine Bello, Le
Point, décembre 2011, reproduit sur le site d’Antoine Bello : <https://www.antoinebello.com/
presse> (consulté le 15 juillet 2020).
15. Voir en particulier Johnann Wolfgang von Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister
[Wilhelm Meisters Lehrjahre, 1795-1796], trad. Blaise Briod [1954], éd. et trad. revue Bernard
Lortholary [1999], Paris, Gallimard, 2007, <Folio classique>, livre VII, chap. IX, p. 602-609.
16. Voir à ce sujet Michael Voges, Aufklärung und Geheimnis. Untersuchungen zur Vermittlung von
Literatur- und Sozialgeschichte am Beispiel der Aneignung des Geheimbundmaterials im Roman des späten
18. Jahrhunderts [1987], Berlin, de Gruyter, 2013, <Hermaea, Neue Folge>.
17. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 7 et al. – Nous
renvoyons dans ce contexte à Jean-Pierre Dozon, “La fin des grands récits : un diagnostic
occidentalo-centré”, dans Gwenaëlle Lieppe, Laurent Lévi-Straus et Michel Wieviorka, Laurent
(dirs), Penser global. Internationalisation et globalisation des sciences humaines et sociales, Paris,
Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015, p. 259-269, disponible en ligne : <http://
books.openedition.org/editionsmsh/4708> (consulté le 15/07/2020).
18. Nous nous inspirons ici d’une formule de Ludovic Barbiéri, qui souligne, dans une section
d’article intitulée “Un libéral bon teint” : “Les producteurs illustre […] la passion de l’organisation
de Bello […] qui trahit le businessman qu’il a été […]. De même, tout dans Les
producteurs témoigne de son tropisme américain : son état d’esprit, ses valeurs, sa façon de voir le
monde sont imprégnés de libéralisme à l’ancienne, mélange d’optimisme, d’humanisme, de foi
dans les capacités des hommes et des peuples à déplacer les montagnes”, Ludovic Barbiéri,
“Nouvelles leçons de falsification”, Chronicart [en ligne], 20/03/2015, disponible sur < http://
www.chronicart.com/livres/nouvelles-lecons-de-falsifications/> (consulté le 15 juillet 2020).
19. Ibid.
20. Nous reprenons ici le titre d’un article de Michel Paquot, “Antoine Bello, un businessman
dans la littérature” (Trends, août 2009), consultable dans la section “Presse” du site d’Antoine
Bello comportant d’autres propos similaires : <https://www.antoinebello.com/presse> (consulté
le 15 juillet 2020).
21. Voir en particulier Joseph Conrad, L’agent secret [The Secret Agent, 1907], trad. Sylvère Monod,
Paris, Gallimard, 1995, <Folio classique>. Le roman met en scène un complot orchestré par une

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ambassade que l’on soupçonne russe, qui cible les milieux anarchistes londoniens tout en les
manipulant partiellement.
22. Voir Ayn Rand, La grève [Atlas Shrugged, 1957], trad. Sophie Bastide-Foltz [2013], Paris, Les
Belles Lettres, 2017 – édition où Antoine Bello est d’ailleurs remercié “pour [ses]
encouragements” par la traductrice (p. 2).
23. Dans le roman, la “grève” du titre français vise à empêcher que le travail des brillants
protagonistes, tous à la tête d’entreprises de poids, ne bénéficie aux tenants d’une économie plus
solidaire.
24. De ce point de vue, l’univers terne que met en scène la trilogie de Bello se rapprocherait sans
doute davantage de celui qui caractérise une série télévisée qui n’existait pas encore au moment
de la rédaction des romans : Le bureau des légendes, créée par Éric Rochant et diffusée depuis avril
2015. Décrivant sur un mode réaliste le travail d’agents de renseignement affiliés à la DGSE, cette
série française actuellement la plus exportée dans le monde se caractérise toutefois par une
tension narrative plus forte que dans les trois romans de Bello, où les passages consacrés à la
présentation détaillée des dossiers des falsificateurs sont très étendus.
25. Dans une démultiplication très borgésienne, le Français a eu un fils, prénommé comme lui, et
ainsi de suite jusqu’aux début des années 2000, où un énième Pierre Ménard siège dans le comité
exécutif du CFR (Écl 366).
26. Le roman culmine en une scène de meurtre exutoire, qui se déroule dans un souterrain
labyrinthique accessible par un caveau du cimetière du Père-Lachaise. Voir René-Victor Pilhes,
L’imprécateur [1974], Paris, Le Livre de poche, 1978, chap. XXV, p. 369-407.
27. Une exception concerne peut-être le statut de l’islam dans Les éclaireurs, tome où l’on apprend
qu’Al Qaïda aurait été initialement créée par le CFR pour obliger les États-Unis à moduler leur
politique étrangère – le directeur exécutif du CFR étant d’avis que “[d]e toutes les religions,
l’islam sembl[e] de loin le mieux placé pour endosser le rôle de nouvel ennemi de l’Occident” (Écl
69). Une page plus loin, un glissement se produit, de “l’islam” à “l’islamisme radical” (Écl 40) ; et
au moment où, le 11 septembre 2001, la famille soudanaise de Youssef assiste, en compagnie de sa
fiancée Magawati (deux agents du CFR amis de Sliv), à l’explosion des tours jumelles, la jeune
femme s’exclame : “Regarde ton père jubiler ! De fait, Abdul arborait un mince sourire de
conspirateur. Il avait passé son bras autour des épaules de son interlocuteur, comme s’il était sur
le point de lui révéler l’emplacement du trésor des Templiers.” (Écl 59) Le palimpseste
complotiste apparaît ici dans toute sa profondeur historique, le topos (hélas) actuel du
comploteur islamiste se superposant au motif ancien du trésor caché des Templiers, associant
l’imaginaire complotiste à une dimension religieuse qui déborde l’actualité géopolitique dont il
est du reste question.
28. Nous pensons entre autres aux deux ouvrages suivants : Dan Brown, Anges et démons [Angels
and Demons, 2000], trad. Daniel Roche, Paris, Jean-Claude Lattès, 2005 ; Dan Brown, Da Vinci code
[The Da Vinci Code, 2003], trad. Daniel Roche, Paris, Jean-Claude Lattès, 2004.
29. Nous nous référons ici aux deux significations de la notion que présente Terry Eagleton
(même s’il rejette la seconde) : “[W]e ourselves are post-Romantics, in the sense of being
products of that epoch rather than confidently posterior to it”, Terry Eagleton, Literary Theory. An
Introduction [1983], Oxford, Blackwell Publishing, 1996, p. 16.
30. Joseph Conrad, “Preface”, The Nigger of the Narcissus, New York, Doublebay, Page and
Company, 1897, disponible sur <https://www.gutenberg.org/files/17731/17731-h/17731-h.htm>
(consulté le 15 juillet 2020).
31. Voir Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, <Poétique>, p. 12 et
al.
32. Thomas Mahler, op. cit.
33. Pierre Brunel, “Introduction”, in Pierre Brunel (dir.), Romantismes européens et romantisme
français, Montpellier, Espaces, 2000, p. 24.

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34. Jean Paul, “Vorschule der Ästhetik”, Werke, Munich, Carl Hanser Verlag, 1973, tome V, p. 47,
notre traduction.
35. Jorges Luis Borges, “Pierre Ménard, auteur du Quichotte” [“Pierre Menard, autor del Quijote”,
1939], dans Fictions [Ficciones, 1956], trad. Nestor Ibarra et Paul Verdevoye [1957], Paris,
Gallimard, 1980, <Folio>, p. 63-74. Sur l’importance de la figure de Pierre Ménard dans le contexte
intellectuel et littéraire français, voir Fabula LHT [en ligne], n° 17, “Pierre Ménard, notre ami et
ses confrères”, Arnaud Welfringer (dir.), juillet 2016, disponible sur <https://www.fabula.org/
lht/17/> (consulté le 15 juillet 2020).
36. Jorges Luis Borges, op. cit., p. 64-66.
37. Ibid., p. 68.
38. Terry Eagleton, op. cit., p. 17.
39. Raoul Girardet, op. cit., p. 61.
40. Ibid., p. 59.
41. Dans le contexte des théories de la fiction, voir Françoise Lavocat, op. cit., p. 117-146 en
particulier ; en lien avec une réflexion largement diachronique sur la mauvaise foi du roman, voir
Maxime Decout, En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, Paris, Minuit, 2015, <Paradoxe>.
42. Eva Illouz, “Ces mensonges qui nous gouvernent” [ Ha’Aretz, 14 septembre 2019], trad.
Raymond Clarinard et al., Courrier international, n° 1513, 31 octobre 2019 - 6 novembre 2019, p. 33.
43. Ibid., p. 33-34.
44. Julien Bisson, “Antoine Bello : un homme de chiffres et de lettres”, entretien avec Antoine
Bello, France-Amérique, mai 2009, reproduit sur le site d’Antoine Bello : <https://
www.antoinebello.com/presse> (consulté le 15 juillet 2020).
45. Outre Le pendule de Foucault [Il Pendolo di Foucault, 1988] et Le cimetière de Prague [Il Cimitero di
Praga, 2010] on pensera au dernier roman d’Umberto Eco, Numéro zéro [Numero Zero, 2015], trad.
Jean-Noël Schifano, Paris, Grasset, 2015 – dont la portée transnationale est toutefois moins nette
que dans les romans précédents.
46. Pour un roman récent, voir Thomas Pynchon, Fonds perdus [Bleeding Edge, 2013], trad. Nicolas
Richard [2014], Paris, Seuil, 2015, <Points>.
47. Voir Juan Gabriel Vásquez, Le corps des ruines [La Forma de las Ruinas, 2016], trad. Isabelle
Gugnon, Paris, Seuil, 2017, <Cadre vert>.
48. Voir In Koli Jean Bofane, Mathématiques congolaises [2008], Arles, Actes Sud, 2011, <Babel>.
49. Voir Chloé Delaume, Les sorcières de la République, Paris, Seuil, 2016, <Fiction et C ie>.

RÉSUMÉS
La trilogie Les falsificateurs (2007), Les éclaireurs (2009) et Les producteurs (2015) a valu à Antoine
Bello un succès rapide. Si certains ont pu admirer sa popularité soudaine, force est de constater
que les figures du mensonge qui peuplent sa trilogie ne sont pas nouvelles. Le “Consortium de
Falsification du Réel”, dont les trois romans déploient les multiples dissimulations, rappelle ainsi
une constellation littéraire plus ancienne : l’association secrète de comploteurs aux visées
transnationales. À ce titre, nous proposons de lire la trilogie de Bello comme la variation
contemporaine d’un imaginaire transséculaire. Une mise en perspective historique révèle en
effet un palimpseste complotiste sous les personnages de falsificateurs que l’écrivain met en
scène. Par ailleurs, ces menteurs professionnels font émerger une dynamique plutôt originale
dans la littérature française : une rationalisation de l’imaginaire du méga-complot, dont nous
tenterons de cerner les modalités, les enjeux et les limites.

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INDEX
Mots-clés : falsification, dissimulation, fiction du complot, post-romantisme

AUTEUR
CHLOÉ CHAUDET
Université Clermont Auvergne

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70

L’impossible sincérité du curateur.


Authenticité, crédit et récit de soi
dans les versions contemporaines
du récit de collection
Loïse Lelevé

1 Ce qu’on pourrait appeler le récit de collection connaît donc son plein développement
entre les années 1840 et le début du XXe siècle, tombe ensuite en désuétude, mais
semble faire une réapparition dans la littérature contemporaine européenne, au prix –
c’est ce que nous entendons montrer dans le présent article – de plusieurs
déplacements, à commencer par la relégation de son protagoniste au rang de curateur 1
chargé d’authentifier une collection. C’est une figure inédite par rapport aux récits du
XIXe siècle : il n’est en effet ni collectionneur à proprement parler (il ne possède pas la
collection qui lui est confiée), ni historien de l’art, personnage qui fait l’objet d’un
traitement sui generis dans la littérature contemporaine 2. Il se situe plutôt entre le
connaisseur, l’expert et l’esthète : dépositaire d’un savoir autodidacte ou dont on ne
connaît pas l’origine, il n’est pas recruté par des institutions mais par des
collectionneurs privés peu recommandables, pour en authentifier les œuvres. Pourtant,
comme les collectionneurs des années 1840, il se caractérise par son caractère asocial et
son obsession pathologique pour la collection dont il a la garde. Néanmoins celle-ci est
désormais minée de part en part par la menace du faux, des objets inauthentiques qui
la constituent à la fausseté du discours de savoir qu’elle prétend tenir sur ses propres
pièces comme sur le monde. Les faux de la collection ne sont pas dans les récits
contemporains le résultat d’erreurs (d’attribution, de catalogage) ni même d’une
manipulation délibérée, mais le symptôme d’un dysfonctionnement inhérent à la
collection elle-même. Là où, dans la culture humaniste, le cabinet d’amateur ou la
Wunderkammer agissaient comme un microcosme reflétant et résumant le monde et
l’étendue des connaissances disponibles à son sujet, là où la collection du XIX e siècle se
présentait comme un résumé de l’histoire de l’art occidental (sur le modèle de celle de
Nemo) ou comme un exposé des connaissances et des trouvailles d’un spécialiste (sur le

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modèle de la collection de faïences d’un Champfleury, expert reconnu dans son


domaine), la collection dans les romans contemporains ne fonctionne plus que comme
un ensemble de signes qui tournent à vide. C’est un trompe-l’œil : un dispositif qui
imite des systèmes de construction du savoir et d’attestation de l’authenticité pour
mieux en révéler la fragilité, l’inadéquation, le caractère falsifiable. Dès lors, le curateur
ne peut plus être qu’un imposteur obligé3 : lui qui doit attribuer des noms et garantir
des origines, le voilà prisonnier d’une somme de récits contradictoires, puisque ni les
noms ni les histoires de provenance des faux n’ont plus de référent stable hors de la
fiction que construit la collection. L’écriture, par les narrateurs-curateurs, de la
collection (sous la forme de l’inventaire qui identifie et authentifie les objets) devient
écriture du doute et, dès lors, écriture de soi : leurs notices de catalogue, détournées de
leur but initial, se font lettres ou journaux intimes, la crise de l’authenticité de la
collection provoquant en retour la crise de l’identité des curateurs. Dès lors que, dans la
collection, l’étiquette ne peut plus correspondre à l’objet, toute conception de la vérité
sous la forme traditionnelle de l’adaequatio rei et intellectus devient obsolète. Pour
échapper à l’angoisse d’un monde de purs simulacres coupés de tout référent réel, il
faut exhiber ou remotiver les signes devenus vides, quitte à leur imposer un référent
nouveau, à le construire ad hoc. Le danger du mensonge n’est plus tant celui de la fausse
identification ou de la fausse identité, dans le but de tromper, que celui d’une parole
“cloisonnée”4, comme l’écrit le protagoniste du roman De toutes pièces de C. Portier, d’un
rapport artificiellement figé entre les mots et les choses, qui empêche la
resémantisation des signes et la réinvention de soi. Aussi, face au manque de sens de la
collection, au délitement de leur identité, les curateurs narrateurs se construisent-ils
des masques en série, selon des règles précises, et tentent-ils ainsi de “se montrer
radic[aux] dans la maîtrise de l’imposture”5, de convertir leur mauvaise foi en une
hypocrisie (au sens étymologique, jouer à être un autre) avouée, mise en scène,
performée6. Se joue ainsi l’un des horizons éthiques possibles que dessine le roman
contemporain dans son rapport à la vérité, à travers la tentative de construire de
fragiles relations de confiance entre narrateurs et narrataires – autant de pactes de
lecture, de pactes de fictionnalité en abyme, obliques, fuyants, mais proposant une
forme de crédit narratif. Pour en étudier les mécanismes, nous nous appuierons
principalement sur deux romans, De toutes pièces, de Cécile Portier (2018) et Athena, de
John Banville (1995), sans nous interdire un détour par les récits de Georges Perec ou de
Pierre Senges.

Le récit de collection contemporain. Disparition de la


collection, avènement du curateur aliéné
2 Dès le XIXe siècle, les œuvres mettent en scène la disparition de la collection quand
celle-ci est conçue comme un espace de projection du désir et le portrait indirect d’un
collectionneur maniaque mais sincère. Ce topos du roman de collection est repris de
manière ironique et ludique à l’ère postmoderne dans la mise en scène
d’enfouissements ou de dilapidations de collections désormais marquées par une
inauthenticité foncière. Ainsi, dans Un cabinet d’amateur de Perec, le tableau éponyme,
résumé en abyme de la collection d’Hermann Raffke, est enterré avec son possesseur,
dans une reprise ironique de Vingt mille lieues sous les mers. La citation de la description
de la collection de Nemo qui sert d’exergue au roman de Perec 7 vaut autant comme

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avertissement au lecteur que comme hommage à Verne : l’idéal de la collection-musée,


synthèse à elle seule de l’ensemble de l’histoire de l’art occidental, est dépassé. Tous les
tableaux ou presque de la collection Raffke sont faux, et le Cabinet d’amateur qui les
représente est un instrument de vengeance. Dans le texte de Perec, l’onomastique
fonctionne comme un piège linguistique : non seulement les noms de peintres et
d’œuvres sont privés de tout fonctionnement référentiel correct8 et ne renvoient plus à
des œuvres réelles mais à des tableaux fictifs, créés selon des règles de génération
avant tout textuelles9 ; mais ils sont aussi le support d’un système intertextuel d’“impli-
citations” où la référence explicite en dissimule toute une série d’autres 10, à commencer
par les allusions “encryptées” à La vie mode d’emploi qui lui sert d’hypotexte. Avec la
perturbation du système de la référence et le fonctionnement autotélique du texte,
c’est toute l’articulation de la collection au monde, sa conception comme dispositif de
représentation et de lecture d’une histoire de l’art cohérente, qui est remise en cause.
Le cabinet d’amateur ne peut plus être le microcosme synthétisant, dans un idéal
humaniste, les curiosités remarquables, culturelles et naturelles, de notre monde : il
devient le genre esthétique, emprunté, par un art de l’ekphrasis ludique, au domaine
pictural, d’exploration des possibles de la création littéraire, à commencer par le “faire-
semblant”11. Au mensonge au service de la mystification mise en place, dans la diégèse,
par Raffke, correspond donc, sur le plan métatextuel, une pratique littéraire du
trompe-l’œil12, dans lequel le plaisir de l’illusion comme imitation (de discours savants
sur l’histoire de l’art), masque autant qu’il l’exhibe l’angoisse du manque, du
tarissement, de la répétition insensée, et se dévoile comme une tentative de “retrouver
l’invention au-delà de l’énumération, le jaillissement au-delà de la citation, la liberté
au-delà de la mémoire” (CA 28). La fiction perecquienne se présente dès lors moins
comme une pratique du “mentir-vrai” où l’activité de fabulation trouverait sa
justification éthique ou épistémique dans la modélisation herméneutique du monde
qu’elle rendrait possible – et sans qu’il y ait donc, à proprement parler, de mensonge,
d’intention de tromper, de la fiction –, que comme un jeu de simulation où l’angoisse de
la coupure référentielle avec le réel, où l’anxiété liée à la dislocation des savoirs, est
conjurée par l’exhibition, ironique et ludique, du simulacre comme tel. Le simulacre ne
s’y substitue donc pas au réel dont il serait devenu indiscernable, comme chez
Baudrillard ; mais, comme dans le trompe-l’œil, le vertige de la confusion possible entre
faux et réalité se renverse toujours en plaisir de l’exhibition, a posteriori, du mécanisme
de la tromperie.
3 À l’époque contemporaine, une mélancolie13 mortifère vient ainsi doubler le processus
ludique de création d’une collection fictive. Dans Veuves au maquillage (2000) de Pierre
Senges, le protagoniste, cherchant à se suicider, décide de confier la découpe
méthodique de son corps en “lotissements” à des veuves homicides. Se constitue ainsi
ironiquement une collection dont la finalité même est la disparition : les fragments de
corps sont soigneusement prélevés selon un protocole qui emprunte autant aux traités
d’Ambroise Paré qu’à l’Anatomie de la mélancolie de Burton. Leur devenir fait l’objet
d’hypothèses qui fonctionnent comme autant de matrices narratives : les veuves et le
narrateur s’amusent à en faire des “colis” piégés à envoyer par vengeance à des
victimes désignées :
Nos petits colis sont prétextes à racontars, à billevesées : entre les veuves et moi […]
s’est établi un jeu : c’est à qui rapportera l’histoire la plus longue, la plus complète,
la plus prometteuse – le compte-rendu qui satisfait le plus notre appétit de
vengeance et de merveille. C’est à qui prétendra (à tort ou à raison : mais nous

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accordons toujours notre crédit aux témoins) avoir adressé le colis le plus fantasque
au ministre le plus en vue […] ; c’est à qui proposera le projet invraisemblable mais
efficace, s’inventera une victime qui nous agrée ou nous dépasse, et la désigne
parmi la foule.14
4 Ainsi les opérations de constitution de la collection sont-elles ironiquement réparties
entre le narrateur et les veuves : lui fournit à la fois la matière première, et l’expertise
de ses lots ; elles prélèvent, acquièrent, et cèdent ses membres. Le narrateur devient de
la sorte une figure absurde de curateur volontairement aliéné à des collectionneuses
qui ne possèdent rien. Dans ces conditions, la référence à Burton est significative d’un
nouvel investissement du rapport entre le corps (figure microcosmique) et un
macrocosme réinventé. La vivisection comme leçon d’anatomie est aussi une opération
de connaissance de soi et du monde, à ceci près qu’il ne s’agit plus de faire découvrir le
monde tel qu’il existerait en dehors de la fiction, mais de mettre en œuvre la
constitution de mondes fictionnels et l’émergence ironique d’une figure d’auteur par
suppression de soi-même du narrateur et récit de cette suppression 15. La collection
conserve une fonction de représentation herméneutique du monde (chaque fragment
de corps est prétexte à histoires, à rappels théoriques et à investigations), cependant
celle-ci est de part en part médiée par des références littéraires : c’est une anatomie de
la culture et de la fiction16 qui s’y joue. Veuves au maquillage est dès lors exemplaire du
récit de collection à la première personne, marqué par l’avènement d’un narrateur
hypocrite, ironique et désabusé :
seul nous convient un raisonnement rétrospectif et volontairement de mauvaise
foi : à l’origine de notre vie commune il y a (voici ce que je dicte aux veuves, elles se
montrent à ce sujet aussi hypocrites que moi) cette décision, prise par moi seul, en
mon pouvoir égotique et régalien, de procéder par amour, par noblesse et pour la
farce, à l’effeuillage d’une marguerite à quarante-neuf pétales, celle de mon propre
corps – un peu, beaucoup, passionnément.17
5 Seul le mensonge fictionnel, un mensonge qu’on ne saurait rédimer par l’excuse d’un
“mentir-vrai18”, permet ainsi de conserver sa valeur épistémique à la collection et à sa
mise en récit. La création fictionnelle n’est en effet pas représentée dans le roman
comme une simple entreprise de fabulation heuristique, mais comme une mise en règle
du mensonge : la “mauvaise foi”, devenue non seulement volontaire, mais codifiée sous
la forme d’un jeu (presque) sérieux du narrateur et de ses complices, s’y transforme en
hypocrisie19, en fabrication d’identités en série. Les disjecta membra du narrateur sont
l’occasion de l’invention d’autant de masques, dans ce récit de soi sous forme de récit
d’un suicide raffiné. Il se produit alors un renversement de la conception augustinienne
du mensonge : “Augustin caractérise le mensonge par la nature de l’intention et sa
finalité : on peut vouloir dire le faux, pour ne pas tromper autrui, ou dire le vrai pour
l’induire en erreur, et cela, soit pour son bien, soit pour lui nuire. […] Il s’agit donc,
pour ne pas mentir, de dire ce que nous croyons être vrai, avec l’intention de faire
croire ce que nous disons”20. À l’inverse, il s’agit, pour les narrateurs des récits de
collection contemporains, de dire ce qu’ils savent ne pas être vrai, dans l’intention non
de faire croire, mais d’inciter à accorder crédit, “un peu, beaucoup, passionnément”, à
ce qu’ils disent. Là où le mensonge “ne pouvait être qu’une péripétie, attisant la
promesse d’une parousie renouvelée de la vérité”21, il devient l’enjeu même de ce qui se
dessine comme une paradoxale éthique, au croisement de l’amour, même mortifère, de
la noblesse (de l’imposture radicale) et de la farce.

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6 Et tandis que le narrateur de Senges se fait sciemment disparaître pour reconstruire


ironiquement une figure d’auteur, d’autres curateurs aliénés font de leur rapport à la
collection l’enjeu de la difficile construction, sous l’égide de cette hypocrisie, de leur
identité. C’est le cas, notamment, dans les romans de Banville et Portier.

La collection, portrait inauthentique de menteurs


mélancoliques
7 Les récits de collection contemporains sont donc marqués par la permanence des
systèmes de représentation humanistes du monde (cabinets d’amateur, anatomies).
Mais l’idée que le microcosme de la collection demeure un reflet possible d’un
macrocosme extérieur à la fiction qu’elle construit n’est maintenue que par goût de la
supercherie. La collection devient moins un dispositif de savoir que le spectacle d’un
chaos mélancolique et le portrait de personnages instables à travers des miroirs
déformants. C’est qu’elle ne dépend plus d’un lien intime avec un collectionneur 22, mais
du regard que pose sur elle un curateur à la recherche de soi. La lettre et le journal,
écritures de l’intime, sont alors, comme dans Veuves au maquillage, des formes
privilégiées de ces récits.
8 Athena est le troisième tome de la “trilogie artistique” de Banville. Dans le premier, le
narrateur, Freddie Montgomery, tombe amoureux d’un portrait féminin du siècle d’or
hollandais, entreprend de le voler, et massacre à coups de marteau la jeune femme qui
le surprend en flagrant délit. Le roman se présente comme une lettre adressée à son
juge pour tenter de rendre compte de son geste, que le narrateur attribue à un défaut
d’imagination : “This is the worst, the essential sin, I think […]: that I never imagined
her vividly enough, that I did not make her live. Yes, that failure of imagination is my
real crime […]. I could kill her because for me she was not alive” 23. Dans le second tome,
après avoir passé dix ans en prison, Montgomery devient expert autodidacte de
peinture hollandaise et se donne la tâche de se racheter en réussissant là où il avait
échoué : enfanter, de son imagination, une femme qui existe hors de son solipsisme
effréné. Le roman se conclut sur une forme d’échec (“I am, I realise, only at the
beginning of this birthing business”24), et Athena le voit plus tard, sous le pseudonyme
de Morrow, chargé d’authentifier une collection de huit peintures flamandes, tout en
étant amoureux de la mystérieuse “A.” (comme art et comme Athéna). Seulement, sept
des huit tableaux se révèlent faux, et A. n’est autre que la sœur du commanditaire de
l’expertise, qui séduit Morrow pour mieux l’égarer. Ironiquement, le seul tableau
authentique s’intitule The Birth of Athena. L’incertitude des lecteurs quant à la réalité de
l’existence d’A. (est-elle le fruit de l’imagination de Freddie ou une femme réelle,
manipulatrice25 ?) résume toute l’ambiguïté de cette conclusion de la trilogie : faisant
l’expérience de la perte consentie (il laisse A. s’enfuir) comme de la désillusion
artistique (puisque les œuvres sont fausses), Freddie, nouveau Zeus tirant Athéna de
son crâne, parvient-il à donner vie, par sa lettre, à un autre féminin, et donc à achever
sa rédemption26 ? Ou, prisonnier de ses illusions, ne fait-il que répéter les erreurs
(fascination pour l’art comme seul monde possible d’existence, réification des femmes
par un désir voyeuriste, mauvaise foi d’un être se scrutant sans cesse) des premiers
tomes27 ?
9 Freddie est en tout cas un exemple parfait de narrateur non fiable : il masque son
identité (seul le nom Morrow apparaît dans Athena, c’est au lecteur de reconnaître le

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personnage sous le pseudonyme, à travers des indices dissimulés avec plus ou moins
d’hypocrisie28), et ment sans cesse, sans – paradoxalement – jamais s’en cacher 29. Il ne
cesse de commenter les travers de son discours, disséquant tout ce que celui-ci peut
avoir d’artificiel, déréalisant les événements, les souvenirs et les pensées évoquées : ses
incertitudes sur sa capacité à (vouloir) comprendre les faits (“Were you part of the plot,
a party to it? I would like to know. I think I would like to know.”, (A 2)) ; l’arbitraire de
toute tentative d’interprétation générale de ces faits (“I if tried I could connect
everything in a vast and secret agenda. If I tried”, (A 4)) ; l’arbitraire de toute tentative
de mise en récit de ces faits (“Do we really need all this, these touches of local colour
and so on? Yes, we do.”, (A 7)) ; et l’arbitraire de la mémoire de ces faits (“he cannot
have been wearing that greatcoat yet, the weather was still too warm; if I have got that
detail wrong, what else am I misremembering?”, (A 12)) sont mis en scène dès les
premières pages du récit. C’est que Freddie est conscient du regard solipsiste qu’il pose
sur le monde et les autres, un regard qui nécessite la médiation constante de dispositifs
littéraires30 ou artistiques 31, à commencer, bien sûr, par la peinture32 . Incapable de
nouer une relation authentique, ou de se connaître, Freddie est un Narcisse en miettes,
tenant désespérément de combler par un discours hypertrophié l’abîme sous le masque
de l’hypocrite :
Even if I had felt a spider’s web of foreboding brush against my face I would have
been drawn irresistibly through it by the force of that linked series of tiny events
that began the instant I was born, if not before, and that would bundle me however
unceremoniously through today’s confrontation, just as it will propel me on to
others more or less fateful than that one until at last I arrive at the last of all and
disappear forever into the suddenly shattered mirror of my self. It is what I call my life.
It is what I imagine I lead, when all the time it is leading me, like an ox to the
shambles.33
Freddie n’est pas dupe de l’artifice qu’il y a à relire sa vie sous l’angle de la tragédie : ni
l’interprétation des événements en termes de fatalité ou de destin (fateful) ni
l’acceptation de leur contingence absolue ne le satisfont, et sa lecture de l’intrigue
d’Athena (the plot, comme il le dit) hésite constamment entre les deux.
10 Face à ce règne de l’incertitude et du faux (fausses identités, faux tableaux, mensonges
et trahisons), l’art semble offrir la seule forme de réponse possible. Aussi la lettre
d’amour à A. que constitue le roman (il s’ouvre par “My love” et se termine par “Write
to me, she said. Write to me. I have written”) est-elle entrecoupée, dans des chapitres à
part qui scandent le récit, par les sept ekphraseis de Freddie où, pastichant le style du
catalogue raisonné, il entreprend le commentaire des tableaux de la collection. On
s’attendrait à ce qu’il se produise une double substitution : au récit intime en première
personne, où la sincérité du discours est rendue impossible par la conscience aiguë du
narrateur de l’artificialité de sa parole, doit se substituer le discours scientifique, en
troisième personne, dans un langage normé, transparent et efficace ; la certitude de
l’analyse et la confiance de l’expert en ses capacités doivent remplacer le désespoir de
l’amoureux trahi et du Narcisse isolé. Or, ne cessent de se produire entre ces deux
régimes de discours des effets de contamination. Les tableaux, représentant des scènes
mythologiques tirées des Métamorphoses, et autant de femmes sur le point d’être
violées, enlevées ou perdues, semblent résumer allégoriquement les événements des
chapitres qui les précèdent34. Seul personnage masculin, un Ganymède, “a curiosity
among this curious collection” (A 129), subit le même sort. La notice qui lui est
consacrée semble d’abord respecter les principes d’écriture du genre : objectivité du
ton, érudition du commentaire, technicité des termes employés : “We detect influences

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as disparate as Tintoretto, in the dash and dramatic pace of the piece, and Parmigiano
in the curious elongation of the figures” (A 129.). Mais le commentateur tombe dans le
jugement axiologique et étend son soupçon (pour Freddie, all the world’s a stage, et tous
les hommes et toutes les femmes ne sont que des hypocrites) à l’œuvre elle-même : “We
do not quite credit his [le père de Ganymède] grief. He has the air of a man who knows
he is being looked at and that much is expected of him” (A 130). Surtout, abruptement,
la première personne se substitue à la troisième et la description embraye à nouveau
sur la lettre intime : “Those tears: he must have painted them with a brush made of a
single sable hair. Remember when I showed them to you through the magnifying
glass?” (A 130). Enfin, la notice se termine sur un parallèle évident entre les tourments
de Freddie et ceux du peintre : “Some little time after completing this painting van
Ohlbijn […], so it is said, abandoned by his mistress, drank potion from a gilded cup and
died on the eve of his forty-eight birthday. The gods have a sense of humour but no
mercy” (A 131). Les effets de contamination sont par la suite de plus en plus marqués :
la notice d’Acis and Galatea se conclut ainsi : “I am Acis and Polyphemus in one. This is
my clumsy song, the song the cyclops sang” (A 204). L’ekphrasis érudite, le discours
scientifique, sont devenus partie intégrante du lyrisme amoureux déployé dans le
roman ; fausseté des œuvres et hypocrisie du correspondant se répondent.
11 Dans un article consacré au genre de la confession dans le roman anglophone 35, Elke
D’hoker souligne que la sécularisation du discours confessionnel dans la fiction
contemporaine pose le problème de son efficacité : en absence de toute autorité apte à
délivrer une absolution, l’aboutissement de la confession ne peut résider que dans un
déplacement du repentir vers l’expression d’un désir de vérité, tandis que le pardon est
remplacé par un pacte de sincérité avec le lecteur. Or ce déplacement engendre une
écriture et une lecture du soupçon : comment faire la part du discours vrai et de la
complaisance ? Où arrêter la confession, sans tiers qui lui fixe des limites par son ego te
absolvo ? Il nous semble que la médiation du discours érudit sur la collection offre dans
Athena une solution originale à l’aporie, en renversant la conception augustinienne de
la sincérité de la confession : non plus dire ce qu’on croit vrai dans le but de le faire
croire, mais dire ce qu’on sait ne pas l’être et jouer à y croire, en espérant peut-être y
parvenir. La production d’un discours sur soi sincère de Freddie ne passe plus par
l’aveu du meurtre, explicite dans le premier tome, alors qu’il est voilé dans le dernier,
mais par l’expression d’une double défaite, amoureuse et esthétique, convertie en chant
d’amour. L’inauthenticité foncière du narrateur ne lui laisse d’autre choix que
d’adopter une forme de sincérité du masque – d’adhésion à soi par la performance
d’une croyance dans l’efficacité, dans la réalité, de ce masque. C’est la qualité qu’il
reconnaît à son Aunt Corky : “She lied with such simplicity and sincere conviction that
really it was not lying at all but a sort of continuing reinvention of the self” (A 22).
Lorsqu’elle meurt, il lui réserve l’oraison suivante :
This was a world without Aunt Corky in it. What had been her was gone, dispersed
like smoke. Forgive me, Auntie, but there was something invigorating in the
thought; not the thought that you were no more, you understand, but that so much
that was not you remained. No, I do not understand it either but I cannot think how
else to put it. (A 205)
12 On note que la préciosité (“orotund quality”) qui signale ses mensonges a disparu, au
profit de répétitions et de phrases un peu maladroites. Si Freddie peut nouer une
relation véritable avec sa tante, même post-mortem (elle est ici l’autre you du texte, le
pronom renvoyant majoritairement à A.), c’est parce qu’elle incarne la possibilité d’un

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être en constante performance de soi, mais disparaissant avec son œuvre : la somme de
ses masques. Elle n’existe que dans le discours qu’elle tient sur elle-même. Et Freddie ne
peut dire son rapport à soi et au monde que par le truchement d’un discours sur l’art,
n’exister que dans ce discours. La notice de catalogue fonctionne, pour une part, sur un
modèle perecquien : produite à partir de générateurs textuels (les noms des peintres
sont tous des anagrammes approximatives de John Banville ; ce sont des pastiches de
discours de savoirs ; les commentaires, présentés comme des ekphraseis, sont en fait
tirés d’un autre texte, Les métamorphoses), c’est en partie un outil de mystification. Plus
Freddie commente les tableaux, moins il s’aperçoit qu’ils sont faux 36. Mais la visée du
pastiche dépasse “le seul frisson du faire-semblant” : il est le lieu où le narrateur peut le
mieux renverser les mensonges de son discours en parole intime. On peut donc se poser
la question de ce à quoi renvoie sa déclaration finale, “I have written” : la lettre à A./art
est-elle le récit qu’on vient de lire, ou le catalogue de la fausse collection ? Dès lors,
l’effet de contamination entre notices et lettre ne relèverait plus du manque de
maîtrise d’un scripteur qui se laisserait surprendre par un sentimentalisme maladroit,
mais d’une stratégie par laquelle le texte scientifique est miné par le chant amoureux,
et le chant amoureux parvient à une fragile authenticité à travers les erreurs du texte
scientifique. Car la seule garantie de sincérité de la parole de Freddie tient dans l’aveu
de la totalité de son échec : échec de son regard masculin réifiant posé sur une femme
qui l’égare, échec de son regard de connaisseur sur des faux, échec de sa maîtrise du
discours. C’est pourquoi la Naissance d’Athéna est le seul tableau authentique : Freddie a
enfin renoncé à enfermer dans les méandres de son esprit, et de sa parole, celle qui
pourrait être son autre.
13 Ce paradoxe de l’entrée de catalogue comme lieu textuel où le narrateur, mélancolique,
cherche une forme de certitude, d’objectivité, mais qui s’avère le lieu d’émergence de sa
subjectivité troublée, dans une performance de soi à la fois hypocrite et sincère, se
retrouve dans le roman de C. Portier, De toutes pièces. Le texte se présente comme
l’inventaire d’un expert à qui on donne des moyens illimités pour construire une
collection idéale : chaque nouvel expôt intégré à la collection y fait l’objet d’une entrée
datée. Cependant, l’inventaire glisse très vite vers le journal, comme le curateur ne
cesse d’en faire la remarque (“Mais je m’épanche trop. Ce carnet doit rester le lieu de
consignation nécessaire des pièces reçues et de mes intentions objectives.”, (DTP 29)).
On retrouve tous les ingrédients contemporains du récit de collection : un
collectionneur mystérieux37 ; un curateur aliéné, dépossédé de la collection dont il a la
charge38 et porté au mensonge ; la dispersion programmée de la collection (comme dans
Veuves au maquillage, le narrateur s’ingénie à envoyer des colis par surprise, jouant avec
la valeur d’échange des objets et les destinataires39). À nouveau, la collection a vocation
à fonctionner comme un microcosme capable de donner à lire le monde sous la forme
de l’anatomie : “J’aimerais que ce cabinet de curiosité […] sache proposer du monde un
dessin anatomique” (DTP 102). Et, à nouveau, le lien référentiel et épistémique entre
macrocosme et microcosme est rompu ; le monde demeure illisible et la collection le
devient avec lui. Car le dispositif même de constitution de la collection est aliénant :
pouvant sans aucune limite choisir tous les objets à sa fantaisie, le curateur est
rapidement confronté à l’arbitraire de sa démarche :
Je ne communique avec eux [les commanditaires] que par l’intermédiaire d’une
interface web […] : une fois validée, la pièce enregistrée disparaît de l’écran, tout
redevient lisse et vide, et ne m’appartient plus. […] Rien ne m’est laissé comme

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preuve de ce que je transmets […], comme si plus rien n’était que fabulation de ma
part […]. Mon tableau n’a plus aucun référent. (DTP 33-34)
14 Dès lors, le spectacle de la collection ne peut plus s’offrir que comme représentation à
la fois contingente40 et piégée, à l’image du miroir “escamoteur” que le curateur y
introduit :
Il ressemble à celui que l’on voit dans Le Prêteur et sa Femme de Quentin Metsys […].
Ce sont des miroirs de vérité. […] Mais ce miroir, petit chef-d’œuvre d’optique que
j’ai trouvé là, ne rend ni détail piquant, ni hors-champ qu’un angle trop aigu
cacherait à la vue. […] Seulement, placé bien en face du miroir et au centre de la
pièce, le regardeur sera pris d’une sorte de malaise. […] Lui dans ce décor ? Il sera
comme absenté, nié tout simplement. Comme si ce n’était pas lui qui venait là pour
regarder, comme si c’était lui qui était placé là pour disparaître. Oh, ce sera beau
comme du Méliès, faire apparaître ainsi un spectre sur la souple pellicule du réel !
(DTP 23-24)
15 Bien sûr, le piège destiné au commanditaire finit par symboliser la position même du
curateur : Narcisse sans son miroir de vérité, incapable de se rapporter au réel
autrement que par une série de médiations visuelles (peinture et cinéma), fantôme
dans un univers de trompe-l’œil. L’échec de la collection provoque en lui une triple
crise, du savoir, de la parole intime, du rapport au monde :
Quand je fais cet inventaire, le monde parle par ma bouche. Je reconnais tout,
d’avoir tout passé sous ma langue, comme autant d’étiquettes à coller, à refourguer.
Mais ça ne suffit pas. La langue m’échappe. La langue des noms, vulgaires et latins,
la langue où s’encaissent et s’empilent des dérivations de taxons, toute la substance
des noms collée par-dessus les choses se met à fondre, tout se décolle. (DTP 117)
16 Comme dans Athena, le curateur-Narcisse est hanté par le rêve récurrent d’une femme
mystérieuse qui lui échappe, et à qui fait pendant un second personnage féminin, peu
mis en valeur (“la jupe un peu trop courte de la serveuse […]. Ça sert un peu, ça ne
boudine pas encore” (DTP 149)), mais qui lui permet de maintenir un lien, ténu, avec le
réel : “Les êtres me tombent des mains. Seuls leurs vestiges m’intéressent. Le visage de
la serveuse ne revient pas, voilà ce que j’ai laissé là-bas. Je n’ai rien vu, en fait. Je ne sais
pas voir. Je ne fais que jauger” (DTP 150). Le remède à la mélancolie et au solipsisme du
narrateur prendra alors trois formes : la falsification, la formation du regard,
l’acceptation de l’altérité sous la forme de la fiction.
17 La pratique de la falsification est une résistance au mercantilisme des collectionneurs,
voire une véritable éthique professionnelle, l’exercice d’une liberté retrouvée 41 :
Je suis là pour ça, écrire des légendes. Les apposer en petite police sur des étiquettes
et faire que depuis ce tout petit encart, le nom des choses grossisse, grossisse,
grossisse, au point de tout envahir, au point de prendre la place des choses elles-
mêmes, et du souvenir de leur origine. […] J’amplifie, je déforme, je fais mon travail.
(DTP 109)
Je suis l’artisan et la victime d’un système fondé sur la croyance, qui en même
temps la mine. Je voudrais apprivoiser ce processus. Le retourner une dernière fois,
faire que l’arroseur soit arrosé. […] Je pense avoir retrouvé ma marge de liberté
dans cette demande folle. (DTP 134)
18 Mais, dans De toutes pièces, l’expérience émancipatrice de l’altérité se fait surtout par le
truchement d’un chat, qui, déambulant dans l’entrepôt où sont stockées les pièces de la
collection, force le curateur à accepter l’irruption de l’imprévu et le plaisir de la
surprise. Un jour, il surprend l’un des gardiens à faire semblant de tirer sur le chat pour
le tuer, puis le chat disparaît. Dès lors, l’espace de la collection, organisé par le curateur
pour résumer un monde qu’il contrôle et momifie par son entreprise constante de

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nomination, d’étiquetage et de classification, devient le lieu où le jeu et le vrai, la


fiction et le réel, se confondent : “Il se peut aussi que le chat soit mort. Que la fiction
soit performative et qu’une volonté de nuire suffise à faire mourir un chat […]. Mettons
que le chat soit mort. Il entrerait alors dans mon domaine : celui des choses inanimées.
Je saurais alors mieux le traiter, car c’en serait fini du régime de la surprise dans lequel
cette bête évolue” (DTP 93). Quand le narrateur décide de sortir de son isolement, il
prolonge le geste de falsification, qui minait la collection de l’intérieur, par un acte plus
radical encore : la dispersion de la collection42, c’est-à-dire le refus de l’attitude au
monde qu’elle symbolise, un regard masculin prédateur confondant les êtres et les
choses, une entreprise de prélèvement et de possession, l’autorité d’un savoir qui
réduit le monde à un spectacle narcissique. Son changement de regard est symbolisé
par son rapport à l’animal :
Le chat. […] Je ne lui donnerai pas de nom. Je ne lui parlerai pas. Je ne chercherai
pas à l’accaparer, à le séquestrer dans mon monde qui transforme les êtres et les
choses en objets à sa langue et à sa main. (DTP 133)
19 Et le roman de se conclure : “Je vais partir, laisser les objets non liquidés. […] J’emporte
le chat. Je laisse la porte ouverte” (DTP 174).

Fictions à crédit
20 Vers la fin de sa lettre, Freddie désabusé s’interroge : “Since I am no longer speaking to
anyone except myself […], I do not know why I should go on fussing over niceties of
narrative structure, but I do” (A 211-212). Les deux narrateurs d’Athena et De toutes
pièces se servent du truchement de discours normés (catalogue, inventaire) pour se
construire des identités fragiles. Les lieux textuels du savoir deviennent ainsi, sous leur
plume, des espaces de mensonge et de fiction. Ils n’entendent pas convaincre leurs
narrataires mais proposer une pratique assumée du faux comme seule forme possible
d’authenticité. Dès lors, ils ne leur demandent pas tant de les croire que d’accorder leur
attention aux fictions qu’ils élaborent. Si Freddie prête encore intérêt aux fioritures de
la narration, c’est parce que le seul crédit dont il peut bénéficier est celui qu’il s’octroie
comme narrateur, comme storyteller. De même le curateur de C. Portier commente-t-il
ironiquement : “on préfère toujours être un salaud qui trompe qu’un salaud qui
assassine” (DTP 63), ce qui pourrait valoir comme résumé grinçant d’Athena : Freddie s’y
construit par le mensonge sa rédemption d’ancien meurtrier. Tous deux pratiquent une
sorte d’éthique ambiguë du mensonge : “Mensonge est parole cloisonnée. J’ai, moi
aussi, mes petites boîtes à mensonges” (DTP 43). La fiction, dans ces textes, ce serait le
“décloisonnement” du mensonge, à travers une remise en circulation des images,
l’ouverture de boîtes de Pandore textuelles. Ainsi, significativement, dans la trilogie de
Banville, des personnages issus d’autres ouvrages reviennent, brouillant la clôture du
texte et de l’univers fictionnel qu’il met en place43. De même, on observe une migration
des images dans le travail de C. Portier : le “cil de Marylin Monroe […] prélevé à même
son cadavre barbiture” (DTP 41), ou la photographie de la petite fille morte qui fascine
le narrateur, sont pris à des œuvres antérieures44. Les prélèvements, textuels et
iconiques, tirés d’œuvres précédentes font des suivantes non plus une collection
fermée mais des livres ouverts : la migration des signes et des images est une entreprise
de resémantisation et de partage de ces contenus45. Le mensonge n’en est pas moins
présent, mais il est décloisonné. Aussi le curateur peut-il affirmer à la fois : “Un

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souvenir, par exemple, est une chose fiable” (DTP 31), et : “J’oublie beaucoup de choses,
voilà pourquoi je note. J’oublie ce qui m’affecte” (DTP 26).
21 Les narrateurs des récits de collection produisent par l’écriture une identité performée
qui, comme la fiction du chat, peut bien devenir performative. Le mensonge pratiqué
avec assiduité et la copie, la reprise, peuvent alors devenir, peut-être, de paradoxaux
régimes d’authenticité. Ce n’est pas un gage parfait : les fins demeurent ambiguës,
comme la capacité des personnages à se défaire de leur “complexe d’Actéon” 46. A., la
serveuse ou le chat ne sont pas les représentations de l’altérité les plus convaincantes,
et l’acceptation de l’échec, sous la forme de l’écriture de la lettre d’amour ou de la
dispersion de la collection, n’est pas une ferme promesse d’émancipation. Mais le
mélange de mélancolie, d’ironie et d’humour47 de ces discours, la tentative désespérée
de production d’un récit de soi malgré l’éclatement du moi, le détournement ironique
de la confession en performance de fausses identités en série, plaident tous la même
cause : accorder crédit, sinon créance, au mensonge de la fiction, au bal des masques.

NOTES DE FIN
1. Pour reprendre le terme adopté par C. Portier dans De toutes pièces, Meudon, Quidam, 2018
(dorénavant DTP).
2. Sur le traitement de la figure de l’historien de l’art dans le roman contemporain, voir Nella
Arambasin, Littérature contemporaine et “histoires” de l’art : récits d’une réévaluation, Genève, Droz,
2007.
3. “ce qu’est fondamentalement l’imposture : posture usurpée, une attitude plus souvent subie
que choisie, un carcan, une camisole de force”, précise Maxime Decout dans Pouvoirs de l’imposture
(Paris, Éditions de Minuit, <Paradoxe>, 2018, p. 8-9), qui analyse justement les liens entre la
question du savoir et de l’imposture.
4. DTP 43.
5. Pierre Senges, Veuves au maquillage, Paris, Verticales, 2000, p. 249 (dorénavant VM).
6. Sur la mauvaise foi en littérature, voir Maxime Decout, En toute mauvaise foi, Paris, Éditions de
Minuit, 2015, <Paradoxe>.
7. Georges Perec, Un cabinet d’amateur, Paris, Seuil, 2001 [1979], <Points>, p. 9 (dorénavant CA).
8. Le catalogue de la vente Raffke mêle éléments réels et fictifs : Charles M. Murphy s’attaquant au
record du mile le 30 juin 1899 est une toile de Bernie Bickford, censé avoir travaillé dans l’atelier de
Bonnat, rencontré le “gangster notoire” Angelo Merisi, et peint des tableaux conservés au Police
Academy Museum de Brooklyn (CA 31). Si le peintre est fictif, Murphy existe, Bonnat aussi, il y a
bien un Police Academy Museum à New York, et Michelangelo Merisi n’est autre que le Caravage,
connu pour ses déboires avec la justice de son temps : le texte trouble les frontières entre fiction
et réalité, désamorce le fonctionnement correct de la référence.
9. Sur l’usage de passages de La vie mode d’emploi comme “générateurs textuels” des tableaux de la
collection, voir Bernard Magné, “Peinturecriture”, Perecollages 1981-1988, Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 1989.
10. Sur le fonctionnement de “l’impli-citation”, voir ibid., p. 74 notamment.

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11. Voir la phrase finale (“Des vérifications entreprises avec diligence ne tardèrent pas à
démontrer qu’en effet la plupart des tableaux de la collection Raffke étaient faux, comme sont
faux la plupart des détails de ce récit fictif, conçu pour le seul plaisir, et le seul frisson, du faire-
semblant”, (CA 85)).
12. Perec a exposé les liens entre la pratique du trompe-l’œil et sa propre écriture dans une
préface à l’édition des photographies de C. White : “Ce que, en fin de compte, le peintre de
trompe-l’œil nous dit, ce qui déclenche en nous ce petit vertige n’est rien d’autre que : ‘Ceci n’est
pas un mur.’ Or, bien sûr, si la pipe de Magritte n’est pas une pipe, puisqu’elle n’est, tout
simplement, tout bonnement, qu’un peu de peinture étalée sur une toile, le mur peint en trompe-
l’œil est, lui, bel et bien un mur. Il n’est même que cela : mur nu, sans relief, sans ouvertures, sans
corniches, sans rebords saillants, pur obstacle que le simulacre de la peinture essaye de faire
passer pour quelque chose qu’il n’est pas.” Georges Perec et Cuchi White, L’œil ébloui, Paris,
Chêne, 1981, texte non paginé.
13. Le Cabinet d’amateur serait ainsi “l’expression ultime de la mélancolie de l’artiste” – si
toutefois on prête foi aux propos de Nowak (CA 28).
14. VM 164.
15. Voir Audrey Camus, “Anatomie de la fiction : Veuves au maquillage de Pierre Senges”,
Littérature, vol. 151, no 3, 2008, p. 22 : “Pierre Senges, nouveau Frankenstein, donne ici le jour à
une étrange créature, dans une figuration spectaculaire de l’entrée en littérature de l’écrivain
sacrifiant sa dépouille sur l’autel de la fiction.”
16. C’est la thèse défendue par A. Camus (ibid.).
17. VM 83.
18. Pierre Senges se revendique notamment de Giorgio Manganelli (voir par exemple La
littérature comme mensonge, trad. Philippe Di Meo, Paris, Gallimard, 1991, p. 63 : “Rien n’est plus
mortifiant que de voir des romanciers qui […] s’abandonnent aux rêves morbides d’une
transcription documentaire, éducative ou pathétique de la réalité. […] Bien qu’ils soient forcés de
mentir, comme l’exigent les lois punitives des lettres, ils le font avec angoisse et mauvaise
conscience : on les voit souffrir sous la contrainte de la fraude, et c’est en vain qu’ils dissimulent
un authentique nœud de mensonges sous le voile d’une fictive ressemblance.”)
19. Le terme est à prendre dans son sens étymologique de dissimulation de son identité par
imitation de celle d’un autre. Il s’agit de jouer à être quelqu’un d’autre, pour exhiber et cacher la
fragilité, voire l’inexistence, de l’identité de celui qui se disperse en ses masques. Voir aussi
Maxime Decout, En toute mauvaise foi, op. cit.
20. Michèle Sinapi, “D’un mensonge l’autre : mensonge privé, mensonge politique. Le tournant
kantien”, dans Françoise Reumaux (dir.), Passeports pour le vrai/le faux, Paris, Kimé, 2005, p. 38.
21. Ibid.
22. Sur la collection comme entreprise de sublimation du désir (notamment érotique) du
collectionneur dans Le cousin Pons, voir Pierre-Marc de Biasi, Art. cit.
23. John Banville, The book of Evidence, Londres, Minerva, 1990 [1989], p. 215.
24. John Banville, Ghosts, Londres, Picador, 2011 [1993], p. 239.
25. Sur l’incertitude de la réalité de l’existence de A., et sur les conséquences de cette ambiguïté
sur l’interprétation de l’intrigue, voir Brendan McNamee, “Interpretation, suspension, response :
a reading of John Banville’s Athena”, Orbis Litterarum, vol. 61, n o 3, 2006, p. 183‑201.
26. John Banville, Athena, Londres, Picador, 2010 [1995] (dorénavant A), p. 233: “There is the she
who is gone, […] lost to me forever, and then there is this other, who steps out of my head and
goes hurrying off along the sunlit pavements to do I don’t know what. To live. If I can call it
living; and I shall.”
27. Le roman programme l’impossibilité de trancher, et la question fait débat parmi les
spécialistes. Voir, notamment, deux études, sous l’angle du féminisme, qui nuancent fortement la
possibilité de la rédemption de Freddie: Anja Müller, “You have been framed: the function of

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ekphrasis for the representation of women in John Banville’s trilogy (The Book of Evidence, Ghosts,
Athena)”, Studies in the Novel, vol. 36, no 2, 2004, p. 185‑205; Patricia Coughlan, “Banville, the
Feminine, and the Scenes of Eros”, Irish University Review, vol. 36, n o 1, 2006, p. 81‑101.
28. Par exemple, cette scène où le personnage de Francie se saisit d’un marteau, ce qui rappelle le
meurtre du premier tome: “Francie ambled forward and picked up a miniature hammer from the
workbench and turned toward me and – Enough of this. I do not like it down here! I do not like it
at all. A wave of my wand and pop! here we are magically at street level again” (A 55).
L’interruption volontaire du narrateur, comiquement soulignée par l’onomatopée, exhibe autant
qu’elle le dissimule le souvenir du meurtre ; le narrateur joue à se trahir lui-même.
29. “Perhaps it was merely out of curiosity then that I— Ah, what a giveaway it is, I’ve noticed it
before, the orotund quality that sets in when I begin consciously to dissemble […]. Whenever I
employ locutions such as that you will know I am inventing. But then, when do I not use such
locutions?” (A 24).
30. “You see? – a lost love, a locked room, a now a will: we are in familiar territory after all”, (A
4).
31. “The occasion of our first meeting retains in my memory a sort of lurid, phosphorescent
glow; I have the impression of a greenish light and dispersing stage smoke and the sudden swirl
and crack of a cloak and a big voice booming out: Tarraa!”, (A 6). Sur l’importance de la référence
théâtrale pour Freddie, voir Wit Pietrzak, “A Stage-Hand, Perhaps: Life as a Stage Play in John
Banville’s The Book of Evidence”, Critique: Studies in Contemporary Fiction, vol. 61, n o 5, 2020,
p. 568‑576.
32. Le lien entre l’obsession artistique, la complexité du point de vue éthique de Freddie, et les
difficultés de son rapport au réel, constitue sans doute l’enjeu principal auquel s’intéressent les
spécialistes de Banville. Outre les monographies pionnières de Rüdiger Imhof, John Banville: A
Critical Introduction, Dublin, Wolfhound Press, 1997 et de Joseph McMinn, The Supreme Fictions of
John Banville, Manchester, Manchester University Press, 1999, les travaux suivants envisagent la
question: Tony E. Jackson, “Science, Art, and the Shipwreck of Knowledge: The Novels of John
Banville”, Contemporary Literature, vol. 38, no 3, 1997, p. 510‑533; Elke D’hoker, Visions of Alterity:
Representation in the Works of John Banville, Amsterdam, Rodopi, 2004; John Kenny, “Well Said Well
Seen: The Pictorial Paradigm in John Banville’s Fiction”, Irish University Review, vol. 36, n° 1, 2006,
p. 52‑67; Mark O’Connell, “On Not Being Found: A Winnicottian Reading of John Banville’s Ghosts
and Athena”, Studies in the Novel, vol. 43, n° 3, 2011, p. 328‑342.
33. A 10 ; nous soulignons.
34. Pour une analyse précise des tableaux et de leur inscription dans l’intrigue, voir Brendan
McNamee, Art. cit.
35. Elke D’hoker, “Confession and Atonement in Contemporary Fiction: J. M. Coetzee, John
Banville, and Ian McEwan”, Critique: Studies in Contemporary Fiction, vol. 48, n o 1, 2006, p. 31‑43.
36. Pourtant, à en croire Francie, leur inauthenticité est évidente: “We dried them under the
lamps, he said, they were still sticky when he showed them to you and you never noticed” (A
217).
37. Non pas un criminel, comme dans Athena, ou un mort au tombeau, comme dans Un cabinet
d’amateur, mais de riches anonymes dont on ne saura rien, sinon qu’ils veulent l’équivalent
contemporain d’un prestigieux cabinet de curiosités, sans doute avant tout pour pouvoir
spéculer.
38. “Je suis en quelque sorte un occupant sans titre, et donc sans pouvoir” (DTP 68). Il ne peut
donc plus prendre à son compte les six étapes de constitution et de jouissance de la collection
désignées par P.-M. de Biasi, ce qui fausse son rapport à la collection et frappe sa démarche
d’inauthenticité.
39. Par exemple, à une petite fille qui devait recevoir une licorne en peluche, il offre une “licorne
véritable” (DTP 159), faite d’une dent de narval ancienne fichée sur un âne taxidermisé. “C’est si

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plaisant que la mirifique ivoire, qui se vendait jusqu’à onze fois le prix de l’or, se retrouve
enchâssée entre les deux oreilles d’un âne ! Toute spéculation ramenée à sa bêtise, à sa possible
dévaluation. Tout cela ne vaut rien et c’est ce qui en fait son prix” (DTP 161).
40. Le caractère hétéroclite et arbitraire de la collection est symbolisé par le tout premier objet
de l’inventaire, dans la phrase inaugurale : “Premièrement un ornithorynque” (DTP 13).
41. Ainsi, le narrateur peut-il déclarer “Je ne supporte pas qu’on remette en cause mon
professionnalisme. C’est ma seule sincérité” (DTP 85), et, à la page suivante “Je me suis donc
prêté, non sans satisfaction, dans un certain esprit de revanche, à une contrefaçon d’amateur”
(DTP 86).
42. Il y a un renversement par rapport au XIX e siècle à cet égard : pour Pons ou Nemo, la fin de la
collection a quelque chose de tragique. Dans les récits contemporains, en revanche, la
destruction de la collection a valeur émancipatrice, même si la mélancolie n’en est pas absente.
43. Dans Athena, le nom de l’inspecteur est une version déformée de celui du premier tome, et le
peintre de Ghosts, Vaublin, fait une réapparition. L. Louvel a analysé ce jeu en détail dans Ghosts :
“Fantômes dans le texte, ils sont aussi fantômes d’autres textes puisque les nombreux échos
entre les romans précédents de Banville font de ce livre un lieu bien sonore : […] Mefisto fournit
l’original de Felix, de Licht /Leicht, du Professeur qui apparaît sous divers noms commençant par
K : Kosok, Kasperl, Kreuznaer […].” Liliane Louvel, “John Banville, Ghosts : l’étoffe des rêves”, Études
irlandaises, vol. 22, n° 1, 1997, p. 45.
44. DTP 25-26. Le cil vient d’Inventaire pour déshérence, une performance réalisée dans le cadre du
festival organisé par le Général Instin, à Belleville, du 4 au 7 juin 2015. Le texte est en ligne sur le
blog de C. Portier : https://petiteracine.net/wordpress/2015/06/inventaire-pour-desherence/.
La photographie de la petite fille et le texte qui l’accompagne, en partie repris verbatim dans DTP,
sont tirés de “Dans le viseur”, l’une des séries du blog : https://petiteracine.net/wordpress/
2015/03/le-temps-l-emporte/ (sites consultés le 6 novembre 2020).
45. Il n’est donc pas innocent que, dans DTP, les images qui circulent soient celles de corps
féminins, qui échappent ainsi en partie à la prédation du curateur. Dans un entretien à paraître
dans le prochain numéro de Romanesques (“Numérique et romanesque”, n° 13, 2021), C. Portier
s’explique sur ces retours : “Ils existent surtout parce que certaines figures sont importantes
pour moi à un moment, et que je les emporte avec moi d’un projet à l’autre quand je sens que je
n’en ai pas fini avec elles et que je n’ai pas encore envie de les ranger”.
46. Sur le complexe d’Actéon (qui relie en un même réseau le regard, le désir de savoir, le désir
de vérité et le corps féminin traité comme objet), et son usage dans les fictions de Banville, voir
Patricia Coughlan, Art. cit.
47. Parfois noir : voir l’entrée 11 septembre de l’inventaire, sous-titrée “jour de spectacle” (DTP
124).

RÉSUMÉS
Comment un discours scientifique aussi normé que l’inventaire de collection peut-il devenir le
journal intime déguisé de menteurs professionnels ? Au XIX e siècle, le roman de collection, récit
du martyre esthétique de collectionneurs marginaux ou galerie de portraits de tout ce que
Drouot compte d’experts véreux, de faussaires sans scrupules ou de philistins dupés, met en
scène des collections parfois truffées de faux, sans que la forme-collection elle-même soit
considérée comme inauthentique : elle reste une forme pertinente d’organisation des objets et
des connaissances. Quand la fiction contemporaine s’empare du genre, cependant, c’est pour
donner une tout autre vision de la forme-collection. Celle-ci n’est plus le résultat du désir fou
mais sincère d’un esthète, mais plutôt de la spéculation financière de collectionneurs anonymes
peu soucieux d’authenticité. Détachée d’un projet personnel qui lui donne sens, associant objets

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authentiques et falsifiés, la collection n’est plus qu’un trompe-l’œil qui imite des discours de
savoir ou d’authentification pour mieux en révéler la fragilité. Dès lors, son curateur, qui ne la
possède plus, mais en est seulement le gardien et le garant, ne peut plus être qu’un menteur. Face
au délitement de la collection devenue système de signes qui tourne à vide, son seul recours est
de “se montrer radical dans la maîtrise de l’imposture”, de performer dans son inventaire une
hypocrisie réglée, pour recréer, par-delà l’angoisse de la collection comme pur simulacre, un
nouveau rapport aux objets – donc à soi. L’écriture des inventaires inauthentiques de la
collection devient ainsi paradoxale écriture de soi, reconquête par le mensonge du rapport aux
objets et aux autres, au monde dont ils sont issus, au langage qui les identifie. Se joue ainsi l’un
des horizons éthiques du roman contemporain, dans la tentative de construire de fragiles
relations de confiance entre narrateurs et narrataires – autant de pactes de lecture en abyme,
fuyants, mais proposant une forme de crédit fictionnel.

INDEX
Mots-clés : collection, authenticité, éthique de la fiction, crédit, écriture de soi

AUTEUR
LOÏSE LELEVÉ
Université Rennes 2 (Cellam)

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Lies, Damned Lies, and Statistics


Warren Motte

AUTHOR'S NOTE
ADDENDUM

I would like to offer an apology for the naivete I displayed in the introduction of this
piece, as I projected when Donald Trump would clear the hurdle of twenty thousand
lies. With the benefit of hindsight (I write this in March of 2021), it is clear that I grossly
underestimated our former Chief Executive’s mendacity as he sprinted to the finish line
of his presidency. On January 24, 2021 the Washington Post reported that during his four
years in office, Trump emitted 30,753 lies1. He was in office for 1512 days. That provides
a rate of 20.339285714285714 lies per day, far greater than the rate he was sustaining in
June of 2020. As the Washington Post remarks, “What is especially striking is how the
tsunami of untruths kept rising the longer he served as president and became
increasingly unmoored from the truth”. The hyperbole of the word tsunami will be
easily forgiven, I think, by anyone who actually had to live through those awful days,
laboring to distinguish between truth and untruth. Let us in any case recognize that
Trump’s record of lying is an impressive achievement, by any standard. But of course
things came to an end for him, as all things must. Sic transit gloria mundi, as they might
have said in Ancient Rome, at the end of another empire.

1 As I write this, in mid-June of 2020, my fellow citizens and I are about to celebrate a
significant milestone in our democracy’s history. A couple of weeks ago, the
Washington Post reported that according to Fact Checker’s database, as of May 29,
President Donald Trump had made 19,128 “false or misleading claims” in the 1,226 days
since assuming office on January 20, 20172. A quick and reasonably simple calculation
suggests that our chief of state has averaged 15.601957585644372 “false or misleading
claims” (let us call them “damned lies” by virtue of the eminence of the individual who
uttered them) per day, carried out to the fifteenth decimal point (which is all that my
calculator will give me). If Mr. Trump continues to lie at his current heady pace 3—and

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why might we expect anything else?—it is legitimate to assume that he will tell his
twenty thousandth lie on or before July 24, 2020. O frabjous day! Callooh! Callay! I don’t
know quite how we shall celebrate that event, but it would be regrettable to let it pass
unremarked. For if nothing else, it suggests how fundamental lying has become to the
national discourse of my country in recent years, to such a degree in fact that one feels
a bit belated and uncool when one proposes merely to tell the truth. Obviously, that
problem becomes thornier still if one wishes to say something truthful about the act of
lying itself. However, it is well to remember that the paradox of the Cretan liar bedevils
our brains only if we imagine that a Cretan pronounces it; in the contrary case it
collapses, emptied of its sting.
2 Bearing those considerations in mind, and having for the moment put damned lies and
statistics behind us (though we may have occasion to return to statistics, come to think
of it), I would like to offer a few observations about lies in the work of Emmanuèle
Bernheim. Not everyone will be familiar with Bernheim, who lived a relatively short
life4, and left an oeuvre consisting of five novels and a memoir 5. In Jérôme Garcin’s
Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française par eux-mêmes, Bernheim
proffered a characteristically understated account of her writerly career: “Elle écrit
court”6. Indeed, each of her novels is in some sense an exercise in minimalism, each of
them wagers insistently upon economy of expression, working out its small dramas in
spaces that are noticeably confined. Among those novels, and granted my present
purposes, Sa femme and Stallone interest me most particularly, for in both of them
Emmanuèle Bernheim puts lies into play in crucial ways.
3 It is undoubtedly true – if only trivially so – that all novelists are liars, for untruth is
after all their stock-in-trade. Their readers (that is to say, you and me) consume those
untruths bulimically, and come back for more. Those readers are typically well aware
that statements made in fiction do not have direct and immediate truth value in the
phenomenal world. Antoine Roquentin will not be arrested for having failed to pay his
taxes; one will search the cemetery in Yonville for Emma Bovary’s grave in vain
(assuming one can find Yonville); Molloy’s chainless bicycle will never be seen climbing
the Tourmalet during the Tour de France; the black Lancia of the French Embassy in
Calcutta will never cut you off in traffic. Those readers furthermore put their real-
world judgments in temporary abeyance, willingly suspending their disbelief, as
Coleridge so famously put it, in order to heighten their readerly experience. Let us take
all of that as read, because Emmanuèle Bernheim is engaged in something a bit
different in Sa femme and Stallone, something a bit beyond the baseline purveyal of
untruth common to all novelists. On the one hand, she enlists lying in the service of
plot development in decisive manners; on the other hand, she uses lies to draw our
attention to certain aspects of literature and its uses that she deems to be paramount.
4 Both novels put on stage young women who are (or who become) medical doctors, and
both of those women are deeply committed to lying, if in rather different ways. “Claire”
is the heroine of Sa femme. Her name is chock-full of cratylic value, signifying both in a
straightforward manner and in manners more ironic. For clarity is one of the principal
stylistic traits that distinguishes this novel: the simplicity of its plot and the refreshing
transparency of its narrative technique are both striking. Both of those effects
undoubtedly contributed to the success of the book, which was awarded the Prix
Médicis in 1993. Yet the way that Claire indulges her taste for duplicity is anything but
straightforward, and that effect provides a pleasing counterpoint to the apparent

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guilelessness of Bernheim’s storytelling, serving to put that narrative frankness very


powerfully in question. Bernheim notifies us that Claire is a prevaricator early on in the
novel. She had ended a love affair with a man named Michel a couple of years ago, we
are told, but had remained friends with him, continuing to see him several times a
week, and had even allowed him to keep a set of keys to her apartment. Yet when she
changes her locks subsequent to the theft of her handbag, she imagines that she will
tell Michel that she now has only one set of keys. In point of fact it never comes to that,
however, because Michel knows her all too well: “Elle voulut parler mais renonça. Il ne
l’écouterait pas. Il savait déjà qu’elle allait mentir” (SF 18).
5 That datum establishes an important standard for everything that follows. Lying and
the recognition of lying as a legitimate discursive mode color Sa femme from beginning
to end. Moreover, in Claire’s case, the will to deceive others is so elemental that it
overruns the borders of discourse, narrowly defined, and comes to permeate her very
way of being in the world, and notably the way that she performs 7 in social settings. A
mirror scene early on in the novel puts that tendency of hers on display: “Elle entra
dans une boulangerie et se vit dans la glace. Elle avait trente ans mais elle essayait de
paraître davantage. Les jeunes médecins n’inspirent pas confiance” (SF 23). That
moment is calculated to take us aback, because while we are well accustomed to people
composing their appearance in an effort to seem younger than they are, it is rare that
we catch them attempting to look older. Moreover, while the former gesture is so
common that we typically fail to recognize the intention to deceive therein, the latter
gesture, being so starkly counterintuitive, puts that intention clearly in evidence.
6 When the man Claire takes as her new lover confesses to her that he has a wife and two
children, and that he will never leave them, she has no reason to imagine that he is
telling her anything other than the truth. Indeed, once she has a moment to digest that
information, she understands that it heightens the pleasure she will find in their affair.
For Claire is intrigued by difficulty, by taboo, by the forbidden, and in that perspective,
she foresees that her liaison with Thomas Kovacs will enable her to exercise her taste
for deception. Crucially, and not by simple coincidence, it will also provide her with a
rich field of speculation, hypothesis, and outright fabulation.
7 For it is precisely the illicit quality of their affair that fires Claire’s imagination. Under
the gaze of two construction workers in a café, Claire and Thomas refrain from kissing;
when an elderly client of Claire’s smiles at her and Thomas, they decide to stop meeting
in public. Patently, instead of discouraging her, these constraints galvanize Claire and
stoke her desire for Thomas—or perhaps for the potential that he represents. When she
goes to dinner at her best friend’s apartment, she makes a conscious decision not to tell
Marie about Thomas. For one thing, the very act of keeping that fact to herself is
powerfully appealing to Claire. For another, Marie is married, with a new baby: she
projects the image of the sort of conventional, bourgeois love that Claire finds
distinctly unappealing. During a subsequent visit to Marie, Claire resolves once again
not to speak about Thomas. Moreover, she muses that Claire would probably
disapprove of the affair: “Elle se rendit compte qu’elle n’avait jamais parlé de lui, à
personne. Elle secoua la tête. Maintenant qu’elle vivait avec Bernard et qu’elle avait un
enfant, Marie désapprouverait certainement une liaison avec un homme marié dont on
ne pouvait rien attendre. Claire décida de ne rien lui raconter” (SF 81-82). She wonders
how Thomas is handling things, and if he has spoken about her to his friends, a
possibility that similarly arouses her: “Elle se demanda soudain si Thomas parlait d’elle.

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‘J’ai une maîtresse.’ Elle faillit éclater de rire. Elle répéta plusieurs fois ‘maîtresse’ à mi-
voix. Un couple assis en face d’elle la regardait, alors elle se tut. Mais pendant tout le
reste du trajet, elle ne put s’empêcher de sourire” (SF 82).
8 The recognition that speaking can have just as much appeal as silence is perhaps what
determines Claire to renege on her resolution to say nothing to Marie about her affair
with Thomas. Yet when Claire does finally speak, Marie’s reaction proves deeply
disappointing. For she suggests that Thomas will leave his wife and children in order to
devote himself entirely (and conventionally) to Claire, a perspective that leaves Claire
cold and makes her regret her decision to speak: “Marie disait n’importe quoi. Thomas
ne quitterait pas sa femme, ni ses enfants. C’était impossible. Elle changea de sujet de
conversation. Pourquoi avait-elle parlé de Thomas à Marie ?” (SF 82-82). The problem
here, obviously enough, is one of audience and interpretation. Marie is a bad reader,
insofar as the inferences she draws from the story Claire tells are, in Claire’s view,
utterly contrary to the story’s meaning. Because when Claire tells that same story to
herself—and she does so constantly, in versions that vary only minimally—she
interprets it in very different ways. Notably, she refuses any suggestion that her affair
with Thomas will result in a traditional, bourgeois partnership. And when that notion
occurs to her, she immediately puts it from her mind. For she is quick to realize that if
her relationship with Thomas becomes normalized in a conventional sense, the quality
of the story of that relationship will inevitably suffer 8.
9 That, I think, is the crux of the matter for Claire. Her liaison with Thomas fires her
imagination and stimulates her creativity in ways that Claire finds deeply satisfying. It
allows her to exercise her narrative powers in a manner both focused and directed, as
she envisions hypothetical situations, contingencies, and subplots for the story of her
affair. Her imagination is patently very fertile indeed, because she produces those
chunks of narrative in great number and considerable detail. She imagines for instance
that Thomas has not wished to make love to her upon their first encounter because he
was afraid that his wife would smell Claire’s perfume on his body. She imagines Thomas
at home, with his wife and children. Seeing that he does not wear a wedding band on
his hand, she infers that he is afraid to lose it on the construction site where he spends
his days. She thinks about his wife, making him something to eat. She frets that he may
have had an accident on the construction site. She muses that he may spend the
Christmas vacation in the mountains, with his wife and children: “Mais quand partirait-
il ? Et quand reviendrait-il? Elle l’ignorait. Il ne lui en avait encore rien dit. Et elle ne lui
posait jamais de questions” (SF 59). Visiting a toy store in order to find a present for her
nephew, she sees a mother accompanied by a boy and a girl, and concludes that they
must be Thomas’s wife and children. She imagines him kissing his wife. Seeing Thomas
in a new jacket, she infers that it was a present from his wife. When he leaves her after
one of their meetings, she imagines that he may have had a car accident, and she sees
herself at his funeral. In short, working from the relatively bare data of her actual affair
with Thomas, Claire constructs an elaborate romance, a tale where fiction outweighs
fact in staggering proportion, and where the virtual is far more pleasing than the
actual.
10 In order to buttress the story that she tells herself, Claire begins to collect souvenirs of
her meetings with Thomas, beginning with some sugar cubes and a swizzle stick in the
shape of a golf club, mementos of trysts in cafés and a bar, respectively. When Thomas

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leaves her apartment after making love with her for the first time, Claire adds another
element to her collection:
La pièce lui parut soudain très silencieuse. Il n’y avait rien à ranger. Pas de verre car
Thomas n’avait rien bu, pas de serviette humide à faire sécher car il ne s’était pas
lavé. Aucune trace de Thomas. Seul le couvre-lit était un peu froissé. Claire vit alors,
à côté du lit, une pochette de papier doré, déchirée. Elle la ramassa et sourit. Dans la
salle de bains, elle appuya son pied sur la pédale de la poubelle. Le couvercle se
souleva. Au fond de la poubelle presque vide gisait une petite chose ronde et
luisante. Claire s’agenouilla et la prit dans sa main. C’était le préservatif qu’avait
utilisé Thomas.
Elle le remit dans sa pochette déchirée. Et elle le rangea dans le tiroir de son
bureau, avec les sucres et la canne de golf. (SF 33)
11 Let us remember that this is a love story from the 1990s, and that Claire is a doctor. Of
course she will practice safe sex. Yet the use of a condom seems to violate the norms of
erotic narrative—unless one fetishizes that object, which is precisely what Claire will
do. For the importance of the condoms is not that they protect Claire from a sexually
transmitted disease, but rather that they testify materially to the reality of her affair
with Thomas. Thus, when several months into their liaison Thomas asks her if he may
dispense with the condoms, Claire refuses: “Sans les préservatifs, que lui resterait-il des
moments passés avec Thomas ? […] Thomas continuerait à mettre des préservatifs, et
elle continuerait à garder leurs enveloppes” (SF 88).
12 Claire guards her collection jealously, and keeps it hidden, most importantly from
Thomas, because she realizes that he would not understand the logic of her gesture.
Moreover, keeping that secret clearly satisfies her taste for deception. Alone, she pores
over her collection, counting the elements that constitute it:
Elle ouvrit le premier tiroir de son bureau. Les sucres, la canne de golf et la cassette
du répondeur s’y trouvaient toujours. Ils reposaient sur un tapis de petits carrés
dorés. Les pochettes des préservatifs, toutes vides, sauf la première.
Elle commença à les compter.
Trente-cinq, trente-six, trente-sept, trente-huit. Elle se sentait mieux.
Cinquante-neuf, soixante, soixante-et-une. La sonnerie de la porte l’interrompit.
C’était peut-être Thomas. Elle remit les pochettes dorées, en vrac, dans le tiroir et le
referma. (SF 63-64)
13 Those statistics reassure her, for they serve to guarantee the tale of her affair with
Thomas that she is telling herself. In search of other reassuring statistics, Claire turns
to her appointment diary:
Elle contemplait son carnet de rendez-vous. Chaque moment passé avec Thomas y
figurait. Un grand T et une double flèche verticale indiquait l’heure de son arrivée
et celle de son départ.
Claire prit une feuille de papier et un crayon. Une heure et quinze minutes par jour,
cinq jours par semaine, pendant près de trois mois. Elle calcula.
Soixante-quinze heures.
Ce carnet contenait les soixante-quinze heures passées avec Thomas. Comment
pourrait-elle se résoudre à le ranger auprès de ceux des années précédentes ? (SF
74)
14 In both cases, that counting activity is a way of framing 9 Claire’s collection and the
experience that it represents; it enables her to organize and bring coherence to an
otherwise disparate series of events. I have argued that Claire’s particular way of
bringing meaning to experience is through storytelling – and in that she is perhaps not
so very different from many of us. But her impulse to translate experience into

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narrative is undoubtedly more insistent than that which most of us evince; and
furthermore the manner in which Emmanuèle Bernheim underscores that behavior in
her novel leads one to suspect that something else is going on here.
15 When information is lacking, Claire’s propensity to engage in inference shifts into
overdrive. Frustrated in her attempts to locate Thomas’s name in the Parisian
phonebook, she infers that he must live in the suburbs, and she attempts to imagine his
house there. That inferential activity is a powerful generator of fiction, and Claire finds
the production of fiction profoundly gratifying. Once, after Thomas leaves her
apartment, she imagines that he has had a deadly car accident. She envisions herself
attending his funeral, and taking a rose from one of the funeral bouquets: “Ce serait la
dernière chose qu’elle rangerait dans le tiroir de son bureau. Après, elly n’y ajouterait
jamais plus rien” (SF 87). The fecundity of her imagination is striking, as is the manner
in which she focuses it with a view toward elaborating an ideal story—far more perfect,
in fact, than the one which emerges from the actual details of her affair with Thomas.
In a word, Claire is behaving much like a novelist, and as Emmanuèle Bernheim weaves
the competing levels of irony in her text, she invites us to consider Claire’s example as
a sardonic commentary on her own project. I do not mean to suggest that this
metaliterary dimension of Sa femme suffices to distinguish and particularize it, but I do
think that it is useful to recognize the exceedingly droll manner in which Bernheim
turns that topos to her purposes.
16 That drollery becomes still more piquant when the truth finally explodes in this novel,
shattering the fiction that Claire has so carefully cultivated. Very considerably abashed,
Thomas makes a confession to her: “Je ne suis pas marié, je n’ai pas d’enfants” (SF 90).
One might imagine that the tears that Claire shed upon receiving that confession were
tears of joy; but I feel that another emotion may provoke them. For the truth that
Thomas utters is unwelcome: Claire clearly prefers the lie, which stimulated her
creative impulse and enabled her storytelling. Indeed, even after learning that he is not
married, she continues to attempt to smell his wife’s perfume on his body, because she
is unwilling to give up the story that she has so lovingly told herself. In that perspective,
truth has a normalizing effect that does violence to Claire’s story. Their first dinner
together as a “legitimate” couple is disappointing to her; the idea that they might buy a
washing machine together or move to a house in the suburbs evokes the specter of just
that sort of conventional, bourgeois relationship that Claire finds so insipid and
unsatisfying. She resigns herself to her new life with Thomas: “À présent, elle dînait
tous les soirs avec Thomas et bientôt ils vivraient ensemble. Elle deviendrait sa femme.
Et ils auraient des enfants” (SF 114).
17 Yet people who are devoted to stories – be they doctors or novelists or even readers
like you and me – will always find new stories to tell themselves, new fictions upon
which to hang their desires and their hopes. Claire’s new patient, Monsieur Corey, is a
splendidly insignificant man who is suffering from an eminently curable bout of
hepatitis. When he leaves a book of matches behind after his consultation with Claire,
that simple object assumes the status of totem, and Claire cathects her abundant
creative energy squarely upon it. It is the first element in a new collection, which will
eventually frame a new story, one which likewise might be entitled Sa femme – though
this particular fiction, suspended at the end of Bernheim’s novel in a liminal,
hypothetical mode, might well turn out a bit differently.

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18 It is tempting to see in Stallone a wry sequel to Sa femme, but I think it makes more sense
to view it as a return to a set of questions that Emmanuèle Bernheim finds richly
invigorating: the power of the imagination, the strategic uses of lying, the potential of
fiction to palliate the banality of ordinary life, and so forth 10. Once again, the
protagonist is a young woman doctor. Once again, there is a man in her life, and their
relations are fraught with closely guarded secrets, outright lies, and a few statistics.
They are still more fraught by the figure of Stallone, who plays a finely-calculated
subversive role in this novel from first page to last. And indeed prior to the first page,
for what reader of contemporary French literature would fail to be astonished when
coming upon the name “Stallone” emblazoned in red, all-caps Didot font, on the cover
of a book published in Gallimard’s collection blanche? One assumes that it must be
another Stallone, almost any Stallone at all, but surely not Sylvester Stallone. Yet that
assumption is unceremoniously dashed when the first scene of the novel finds the
heroine, Lise, at the movies, engrossed in the fable of Rocky III: “Les premières notes de
la chanson battent dans ses tempes, dans sa gorge, sa poitrine, elles résonnent dans
tout son corps. Stallone nage, Stallone cogne dans un sac de sable. Stallone court. Et il
lui semble qu’elle nage, cogne, court avec lui. Elle a chaud, elle transpire. Allez, encore
un effort . . . Elle n’en peut plus, sa bouche est sèche, elle a soif” (St 12) (ellipsis in
original). As if that were not enough, the soundtrack of the movie becomes the
soundtrack of the novel, the fevered pulsing of the tune that made Survivor’s fortune
and saved the band from the last circle of obscurity, “Eye of the Tiger”.
19 Stallone and Survivor: the recipe is a potent one, and Bernheim exploits it with
considerable relish, vexing popular culture against elite culture quite deliberately in
order to raise questions about one and the other. Lise is the ideal consumer of popular
culture. Having abandoned her medical studies in frustration some years back, the
example of persistence that Stallone puts on display in Rocky III inspires her to such a
degree that she returns to her studies and eventually qualifies as a general practitioner.
Moreover, she is canny enough to recognize that it was not Rocky who inspired her, but
rather Stallone himself. The irremediable case of bovarysme that she contracts casts
Stallone as its central figure, striding broadly across the novel’s stage, while Survivor
plays “Eye of the Tiger” over and over again in frenzied cadence, from the orchestra
pit. In order to stoke her determination to succeed in life, and also to support her hero,
Lise makes a resolution: “Désormais, elle irait voir tous les films de Stallone. Tous. Elle
n’en raterait aucun. Elle en faisait aujourd’hui le serment. Et elle n’attendrait pas qu’ils
passent à la télévision. Non. Elle irait les voir en salle, elle paierait sa place. Elle lui
devait bien cela. Car c’était grâce à lui que sa vie allait changer” (St 23-24).
20 The novel chronicles the way that Lise keeps her promise, registering Stallone’s films
one after the other: First Blood (1982), Staying Alive (1983), Rambo II (1985), Rocky IV
(1985), Cobra (1986), Over The Top (1987), Rambo III (1988), Lock Up (1989), Tango & Cash
(1989), Rocky V (1990), Oscar (1991), Stop! Or My Mom Will Shoot (1992), Cliffhanger (1993),
Demolition Man (1993), The Specialist (1994), Judge Dredd (1995), Assassins (1995), Daylight
(1996), Cop Land (1997). That catalogue serves the same purpose as Claire’s collection in
Sa femme: it is the material, statistical evidence of Lise’s obsession and the certification
of her fealty to the fantasy that she has elaborated. It is also a clock or a calendar of
sorts, recording the passage of time and Lise’s behavior therein. Yet even that
resolution is not enough for Lise. Distressed to find that the movie theater was almost
empty when she goes to see Oscar, Lise wonders if Stallone’s career is on the wane and

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frets that he may end up in penury. She thus come to a second resolution, and goes to
her bank to open a new account: “Dorénavant, elle verserait sur ce compte dix pour
cent de tout ce qu’elle gagnait. Cet argent serait pour Stallone, si par malheur il se
trouvait un jour dans le besoin” (St 43). Reasoning further that she might die before
Stallone, she drafts a letter declaring her intentions and entrusts it to her cousin
Nicolas, to be opened only in the case of her death.
21 I have characterized Lise’s condition as bovarysme, yet it might be argued that things
are more complicated than that. Because Emma Bovary was simply afflicted with a
tendency toward readerly literalism and credulity. Though Lise inhabits the fictional
worlds of Stallone’s films with demonstrable relish, and takes the moral lessons she
finds therein very seriously indeed, she is nevertheless capable of distinguishing the
boundaries of those worlds. Things become a bit more complex, however, when she
fixates upon Stalllone as a real person. In one of his recent novels, Christian Garcin
remarks: “Écrire des fariboles au sujet de personnes existant réellement, ce n’est pas
dire la vérité mais des mensonges, et les écrivains qui usent ainsi de mensonges
devraient être interdits de publication”11. We may imagine that Garcin is speaking
ironically, yet his comment may help us see Lise’s situation in clearer focus. For as she
imagines Stallone’s future penury, and takes steps to palliate it, she is clearly losing her
grip on the distinction between truth and untruth, the real and the imaginary, lived
experience and fiction.
22 Clearly, Lise is not like most other people. Emmanuèle Bernheim takes care to
underscore her difference, pointing out the fact that the people with whom Lise is
notionally close fail to understand her. When she declares her intention to return to
her medical studies, for instance, her father sneers at the idea, never imagining that
she will carry it out; her boyfriend belittles her initiative, and she leaves him; the
doctor for whom she worked as a receptionist likewise doubts her resolve; the men at
the gym where she works out mock her when she decides to take up the sport of
boxing. In that perspective, her boyfriend’s reaction is emblematic: “Il connaissait Lise,
elle n’aurait jamais la patience d’aller jusqu’au bout, il le savait” (St 22). Like everyone
else, he misreads her, failing to register the fundamental truth of her resolve. And
perhaps even Lise finds it difficult to recognize the new person she has become. Coming
home one evening after a long day at the hospital, she showers and goes to the mirror
to brush her teeth:
Elle allait se laver les dents, lorsque la buée de la glace du lavabo se dissipa.
Et elle se vit.
Non. Ce n’était pas elle.
Du plat de la main, elle frotta le miroir. Ce visage sans éclat, cette coiffure informe,
ça ne pouvait pas être elle.
Depuis quand ne s’était-elle pas vraiment regardée? (St 26)
23 Mirrors always confront people with their fundamental duplicity, to a great or lesser
degree12. The person whom I espy therein is not me; it is someone pretending to be me.
Or, more accurately and more chillingly, it is me pretending to be me. For though I
recognize that when I raise my right hand, the person in the mirror raises his left hand,
though I concede that the representation of the thing is never the thing itself,
nonetheless I act as if those considerations were not true. If the person in the mirror
has a piece of spinach lodged between incisor and canine, I trust that I do, too, and I act
upon that trust. In practice, my trust is often rewarded. But the analogy that I imagine
should never be confused with identity, and that is where Lise goes astray. Not so much

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perhaps in the way that she imagines herself, as in the way that she imagines Stallone,
because he serves her as a kind of mirror as well, reflecting an image of herself in
which truth is significantly (and strategically) warped.
24 The only person who accepts Lise unconditionally is a man named Jean – and the fact
that he sells and installs mirrors for a living is surely not a coincidence. Lise will marry
him, and in due course they will settle into a pleasant domestic life and produce two
sons. But the confidence that Lise invests in Jean is not entire, and early on in their
relationship she resorts to prevarication in order to hide from him the depth of her
attachment to Stallone. When Lock Up appears in 1989, Lise goes to see it, telling Jean
that she had a meeting with her thesis advisor. Bernheim is careful to highlight that
moment, calling our attention to Lise’s lie: “C’était la première fois qu’elle mentait à
Jean” (St 36). Lise lies to Jean yet again when Tango & Cash comes out later that year,
and by the time that Oscar appears, Bernheim makes it clear that Lise’s prevarication
has become habitual: “Comme d’habitude, elle s’inventerait des visites à domicile” (St
39). Lise’s lying is intriguing, and pleasingly complex. For one thing, it is to all
appearances completely gratuitous: she has no need to lie to Jean, granted his
indulgence with regard to her. Patently, she lies for another purpose. It is a matter of
Lise’s own purpose, certainly, but it is also a matter of Emmanuèle Bernheim’s purpose,
I believe; and the interplay of those two purposes significantly illuminates both one and
the other.
25 Just like in Sa femme, the lies in Stallone serve to fuel the protagonist’s creative energy—
and once again those energies are deployed in the service of storytelling. And once
more Emmanuèle Bernheim invites us to think about storytelling as such, ironically
comparing Lise’s activity, so patently absurd on the face of it, to her own. Lise guards
the tale of her attachment to Stallone jealously, telling it to herself over and over,
caressing it. She muses that she owes everything to Stallone: her career, her husband,
her family. Every month when she receives her bank statement, she is pleased to see
that the account she opened for Stallone has increased in value. Her life plays out in
chapters designated by the regular appearance of Stallone’s films, one after the other.
When Cliffhanger appears, shortly after the birth of her second son, Lise frets that,
between the demands of her medical practice and those of her motherhood, she will
not be able to go to the movie theater to see it. Yet she goes to see it nonetheless, baby
in her arms. When he begins to cry (he is undoubtedly less deeply afflicted by
stallonism than his mother), Lise leaves the theater, consoling herself that she had paid
for her ticket, and thus kept the promise she had made to Stallone. Lise binds that
promise up in narrative, and she constantly calculates what she has invested in it,
whether the currency of that investment be time, money, or psychic energy. She keeps
it to herself as long as she is able, because plainly she is the ideal narratee for the story
that she tells, by a long chalk, as subsequent events in the novel will demonstrate
beyond any possibility of doubt.
26 For the truth will out, in this novel as in most others. Yet that outing will not be a
conventional one, and nor will it bring any real resolution. When Jean finally asks Lise
why she has opened a new bank account, Lise sits him down and tells him her story:
“Elle lui parla de Rocky III, de sa décision de reprendre ses études, et de sa vie qui en
avait été changée. Elle lui expliqua sa dette envers Stallone, le serment d’aller voir tous
ses films — treize jusqu’à present — et l’ouverture de ce compte, pour lui, si un jour il
en avait besoin” (St 48). In other terms, Lise tells him the same story that Emmanuèle

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Bernheim has just told us, and the way that he reacts to that narrative is thus all the
more significant. Mistaking truth for fiction, Jean explodes in helpless hilarity, praising
Lise for her dry humor and congratulating her on her narrative creativity: “Il ignorait
qu’elle savait inventer des histoires. Stallone. Quelle idée” (St 48). Jean’s failure to
understand places him squarely on the side of the other people in Lise’s orbit, and Lise
herself is quick to seize that fact. But our readerly position is somewhat different, of
course. We appreciate that truth has a special status in a fictional world—as do lies for
that matter. When Jean interprets Lise’s story as fiction, he qualifies as a poor reader in
the fictional world, because he lacks imagination, suppleness of spirit, and the capacity
to make a leap from himself to another. Bernheim offers him as a counterexample, and
attempts to coax us toward a more agile, creative reading.
27 Yet meaning in Stallone is not without its vexations, granted the multiple (and
competing) ironies that Bernheim elaborates in her novel, and the shifting play of truth
and lie that animates it from first page to last. As a final gesture, Bernheim limns a brief
parable of fiction and its fate, devolving precisely upon the credibility of Lise’s story.
After her death, her cousin Nicolas, to whom she had entrusted her testamentary
letter, brings that letter to Jean. Upon opening and reading it, Jean collapses in a
paroxysm of both hilarity and grief, amazed anew by the lengths to which his wife went
with the joke that they shared, and mourning the exceptionally creative partner he has
lost:
Et, comme s’il se fût agi d’un mouchoir, ses grandes mains froissèrent, triturèrent,
malaxèrent la lettre de Lise.
Nicolas prit Jean par les épaules et l’entraîna dehors.
Il respira à fond. L’air froid lui fit du bien. Il se détendit et ses doigts s’ouvrirent,
laissant échapper une petite boulette de papier qui tomba sur le trottoir.
Et roula, roula, roula. (St 53)
28 It’s a curious way to end a novel. What becomes of Lise’s vow and the devotion that
accounts for it? What does that suggest for the conceit that fuels Bernheim’s novel?
Within the fictional world, it could be argued that the only person who loses anything
is Stallone himself. But we readers who inhabit the world of phenomena may see things
a bit differently. As we try to make our way in that world, we are constantly called
upon to distinguish between fact and fiction, truth and lie, in circumstances that are
often uncertain. Sometimes we hunger for the truth, at other times we seek refuge in
fiction. Both of those discursive registers have their uses and their misuses. We call
upon them strategically, we parse them to the best of our ability, we recognize that
meaning may shift as the context of utterance shifts. In that process, our ability to
distinguish one from the other is constantly called into question, and it is in just such a
perspective that Bernheim’s fable resonates most abundantly.

ENDNOTES
1. See https://www.washingtonpost.com/politics/2021/01/24/trumps-false-or-misleading-
claims-total-30573-over-four-years/.

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2. See https://www.washingtonpost.com/graphics/politics/trump-claims-database/.
3. The Washington Post also reported, on April 14, 2020, the following: “As of April 3, Trump’s
1,170th day in office, our database shows that he has made 18,000 false or misleading claims.
That’s an average of more than 15 claims a day, though since our last update 75 days ago, he’s
been averaging just over 23 claims a day. That’s slightly higher than the 22 a day he recorded in
2019”. See https://www.washingtonpost.com/politics/2020/04/14/president-trump-
made-18000-false-or-misleading-claims-1170-days/. See also David Markowitz’s report in Forbes:
https://www.forbes.com/sites/davidmarkowitz/2020/05/05/trump-is-lying-more-than-ever-
just-look-at-the-data/#4c703afb1e17.
4. Born in 1955, she died in 2017, at the age of 61.
5. Her novels, in order, are: Le cran d’arrêt (Gallimard, 1985), Un couple (Gallimard, 1987), Sa femme
(Gallimard, 1993, henceforth SF), Vendredi soir (Gallimard, 1998), and Stallone (Gallimard, 2002,
henceforth St). Her memoir, in which Bernheim recounts the end of her father’s life, is entitled
Tout s’est bien passé (Gallimard, 2013). In addition, Bernheim worked as a scriptwriter for film and
television.
6. Quoted by Josyane Savigneau in the obituary notice that appeared in Le Monde: https://
www.lemonde.fr/disparitions/article/2017/05/11/la-romanciere-et-scenariste-emmanuele-
bernheim-est-morte_5126185_3382.html. See also Savigneau’s assessment in “La Femme de
l’autre”, Le Monde des livres, n° 15128, 1993, p. 25: “Trois cents pages en huit ans, c’est bien peu
pour asseoir une réputation, surtout si cela n’est accompagné d’aucun scandale, d’aucun zeste de
sida ou autres propos racoleurs”.
7. I am thinking of Erving Goffman’s notion of performance here. See The Presentation of Self in
Everyday Life, New York, Doubleday Anchor, 1959, p. 17-76, and more especially p. 22: “I have been
using the term ‘performance’ to refer to all the activity of an individual which occurs during a
period marked by his continuous presence before a particular set of observers and which has
some influence on the observers”.
8. See François Nourissier, “La femme secrète”, Figaro Magazine, n° 678, 1993, p. 113: “C’est ici que
le bref roman d’Emmanuèle Bernheim devient très dérangeant. Pour les lecteurs, bien sûr, mais
sans doute aussi pour les lectrices, car avec une discrétion, une économie et une perversité
exemplaires, il pulvérise quelques idées reçues et admises sur les relations, aujourd’hui, entre les
hommes et les femmes”.
9. Once again I rely on Erving Goffman, who suggests that this kind of framing activity is one of
our principal ways of transforming something that is fundamentally meaningless into something
meaningful. See Frame Analysis, Boston, Northeastern UP, 1986 [1974], especially p. 21-39.
10. Morgane Cadieu has read the novel in a rather different way, identifying in it a deeply
embedded autobiographical dimension. See “Stallone meurt: L’auteur et ses fins de vie dans les
romans d’Emmanuèle Bernheim”, Fabula-LhT, n° 22, “La Mort de l’auteur”, 2019, URL : <http://
www.fabula.org/lht/22/cadieu>.
11. Le bon, la brute et le renard, Arles, Actes Sud, 2020, p. 319.
12. I have argued that point at some length in a book entitled Mirror Gazing, Champaign, Dalkey
Archive Press, 2014.

ABSTRACTS
Il est sans doute vrai que tous les romanciers mentent, car le mensonge est après tout leur
marchandise première. Leurs lecteurs (c'est-à-dire, vous et moi) consomment ces mensonges de
manière boulimique, et en redemandent. La plupart du temps, ces lecteurs sont conscients que
les déclarations qu'ils trouvent dans un roman n'ont aucune valeur de vérité directe et
immédiate dans le monde réel. Antoine Roquentin n'ira pas en prison faute d'avoir payé ses

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impôts ; on cherchera en vain la tombe d'Emma Bovary dans le cimetière de Yonville (trouver
Yonville sur la carte est déjà toute une affaire) ; on ne verra jamais le vélo sans chaîne de Molloy
monter le Tourmalet pendant le Tour de France ; la Lancia noire de l'Ambassade de France à
Calcutta ne vous fera jamais une queue de poisson sur l'autoroute. Pendant le temps de leur
lecture, ces lecteurs laissent de côté leur façon de juger la vérité des choses, pratiquant une
suspension consentie d'incrédulité, pour parler comme Coleridge, afin d'intensifier leur
expérience lectorale. Tout ceci étant, Emmanuèle Bernheim fait quelque chose de différent dans
Sa femme et Stallone, quelque chose un peu au-delà du commerce de contrevérité habituel des
romanciers. D'une part, elle met le mensonge au service de l'intrigue de manière
décisive ; d'autre part, elle se sert des mensonges afin d'attirer notre attention sur certains
aspects de la littérature et ses usages qu'elle estime primordiaux.

INDEX
Mots-clés: mensonge, vérité, bovarysme, collection, statistiques

AUTHOR
WARREN MOTTE
University of Colorado Boulder

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Mensonge et fiction : Paris-Brest et


Article 353 du code pénal de Tanguy
Viel1
Claude Coste

1 Quand il envisage d’écrire son “roman familial”, Louis, le narrateur de Paris-Brest, hésite
entre deux traditions littéraires : “D’un côté je voulais faire un roman familial à la
française, de l’autre je voulais faire un roman à l’anglaise, et cela d’autant plus que tout
se passe en Bretagne et pire qu’en Bretagne, dans le Finistère Nord, c’est-à-dire dans la
partie la plus hostile, la plus sauvage et la plus rocheuse de Bretagne, alors c’était
d’autant plus normal de donner à tout ça un côté, disons, irlandais, un côté
Cornouailles avec des oiseaux noirs et des pierres fatiguées” (PB 73). On pourrait tout
aussi bien imaginer une troisième tentation, tant la littérature et le cinéma américains
jouent un rôle important dans l’œuvre de Tanguy Viel. Mais, malgré la présence de
nombreuses références au monde anglo-saxon, Paris-Brest et Article 353 du code pénal
sont, incontestablement, deux romans bien français et, de l’aveu même du narrateur,
deux romans bretons, qui se déroulent à Brest ou dans sa périphérie. Dans un roman
familial à la française, les questions d’argent sont essentielles, provoquant les guerres
qui déchirent frères et sœurs, parents et enfants, individu et société, classe dominante
et classes dominées.
2 Dans Paris-Brest, la grand-mère du narrateur épouse Albert dont elle accompagne les
dernières années : elle hérite de dix-huit millions qui suscitent immédiatement la
convoitise de sa fille, de son gendre et même de Louis, son petit-fils. Soupçonné de
détournement de fonds, le père de Louis, accompagné de son épouse, s’installe quelques
années à Palavas-les-Flots pour échapper à l’opinion publique. Refusant de suivre ses
parents avec lesquels il entretient des relations tendues, Louis s’installe au rez-de-
chaussée de l’immeuble habité par sa grand-mère, avec laquelle il déjeune tous les
dimanches au Cercle marin. Poussé par le “fils Kermeur”, son mauvais génie, il organise
le cambriolage de la vieille dame, sans éveiller les soupçons, ni de la police, ni de sa
famille. Quand ses parents décident de revenir en Bretagne, d’acheter une maison en
bord de mer, le jeune homme part à Paris où il écrit son roman. De retour à Brest pour

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Noël, il est l’objet de toutes les sollicitudes de la part des membres de sa famille qui
craignent qu’une telle publication ne leur porte préjudice. Après une dernière crise, le
narrateur repart pour Paris.
3 Dans Article 353 du code pénal, le titre, mystérieux, ne prendra sens qu’à la fin, après
l’enquête menée par le juge qui interroge Martial Kermeur (le même nom que l’acolyte
du narrateur de Paris-Brest) accusé de meurtre. Suite à une escroquerie immobilière qui
dépouille de leurs indemnités les travailleurs de l’Arsenal, provoque le suicide de Le
Goff, le maire de la commune, pousse Erwan Kermeur au vandalisme (le jeune homme
saborde les bateaux amarrés dans le port de plaisance), Martial Kermeur, le narrateur,
jette à l’eau le promoteur Antoine Lazenec, avec lequel il s’était jusqu’alors montré très
complaisant. Racontant son histoire, Kermeur suscite progressivement la sympathie du
juge qui conclut à un accident, arguant de l’article 353 du code pénal 2. Une fois encore,
l’argent, l’appât du gain, les relations familiales difficiles (entre Kermeur et sa femme,
entre Kermeur et son fils) construisent un univers à la fois breton et français, sur fond
de crise économique et sociale.
4 Moins marqués par le monde anglo-saxon, les deux romans où règnent le mensonge et
la mauvaise foi, où s’impose plus ou moins discrètement une réflexion méta-poétique
sur la fiction narrative (Louis écrit un roman, le juge sonde les âmes et les cœurs
comme un bon écrivain), dessinent un univers désenchanté dans lequel les personnages
recherchent un hypothétique bonheur. Mais si l’on se propose de lire ces deux œuvres
ensemble, ce n’est pas seulement pour une même approche qu’on qualifiera de
“postmoderne”, c’est aussi – et surtout – parce que Paris-Brest et Article 353 du code pénal
placent les mots au premier plan de la scène romanesque.

Mots, coups de fouet


5 Peu de romans usent autant de l’autonymie. Si la fonction référentielle est
omniprésente (comment faire autrement ?), les personnages et les narrateurs ne
cessent de désigner les mots comme mots, de signaler par l’emploi régulier des
guillemets que tel ou tel signe est employé comme signe : “nous avons inventé un joli
mot, et que ce joli mot, c’est ‘espoir’. J’ai dit cela au juge, précisément cela, avec ce ton-
là, pour que dans ma voix il puisse voir lui aussi les guillemets qui faisaient comme un
liséré d’or autour du mot ‘espoir’” (A 141). En poétisant la ponctuation, Martial
Kermeur esthétise une pratique récurrente chez les personnages de Tanguy Viel.
6 Certes, la réalité et la communication ne se résument pas à une logosphère généralisée.
Le jeune Erwan accorde une grande place aux images, iconographiques ou mentales 3,
comme moyen d’entrer en relation avec les autres ; il manifeste, selon son père, une
acuité du regard qui échappe à l’empire et à l’emprise des mots :
Je sais qu’il n’a pas eu besoin de savoir lire sur les lèvres pour établir l’état des
forces en présence entre Lazenec et moi pour les subir, vous comprenez, parce que
ces choses-là, il faudrait être vraiment naïf pour croire qu’elles se tiennent dans
une langue faite de phrases, quand n’importe quel enfant de cinq ans sait déjà lire
dans la courbure des épaules ou les mouvements de la nuque, sait déjà lire qui tient
l’autre et l’écrase d’une seule main. (A 143-144)
Dans Paris-Brest, l’homosexualité du frère de Louis n’a pas besoin d’être verbalisée pour
devenir une évidence (“Des choses comme ça, j’ai dit, tout le monde le sait sans le dire”
(PB 164)). Souvent superflus, les mots sont frappés de vanité quand ils tournent à vide ;
c’est, grâce à une étrange métaphore, le cas des “petits agents commerciaux qu’on paye

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à la commission et dont toutes les phrases ont l’air d’être comme des coquillages collés
sur le dos d’une baleine” (A 63) ; c’est le cas des conversations qui cherchent à mettre
fin au malaise en misant sur “pire que le silence, les phrases pour l’effacer” (PB 156).
7 Malgré les non-dits ou la vacuité du dire, les mots se situent au cœur des aventures
humaines, comme si Tanguy Viel et ses personnages voulaient restaurer le Livre du
monde : “je vois se dessiner la ville, et elle me semble écrite dans une langue que je ne
comprends pas, un alphabet fait d’immeubles reconstruits et de fenêtres ouvertes et
seulement sur les rebords je peux repérer les miettes qui restent” (A 11). Dans ce
monde hanté par les mots, les personnages investissent les phrases d’une dimension
identitaire. Cela vaut pour le fils Kermeur (“‘Toujours garder en réserve de
l’inadaptation’, disait-il. C’était sa grande phrase” (PB 79) ; “Ta mère a avalé un
cimetière” (PB 94)) ou pour son ennemie, la mère de Louis, qui juge ainsi son fils : “Je
n’étais pas encore sec derrière les oreilles” (PB 98). Grâce à ces phrases-refrains, les
personnages tentent de faire face au réel, comptant sur la dimension performative du
langage, même si le vocabulaire de la linguistique est bien loin de leur univers. Qu’elle
soit prise au sens strict (“quand dire, c’est faire”) ou dans un sens élargi, la
performativité correspond à une crainte et à un espoir. Dans le monde de Tanguy Viel,
qu’il s’agisse de la vie ou de la création, les mots ne sont jamais innocents. Au sortir
d’un siècle de misologie affectée, le romancier et ses personnages savent bien que les
mots ne sont ni suffisants, ni insuffisants en soi. Ce qui importe, c’est l’utilisateur et sa
capacité à faire entendre sa parole au sein de la relation sociale. Dotés d’une puissance
évocatrice (“Dès qu’il a prononcé l’expression ‘assiette de Limoges’, j’ai vu la scène” (PB
150)), sources d’un plaisir parfois mauvais (“plaisir d’entendre dire du mal des gens
qu’on connaît” (PB 35) ; “le bien que ça fait de dire du mal de son fils” (A 154)), les mots
et les formules habitent les personnages qui les ressassent pour le meilleur et pour le
pire4. Les deux romans ne cessent de multiplier cet usage strict de la performativité qui
sépare un avant et un après de la profération ; on signe beaucoup dans Article 353 et
Paris-Brest : un chèque (achat immobilier), un bail (l’appartement de Louis près du
Luxembourg), un contrat (le mariage d’Albert et de la grand-mère) et la signature
engage définitivement celui qui a franchi ce Rubicon d’encre et de papier 5.
8 De manière générale, les mots font de l’effet. Ainsi une remarque de Le Goff (“faire une
croix dessus”) bouleverse Martial Kermeur :
Cette phrase-là, monsieur le juge, faire une croix dessus, monsieur le juge, je ne sais
pas si j’ai compris tout ce qu’elle signifiait mais je sais que dans ma tête ça a fait
comme une énorme bâche qui s’est mise à recouvrir la presqu’île tout entière,
quelque chose comme une marée noire qui serait venue du fond de l’océan et aurait
tapissé la rade de sa poisse (A 120)
Quant à la dernière partie de Paris-Brest, elle est entièrement organisée autour d’une
phrase lancinante qui circule d’un membre à l’autre de la famille, tous inquiets que
Louis dans son “roman familial” n’ait écrit : “Des choses sur nous”.
9 Retrouvant Eschyle, Tanguy Viel compare le mot à un “fouet dans l’air” 6 (A 26), et les
phrases à des “flèches” (A 33) S’ils bénéficient d’une telle puissance, c’est que les mots
ont partie liée à l’argent. Contrairement au monde de Gide, les faiseurs de phrases chez
Tanguy Viel ne sont pas des faux-monnayeurs par nature. Entre les mots et l’argent se
met en place une étrange dialectique, comme si les deux partenaires se nourrissaient
l’un de l’autre. L’argent existe sans les mots et les mots sans l’argent ; mais ils ne
tardent pas à entrer dans une émulation ou une complicité quasi diabolique. Relayé par
les mots (“propriétaire” (PB 32), “héritière”, “six-huit millions” ( PB 25), “légataire”,

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“fortune” (PB 26), “l’argent de la ville” (A 122)), l’argent étend à l’infini son réseau
d’influence et son pouvoir destructeur :
C’était, disons, la nouvelle maison que mes parents avaient enfin achetée avec une
partie de l’héritage de ma grand-mère ; et en ce sens on peut dire que cette maison
était chargée d’histoire, que l’argent qui a servi à l’acheter était lui-même chargé
d’histoire, que l’argent en général est chargé d’histoire, mais disons, tout argent qui
est passé dans les mains de mes parents l’est encore plus. (PB 57)
Comme on s’en doute, cette histoire qui naît de l’argent renvoie tout naturellement au
roman, à cet art supérieur de raconter des histoires, qu’il s’agisse de celui écrit par le
personnage ou par Tanguy Viel. Cette interdépendance se donne à lire de manière
implicite dans les bagages de Louis lors de ses deux voyages, de Brest à Paris, puis de
Paris à Brest. À l’aller, la valise contient l’argent volé à la grand-mère et au retour le
manuscrit vengeur. Le double secret caché dans la valise symbolise la métamorphose
des billets en mots et de l’argent en roman.

Romans du mensonge
10 Romans français par le goût des affaires familiales et financières, Paris-Brest et Article
353 sont, on l’a vu, saturés de mensonge en tous genres. Escroquerie, trahison,
tromperies en constituent le matériau narratif. La litanie est impressionnante : dans
Paris-Brest, le père accusé d’avoir détourné l’argent du club de football quitte la ville
“chassé par le mensonge et la calomnie” (PB 39) ; Louis, avec la complicité du fils
Kermeur cambriole sa propre grand-mère ; les parents de Louis lui mentent pour
s’emparer du manuscrit compromettant. Rien de bien plus glorieux dans Article 353 :
“‘Une vulgaire histoire d’escroquerie’, monsieur le juge, rien de plus.” (A 17). Cette
histoire est symbolisée par un oxymore quasi balzacien : “Ici, bientôt, le Saint-Tropez
du Finistère” (A 63). En brouillant la géographie par une mauvaise métaphore, en
organisant la rencontre des contraires (la Bretagne et le Sud), la formule renvoie à
toutes les impostures. On ajoutera à ce tableau le mensonge de Martial Kermeur qui
cache l’achat d’un appartement à Le Goff, et à son propre fils sous prétexte de lui venir
en aide (A 353). Et c’est bien la fable du “Corbeau et du renard” qui exemplifie le
pouvoir de la flatterie sur la vanité et la cupidité du pauvre monde (A 97).
11 Au mensonge que l’on fait aux autres, s’ajoute le mensonge que l’on se fait à soi-même.
La mauvaise foi (au sens sartrien) pose la question de la liberté, du choix et de
l’engagement dans la vie. Est-on libre de signer ? D’une certaine manière, cette
question hante tous les personnages qui s’interrogent ou refusent de s’interroger sur
leur responsabilité. “Je n’ai pas le choix” : la phrase revient à plusieurs reprises dans
Paris-Brest. Ainsi, à propos d’Albert qui quitte le Cercle marin et va rencontrer la grand-
mère : “Il est possible de penser qu’il s’était fait croire à lui-même qu’il ne pouvait pas
descendre, ou lui avait fait croire à elle qu’il ne pouvait pas descendre, ayant ou n’ayant
pas calculé son coup mais attendant qu’on l’aide, ou déjà : qu’elle l’aide” (PB 22). À
l’incertitude qui concerne les intentions du vieux monsieur se conjugue l’incertitude
que manifeste le narrateur condamné à imaginer une intériorité à laquelle il n’aura
jamais accès. Il en va de même pour la grand-mère. Si son choix semble clair dès le
départ, le “oui” a besoin d’un peu de ruse pour se faire accepter. La mauvaise foi n’est
pas loin, déplacée du côté des motivations : “c’était une forme de sentiment qui lui
faisait faire ça, se répétant le stylo à la main : ‘mais je l’aime, c’est parce que je l’aime

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que je signe’” (PB 28). Louis prétend, lui aussi, qu’il n’avait pas le choix quand il s’est agi
de s’établir chez sa grand-mère7 ou d’accepter l’amitié du fils Kermeur.
12 Le mystère ne porte pas tant sur les motivations qui conduisent les personnages : on
comprend assez vite que le ressentiment social et familial les fait agir et explique une
bonne partie des escroqueries et des mensonges. Il porte principalement sur la
responsabilité, sur la capacité de chacun à devenir la source de ses actes. Les romans de
Tanguy Viel ne tranchent pas la question : ils installent une zone incertaine, où la
volonté et la subjectivité ne sont jamais niées au profit d’un déterminisme généralisé
qui innocenterait tout le monde. Les personnages acceptent bon gré mal gré de rendre
compte de leurs actes, ils ne se cachent pas longtemps derrière une mauvaise excuse.
Les relations de Lazenec et de Martial Kermeur exemplifient ce jeu du chat et de la
souris qui emprunte au vocabulaire de la liberté et de l’aliénation : “Vous savez mener
votre barque tout seul […]. Et en même temps qu’il y avait cette balle rebondissante qui
faisait plus de dégâts qu’une pierre dans un lac, je dis bien ‘en même temps’ il y avait
quelque chose en moi qui se gonflait d’orgueil ou je ne sais pas, de souveraineté,
quelque chose qui disait, oui, c’est vrai, tu sais mener ta barque – et sans voir que lui,
Lazenec, dans mon orgueil, dans ma résistance, dans mon libre-arbitre, bientôt il
pourrait s’y vautrer comme dans un canapé en cuir dont il aurait lui-même consolidé
les coutures” (A 73). Dans cet univers où la volonté ne sait pas ce qu’elle veut, qui est
vraiment coupable ? Louis, sa mère, le fils Kermeur8 ? Qui est responsable du suicide de
Le Goff et de l’achat de Martial ? Leur naïveté ? Lazenec ? Tout le monde a sa part du
fardeau, chacun des personnages hésite entre hasard et destin 9. Reste alors à lutter
contre sa propre dépersonnalisation, à cesser d’être bête pour devenir homme. Tout est
dit dans une formule magnifique, proche des moralistes classiques : “on appelle bêtise
les heures d’absence à soi-même” (A 88).

Mensonges du roman
13 Le romancier n’est pas le dernier des menteurs. Depuis Aristote, le mot “muthos”
désigne à la fois le récit et la fiction. Pour l’auteur de La poétique (en opposition avec
Platon, plus méfiant à l’égard de mythes), il n’existe nul antagonisme entre la fiction et
la vérité ; grâce au muthos, l’écrivain emprunte le détour de l’imagination pour
comprendre le monde et la société. Ainsi, Tanguy Viel n’hésite pas à mettre en scène
l’artifice de tout récit. L’attitude n’est pas neuve ; elle est même devenue un véritable
lieu commun depuis La recherche de Proust et Les faux-monnayeurs de Gide. À une époque
qui réinstalle la tyrannie du référent, qui fait du réel la source de toute légitimité,
Tanguy Viel se plaît à rappeler qu’un roman se construit avec des mots et qu’il se
fabrique comme un produit d’artisanat attentif aux attentes de la réception. Mais
l’originalité de la démarche créatrice est ailleurs. À mi-chemin de Platon qui se méfie
du mythe et d’Aristote qui l’utilise comme un instrument de vérité, le romancier de
Paris-Brest et d’Article 353 du code pénal joue de l’ambivalence de la fiction. Tantôt, il met
en scène la fiction comme un travestissement de la réalité, tantôt, il la considère
comme un discours ajusté au monde.
14 C’est avec ludisme et parfois de façon cryptée que Paris-Brest et Article 353 exhibent les
procédés de la création romanesque, assumant pleinement ce mensonge qui consiste à
substituer une réalité textuelle à une réalité existentielle. Double ou faux-double du
romancier, Louis écrit un roman familial dont il raconte volontiers l’élaboration, entre

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passion et calcul. Clairement mise en abyme, la forme romanesque se manifeste aussi


d’une manière plus discrète, grâce aux vertus de la métaphore. La maquette du projet
immobilier joue un grand rôle dans Article 353, à la fois dans l’intrigue (elle participe au
mensonge) et dans la symbolique du roman (qu’elle représente en miniature) : “Là,
cette maquette autour de laquelle on se bousculerait bientôt, tous penchés et admirant
le sens du détail, cherchant chacun sa propre maison sur les chemins de plastique,
c’était comme un circuit de train électrique dans la vitrine d’un magasin de jouets” (A
45-46). Et comme devant un bon roman réaliste qui s’attache à reproduire le réel avec
une exactitude méthodique, Le Goff s’écrie avec enthousiasme : “Ça fait vrai, hein ?” (A
54). Tromperie dans la fiction, la maquette immobilière installe le mensonge dans la
diégèse et dans l’écriture, associant l’imagination de l’écrivain et l’escroquerie de
Lazenec, qui tous les deux bâtissent un monde de fiction. En plus de la maquette, le
roman entretient un lien métaphorique fort avec l’architecture, cet autre art de la
construction. Quand Louis revient à Brest avec son manuscrit dans ses bagages, il
découvre la nouvelle maison de ses parents :
mon histoire familiale n’est jamais devenue un livre, pour toutes les raisons que
j’aurai sûrement l’occasion d’expliquer, mais seulement un manuscrit que j’avais
soigneusement rangé dans ma valise, que maintenant pour la première fois j’allais
faire entrer dans la maison. J’ai pensé : c’est comme des poupées russes, maintenant
dans la maison familiale il y a l’histoire de la maison familiale. (PB 59)
15 Cette construction gigogne commande toute la dynamique de Paris-Brest : la vie
familiale de Louis se transforme en “roman familial”, lui-même inséré dans le roman de
Tanguy Viel. D’une certaine manière, le romanesque est partout, prenant le réel en
écharpe d’une manière indécidable. Où commence l’événement ? Où commence son
récit ? Que s’est-il réellement passé ? La rencontre d’Albert et de la grand-mère donne
lieu à des versions différentes, selon qu’elle émane de la vieille dame (“C’est elle qui
raconte ça ainsi” (PB 21)) ou de son petit-fils qui imagine la scène (“C’est moi qui
raconte ça ainsi” (PB 22)) ou qui imagine ce qu’aurait pu imaginer sa mère (“tu aurais
raconté une autre version de cette histoire” (PB 33)). À propos du “roman familial” de
Louis, Tanguy Viel met en scène le travail de l’écrivain, maintenant l’équilibre entre
mimésis et création. Voici comment le fils Kermeur devient personnage, entre
exhibition et brouillage des identités :
Sauf que dans mon livre, je lui ai donné un autre nom qui n’a pas d’importance. En
tout cas on comprend très vite qu’il ne devait pas être là, dans l’intimité de la
famille, que déjà la tension monte avec ma mère, enfin, pas vraiment ma mère mais
une femme avec des lunettes noires qui enterre sa vieille mère et qui est quand
même ma mère dans le roman, parce que c’est raconté à la première personne, donc
par moi en quelque sorte, enfin quelqu’un de proche de moi, disons, assez proche
pour que les gens qui me connaissent comprennent que c’est moi. (PB 179)
16 Louis manifeste ainsi une excellente connaissance des procédés, voire des trucs, qui
font les romans à succès : “Dans mon livre, oui, je me suis dit que ce serait mieux
comme ça, que Kermeur ait fait de la prison à cause du cambriolage. Ce serait plus
romanesque” (PB 176). Ou encore : “Un roman familial sans enterrement, ai-je pensé en
l’écrivant, ce n’est pas un vrai roman familial” (PB 71). Au fond, l’essentiel réside dans
l’effet produit ; cette attitude de rhéteur se détourne de la vérité factuelle au profit de
la réception, non sans une bonne dose de mauvaise foi quand Louis se cache derrière la
tradition pour justifier le règlement de comptes : “j’avais considéré qu’il ne fallait
épargner personne, compte tenu de l’esprit général de cette famille et compte tenu

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aussi que c’était un roman, et qu’à ce titre de roman il avait bien fallu que je force un
peu le trait” (PB 69).
17 Mais il y a beaucoup plus troublant. En emboîtant les poupées romanesques (roman de
Louis dans le roman de Viel), en posant la vie comme matériau de l’écriture et l’écriture
comme réorganisation de la vie, l’auteur pousse son lecteur à s’interroger sur
l’expérience personnelle qui suscite la créativité. Dans un jeu assez pervers, en
multipliant les reflets, en mettant en scène les relations complexes entre le vécu des
personnages, le roman de Louis et son propre roman, Tanguy Viel fait exister sa propre
vie en creux, comme nécessairement impliquée par la chaîne des représentations. Le
lecteur se trouve ainsi confronté à un chiasme inachevé (A : vie de Louis, B : roman de
Louis, B : roman de Viel, A : vie de Viel), à une structure qui désigne la case manquante
et appelle à la combler. Tanguy Viel a-t-il des rapports aussi difficiles avec sa mère ? Ne
faut-il pas avoir soi-même des comptes à régler pour inventer des contes aussi cruels ?
Légitimes et insignifiantes à la fois, ces questions sont en quelque sorte écrites par le
texte. Mais l’entreprise ne relève-t-elle pas d’une forme d’ironie supérieure ?
L’échelonnement mimétique ne produit jamais qu’une réalité indécidable, une fiction
sans consistance, née cette fois-ci dans l’imagination du lecteur. En jouant de la
proximité du mensonge et de la fiction, en choisissant un personnage qui écrit son
“roman familial” entre témoignage et imagination, Tanguy Viel brouille les cartes entre
le vrai et le faux, le bien et le mal, le monde et sa représentation. Mais si tout le monde
ment à sa manière (auteur et personnages) et prend ses aises avec la réalité, Paris-Brest
et Article 353 du code pénal tentent, non sans mal, de redonner une dimension morale à la
forme romanesque.

Mentir-juste
18 Aux mensonges du monde, l’écrivain répond par les mensonges de la fiction. L’univers
que construit Tanguy Viel correspond à une société qui a définitivement fait le deuil de
ses illusions et qui vit dans une époque dégrisée de toutes formes de lyrisme. Pour être
galvaudé, le mot de “postmoderne” correspond très bien à un siècle qui se détourne des
philosophies de l’histoire. Pour les personnages comme pour le romancier, le temps
n’est plus vectorisé vers un avenir meilleur, qu’il s’agisse d’une société sans classe issue
de la Révolution ou au contraire d’une généralisation de la richesse grâce à l’économie
de marché. Il est bien question de la “lutte des classes” (A 144), Martial Kermeur revient
sur l’espoir qu’a représenté l’élection de François Mitterrand (A 48), mais le contexte
économique est déprimant (fermeture de l’arsenal de Brest) et la belle injonction
inspirée de Pasolini (“jeter tout leur corps dans la bataille” 10 ( PB 119)) s’applique
ironiquement à la scène très violente qui oppose la mère et la grand-mère de Louis,
comme si la seule combativité qui restait avait déserté toute ambition politique. Dans
un monde sans boussole, la tentation du cynisme est grande, loin des vieux clivages
politiques11. Au départ, un constat désenchanté, assez caractéristique de la société
contemporaine : “C’est que dans France, me disait le fils Kermeur, dans France il y a
rance” (PB 19). Mais au lieu d’ouvrir en grand sur le large, le personnage se contente de
tirer son épingle du jeu.
19 Les valeurs morales ne valent pas mieux. Louis en fait la douloureuse expérience dans
son enfance. Poussé à voler du chocolat dans un supermarché, il se fait prendre par le
directeur qui l’admoneste vertement après que le jeune garçon a avoué son petit

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larcin : “Mais ne jamais dire par sincérité qu’on comptait voler. C’est exactement ce que
j’ai fait ce jour-là, par inexpérience j’ai marché dans le piège de la sincérité, j’ai dit en
pleurant que j’avouais, que je voulais les voler, que je n’aurais pas dû” (PB 88-89). La
leçon est bien comprise : désormais, le mensonge se révèle comme la seule porte de
sortie dans un monde qui sent le renfermé. Le même désenchantement se lit en
filigrane dans les descriptions de la ville de Brest et les tentatives de reconstruction
d’après-guerre. Le narrateur d’Article 353 contemple la ville juste avant son arrestation :
“j’ai jeté un dernier regard autour de moi, vers la terre abîmée, la mer en contrebas” (A
12). À l’insu sans doute du personnage, cette “terre abîmée” n’est pas loin de la “terre
gast” médiévale ou même du Waste Land d’Ezra Pound. Pour Louis, le constat est le
même devant le spectacle de la ville mal reconstruite, prisonnière de son passé et
incapable de penser l’avenir : “Alors à Brest, comme à Lorient, comme à Saint-Nazaire,
on n’a rien réinventé du tout, seulement empilé des pierres sur des ruines enfouies” (PB
9).
20 Paradoxalement, dans ce monde peu attrayant, la loi continue à servir de repère et,
dans son sillage, le système démocratique reste une référence. Nul populisme, nul
complotisme, nul anarchisme dans ces deux romans qui tentent malgré tout de
défendre une attitude morale. “Nul n’est censé ignorer la loi, a dit le juge” (A 171) et
quand il rappelle le délit commis par Erwan, son commentaire ne témoigne d’aucune
complaisance : “il a quand même fait une grosse connerie” (A 99). Martial Kermeur
accepte sa responsabilité et la nécessité de se soumettre à la loi, même si la formulation
très métaphorique reste passablement ironique12. Tantôt, c’est la justice qui est
comparée à un volatile : “Sans doute, j’ai l’âme assez coupable pour ne pas être surpris
de voir la loi fondre sur moi comme une buse et déjà planter ses griffes dans mes
épaules” (A 10). Tantôt, c’est le personnage lui-même qui plane sur le pauvre
monde comme un oiseau : “Elle, la mouette, dans son œil rond sans paupière on aurait
dit qu’elle insistait pour faire partie de l’histoire, comme un témoin inflexible qui
pourrait se tenir à la barre de tous les tribunaux du monde. Et j’avais juste envie de lui
dire que j’irais de moi-même, au tribunal, que je n’avais pas l’intention de me soustraire
à la loi” (A 11).
21 Les romans de Tanguy Viel ne renoncent ni au libre-arbitre, ni à la loi ou à la
démocratie que celle-ci fonde ; mais le lecteur est confronté à un univers traversé par le
doute, où les causalités sont troubles, les responsabilités à interroger, les valeurs
souvent indécises et la relativité omniprésente. Les instruments utilisés par Lazenec
valent pour tous les personnages : “Je crois bien qu’ils s’appellent l’instinct ou
l’intuition ou la ruse” (A 105). Face au mensonge, il convient de se défendre par un
autre mensonge, de ruser avec la ruse. Paris-Brest et Article 353 sont sensibles aux
injustices, aux inégalités, aux rapports de force qui écrasent le faible sans qu’on sache
toujours très bien qui est le fort ou qui est le faible. La littérature comme réparation ?
L’idée serait à la mode dans la France contemporaine ; mais les deux romans ne
répondent qu’en partie à cet idéal de justice. Pour Louis qui s’adresse à son frère,
l’écriture romanesque joue un rôle positif : “Mais moi, lui ai-je dit, je ne fais pas ça pour
faire du mal. Au contraire, je fais ça pour effacer le mal. Et je me souviens, au moment
précis où j’ai dit l’expression ‘effacer le mal’, d’une pichenette j’ai envoyé mon mégot
de cigarette brûler dans la cheminée” (PB 166). Mais les injustices ne sont pas sûres : on
partage la sympathie du juge quand il répare à sa manière la vie cassée des Kermeur
père et fils ; on comprend (c’est-à-dire que le roman nous amène à comprendre) le
ressentiment de Louis confronté à une mère destructrice et influencé (mais non

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innocenté) par de mauvaises fréquentations ; on comprend que le fils Kermeur ait une
revanche à prendre sur la petite société du Tout-Brest ; mais, en même temps, la
sympathie du lecteur a du mal à suivre quand il s’agit pour Louis de voler sa grand-
mère, de lui mentir et de se réfugier dans une mauvaise foi de victime.
22 Le travail de l’écrivain consistera donc à mettre le roman au service d’une justice
malgré tout, à écrire non seulement ses personnages, mais pour ses personnages et à
créer avec eux une sorte de communauté. Il s’agit, à la fois, pour Tanguy Viel, d’être de
la tribu, et d’assumer la responsabilité spécifique d’un écrivain, à la fois complice et en
retrait. En témoigne le statut de la narration. Les romanciers peuvent choisir d’utiliser
des formes d’écriture présentes dans la vie : lettre, confession, témoignage, mémoire,
etc. Dans les romans de Tanguy Viel, le narrateur est un personnage qui raconte son
histoire ; mais quelle forme choisit-il ? À qui s’adresse-t-il ? Dans Article 353, nous
n’avons pas un interrogatoire, mais le récit d’un interrogatoire, qui ne reproduit aucun
discours connu et se confond avec le roman de Tanguy Viel, dont le destinataire est,
naturellement, le lecteur. Autrement dit, on a le sentiment que l’énonciation de
l’auteur et celle du narrateur se confondent. Personne et personnage sont différents ; il
ne s’agit pas d’une écriture autobiographique, il ne s’agit pas de rapprocher deux
subjectivités, mais deux instances narratives, comme si Tanguy Viel, d’une manière non
réaliste, mettait son talent de romancier au service de Martial Kermeur ou de Louis et
prolongeait leur voix.
23 Cette parenté structurale et non psychologique met en place un jeu relationnel qui
rapproche ou distingue auteur, narrateur et personnages. Ainsi le romancier et le juge
d’Article 353 partagent-ils plusieurs traits importants, même si ces points communs, une
fois encore, ne sont jamais exempts d’ironie. L’auteur comme le juge maîtrise le temps
et l’espace, pénètre au plus profond des êtres, sonde les reins et les cœurs. Comme le
Diable boiteux, l’un et l’autre prennent de la hauteur pour découvrir un monde
panoramique : “en tant que juge, on est censé avoir comme une vue panoptique sur les
affaires de la ville – pas au début, bien sûr, mais peu à peu, au fil des jours, parce qu’à
force d’enquêtes, je n’en sais rien parce que je ne suis pas juge mais j’ai l’impression
que c’est comme si on montait en ballon au-dessus des immeubles” (A 44). S’il prend de
la hauteur, le romancier sait aussi prendre du recul. Ainsi, Louis, pour pouvoir écrire
son roman familial part à Paris, “la ville de l’exil positif” (PB 60-61), pour échapper à la
tyrannie du lieu natal et à la déréliction de Palavas-les-Flots.
24 De l’espace, on passe au temps. Raconter une histoire, qu’il s’agisse de Louis ou de
Tanguy Viel, c’est se réapproprier la chronologie par la narration. Dans la vie, les
événements marchent inexorablement droit devant eux. C’est ce que rappelle l’épisode
de la fête foraine. Martial Kermeur, dans une nacelle de la grande roue, se retrouve à la
suite d’une maladresse suspendu dans le vide, risquant une chute mortelle.
Heureusement, l’employé du manège actionne la machine à l’envers : “alors j’ai senti la
nacelle qui s’arrêtait et puis qui doucement redescendait, le même film dans l’autre
sens, oui comme si on remontait le temps, qu’on l’effaçait, et qu’il ne s’était rien passé,
que je ne m’étais pas accroché au balcon de fer, qu’Erwan n’avait pas pleuré, qu’on
n’était jamais montés sur une grande roue – oh cette sensation, je m’en souviens,
depuis, j’aurais aimé qu’elle soit possible encore, sentir, que quelquefois dans nos vies
s’enclenche la marche arrière” (A 130). Véritable allégorie, la roue devient une machine
à remonter le temps, à “faire machine arrière” (A 142), en opposition avec la réalité qui
court devant elle et n’efface jamais rien. Or, ce pouvoir de remonter le temps

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appartient au romancier qui se joue des événements qu’il agence à sa guise. Véritable
métaphore du roman, la roue symbolise le privilège de l’auteur et engage sa
responsabilité face au monde. Si Martial Kermeur ne peut jamais revenir en arrière,
retrouver “une page blanche à effacer à la gomme magique” (A 142), son aventure
révèle la liberté de l’écrivain qui est maître de l’intrigue – et même de la gomme tant
que le roman n’est pas publié.
25 Personnages, narrateur et romancier, chacun selon ses compétences use des mots pour
témoigner de l’“opacité des choses” (A 116) et opérer quelques percées de lumière.
Cette tension vers la lumière, à la fois matérielle et intellectuelle, s’apparente à une
opération cathartique. Pour atteindre la “lucidité”13, pour dissiper les brumes
matinales, le cheminement est long autant qu’hasardeux. C’est, une fois encore, grâce
aux mots que l’opération est possible14. Et c’est grâce à la littérature qui montre et
démontre à la fois, que s’opère la réconciliation nécessaire du sentiment et de l’idée, de
l’émotivité et de la raison15. D’une certaine manière, Kermeur et son juge symbolisent
les deux étapes essentielles de la catharsis aristotélicienne 16, l’émotion qui bouleverse
le corps et l’intelligence qui apporte ses éclaircissements :
Lui, ce qui l’intéressait, c’était une chose plus mentale, comme une équation
mathématique qu’il aurait eu à résoudre ou à formuler. Mais moi aussi, je lui ai dit,
moi aussi, j’ai besoin de résoudre l’énigme mais je ne suis pas un cérébral, voilà
tout. Et encore, je ne suis pas un impulsif, si vous comptez jour après jour ce que
représentent six années de patience, six années à croire qu’à la place d’un
champignon mal comestible il pourrait y avoir des baies vitrées qui se refléteraient
dans le soleil. (A 107)
26 Devant Martial Kermeur, le juge de plus en plus touché par l’interrogatoire qu’il
conduit accomplit la réunion du cœur et de l’esprit17. Que fait-il, sinon prendre le texte
du code pénal au mot, respectant à la fois l’esprit et la lettre de la justice ? Face aux
mensonges de Lazenec, il faut savoir jouer. Dans les romans de Tanguy Viel, on prend
souvent, comme le juge, les mots au pied de la lettre. D’une manière plus anodine, le
lecteur est souvent ramené au sens littéral ; ainsi, avant d’être un célèbre gâteau
consommé le jour de Noël par Louis et sa famille (PB 15), Paris-Brest désigne un
itinéraire dont l’aller et retour en train construit tout le roman. Si Louis se conduit
comme un Judas envers sa grand-mère, le mot désigne d’abord très matériellement un
œil ménagé dans la porte : “J’ai regardé par le judas tous les jours dix fois par jour ” (PB
99). Quant à la célèbre entreprise des “déménageurs bretons” (PB 45), elle renvoie en
l’occurrence à des déménageurs authentiquement bretons qui déménagent la famille de
Bretagne pour Palavas-les-Flots.
27 À l’inverse, le romancier compte aussi sur le sens figuré, comme si le mot cette fois-ci, à
l’instar de la mouette, était destiné à voyager, à parcourir le champ de l’imaginaire
pour circonscrire une réalité que l’on ne peut explorer que par détours et
tâtonnements. Dans un monde qui défie la sagacité et la lucidité, la dynamique
métaphorique se donne les moyens – et peut-être l’illusion – de capturer un peu de
vérité dans le filet des mots. Le système métaphorique, omniprésent dans les romans de
Tanguy Viel, joue sur deux plans à la fois : conformément à la rhétorique, les tropes
sont l’expression de l’affect et des émotions ; en même temps, ces tropes qui mettent en
relation les données du réel font du romancier l’éclaireur du monde qu’il déchiffre.
28 Voici pour terminer une page d’Article 353, dont le réseau d’images est un des plus
denses du livre :

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Et au fond de moi, je me disais : qu’est-ce que tu veux savoir, Lazenec, qu’est-ce que
tu crois que je sais et qu’est-ce que ça peut te faire ? Et pour un instant, c’était
comme si le démon à l’intérieur de lui, j’en avais vu la figure sombre et nue, comme
si même elle s’était mise à danser sous mes yeux en toutes ces phrases bien
tournées qui faisaient comme une partition. Et je me disais encore : maintenant je
suis comme une mauvaise herbe qu’il voudrait arracher, une mauvaise herbe dont il
craint qu’elle repousse et repousse infiniment, et c’était comme un bras de fer de
silence et de phrases truquées, comme si on déplaçait chacun des pions sur un
échiquier. Là, dans le décor un peu gris de la mairie, c’était une sorte de Yalta local,
quand en quelques poignées de main tout a l’air de se redessiner, lui se demandant
à quel piquet moi aussi, âne ou chèvre ou chien battu, à quel piquet il pourrait
encore m’enchaîner, et sans même se rendre compte alors que j’y était déjà,
enchaîné, comme le chien de la fable. (A 140)
29 Le romancier, en quelque sorte, prête sa voix au personnage, parle non pas pour lui,
mais avec lui, prolongeant par un fondu-enchaîné de métaphores, l’expression naturelle
d’un homme émotif qui transforme le microcosme de son ressentiment en un
macrocosme, où se mêlent la nature et la culture, les mots et les choses, les arts et la
politique, le jeu et la souffrance, les lieux communs et la singularité d’une aventure. Le
déluge de références ouvre la douleur du personnage à la totalité du monde que le
romancier restitue sans toujours l’élucider dans un extraordinaire entrelacs de
relations et de causalités. Au service des personnages dont ils prolongent la voix, les
mots de l’écrivain misent sur la fiction et sur la rhétorique pour ruser avec le
mensonge.

NOTES DE FIN
1. Les deux romans paraissent aux Éditions de Minuit, en 2009 pour Paris-Brest, en 2017 pour
Article 353 du code pénal. Les références figurent entre parenthèses, après la citation, selon le code
suivant : A (pour Article 353 du code pénal) et PB (pour Paris-Brest), suivis du numéro de page.
2. “Article 353 du code de procédure pénale : la loi ne demande pas compte aux juges des moyens par
lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire
particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-
mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle
impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense. La
loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : Avez-vous une
intime conviction ?” (A 173-174)
3. “Erwan devant la télévision éteinte. Erwan dans la cuisine à me regarder penser. Erwan
derrière la vitrine du banquier. Erwan derrière la porte de sa chambre. Erwan sur les pontons à
regarder le gros bateau de Lazenec. Et moi je dis que chaque scène est devenue une image fixe
dans son cerveau, au point de faire comme la lame d’un cutter qui a fini par lui déchirer la peau
ou non pas la peau mais la chair dessus, tirant sur elle en l’effleurant et à la fin son visage
intérieur, il fut comme lacéré.” (A 98)
4. “voleur”, “bandit”, “escroc” (PB 42)

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5. “chez le notaire pour signer les papiers officiels” (PB 27) ; “j’ai signé le bail” (PB 144) ; “des
mentions très sérieuses, des ‘lu et approuvé’ et des ‘certifié sur l’honneur’” et des “bon pour
accord” (A 91).
6. Roland Barthes évoque “les mots coups de fouet” chez Eschyle (Comment vivre ensemble, Paris,
Seuil, 2002, p. 208).
7. “Mais je n’avais pas le choix, lui disais-je, ma mère ne m’a pas laissé le choix, c’était ça ou le
Sud, et qu’est-ce que tu aurais fait à ma place, la même chose que moi bien sûr, tout sauf le Sud.”
(PB 15)
8. Le fils Kermeur est le “déclencheur de toute histoire” (PB 76).
9. “Donc le vendredi, le destin, ou disons, le hasard géographique voulait qu’on fasse un bout de
chemin ensemble, le fils Kermeur et moi” (PB 81) ; “ce jour-là, le hasard ou quelque chose comme
ça, a voulu qu’elle, la vieille dame, pousse la haute porte de verre quelques secondes après lui,
ayant pris le même menu unique qu’on servait là, et elle lui a proposé son bras” (PB 21).
10. Tanguy Viel réutilise la citation de Pasolini (“Jeter son corps dans la bataille”) dans le livret
qu’il a écrit pour l’opéra de Philippe Hurel, Les pigeons d’argile, créé au Capitole de Toulouse en
2014.
11. “Écoute-moi bien, il a continué, toi tu es d’une famille de droite, disait-il, et moi je suis d’une
famille de gauche, et c’est pour ça qu’on s’entend si bien, parce que toi tu n’as pas envie d’être
d’une famille de droite et moi je n’ai pas envie d’être d’une famille de gauche.” (PB 105)
12. “je ne sais quelle justice naturelle” (A 163) ; “la justice, j’ai dit au juge, il n’y a que les hommes
qui peuvent faire ça” (A 171).
13. “La lucidité ? a dit le juge./Oui c’est ça, exactement ça, j’ai dit, la lucidité. Vous avez toujours
le mot qu’il faut.” (A 123)
14. “est-ce que le silence, c’est comme l’obscurité ? Un trop bon climat pour les champignons et
les mauvaises pensées ? Maintenant c’est sûr que je dirais volontiers ça, que les vraies plantes et
les fleurs, elles s’épanouissent en plein jour, et qu’il faut parler, oui, il faut parler et faire de la
lumière partout, oui, dans toutes les enfances, il ne faut pas laisser la nuit ni l’inquiétude gagner”
(A 92). On boit beaucoup dans les romans de Viel : “que quelque chose arrive là par l’alcool” (PB
155) ; “l’odeur encore flottante de nos conversations sortie du fond des verres” (A 123) ; “avec
l’alcool et le vent qui faisaient comme deux serre-livres” (A 133).
15. “encore que je n‘aie jamais bien distingué entre une idée et un sentiment”, déclare Martial
Kermeur (A 137).
16. La “froideur des lois” contraste avec le juge “si émotif” (A 79).
17. “Et le juge avait l’air de compatir, du moins son visage en empruntait tous les signes.” (A 126)

RÉSUMÉS
Dans un monde sans illusions, dominé par le mensonge et la mauvaise foi, les personnages
comme le romancier de Paris Brest et Article 353 du code pénal utilisent toutes les ruses de la
fiction pour sauver ce qui peut l’être des valeurs humanistes.

INDEX
Mots-clés : roman, fiction, mensonge, mauvaise foi, ruse

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109

AUTEUR
CLAUDE COSTE
Université de Cergy-Pontoise

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Le “je” en porte-à-faux. Pratiques


déceptives de l’écriture de soi chez
Marie NDiaye et Camille Laurens
Anne-Sophie Donnarieix

1 L’autobiographie ne compte généralement pas parmi ces genres littéraires dans


lesquels le narrateur a pour habitude de mentir, et l’idée de duplicité narrative semble
de prime abord mal s’accommoder d’un pacte de lecture qui présuppose une exigence
de sincérité1. On sait certes que la forme autobiographique a fait les frais de la
modernité : des autobiographies fictives de Nabokov à l’autofiction de Doubrovsky, des
stratégies d’empêchement chez Sarraute à la “nouvelle autobiographie” de Robbe-
Grillet, elle s’est émancipée d’un certain modèle structurel où l’avaient circonscrite des
traditions séculaires, quitte à troquer la vérité contre l’invention fictionnelle, et
l’écriture de soi contre celle de son impossibilité. Mais la fiction n’équivaut pas au
mensonge, et si ces dissidences autobiographiques renouvellent les modes de saisie du
sujet, elles ne mettent toutefois pas nécessairement en cause la bonne volonté du
narrateur.
2 C’est bien pourtant la notion de dissimulation qui caractérise le mensonge dans son
acception la plus courante. La définition n’est pas nouvelle et remonte au moins au De
mendacio d’Augustin : le menteur n’est pas celui qui dit le faux, mais celui qui “désire
tromper” en énonçant2. Précisons toutefois que si elle forme une partie intégrante de
son fonctionnement structurel, la “tromperie” ne constitue pas nécessairement la
finalité de tout mensonge, contrairement aux conclusions d’Augustin qui fonde à partir
de là sa condamnation morale absolue du mensonge3. Il s’avère du reste difficile de
taxer un roman de quelque volonté de nuisance à l’égard de son lectorat – fût-ce Le
meurtre de Roger Ackroyd. Débarrassée de ses présupposés éthiques, l’idée de tromperie
ou de dissimulation offre pourtant un éclairage précieux sur la question du mensonge.
Jochen Mecke, dans la définition tripartite qu’il en propose, insiste d’ailleurs
précisément sur ce point : le mensonge résulterait d’une divergence entre sentiment et
expression (1), divergence dissimulée (2) et mise au service d’une finalité qui reste
également tue (3)4. De ce point de vue, on peut envisager que le mensonge n’engage pas

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111

tant le contenu du discours (vrai vs. faux, fiction vs. non-fiction) qu’une particularité de
l’ethos discursif fondé sur une pratique déceptive, liée à la duplicité, à la dissimulation, à
la tromperie, à la mystification. On pense à certains types de narrations “non fiables” 5
qui mettent en place un système de transmission défaillant où l’instance narrative
prend un malin plaisir à duper lectrices et lecteurs, mais aussi à quelques cas
d’impostures littéraires6 (du Pierre Ménard borgésien aux écrivains fictifs de Jean-
Benoît Puech ou d’Antoine Volodine). Ces différents mécanismes de tromperie
impliquent une transgression plus insidieuse qui excède la seule opposition du vrai et
du faux : ils détournent ou obstruent le système communicationnel et instiguent un
doute face à des instances narratives ou auctoriales visiblement réticentes à livrer leurs
secrets.
3 Ces derniers restent toutefois problématiques dans le cas de l’écriture de soi – qui nous
intéresse ici –, puisque ce même ethos discursif (qu’il engage ou non la fiction) se fonde
sur un postulat d’authenticité. On connaît la formule emphatique d’un Jean-Jacques
jurant devant le tribunal de ses pairs et devant les trompettes du Jugement dernier de
ne se peindre qu’“exactement d’après nature et dans toute sa vérité” 7. L’autofiction
elle-même n’y déroge guère si l’on accepte de la définir avec Chloé Delaume comme un
art de “mentir au plus juste”8, en excédant au besoin le carcan trop étroit de la non-
fiction pour donner à voir une réalité subjective, moins exacte certes, mais sans doute
aussi sincère. Qu’en est-il en revanche lorsque l’instance narrative prend un plaisir
sensible à mener son lectorat en bateau, et que la manipulation devient le parangon
d’une esthétique autobiographique fondée sur la dissimulation ou sur le brouillage des
pistes de lecture référentielles ? Je tenterai de répondre à cette question en détaillant
les pratiques déceptives à l’œuvre dans Autoportrait en vert de Marie NDiaye (2005) et
Celle que vous croyez de Camille Laurens (2016) 9. Il s’agira d’abord d’étudier ces textes
depuis une perspective narratologique, puis d’interroger leur portée subversive dès
lors que ces procédés impliquent aussi une rupture normative – envers les normes
littéraires du récit de soi auxquelles les autrices se plaisent à déroger, mais également
envers des normes socioculturelles plus insidieuses dont les textes exposent le
caractère fallacieux.

Effacer les traces : Autoportrait en vert


4 Autoportrait en vert constitue une pièce singulière dans l’œuvre narrative de Marie
NDiaye. Plus résolument intimiste que la plupart des romans de l’autrice, plus bref
aussi dans sa facture, le récit est en outre rédigé dans une langue surprenante de
sobriété syntaxique – loin de l’écriture proustienne aux phrases déliées, d’une
complexité langoureuse et obsédante, qui caractérise le plus souvent sa plume. Autre
particularité, suffisamment rare pour être notable : le titre semble annoncer de prime
abord un récit à dimension autobiographique. Quelques indices laissés ici et là
pourraient presque étayer l’hypothèse : la narration se fait à la première personne du
singulier, mentionne un mari nommé Jean-Yves, une maison en province bordelaise, un
père africain, des activités littéraires. Le récit empêche néanmoins – bien sûr – une
coïncidence trop parfaite : le nombre d’enfants ne correspond pas, les prénoms non
plus, et le voile fantastique qui plane sur le récit ne laisse que peu de doute quant à
l’authenticité des faits10. Pour autant, le récit, à cet égard, ne “ment” pas : il prend
d’ailleurs soin de ne pas se présenter comme une autobiographie et le titre

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112

“autoportrait en vert”, convoque d’emblée une double entrave générique (par le


vecteur pictural d’une part, de l’autre par le filtre “vert” qui révèle tout au long du
texte sa puissance de déréalisation11). Nul “pacte” n’est donc conclu, ni romanesque ni
autobiographique, ou plutôt si : mais le pacte en question s’engage précisément à se
soustraire à l’un comme à l’autre. Le livre en somme remplirait ses promesses en nous
livrant un portrait déformé, inauthentique de l’autrice.
5 La situation se complique toutefois en ce que la narration met en place un système
d’obstruction généralisé qui vise à empêcher toute transparence du discours, quitte à
flirter régulièrement avec la sincérité ou à verser plus délibérément dans la
mystification. D’une part, la narration prend soin d’éviter toute écriture thématique de
soi : la narratrice se refuse à “parler d’elle” et néglige son rôle de protagoniste au point
de substituer au récit de sa vie le récit de la vie des autres, ces femmes “en vert” qu’elle
décrit, épie ou invente. L’ouverture du livre est à cet égard emblématique : la voix
narrative (anonyme) se tapit dans l’ombre d’une Garonne verte et obsédante qui
engloutit l’espace du récit sous la description anxiogène de ses crues (“C’est le soir et le
niveau de la Garonne monte heure après heure dans l’obscurité” (AV 9)). Celle-ci est
relayée plus tard par différents portraits féminins qui accapareront à leur tour le récit,
ne dévoilant de la narratrice que son regard tendu, crispé vers ces figures énigmatiques
qui fonctionnent comme autant de barrages habilement disposés pour empêcher tout
épanchement introspectif. Le récit de soi est dissimulé, il n’advient qu’à rebours, en
négatif, comme soumis à un principe elliptique du reste assumé par la narratrice :
“quelque chose d’impalpable, un voile, une lueur d’irréalité me rendent réticente à […]
livrer qui je suis” (AV 32). Et alors même que la focalisation interne devrait logiquement
privilégier l’accès à la vie intérieure de cette dernière, c’est ici surtout son opacité
qu’elle illustre, dans une lignée qui s’inscrirait à mi-chemin entre les protagonistes de
Kafka et L’étranger de Camus12. Du “je”, nous n’apprenons que des bribes, et l’attention
de la narratrice se reporte inlassablement sur les autres – environnement direct ou
personnages également évanescents, inaccessibles, rétifs, qui se refusent à son regard
et mettent ainsi en abyme une certaine impossibilité heuristique : celle de la
connaissance des autres comme de la connaissance de soi 13.
6 Cette double dissimulation du “je” est soutenue par un principe de brouillage
onomastique et pronominal. L’emploi des pronoms personnels joue en effet un rôle
ambigu dans le récit : ceux-ci désignent en même temps qu’ils dissimulent, et simulent
un savoir commun au locuteur et à l’allocutaire qui fait pourtant souvent défaut. C’est
ainsi un “nous” indéterminé, flottant, qui ouvre le récit, créant une communauté fictive
et vaguement hostile à laquelle succèdera un “je” tout aussi anonyme et inassignable.
Jouant d’une fonction déictique qui ne renvoie à aucun signifié préalablement défini 14,
ces pronoms “nous” et “je” confrontent le lecteur à une indétermination linguistique :
de qui parle-t-on ? Ce mécanisme grammatical, qui suppose l’inclusion du lectorat,
repose ici au contraire sur une exclusion latente de ce dernier, privé d’un savoir que le
texte se plaît à lui refuser tout en démultipliant les occurrences de pronoms
inassignables. Loin de lever ces incertitudes, l’arrivée des premiers noms propres
contribue à embrouiller davantage toute entreprise référentielle :
C’est alors que je tombe sur Cristina, mais dès l’instant où je la vois je ne sais plus si
c’est elle, ou si c’est Marie-Gabrielle, ou si c’est Alison – non pas que m’échappe son
prénom exact : entre ces trois femmes, je ne sais simplement plus qui est celle-ci.
[…] Celle qui est peut-être Cristina est une jeune femme, aussi elle est en short,
élastique et moulant, imprimé de fleurs vertes sur fond vert. Un peu de ma

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jubilation se dérobe. Je pense à me méfier […]. Si cette femme est bien Cristina, je
me rappelle qu’elle est mon amie. Cristina a plus de droits à ce titre que Marie-
Gabrielle ou Alison qui ne sont, pour autant que je m’en souvienne, que de bonnes
et franches camarades à qui on ne songerait pas à se confier. […] Ai-je jamais révélé
quoi que ce soit à Cristina ? Certainement pas, c’est contraire à ma nature. (AV
21-22)
7 Sous couvert de présenter le personnage de Cristina ( ?) et de lui donner une certaine
solidité grammaticale, l’accumulation de présentatifs et de démonstratifs (“c’est”,
“c’est elle”, “celle qui”, “celle-ci”) rend confus les propos de la narratrice à son sujet, et
contribue à créer de multiples identités autonomes et discordantes qui viennent
renforcer (ou traduire) l’incertitude onomastique15. Ce malaise dans la coïncidence des
personnages avec eux-mêmes fonctionne bien sûr comme le reflet d’une narration
autodiégétique elle-même retorse. En témoigne un discours ambigu, dont les incises
répétées (“pour autant que je m’en souvienne”, “si je me souviens bien”), le mode
interrogatif obsédant (“Ai-je jamais révélé quoi que ce soit […] ?”) finissent par éveiller
une certaine suspicion à l’égard de la fiabilité de la voix narrative.
8 Celle-ci est en effet mise à mal par les multiples transgressions d’un régime
autodiégétique qui implique un champ de vision relativement réduit. Vers le milieu du
récit pourtant, la narration feint une curieuse omniscience, et entreprend de narrer
l’histoire d’un personnage secondaire, Jenny (une amie de la protagoniste), depuis la
position surplombante et improbable d’un narrateur capable d’ausculter avec une
acuité déroutante le for intérieur de ses personnages, ce qui pose évidemment
problème du point de vue de la logique narrative :
11 mars 2001 – Jenny s’en revient chez ses parents, à la campagne, car elle n’a plus
de quoi payer son loyer. Ils l’accueillent dans un silence douloureux et gêné. Ils ne
peuvent tout à fait croire qu’elle ait échoué à ce point, elle à qui ils rendaient visite
avec une timidité due à leur crainte de ne pas être à la hauteur de sa prospérité. Elle
comprend qu’ils se demandent, désemparés mais sévères : lui reste-t-il, à notre fille,
un peu de dignité ? (AV 48-49)
9 Nous retrouvons là la définition canonique du narrateur non fiable selon Wayne C.
Booth16 : la fiabilité du narrateur ne tient pas à la véracité de son discours (invérifiable
en l’occurrence), mais avant tout à l’écart que ce discours instaure avec les codes
tacitement mis en place par le texte (narration autodiégétique, restriction du champ de
connaissance). À la rétention d’informations sur la protagoniste succède ici – mais c’est
le revers d’une même médaille – une prolifération de détails sur les autres que rien ne
légitime, et décrits depuis une position narrative incohérente et plurifocalisée :
30 mars 2001 – [Jenny] me raconte longuement au téléphone que son histoire
d’amour avec Ivan a duré plusieurs années avant qu’elle ne décide de quitter la
province, et malgré l’éloignement j’imagine son visage durci et sa mâchoire
contractée car j’entends une voix cassante et froide qui n’est pas la voix de Jenny
habituellement et qu’elle se force à prendre, me semble-t-il, pour éloigner la
sentimentalité. Jenny n’est pas une femme sentimentale. N’est-ce pas témoigner
d’une pathétique complaisance, pense Jenny, que de se laisser porter par un
romantisme qu’on n’avait pas dans sa jeunesse, simplement parce qu’on est
désœuvré […] ? Certainement, pense Jenny, le romantisme après coup est pitoyable,
dérisoire, médiocre. Comment faire cependant ?17 (AV 53-54)
10 Le changement subtil de focalisation qui passe de la protagoniste au personnage de
Jenny (et du discours indirect au discours direct) déstabilise d’autant plus qu’il se
présente lui-même comme trompeur : la répétition exacte du syntagme “pense Jenny”
à deux lignes d’écart semble avertir de l’artificialité du procédé tandis que l’explication

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de la supercherie – “elle ne dit rien de tout cela. Je le devine” (AV 54) – arrive trop
tardivement pour réhabiliter la bonne foi de la narratrice.
11 Dans un article consacré aux narrations non fiables, Francis Langevin distingue deux
types de narrateur : le narrateur “faillible”, trompé par ses propres perceptions
(narrations enfantines, ignorance, handicap cognitif etc.), et le narrateur véritablement
“trompeur” qui cherche à manipuler son lecteur18. Dans le cas d’Autoportrait en vert, la
distinction se révèle délicate, et la frontière entre les deux est rendue poreuse par une
instance narrative certes habile à brouiller les pistes, mais dont la capacité à
appréhender le monde de manière rationnelle est aussi remise en cause – en
témoignent ces spectres évanescents (imaginaires ?) qui se dressent régulièrement sur
son parcours. En ce sens, on pourrait attribuer, en partie du moins, ces étrangetés
narratives au mode de perception fantastique et irrationnel d’une conscience
largement énigmatique, et les mettre sur le compte d’un “exotisme” 19 cognitif. Il n’en
reste pas moins que cette subjectivisation radicale du récit n’est pas exempte de
manipulation : ainsi du brouillage minutieux des repères temporels censés structurer le
récit, et qui, disposés pêle-mêle (2003, 2002, 2003, 2001, 2003) perturbent au contraire
sa linéarité. Une autre incohérence de dates, infime mais révélatrice, mérite d’être
mentionnée : en 2003, lit-on, la narratrice est âgée d’une quarantaine d’années
(“Comme il est curieux, après qu’on a côtoyé sa propre mère pendant une quarantaine
d’années” (AV 72)) – et l’on apprend pourtant une page plus loin que cette même mère,
en l’an 2000, “avait quarante-cinq ans” (AV 73). Erreur ? Oubli ? Rajeunissement
fantastique de la mère20 ? Duperie facétieuse adressée en pied de nez à une lectrice trop
tatillonne ? Le doute plane, mais ces décalages temporels assoient le caractère
mystificateur d’une instance narrative qui ne cesse de se dérober et multiplie les
embûches comme pour mieux semer ses poursuivants.
12 Dispersion des traces et surexposition des mécanismes de brouillage : l’écriture de soi
revêt chez Marie NDiaye les attraits paradoxaux d’un “je” rétif, qui ne se livre que par
dissimulation. Tout de feintise ténue mais entêtante, celui-ci se déploie dans les
interstices laissés par l’horizon d’attente autobiographique que ne manque pas de
susciter le titre, et se plaît justement à effacer les traces référentielles, à se cacher
derrière une narration ambiguë et à pratiquer la rétention d’informations (référents
grammaticaux absents, flottement trompeur de l’ancrage temporel). Le récit reste
toutefois à cet égard moins mensonger que déceptif : il ne s’agit pas de tromper
en “énonçant le faux” mais plutôt – paradoxalement – de ne rien dire, de dévoiler le
moins possible et d’étouffer chaque indice sous une chape d’ambiguïté, dans le sillage
direct du principe de double dissimulation (structurelle et pragmatique) mis en lumière
par Jochen Mecke.

Démultiplications métaleptiques : Celle que vous croyez


13 Dans le roman Celle que vous croyez de Camille Laurens, paru en 2016, le caractère
déceptif du récit autobiographique tire sa force d’un procédé inverse, qui ne consiste
plus à effacer les traces mais au contraire à les démultiplier, étouffant sous ses
proliférations d’avatars fictionnels les pistes référentielles esquissées par le texte.
Unies par un même motif – celui du désir et de la manipulation séductrice –, sept
histoires se succèdent, s’imbriquent les unes dans les autres, se prolongent, s’infirment
ou se réécrivent de manière à rendre indécidable tout texte “premier” ou originaire, et

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à brouiller à l’envi les différentes échelles narratives par un chassé-croisé de


métalepses qui font de l’autrice le personnage de sa propre fiction (ou inversement 21).
Seule la trame reste plus ou moins semblable : une femme décide de créer un faux profil
de jeune fille sur les réseaux sociaux pour épier son mari volage, et finit par séduire
l’un de ses amis qui tombera à son tour dans les rets d’une duperie virtuelle aux
conséquences variables et le plus souvent funestes.
14 S’il est aisé de rattacher le roman au genre de l’autofiction 22, les indices se font
pourtant attendre, retardés notamment par les enchevêtrements de récits que rien ne
rattache, dans un premier temps, à la figure auctoriale. Toute la première moitié du
roman porte ainsi sur quatre portraits d’une (même ?) femme, jeune enseignante de
lettres divorcée, d’abord mise en scène dans un commissariat de police, puis dans un
centre psychiatrique où elle apparaît sous le nom de Claire, puis enfin dans le compte-
rendu de son psychiatre qui présente par le biais d’un récit enchâssé un texte
autofictionnel écrit par “Claire” dans le cadre d’un atelier thérapeutique mené par une
certaine “Camille”. Ce n’est que dans la deuxième moitié du roman que “Camille” (la
même ?) prend la parole à la première personne, déguisée sous les traits de l’autrice
(Camille Laurens) pour écrire à son éditeur et lui “raconter la vraie histoire, l’histoire
vraie, celle qui [lui] est arrivée” (CVC 139) – celle, déformée, de Claire/Camille. De
Claire(s) en Camille(s) (et avec l’aide de quelques Katia(s)), tout un réseau d’avatars
féminins se dresse en simulacres les uns des autres. Ces derniers prennent
alternativement le rôle d’un “moi” tissé en toile arachnéenne, composé d’une petite
dizaine de personnages et de narratrices oscillant entre le “je” et le “elle”. Si
l’alternance des pronoms n’est pas en soi une transgression autobiographique –
Philippe Lejeune rappelle qu’“il peut parfaitement y avoir identité du narrateur et du
personnage principal sans que la première personne soit utilisée” 23 – elle se donne à
lire ici dans une perspective résolument déceptive qui cherche à fausser les pistes et
met en place une identité polycéphale parfaitement indécryptable.
15 D’autres procédés narratologiques font en outre basculer le roman vers des pratiques
plus nettement mystificatrices. Les multiples instances narratives (1/une femme, 2/
Claire-patiente, 3/le psychiatre, 4/Claire-personnage, 5/Camille-autrice, 6/Camille-
personnage 7/le mari de Claire) ont en effet la particularité de se trouver dans une
même situation d’énonciation – une situation délicate : elles sont toutes sommées de se
justifier. À l’une, on reproche son imposture virtuelle, à l’autre, un possible plagiat-
psychique24, au psychiatre, une faute professionnelle, au mari enfin, de douteuses
manigances conjugales. Les discours sont ainsi faussés d’emblée dans leur postulat de
sincérité : la parole délivrée (le récit lu) est contrainte, partiale, intéressée, et soumise à
un dispositif énonciatif qui rappelle à certains égards celui de l’interrogatoire 25 en ce
qu’il se fonde sur la présence implicite d’un destinataire-juge qu’il importe de
persuader de son innocence, quitte à enjoliver les faits. “Déposition n° 453 JA”,
“entretiens avec le docteur Marc B.”, “audition du docteur Marc B.”, “Cabinet de Me
Deligne, avocat” – les paratextes soulignent déjà ces rapports de pouvoir qui motivent
le récit en liant gendarmes et suspects, patients et psychiatres, écrivains et avocats,
maris adultères et juges d’instruction. Et de fait : chaque personnage-narrateur
manipule sans vergogne son interlocuteur, usant régulièrement de flatteries hypocrites
ou de pièges destinés à tester la sagacité de l’allocutaire :
J’ai déjà tout raconté dix fois à vos collègues, vous n’avez qu’à lire mon dossier. […]
C’est votre premier poste ? Car vous n’avez que trente ans tout au plus.
Vous ne les faites pas.

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Je ris parce que je vous récite du Marivaux et que vous n’y voyez que du feu. […]
Vous pourriez le sentir, je ne sais pas, au rythme, à l’intonation. C’est votre métier
d’entendre comment ça sonne. De repérer ce qui cloche. (CVC 17)
16 La filiation intertextuelle et la référence théâtrale aux Fausses confidences (dont le titre
est en effet programmatique26) se révèlent éclairantes : chaque fragment d’histoire peut
en effet se lire comme la réécriture de l’histoire précédente, et le roman entier comme
une réécriture non pas de Marivaux, mais des Liaisons dangereuses, “une petite nouvelle
du XVIIIe siècle revisitée […], où [Camille/Claire] serai[t] à la fois Merteuil et Tourvel,
manipulatrice et victime, celle qui meurt et celle qui tue” (CVC 188). De Marivaux à
Choderlos de Laclos ou à Camille Laurens, le texte explore une même thématique qui lie
l’art du mensonge à l’art du langage, et instaure un espace fictionnel qui transfère
l’univers épistolaire et libertin du XVIIIe siècle dans le monde de la réalité virtuelle, où
l’on mystifie désormais par émojis interposés et profils trafiqués sur les réseaux
sociaux.
17 La particularité du roman de Laurens tient toutefois à l’amputation systématique du
discours : l’absence générale des destinataires et de leurs réponses, d’une histoire à
l’autre, bâtit un modèle narratif de nature déficitaire. Et parce que le dialogue est
tronqué, c’est alors bien le lectorat qui, par effet de ricochet, devient la cible première
de ces propos mystificateurs, pris au piège de duperies adressées à des interlocuteurs
absents et dont il est tenu d’endosser le rôle. Il y a donc bien ici une narration non
fiable, mais dont la complexité tient surtout aux diverses échelles qu’elle implique :
celle d’abord des personnages à la fois “manipulateurs” et “faillibles” par le doute
pathologique qui plane régulièrement sur eux (Camille et Claire sont en séjour
psychiatrique) ; celle d’autre part de ce que Booth nomme “l’auteur implicite”, qui
englobe les mécanismes narratifs généraux du roman (métalepses disposées en jeux de
trompe-l’œil ; suppression de fragments dialogiques) et suppose une manipulation
discursive effectuée en amont, à un niveau extradiégétique.

Esthétiques et politiques de la mystification


18 Démultiplication de fausses pistes chez Laurens, pratique de la dissimulation chez
NDiaye, ces voix fallacieuses du récit pourraient être lues dans une perspective
facétieuse et ludique, rejoignant aux côtés d’auteurs tels que Jean Echenoz, Éric
Chevillard ou Pierre Senges la joyeuse troupe des gais menteurs et des fictions espiègles
qui font de la mystification littéraire, selon Maxime Decout, une
pratique “jubilatoire”27. Or les textes de NDiaye et Laurens livrent aussi un discours
plus sourdement critique qui questionne une société bâtie sur des faux-semblants, et
invite à lire la duplicité comme un paradigme paradoxal de résistance.
19 La feintise en effet ne s’y réduit pas à la malice de l’instance narrative ou de quelque
“auteur implicite” : elle constitue la thématique principale des deux textes,
contaminant l’espace romanesque et pour bonne part ses figurants. Chez NDiaye, les
personnages mentent et dissimulent à tour de rôle : la mère feint de refaire sa vie et
simule un bonheur conjugal douteux, le père feint d’ignorer sa cécité croissante,
d’autres encore se travestissent ou se déguisent (Jenny s’obstine à “décolorer
soigneusement ses cheveux” (AV 48)) tandis que les corps changent imperceptiblement
de forme, grossissent ou s’amaigrissent. De manière plus éclatante encore chez
Laurens, le mensonge s’étend à l’intégralité des normes sociales dans un univers

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diégétique hanté par la réalité virtuelle et le trucage des données personnelles (faux
profils, fausses photos glanées sur Google, faux âge, faux roman etc.). En ce sens, le
mensonge ne se limite donc plus uniquement à un acte individuel et intentionnel –
celui de l’instance narrative – mais se laisse également appréhender comme
l’expression, le syndrome d’un phénomène collectif de nature presque pathologique.
Moins proche de la définition d’Augustin que de celle, plus largement politique, qu’en
propose Adorno dans ses Minima moralia, le mensonge est érigé en norme absolue et
invisible qui règne sur une société devenue parfaitement inauthentique, “qui donne au
faux les apparences du vrai, et au vrai celles du faux”28.
20 Chez Laurens, le caractère déceptif de la narration s’envisage donc aussi comme le
prolongement logique, nécessaire, d’un ordre social mensonger, fondé sur les faux-
semblants, sur le diktat de l’image et sur des conventions sociales aliénantes dont
diverses mystifications narratives se font le parangon critique. Car en exacerbant les
procédés de duperie, la narration les démasque bien sûr du même coup, et Celle que vous
croyez brosse sous la forme d’une diatribe vigoureuse le portrait amer d’une société
misogyne dans laquelle les femmes sont soumises aux stéréotypes genrés du désir
masculin et condamnées à devenir invisibles une fois passée leur “date de péremption”
(CVC 143) :
tu le vois dans la rue tu le sens t’es vieille les regards me traversent et m’attaquent
dégage casse-toi tu pues la mort tu sens le moisi vous avez vu Madonna les gens lui
reprochent de “vouloir continuer à exister” c’est ça ce sont les mots exacts que j’ai
lus dans le journal un vrai journal un journal sérieux “à cinquante-cinq ans
Madonna est pathétique de vouloir continuer à exister” qu’est-ce qu’il faut alors il
faut vouloir cesser d’exister il faut se retirer de soi-même comprendre qu’on n’a
plus rien à faire là plus de place je n’ai plus de place je ne sais pas où me mettre
tiroir cercueil aller dans la boîte il ne sert à rien d’être jeune sans être belle ni
d’être belle sans être jeune les homme mûrissent les femmes vieillissent (CVC 13)
21 Sous la violence des mots et de phrases scandées sans ponctuation, le rapport à
l’écriture se donne à lire depuis une nouvelle perspective : tromper, falsifier son
identité, son âge, créer un profil de jeune fille inventé de toutes pièces, ne sont pas que
des actes désespérés. Ils sont aussi des actes de résistance – une manière de prendre sa
revanche sur ceux-là mêmes qui imposent un système normatif auquel tentent
d’échapper les personnages.
22 La résistance s’organise également chez Marie NDiaye, mais prend des formes plus
intimes et moins contestataires. Dans Autoportrait en vert, comme dans de nombreux
autres romans de l’autrice, les conventions sociales pèsent comme une chape de plomb
sur les personnages. Chacun feint, dissimule, se déguise pour maintenir à sa manière les
faux-semblants de relations familiales distendues et délétères qui accaparent les
monologues intérieurs inquiets de la narratrice (“Serait-il acceptable que je reçoive des
confidences au sujet de mon père ?” (AV 41), “Est-ce qu’il est de mon ressort de veiller
sur mes sœurs, de m’occuper d’elles, de leur montrer de l’affection ?” (AV 74), “Et n’est-
ce pas déplacé de m’inviter à Noël, moi seule […], comme si tout à coup [ma mère]
n’avait plus de petits enfants ou ne les reconnaissait plus ?” 29 (AV 77)). Dans un univers
où les individus obéissent sans cesse à des normes obscures et oppressantes, cherchent
à tout prix à s’intégrer à des communautés familiales ou sociales pourtant souvent
aliénantes30, la dissimulation prend aussi des accents d’échappée libertaire : elle offre
au sujet un espace de protection pour échapper aux regards indiscrets, un refuge où
préserver son droit à l’opacité. Les dissimulations trompeuses de la narratrice n’en sont

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peut-être alors, paradoxalement, que plus authentiques, celle-ci fondant précisément


dans le refus de se plier aux conventions littéraires du récit autobiographique la
marque de son individualité.

***

23 S’opère là peut-être, chez Laurens comme chez NDiaye – et quoiqu’à des échelles
distinctes – un renversement de ce que Sartre nomme la “mauvaise foi”. À la différence
du célèbre garçon de café31, les autrices-narratrices-personnages ne jouent pas à faire
semblant d’être ce qu’elles prétendent être (ou ce qu’il conviendrait qu’elles soient),
mais entreprennent au contraire de créer des failles entre un certain horizon d’attente
(social comme littéraire) et la réalisation d’un projet d’écriture qui travaille à le
transgresser. Tout s’y révèle alors acte de dissimulation : personnages menteurs à
l’échelle diégétique, instances narratives brouillant la véracité du discours, ancrage
générique enfin lui-même trompeur. Par son caractère déceptif, le texte fait ici acte de
résistance. Une résistance esthétique d’abord, en contrevenant aux normes tacites de
l’écriture de soi qui suppose une démarche introspective et un parti pris de sincérité –
deux présupposés que récusent les textes – ainsi qu’en instaurant plusieurs dispositifs
de brouillage énonciatif (procédés de dispersion chez NDiaye, obstruction métaleptique
chez Laurens, recours pour toutes deux à une narration non fiable placée sous le double
sceau de la faillibilité et de la manipulation). Résistance politique enfin, parce que les
textes procèdent à une prise de recul critique face à un espace normatif qu’ils
reproduisent et transgressent à la fois par leurs voix fallacieuses. On pourrait en
somme conclure que ces récits de soi sont d’autant plus efficaces qu’ils se présentent
comme dissidents : par leurs accointances mystificatrices, ils posent la question de
normes assujettissantes (ce pouvoir auquel ils nous lient aussi sourdement, nous
lectrices et lecteurs) et récréent des zones d’échappement hors de tout carcan
générique ou social où l’écriture du “moi” peut reconquérir une certaine liberté – celle
notamment de célébrer le sujet dans toute la puissance déceptive de son opacité.

NOTES DE FIN
1. Ce pacte est décrit par Philippe Lejeune dans son ouvrage devenu canonique, Le pacte
autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975.
2. Augustin, Du mensonge, in Œuvres complètes de saint Augustin, vol. 12, éd. Raulx, Bar-le-Duc,
Guérin, 1869, traduction par l’abbé Devoille, p. 195-217.
3. Pour une analyse détaillée et critique de la notion de mensonge au travers des siècles, et
notamment de la définition augustinienne, je renvoie à Jochen Mecke, “Une critique du
mensonge par-delà le bien et le mal”, Cahiers d’Études Germaniques, , n° 67, “Quelques vérités
à propos du mensonge ?” (vol. 1), Hélène Barrière, Karl Heinz Götze, Ingrid Haag (dirs), 2014, p.
91-110.

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4. Jochen Mecke, “Esthétique du mensonge”, Cahiers d’Études Germaniques, n° 68, “Quelques vérités
à propos du mensonge ?” (vol. 2), Hélène Barrière, Susanne Böhmisch, Karl Heinz Götze,
Ingrid Haag (dirs), 2015, p. 76-91.
5. Voir à ce sujet notamment Wayne C. Booth, “Distance et point de vue” [1966], in Gérard
Genette, Tzvetan Todorov, Poétique du récit, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 85-112, et Ansgar
Nünning, “Unreliable, compared to what? Towards a cognitive theory of unreliable narration:
prolegomena and hypotheses”, in Walter Grünzweig, Andreas Solbach (dirs),
Grenzüberschreitungen : Narratologie im Kontext, Tübingen, Gunter Narr, 1999, p. 53-73. Il convient
toutefois de distinguer plusieurs types de narrations non fiables qui ne sont pas toutes
nécessairement mensongères. Nous y reviendrons au cours de l’article.
6. Sur la variété des impostures littéraires (extra- comme intradiégétiques), voir Maxime Decout,
Pouvoirs de l’imposture, Paris, Éditions de Minuit, 2018, <Paradoxe>.
7. Jean-Jacques Rousseau, Les confessions, Paris, Gallimard, 2009 [1782], <Folio classique>, p. 33.
8. Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 67.
9. Marie NDiaye, Autoportrait en vert, Paris, Gallimard, 2009 [2005], <Folio> ; dorénavant AV.
Camille Laurens, Celle que vous croyez, Paris, Gallimard, 2019 [2016], <Folio> ; dorénavant CVC.
10. Dans Autofiction et autres mythomanies littéraires, (Auch, Tristram, 2004), Vincent Colonna
rappelle certes que la veine fantastique constitue une composante riche du genre autofictionnel.
Sa définition du terme de “fantastique” reste toutefois assez floue et se réfère en fait davantage
aux modalités du merveilleux, avec ses monstres et ses enchantements, qu’à celles plus troubles
du fantastique, tout en indéterminations et suppositions ténues – que l’on retrouve précisément
dans Autoportrait en vert.
11. Au sujet des couleurs chez Marie NDiaye, je renvoie à l’article de Shirley Jordan, “Washes and
hues: Reading for colour in Marie Ndiaye”, French Studies, n° 71, 2017, p. 362-373.
12. La ressemblance avec Kafka tient ici au caractère paradoxal de la focalisation interne
(pensons au personnage de Josef K. dans Le Procès, qui affiche une étrangeté d’autant plus vive
que ses pensées, bien que connues du lecteur, n’en restent pas moins parfaitement opaques). De
Camus, NDiaye se rapproche davantage par la mise en scène d’une instance narrative
autodiégétique et pourtant incernable (bien qu’il soit possible d’attribuer cet effet, dans
L’étranger, à une focalisation interne qui mime une focalisation externe en en reprenant les
principales caractéristiques).
13. Ceci est en outre rendu visible, dans la construction phrastique du texte, par un emploi
récurrent de procédés de réticence et de suspension narrative, proches parfois de l’aposiopèse,
qui fragmentent le discours et retardent, voire obstruent le processus heuristique qui le sous-
tend.
14. Je me fonde ici sur les travaux d’Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris,
Gallimard, 1966, p. 252.
15. On retrouve un passage très similaire : “il lui paraît invraisemblable qu’elle soit, elle, Jenny,
dans la situation désolante où il semble bien qu’elle soit, elle Jenny, que la chance avait comblée
de dons” (AV 52).
16. “Je dirai d’un narrateur qu’il est digne de confiance (reliable) quand il parle ou agit en accord
avec les normes de l’œuvre (ce qui revient à dire : les normes implicites de l’auteur), et je le dirai
indigne de confiance (unreliable) dans le cas contraire” Wayne C. Booth, “Distance et point de
vue”, art. cit., p. 105.
17. Je souligne.
18. Francis Langevin, “La posture exotique du narrateur-personnage. Inconfort et non-fiabilité
dans quelques romans contemporains”, in Frances Fortier, Andrée Mercier (dirs), La transmission
narrative. Modalités du pacte romanesque contemporain, Montréal, Nota Bene, 2011, p. 207-233. Pour
une étude panoramique des différentes théories et catégories de la narration non fiable, voir
également Frank Wagner, “Quand le narrateur boit(e)… (Réflexions sur le narrateur non fiable

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et/ou indigne de confiance)”, Arborescences, n° 6, “Polyphonies : voix et valeurs du discours


littéraire”, septembre 2016, p. 148-175.
19. Langevin subsume sous la notion d’exotisme trois types “d’altérité” qui expliquent la non-
fiabilité du discours : altérité culturelle, altérité cognitive et altérité éthique. Voir ibid. p. 229.
20. Bien qu’improbable ici du fait du caractère strictement anecdotique de la mention,
l’hypothèse n’est pas sans rappeler les inquiétants rajeunissements de figures maternelles dans
d’autres romans de l’autrice, notamment Rosie Carpe.
21. Si la métalepse n’est pas nécessairement de nature fallacieuse, il n’est toutefois pas anodin
que Gérard Genette la définisse précisément comme “une manipulation […] de cette relation
causale qui unit, dans un sens ou dans l’autre, l’auteur à son œuvre” (Gérard Genette, Métalepse.
De la figure à la fiction, Paris, Éditions du Seuil, 2004, <Poétique>, p. 14, je souligne). Plus loin, il
parlera d’“une illusion consistant à recevoir la fiction comme une réalité” (ibid., p. 51).
22. Camille Laurens s’en réclame d’ailleurs elle-même sans réticence. Voir à ce sujet son
entretien du 12/06/2020 disponible sur France Culture : https://www.franceculture.fr/
emissions/les-masterclasses/camille-laurens-lautofiction-cest-insister-sur-ce-melange-de-
fiction-a-loeuvre-y-compris-quand.
23. Philippe Lejeune, op. cit., p. 16. Lejeune mentionne, entre autres, l’exemple du Traître d’André
Gorz.
24. Derrière lequel on est tenté de voir un rappel ironique du procès intenté justement par
Camille Laurens à Marie Darrieussecq pour son roman Philippe. Les prises de position des deux
intéressées sont rassemblées en deux textes publiés conjointement dans le volume de Claude
Burgelin, Isabelle Grell, Roger-Yves Roche (dirs), Autofiction(s), Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 2010, p. 495-506 et p. 507-523.
25. Voir, à titre d’exemples, Port intérieur d’Antoine Volodine (Paris, Éditions de Minuit, 1995), et
Assommons les pauvres ! de Shumona Sinha (Paris, Éditions de l’Olivier, 2011).
26. C’est d’ailleurs le titre choisi pour l’autofiction écrite par Claire – récit fictif enchâssé dans la
narration du psychiatre.
27. “La jubilation […] est une compagne fidèle des récits d’imposture et d’enquête. Motif
inattendu, vous en conviendrez, mais motif essentiel. Preuve à l’appui : ces récits instaurent un
rapport ludique, joueur, rusé, avec l’être, qui passe par l’écriture elle-même” (Maxime Decout, op.
cit., p. 178).
28. Theodor W. Adorno, Minima moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben, Frankfurt am
Main, Suhrkamp, 1969, p. 77, je traduis. En allemand: “Es ist dahin gekommen, dass Lüge wie
Wahrheit klingt, Wahrheit wie Lüge.” Voir également : “Die Lüge [hat] längst ihre ehrliche
Funktion verloren, über Reales zu täuschen […]. Die Lüge, einmal liberales Mittel der
Kommunikation, ist heute zu einer der Techniken der Unverschämtheit geworden, mit deren
Hilfe jeder Einzelne die Kälte um sich verbreitet, in deren Schutz er gedeihen kann.” (ibid., p. 28).
29. Je souligne pour les trois citations.
30. Les ambivalences du motif familial constituent un véritable leitmotiv de l’œuvre de Marie
NDiaye, d’En famille (1990) à La sorcière (1996), Mon cœur à l’étroit (2007) ou Ladivine (2013).
31. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943
<Bibliothèque des idées>.

RÉSUMÉS
Le récit de soi ne compte pas généralement parmi les genres littéraires dans lesquels l’instance
narrative a pour habitude de mentir, et l’idée de duplicité narrative semble de prime abord mal
s’accommoder d’un pacte de lecture qui présuppose une exigence de sincérité. L’autofiction elle-
même n’y déroge guère : la fiction, pour inventive qu’elle soit, n’équivaut pas au mensonge.

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Qu’en est-il en revanche lorsque la narration prend un malin plaisir à mener son lecteur en
bateau et que la manipulation devient le parangon d’une esthétique introspective de nature
déceptive, fondée sur la dissimulation ou sur le brouillage des pistes de lecture ? L’article se
propose de détailler ces pratiques à travers l’analyse d’Autoportrait en vert de Marie NDiaye (2005)
et de Celle que vous croyez de Camille Laurens (2016). Il s’agira, d’une part, de revenir sur la
singularité de ces textes par rapport aux pratiques autofictionnelles en insistant sur les procédés
de tromperie narrative à l’œuvre chez les deux romancières (dispersions énonciatives teintées de
fantastique chez l’une ; démultiplications métaleptiques et cryptage virtuel chez l’autre). D’autre
part, il nous faudra sonder les enjeux de ces écritures : car si les mises en scène contemporaines
de la mauvaise foi tendent à s’inscrire dans une pratique littéraire volontiers ludique, Marie
NDiaye et Camille Laurens livrent un discours plus sourdement critique qui questionne les
modalités de la représentation féminine dans une société normative, et invite à lire la duplicité
comme paradigme de résistance face à des conventions (littéraires, sociales, genrées) que les
textes s’appliquent à enfreindre par l’usage de voix fallacieuses.

INDEX
Mots-clés : récit de soi, mensonge, autofiction

AUTEURS
ANNE-SOPHIE DONNARIEIX
Universität Regensburg

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Imposture et ontologie de la fiction


réaliste : une lecture science-
fictionnelle de Celle que vous croyez
(Camille Laurens)
Simon Bréan

1 L’une des évolutions marquantes du champ littéraire français contemporain est sans
conteste l’importance prise par les littératures documentaires – littératures
“d’enquête” (Laurent Demanze), “de terrain” (Dominique Viart), et plus largement
“factographies” dont Marie-Jeanne Zenetti a identifié les racines et les mécanismes 1.
Quoique apparemment positionnées dans un rapport référentiel qui les oppose aux
modalités fictionnelles courantes, les littératures documentaires contemporaines
s’inscrivent dans un continuum de pratiques et de postures, notamment en raison de la
présence incontournable de l’auteur-enquêteur, dont la subjectivité informe, voire
déforme, nécessairement le réel rapporté ; continuum de pratiques qui rejoint, dans
l’espace des littératures fictionnelles, un pendant pseudo-documentaire qui donne lieu
actuellement à des objets d’interprétation difficile, comme Celle que vous croyez 2 de
Camille Laurens, récit dans lequel la posture de l’autrice consiste à imposer une sorte
de concaténation de réajustements référentiels, où l’autofiction devient pure fiction et
où le statut du document se trouve mis en cause : le mensonge se mue en moteur de
l’intérêt et de l’action, en s’exhibant et en mettant en quelque sorte le lecteur au défi de
construire un monde possible où les contradictions de la/des narratrices prendraient
sens.
2 En cela, Celle que vous croyez s’inscrit sans conteste dans l’esthétique et les
préoccupations de son autrice, comme le rappelle Jutta Fortin :
On ne peut qu’être frappé d’observer que les thématiques obsessionnelles de
[l]’œuvre [de Camille Laurens] reviennent dans Celle que vous croyez : la fascination
du début de l’amour, l’angoisse d’abandon, l’échec de la relation amoureuse, la
trahison, la tromperie, l’ambiguïté entre l’être et le paraître, la contenance de
l’émotion forte, le déni du temps lié au refus d’être adulte et à la peur de vieillir, les
sentiments d’insuffisance et de culpabilité. On retrouve aussi l’importance de la

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langue comme instrument puissant de manipulation en même temps que garant du


lien amoureux ; ainsi que le dispositif narratif du jeu de miroirs, qui renvoie
fortement, à travers le motif du masque, au désir d’être démasquée, au besoin
essentiel d’être regardée d’un regard aimant.3
3 Selon cette grille de lecture, Camille Laurens donne à voir un entrelacs de pulsions et
de désirs, dont l’expression et la frustration sont traduites par une forme spéculaire
faisant jouer “le motif du masque”. Sans écarter tout à fait cette approche, qui identifie
des éléments essentiels, je voudrais faire un pas de côté, susceptible de changer la
perception de cette œuvre, de son propos et de ses moyens. Il est certain que le jeu de
miroirs, tout comme le jeu de masques, qui est mis en place semble renvoyer à la
question du désir amoureux – féminin – et symétriquement à celle du regard masculin,
susceptible de valider, ou au contraire de faire disparaître, une femme comme objet de
désir.
4 Néanmoins, plusieurs éléments de la stratégie narrative engagée par Camille Laurens
viennent produire des effets de dissonance, qui décalent cet enjeu initial, de manière à
déstabiliser le lecteur. Plusieurs impostures se succèdent 4 : celle de Claire15, la
protagoniste de la première partie, qui se construit une identité à partir de fragments
réels, dont la photo d’une nièce décédée, afin de séduire Chris 1 ; celle de l’ancien amant
de cette narratrice, Jo, qui lui fait croire au décès de Chris 1, par vengeance ; celle de la
narratrice de la deuxième partie, Camille0, qui revendique d’avoir vécu les événements
qu’elle prête à Claire1, dans une version plus charnelle et plus éprouvante encore. Mais
à ces manipulations et mensonges, qui pourraient s’organiser comme une suite de
marivaudages tragiques6, vient s’ajouter une dénégation très forte : dans ce qui est
présenté comme un “brouillon de lettre” à son éditeur, Camille 0 nie “avoir volé cette
histoire à quelqu’un”, et se défend d’avoir “vampirisé sa vie” (CC 122). Cette expression
renvoie à la polémique ayant opposé à partir de 2007 Camille Laurens à Marie
Darrieussecq, celle-ci ayant été accusée par la première de “plagiat psychique” 7, d’avoir
en quelque sorte plagié sa vie même. Le roman ne rejoue pas cette situation 8, mais
mentionner la question du transfert, ou du plagiat, même pour la dénier, reconfigure la
perception du texte, en plaçant l’enjeu de la fiabilité non plus seulement sur les
conditions de l’énonciation – par des personnages fous ou manipulés – mais sur le
projet même de l’écriture, sur la possibilité qu’en dehors du texte existe un mensonge
fondamental. Faisant invoquer par sa narratrice-double le spectre du “vampire” pour
s’en défendre, Camille Laurens installe une inquiétude durable dans l’esprit du lecteur.
De plus, l’insistance sur cette imposture qui n’a pas eu lieu se trouve à la charnière entre
les deux parties : elle invite à reconsidérer l’imposture qui vient d’être lue, en exhibant
son caractère fictionnel – perçu dès lors comme une sorte de manipulation, de
modification du réel – avant d’engager une deuxième version de la même histoire,
donnée cette fois comme réelle. Toutefois, qu’y a-t-il finalement de vrai, de juste, dans
ce deuxième objet narratif qui manifeste son caractère artificiel, construit, dans le
processus même d’assertion de sa réalité ?
5 Ainsi, le regard du lecteur ne se porte plus tant sur les jeux de masque auxquels se
livrent les narratrices, ou dont elles sont victimes, que sur celui qui se joue dans la
structure même du roman, dont les fragments disjoints remettent en question la portée
effective de la référence réaliste, tout en la renforçant de manière apparemment
contre-intuitive. Cette technique consistant à proposer des “états superposés” de la
fiction n’est pas sans exemple en littérature. La science-fiction en a exploré le potentiel,
tant pour la narration que pour la construction de mondes, en mettant en place ce que

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Richard Saint-Gelais désigne comme des “artefacts science-fictionnels”, c’est-à-dire des


objets sémiotiques qui se donnent comme originaires d’un autre état du monde que
celui que nous connaissons, et dont la présence donne une plus grande matérialité au
monde fictionnel, invite à en questionner la diversité en un feuilletage référentiel, tout
en manifestant clairement son caractère imaginaire9. Il me semble qu’il y a, dans la
stratégie narrative et ontologique adoptée par Camille Laurens dans Celle que vous
croyez, une parenté de procédés dont l’étude est susceptible d’éclairer l’interprétation
de son roman.
6 Camille Laurens, autrice de science-fiction ? Pas à proprement parler, bien sûr. Tant le
paratexte que le contenu de ses récits – rapports amoureux, exploration de mécanismes
psychiques, monde de référence implicite – impliquent des réglages de lecture oscillant
entre une approche réaliste fictionnelle (roman) et une approche référentielle
documentaire (autobiographie). L’autofiction, ou le “roman vécu”10, selon Laurens, se
construit “comme un champ de tension, un phénomène propre à affoler les oppositions
entre fictionnel et factuel, entre esthétique et éthique, entre artifice et authenticité” 11,
rappelle Jean-Louis Jeannelle : c’est bien dire que le barycentre de cette écriture, et
partant de sa réception, se négocie quelque part entre un rapport sur des faits –
toujours susceptibles de donner lieu à contestation, vérification, voire procès – et une
reconstruction de ces faits utilisant les ressources de la fiction réaliste. La pratique de
la science-fiction, qu’elle soit perçue comme un déplacement métaphorique du réel ou
comme un décalage résolu vers un imaginaire du lointain (dans l’espace, le temps, les
pratiques sociales…), paraît dès lors n’avoir que peu à voir avec la démarche adoptée
par Camille Laurens.
7 Néanmoins, c’est réduire le champ de la science-fiction que de la tenir pour un simple
répertoire thématique, aux images récurrentes exhibant une étrangeté radicale
(robots, vaisseaux, mutants…) ou pour une littérature de la réduplication 12, dissimulant
sous les oripeaux de l’imaginaire des questions qu’il serait possible de traiter sur un
mode réaliste : bref, de penser la science-fiction comme pur décrochage d’avec un réel
dont la fiction réaliste serait, par nature, plus proche. Au cœur de la création en
science-fiction se trouve un questionnement ontologique : à partir d’un levier
conceptuel que Darko Suvin a dénommé le novum, c’est-à-dire un élément radicalement
nouveau, dont l’insertion dans notre réel produit une révolution conceptuelle telle que
nous envisageons le monde d’un œil neuf. Selon Suvin, ce novum entraîne une
défamiliarisation, un cognitive estrangement, source de distance critique 13. Toutefois,
comme l’ont montré après lui les spécialistes de la science-fiction, la dynamique
narrative ne repose pas sur une simple mise à distance, mais sur une tension entre
étrangeté et familiarité14, telle qu’elle se manifeste notamment dans la matérialité
paradoxale des artefacts science-fictionnels.
8 La mise en rapport de l’écriture conjecturale avec la démarche de Camille Laurens dans
cette œuvre gagne en pertinence dès lors qu’est souligné le caractère “virtualisé” du
protocole autofictionnel ici : le récit tend à mettre à distance tout pacte référentiel ou
autobiographique explicite, construisant à la place un réseau manifestement
romanesque de pseudo-documents qui convoquent et subvertissent à la fois les codes
de l’autofiction. L’indétermination, le “bougé” qu’introduit l’enchâssement
problématique des récits composant Celle que vous croyez, me semblent donc pouvoir
être examinés en fonction de catégories importées depuis l’étude de la science-fiction
afin, dans un premier temps, de rendre compte du dispositif pseudo-documentaire

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destiné à instaurer une série d’impostures tout en les subvertissant, puis, dans un
deuxième temps, d’identifier en quoi consiste le novum que ce dispositif permet de
mettre en évidence, l’objet insaisissable que ce roman nous fait pourtant saisir : la
femme transparente.

Exhiber l’imposture
9 La construction narrative de Celle que vous croyez lance un défi au lecteur, reflété dans
l’ambiguïté même du titre, qui pointe vers l’expression “je ne suis pas celle que vous
croyez”, donc “je vaux mieux que ce que votre regard me renvoie”, vers un problème
d’identification – le jeu d’impostures auquel se livrent les personnages – ainsi que vers
un questionnement plus large, à savoir “qui croit-on dans ce livre”, presque un
programme : lecteur, tu vas croire celle qui parle ici. La mécanique artefactuelle mise en
place par Camille Laurens entraîne en effet une forme d’adhésion – illusion
référentielle propre au réalisme – en même temps qu’une prise de distance critique,
comparable à l’effet d’estrangement identifié par Suvin pour la science-fiction, qui fait
entrer le récit dans une forme d’indétermination ontologique. Celle-ci est fondée sur un
rapport intradiégétique au vrai et au mensonge : le premier élan du lecteur-enquêteur
est de comparer les versions, d’établir une forme de hiérarchie entre les récits
principaux15. Néanmoins, des points de fuite interdisent toute version unifiée, si bien
que les récits des deux narratrices principales, Claire et Camille, apparaissent moins
comme deux récits d’une même histoire que comme des versions concurrentes, des
réalités alternatives.
10 L’attention portée par Camille Laurens aux conditions de l’énonciation de ses récits est
manifeste dans ses œuvres, où les personnages interrogent souvent les conditions
d’énonciation et de réception de leurs discours. Dans “Qui dit ça ?”, l’autrice indique
que pour elle, l’identification du foyer énonciatif est cruciale dans la mesure où la
personne même de celui qui a vécu ce dont il parle conditionne l’expérience qui est
rapportée :
Je reviens à Nathalie Sarraute : les états complexes que le romancier cherche à
découvrir sont “comme ces phénomènes de la physique moderne, si délicats et
infimes qu’un rayon de lumière ne peut les éclairer sans qu’il les trouble et les
déforme”. La physique quantique souligne en effet qu’une expérience est modifiée
par les conditions de l’expérience. Qui fait l’expérience ? À quel moment ? Dans
quel contexte ? L’équivalent dans la littérature, c’est “qui dit ça ?”. 16
11 De Sarraute à Laurens, la métaphore de la physique quantique sert aussi bien à donner
corps à une forme de réel complexe, nuancé, voire insaisissable, qu’à faire de la
subjectivité la source du réel vécu. L’énonciateur est l’expérimentateur, impliqué dans
l’avènement de la réalité qu’il entreprend d’observer : à chaque observateur
correspond un monde possible distinct, non seulement un monde psychique, mais un
monde effectif, concret. Selon cette perspective, toutes les fictions fondent une forme
de bifurcation ontologique : le contrat de lecture réaliste implique simplement de
neutraliser ce type de questionnement pour faire fonctionner le récit, là où les
conditions mêmes de possibilité de créatures ou d’objets extraordinaires font partie du
champ d’interrogation ouvert au lecteur des fictions non-réalistes. Avant d’étudier
dans un second temps la figure de la “femme transparente” établie par la stratégie de
“trouble dans le réalisme” par laquelle Camille Laurens se joue du contrat réaliste, il est

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nécessaire d’identifier par quels dispositifs textuels son roman ouvre une brèche dans
le réel.
12 Celle que vous croyez comprend deux parties principales, encadrées par un prologue et
par un épilogue. Prologue et épilogue se font écho l’un à l’autre sans exactement se
répondre. Les deux parties principales sont aussi construites en miroir, mais avec des
différences, car la première partie se subdivise en deux segments distincts, subdivision
qui entraîne un mouvement de vérification et d’approfondissement ; une vérification
dès lors absente de la seconde partie. Chaque section du roman se présente comme un
document, à chaque fois d’une nature différente, et susceptible de contenir, par
enchâssement, d’autres documents significatifs, portés en quelque sorte au
“dossier d’enquête” dont dispose le lecteur.
13 La nature (pseudo-)documentaire des textes n’est pas toujours livrée d’emblée, alors
qu’elle est essentielle à leur interprétation, comme il apparaît pour le prologue. Il s’agit
de l’“enregistrement audio” d’une déposition, en pratique la transcription verbatim de
cet enregistrement, déposition dont on suppose par la suite qu’elle est une trace de
l’effondrement psychologique de Claire0. La mention de la gendarmerie nationale dès le
titre situe l’enjeu au sein de la diégèse – quelque chose de grave – et a enclenché un
protocole de lecture associé au roman policier – il y aura des indices à glaner 17.
Présentée sans ponctuation, mais avec des alinéas servant à marquer l’insertion (en
italiques) d’une coupure de presse, la parole d’un personnage se déverse, partant d’un
objet anodin : un professeur a cessé d’écouter la narratrice pour se tourner vers une
étudiante plus jeune et plus séduisante. Ce point de départ conduit par induction à des
accusations de féminicides systémiques, fondées sur la coupure de presse détaillant les
horreurs d’un marché aux femmes de l’Etat Islamique, puis à une généralisation : “(les
hommes) nous tuent nous ils nous liquident tout est dans le journal” (CC 12). Il y a bien
un crime dénoncé dans cette déposition, mais il concerne l’humanité entière. De prime
abord, ce texte confus apparaît plutôt comme un tissu de signes – simulant un état de
conscience, au moment d’un effondrement nerveux – et non comme un ensemble
cohérent de signifiés à verser au dossier de l’enquête lectorale. Pourtant, de manière
encore diffuse, il sert à poser un registre, grave, et un enjeu thématique : la disparition,
l’effacement des femmes.
14 La première partie se présente comme un déploiement de cet effondrement psychique.
C’est ce que suggère son titre, “Va mourir !”, qui reprend les deux derniers mots du
prologue, et qu’on retrouve ensuite dans une anecdote significative – mots adressés par
Chris1 à Claire 1 lors d’une conversation téléphonique impromptue, qui jouent dans la
décision initiale de le tromper. Pour donner un aperçu objectif de l’état psychique de
cette femme, le roman nous donne à lire une série d’artefacts documentaires, en deux
temps. Le premier temps est constitué d’“Entretiens avec le docteur Marc B.”. Il livre,
en un long monologue, une sorte de confession à un psychiatre, dans laquelle Claire 1
avoue avoir manipulé un homme, Chris1, d’abord pour espionner un ancien amant, Jo,
puis pour maintenir avec lui une relation amoureuse, sans espoir. Le ressort de la
manipulation est la création d’un faux profil Facebook où elle déploie une identité
alternative, Claire Antunès, une jeune fille naïve dont le leurre suscite une telle passion
que, lorsque Claire1, prise de remords, cesse sa mascarade, Chris1 se suicide. Le
document n’est pas seulement un récit rétrospectif. Claire1 ne cesse de louvoyer, de
mentir, de se présenter comme peu fiable : “je ne suis pas à une contradiction près,
vous savez. Je suis folle, après tout” (CC 51). Ce qui se joue, en apparence, dans cette

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confrontation, est de savoir qui, de la patiente et de l’analyste, parviendra à tromper


l’autre : classique représentation d’un personnage acharné à “résister en trompant
l’analyste”18. Claire1 résiste, par des “jeux de mots” (CC 60), mine autant que possible les
mécanismes de la cure, comme étant elle-même délétère et trompeuse. Néanmoins, le
danger que fait peser “l’imposture psychanalytique” – “pas un traitement, mais une
maladie”19 – ne se manifeste pas dans ce premier mouvement. Au contraire, le
personnage semble se livrer, et même se délivrer. L’insistance du psychiatre conduit
Claire1 à avouer certains ressorts secrets : son sentiment de culpabilité d’avoir
contribué au suicide de sa nièce, Katia1, dont elle a en fait utilisé la photo pour séduire
Chris1. La mort de sa nièce et celle de son amant impossible se conjuguent pour former
une sorte de duo tragique.
15 Second document, l’“Audition du docteur Marc B.” livre aussi une confession. Là
encore, le récit de la faute se conjugue à l’émergence d’un aveu, l’amour transgressif du
psychiatre pour sa patiente. C’est là qu’intervient le véritable danger de la cure :
paradoxalement, la mise au jour de la vérité, qui vient détruire ce que les mensonges de
Claire1 pouvaient avoir de protecteur. Le psychiatre de Claire1 passe en jugement
devant ses pairs pour violation de son éthique professionnelle : il a mené une enquête
lui ayant révélé que Chris1 n’est pas mort, qu’il a refait sa vie, mais cette révélation a eu
l’effet inverse de celui qu’il escomptait sur sa patiente, laquelle vient de commettre une
tentative de suicide. Pour frappant que soit ce renversement final, l’essentiel de ce
second temps est en fait occupé par un document enchâssé, une pièce à conviction
produite par Marc pour justifier sa démarche : le cahier d’écriture de Claire 1, réalisé
sous la supervision de Camille Laurens (ici Camille 1), intervenant dans l’hôpital
psychiatrique, déploie une uchronie personnelle, dans laquelle elle se suppose une
relation idyllique avec Chris2. Mais Claire2 fait tout s’écrouler dans un accès de jalousie
virtuelle, en voulant mettre son amant à l’épreuve ; réactivant son faux compte
Facebook, elle lui fait miroiter la possibilité d’une rencontre avec la Claire virtuelle,
Claire Antunès. Le dénouement de cette fiction enchâssée aboutit à la rencontre de
Chris2 avec le modèle de Claire Antunès, Katia 2 – vivante elle aussi dans cette réalité
alternative.
16 Cette première partie présente une grande cohérence narrative, puisqu’elle offre le
récit d’un amour fou suscité par des mensonges en série, rythmé par le dévoilement
progressif d’éléments inaperçus ou dissimulés. Malgré la puissance poétique de sa
morale superficielle – celle qui a vécu dans le mensonge a été punie par un mensonge –
il est tentant de lire ce récit comme une déconstruction, avec la figure du docteur Marc
B. en avatar intradiégétique du lecteur/enquêteur : il traque les incohérences de la
confession de Claire1, il interprète ses productions écrites pour saisir ce qu’il s’y trouve
de “vrai” exprimé au travers de la fiction, il remonte la piste de Chris 1. Néanmoins, la
récompense de ce super-lecteur est la frustration : il fait s’effondrer le monde de sa
patiente, et la détruit en voulant la sauver. S’il y a à ce stade une morale à identifier,
peut-être serait-ce plutôt que, au creux des mensonges de Claire1 se nichait une vérité
vitale qui s’est perdue dans la lumière crue des révélations du psychiatre : la fiction
qu’elle avait élaborée, “imposture inspirée et créatrice”20, acte de résistance littéraire
face à l’inquisition de la cure, était garante d’une vérité du sujet que la mécanique
psychanalytique a anéantie. Manière d’inscrire dans la dialectique du texte une prime
symbolique à l’imagination et aux mensonges, contre la tentation de résoudre toutes
les contradictions : ce que suggère ce dispositif, c’est que prendre le départ d’avec la

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réalité, construire un nouveau rapport au réel, c’est se donner la possibilité de saisir


une vérité d’un autre ordre que le simple énoncé des faits.
17 La tentation de réduire les contradictions pourrait pourtant être encore celle du lecteur
gardant en mémoire les éléments du prologue. Claire1 condamne bien la violence
symbolique, psychologique et physique infligée aux femmes, en particulier l’ostracisme
dont elles sont victimes passé un certain âge. Toutefois, les circonstances sont très
différentes de celles qui apparaissaient pour Claire0 : une histoire d’amour à double
fond est venue remplacer l’anecdote du mépris masculin. De plus, l’histoire devrait être
terminée, mais tout n’est pas résolu. Arrivé à l’articulation entre les deux parties, le
lecteur découvre un titre : “Une histoire personnelle”, suivi de deux exergues insistant
sur le rapport entre écriture et vérité personnelle, puis un objet textuel désigné de
manière étrange : “Brouillon de lettre à Louis O.”. La situation d’énonciation est vite
éclaircie : il s’agit d’un texte destiné par Camille Laurens – personnage de narratrice-
autrice, Camille0 – à son éditeur, pour se justifier d’avoir proposé le roman qui précède
et lui en livrer une version “véridique”. Le roman Va mourir !, avec son dispositif
pseudo-documentaire en deux temps, était donc un artefact fictionnel à prendre
comme un tout. Le lecteur découvre que ce qu’il a lu comme le récit du dévoilement de
différents niveaux d’imposture constituait dans sa globalité un dispositif truqué : suivre
les étapes de révélation du super-lecteur revenait à se laisser prendre au jeu de la
fiction, et à oublier du même coup de s’interroger sur le cadre de production du texte.
Or, les éléments fournis par la narratrice concernant ce cadre de production, loin de
régler une lecture purement fictionnelle, entraînent un conflit dans les niveaux de
fictionnalité, et de là dans la hiérarchisation ontologique que le lecteur est à même
d’effectuer entre les différentes versions.
18 En effet, la version de Camille0 ne fournit pas de clé d’interprétation pour le premier
temps de la première partie. C’est à une bifurcation narrative que l’on assiste : Camille 0
s’engage dans la séduction de Chris0, vit une relation assez satisfaisante jusqu’à ce qu’il
prenne conscience de son âge à elle, et l’abandonne dans une location de vacances. Là,
seule et désespérée, Camille0 s’efforce de donner mauvaise conscience à Chris 0, par le
biais de sa fausse identité Facebook. Il y a ainsi très peu de points de contact et de
reprise entre première et seconde partie. La convergence s’effectue par le cadre
d’énonciation : Camille0 se trouve bien dans le même asile psychiatrique que Claire 0,
laquelle a participé à un atelier d’écriture animé par l’écrivaine. L’explication la plus
simple revient à accepter le statut fictionnel de la totalité de la première partie :
Camille0 aurait projeté sur la figure de Claire1 le type d’entretiens qu’elle a eus avec son
psychiatre (commun avec celui de Claire0), et amalgamé leurs circonstances
personnelles en faisant de la relation difficile de Claire 0 avec sa nièce Katia 0 un ressort
dramatique de ses conflits internes.
19 Pourtant, en mettant en scène les conditions de rédaction de cette première partie,
censément roman enchâssé, l’autrice attire l’attention sur le caractère artificiel de son
récit “véridique”, manifesté par son statut paradoxal de “brouillon publié”. De plus,
certains éléments résistent à une interprétation réductrice : le cahier d’écriture brandi
par le psychiatre au cours de la première partie pourrait correspondre à ce que Claire 0
a écrit dans l’atelier animé par Camille0. Même en acceptant que la confession de Claire1
soit une réécriture de la “réalité vécue” par Camille0, l’audition du psychiatre prend un
relief distinct, car le cahier d’écriture pourrait bien être une production fictionnelle de
même niveau : non pas enchâssée – travail d’écriture imaginé en abyme par Camille 0 –

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mais version concurrente de la première, réécriture de sa propre vie par Claire 0,


complétée éventuellement par une troisième version, produite par “Claire ou quelqu’un
d’autre” dont “l’écriture semble un peu différente” (CC 104), quelqu’un d’autre qui
pourrait n’être autre que Camille0, intervenue pour prolonger et compléter l’histoire de
Claire0 – ou pour s’en approprier, en “vampiriser”, le processus créatif.
20 Ainsi, l’imbrication de ces différents documents est conçue de manière à produire une
incertitude, un soupçon qui s’étend à la façon dont nous sommes censés percevoir le
statut même des textes, à construire comme des documents (fictionnels) ou à
déconstruire comme des indices d’une démarche de dénonciation de la fiction : il s’agit
pour l’autrice d’avancer masquée, mais en nous mettant sous les yeux son masque. Ce
faisant, elle donne corps à des versions contradictoires du monde, aussi bien monde
représenté par les différents niveaux de fiction, que monde vécu, comme cadre
d’énonciation de ces fictions. C’est ce à quoi renvoie le dernier texte du roman, un
“épilogue” donnant la parole au mari de Claire0, chez son avocat. Cette parole donne la
réplique à celle qui se déployait dans le prologue, mais résonne avec la totalité du
roman, en renforçant d’une part le sentiment d’incertitude ontologique, mais en lui
donnant d’autre part une unité paradoxale. Incertitude : la nièce de Claire, d’abord
“suicidée” (Katia1) dans la confession de celle-ci, puis “ressuscitée” (Katia 2) par l’une
des versions fictionnelles brandies par le docteur à son audition, apparaît bel et bien
vivante dans le discours du mari (Katia0) ; et la proximité entre les éléments fournis par
le mari et les indices glanés dans la première partie mettent à mal la version de
Camille0, disant ne pas avoir “vampirisé” Claire0. Unité paradoxale : outre des échos à la
première partie, ce discours du mari renvoie à des éléments de la seconde, notamment
la présence d’un vidéaste (un second “Chris”), et fait apercevoir, dans une ultime mise
en abyme, la figure de l’autrice, terminant le roman sur cette caractérisation : “C’est
rien, c’est un écrivain” (CC 186).
21 La stratégie pseudo-documentaire mise en place dans le roman semble destinée à
permettre au lecteur de prendre conscience de ce “rien” qu’est le travail de l’écrivain,
d’en mesurer toute l’épaisseur référentielle en même temps que la charge d’irréel. En
science-fiction, l’introduction d’artefacts sert deux logiques narratives parallèles et
parfois concurrentes : elle contribue à accréditer l’impression qu’il existe un monde
cohérent, avec une épaisseur ontologique et temporelle, au-delà du strict récit, monde
cohérent où la production des artefacts a été possible ; elle suscite également des
interrogations sur les caractéristiques exactes de ce monde possible, et de ce fait une
attention accrue à des indices paratextuels ou à des allusions ténues, dispersées au
bénéfice des lecteurs les plus attentifs. Sans écrire de la science-fiction, Camille Laurens
rencontre ici certains de ses procédés. Le redoublement de l’histoire de Claire par celle
de Camille, portée par la variation du cadre d’énonciation, fonde une plus grande
attention à l’acte même de lecture, au regard porté sur les mondes intérieurs des deux
personnages féminins, qui se révèlent à la fois tragiquement puissants et fragiles,
susceptibles d’être réduits à “rien” par un regard – par la force de néantisation d’un
regard masculin, celui du psychiatre et celui du mari.

Rendre lisible la femme invisible


22 En construisant son récit de manière à susciter des hésitations référentielles, Camille
Laurens retrouve par d’autres voies la logique conjecturale de la science-fiction,

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laquelle donne à voir des objets qui, quoique absents de notre monde, permettent en
retour de le penser. Le jeu ontologique qu’elle met en place dans Celle que vous croyez se
justifie à un autre niveau que le simple déploiement de l’imposture à laquelle se livrent
Claire1 et Camille 0, imposture somme toute triviale, et pratiquée couramment par des
centaines de milliers de gens, comme le rappelle Camille 0 au début de son brouillon de
lettre : “Le nombre de personnes qui s’inventent un personnage, c’est fou ! La vie est un
roman !” (CC 124). L’incertitude tient moins à la nature de la manipulation, qu’à ce
qu’elle révèle des situations personnelles des deux personnages qui y recourent : leur
statut de femmes “transparentes”, traversées en raison de leur âge par le regard des
autres, en particulier par le regard masculin, qui a cessé d’être désirant et occulte leur
présence. Ce dont ces artefacts sont la trace narrative, ce dont ils sont la manifestation
dans le cadre du texte, c’est de cette tentative de reprendre fugitivement un peu
d’opacité – d’arrêter de nouveau le regard masculin. Néanmoins, en suscitant une plus
grande attention aux conditions de l’écriture, à la manière dont ces différents textes se
construisent l’un par l’autre, il me semble que ce roman pointe vers une autre manière
d’interrompre la transparence, en rendant lisibles les femmes invisibles : la
représentation d’un autre regard, plus bienveillant et plus neutre, le regard d’une
femme sur une autre femme, qui donne accès à une reconnaissance effective dans le
cadre même du roman paraissant la condamner.
23 La “transparence” affectant la femme prenant de l’âge, son effacement des réseaux de
séduction à l’âge fatidique de cinquante ans, n’est pas en soi un novum de rupture
paradigmatique majeure, au sens que donne Darko Suvin à ce mot : il s’agit, après tout,
d’une réalité commune. Le traitement conjectural d’une faculté à se faire oublier tend à
en faire un levier d’action sur le monde, pouvoir psychique permettant de s’effacer
littéralement de la mémoire des observateurs chez Roland C. Wagner, talent
caractérisant une tueuse redoutable chez Ayerdhal, indice d’une nature purement
sémiotique chez L. L. Kloetzer21. Une forme proche de ce que Camille Laurens construit
serait à trouver chez Robert Silverberg, dans “Voir l’homme invisible”, nouvelle qui
postule que, au sein d’une société utopique, le châtiment suprême réservé aux
contrevenants est de leur imposer une invisibilité sociale totale : plus personne n’a le
droit d’interagir avec “l’homme invisible”, ni en paroles ni en actes, afin que cette
privation le conduise soit à la folie soit à de meilleurs sentiments 22. De manière
frappante, ce qui chez Silverberg est novum, châtiment pervers d’une société possible,
est chez Laurens une norme, le sort commun réservé à toutes les femmes à partir d’un
certain âge, comme une sorte de nécessité où se croisent données biologiques et biais
sociaux. Et c’est justement là qu’intervient le renversement de perspective mis en scène
par Celle que vous croyez : pour que cette apparente fatalité, acceptée sans grande
contestation, reprenne son caractère scandaleux, le roman s’emploie à faire de cette
norme un novum, à le constituer en objet extraordinaire, de telle sorte qu’il occasionne
une distance critique, comparable au cognitive estrangement identifié par Darko Suvin
pour la science-fiction.
24 Le récit dans son entier est construit de manière à contredire la trivialité de ce qu’il
s’emploie pourtant à désigner comme usuel, à commencer par l’imposture principale de
la diégèse, la construction d’une identité factice sur un réseau social. La description
qu’en fait Claire1 correspond à une démarche très simple, association de considérations
pratiques (photo, paramétrage) et surtout de notions d’ingénierie sociale : comment
constituer un profil attirant et préparer des points de fuite permettant d’esquiver les

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questions susceptibles de remettre en cause l’illusion. Ce substrat réaliste autorise


ensuite la représentation d’une trajectoire narrative exceptionnelle : la femme se
prenant à son propre jeu, devenant en quelque sorte jalouse du masque qu’elle s’est
construit ; l’homme si aveuglé par ce mensonge qu’il s’en trouve poussé au suicide.
Puis, par une surenchère inversant la perspective, intervient un second mensonge
exceptionnel, celui de Jo dont la vengeance consiste à effacer la présence de Claire 1,
puis à prétendre sciemment que Chris1 s’est suicidé ; mensonge dont la révélation
entraîne une tentative de suicide de Claire1. L’excès de romanesque se trouve ensuite
ramené à un nouveau “réalisme”, qui culmine lui aussi en une violence exceptionnelle :
l’abandon brutal de Camille0 dans sa location de vacances, ses tentatives désespérées de
faire prendre conscience de sa violence à Chris0 en réactivant son identité alternative,
son total effondrement physique et psychologique. La structuration narrative, en
déployant des pseudo-documents successifs qui ne cessent de renforcer la méfiance du
lecteur, contribue à souligner le caractère extraordinaire de ces trajectoires –
témoignages si singuliers qu’ils méritent publication – tout en montrant, dans leur
redoublement, qu’ils pourraient être répétés : qu’ils ne sont qu’une manifestation
parmi d’autres d’une loi générale.
25 En effet, un paradoxe apparent tient à ce que ces deux situations extrêmes, à la limite
du vraisemblable, sont aussi présentées comme exemplaires d’une situation largement
partagée. Claire0, Claire1 et Camille 0 ponctuent leurs discours de remarques sur la
situation des femmes et sur le regard que les hommes leur renvoient. En fait, leur
imposture correspond à un acte de résistance face à l’invisibilisation que subissent les
femmes en général, face à cette transparence qui est placée à l’orée du roman, à la fin
du monologue de Claire0 :
quelle transparence quelle transparence je suis transparente mon père est vitrier tu
comprends tu piges dégage tu captes marche à l’ombre va mourir. (CC 13)
26 La dureté des discours repris dans ce témoignage, injonctions à disparaître, dans
l’ombre et dans la mort, le harcèlement constant que cela connote, tout cela signale
combien la transparence n’est pas une disparition à soi-même comme en une retraite
intérieure, mais une brutalité systémique imposée aux femmes. Ce qui fait novum, dans
cette perspective, est la mise en évidence de cette violence invisible, à partir de
l’ensemble de traces qu’elle a laissées dans le récit. Le premier niveau de traces renvoie
aux traumatismes subis par les personnages. Les deux femmes tentent de retourner
contre elle la mauvaise foi de la société patriarcale : elles créent des tissus de
mensonges pour redevenir visibles. Elles en sortent anéanties, mises au ban de la
société et ne se survivant que dans les faux-semblants de la littérature – en écrivant des
romans et en rejouant Les fausses confidences de Marivaux. Le deuxième niveau de traces
correspond à l’architecture textuelle elle-même. Les témoignages, les documents, les
romans enchâssés, donnent à lire un deuxième type d’actes de résistance, ou plutôt
d’actes de présence. Claire1 et Camille 0 s’adressent chacune à un homme, le psychiatre
ou l’éditeur, dont le regard doit jouer un rôle de validation : au moment même où elles
rejouent leur drame personnel en le fixant sur le papier, elles réaffirment d’une autre
manière leur droit à l’existence, si bien que c’est leur défaite même face à
l’invisibilisation qui leur assure une visibilité, ou plutôt une lisibilité. Visibilité au sein
de la diégèse, dans la mesure où le psychiatre affirme son amour pour Claire 1, affirme
donc qu’il l’a vue en raison des traces de son combat contre l’effacement. Visibilité dans
un entre-deux ludique, puisque la publication du livre que nous tenons entre les mains

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signifie que le regard de l’éditeur est venu valider le dispositif piégé dans son ensemble.
Cette visibilité devient lisibilité pour nous, du fait de l’intérêt que suscite ce double
récit, qui fait vivre cet acte de résistance dans la mise en tension de ses versions
alternatives.
27 Le soupçon suscité par l’incertitude ontologique que fonde la concaténation de pseudo-
documents sert ainsi à faire sentir cet objet presque insaisissable qu’est la transparence
féminine. On retrouve ici le type de paradoxe qu’évoquait Camille Laurens pour
l’écriture comme pour la physique quantique : la femme invisible cesse de l’être au
moment où elle résiste – elle n’est jamais perceptible en tant qu’invisible. Ce n’est qu’à
partir d’un dispositif spéculaire comme celui de Celle que vous croyez qu’il devient
possible, le temps de la lecture, de cerner les contours de cet objet paradoxal, dans une
sorte de superposition d’états fictionnels. Pourtant, la pression de la société ne cesse
pas : la superposition d’états n’a qu’un temps, avant l’effondrement définitif, emportant
Claire1 vers un ailleurs du texte – le souhait fragile de son psychiatre qu’elle ne meure
pas du fait de ses révélations – et Camille0 vers l’effacement imposé par le regard
méprisant du mari de Claire0. Dans ce roman, le regard masculin demeure mortifère,
quelques bonnes que puissent être les intentions : les révélations apportées par le
psychiatre, destinées à faire sortir Claire1 du point d’équilibre qu’elle a atteint, ont
l’effet inverse, en la poussant au suicide ; le documentaire réalisé dans l’asile par le
vidéaste, en dépit de sa sincérité, devient un instrument utilisé par le mari pour obtenir
le divorce d’avec Claire0. Un seul type de regard fournit une forme durable et
valorisante de reconnaissance : le regard féminin, quand il fonde une forme de
réciprocité. Le jeu de miroirs entre les deux parties renvoie à un échange : Camille 1 est
présente dans la première partie comme celle qui préside à une forme de réconciliation
avec soi – par l’écriture d’un roman où se réinventer une vie ; et Claire 0 apparaît
symétriquement comme celle qui permet, par la mise en scène des Fausses confidences,
de reprendre pied : “Et c’est dans le travail de la voix, dans le geste et le mouvement
des corps qu’un petit bout de flamme s’est rallumé” (CC 174).
28 Pour donner corps à un objet insaisissable, Camille Laurens a entrepris d’en faire un
novum, c’est-à-dire de le rendre en partie moins familier, afin d’en mettre en évidence
le caractère extraordinaire et scandaleux, dissimulé sous une apparente et fatale
banalité. Le jeu de masques auquel se livrent ses personnages, dans leurs amours
comme dans leurs prises de parole, sert à construire une figure paradoxale, réelle mais
fantomatique, celle d’une victime d’un effacement social se donnant les apparences
d’une loi naturelle. La femme invisible, rendue temporairement lisible grâce à
l’enchaînement des documents qui lui rend une voix, apparaît alors dans toute sa
tragique fragilité, mais suscitant un double intérêt, dans la représentation tragique de
son écrasement, d’abord, et dans le sursaut que constitue son entrée dans l’écriture,
ensuite. Dans l’oscillation entre familiarité et étrangeté que produit l’incertitude
référentielle de Celle que vous croyez, la transparence même devient un objet d’enquête
et de réflexion : pour Camille Laurens, il ne s’agit pas simplement de la faire apercevoir,
mais bien de la faire ressentir, dans le jeu de regards masculins et féminins, qui défont
et refont l’identité de ses personnages.
29 Faire une lecture de Celle que vous croyez à la lumière de notions empruntées à l’étude de
la science-fiction permet de décaler la perspective sur ce qui serait sinon un peu
rapidement rabattu sur des motifs et procédés réalistes. Camille Laurens construit dans
ce roman une structure labyrinthique, mais où le sentiment de vertige ontologique

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pouvant saisir le lecteur n’aboutit pas à une perte de repères : au contraire, elle rend
accessible, comme s’il s’agissait d’un novum, une réalité quotidienne à la fois banale et
impossible à révéler tout à fait, cette transparence qui anéantit l’identité des femmes
passé un certain âge. À cette transparence, l’autrice oppose une autre forme de
validation que le regard masculin : tout le contraire d’un “vampirisme” littéraire, la
reconnaissance qui peut être trouvée, fragile, dans l’association empathique dont
l’échange artistique entre les deux Claire Millecam et les deux Camille est la
manifestation intradiégétique, mais surtout dont le dispositif textuel est la source pour
le lecteur. En attirant l’attention sur les conditions de possibilité de l’écriture et de la
production de ses artefacts fictionnels, le roman fournit les moyens de cerner le
paradoxe ontologique de la transparence sociale. Le grand trompe-l’œil du roman de
Camille Laurens incite à confronter ses composants pseudo-documentaires entre eux,
pour en extraire la figure composite d’une femme invisible, mais lisible, dont
l’imposture est la vérité même.

NOTES DE FIN
1. Alison James et Dominique Viart (dirs), “Littératures de terrain”, Revue Critique de Fixxion
contemporaine, n° 18, 2019, disponible sur <http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-
contemporaine.org/rcffc/issue/view/28/showToc> (consulté le 16 octobre 2019). Laurent
Demanze, Un nouvel âge de l’enquête : portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Corti,
2019, <Les Essais>. Marie-Jeanne Zenetti, Factographies : l'enregistrement littéraire à l'époque
contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014, <Littérature, histoire, politique>.
2. Camille Laurens, Celle que vous croyez, Paris, Gallimard, 2016. Dorénavant CC.
3. Jutta Fortin, Camille Laurens, le kaléidoscope d'une écriture hantée, Villeneuve-d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 2017, <Perspectives>.
4. Sur le rôle de l’imposture en littérature, on renverra à Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture,
Paris, Minuit, 2018, <Paradoxe>.
5. En raison de la nécessité de distinguer entre des personnages appartenant à des espaces
textuels (et donc des cadres ontologiques) distincts, je désigne ici par l’indice o les personnages
appartenant au monde “réel” (niveau de l’épilogue et de la deuxième partie), par l’indice 1 ceux
qui font partie du roman enchâssé (la première partie) et par l’indice 2 ceux qui apparaissent dans
le cahier d’écriture enchâssé dans la première partie. Même si cela engage déjà une
interprétation, cela ne préjuge pas de la manière de régler toutes les ambiguïtés du récit.
6. Le roman lui-même invite à cette interprétation, en faisant explicitement référence à
Marivaux et à ses jeux de masque théâtraux.
7. Camille Laurens, “Qui dit ça ? ”, in Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dirs),
Autofiction(s) Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, disponible sur http://
books.openedition.org/pul/3582, consulté le 16 novembre 2020.
8. Camille Laurens lui a donné un cadre romanesque dans Romance nerveuse (Paris, Gallimard,
2010). Pour un éclairage détaillé de l’affaire elle-même, voir Anne Strasser, “Camille Laurens,
Marie Darrieussecq : du plagiat psychique à la mise en questions de la démarche
autobiographique”, COnTEXTES [En ligne], n° 10, 2012, disponible sur <http://
journals.openedition.org/contextes/5016> (consulté le 16 novembre 2020).

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9. Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Nota Bene, 1999,
<Littératures>, p. 312. Simon Bréan, “Des états fictionnels superposés ? Virtualités des artefacts
narratifs de la science-fiction”, Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 9, 2014, p. 87-99,
disponible sur <http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/
article/view/fx09.08> (consulté le 24 novembre 2020).
10. Camille Laurens, “Qui dit ça ? ”, art. cit.
11. Jean-Louis Jeannelle, “Le procès de l’autofiction”, Études, n° 9, 2013, volume 419, p. 229.
12. Ce reproche n’est pas sans pertinence – la science-fiction n’est parfois qu’un vernis
thématique – et il a pu être invoqué pour proposer une hiérarchie entre une science-fiction
simpliste et une science-fiction recherchée. Sur ce sujet, voir Boris Eizykman, Inconscience-fiction,
Paris, Kesselring , 1979, <Matin d'un Blues>, et Richard Saint-Gelais, op. cit.
13. Darko Suvin définit le novum comme “a totalizing phenomenon or relationship deviating
from the author’s and implied reader’s norms of reality” (Metamorphoses of Science Fiction, On the
Poetics and History of a Literary Genre, New Haven/Londres, Yale University Press, 1979, p. 64). La
traduction en français de “cognitive estrangement” est souvent “distanciation cognitive”, mais il
est important d’y entendre l’étymologie de l’étrangeté.
14. Outre les travaux de Richard Saint-Gelais, voir Irène Langlet, La science-fiction. Lecture et
poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, 2006, <U> et Aurélie Huz L’intermédialité dans la
science-fiction française de La Planète sauvage à Kaena (1973-2003), Thèse de doctorat, Université de
Limoges, 2018.
15. Sur le lien central entre enquête et imposture, voir Maxime Decout, op. cit.
16. Camille Laurens, “Qui dit ça ? ”, art. cit.
17. Sur le rapport entre imposture et roman policier, voir Maxime Decout, op. cit.
18. Ibid., p. 93.
19. Ibid., p. 94.
20. Ibid., p. 102.
21. Roland C. Wagner, La balle du néant (1996), Nantes, L’Atalante, 2002, <La Dentelle du cygne>.
Ayerdhal, Transparences, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2004. L. L. Kloetzer, Anamnèse de Lady Star,
Paris, Denoël, 2013, <Lunes d’encre>.
22. Robert Silverberg, “Voir l’homme invisible” (1964), Pierre-Paul Durastanti (trad.), Le chemin de
la nuit, Paris, J’ai Lu, 2004, <Science-Fiction>, p. 424-442.

RÉSUMÉS
Au continuum des littératures documentaires étudiées par Laurent Demanze ou Dominique Viart
correspond un pendant fictionnel, pseudo-documentaire, donnant lieu à des objets
d’interprétation difficile, comme Celle que vous croyez (2016) de Camille Laurens, récit dans lequel
la posture de l’autrice consiste à imposer une sorte de concaténation de réajustements
référentiels, où l’autofiction devient pure fiction et où le statut du document se trouve mis en
cause : le mensonge se mue en moteur de l’intérêt et de l’action, en s’exhibant et en mettant le
lecteur au défi de construire un monde possible où les contradictions de la/des narratrices
prendraient sens. Cert article examine la dynamique de l’imposture dans ce roman, en prenant
appui sur des catégories importées depuis l’étude de la science-fiction. Emprunter les notions
d’artefacts fictionnels (R. Saint-Gelais) et de novum (D. Suvin) permet de décaler la perspective
sur ce que construit Camille Laurens : une structure labyrinthique, où le sentiment de vertige
ontologique n’aboutit pas à une perte de repères, bien au contraire, puisqu’il nous fait ressentir
une réalité banale et pourtant presque insaisissable, cette transparence qui anéantit l’identité des
femmes passé un certain âge. À cette transparence, l’autrice oppose une autre forme de
validation que le regard masculin, dans les échanges intradiégétiques entre différents

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personnages féminins, mais aussi du fait du dispositif textuel lui-même. En attirant l’attention
sur les conditions de possibilité de l’écriture et de la production de ses artefacts fictionnels, le
grand trompe-l’œil du roman de Camille Laurens incite à confronter ses composants pseudo-
documentaires entre eux, pour en extraire la figure composite d’une femme invisible, mais
lisible, dont l’imposture est la vérité même.

INDEX
Mots-clés : mensonge, artefact fictionnel, novum, théorie de la fiction

AUTEURS
SIMON BRÉAN
Sorbonne Université

Revue critique de fixxion française contemporaine, 22 | 2021


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Mensonge et faux-semblant dans


l’autofiction graphique : Faire
semblant c’est mentir (2007) par
Dominique Goblet
Marina Ortrud M. Hertrampf

1 Le succès continu des genres littéraires hybrides qui comme l’autofiction ou la


docufiction jouent à la fois sur le registre de la fiction et sur celui d’un discours
référentiel est aussi un triomphe durable d’une “forme de mensonge spécifiquement
littéraire”1. Il n’est donc pas surprenant que cette tendance se soit également imposée
au neuvième art. En effet, c’est dans les années 90 que l’autofiction graphique comme
sous-genre de la bande dessinée a célébré ses premiers succès en France et en Belgique
et reste jusqu’à aujourd’hui un genre extrêmement productif et populaire 2.
2 À travers l’analyse de l’album Faire semblant c’est mentir (2007) 3, résultat extraordinaire
d’un travail autobiographique réalisé par Dominique Goblet sur douze ans, la présente
réflexion s’attachera à montrer comment l’autrice de bandes dessinées belges met
esthétiquement en œuvre les thèmes du mensonge, de la mauvaise foi et du faux-
semblant qui dominent la vie de la protagoniste. Le mensonge littéraire ne s’y
manifeste pourtant pas seulement au niveau de l’histoire, mais aussi au niveau de la
narration même : la bande dessinée raconte – en fragments et de façon non
chronologique – deux épisodes autobiographiques. Cependant, la bande dessinée
trompe le lecteur dans la mesure où les deux volets narratifs, contrairement aux
attentes de celui-ci, ne sont ni directement liés l’un à l’autre ni racontés jusqu’au bout.

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L’autofiction graphique et le mensonge


L’essor de l’autofiction dans la bande dessinée francophone
Que les domaines du roman – qui est un genre littéraire – et de la bande dessinée –
qui est un média artistique – aient convergé récemment dans le concept branché de
roman graphique (de l’américain graphic novel), est à la fois normal et surprenant. 4
3 Ce que Jan Baetens constate ici au sujet du concept du roman graphique en tant que
forme particulière de la bande dessinée peut être dit de manière comparable à propos
d’une autre forme spécifique du roman graphique qui s’impose de plus en plus depuis
quelques décennies sur la scène internationale des arts graphiques et par lequel le
genre autobiographique s’incarne dans le média de la bande dessinée : l’autofiction
graphique.
4 Le fait même de se représenter ou bien d’introduire des données autobiographiques
dans la bande dessinée n’est pas nouveau, mais le traitement artistique des éléments
autobiographiques dans la bande dessinée est en revanche innovant. En effet, la
démarche autofictionnelle présente une des évolutions les plus remarquables de la
bande dessinée : ce qui apparaît au début comme un genre marginal et underground est
devenu en quelques décennies un courant majeur de la production du roman graphique
actuelle5.
5 La tendance qu’a le roman graphique de s’ouvrir à l’autobiographie s’observe, à partir
des années 80, d’abord dans le roman graphique américain dont l’exemple le plus
célèbre est sans aucun doute celui de Maus d’Art Spiegelman. En réalité, ce n’est que
durant les années 90 que le genre prend son essor dans le domaine francophone,
surtout avec des auteurs comme Fabrice Neaud et son Journal (1996-2002) 6, Jean-
Christophe Menu avec Livret de Phamille (1995) 7 et ou encore Majane Satrapi avec
Persepolis (2000-2003) 8. En ce qui concerne l’autofiction graphique francophone, il est
important de remarquer qu’il ne s’agit pas tout simplement de l’adoption d’une
mouvance artistique propre aux États-Unis : “The major influence has not been the
model of the American graphic novel but the ‘local’ model of autofiction – a new way of
writing autobiography that blurs the boundaries between the documentary and the
fictional”9.
6 Concrètement, il faut distinguer deux raisons qui expliquent ce développement local.
L’une d’elle a trait à la volonté de certains auteurs de bande dessinée de dynamiser et
revitaliser le médium afin de le libérer de sa “calcification” 10. Le développement d’un
contre-modèle à la bande dessinée commerciale, qui repose sur la sérialité et le
divertissement, ferait de ce médium un art “légitime” car esthétisé : “la bande dessinée
a donc vu reconnaître son statut d’art”11. L’émergence de la nouvelle forme de la bande
dessinée “se présente ainsi, au début des années 90, comme un des outils possibles au
service d’une avant-garde critique”12.
7 La recherche de nouveaux sujets, de nouveaux formats et de nouveaux styles d’écriture
graphique13 et littéraire conduit à la création d’une “bande dessinée d’auteur” qui
remet régulièrement la vocation fictionnelle du médium en cause. Ce processus
s’inscrit en effet dans une vogue considérable des mises en scène du Moi, de l’intimité
et du corps dans le champ littéraire ainsi que dans les pratiques de l’art contemporain
(de Christian Boltanski à Sophie Calle ou Hervé Guibert) et du cinéma (pensons aux films
d’Alain Cavalier ou Romain Goupil). La deuxième explication de l’émergence des

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“autobio-graphismes” (pour retenir un terme forgé par Viviane Alary, Danielle Corrado et
Benoît Mitaine14) francophones est ainsi liée aux nombreux débats autour du concept
d’autofiction15 et au succès des écritures autofictionnelles.
8 Lorsqu’il s’agit de remettre en question le statut traditionnellement fictif et fictionnel
de la bande dessinée et de travailler de manière stylistiquement et esthétiquement
innovante, le genre “postmoderne”16 de l’autofiction semble s’imposer : “L’autofiction
est un genre expérimental. Dans tous les sens du terme. C’est un laboratoire. Pas la
consignation de faits sauce romanesque. Un vrai laboratoire. D’écriture et de vie” 17.

L’autofiction graphique et ses relations au mensonge


Le monde mental
Ment
Monumental
(Jacques Prévert)18
9 Avec la fictionnalisation du soi et la factualisation de la fiction, l’autofiction se situe
volontairement sur un territoire de l’entre-deux : les frontières entre vérités
référentielles et mensonges fictionnels (ou bien entre vérités fictionnelles et
mensonges référentiels) sont toujours floues et disparaissent souvent entièrement 19.
Sans même se référer aux dimensions morales ou éthiques auxquelles invite cette
ambiguïté, l’autofiction est une forme narrative qui se veut insaisissable et dont la
mauvaise foi est systématique et inhérente au genre :
Dans le cas du texte d’autofiction, le “mensonge” provient de l’utilisation savante
d’éléments fictionnels dans le cadre d’un projet autobiographique, jeu élaboré
reposant sur des procédés romanesques qui sont mis en œuvre pour chercher à
atteindre une plus grande fidélité au réel.20
10 Or, l’autofiction graphique multiplie ce statut paradoxal de l’autofiction. La bande
dessinée a la même souveraine liberté que la littérature pour fictionnaliser le “je”
auteur-narrateur-protagoniste et pour “reconstruire un passé qu’elle ne prétend pas
avoir enregistré. Le dessin comme l’écriture ne sont pas des traces, mais des signes” 21.
11 L’identité entre les trois instances de l’auteur, du narrateur et du protagoniste 22 est
cependant bien plus douteuse que dans l’autofiction littéraire, car en se dessinant en
tant que personnage, le narrateur-auteur d’une bande dessinée autobiographique
réintroduit la dimension du “il”23. L’identité entre auteur et personnage est donc très
relative. Bien évidemment, l’un représente l’autre, “mais la monstration sur laquelle
repose la bande dessinée le réifie en tant qu’‘acteur’ doué d’une identité propre, elle le
fait ‘jouer’ et le met en scène”24. Il y a donc nécessairement une scission entre le moi-
auteur et le moi-personnage dessiné.
12 Jean-Christophe Menu – rédacteur en chef du célèbre éditeur de bandes dessinées
L’Association, l’un des principaux promoteurs du mouvement autobiographique dans
les romans graphiques francophones et auteur de l’album autofictionnel Livret de
Phamille – énonce très bien cette idée :
Si je m’autoreprésente, ce n’est pas une image ayant un rapport réel avec “moi” qui
sort de ma plume, c’est le plus souvent un symbole, un condensé hiératique (même
au niveau temporel : c’est une espèce de synthèse des différents âges que j’ai eus).
[…] D’ordinaire, ce qui survient est l’autoarchétype, qui permet d’avancer le récit
sans se poser la question de la représentation.25

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L’autoportrait graphique que crée un auteur ne représente donc le plus souvent qu’une
(re-)construction graphique stylisée, fragmentée, parfois même arbitraire, du moi, qui
est étroitement liée au processus de création artistique et qui reste donc toujours
incomplète et dynamiquement modifiable. Fabrice Neaud spécifie en ces termes le
processus de création procédural du moi-personnage dessiné :
Le “je” autobiographique n’est pas un “déjà là”. Il n’est pas une figure finie
délimitée par ses patterns graphiques pas plus que par son positionnement moral :
il est un être en devenir. […] Notre époque encore empreinte d’essentialisme,
doublée de la misère propre de la bande dessinée à se voir comme un médium
s’adressant toujours à des neuneus, a du mal à concevoir qu’un être, que “soi”,
puisse être non pas une essence finie mais un processus, soit une construction en
devenir.26
13 Il s’agit alors très souvent plus d’une approche “symbolique”, comprise comme une
tentative auto-définitoire d’introspection, que d’une approche référentielle qui tente
d’établir une ressemblance physique photo-réaliste. Autoreprésentation plutôt
qu’autoportrait, le moi-personnage comme entité graphique s’écarte délibérément du
mimétisme et de la vérisimilitude et, en ce sens, se rapproche du mensonge littéraire.

Faire semblant c’est mentir : une analyse des


dimensions mensongères
Dominique Goblet : à la recherche des vérités de sa vie

14 Dominique Goblet (*1967), fille d’un père wallon et d’une mère flamande, est
illustratrice, autrice de bandes dessinées et plasticienne belge. Après ses premiers
romans graphiques – Portraits crachés (1997) 27 et Souvenir d’une journée parfaite (2002)28,
Faire semblant c’est mentir (2007) est sans aucun doute le chef-d’œuvre qui lui a permis
de se faire connaître sur la scène internationale de la bande dessinée : jusqu’à présent,
l’album a été traduit en allemand, en anglais et en russe. Elle est aussi l’autrice des
albums Chronographie (avec sa fille Nikita Fossoul ; 2010), Les hommes-Loups (2010), Plus si
entente (avec Kai Pfeiffer ; 2014) et L’amour dominical (avec Dominique Théate ; 2019) 29.
En 2020, Dominique Goblet reçut, outre le Prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles en
bande dessinée, le Grand Prix Töpffer pour l’ensemble de son œuvre graphique.
15 Avec le soutien de Jean-Christophe Menu, Dominique Goblet s’est engagée dans un
travail de mémoire troublant et sans concession, aussi bien au sujet d’elle-même qu’au
sujet de ses proches. Dans les remerciements, Dominique Goblet souligne que sans Jean-
Christophe Menu, “ce livre n’existerait pas”, et précise qu’il
a joué un rôle dépassant largement celui d’un éditeur et d’un ami exceptionnel et
qui, par ses réflexions et ses sensibles questions m’a poussée, quand il le fallait, à
remettre mon travail en question et m’a permis d’aller au bout de ce que j’avais à
faire, vraiment tout au bout. (FSM s.p.)
16 Lancé en 1995, Faire semblant c’est mentir est le résultat singulier d’une recherche
autobiographique à la fois difficile et intense de la vérité, et que Dominique Goblet a
réalisée sur douze ans. Notamment en raison de son processus de création
inhabituellement long, l’album reflète également le développement artistique de
l’autrice pendant cette période de sa vie, et contribue à faire de Faire semblant c’est
mentir une véritable autobiographie d’auteur au niveau formel et stylistique 30. Son

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“mentor” Jean-Christophe Menu décrit lui-même l’ouvrage comme tel dans son avant-
propos :
Les événements ont fait que cette Autobiographie a été en mise en suspens, plusieurs
fois. Il y a eu d’autres livres, des expositions, des voyages, l’Autobiographie est
revenue, repartie, revenue. La manière avait changé, le crayon gris fixait Bruxelles
et Charleroi avec stabilité, mais c’était la même histoire que les planches de 1995,
qui avaient continué à jaunir de leur côté. Réintégrer leur sépia et leur style
désormais ancien à un présent nouveau était une façon pour Dom de défier le
temps, vraie matière de ce livre, achevé douze ans après son commencement. (FSM
s.p.)
17 Le roman graphique retrace alors certains moments clés de l’enfance et de la vie
d’adulte de Dominique Goblet qui sont fortement liés au faux-semblant et au
mensonge : d’un côté ce sont des expériences douloureuses de l’autrice-protagoniste
comme jeune fille, liées notamment à l’alcoolisme du père et aux violences faites à la
mère ; de l’autre, ce sont des expériences perturbantes avec son amant Guy Marc
Hinant, qui est uniquement désigné dans l’album par l’abréviation GM et qui ne
parvient pas à oublier sa relation antérieure.
18 Faire semblant c’est mentir est par conséquent la tentative artistique d’une autrice qui
cherche à retracer les vérités de sa vie, une vie toujours dominée par la mauvaise foi et
le mensonge : sa mère, qui est mentalement instable et malheureuse dans son mariage,
est capable de cacher les petits problèmes de la vie quotidienne, mais en même temps
cache les abus de sa fille ; son père, un menteur notoire, prétend avoir toujours été un
père aimant et fidèle et nie son alcoolisme ; son compagnon fait semblant de l’aimer
bien qu’il soit toujours très attaché à son ex-petite amie. Finalement, les faux-
semblants finissent par masquer la réalité et les personnages finissent par mentir à
tour de rôle, à eux-mêmes comme à leur entourage.

La multiplication narrative et discursive du mensonge

19 Dans l’autofiction graphique, il n’y a pas que le dessin et l’écriture qui sont liés de façon
indissoluble, mais également la vie réelle, la mémoire et l’imagination. Ainsi, le
métissage de la fiction et de la réalité, du mensonge et de la vérité, produit une
fictionnalisation de soi à travers laquelle l’auteur-dessinateur-narrateur crée une
nouvelle identité qui parfois démasque des impostures identitaires et révèle des vérités
dissimulées. Telle est la démarche adoptée par Faire semblant c’est mentir, où le lecteur
est confronté aux menteurs et aux mensonges au niveau de l’histoire.
20 L’oscillation entre vérité et mensonge, véracité et mystification se répercute pourtant
aussi au niveau du discours et de l’écriture graphique. Dans ce contexte, le titre suggère
une certaine ambiguïté.
21 Il fait d’abord référence aux expériences douloureuses de l’autrice. L’affirmation selon
laquelle “faire semblant c’est mentir” représente finalement la conclusion impitoyable
de l’autrice après son auto-réflexion critique sur ses relations interpersonnelles. Le fait
qu’il s’agisse d’une conclusion à laquelle l’autrice n’est venue que rétrospectivement est
illustrée de manière très claire par la scène présentée dans l’“Introduction”. Sur quatre
planches à six vignettes chacune, Dominique Goblet raconte avec une douceur
amoureuse comment sa mère l’a réconfortée avec un petit mensonge : la petite est
tombée et a déchiré ses collants. La mère les lui enlève, fait semblant de pouvoir faire

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de la magie et les met sur l’enfant dans le mauvais sens, de sorte que la petite
Dominique croit réellement que la mère a réparé les trous par magie.
22 Cette scène inoffensive montre cependant que même les petites manœuvres de
tromperie innocentes ne sont rien d’autre que des mensonges. Ce qui est présenté ici de
manière positive, depuis le point de vue de l’enfant, s’avère paradigmatique, aux yeux
de la Dominique adulte, d’une vie dominée par le mensonge.
23 Mais le titre renvoie aussi à l’œuvre elle-même sous la forme d’une mise en abyme et là
encore se manifeste une certaine ambiguïté. D’un côté, le titre fait allusion au mélange
de fiction et de réalité, et donc au statut générique de l’autofiction en tant que genre
intimement lié au mensonge. Se dessiner n’est jamais plus que reconstruire un
“autoarchétype” fictionnel de soi-même, ce n’est donc rien d’autre que faire semblant.
En effet, il s’agit là d’un mensonge par omission et distorsion : “l’auteur sélectionne et
ordonne, omet ce qui le gêne, et ce faisant leurre son lecteur puisque le personnage
ainsi révélé reste personnage littéraire, une illusion, un mirage” 31. Ceci est également
explicitement mentionné par Guy Marc Hinant, avec qui Dominique Goblet a co-écrit
les textes des chapitres 2 et 4, dans son épilogue intitulé “Initiales, outils, simulacres” :
Le passé est fiction, re-mémorisation, ré-interprétation, fixation momentanée (sur
base d’une réalité admise), projection, hypothèse, opacité. Notre passé charrie,
comme vrai, des souvenirs où se mêle, le plus souvent, ce qui nous a été rapporté
bien des fois (les histoires récurrentes des parents). (FSM s.p.)
Enfin, Guy Marc Hinant prend position sur ses relations avec son double fictif dans la
bande dessinée :
Son aspect trouble et mensonger n’échappe à ma possible opprobre que par cette
mise à distance qu’est le travail d’écriture – c’est bien un personnage (dont les
composantes de culpabilité, effroi, douleur, etc.) que je tente de faire vivre dans la
structure du livre. Ainsi devenons-nous intelligibles et sans regret. Tout peut
s’aborder sans peur, ni remords. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit pas de la vie elle-
même mais de l’Art (omnisciente, inattaquable puissance de l’art). C’est pourquoi
GM n’est pas Guy Marc et que la Dom du récit n’est pas Dominique Goblet – ce sont,
en réalité, des avatars contrôlés par des personnes vivantes portant des noms
similaires. (FSM s.p.)
24 Revenons à nos réflexions sur l’ambiguïté du titre : la conclusion selon laquelle “faire
semblant c’est mentir” implique une situation similaire pour l’autrice-narratrice ; mais
elle conduirait alors de manière paradoxale au constat d’une menteuse faisant
semblant de raconter sa vie. Cependant, cela signifierait également que l’autrice-
narratrice ne peut que mentir en disant la vérité ou dire la vérité en mentant. La valeur
aléthique d’une telle proposition est évidemment indécidable. Sachant qu’un menteur
ne dit jamais la vérité, le titre serait-il donc forcément un mensonge ? Avec un contrat
de lecture aussi contradictoire, il reste impossible pour le lecteur de faire la part entre
mensonge et fiction. Comment savoir à quel point la vie de Dominique Goblet ressemble
à ce qu’elle en dit et se montre dans sa propre autobiographie graphique ? La vérité de
l’album reste donc en jeu.
25 De l’autre côté, le titre peut également être compris comme méta-référentiel, car
Dominique Goblet suggère ici une incapacité narrative et graphique, qui n’est bien sûr
que simulée et qui est consciemment utilisée comme dispositif stylistique, reflétant le
mensonge et la tromperie au niveau de la forme.
26 Dans des chapitres apparemment sans lien, Faire semblant c’est mentir raconte des
relations familiales qui dysfonctionnent, et cela d’une manière très fragmentaire, non

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linéaire et non chronologique. À première vue, l’autrice-narratrice ne semble pas être


capable de raconter de manière cohérente, de sorte qu’au départ, ni la connexion
chronologique, ni la connexion logique des épisodes narratifs individuels ne sont
révélées. Mais ce n’est qu’une tromperie superficielle. Petit à petit, on comprend quelle
est la logique qui tient ensemble les épisodes narratifs au sujet du père et de la mère, de
l’éducation, du nouveau partenaire et de l’expérience de la maternité ; à savoir ce que
le personnage de Dominique Goblet elle-même n’a pas vécu en tant qu’enfant ou en
tant qu’adulte : stabilité émotionnelle et affection, confiance et honnêteté. En outre, la
protagoniste s’interroge sur sa capacité à offrir tout ceci à sa propre fille Nikita.
27 Une procédure similaire peut également être observée sur le plan graphique : l’aspect
brouillon, la simplicité d’un trait presque enfantin, le manque de perspective et les
changements de style32 laissent deviner au lecteur une incapacité artistique qui, bien
évidemment, n’est que simulée. Le style simple, parfois grossier et maladroit, des
dessins prétend provenir de la main du moi-personnage enfantin. Par conséquent, il
fonctionne comme une sorte de voyage dans le temps, comme une mise en scène
artistique de la psyché du moi-personnage enfantin, et, finalement, réverbère le travail
de la mémoire profonde du moi-auteur.
28 En regardant la représentation graphique des personnages, il devient clair que
Dominique Goblet s’appuie délibérément sur des formes de représentation non
réalistes. Sa représentation d’elle-même, comme celle de ses proches, est très abstraite
et ressemble parfois à des caricatures, voire à des figures grotesquement déformées. Le
fait que l’autrice se peigne sans prêter attention aux détails et de manière plutôt
caricaturale évoque une forme de dureté à l’égard d’elle-même. Dans le même temps
cependant, cela semble aussi être le résultat d’un manque de reconnaissance de la part
de son père qui l’appelle Nikske – le diminutif habituel de Dominique en Bruxellois
(comme l’explique l’auteur) ; et le fait que cela signifie “petit rien” montre sans
ambages que son éducation n’a pas permis de lui donner confiance en elle.
29 Ces dessins déformés et grotesques trouvent de surcroît un écho dans l’utilisation
extraordinaire du lettrage. À l’aide d’un travail typographique sur la taille, les polices,
l’épaisseur, l’alternance de lettres précises ou maladroites, Dominique Goblet donne
aux signes arbitraires de la langue des qualités déictiques et iconiques. Le lettrage y
fonctionne comme partie intégrante du protagoniste, au même titre que les membres
de son corps ; tous deux se tordent de façon inquiétante ou prennent des formes
monstrueuses. Tandis que les personnages se caractérisent par leurs énoncés
linguistiques, l’autrice les caractérise extérieurement via le lettrage et transpose sa
focalisation interne, c’est-à-dire sa perception des personnes et de ses émotions, à
l’échelle des lettres. Cela se voit, par exemple, dans les lettres agressives et griffonnées
par lesquelles Cécile, la compagne du père de Dominique, exprime sa colère envers
Nikita.
30 En même temps, cet exemple montre aussi très bien à quel point la focalisation interne
est ici rendue visible : au lieu d’une représentation réaliste, Dominique Goblet
transfigure le visage de Cécile en une sorte de masque mortuaire. Cela met en évidence
non seulement la relation froide et sans émotion entre Dominique et Cécile, mais aussi
l’hypocrisie de Cécile, qui cache son vrai visage derrière un masque rigide. Cette
feintise mensongère s’exprime, entre autres, dans le fait qu’elle aborde Dominique et sa
fille avec une politesse simulée, mais en usant d’un ton plein de dédain et d’agressivité
à leur encontre.

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31 L’élément déclencheur de l’attaque de Cécile contre Nikita est d’ailleurs à nouveau le


mensonge. Bien qu’elle n’agisse pas elle-même différemment, elle condamne
l’interprétation inconstante de Nikita du dessin qu’elle a peint pour Cécile. Cette scène
souligne comment le style du dessin témoigne de la relation émotionnelle entre les
personnes telle qu’elle est perçue par l’autrice. Alors que Cécile est représentée en
conservant des proportions normales dans la première vignette de la planche, dans les
vignettes suivantes, elle se transforme en bonhomme menaçant, à tête de mort,
démesurément grand et semblable à une araignée. Nikita, elle, ou plutôt son dessin
n’apparaît que comme une minuscule figure tout en bas de la vignette. En contraste
avec cette représentation grotesque de Cécile, la vignette dans laquelle Dominique est
vue avec sa fille paraît presque réaliste et met en avant une relation mère-fille
beaucoup plus facile, voire harmonieuse.
32 Cette scène est d’autant plus intéressante que Nikita y devient un double de
Dominique33 : Nikita doit supporter le même comportement agressif que sa mère a
connu depuis sa propre enfance. De plus, la scène peut aussi être lue comme une mise
en abyme, car après tout, il s’agit de vérité et de mensonge quand on dessine de vraies
personnes. Ce n’est donc pas un hasard si le titre de l’album est le thème central de
cette scène dans laquelle le dessin autobiographique est dominant.
33 C’est en effet de mensonges et d’hypocrisie que Dominique accuse son père. Mais le
père ne peut accepter ces allégations et accuse sa fille de mensonge (et d’ingratitude).
L’autrice en donne un exemple particulièrement impressionnant lorsqu’elle illustre un
discours sur la défensive de son père sur une page entière, délaissant tout cadre
réaliste. Dominique Goblet transcrit alors l’auto-glorification de son père en tant que
(faux) saint, en tant que père aimant qui, après la séparation de sa mère, prend soin de
sa fille avec dévouement, en dépeignant le père à la manière byzantine de Notre-Dame
intronisée et en reproduisant son discours dans des lettres gothiques évoquant les
miniatures des manuscrits bibliques médiévaux. Si le regard sérieux du père
correspond à la tradition iconographique des icônes, le regard effrayé de l’enfant est
aussi étonnant que le fait qu’il ne soit pas – contrairement à la tradition – entouré d’un
halo. Cela semble combiner l’auto-perception du moi-personnage (Dominique ne se voit
pas comme une sainte) et la perception externe du père qui accuse sa fille d’être une
menteuse. Il est également intéressant de noter que l’auto-glorification mensongère du
père est liée à une critique de l’hypocrisie de l’Église catholique, qui joue un rôle majeur
en Belgique et pourrait promouvoir une forme d’hypocrisie dans la sphère privée de la
famille. Malgré tous les problèmes entre père et fille, l’ambiguïté de leurs sentiments,
qui est certainement aussi celle de l’amour et de l’affection, transparaît de la sorte.
34 Enfin, on peut voir une dernière forme du faux-semblant graphique dans le fil narratif
sur GM. Tout en étant avec Dominique, ce dernier pense constamment à son ex-petite
amie, mais s’en cache en omettant d’en parler. Ses mensonges ne sont pas formulés
verbalement, mais ils sont visuellement mis en scène de telle sorte que l’imaginaire, la
présence mentale et émotionnelle de l’ex-petite amie de GM se matérialise sous la
forme d’un fantôme, une ombre presque toujours présente. Ce que la protagoniste ne
sait ni ne soupçonne devient visible au lecteur, car la focalisation interne sur GM est
représentée graphiquement. Ainsi, le lecteur sait que GM la trompe avant que la
protagoniste ne le découvre. Le dispositif graphique dévoile donc la vérité, en
l’occurrence le mensonge : faire semblant c’est mentir.

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Conclusion : la vérité au-dessus du mensonge


35 Faire semblant c’est mentir est une autofiction graphique singulière à de multiples égards
qui “ne respire comme aucun autre livre” (FSM s.p.), conclut Menu dans son avant-
propos. En effet, c’est cette forte émotivité exprimée par Dominique Goblet dans un
style graphique idiosyncratique et expressif, sans nombrilisme ni sentimentalité, qui
rend l’autofiction graphique “vraie”. Il en va de même de la réduction du texte verbal
au profit des différents langages picturaux, liant ainsi le refoulé et le sublimé à travers
le dessin, dans le silence des mots, mais cela de manière beaucoup plus directe (et donc
plus vraie). Après tout, ce sont précisément les pauses, les anachronies, les omissions et
les allusions34 qui exhibent la vérité sous le mensonge.
36 En conclusion, il faut donc noter que, contrairement à Persépolis de Majane Satrapi,
Faire semblant c’est mentir ne cherche pas à relier l’intime aux grands contextes socio-
politiques de manière documentaire. Au lieu de cela, Dominique Goblet choisit une voie
littéraire profondément artistique et esthétique : avec une cohérence impressionnante,
elle plonge dans les profondeurs de sa vie afin d’en bannir les pensées et les sentiments
censément authentiques. À cet égard, l’hypothèse de l’autobiographie se révèle être
une mauvaise piste à suivre. L’autrice met plutôt en relief dans son récit rétrospectif les
conséquences destructrices des mensonges et des impostures identitaires pour la
psyché de l’individu en général.
37 Malgré toute sa dureté, et malgré toutes les blessures et les déceptions qu’elle dépeint,
la bande dessinée parfois très sombre et mélancolique ne se termine pas de manière
pessimiste. Bien au contraire : le travail de mémoire douloureux et la remise en
question incessante de soi conduisent en dernière instance à un sentiment de libération
et de soulagement, symbolisé par de larges planches de couleur beige clair et ocre qui
rappellent vaguement la peinture abstraite des champs de couleurs de Mark Rothko 35.
En fin de compte, les âmes du moi-personnage et de GM se détournent de tous les
mensonges et fantômes. Elles sont libérées comme des hirondelles en vol (dans le ciel
que regarde GM depuis son nouvel appartement après s’être séparé de la protagoniste)
et semblent pleines d’optimisme en regard d’un avenir commun. Dans ce contexte, les
fragments de dialogue d’une conversation téléphonique entre GM et Dominique Goblet
sont particulièrement frappants. On note d’une part la déclaration d’intention “... POUR
NE PAS TE MENTiR ... ” (FSM s.p.) et de l’autre le commentaire qui évoque un oiseau
blessé par un chat que GM tient dans la main mais qui se détache du contexte immédiat
de l’action par son intégration dans une page de couleur pastel. C’est pourquoi ce
commentaire peut aussi se référer à GM, au mensonge et au fantôme de cette relation
amoureuse avec Dominique Goblet dont le charme a fini par se rompre :
Il ViENT de s’envoler…
IL semblAiT Si BlESSÉ, terroriSÉ,
presque mort,
MAiS Finalement,
il s’est envolÉ…
(FSM s.p.)
Ainsi la bande dessinée se ferme littéralement (et avec un point) dans le “maintenant” –
et donc dans la vraie réalité ?

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NOTES DE FIN
1. Jochen Mecke, “Esthétique du mensonge”, Cahiers d’Études Germaniques, n° 68, 2015, p. 83,
disponible sur <http://journals.openedition.org/ceg/1436> (consulté le 15 janvier 2021).
2. Laurent Gerbier, “‘Se donner un genre’. Grandeur et décadence de l’autobiographie dessinée”,
in Viviane Alary, Danielle Corrado, Benoit Mitaine (dirs), Autobio-graphismes : Bande dessinée et
représentation de soi, Chêne-Bourg, Georg, 2015, p. 29.
3. Dominique Goblet, Faire semblant c’est mentir, Paris, L’Association, 2007 ; dorénavant FSM.
4. Jan Baetens, “Le roman graphique”, in Éric Maigret, Matteo Steffanelli (dirs), La bande dessinée :
une médiaculture, Paris, Armand Colin, 2012, p. 200.
5. Voir Jan Baetens, “Autobiographies et bandes dessinées”, Belphégor, n° 4, vol. 1, 2004,
disponible sur <http://dalspace.library.dal.ca//handle/10222/47689> (consulté le 15 janvier
2021) ; Thierry Groensteen, “Autobiographie”, Neuvième art 2.0, 2014, disponible sur <http://
neuviemeart.citebd.org/spip.php?article813> (consulté le 15 janvier 2021) ; Catherine Mao,
(2013), “L’artiste de bande dessinée et son miroir : l’autoportrait détourné”, Comicalités, 2013,
disponible sur <http://comicalites.revues.org/1702> (consulté le 15 janvier 2021) ; Viviane Alary,
Danielle Corrado, Benoit Mitaine, Autobio-graphismes : Bande dessinée et représentation de soi,
Chêne-Bourg, Georg, 2015.
6. Fabrice Neaud, Journal : Février 1992 – septembre 1993, Angoulême, ego comme x, 1996 ; Journal :
Septembre 1993 – décembre 1993, Angoulême, ego comme x, 1998 ; Journal : Décembre 1993 – août 1995,
Angoulême, ego comme x, 1999 ; Journal : Les Riches heures, Angoulême, ego comme x, 2002.
7. Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, Paris, L’Association, 1995.
8. Marjane Satrapi, Persepolis, tome 1, Paris, L’Association, 2000 ; Persepolis, tome 2, Paris,
L’Association, 2001 ; Persepolis, tome 3, Paris, L’Association, 2002 ; Persepolis, tome 4, Paris,
L’Association, 2003.
9. Jan Baetens, “Dominique Goblet. The List Principle and the Meaning of Form”, in Michael A.
Chaney (dir.), Graphic Subjects. Critical Essays on Autobiography and Graphic Novels, Madison
(Wisconsin), The Univeristy of Winconsin Press, 2011, p. 76.
10. Jean-Christophe Menu, Fabrice Neaud, “Autopsie de l’autobiographie”, L’Éprouvette, n° 3,
Paris, L’Association, 2007, p. 454.
11. Philippe Lejeune, “Avant-propos”, Viviane Alary, Danielle Corrado, Benoit Mitaine (dirs),
Autobio-graphismes, op. cit., p. 12.
12. Laurent Gerbier, art. cit., p. 29.
13. Pour une introduction aux formes narratives traditionnelles et innovantes en bande dessinée
voir Thierry Groensteen, Comics and narration, Jackson, University Press of Mississippi, 2013.
14. Viviane Alary, Danielle Corrado, Benoit Mitaine, “Introduction : Et moi, émoi !”, in Viviane
Alary, Danielle Corrado, Benoit Mitaine (dirs), Autobio-graphismes, op. cit., p. 20.
15. Pour un survol des débats théoriques du concept voir notamment Garcia Mar, “L’étiquette
générique ‘autofiction’ : us et coutumes”, Çédille : Revista de Estudios Franceses , n° 5, 2009,
disponible sur <https://www.researchgate.net/publication/
26598747_L%27etiquette_generique_autofiction_us_et_coutumes> (consulté le 15 janvier 2021).
16. Doubrovsky souligne l’actualité du genre en disant : “L’autofiction est la forme postmoderne
de l’autobiographie.” Serge Doubrovsky, “Les points sur les ‘i’”, in Jean-Louis Jeannelle, Catherine
Viollet, Isabelle Grell (dirs), Genèse et autofiction, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2007, p.
64-65.
17. Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 20.
18. Il s’agit des trois derniers vers du poème “Il ne faut pas” de Jacques Prévert, Paroles, Paris, Les
Éditions du point du jour, 1946.

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19. Parmi le très grand nombre de publications sur l’autofiction, seuls deux articles sont
mentionnés ici : Laouyen, Mounir, “L’autofiction : une réception problématique”, in René Audet,
Alexandre Gefen (dirs), Frontières de la fiction, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2002,
p. 339-356, disponible sur <http://books.openedition.org/pub/5765> (consulté le 15 janvier 2021)
; Philippe Vilain, L’Autofiction, exception théorique ; Marc Dambre, Richard J. Golsan (dirs),
L’exception et la France contemporaine : Histoire, imaginaire et littérature, Paris, Presses
Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 161-168, disponible sur <http://books.openedition.org/psn/339>
(consulté le 15 janvier 2021).
20. Sylvie Lannegrand, “La poursuite d’une représentation impossible : écriture
autobiographique, mensonge et vérité chez Robbe-Grillet”, in Kate Averis, Matthew Moran (dirs),
Le Mensonge: Multidisciplinary Perspectives in French Studies, Cambridge, Cambridge Scholars
Publishing, 2010, p. 65.
21. Philippe Lejeune, art. cit., p. 12.
22. Aspects constitutifs de l’autobiographie selon Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique,
Paris, Seuil, 1975, <Poétique>, p. 4.
23. Pour la multiplication des niveaux de l’ego dans les autofictions graphiques voir Philippe
Maupeu, “Présentation”, in Philippe Maupeu (dir.), Territoires autobiographiques : récits-en-
images de soi, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2018, p. 9-19, disponible sur <https://
doi.org/10.4000/litteratures.1806> (consulté le 15 janvier 2021).
24. Thierry Groensteen, “Problèmes de l’autoreprésentation”, in Viviane Alary, Danielle Corrado,
Benoit Mitaine (dirs), Autobio-graphismes, op. cit., p. 54.
25. Jean-Christophe Menu, Christian Rosset, Correspondance, Paris, L’Association, 2009, p. 10.
26. Jean-Christophe Menu, Fabrice Neaud, art. cit., p. 472.
27. Dominique Goblet, Portraits crachés, Bruxelles, Fréon, 1997. Pour une analyse de Portraits
crachés voir Jan Baetens, “Dominique Goblet. The List Principle and the Meaning of Form”, art.
cit.
28. Dominique Goblet, Souvenir d’une journée parfait, Bruxelles, Fréon, 2002.
29. Dominique Goblet, Nikita Fossoul, Chronographie, Paris, L’Association, 2010 ; Dominique
Goblet, Les hommes-loups, Bruxelles, Frémok, 2010 ; Dominique Goblet, Kai Pfeiffer, Plus si entente,
Bruxelles, Frémok, 2014 ; Dominique Goblet, Dominique Théate, L’amour dominical, Bruxelles,
Frémok, 2019.
30. Depuis le début de sa production graphique, Dominique Goblet a été l’une des autrices de
bandes dessinées autobiographiques avant-gardistes qui rompent avec la sérialité ainsi qu’avec
les autres structures narratives traditionnelles pour tendre davantage vers l’hétérogénéité
stylistique : “Albums such as those by Fabrice Neaud (especially his Journal 4) or Dominique
Goblet, to give but two examples, show that breaks in style are now accepted, and have indeed
become an integral part of the artist’s array of rhetorical resources. This achievement by modern
comics facilitates, it would seem, the involvement of the monstrator.” (Thierry Groensteen,
Comics and narration, Jackson, University Press of Mississippi, 2013, p. 94). Cependant, Dominique
Goblet diffère des autres auteurs de romans graphiques autobiographiques non seulement en
raison de leur perspective féminine : “Despite the presence of themes such as domestic violence
and rape, it is clear that she emphasizes to the same degree the technical aspects of her artwork,
clearly indepted to modernism and the avant-garde, in addition to the thematic and ideological
aspects of her storyworld.” (Jan Baetens, “Dominique Goblet. The List Principle and the Meaning
of Form”, art. cit., p. 78). Pour une analyse du style graphique de Dominique Goblet, voir Gert
Meesters, “Les significations du style graphique : ‘Mon fiston’ d’Olivier Schrauwen et ‘Faire
semblant c’est mentir’ de Dominique Goblet”, Textyles : Revue des Lettres Belges de Langue Française,
n° 36-37, 2010, p. 215-233.

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31. Sylvie Lannegrand, “La poursuite d’une représentation impossible : écriture


autobiographique, mensonge et vérité chez Robbe-Grillet”, in Kate Averis, Matthew Moran (dirs),
op. cit., p. 65.
32. Complexes, flous et négligés, les dessins sont extrêmement hétérogènes. Le crayon et le stylo
à bille leur donnent volontiers l’apparence de brouillons, mais parfois ces croquis se mélangent à
la peinture à l’huile. Souvent, des traces de révisions et de corrections sont même visibles. Des
dessins de type collage, rappelant les dessins d’enfants, côtoient des compositions d’une densité
artistique inouïe. La colorisation est tout aussi hétérogène, passant de dessins en noir et blanc
(presque) monochromes à des jeux de couleurs en nuances de brun et marron clair.
33. Cela montre également le fait que l'enfant Dominique et Nikita sont dessinées de manière très
similaire. La représentation mignonne avec la grosse tête et les grands yeux rappelle le style
Manga.
34. En effet, il y a plusieurs planches quasi abstraites qui se réfèrent à la peinture non-figurative :
“ces images […] offrent une pause dans le récit, un moment de réflexion. Les grandes cases dans
une bande dessinée ont la caractéristique de ralentir le rythme de la narration.” (Gert Meesters,
art. cit., p. 222-223).
35. “D’après l’autrice elle-même, ces couleurs réfèrent au ciel de Bruxelles, qui peut sembler
somber ou plein d’espoir selon les circonstances.” (ibid., p. 223).

RÉSUMÉS
Le succès continu des genres littéraires hybrides qui comme l’autofiction ou la docufiction jouent
à la fois sur le registre de la fiction et sur celui d’un discours référentiel se manifeste également
en neuvième art. En effet, c’est dans les années 1990 que l’autofiction graphique comme sous-
genre de la bande dessinée a célébré ses premiers succès dans le monde francophone et reste
jusqu’à aujourd’hui un genre extrêmement productif et populaire.
À travers une analyse de l’album Faire semblant c’est mentir (2007), résultat extraordinaire d’un
travail autobiographique réalisé par Dominique Goblet sur douze ans, le présent article s’attache
à montrer comment l’auteure de bandes dessinées belge met en œuvre esthétiquement les
thèmes du mensonge et du faux-semblant. En effet, il s’avère que la vie de la protagoniste était et
est toujours dominée par la mauvaise foi et le mensonge. Le mensonge littéraire ne s’y réfère
pourtant pas seulement au niveau de l’histoire, mais aussi au niveau de la narration même : la
bande dessinée raconte – en fragments et de façon non chronologique – deux épisodes
autobiographiques. Cependant, la bande dessinée trompe le lecteur dans la mesure où les deux
volets narratifs, contrairement à l’attente du lecteur, ne sont ni directement liés l’un à l’autre ni
racontés jusqu’au bout.

INDEX
Mots-clés : neuvième art, autofiction graphique, faux-semblant, mensonge

AUTEURS
MARINA ORTRUD M. HERTRAMPF
Université de Passau

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La mauvaise foi suicidaire dans


L’ingratitude (1995) de Ying Chen :
comment se libérer des legs du
passé ?
Dagmar Schmelzer

1 “Quand je ne serais plus rien, je serais moi.”1 Le choix existentiel de la protagoniste et


narratrice du roman L’ingratitude de l’auteure québécoise Ying Chen, publié en 1995,
repose sur un paradoxe. Piégée dans un univers d’incommunication et de projections
mutuelles et tacites, la jeune Yan-Zi n’agit qu’en répondant aux attentes de sa mère –
femme d’éducation et de morale strictes2 – et dans le désir avoué d’anéantir celle-ci par
son suicide et par des actes d’autodestruction héroïques et désespérés. Une première
tentative de se soustraire au contrôle de la mère et de la faire souffrir consiste à perdre
sa virginité auprès du fiancé d’une collègue, Bi, jeune homme qu’elle connaît à peine. Il
s’agit là d’un acte purement destructif, puisqu’elle n’en jouit pas, et qui vise à rendre
son corps “sans valeur” (I 83) pour les plans de mariage et d’avenir familial de sa mère.
En se révoltant contre ses parents, elle nie les “obligations imposées par le lien du
sang” (I 89) et tente de se libérer du poids du passé et l’héritage de “nos traditions” (I
112). Il est évident que la protagoniste affiche ainsi une attitude de mauvaise foi, une
attitude contradictoire d’une duplicité ambivalente envers elle-même : elle dirige
l’agression contre elle-même parce qu’elle nie une partie de ce qu’elle est 3.
2 Le projet de se réaliser par la négation ultime de sa condition de fille obéissante et de
nier l’espoir de “descendance” (I 18) qu’elle incarne pour sa mère a, en ce sens, avant
tout une orientation existentielle et individuelle : la fille s’échappe hors des contraintes
aliénantes et autoritaires auxquelles elle est soumise dans le foyer parental et dans
l’environnement social rigoureusement contrôlé de la Chine, pendant le période de
relative ouverture qui suit la mort de Mao Zedong en 19764. Dans ce contexte, la jeune
femme se trouve dans un dilemme qu’il est particulièrement fructueux d’analyser dans
la perspective de la philosophie existentialiste de Jean-Paul Sartre, d’autant que son
enchevêtrement dans la relation pesante avec sa mère et ses tentatives violentes de se

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libérer s’accompagnent de furieux mensonges à soi et à autrui qui rendent évidente sa


mauvaise foi. À un second niveau, cependant, le roman peut être considéré comme une
parabole sur l’attachement inhibiteur à la fois de l’individu comme d’une communauté
culturelle collective au passé, car Chen établit un parallèle entre la parentalité et
l’histoire (nationale) : “une personne sans parents est misérable comme un peuple sans
histoire” (I 98). Même si l’auteure, dans des textes programmatiques 5, ne se voit pas
comme la porte-parole d’une quelconque collectivité culturelle, le roman s’ouvre sur
un aspect collectif qui – bien que l’intrigue se déroule dans un contexte urbain chinois
imprécis – n’est pas sans évoquer le Québec des années 1990, le Québec du référendum
d’indépendance manqué.
3 Cependant, le fait que tant l’effacement que la libération de soi coïncident avec le
suicide de Yan-Zi indique que le roman ne raconte pas simplement une histoire
d’émancipation. De plus, le choix existentiel de la protagoniste est contré par une
ironie qui renforce les réminiscences sartriennes, dans la mesure où son projet échoue
finalement : après avoir planifié un suicide par intoxination pendant tout le
développement de l’intrigue, plan que, indécise, elle reporte à plusieurs reprises, elle
mourra finalement écrasée par un camion. Elle n’a pas l’opportunité de corriger la
faute originelle d’être jetée au monde à contre-cœur en choisissant librement le
moment de son départ (I 23). Elle doit même se demander si elle a été, encore une fois,
l’objet d’une volonté d’autrui : “si c’est moi qui ai voulu la mort ou si c’est elle qui m’a
choisie” (I 128). Pour le dire avec Lori Saint-Martin: “on a symbolic level, Yan-Zi’s
suicide has failed: she has, instead, been murdered by her mother” 6.
4 L’épisode révèle des parallèles avec l’intrigue des Mains sales, pièce à laquelle Yan-Zi fait
allusion dans le chapitre 19 du roman. Dans le texte de Sartre, Hugo finit par tuer
Hoederer non par conviction éthique ou politique ou pour effectuer sa mission
révolutionnaire, comme prévu, mais simplement parce qu’il croit avoir trouvé celui-ci
en flagrant délit d’adultère avec sa femme ; il tue par jalousie et le meurtre passe ainsi
de l’acte héroïque et courageux à un banal crime passionnel, une “bêtise” 7 digne d’une
“comédie” (MS 235) ou d’un roman de genre (MS 234). L’acte existentiel par lequel Hugo
voulait fonder son projet, son existence et, par conséquent, son essence, reste un acte
manqué : “Ce n’est pas moi qui ai tué, c’est le hasard. […] C’est un assassinat sans
assassin” (MS 234). Ou, pour reprendre l’argument de Maxime Decout : il ne parvient
pas à conquérir sa transcendance en tant que sujet actif et déterminé, mais succombe
aux lois de l’existence contingente, d’une facticité muette et absurde, par quoi il est
replongé dans un état de mauvaise foi8.
5 De même que le protagoniste des Mains sales, Yan-Zi est tourmentée par des doutes :
“J’ai du mal à croire […] que ma vie se soit achevée aussi bêtement” (I 128) ; “Non
seulement j’ai mal vécu, […] mais aussi je suis ‘mal’ morte” (I 129). De plus, depuis la
perspective d’outre-tombe que choisit la narration, ses soucis passés lui paraissent
insignifiants, sans importance (I 130). A-t-elle été dupe – en termes sartriens – de sa
mauvaise foi, d’un “mensonge à soi”9 – dans la vie comme dans son projet de mort ?
6 Dans ce contexte, il sera propice de faire jouer la situation d’énonciation du roman. On
pourrait parler ici d’une perspective d’outre-tombe, ou encore d’un point de vue post-
mortem, dans la mesure où les lecteurs font connaissance avec une protagoniste déjà
morte dès le début du récit. Le roman nous confronte ainsi à une temporalité double.
D’un côté, nous assistons, dans la simultanéité du présent de la narration, aux
funérailles de la défunte, qu’elle observe depuis l’au-delà en nous commentant les

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réactions des convives, puis en nous donnant ultérieurement un aperçu des vies futures
des personnages. De l’autre côté, la narratrice nous raconte, par chapitres intercalés et
au passé, les événements qui ont mené à cette situation. En même temps, grâce à cette
structure générale, le roman présente deux perspectives fondamentalement différentes
sur un monde empêtré dans le mensonge. Le dédoublement du Je dans l’énonciation
autobiographique, en un Je plus jeune qui fait l’expérience au niveau de l’histoire et le
Je narrateur, plus âgé, plus expérimenté, plus sage et parfois purifié moralement, est
maximisé ici par une différence catégorielle : le Je narrateur est mort.
7 Nous analyserons le “jeu mensonger” du roman dans une perspective sartrienne, pour
nous demander également quelle fonction libératrice, le cas échéant, l’écriture, la
fiction et cette “aventure” ou “école” de la mauvaise foi que selon Maxime Decout,
constitue la littérature10, peuvent avoir dans ce rapport.

Un monde diégétique régi par la mauvaise foi :


inauthenticité, être-pour-autrui, incommunication et
dialectique entre mensonge et vérité
8 Selon Nadra Hebouche, les premiers romans de Chen, “[r]efusant les absolus, […]
remettent en question la notion d’authenticité”11. En effet, le roman nous introduit
dans un monde régi par la mauvaise foi, l’intérêt et la théâtralité. Comme le garçon de
café de Sartre, qui, dans une cérémonie consciente et adressée à un public, “joue à être
garçon de café” pour “réaliser” sa condition de garçon (EN 99), la ville chinoise se donne
“l’illusion de mener une vie parisienne” (I 19). Le fiancé de Yan-Zi, Chun, joue
parfaitement son rôle de futur gendre : il apporte du ginseng, s’assure constamment
l’assentiment des parents et répond aux questions de sa future belle-mère “comme s’il
participait à un concours à la télévision” (I 47), ce que sa petite-amie considère
“superflu […] et hypocrite” (I 48). Tout le monde ment à l’oncle Pan, malade, sans le
savoir, d’un cancer à l’estomac au stade terminal, pour lui épargner des soucis (I 105) et
pour qu’il puisse feindre qu’“il avait encore devant lui une éternité” (I 106). Yan-Zi
s’efforce de jouer “à la petite fille ignorante” dans le bureau du directeur de son
entreprise pour éviter de se faire licencier (I 102) et on lui conseille de ne pas dire en
public “ce qui ne se dit pas” (I 103). Même aux funérailles de la protagoniste, alors que
plusieurs participants luttent avec leur mauvaise conscience, il est surtout question de
“garder la face” et de maintenir la “politesse” tout en s’accordant “le pathétique plaisir
de se rabaisser un peu” devant les cendres de la défunte (I 111).
9 Tous ces comportements obéissent au plus petit dénominateur commun de toutes les
définitions du mensonge selon Jochen Mecke : “1. Tout mensonge consiste en une
divergence entre un sentiment ou une opinion d’une part et une énonciation ou une
expression d’autre part. 2. Cette divergence est dissimilée. 3. Elle sert à des objectifs qui
restent en général également dissimulés”12. Le monde de la mauvaise foi, tel que le
dépeint la narratrice, est clairement un monde basé sur le mensonge. Mecke,
néanmoins, propose sa définition pour rendre le concept de mensonge neutre en
termes de valeur, notamment en ce qui concerne la troisième condition : le mensonge
peut répondre à différentes intentions et différents objectifs sociaux, pas seulement à
celui de tromper13. Cela se reflète très bien dans le monde diégétique, où les mensonges
servent, entre autres, à maintenir la coexistence sociale par la politesse et à protéger

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les faibles de vérités douloureuses. Le verdict catégorique et généralisé de la narratrice


les frappe néanmoins sans différenciation. Cette rigueur morale constitue une part non
négligeable de sa propre mauvaise foi, puisqu’en dévalorisant les autres, elle légitimise
son propre comportement mensonger au sens classique du terme car il est trompeur.
Elle ment sans réserve lorsqu’elle sort avec Bi (I 75) et elle est tout à fait consciente
qu’elle trompe les pharmaciens quand elle achète les pilules avec lesquelles elle tente
de mettre fin à ses jours (I 56).
10 Dans sa vie familiale cependant, elle avoue avoir des difficultés à se soumettre aux
conventions et aux sévères traditions transmises par sa mère. Pour commencer, elle
n’approuve pas la maxime de Kong-Zi (Confucius) selon laquelle l’ignorance est une
vertu pour les femmes – “qui puisse prolonger notre sommeil, notre paix intérieure et
donc notre charme” – et gaspille son temps à lire (I 15s.). De plus, elle exerce un esprit
critique qui contrevient aux normes de bienséance, manquant ainsi de respect envers
ses parents et défiant l’opinion de sa mère à ce sujet : “Un enfant, croyait-elle, qui aime
ses parents n’aurait jamais opinion sur eux. Or je n’arrivais pas à aimer mes parents
sans jugement et sans conditions” (I 24). Yan-Zi critique impitoyablement la mauvaise
foi de sa mère, sa “faculté extraordinaire de ne garder dans sa tête que des idées qui lui
sont flatteuses […]. Elle sait ignorer ce qu’elle veut ignorer” (I 40).
11 Le crime de la fille est-il donc sa sincérité, un désir d’authenticité égocentrique,
narcissique puisqu’il est incompatible avec les normes sociales en vigueur ? La réponse
n’est pas si simple. Par une première impulsion, la jeune femme cherche à plaire à sa
mère et se soumet aux devoirs domestiques, aux diktats de la chasteté et de la décence,
et aux politesses requises envers le voisinage et les membres de famille, jusqu’à donner
l’image d’une fille exemplaire, voire “parfaite” (I 21). Suivant les doctrines de
Confucius, la mère prêche une vie en accord avec les attentes de l’environnement
social : “On ne vit pas seulement pour soi et par soi, me disait maman. Je t’ai dit et redit
qu’il faut, en toutes circonstances, penser d’abord aux autres” (I 98). La fille, obéissante,
dévoue toute son existence à l’être-pour-autrui : “Je voulais bien m’adapter à maman
dans tous les domaines” (I 42). Elle aspire même à l’impossible : “Pour plaire à maman,
il me fallait vieillir” (I 34), puisque celle-ci n’aime pas la jeunesse. Mais l’entreprise
d’essayer de contenter tout le monde se révèle rapidement vouée à l’échec :
je regrettais […] d’avoir tenté l’impossible. Contenter papa sans me rendre
semblable à lui. Aimer sincèrement Chun sans en avoir l’air devant maman. Plaire à
maman en lui désobéissant. Consoler grand-mère sans irriter maman. Et me
montrer reconnaissante envers mes parents sans apprécier la vie qu’ils m’avaient
donnée. Je regrettais d’avoir trop réfléchi sur trop de choses. (I 108)
12 Les différents mensonges de la protagoniste montrent très clairement qu’ils ne
découlent pas uniquement de l’intention de tromper son entourage, mais qu’ils servent
au contraire des objectifs très différents, qui ont tous en commun d’être orientés vers la
satisfaction des autres. Chez Sartre, l’être-pour-soi et l’être-pour-autrui sont en
équilibre instable :
son être-pour-moi implique complémentairement un être-pour-autrui. Sur une
quelconque de mes conduites, il m’est toujours possible de faire converger deux
regards, le mien et celui d’autrui. […] L’égale dignité d’être de mon être pour autrui
et de mon être pour moi-même permet une synthèse perpétuellement
désagrégative et un jeu d’évasion perpétuelle du pour-soi au pour-autrui et du
pour-autrui au pour-soi. (EN 97)

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13 Yan-Zi est unilatéralement dépendante du jugement de sa mère, ce qui mine son estime
de soi et l’empêche de développer une personnalité stable. Elle ne sera, de plus, jamais à
la hauteur des exigences de sa mère, qui se méfie de la docilité de la fille et la qualifie
de “petite hypocrite” (I 21). Dans son mécontentement, la mère gronde sans cesse
“cette fille méchante, rebelle à l’ordre des choses” (I 25) qui cherche toujours “le
mauvais côté des choses” (I 49), et lui reproche, pour couronner le tout, son
ingratitude, qui donne son titre au roman. “Even the novel’s title seems mother-
oriented, ironically reflecting the mother’s negative judgment of the daughter rather
than the opposite14”, constate Saint-Martin. Les reproches de la mère et le double jeu de
méfiance et de mauvaise foi produisent ainsi une sorte de self fulfilling prophecy qui
conduit finalement la jeune fille à se révolter contre les restrictions subies jusqu’alors.
14 Mais avant cela, cette situation conduit Yan-Zi dans une impasse d’inauthenticité face
aux autres, où toutes ses actions anticipent les réactions supposées de sa mère et
s’alignent sur celles-ci. Puisque la mère est perspicace et d’avis que “[l]e feu ne peut
être dissimulé par le papier” (I 50), la fille établit un tissu de petits mensonges et de
dissimulations qui régissent ses paroles, ses émotions avouées et son comportement
quotidien, tant et si bien que la vérité et le mensonge finissent par devenir
interchangeables :
On peut très bien produire des mensonges à partir des vérités, ou obtenir des
vérités grâce aux mensonges. N’est-ce pas en effet le jeu que jouent par excellence
les avocats, les journalistes, les politiciens, les professeurs comme papa, les
mensonges étant souvent cachés dans le choix des vérités ? […] [J]e me demandais si
l’on ne sous-entendait pas l’inverse : le mensonge ne peut être dissimulé par la
vérité. La puissance du mensonge et la fragilité de la vérité deviendraient ainsi
frappantes. (I 51s.)
15 Même quand elle ne ment pas ouvertement, elle est encore inauthentique : “Alors je ne
les flattais pas. Je ne voulais pas mentir. J’espérais seulement me cacher dans
l’obéissance” (I 24).
16 En avouant, finalement, son désir d’honnêteté impitoyable, Yan-Zi ne fait que refléter
le comportement de sa mère : “J’avais, comme maman, la faiblesse de juger rapidement
les choses” (I 68). Cette symétrie est typique de la constellation du couple mère-fille et
montre la relation dialectique de l’image de soi de la fille qui se construit sur ou depuis
les projections de la mère. C’est d’ailleurs une violation qui signe le début de leur
relation : c’est justement la sincérité15 de la mère qui blesse la fille, laquelle, n’étant pas
en position de force, ne sait répondre aux infractions humiliantes 16 : “La sincérité totale
était le luxe des forts” (I 52). Dans une projection inversée, la fille voit dans le
comportement de la mère la réaction à la blessure qu’elle lui a infligée par le seul fait
de sa naissance, une douleur que la mère paie avec hostilité. Ainsi, les deux femmes
s’empêtrent dans une logique d’humiliations mutuelles, de honte, de regrets et de
culpabilité, “[l]a honte d’avoir une mère et d’être moi” (I 84).
17 La fille, plus faible, vit cette situation comme une aliénation permanente. “[L]a
narratrice subit ses diverses appartenances comme des tentatives de dévoration de son
identité”17, résume Nicole Dunham, reprenant à son compte une image déjà présente
dans le roman. La mère exprime son amour en définissant sa fille comme “un morceau
de ma chair”, tandis que la fille y voit une envie maternelle de s’incarner en son enfant
(I 96), et que Chun, son fiancé, dit vouloir l’avaler d’amour (I 96). Dans un acte de
mauvaise foi, la fille retourne l’impulsion violente d’auto-défense contre elle-même

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pour éradiquer en soi l’image de l’autre. “Il fallait donc détruire cette reproduction […].
Il fallait tuer sa fille. […] Je ne pouvais pas être moi autrement” (I 96) 18.

Un projet de vie/mort raté : le suicide et la mauvaise


foi
18 Mais le suicide est-il vraiment un acte libérateur ? Yan-Zi le planifie sous les yeux et
aux pieds de sa mère pour lui dire combien elle est malheureuse – ce qu’elle n’ose pas
dire autrement (I 55). Elle évoque cette prise au piège que constitue l’incommunication
dans sa vie de famille. “[J]’avais appris à me replier sur moi et à emprisonner ma langue
[…] derrière mes dents. Je savais ce qu’il fallait dire et ce qu’il ne fallait pas dire” (I 50).
La situation s’aggrave jusqu’à mener à une sensation de sécheresse omniprésente et
étouffante (I 32). Le discours de la narratrice se développe, tout au long du roman,
comme une alternance de dialogues monologiques – la mère réprimandant la fille
silencieuse – et de monologues dialogiques – la fille s’attachant à contredire les propos
de la mère en soliloque. Les voix de la mère et de la fille s’entremêlent au-delà de toute
différentiation et conduisent à l’alignement de l’auto- et de l’hétéroperception, ainsi
qu’à l’impossibilité de distinguer les projections mutuelles des faits et la vérité du
mensonge. “Although the daughter’s voice dominates, there is a kind of double effect, a
two-voiced perspective within a single-voiced narrative”19. Dans ce cas, donc, le
mensonge ne se trouve pas seulement au niveau de l’histoire, dans la communication
interne entre les personnages, qui est l’objet de la représentation, mais il infecte le
récit, voire le discours narratif20.
19 Par endroits, la narratrice cite et reconstitue les conversations avec sa mère au discours
direct, mais elle reproduit également leurs déclarations sous forme transposée, en
usant du discours indirect ou du discours indirect libre. Il est notamment impossible
d’attribuer clairement les éléments d’évaluation à une instance d’énonciation
particulière. Il est évident que la fille adopte les jugements maternels, même s’ils sont
blessants et qu’ils la conduisent à s’auto-dénigrer lorsqu’elle les reprend à son compte.
Le phénomène est rarement aussi clair que lors de la dispute qui suit la sortie de Yan-Zi
avec Bi. Bien que le verdict “une enfant décevante” soit intégré dans le discours de la
narratrice, la phrase décisive et blessante de la mère est reproduite au discours direct
dans la foulée :
J’en voulais à maman de m’avoir abandonnée comme cela, mine de rien. Elle n’était
pas obligée, bien entendu, de garder auprès d’elle une enfant décevante. Si je t’avais
connue avant ta naissance, me disait-elle, je me serais fait avorter ! (I 109)
20 Même si, à cette occasion, la fille s’adresse à la mère à la deuxième personne du pluriel,
l’accusant directement d’être la cause ultime de sa violence autodestructrice, elle ne le
fait que dans le non-dit, en pensée : “Pour vous, maman, pour vous” (I 87) 21.
21 Ainsi, son plan de suicide comme son infraction au commandement de chasteté est, dès
le début, dirigé vers l’autre et compris comme la conséquence de sa mauvaise foi. Elle le
met certes en scène comme un acte de liberté, mais elle continue pourtant à briser et à
transgresser les tabous en pensant à sa mère. Si celle-ci est jugée responsable du fait
que Yan-Zi soit encore vierge à l’âge de vingt-cinq ans, elle est finalement aussi à
blâmer pour sa première expérience sexuelle hâtive et peu romantique. “À cause de
maman, dit-elle, ma vie demeurerait à jamais imparfaite. Et puis, entre Bi et moi, tout
s’était fait trop précipitamment. Et c’était encore à cause de maman.” (I 81) Elle ajoute :

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“en me livrant aux bras d’un inconnu, je n’avais pensé qu’à elle.” (I 87) Selon Lori Saint-
Martin: “[s]uicide is therefore also an indirect form of matricide” 22.
22 Si l’on prend comme repère la question de savoir si Yan-Zi a pu sortir de sa mauvaise
foi, on peut douter non seulement des motifs de son plan de suicide, mais aussi du
résultat de cette mort inadéquate. Certes, l’“accident peut-être volontaire” (I 13) libère
la jeune femme du “royaume” (I 9) des autres, où il fallait “[g]arder la vertu de la
patience”, (I 9), où il convenait d’« attendre avec un sourire compréhensif” (I 9) et de se
soumettre aux conventions aliénantes du monde des “gens ordinaires” (I 13) qui vivent
dans le “faux” lié à leur “peur” d’“actes excessifs” et à leurs espoirs d’un demain
meilleur (I 13). Mais il ne réussit pas à venir à bout de l’autosatisfaction de la mère, qui
continue de se croire innocente et de se plaindre de l’ingratitude de la fille (I 10),
d’autant plus qu’elle se voit désormais “anéantie”, sans descendance et privée de sa
“gloire” maternelle (I 13). Il n’empêche pas, non plus, la condamnation de la part des
Autres, les “encore-vivants” qui traitent la fille de “criminelle” et manifestent leur
“dégoût” (I 9). Même après s’être soustraite au regard physique des Autres, elle reste
l’objet de leurs jugements et, par conséquent, un “être-objet pour autrui” (EN 314) 23.
C’est ainsi que le choix de la perspective narrative, le récit post-mortem, une vision de
l’au-delà, aiguise le regard sur l’enfermement généralisé du monde dans la mauvaise
foi.
23 De plus, l’acte de transgression de la fille narratrice, sa “séparation brutale” d’une
relation suffocante, son “déracinement féroce” (I 12) hors d’une dépendance
étouffante, correspondent avant tout à une auto-exclusion sociale – “je m’y suis
condamnée moi-même, j’en ai exécuté la peine moi-même” (I 9), dit-elle. Et c’est bien
elle, la fille, qui se retrouve exclue, “en exil”, “emprisonnée” (I 11) et incapable de
franchir la frontière entre la vie et la mort pour un dernier geste affectueux envers sa
mère endeuillée, dicté par une soudaine tendresse. En anéantissant sa mère, la fille s’est
elle-même mise “[s]ur la voie du néant” (I 9) et lorsqu’elle assiste, auditrice muette, au
soliloque de sa mère dans le cimetière, elle reste tout autant incapable de répondre aux
questions et aux accusations de sa mère qu’elle l’était de son vivant. “Ton silence
d’aujourd’hui est plus authentique que jamais. […] Il me réconforte” (I 111), dit la mère.
Même à la fin de cet entretien silencieux, alors que la mère ressent amèrement son
impuissance et, abandonnant brusquement toute tentative de contrôle, se soumet avec
force pathos à sa “fille souveraine” (I 112) en lui accordant le droit de transgresser
toutes les règles, le geste ne parvient pas à donner un nouveau départ à leur relation.
Dans une certaine mesure, la mère a raison : Yan-Zi s’est “mortellement trompée” (I
111) et a “dépass[é] vraiment les bornes” (I 112).

L’écriture de soi et l’autofiction : mensonges sincères


24 Au niveau de l’histoire, il serait difficile de voir la mort de Yan-Zi autrement que
comme un projet raté. Mais, d’autre part, cette mort est la condition qui rend possible
le récit que nous lisons et qui est à l’origine de l’acte de parole libérateur dont nous
sommes témoins. Si, de son vivant, la jeune fille semble avoir vécu les dents serrées,
nous sommes en tant que lecteurs confrontés à un discours éloquent qui, bien
qu’également enchevêtré dans les spirales de la mauvaise foi, remplit en même temps
le postulat d’honnêteté de la locutrice. Sa perspective post-mortem, “[s]a position
spectrale lui permet de rompre la filiation et de prendre sa revanche contre la

Revue critique de fixxion française contemporaine, 22 | 2021


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tradition”24. Bien évidemment, ses reproches à l’égard de sa mère ne s’expriment que


de manière rétrospective et au niveau de son récit. C’est la fiction d’une situation
d’énonciation d’après la mort qui rend possible la parole de la fille.
25 Seule cette position permet à la narratrice d’envisager, dans le dernier chapitre, une
perspective conciliante, d’un point de vue détaché et éloigné de la situation, et de faire
la paix. De loin, celle-ci évalue sa mère avec plus de douceur :
Je découvre pour la première fois que maman est en fait aussi innocente et
vulnérable comme [sic !] les autres. […] Maman me paraît maintenant moins solide.
Je l’aime mieux ainsi. J’aurais voulu lui dire. Mais c’est trop tard. De toute façon,
cela vaut mieux ainsi. (I 131)
26 Bien sûr, la perspective est ici clairement fictionnelle et porte à cet égard en elle le
sceau de son impossibilité. Selon Frédéric Weinmann, la narration
autothanatographique renferme une “absurdité intrinsèque” qui émane de la
“contradiction performative” ou du “paradoxe pragmatique” de l’énoncé “Je suis
mort[e]”25. Le dispositif narratif de l’autothanatographie permet, néanmoins, une
autofabulation (Bruno Blanckeman) libératrice qui supprime la séparation inhibitrice
du logos et du mythos, et qui questionne la notion même du sujet 26. Comme le dit
Frédéric Weinmann, “l’autothanatographie ne retrace pas une quête de soi, vu que le
protagoniste s’est déjà trouvé : le sujet mort constate avec sérénité sa dissolution dans
l’immensité cosmique. Il n’éprouve même pas la nostalgie d’une unité perdue” 27.
27 La narratrice de L’ingratitude a perdu lors de sa mort le sens de l’espace et du temps ;
elle est libérée de la nécessité de prendre des décisions existentielles :
Je ne reconnais plus la gauche ni la droite, plus le haut ni le bas. Plus de direction.
Autrefois, je cherchais une direction. Je voulais faire des choix. […] Maintenant, en
même temps que de mon corps, je suis déchargée de tous ces choix qui jadis m’ont
causé tant de chagrins (I 130)
28 Quant à l’effet libérateur de l’écriture, il importe de mentionner un premier élément à
valeur anticipatrice : la fille écrit à sa mère une lettre d’adieu, qu’elle planifie comme
un acte de vengeance. Elle veut feindre l’affection afin d’infliger de la douleur à sa mère
et de la faire se sentir irrévocablement coupable. La lettre, cependant, lui réussit mal
dès le départ. Après avoir écrit un premier jet, elle se rend compte qu’elle ne parvient
pas à trouver le ton juste et que son texte sonne faux, ce qu’elle traduit par une
métaphore théâtrale : “Je jouais mal. Un bon comédien devait se retirer derrière son
personnage” (I 73). Au cours d’une deuxième tentative, la narratrice “tâchai[t] d’être le
plus hypocrite possible” (I 117). Mais cette ébauche lui réserve une surprise. Ce qui lui
ouvre finalement les yeux, c’est la relecture de sa propre lettre, qui lui semble soudain
sincère – le mensonge révèle la vérité, l’affection feinte lui montre la véritable :
Je relus ma lettre. Un sentiment confus et inattendu me remonta à la gorge. Il se
transforma vite en larmes chaudes. […] Cette lettre mensongère, cette fausse
déclaration d’amour à maman me semblait maintenant devenue une chose sincère.
(I 122)
29 Selon Sartre, la mauvaise foi est une structure psychique métastable, d’un équilibre
précaire, en oscillation ou glissement perpétuels (EN 88, 96). De là peut-être que la
vérité peut en émerger d’un moment à l’autre, comme d’une Kippfigur, voire d’une
image ambiguë de perception bistable. Évidemment, la feintise est tellement parfaite
qu’il est impossible de la distinguer de la vérité tant dans sa forme que dans son fond.
Seule l’intention (imperceptible) derrière la déclaration fait la différence ou, plus
exactement, son encadrement comme une déclaration sérieuse (Searle) ou de

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“théâtre”. La comédienne et le personnage ne font plus qu’un – et rejoignent la


déclaration (jadis fictionnelle) du personnage en la rendant vraie. En effet : le
mensonge et la vérité sont indissociables et dépendent de façon non négligeable de
l’interprétation spéculative du destinataire. La lettre est même capable de promouvoir
la connaissance de soi de la protagoniste-lectrice, qui la lit comme sa propre
destinataire primaire. De la sorte, elle déclenche un aveu involontaire de la
protagoniste-narratrice en rendant bien visibles les sentiments qu’elle se cache à elle-
même, voire sa mauvaise foi28. L’écriture permet de prendre de la distance par rapport
à son propre énoncé et de le lire comme étranger.
30 Plus tard, Yan-Zi est prête à avouer et à analyser les réciprocités des projections et
l’interdépendance des points de vue :
Était-ce à cause de l’abondance de ses conseils que j’étais devenue indécise, ou mon
caractère indécis lui inspirait-il sans cesse des conseils ? Je ne distinguais pas la
cause et l’effet. À quoi bon, d’ailleurs ? Il était peut-être tout naturel que j’aie besoin
de conseils et que maman ait des conseils à donner. Une mère devait avoir le lait
dont sa fille avait besoin. (I 121)
31 Selon Maxime Decout, la littérature, précisément en tant que théâtre de mauvaise foi, a,
par son fond et sa forme, le potentiel de remettre en question et de redéfinir de
manière productive le point de vue du sujet : “la littérature reste le médium le plus
efficient pour ruiner la rassurante illusion de notre cohérence”29. Maxime Decout
précise que “le langage ne fixe pas l’être mais le pluralise. […] Dépense gratuite, elle [la
mauvaise foi du texte] est aussi force de réinvention continuée de soi” 30. De plus, et
c’est la conclusion de Mecke à partir d’une analyse des romans de Nathalie Sarraute, si
l’identité individuelle ne se construit plus dans un simple rapport à soi, mais à partir
d’une multiplicité de voix chorales, le fondement de la définition classique du
mensonge doit être repensée31.
32 L’auto-aliénation contenue dans l’acte d’écriture, de même que le choix d’une
perspective fictionnelle post-mortem, permettent à la fille de se réconcilier avec ce
monde empêtré en des mensonges, avec ses parents et son héritage culturel, d’accepter
que le passé et l’avenir soient reliés par un rapport, sinon déterminant, du moins
existentiel. “Je comprends maintenant que notre mère est notre destin” (I 129) ; “il n’y
a plus de choix à faire, quand on aime sans objet, […] quand on n’a plus de destin” (I
133).

Épilogue : faire ses adieux au passé (ethnique et


national)
33 Cette relation complexe du roman avec le passé a été exploitée par la critique pour
assigner à Ying Chen et à ses trois premiers romans, La mémoire de l’eau (1992), Les lettres
chinoises (1993) et L’ingratitude, l’étiquette de l’écriture migrante, typique des romans
néo-québécois des années 1990, et pour interpréter son écriture comme un processus
de détachement d’une culture d’origine32. Dans ce contexte, l’auteure accorde une
attention particulière à la question de l’identité et à son enracinement dans un passé
partagé : “écrivaine de l’hybride et de l’exil, Ying Chen pose les thématiques
mémorielle et identitaire comme matrice de son œuvre”33. Elle se libère des “[h]éritages
mortifères”, pour citer le titre d’un article d’Anne Martine Parent 34.

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34 En effet, Chen donne à la protagoniste de L’ingratitude le nom d’un oiseau migrateur,


Yan-Zi, “hirondelle”35, une métaphore qu’elle utilise également dans ses écrits
programmatiques pour évoquer la libération des entraves du passé par la migration
(QM 7, 55). Le vol de l’hirondelle libère en ce sens des frontières de l’espace et du
temps :
Tu es seule, très seule. Tes mains sont libres, tes pieds sont libres, la tête libre, tu es
libre comme le vent. Tu viens de nulle part et ne vas nulle part. Tu circules dans
l’espace et hors de l’espace, dans le temps et hors du temps. Tu côtoies l’Histoire
mais tu n’as pas d’histoire. Tout ça parce que tu n’as pas d’histoire. (I 89)
35 Mais de quel passé collectif veut-elle se détacher ? Il existe plusieurs réponses à cette
question. Tout d’abord, l’histoire raconte un changement générationnel à l’intérieur de
la Chine : les jeunes défient les enseignants, les parents et les ancêtres (I 27), et cela
aussi – selon la mère et le directeur (I 103) – en raison d’une influence étrangère
néfaste. Chun planifie l’avenir et exprime son amour à travers des poèmes vieux de
plusieurs siècles, mais rejette le désir de Yan-Zi de profiter du présent (I 60s.), “de vivre
sur-le-champ, à l’instant même” (I 79). Le désir d’émancipation de Yan-Zi ne peut donc
pas être considéré comme un désir de migration.
36 Néanmoins, dans ses écrits programmatiques recueillis dans Quatre mille marches (2004),
l’auteure avoue qu’elle a compris son départ de Shanghai comme un geste suicidaire,
sans savoir encore s’il lui serait possible de renaître ailleurs (QM 22). Selon elle, il est
plus facile de ressentir, d’agir et de penser de manière universelle lorsqu’on est à
l’étranger. Pendant une visite en Chine, son esprit se ferme (QM 11). Puisqu’elle ne veut
pas être “l’esclave de son habitude et de sa mémoire” (QM 14), puisqu’elle juge
important “de pouvoir choisir” (QM 65), la migration au Canada semble constituer la
meilleure décision, tant pour elle-même que pour l’avenir de ses enfants (QM 66).
“L’Ingratitude tente justement de traiter de la férocité banale de la filiation et de l’aspect
futile des racines” (QM 25). Chen conçoit en outre son écriture en français, dans une
langue étrangère donc, comme une révolte contre une certaine éducation chinoise et
comme le fait de se situer consciemment dans le présent plutôt que dans le passé (QM
38) ; son choix de langue est donc – selon Lise Gauvin – “un engagement dans la langue,
[…] un langagement”36.
37 D’autre part, sa soif de liberté est comprise comme un besoin universel qui ne se réduit
qu’à contrecœur au stéréotype du “migrant”. Elle trouve ainsi agressif que d’autres
tentent de lire sa littérature sur fond de schémas ethniques et l’interprète comme le
but même de son “inquiétude existentielle” (QM 42) 37 qui consiste à refuser toute
localisation unilatérale. “The self that Chen thus constructs for herself is non-binary,
non-fixed, multilingual, multicultural and complex”38. Toutefois, elle n’attribue pas
cette subjectivité nomade aux seuls migrants, mais considère comme anthropologique
le désir dialectique de mettre en balance “s’envoler” et “s’enraciner”. Elle ne veut pas
écrire de folklore ou de littérature ethnique, mais être “historique, cosmique et
existentielle” (QM 87). C’est pour cela qu’elle s’appuie aussi sur “une vision du monde
microscopique” (QM 43), dans laquelle elle met l’accent sur l’individu.
38 À partir de son quatrième roman Immobile (1998), dans sa “série fantôme” 39 de sept
romans jusqu’à La rive est loin (2013), l’auteure préconise une poétique de la
“désincarnation”40, dans laquelle elle ne concrétise pas l’identité de ses personnages sur
les plans géographique et historique. Elle veut “échapper à la logique de l’héritage, de

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la filiation et de l’enracinement dans le culte des ancêtres, qui caractérise aussi bien la
mentalité occidentale […] que la culture chinoise traditionnelle” 41.
39 Compte tenu de ses efforts pour s’affranchir de la simple association aux cultures
d’origine, elle s’inscrit à la fois dans une littérature-monde en français, et d’autre part
dans une littérature post-québécoise, qui poursuit une déterritorialisation de la
littérature au Québec42. Elle questionne ainsi également son appartenance à travers un
discours authentiquement québécois centré autour de la dialectique de l’arpenteur et
du navigateur, une dialectique proposée par Monique LaRue en 1996 afin de dépasser la
conception ethnique, à ses yeux anachronique, d’une littérature encore trop souvent
comprise comme “le miroir fidèle de notre petit peuple” (selon le postulat de l’abbé
Casgrain), et pour permettre au contraire un voyage ouvert vers l’avenir et le
cosmopolitisme (QM 53s.)43.
40 Afin d’exprimer son identité, Chen utilise explicitement les moyens de la fiction et de
l’écriture : “Même si une seconde naissance n’est qu’une pièce de théâtre, je compte la
jouer jusqu’au bout” (QM 67). Cette façon de jouer au théâtre ne reste pas prisonnière
de la mauvaise foi, mais permet une auto-distance libératrice, qui offre la possibilité de
se réinventer à tout moment sur le “mi-chemin” (QM 31) entre passé et futur, et cela au
présent :
Je vis désormais dans la mémoire ainsi que dans l’espérance. Mon âme court entre
deux amants qui prennent chacun en main une partie de moi. Je me raconte des
mensonges sincères, de même qu’aux autres, pour que je ne les abandonne pas et ne
sois pas abandonnée. Je ne saurais vivre sans l’un ni l’autre. (QM 31)
41 Lorsque d’autres cherchent à l’engager sur un territoire ou l’autre, c’est entre les pôles
du déracinement et de l’envol que se négocie selon l’auteure le rapport à soi (QM 16).
“Enfin, je ne suis pas mes ancêtres, je ne suis pas les autres. Mais je ne serais pas moi
sans mes ancêtres et sans les autres. […] Il faut réfléchir à mon devenir” (QM 106). Le
roman assume volontiers l’oscillation entre des concepts contradictoires qui
caractérise la mauvaise foi sartrienne afin de dépasser l’illusion simpliste de l’unité du
sujet. “Nous croyions être uns, déterminés, sûrs, cohérents ? Eh bien, la littérature,
avec la mauvaise foi, nous révèle nos paradoxes et nos impasses” 44, résume Decout.
42 Ou, pour conclure, en citant L’ingratitude, (qui se referme justement par le mot
“Maman !”, (I 133)) :
Comment éprouver la joie glaciale de l’étranger sans avoir déjà eu une patrie ? Et
enfin, comment apprendre à se débarrasser d’une mère sans être jamais né ? Être
l’enfant d’une femme est donc une chance qui promet de connaître le bonheur de
ne pas l’être. Une chance à laquelle on doit beaucoup de gratitude. (I 132)

NOTES DE FIN
1. Ying Chen, L’ingratidude, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 1995, p. 24 ; dorénavant I.
2. Selon Lori Saint-Martin, la mère de L’ingratitude correspond au type de la “patriarchal mother”
aidant à maintenir l’ordre et l’autorité masculines. Même si le père de la protagoniste n’est pas
dominant dans la famille, les maximes d’éducation de la mère, par exemple sur la chasteté

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féminine et l’importance du mariage, sont celles d’une société patriarcale (Lori Saint-Martin,
“Infanticide, suicide, matricide, and mother-daughter love: Suzanne Jacob’s L’Obéissance and Ying
Chen’s L’Ingratitude”, Canadian Literature, n° 169, 2001, p. 62).
3. Cf. la définition développée par Maxime Decout, dans la lignée de Sartre : Maxime Decout, En
toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, Paris, Minuit, 2015, <Paradoxe>, p. 13.
4. Christof Schöch, “Ying Chen, ou dialogues au-delà des frontières”, in Anne Brüske, Herle-
Christin Jessen (dirs), Dialogues transculturels dans les Amériques. Nouvelles littératures romanes à
Montréal et à New York, Tübingen, Narr, p. 65.
5. Cf. par exemple: “C’est pour cela en effet que je rêve de ne plus être une personnalité exotique.
Qui dit culture dit synthèse. Or le rôle de la littérature anti-slogans est de désynthétiser, de
considérer les êtres et les choses individuellement” (Ying Chen, Quatre mille marches. Un rêve
chinois, Paris, Seuil, 2004, p. 15 ; dorénavant QM).
6. Lori Saint-Martin, art. cit., p. 71.
7. Jean-Paul Sartre, Les mains sales. Pièce en sept tableaux, Paris, Gallimard, 1998 [1948], <Collection
Folio>, p. 229 ; dorénavant MS.
8. Maxime Decout, op. cit. , p. 14s. Il est vrai que Hugo bénéficie d’une seconde opportunité dans
la pièce de Sartre : il choisit l’interprétation politique de son meurtre à la fin, permettant à la
facticité et à la transcendance de coïncider – curieusement, en embrassant un mensonge.
9. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1968
[1943], <Bibliothèque des Idées>, p. 87 ; dorénavant EN.
10. Maxime Decout, op. cit., p. 56 : “La littérature est assurément une école difficile qui, parce
qu’elle est de mauvaise foi, apprend au lecteur qu’il est lui-même incertain, malléable, pluriel,
divisé, et qu’aucun savoir interprétatif ne pourra y remédier. Que faire alors de ce savoir qui n’en
est pas, qui serait suspect d’être de mauvaise foi ? Il conviendrait peut-être, simplement, de
cesser de prendre l’œuvre pour un document péremptoire, un savoir dissertatif, de comprendre
qu’elle est aussi une aventure de la mauvaise foi, c’est-à-dire de la disparité et du vertige, que
l’idée y est toujours sensible et temporaire, qu’elle dérive, se transforme, parfois sauvagement, à
l’abri des systèmes, des méthodes, des assertions et des consensus.”
11. Nadra Hebouche, “Humain/animal : rupture, contiguïté et perméabilité dans Espèces de Ying
Chen”, Studies in Canadian Literature, vol. 39, n° 1, 2014, p. 280.
12. Jochen Mecke, “Esthétique du mensonge”, Cahiers d’Études Germaniques, n° 68, 2015, p. 77.
13. Jochen Mecke, “Une critique du mensonge par-delà le bien et le mal”, Cahiers d’Études
Germaniques, n° 67, 2014, p. 98.
14. Lori Saint-Martin, art. cit., p. 76.
15. Selon Jochen Mecke, le jugement non-catégorique mais relative porté sur le mensonge trouve
sa correspondance dans une réévaluation de la sincérité qui “perd également le statut d’attitude
irréprochable qu’elle avait jusque-là” (Jochen Mecke, “Une critique du mensonge par-delà le bien
et le mal”, art. cit., p. 99).
16. Mecke soutient que une des fonctions du mensonge en tant que pratique sociale est
précisément de servir de réponse tactique des subalternes au pouvoir, Jochen Mecke, “Du musst
dran glauben. Von der Literatur der Lüge zur Lüge der Literatur”, Diegesis, vol. 4, n° 1, 2015, p.
32-34.
17. Nicole Dunham, “Le jeu de la création : Le Mangeur (2005) de Ying Chen”, Voix plurielles, vol.
10, n° 2, 2013, p. 288.
18. Chez Sartre, dans L’être et le néant, l’être humain se distingue comme celui qui “peut prendre
des attitudes négatives vis-à-vis de soi” (EN 85).
19. Lori Saint-Martin, art. cit., p. 77.
20. Cf. pour une étude systematique du mensonge aux différents niveaux de la communication
littéraire, Jochen Mecke, “Esthétique du mensonge”, art. cit., p. 79s.

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21. Jochen Mecke souligne que c’est justement la focalisation interne et le discours indirect libre
qui constituent des outils importants pour que la littérature puisse fonctionner comme un
“détecteur de mensonge”, ibid., p. 87.
22. Lori Saint-Martin, art. cit., p. 70.
23. De plus, son sort dans l’au-delà sera réglé par Seigneur Nilou, “ce tyran de l’univers Yin, cette
autre maman que rendrait ma mort insupportable” (I 93).
24. Dominique D. Fisher, “Vers une ‘littérature-monde’ ? Transfigurations de l’identitaire et du
territoire de Marie-Claire Blais à Ying Chen”, in Yvan Lamonde, Jonathan Livernois (dirs), Culture
québécoise et valeurs universelles, Montréal, Presse de l’Université Laval, 2010, p. 94.
25. Frédéric Weinmann, “Je suis mort”. Essai sur la narration autothanatographique, Paris, Seuil, 2018,
<Poétique>, p. 19, 11, 24. Weinmann exclut Ying Chen de son corpus, notamment par rapport à
Immobile (1998), cf. ibid., p. 134. L’ingratitude, par contre, cadre très bien avec les critères qu’il
définit.
26. Ibid., p. 227, 215.
27. Ibid., p. 234.
28. C’est le phénomène que Maxime Decout analyse sur la base des Liaisons dangereuses de Laclos :
“C’est uniquement en écrivant une fausse lettre d’amour que Valmont peut en écrire une
authentique tant il nie son être amoureux. Croyant imposer le joug de son cynisme au langage
écrit, il est finalement manipulé” (op. cit., p. 28).
29. Ibid., p. 49.
30. Ibid., p. 30.
31. Jochen Mecke, “Esthétique du mensonge”, art. cit., p. 90s.
32. Gilles Dupuis, “La fin d’un cycle ? La rive est loin de Ying Chen”, in Gilles Dupuis, Klaus-Dieter
Ertler (dirs), À la carte. Le roman québécois (2010-2015), Frankfurt am Main, Peter Lang, 2017, p. 85
33. Nadia Hebouche, art. cit., p. 280.
34. Anne Martine Parent, “Héritages mortifères. Ruptures dans/de la filiation chez Ying Chen et
Jane Sautière”, Temps zéro, n° 5, 2012, disponible sur <http://tempszero.contemporain.info/
document1006>.
35. Gabrielle Parker, “Ying Chen’s Critical Path : The Writer’s Search for a New Perspective”,
Nottingham French Studies, 2016, p. 166.
36. Lise Gauvin, La fabrique de la langue. De François Rabelais à Réjean Ducharme, Paris, Seuil, 2004,
<Points>, p. 259.
37. Cf. le concept de littérature “intranquille” de Lise Gauvin, qui observe au Québec une
tendance à l’écriture du soi ancrée dans un imaginaire trans-national et cosmopolite qui est
indépendant du lieu de naissance des écrivains. Lucie Lequin, “Trajectoires trans-locales de
l’imaginaire au féminin”, Intercâmbio, n° 1, 2008, p. 19 et passim.
38. Eglė Kačkutė, “Mothering Across Languages and Cultures in Ying Chen’s Letters to Her
Children”, Women: A Cultural Review, vol. 29, n° 1, 2018, disponible sur <https://
www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09574042.2018.1425536?scroll=top&needAccess=true>.
39. Gabrielle Parker, art. cit., p. 163.
40. Gilles Dupuis, art. cit., p. 84.
41. Ibid., p. 89.
42. Dominique D. Fisher, art. cit., p. 84s. Selon Christof Schöch, dans ce type de littérature “la
condition humaine continue d’être envisagée comme le confluent dynamique et complexe d’une
multiplicité de discours, de temps historiques et de territoires réels ou imaginaires” (art. cit., p.
63).
43. Monique LaRue, L’arpenteur et le Navigateur, Montréal, Fides, 1996, p. 12, 21, 23.
44. Maxime Decout, op. cit., p. 48.

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RÉSUMÉS
L’article explore le tissu de mensonges et de mauvaise foi dans lequel la protagoniste et
narratrice du roman L’ingratitude de l’autrice québécoise Ying Chen se trouve piégée, à une
échelle tant identitaire que discursive. Soumise aux attentes et projections de sa mère, à ses
blessures et à leurs récriminations mutuelles, soumise aussi à une vie centrée sur l’être-pour-
autrui, elle ne peut se libérer et se réaliser en tant que sujet actif qu’en recourant au suicide, soit
à l’auto-négation ultime. Si au niveau de l’histoire, cet acte de déni paradoxal et profondément
mensonger signifie l’échec final, le roman, en recréant une situation d’énonciation post mortem,
permet toutefois au “moi” de s’aliéner, voire se libérer des contraintes existentielles, et d’adopter
une perspective de réconciliation, au-delà des mensonges, en explorant une subjectivité ouverte,
plurielle et mobile dans l’acte d’écriture autofictionnel. À travers le parallèle qu’il établit entre la
filiation parentale et l’héritage culturel, le roman ouvre à un aspect collectif : l’étude des
enchevêtrements de ces patrimoines autobiographiques et collectifs conflictuels s’inscrit non
seulement dans le paradigme de la littérature migrante, mais également dans un courant de
littérature post-québécoise qui, selon les termes de Monique LaRue, se caractérise par la
dialectique de l’arpenteur et du navigateur, l’enracinement et l’ouverture au monde.

INDEX
Mots-clés : mauvaise foi, littérature québécoise, migration, narration post mortem

AUTEURS
DAGMAR SCHMELZER
Universität Regensburg

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Roman feint et romance vraie dans


l’ultracontemporain : Un coup d’un
soir de Mathieu Bermann
Rodolphe Perez

Introduction
1 Dans son dernier roman, Un coup d’un soir, suivi de Dans le lit de Marin, paru en 2019 chez
P.O.L., Mathieu Bermann met en scène un écrivain trentenaire qui, par les réseaux
sociaux, s’éprend d’un jeune étudiant rennais de vingt ans. Détournant l’autofiction
tout en jouant avec ses codes, Bermann inaugure le récit d’un récit qui se construit : le
personnage principal rédige un roman sur l’histoire d’amour qu’il vit, dans l’espoir de
reconquérir l’amant par lequel il est délaissé. Il cherche alors à sublimer le vécu (au
sein de la fiction) afin de susciter le désir du jeune amant. Dans le même temps, il s’agit
de produire une œuvre qui ne soit pas vraie, afin de protéger le partenaire officiel du
narrateur, Sébastien, de cet adultère secret. De son propre aveu, “c’eût été un
mensonge littéraire”1. Il avoue effectivement, à propos de cette supercherie : “En
écrivant, je prenais des risques, qui n’en seraient vraiment qu’au moment de la
publication” (UC 174). Apparaît une tension entre le dit et l’écrit, renouvelée par une
urgence à témoigner de ce qui a eu lieu tout en tentant de protéger l’homme civil des
aveux du personnage de fiction. Il ajoute, plus loin : “Le mot roman me protégeait du
mieux qu’il pouvait” (UC 174). Ainsi, les deux amants élaborent à leur manière un
mensonge de la romance à même d’entretenir un désir dont ils ne perçoivent pas la fin.
Le second texte, Dans le lit de Marin vise à retracer l’écriture du texte-cadre dans une
sorte d’anthropologie de la relation et afin de faire mentir le titre du premier texte :
“coup d’un soir”. Le narrateur manœuvre par bien des manières afin de renouveler la
nuit des amants et de poursuivre la conquête du désir quand le jeune homme, sans
mettre un terme à l’histoire, semble freiner la réalisation du désir. La fiction et la
mauvaise foi servent ainsi de prétexte à moduler une réalité décevante :

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On ne se connaissait pas, Marin et moi, on vivait à des centaines de kilomètres ;


mais on s’était retrouvés à Rennes pour y passer la nuit ensemble. Nous n’en avions
pas eu d’autres, du moins à l’heure où j’avais terminé d’écrire – mais la suite, qui
m’était alors inconnue, ne présageait rien qui aille dans un sens contraire. (LM 191)
2 L’enjeu est ainsi celui d’une seconde nuit, afin d’affirmer le mensonge de la première,
quitte à truquer le réel et à révéler la supercherie d’une disparition du désir. Ainsi, le
récit apparaît comme une manipulation féconde qui nourrit la vraisemblance, tout en
subsumant le réel. Aussi, la fiction seconde visant à instituer un consensus du désir là
où les deux protagonistes ne s’accordent pas, l’œuvre double de Bermann rejoint-elle la
définition du mensonge élaborée par Jochen Mecke : “Tout mensonge consiste en une
divergence entre un sentiment et une opinion d’une part et une énonciation ou une
expression d’autre part”2. Le roman qui raconte la scène amoureuse, tout en cherchant
à dépasser cette divergence, s’impose comme l’expression première et l’affirmation du
sentiment du narrateur contre l’opinion du jeune amant. Celle-ci s’inscrit comme
preuve factice du vrai.

Faire mentir la fin


3 Le risque contre lequel lutte le personnage du narrateur est celui d’une désillusion du
désir, laquelle pourtant est une réalité. Dans son opérabilité, le désir ne peut que se
solder par un échec puisque les deux personnages n’aspirent pas à la même relation. Ce
postulat ouvre la voie à la manifestation d’une mauvaise foi évidente de la part du
narrateur puisque, s’y refusant, elle nie cette réalité factuelle3. Il s’agit pour lui de
construire une croyance ferme en ce désir, c’est-à-dire de fictionnaliser sa réalité.
4 “De bonne ou mauvaise foi, je persévérai à rechercher le désir de Marin. Comme un
objet perdu qu’on s’imagine pouvoir recouvrer” (LM 194). Ainsi, le pouvoir
d’imagination de l’écrivain, en ce qu’il appuie une fiction de la romance, permet de
pallier l’insuffisance du réel ; la fiction s’érige sur cette mauvaise foi confirmée :
Il n’empêche que, secrètement, je ne parvenais toujours pas à croire à la perte
définitive de son désir. Et s’il continuait d’afficher son refus, celui-ci me paraissait
douteux. Marin avait dit NON. Mais dans le fond, cela voulait peut-être dire autre
chose. Les mots pouvaient être trompeurs – j’étais bien placé pour le savoir car, au
contraire de ce que j’avais dit, je ne voulais pas voir Marin juste pour dormir. Il
s’ensuivit que je ne consentis pas le moins du monde à son absence de
consentement. (LM 194-195)
5 L’enjeu central au cœur du second récit est bien celui d’une seconde nuit des amants,
fantasme absolu dont le personnage cherche la répétition. Or, ce refus de “croire” à la
réalité d’un refus de Marin l’invite à amorcer des manœuvres pour faire flancher le
jeune homme, c’est-à-dire à scénariser la romance pour diriger le jeu de l’amant.
L’absence de consentement qu’évoque Bermann manifeste très clairement le refus du
réel de son personnage de romancier et l’élaboration progressive d’une mauvaise foi
active puisqu’elle préside à son comportement démiurgique4. Dans le même temps, le
texte tire vers l’autofiction, là où l’on pourrait considérer le second livre comme récit
vécu du personnage du premier roman. L’écriture s’élabore alors autour de cette
“divergence” et de son expression, ou de deux manières de voir le réel. Alors que Marin
prétend en amont vouloir dormir avec le narrateur mais sans coucher avec lui, ce
dernier caresse le sexe de son partenaire. Ainsi, Marin s’insurgera plus tard d’un geste
qu’il avait prévenu. Et le narrateur de confier : “Certes Marin ne mentait pas sur ce qui

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s’était passé ; mais je n’aurais pas menti, moi non plus, en racontant les choses
différemment” (UC 196). C’est bien l’écart entre deux sentiments du réel qui est l’enjeu
principal, qui se place à la frontière des mensonges et est moteur de la mauvaise foi. Le
narrateur semble prendre conscience d’une altérité qui fissure la finitude supposée de
l’histoire. Ce geste est pourtant précisément permis par sa mauvaise foi. Effectivement,
il confie en amont à propos de Marin :
Il m’annonça que nous ne coucherions plus ensemble. Pourtant prévisible, cette
déclaration me laissait effaré.
Le livre en était le contrecoup. Je l’avais écrit dans l’urgence. Au fond, je l’avais écrit
dans une certaine méconnaissance de ce qu’était réellement cette histoire. (LM 193)
6 Aussi, malgré le pressentiment juste d’une fin de l’histoire, le narrateur agit en refusant
cet état de fait. Il ajoute d’ailleurs : “Justement, j’avais écrit Un coup d’un soir pour en
faire mentir le titre, c’est-à-dire l’ordre des choses tel qu’il se dessinait désormais”
(LM 193). L’œuvre de fiction entend combler ce que le réel ne permet plus, ce que le réel
a d’inacceptable pour le narrateur, il est le produit pur de sa mauvaise foi à l’égard du
réel.
7 Se résoudre à écrire un roman signifie, pour le narrateur, que la fiction constitue une
échappée. Le refus d’accepter la mort de la relation implique de lui donner une réalité
interminée dans la fiction, mais pas pour en marquer le deuil, ce que l’écriture permet
souvent. Ce procédé, non plus du deuil mais de la permanence d’une réalité de
l’absence – donc de son mensonge – préside par exemple à l’autofiction Fou de Vincent
d’Hervé Guibert, qui s’ouvre sur la mort de Vincent dont pourtant l’auteur dévoile la
présence. L’écriture lui permet donc de croire à la continuité de l’histoire alors même
que la rédaction du roman a pu se faire parce que l’histoire était finie : l’écriture est
malgré elle la vérité de l’absence. Le livre est la preuve matérielle d’une fictionnalité de
la permanence d’autrui alors même que “tout mensonge qui se révèle lui-même comme
tel n’en est pas un”5. On comprend donc combien ici l’écriture est déjà davantage une
vérité du moi, vérité référentielle, plus qu’une vérité de fiction. La première visée est
celle d’une cristallisation de l’évanescence du désir, elle est rapidement dépassée par
l’appétit d’une perpétuation de ce désir dans le retour de la scène originelle. Ainsi,
désormais, l’imagination du narrateur va sans cesse chercher à contrecarrer la réalité
du refus de Marin, puisqu’il l’affirme simplement : “La disparition du désir, je n’y
croyais pas” (UC 193). Quelque temps après, lors d’un échange de SMS, alors que Marin
se montre plutôt froid et distant depuis la fameuse nuit, le narrateur lui demande s’ils
peuvent se téléphoner. Marin répond “Je peux répondre”, oubliant la négation : “Je
peux pas répondre, corrigea Marin, par message à la suite de mon appel” (LM 210), un
appel auquel il n’a pas répondu. Et le narrateur de déployer une rhétorique du lapsus :
“Je plaidai ma propre cause, celle de mon désir encore intact, en prétendant que c’était
son inconscient qui parlait” (LM 211). Ainsi, tout devient prétexte à assigner le réel à la
fiction du désir définie par le narrateur. Pourtant une intuition persiste, même si elle
ne l’empêche pas de continuer : “A travers la débâcle de la conversation, je lisais sans le
vouloir la faillite certaine de son désir pour moi” (LM 211). Il y a bien une décrue du
désir de Marin, imposée par les faits, qui engage le narrateur à poursuivre son refus d’y
croire afin de consolider sa manœuvre. En effet, il n’abandonne. L’été s’achève. “Entre-
temps, Marin avait déménagé de Rennes à Paris, où il était désormais en alternance,
tour à tour étudiant et salarié. Je me proposais de l’y retrouver, sous un faux prétexte”
(LM 212). Se dessine alors progressivement la bipolarité de la mauvaise foi du
narrateur : d’une part, se trouve une mauvaise foi réflexive, dans son refus d’accepter

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la fin de la séduction, d’autre part, se trouve une mauvaise foi à l’égard du jeune
homme, un mensonge qui appuie son argumentation, ici sous le jour du “faux
prétexte” : “Je laissais entendre que je pouvais changer la date de ma venue, dont le
motif affiché n’était qu’un faux-semblant” (LM 213). En d’autres termes, le réel montré,
“affiché”, sert d’argument pour un réel espéré, et le mensonge tient alors lieu de fiction
qui ménage la scène du réel. Il en est de même du livre qui, parallèlement aux
tentatives de rencontre physique, joue à entretenir la fiction du désir : “Le livre était
désormais fini, sans que j’en aie fini avec l’illusion qu’il puisse changer le cours des
choses lorsque Marin le lirait” (LM 213-214). L’hypothèse que Marin lise le texte prend
l’allure d’une certitude – d’un projet – afin d’encourager la légitimité de l’érotisme, tout
en restant la preuve de sa virtualité :
Mais le livre était un mirage qui persistait dans mon esprit : toutes ces pages que
j’avais écrites sur Marin me semblaient un véritable attrait, susceptible de
ressusciter celui que Marin avait eu pour moi, et qu’il n’avait plus.
Aussi m’adonnai-je à des confidences calculées. (LM 214)
8 Livre-prétexte, livre-manœuvre, il tend à médiatiser le désir. “Mirage”, il a vocation à
troubler la perception du jeune homme, à le faire tomber dans le camp de l’irréel pour
que s’éprouve la réalité du désir, celui du narrateur. Dans son ouvrage intitulé Façons de
lire, manière d’être, Marielle Macé élabore une réflexion sur la place de la lecture dans la
littérature et dans le rapport au texte. Puisque l’un des enjeux de l’œuvre de Bermann
réside bien dans l’élaboration d’un roman comme preuve du désir afin de susciter une
lecture imitative du personnage de l’amant, on peut s’interroger sur les spécificités du
rôle que joue le livre dans le rapport à la réalité, ici entendue comme fiction de la
réalité, doublée de la fiction du livre. Marielle Macé ouvre en ces termes : “Il n’y a pas
d’un côté la littérature et de l’autre la vie, dans un face-à-face brutal et sans échanges
qui rendrait incompréhensible la croyance aux livres”6. Ce faisant, elle nie la scission
opérée entre le réel et la fiction, de la même manière que semble l’envisager le
personnage du narrateur. Ce dernier compose un livre qui vise à jouer le rôle de
passerelle entre la réalité vécue par le personnage et la fiction, fiction romanesque et
fiction du fantasme. Le livre, tel qu’il s’élabore, prend la valeur d’un échange
symbolique, d’une invitation faite par le narrateur, invitation réflexive mais invitation
également à l’égard de l’amant, à croire, ou, pour reprendre Coleridge cité par Jochen
Mecke à une “suspension of disbelief”7, pour s’ouvrir à la possibilité offerte par la
fiction. Ainsi, le livre endosse un rôle de trouble du réel, il se présente comme
l’autorisation d’une négation d’une réalité opaque. Il s’agit donc de refuser “un face-à-
face qui ferait […] une simple confusion entre la réalité et la fiction, un renoncement à
l’action, une humiliation du réel, et par conséquent un affaiblissement de la capacité à
vivre” (FL 10). On sent bien combien, dans le roman de Bermann, les fluctuations du
réel à la fiction imposent une telle lecture : la fiction vient au secours du réel, une
fiction qui se nourrit du réel quand le réel est brouillé par la fiction. Il y donc une
porosité entre les deux, que matérialise d’ailleurs l’enchevêtrement des romans, du
récit cadre au récit de fiction. De la même manière, cette porosité est doublée par la
virtualisation des échanges entre les personnages : c’est par le réseau Instagram que les
échanges débutent, par une fiction de soi qui séduit l’autre et initie au désir, à la
rencontre et à la conquête de ce même désir fugace. On pourrait dire, reprenant la
remarque de Macé, qu’ici, le réel ne sort pas humilié de la démarche mais qu’il tend à
être vivifié par les possibilités qu’offre la fiction. Et d’ajouter : “Il y a plutôt, à
l’intérieur de la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des manières d’être

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qui circulent entre les sujets et les œuvres, qui les exposent, les animent, les affectent”
(FL 10). Le personnage du narrateur triche avec le réel dans une volonté de pallier ses
failles grâce au mensonge du roman.
9 La spécificité du héros chez Bermann réside dans le fait que ce n’est pas son rapport à
la lecture livresque qui brouille la réalité référentielle mais son rapport à l’écriture : le
réel qu’il vit devient un moteur d’écriture qui s’envisage comme arme pour affecter le
réel. Ainsi, l’écriture s’entend comme une lecture de soi, une interprétation, et opère
un mouvement continu entre le réel de la fiction, celui que vit le personnage, et la
fiction du réel de la fiction, celle qu’il compose dans l’œuvre. Il y a et “pacte fictionnel
et pacte référentiel”8 : le texte joue toujours sur la possibilité de l’autofiction. Le texte
cadre serait l’univers de référence du texte de fiction. Le roman expose l’évolution du
personnage, modifié par son réel, reprenant ses droits sur ce réel par le biais d’une
création fictionnelle. Le travail réflexif qu’il débute aboutit à un refus d’accepter le réel,
celui d’une fin du désir, pour le transmuer, dans un nouveau rapport de soi au réel. De
cette manière, cette lecture du moi par lui-même, dans ce qu’elle tente d’entraver du
réel, se transmet ensuite à l’amant, devenu personnage de fiction. Alors, si une lecture
et une posture de lecteur devaient être définies dans le roman, ce serait du côté de
l’amant : l’œuvre écrite dans la fiction a vocation à être lue par Marin et, se faisant, à
agir sur sa conduite amoureuse. Ainsi, l’œuvre de fiction vise à détourner son lecteur,
assumant totalement sa potentialité subversive, à rebours des critiques des dangers de
la lecture dont elle endosse ici le paradigme positif. En somme, le héros fait le pari
d’une bovarysation de son lecteur-amant qui, s’éprenant de l’idylle racontée, fût-elle
déjà vécue, fût-elle déjà la sienne, chercherait à revivre la nuit des amants, réel
référentiel : qu’épris de l’histoire, il s’éprenne à nouveau de l’écrivain ; qu’épris du
roman, il déplace son désir médiatisé sur son créateur, bref que s’engage un transfert,
un déplacement de l’Eros. Il cherche donc à susciter une imitation de la scène
fictionnelle, duplicata du “coup d’un soir” dont il regrette la fin. Disons donc que le
narrateur fait le pari de diriger son personnage, pour diriger l’homme, dans une
invitation à la répétition.

Médiatiser le désir
10 Aussi, pour reprendre une conception girardienne, le narrateur cherche-t-il à
trianguler le désir afin de maintenir dans sa fiction l’élan du jeune Marin. Il lui désigne
un modèle, médiateur du désir, qui n’est que le personnage de lui-même, modèle à
suivre donc, et se distingue lui-même comme projection de l’accomplissement du désir.
Or René Girard précise la menace qui pèse sur un tel projet d’identification : il ouvre la
voie à une possible déperdition dans le désir de l’autre. Il existerait ainsi une possibilité
pour le narrateur d’écouter le désir de Marin, nouvelle manifestation d’une mauvaise
foi, puisqu’elle viendrait précipiter la faillite du retour espéré du désir initial 9 :
La médiation engendre un second désir parfaitement identique à celui du
médiateur. C’est dire que l’on a toujours affaire à deux désirs concurrents. Le
médiateur ne peut plus jouer son rôle de modèle sans jouer également, ou paraître
jouer, le rôle d’un obstacle.10
11 L’enjeu est conséquent. Marin, s’il venait à désirer être le Marin de fiction, et à s’offrir à
l’éternité de l’amour, n’aurait qu’une issue : vivre pleinement l’amour avec l’être qu’il
désire, c’est-à-dire l’écrivain. Mais l’écrivain ne peut tolérer que son réel soit affecté

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outre mesure : il ne mettra jamais fin à son couple pour vivre avec Marin, issue
pourtant légitime, si l’on peut dire, et souhaitée par un Marin qui serait amoureux. Le
triangle mène ainsi à une impasse, impasse surtout pour le narrateur qui fait mine de
ne pas la voir, refusant le réel référentiel lorsqu’il le gêne, lui préférant une
fictionnalisation. Ainsi, ce statut factuel de la romance s’érige en mensonge, et donc en
“moyen de se soustraire aux normes et aux valeurs dominantes et à leur contrôle
permanent sans risquer toutefois une sanction immédiate”11. La réalité serait cette
sanction, face aux valeurs de fidélité et de sincérité dans le couple. Le narrateur
ménage l’intime et le public : introduire le mensonge sert à éviter la responsabilité. La
mauvaise foi dans laquelle il s’engouffre l’autorise à croire qu’il pourrait vivre cette
relation secrète, entretenir sa fiction, sans que cette fiction ne vienne saboter sa
relation conjugale. Le narrateur cherche donc à être désiré par l’amant dans les seules
limites de son propre désir secret. Dès lors, inviter Marin à médiatiser son désir à
travers son double fictionnel ne peut que se solder par un retour de la nuit des amants
dans les mêmes modalités : fugace, éphémère et donc insatisfaisante. L’éternel retour
de l’éphémère, pari que fait le narrateur, le maintient en tension sans jamais abattre
l’obstacle. Finalement, la fiction permet au narrateur d’espérer cette bovarysation de
Marin et maintient l’excitation d’un interdit dans une volonté de super-imitation,
reconduction du même absolu, dans l’espoir inavoué ou inconscient d’une même
finalité : l’impossible de la relation.
12 Marin semble avoir pressenti une telle démarche puisqu’il tente de couper court à
plusieurs reprises au retour de la nuit des amants. Il se maintient en objet de désir mais
se pare du bénéfice de l’interdit. Il affirme que les amants peuvent se voir sans
consommer l’histoire, prétextant une relation déplacée sur le régime de l’amitié, ce que
rien ne laisse évidemment présager, comme s’il jouissait de se savoir désiré. S’opère
ainsi un renversement fécond : si le narrateur cherche à établir une dialectisation selon
laquelle le Marin réel viendra à dépasser le Marin fictionnel pour dépasser sa volonté
de faire couple en ne s’abandonnant qu’à son rôle d’amant, c’est lui-même qui se
retrouve piégé par la fiction puisqu’il bute contre une perpétuelle frustration. Sauf à
faire l’hypothèse d’une jouissance pure de l’écriture et de la frustration, ou de la
frustration comme moteur de la création. Dans ce cas, la mauvaise foi serait bien plus
large et égotiste, et l’idée d’une jouissance de l’écriture ferait de Marin un personnage
de fantasme absolu, dénué de toute individuation mais remplissant un rôle. Le
narrateur devient prisonnier de sa projection d’un moi écrivain et assujettit l’ensemble
de ses manœuvres à un fantasme du moi.
13 Quoi qu’il en soit, c’est bien le personnage du narrateur qui se retrouve enfermé dans
son propre fantasme d’un moi-désirant : désirant l’amant, désirant l’écriture et
désirant le désir. À l’inverse, Marin semble échapper à l’implacable dialectisation à
l’œuvre : il désire, connaît son désir et ne veut que l’accomplissement de ce désir dans
les modalités qu’il a convenues. Le souhait que Marin se projette – relation miroir et
imitation – dans son double de fiction, finit par enfermer le narrateur dans la quête de
son propre reflet, prisonnier de sa mauvaise foi, c’est-à-dire ici du manque
d’authenticité de la scène fictionnelle, ou du manque de potentialités offertes par un
réel insatisfaisant. Un point toutefois tend à les rassembler : la manifestation d’une
recherche de totalité de l’autre. Le narrateur veut Marin, dans le rôle défini de l’amant.
Marin veut le narrateur, d’où sa jalousie à l’égard du conjoint, d’où aussi l’apparition de
l’autre amant de Marin, prétexte pour ne pas recoucher avec le narrateur. Ainsi, la

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triangulation romanesque se double d’une triangulation amoureuse. C’est ce qu’on


retrouve chez Girard quand il reprend les sentiments de jalousie et d’envie dans son
analyse :
La jalousie et l’envie supposent une triple présence : présence de l’objet, présence
du sujet, présence de celui que l’on jalouse ou de celui que l’on envie. Ces deux
“défauts” sont donc triangulaires : jamais, toutefois, nous ne percevons un modèle
dans celui que l’on jalouse parce que nous prenons toujours sur la jalousie le point
de vue du jaloux lui-même. Comme toutes les victimes de la médiation interne,
celui-ci se persuade aisément que son désir est spontané, c’est-à-dire qu’il
s’enracine dans l’objet et dans cet objet seulement. (MR 26)
14 Dans le cas de Marin, celui qui est jalousé est le conjoint officiel, non pas en tant que tel
mais en raison de la position qu’il occupe. Ce dernier est régulièrement invoqué comme
une raison pour se refuser au narrateur. Finalement, cette jalousie permet de conserver
une triangulation et freine l’entrée de Marin dans le rôle que lui assigne le narrateur.
Dans le cas du narrateur lui-même, il n’est pas question de jalousie mais bien d’envie :
l’envie est évidemment dirigée vers le jeune homme. Lorsque ce dernier explique être
en couple et ne pouvant, de fait, pas dormir avec le narrateur, cela ne suscite pas de
jalousie mais demeure un argument dans la perpétuation de la triangulation du côté de
Marin. L’envie du narrateur réside dans l’appétit de son désir et dans sa volonté de voir
se superposer Marin et le personnage de l’amant. L’objet de la jalousie apparaît comme
“un intrus, un fâcheux, un terzo incommodo qui vient interrompre un délicieux tête-à-
tête” (MR 26). Mais c’est aussi Marin lui-même qui, objet du désir, fait également office
de “fâcheux” pour le narrateur, ce qui implique la nécessité de moduler son
individualité – son réel – par le biais de la fiction. Le narrateur se dirige en tout cas vers
cette démarche : “Pour ma part, j’étais avec Sébastien et cela ne me dérangeait pas le
moins du monde qu’on soit ainsi à égalité – comme cela ne m’avait pas vraiment gêné, à
Rennes, qu’il soit célibataire et moi pas” (UC 171). La perception de Marin demeure celle
qui freine la scène érotique. Si, ici, le réel référentiel du couple ne “gêne” pas le
narrateur, ce n’est que pure mauvaise foi puisque l’occasion d’un devenir-référentiel du
livre (par sa parution) inquiète et trouble, rappelant que la littérature est “une forme
de communication non-mensongère”12.

Rhétorique du mensonge
15 Cette fragile négation de sa singularité constitue un enjeu de la mauvaise foi du
narrateur qui privilégie une authenticité de la fiction à une authenticité de la réalité.
Cette perspective manifeste la déréalisation à l’œuvre puisque la relation des amants se
cantonne à son souvenir et à sa perpétuation fictionnelle. La mauvaise foi se joue
désormais à l’égard du réel. Dans une sorte d’accord implicite entre les différentes
parties, qui fonde la triangulation du désir, Girard recourt à la métaphore procréatrice.
Une telle démarche a le mérite d’éviter l’écueil du jugement moral où tel personnage
serait la dupe de l’autre. Il y a une collaboration des personnages dans le maintien de
cette tension.
16 “L’imagination du héros est la mère de l’illusion mais il faut encore un père à cet enfant
et ce père est le médiateur” (MR 36). Ainsi, le narrateur manœuvre la romance, puisqu’il
préside à l’illusion, mais cette illusion ne peut tenir que parce que Marin consent à la
médiatiser. Les deux amants entretiennent donc la facticité et l’impossibilité de l’Eros,
assurant la permanence de sa tension, voire de son interdit. Et c’est parce que Marin

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résiste que le narrateur lui-même perpétue sa mise en jeu dans un esprit de conquête, à
la faveur d’un désir égotiste : “je ne voulais pas qu’il me croie rabaissé – ni par l’énoncé
de mon désir, ni par l’absence du sien” (LM 218). Aussi, face à la froideur de Marin, il
confie : “Sans aucun doute puérile, ma réponse dévoilait ce que j’avais pourtant masqué
à ses yeux aussi bien qu’aux miens […] : une blessure d’amour-propre” (LM 218). Le
personnage du narrateur admet ici le principal écueil contre lequel il butte : un
aveuglement féroce, un appétit à ne pas abandonner. La mauvaise foi et la rhétorique
du mensonge viennent ainsi soutenir un amour-propre mis à mal par le refus du jeune
homme. Le narrateur est ainsi balloté entre une réelle attraction érotique et une
preuve égotiste de sa capacité à être : “Mais dans cette histoire, l’amour-propre ne
m’était pas une ambition durable. Je mettais un certain orgueil à ne pas en témoigner.
Toute honte bue, j’avais encore soif de coucher avec lui et j’arrivais parfois à en cacher
le désespoir par l’humour” (LM 219). L’humour tout comme la rédaction du roman
viennent soulager le regard sur soi, mis à mal par le refus. De la sorte il s’agit de taire ce
qui témoignerait d’une forme de faillite de soi par l’orgueil en se concentrant sur
l’élaboration du désir. Or, cette volonté de “ne pas en témoigner” assoit d’autant plus la
mauvaise foi en ce qu’elle nie précisément l’authenticité émotionnelle du narrateur aux
yeux du jeune Marin. Cette détermination est clairement affirmée :
La vérité, je n’en avais que faire : je voulais coucher avec lui, et tant pis si telle
n’était pas la vérité absolue de son désir. Marin était bien capable de mentir par
omission, qu’il mente donc franchement, pour me faire plaisir tout de bon, puisque
ses excuses visaient ostensiblement à m’épargner le déplaisir de son refus. (LM 227)
17 Dans un habile retournement rhétorique, et dans un souci d’auto-persuasion, le
narrateur délibère avec lui-même : Marin sait donc mentir, et en ce sens il est un
partenaire de jeu idéal. Mais sachant mentir, il s’en sert pour ne pas éconduire son
amant, ce qui certes vise à ne pas froisser son amour-propre mais réduit son
importance. Autant qu’il mente donc tout à fait en se glissant dans le rôle de l’amant
qui désire. Une telle rhétorique, révélatrice de la capacité tortueuse de l’esprit à se
chercher des vérités, témoigne de manière exemplaire d’un refus capricieux d’accepter
le réel et surtout d’assumer une responsabilité. Elle a le mérite de montrer combien
Marin est bien plus qu’un amant hésitant. Puisqu’en effet, ce qui contrarie le plus le
narrateur, c’est l’inaction dans laquelle Marin le place :
Plus que tout m’exaspéraient les excuses derrière lesquelles il se retranchait sans
cesse. S’il m’en coûtait d’assumer mon désir, je voulais que Marin fasse de même
avec le désir qu’il n’avait plus pour moi. Il n’y avait pas de raison que le refus lui
soit moins difficile à formuler qu’à moi de l’entendre. (LM 226-227)
18 Il semble évident que le reproche qu’il formule à l’encontre de Marin – chercher des
excuses – est précisément son propre mode opératoire : lui-même se cherche des
excuses pour entretenir le désir et le consommer. Marin, acculé, finit par lâcher la
sentence : “Je suis désolé, mais je ne ressens plus aucun désir pour toi” (LM 227).
Pourtant, un tel verdict ne coupera pas court aux échanges, ni même à la soif de
conquête. Marin affirme sa subjectivité, c’est-à-dire qu’il explicite une “divergence”,
pour reprendre la définition du mensonge de Jochen Mecke, appuyée par des
principes : lui, se refuse à la relation adultère :
Malheureusement, en effet, Marin était un garçon à principes. Plusieurs fois, qui
toutes m’avaient été désagréables, il avait répété depuis que je le connaissais : “j’ai
des principes.” Parmi lesquels il y en avait un qui m’avait rendu fou : qu’il ne veuille
pas (quand nous ne l’avions pas encore fait) ou qu’il ne veuille plus (alors que nous
l’avions déjà fait) coucher avec moi parce que j’étais en couple. (LM 291-292)

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19 Argumentant en ce sens, Marin ne fait que poser un interdit de plus sans éconduire
tout à fait son amant. Ainsi, quelques temps plus tard, le narrateur récidive, se rend à
Paris, et utilise un “appât” pour séduire le jeune homme :
Parce qu’il était mythique, et que le hasard voulait que j’y aie mes entrées pour
quelque temps, le club de David Lynch [le Silencio] me servait d’appât. On en avait
déjà discuté et c’était un bon chantage pour obtenir une nuit avec Marin – même si
je savais qu’il ne se passerait rien, en tout cas rien de sexuel. Mais pour que ce
chantage, qui ne disait pas son nom, le dise encore moins, je laissai à Marin la
possibilité d’un refus qui, lui non plus, ne dirait pas son nom. En effet, je l’avais déjà
trop entendu déclarer qu’il n’avait plus de désir pour moi. (LM 260-261)
20 Déclaration entendue donc mais qui ne semble pas suffire à calmer la manœuvre, ici à
son paroxysme. D’abord, on sent bien combien le narrateur cherche à prendre une
certaine hauteur intellectuelle, à s’assurer une posture – pour gonfler l’amour-propre ?
– dans la perspective de séduire le jeune homme. Ensuite, il ménage la possibilité d’un
refus pour mieux la contrecarrer et s’assurer une forme de réussite. Enfin, il affiche
clairement, au lecteur du moins, sa rhétorique du mensonge afin d’asservir le jeune
amant au rôle désigné. Et Marin finit par accepter qu’ils dorment ensemble, admettant :
“Je suis sûr qu’il ne se passera rien. Enfin, j’en suis sûr à 99%” (LM 267). Il ménage ainsi
la faille parfaite dans la certitude du narrateur, à partir de laquelle il s’autorisera à
caresser son sexe. L’histoire ne dit pas si Marin et le narrateur se sont revus ; toutefois,
le jeune homme continue quelques temps de solliciter l’écrivain, comme pour à son
tour susciter la tension et l’attention.

Conclusion
21 Ainsi, chacun se raconte des histoires pour conserver sa vision subjective du désir. Il
s’agit de sceller un mensonge, d’affirmer une mauvaise foi pratique mais il s’agit
également de définir une vérité de la fiction comme ce qui empêche la fin de l’histoire.
Le mensonge, c’est-à-dire l’alibi, se double d’une frustration intérieure menaçante : le
réel insatisfait. La mauvaise foi consiste alors à se convaincre que ménager une scène
de fiction au désir suffira à maintenir ce désir alerte, au risque que chacun se perde
dans son personnage. Cette vérité est définie par Roland Barthes dans les Fragments d’un
discours amoureux comme “tout épisode de langage rapporté à la ‘sensation de vérité’
que le sujet amoureux éprouve en pensant à son amant”13. S’il est rarement question
d’amour ici, il y a bien un désir amoureux et érotique de l’autre, et chaque personnage
affirme sa “sensation de vérité”, c’est-à-dire sa subjectivité de désir, laquelle vise à
contraindre l’autre pour aboutir à la scène désirée. Cela se fonde sur une prétention à la
dialectisation de l’autre : “l’autre est mon bien et mon savoir : moi seul le connaît, le
fait exister dans sa vérité” (Fr 271). Aussi, le narrateur considère-t-il Marin comme son
“savoir” et manœuvre-t-il à la faveur de cette certitude fondée sur une négation du
réel, une certitude de mauvaise foi : en ce sens s’engage sa lutte conquérante. Il s’agit,
par le biais de la fiction, de définir une vérité de Marin, fût-elle alternative. La scène du
désir opère autour de cet affrontement des subjectivités et de la capacité du sujet
désirant à déformer à sa propre fin l’individualité, ou comme le dit Barthes : “Toujours
le même renversement : ce que le monde tient pour objectif, je le tiens, moi, pour
factice, et ce qu’il tient pour folie, illusion, erreur, je le tiens, moi, pour vérité. C’est au
plus profond du leurre que vient se loger bizarrement la sensation de vérité” (Fr 272).
Variation sur le “mentir-vrai” d’Aragon, cette définition de Barthes manifeste sur la

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scène érotique la capacité du sujet désirant à faire plier le réel à sa “sensation” de vrai.
Elle affirme de la même manière cette cohabitation efficace de la fiction et du réel,
évoquée par Marielle Macé. Ainsi, le caractère fictionnel du désir, du moins comme
tentent de l’élaborer chacun des deux amants, s’enracine dans le subterfuge non pas
comme une fuite du réel mais bien comme un enrichissement de ce dernier. Ce qui
apparaît comme mensonge ne l’est que dans la manœuvre mise en scène pour
conquérir l’autre. Si le narrateur est le personnage principal et qu’il n’a aucune
omniscience à l’égard de son personnage, puisque le roman se veut réaliste, il lui offre
une continuité dans la jouissance d’une fiction. Toutefois, Marin lui-même élabore son
désir par le biais d’une autre fiction : la virtualité permise par la distance, tant par les
messages Instagram qui augurent la romance, par les photographies attrayantes qu’il
envoie de lui que par les messages qu’il écrit pour relancer l’attention du narrateur
malgré son refus de consommer le désir. Autant de moyen pour affirmer une facticité
de la relation, le primat d’un désir du désir sur sa réalisation. Chacun s’enferme ainsi
dans une médiatisation de l’autre, niant une part de sa réalité, se cachant dans un
mensonge quant à sa subjectivité, afin d’affirmer l’autorité de son propre désir.

NOTES DE FIN
1. Mathieu Bermann, Un coup d’un soir, suivi de Dans le lit de Marin, Paris, P.O.L., 2019, p. 172 ;
dorénavant UC et LM.
2. Joachen Mecke, “Esthétique du mensonge”, Cahiers d’Études Germaniques [En ligne], n° 68, 2015,
mis en ligne le 17 décembre 2017, disponible sur <http://journals.openedition.org/ceg/1436>
(consulté le 15 avril 2021).
3. Voir la définition donnée par Sartre de la mauvaise foi, expliquant que cette conduite résulte
du désir du sujet d’échapper au mode d’être qui est le sien (L’Être et le Néant. Essai d’ontologie
phénoménologique, Paris, Gallimard, 1976 [1943], <Tel>, p. 87-91).
4. Sur le rôle moteur de la mauvaise foi dans l’écriture et sur sa capacité à réinventer l’être, on
renverra à l’analyse de Maxime Decout, En toute mauvaise foi, Paris, Minuit, 2015, <Paradoxe>.
5. Jochen Mecke, art. cit.
6. Marielle Macé, Façons de lire, manière d’être, Gallimard, 2011, <Essais>, p. 9, ; dorénavant FL.
7. Samuel Taylor Coleridge, cité par Jochen Mecke (art. cit.), Biographia Literaria, II, Oxford,
Clarendon Press, 1907, p. 6.
8. Jochen Mecke, art. cit.
9. Dans En toute mauvaise foi, Maxime Decout montre comment la mauvaise foi éclaire les
relations de nombreux personnages dans les textes selon une dynamique du désir qui n’est pas
sans rappeler celle qu’étudie René Girard (op. cit., p. 31-49, 68-78).
10. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Hachette Littératures, 2008 [1961],
<Pluriel>, p. 21 ; dorénavant MR.
11. Jochen Mecke, art. cit.
12. Ibid.
13. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Editions du Seuil, Paris, 1977, <Tel Quel>, p.
271 ; dorénavant Fr.

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RÉSUMÉS
Composé de deux romans, Un coup d’un soir et Dans le lit de Marin, le dernier livre de Mathieu
Bermann, paru chez POL en 2019, raconte la romance d’un écrivain vivant à Bruxelles et d’un
jeune étudiant rennais. L’écrivain narrateur élabore ainsi un roman où il met en scène cette
histoire sentimentale et le récit se fait progressivement réflexion sur le désir et sur l’écriture de
ce désir. La seconde partie du livre – second roman – constitue cette fiction du désir où se
croisent une vérité des émotions, une narration singulière et une réflexion sur la virtualité du
désir à partir des échanges sur les réseaux sociaux entre les deux amants. Ce que cherche à faire,
simultanément, le personnage écrivain est de produire une œuvre qui ne soit pas vraie, afin de
protéger le partenaire officiel du narrateur, Sébastien, de cet adultère secret. De son propre aveu,
“c’eût été un mensonge littéraire”. Il avoue effectivement, à propos de cette supercherie : “En
écrivant, je prenais des risques, qui n’en seraient vraiment qu’au moment de la publication”.
Ainsi, l’œuvre de Bermann interroge la vérité de la fiction et du fantasme en jouant sur la
virtualité du désir. Le roman écrit par le narrateur dans le roman-cadre devient l’enjeu d’une
reconquête du désir, tout en maintenant à distance une réalisation de ce dernier, au seuil du fictif
comme mensonge.

INDEX
Mots-clés : désir, fiction, mensonge, écriture, virtualité

AUTEUR
RODOLPHE PEREZ
Université de Tours

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Posture et imposture de Michel


Houellebecq ou le paradoxe du
tricheur
Sylvie Ducas

“Nous sommes des crapules romanesques.”


Pierre Michon, Rimbaud le fils, 1991.

“Le monde pue.”


Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft. Contre le
monde, contre la vie, 1990.
1 Nul écrivain contemporain ne possède une réputation plus clivée d’auteur à succès que
Michel Houellebecq. Figure vénérée comme une icône par les uns ou détestée comme
une imposture par les autres, cet auteur cultive à merveille l’ambivalence, et son
territoire est le brouillage des cartes. Il incarne une stratégie auctoriale très singulière
et très consciente, qui se joue des crises de notre temps et pointe toutes ses dérives
menteuses, en faisant entrer en friction et en porosité ses récits et la gestion de son
image publique, de sorte que l’on ne sait jamais, dans un tel jeu, à quel saint ou diable
se vouer.
2 D’abord parce qu’il pousse à son paroxysme, de toute la force de son charisme incivil,
les simulacres médiatico-publicitaires de notre société du spectacle dont il est l’une des
plus célèbres incarnations. Ensuite parce qu’il est sans doute le seul écrivain actuel à
construire dans un même mouvement sa figure auctoriale et ses récits sur une
esthétique et une poétique de l’indécidable dans et hors le livre, propice à toutes les
variations interprétatives. Houellebecq le menteur se niche dans ce double-jeu de la
persona et de l’œuvre, servi par un art de la provocation qui, en dehors de sa charge
publicitaire, sonne vrai et fait mouche à tout coup.
3 C’est ce lien sans cesse cultivé entre une fiction menteuse et un auteur tricheur que l’on
se propose d’étudier, en montrant que la mauvaise foi et l’imposture au fondement de
toute littérature1 construisent avec lui une aire de jeu particulièrement perverse, qui
déborde le cadre habituel de la fiction pour mieux ouvrir un espace de fiction de

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“l’homme” et de “l’œuvre” radicalement douteux et louche. Janus bifrons poreux au


désenchantement tout schopenhauerien du monde et jouant les Cassandre de pacotille
de son devenir funeste, mais aussi bonimenteur de génie, provocateur sans vergogne et
figure hilare d’un Moi cultivant l’humour du désastre, Houellebecq berne son public en
lui faisant croire, dans sa prose dénuée de toute foi tout comme par sa pose médiatique
versatile, au vide métaphysique de notre temps, alors que l’auteur déconstruit, dans des
romans pseudo-scientifiques et des pseudo-discours critiques, la littérature elle-même
et en manifeste sa haine2. Une définition radicalement perverse et névrotique, en
somme, de l’écriture et de l’écrivain houellebecquiens : celle d’un virtuose de la triche
puisque tout le monde triche, y compris les institutions littéraires et le lecteur.

Le monstre éditorial et (trans)médiatique


4 Michel Houellebecq est un monstre. Non pas un être dont l’indignité morale serait
abjecte, mais une “créature éditoriale”3 de celles qu’enfantent aujourd’hui les éditeurs
quand ils ont flairé et ferré un gros poisson : un auteur de best-sellers. Cet “objet
vendeur non identifié”4 est plus complexe qu’il n’y paraît, et son auteur aussi. Quoi de
commun, en effet, entre Michel Houellebecq et Katherine Pancol ou Fred Vargas ?
Même s’ils ne se ressemblent ni par l’écriture ni par les sujets de leurs livres, ils
vendent tous en masse des livres pas trop épais pour lecteurs pressés, sont des auteurs-
marques façonnés comme des produits de luxe et négociés parfois à des millions
d’euros par les éditeurs. Mais ces créatures éditoriales tiennent du Frankenstein de
Mary Shelley : elles échappent un jour à leurs créateurs qui ont joué les apprentis
sorciers avec elles ; elles s’autonomisent, renégocient leur image et leur contrat
d’édition à mesure que leur succès grandit et leur confère le statut d’icônes sociales.
5 C’est particulièrement vrai de Michel Houellebecq. De la surmédiatisation – et la
monstration spectaculaire qu’elle suppose – à la canonisation, le parcours est sans
faute : succès de scandale alimenté par les médias, tractations financières démentielles
avec les éditeurs Fayard et Flammarion, un prix Goncourt obtenu en feutrant un peu sa
plume après trois échecs successifs5, un très légitimant Cahier de L’Herne de son vivant
par lequel une certaine université salue en lui un nouveau Balzac, Baudelaire ou Céline.
On n’attend plus que son entrée dans la collection de La Pléiade avant le prix Nobel de
Littérature… Il a déjà reçu la Croix d’honneur. À l’ère transmédiatique du “je suis
partout” pour que “tout le monde en parle”, Houellebecq n’hésite pas, en outre, à
troquer sa casquette d’écrivain contre d’autres rôles : acteur, réalisateur, musicien,
photographe, etc.
6 Sa boulimie transmédiatique et sa consécration littéraire font exploser les hiérarchies
de la valeur et dynamitent la ligne de démarcation entre une littérature académique
dite légitime et une littérature de masse friande de produits culturels qui répondent à
leurs attentes. Houellebecq devient surtout l’écrivain-symptôme d’un effondrement du
monde littéraire, de ses paillettes et déchets, mais aussi de la lecture et du jugement
critique, dans nos sociétés de loisir jusqu’aux instances les plus académiques du goût. Et
si l’industrie du succès littéraire ou culturel concurrence aujourd’hui le marché du sexe
et de l’argent, cette triste trinité de nos sociétés malades du capitalisme, Houellebecq
en fait ses choux gras, dans la construction de son image publique comme dans ses
livres.

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7 Il est cet auteur “monstre” au succès monstre qui a tiré les leçons de “la société du
spectacle” théorisée par Guy Debord : politique et marché libéral ont la publicité pour
outil totalitaire de propagande. Alors Houellebecq n’hésite pas à faire de son corps une
œuvre d’art aux airs de produit promotionnel périmé. Son incarnation auctoriale n’est
qu’un jeu d’apparences se donnant pour vraies, qu’il manœuvre à loisir sans qu’on
puisse jamais saisir Michel derrière Houellebecq : parka fatiguée, cheveux plats,
chemise terne sur pantalon terne cachant un corps flottant, voix faible et regard
fuyant, cigarette qui se consume, tous désespérément ordinaires et condamnés à une
obsolescence programmée largement décrite dans La carte et le territoire. Pourtant le
“phénomène Houellebecq” perdure car l’image ou l’apparence qui vaut pour essence et
vérité aujourd’hui, cet auteur l’incarne comme nul autre : Protée médiatique, il joue à
souhait d’un corps inconsistant, virant de l’écrivain propret à l’atrabilaire déprimé au
gré des humeurs et de l’actualité ; corps-avatar qu’il construit parfois avec l’aide de sa
maquilleuse et de sa coiffeuse, sans apprécier, bien sûr, qu’on ne révèle de telles
coulisses. Toute imposture auctoriale avance masquée, on le sait bien. Celle de
Houellebecq vise à “maquill[er] une impuissance en triomphe” 6, comme dirait Pierre
Michon. Son corps minable érigé en icône d’une époque minable pourrait faire croire à
un auteur génial, de même que moins par moins égale plus en mathématiques. Mais
l’ambition houellebecquienne vise surtout à exhiber une “momie de l’auteur” qui, après
“la mort de l’auteur”, n’est plus qu’une surmarionnette à la Genet d’une mort en
marche et la mise en scène du corps social de l’écrivain, un corps à l’agonie comme
dans du mauvais body art, ou pire, dans du pornhub. À ce titre, le pastiche hilarant à la
Bret Easton Ellis du meurtre de l’écrivain Houellebecq dans La carte et le territoire 7 est
savoureux dans sa façon de figurer “la mort de l’auteur” barthésienne en ayant recours
aux ressorts les plus gore du thriller horrifique.
8 Toutefois, ce comique “à grincer des dents”8 n’empêche pas la mauvaise foi :
Houellebecq nous tend dans ses livres et hors d’eux le miroir grimaçant d’un monde
néo-libéral et médiatico-publicitaire dont il est l’une des figures éditoriales les plus
lucratives et l’un des acteurs qui en jouit le plus. Il faut donc imaginer Frankenstein
cupide et pas si malheureux que cela. Houellebecq ou l’art de faire oublier qu’il est
partie prenante du monde qu’il (d)écrit, voilà où se niche la mauvaise foi : dans cette
intention cachée, celle d’échapper à ce qu’on critique par une écriture qui absout son
narrateur aux yeux des lecteurs et fait oublier le Frankenstein malhonnête qui tient le
stylo ou tapote son clavier.
9 Extension du domaine de l’auteur-marque : la trouvaille de Houellebecq est de faire de
ce corps médiatisé un corps-métaphore de ses textes, une émanation ou une
continuation des apparences tristes qu’il nous donne à lire. En créant des porosités
entre son personnage d’auteur et son narrateur, Houellebecq joue, comme dans son
image publique, de l’ambivalence et du pouvoir flottant des apparences médiatiques. Ce
narrateur apathique et médiocre qui lui ressemble et dans lequel certains lecteurs se
reconnaissent aussi sans doute, c’est monsieur-tout-le-monde, autrement dit
personne : “Je viens d’avoir trente ans. Après un démarrage chaotique, j’ai assez bien
réussi dans mes études : aujourd’hui, je suis cadre moyen. Analyste-programmateur
dans une société de services en informatique, mon salaire net atteint 2,5 fois le SMIC ;
c’est déjà un joli pouvoir d’achat”9 ; ou Michel, “fonctionnaire blasé de 40 ans, […]
part[ant] en Thaïlande pour y goûter aux plaisirs exotiques”10. Médiocrité ordinaire de
ce Droopie neurasthénique ou de ce narrateur-auteur-zombie11 qui, dans et hors le

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livre, “port[e] cette armature rigide, l’apparence”, aurait dit Victor Hugo. “Il était
monstre en dessous ; il vivait dans une peau d’homme de bien avec un cœur de
bandit”12. Avec lui, Frankenstein est donc un escroc.

Plagiaire et pilleur de cadavres : un Lovecraft des


existences ordinaires
10 Michel Houellebecq est aussi un plagiaire, même si l’on sait bien que tout écrivain
l’est13. En bon rat de bibliothèque, il fait paradoxalement du pastiche et de l’emprunt
son cheval de Troie dans la forteresse de la consécration littéraire dont il entend bien
abattre toutes les murailles, la plus épineuse étant celle de la singularité de plume. Or,
Houellebecq ne pratique pas que le clin d’œil entendu : il pille. Mais n’est pas pillard de
génie qui veut. Si ses pages témoignent d’un recours convenu à l’intertextualité, par
laquelle tout auteur se rachète d’être un lecteur jaloux de celui qui a été génial avant
lui, le génie houellebecquien tient au fait que son pillage réel est invisible, caché
derrière un jeu de pistes contrôlé vers des références trop facilement visibles et
relayées massivement par des médias qu’il déteste. Houellebecq sait bien que trop
d’emprunts tue l’emprunt, de même que l’auteur-Wikipédia n’a pas un grand avenir
devant lui. Houellebecq, lui, veut être le meilleur dans l’industrie des meilleures ventes,
le seul à réussir à transcender sa valeur marchande en valeur littéraire ou du moins à
faire en sorte que l’on confonde les deux. Pour cela, la bibliothèque et sa Babel de livres
sont un outil précieux. Il connaît surtout très bien la tactique de diversion qui vise à
induire en erreur les lecteurs en leur cachant ses intentions profondes pour mieux les
en détourner. Houellebecq cultive le syndrome des objets brillants, cher au marketing,
cette prestidigitation pour distraire son public et dissimuler sa tromperie. Il livre ainsi
toutes ses influences de lecteur autodidacte et boulimique pour mieux cacher aux
lecteurs sa vraie source profonde, concentrés qu’ils sont sur la baguette magique, pour
ne pas voir le lapin glissé dans le chapeau. Certes, Huysmans, Balzac, Auguste Comte,
Schopenhauer, les manuels de physique quantique, Dostoïevski, Baudelaire, les cartes
Michelin se bousculent sur l’autel des maîtres houellebecquiens. Mais il est une
référence profonde, une matrice première de l’écriture à laquelle il a consacré un petit
essai passionnant14 pour ne plus beaucoup en parler ensuite, mais qui court pourtant
dans toute son œuvre comme un accélérateur de particules : c’est celle de Lovecraft.
11 Cet essai de jeunesse que lui consacre Houellebecq avant d’entrer en écriture peut être
lu comme un véritable art poétique de sa propre œuvre, le pillage de l’un justifiant les
partis pris littéraires de l’autre. Houellebecq y décortique la machine à faire peur
lovecraftienne pour délimiter son propre territoire. Non pas qu’il s’agisse seulement
d’imiter ses intrigues horrifiques, mais de détourner cette matrice première de SF vers
des thèmes délaissés par Lovecraft : le sexe, l’argent, le monde actuel. Houellebecq va
ainsi créer une dystopie à la fois terrifiante et navrante de nos existences ordinaires,
dans laquelle les dérives capitalistiques accoucheraient d’un monstre rappelant le vieux
mythe de Cthulhu, fondé sur les pires craintes de l’humanité. Le monde de Lovecraft,
on le sait, est un reflet effrayant du monde réel ; celui de Houellebecq en est un autre,
qui fait, cette fois, de l’infra-ordinaire le cadre d’un scénario-catastrophe, sans
cosmogonie comme chez Lovecraft, mais tout aussi terrifiant car sans échappatoire,
sinon des îlots utopiques sombrant lamentablement dans “l’impossibilité d’une île” : le
sexe heureux, la science, l’art. Et même boîte à outils littéraire que son modèle pour

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parvenir à (d)écrire ce désastre horrifique : matérialisme mécaniste, platitude voulue


des personnages, dissonance cognitive qui les frappe, caution du discours scientifique
et des reflets documentaires qu’il crée dans le récit, sentiment d’“épouvante
objective”15 à placer l’inimaginable au cœur de notre existence ordinaire, à rendre
l’inconcevable possible, à “dépasser les bornes”16 et créer ainsi un monde plausible pour
dire ce qui n’est pas. Halluciner le réel, en somme. Et créer un dispositif d’écriture
pervers visant, pour y parvenir, à créer une “impression accrue de vraisemblance en
jouant une référentialité pseudo-documentaire”17. Le néo-naturalisme ou le positivisme
des récits houellebecquiens réussissent ainsi à faire oublier qu’on ne lit qu’un système
sémiotique, non pas une réalité saisie, comme chez Stendhal, par un “miroir au bord du
chemin”, et c’est un narrateur perspicace qui embarque ainsi le lecteur et lui impose sa
vision thanatographique. Pour ne donner qu’un exemple, la ville et sa banlieue chez
Houellebecq sont atroces : l’espace péri-urbain, notamment, avec ses ronds-points et
ses délaissés miteux, est fait de lieux sans qualité, avec leurs hypermarchés et leurs
zones commerciales qui surgissent dans leur vide architectural, symbole d’un monde
définitivement médiocre et à l’agonie. Un Paris qui tue le tissu social et aurait perdu sa
capitale comme on aurait perdu la tête. Le choc hyperréaliste tient à ce mélange savant
d’observation désenchantée et de monstration clinique ; pourtant, “l’écriture est plate,
souvent ironique, pointilleuse et encyclopédique, elle colle à la banale médiocrité de la
France urbaine au point de n’être plus qu’un tissu de lieux communs partagé par
l’imaginaire collectif”18. Assimiler le discours de la doxa à de la littérature – ce pas de
côté qui l’interroge et la réfute –, c’est mentir au lecteur, lui faire croire que le petit
noyau de vérité des stéréotypes exploités par l’auteur est la vérité majuscule, alors que
ce ne sont que des clichés sans objectivité scientifique, à l’ère du brouhaha médiatique
des fake news.
12 Pour Houellebecq, il s’agit donc de repérer et d’exploiter les peurs du lecteur, de
refléter dans ses livres ce que le lecteur a dans la tête. Rien d’une prédiction dans sa
démarche, mais une invention de fictions réalistes et plausibles à partir de ces peurs. Et
quel plus gros mensonge que d’abuser son lecteur en lui faisant prendre des croyances
pour des documents, des craintes pour des preuves ? Que le dispositif narratif soit mou
en fait paradoxalement la force : de fait, le ton morne et badin avec lequel dans
Soumission il imagine dans un futur proche 19 l’effondrement du système politique à la
française et la montée d’un islam modéré, est d’une efficacité bien plus insidieuse que
la dystopie violente d’un totalitarisme islamiste planétaire que Boualem Sansal prédit
dans 208420. Car dans cette “auberge espagnole ouverte à tous les vents de l’angoisse
française contemporaine”21, le récit houellebequien fait sortir ce mauvais rêve de
l’islamisation comme un diable au milieu de la blanquette de veau Casino, de BFM-TV,
des femmes si vite périmées et d’un essai ennuyeux sur Huysmans, qui moisissent dans
le cerveau de son “pauvre petit blanc”22 de personnage principal qui lui ressemble tant.
La stratégie militaire de la surprise, celle qui frappe là où l’ennemi ne l’attend pas,
comme on s’amuse à se faire peur pour Halloween, Houellebecq en use et abuse à
l’égard de son seul véritable adversaire : le lecteur.

Manipulation du lecteur, “houellebecquisé”


13 Michel Houellebecq est un manipulateur qui “houellebecquise” la réception de ses
livres. Comme pour tout écrivain, la seule particule élémentaire qui compte pour lui,

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c’est la mécanique quantique de l’écriture à la lecture. Comme tout écrivain,


Houellebecq n’en contrôle pas le champ de forces, d’où des liens nuls avec ses
réfractaires, des liens faibles avec les sceptiques, des liens forts avec ses fans. Mais dans
chacun de ses livres, il y a à boire et à manger (ou vomir) pour tous. Mais que
recherchent ces victimes consentantes qui acceptent d’être “houellebecquisées” et en
redemandent. Sur quel contrat d’imposture dévorent-elles du Houellebecq ? À peu près
le même qui faisait le talent oratoire d’un Le Pen : un jeu sur nos peurs, un langage
simple, des clichés.
14 L’écriture doxologique de Houellebecq construit, en effet, au fil des livres – pour
atteindre des sommets dans Sérotonine –, un vaste défouloir de tout ce qui pourrit dans
l’inconscient collectif, que la morale réprime et qui lui répugne : sexisme, homophobie,
racisme, zoophilie. “L’hystérisation absolue des signes houellebecquiens” 23 dans
Sérotonine, par exemple, pourrait faire sourire le bourgeois lettré s’il n’y éprouvait le
malaise que suscite toute banalisation du mal, toute jubilation de l’auteur à faire entrer
en littérature la bêtise réactionnaire la plus primaire, tout en prenant ses distances par
rapport à elle puisqu’il n’est pas prouvable qu’il soit le narrateur et que tout n’est que
fiction blagueuse, provocation pour rire. En se défaussant ainsi, Houellebecq fait mal à
la posture de l’écrivain, à son ethos clinquant de penseur engagé et à sa responsabilité
en débat aujourd’hui24 sur fond de pédophilie – comme un symptôme de plus d’une
époque qui préfère toucher le corps social de l’écrivain et ses stigmates purulents que
lire ses livres. Il renvoie le texte à ses pouvoirs performatifs comme le lecteur à sa
lecture moralisante ou sans nuance. Le seul coupable, Gros Jean comme devant, c’est
donc le lecteur, trahi par l’auteur dans le contrat “win-win” de toute lecture, celui
d’une confiance et d’une philia réciproques.
15 Car le vrai problème que pose Houellebecq n’est pas la poétique ou l’esthétique de ses
textes, mais celui de leur réception. Avec pour corollaire obligé au doxique, l’émotion :
qu’elle soit négative ou positive, elle est centrale chez Houellebecq pour faire accéder
les lecteurs à “de nouvelles représentations du monde”25 par la technique éprouvée du
“Mettez le doigt sur la plaie et appuyez bien fort !”26.
16 On se souvient de Roland Barthes, dans ses derniers cours au Collège de France : “il faut
se rendre à l’évidence : toutes choses sont lues au premier degré ; la simplicité veut, voudra
donc qu’on écrive le plus possible au premier degré”27. Houellebecq écrit au premier
degré et le public se fait piéger par ce même degré premier de la lecture. Les effets
d’actualité (plus que de réel) dans ses textes sont, notamment, d’une pernicieuse
efficacité. Bien sûr, Houellebecq ne les contrôle pas, mais il n’hésite pas à se construire
une posture et un destin de victime, malgré lui, de son don présumé de prophétie. Au
moment de l’étrange collision entre la sortie de Soumission et l’attentat de Charlie Hebdo,
il déclare ainsi28 :
Ça donnerait à croire qu’effectivement il y a une divinité qui crée des conjonctions
d’événements et que je suis entraîné dans ce que l’on appelle un destin. […] C’est un
peu effrayant. Ça ne me donne pas une idée de responsabilité, ça me donne une idée
que je suis manipulé par une divinité maléfique. C’est très désagréable.
17 Et comme ces télescopages se répètent, ils renforcent, de manière virale, ce statut de
romancier voyant ou de détecteur de vérités sociales qu’on attribue à l’auteur de
Plateforme, de Soumission et de Sérotonine. D’où la dérive ubuesque et inquiétante d’une
lecture ordinaire vers la croyance en la prophétie messianique d’un écrivain en habits
de gourou trop grands pour lui.

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18 Pourtant, l’écriture houellebecquienne n’affirme rien ; elle est, paradoxalement,


indécidable. Sans que l’on soit certain que cette indécidabilité soit un effet de style (la
fameuse “mise en abyme de l’indécidabilité”29 du monde) ou bien une dérobade
d’auteur laissant au lecteur la patate chaude du sens à y voir et rompant le pacte de
lecture d’une “logique du sens”30 que tout lecteur voudrait partager avec l’auteur.
19 Indécidabilité et ambiguïté, donc, d’une écriture aussi plate que l’électrocardiogramme
d’un cadavre, mais qui fait parfois frémir l’antithèse osée (“le sommet du bonheur
humain réside dans la soumission la plus absolue”31 ; “Tout peut arriver dans la vie, et
surtout rien”32…) et s’autorise quelques hoquets de pathos poétique, voire de lyrisme
souvent maritime (“la mer scintillait, réfractait une lumière mobile sur les derniers
îlots rocheux”33 ; “puis tout se calme, il n’y a plus que des herbes agitées par le vent. Le
triomphe de la végétation est total”34…). Frankenstein serait-il fleur bleue ou mauvais
poète ou se paie-t-il tout simplement notre tête ?
20 Mais c’est précisément dans cette “impassibilité d’un style” 35 que Houellebecq est
redoutable, d’autant qu’elle s’allie à un humour tantôt désenchanté tantôt grivois ou à
une ironie grinçante qui est une vraie marque de fabrique houellebecquienne et une
méthode de Sioux effaçant les traces de ses pas derrière lui pour tromper l’ennemi.
Puissant désamorceur d’illusion référentielle, l’humour est, certes, aussi désamorceur
d’angoisse, celle du lecteur englué malgré lui, le reste du temps, dans la position
inconfortable de “gardien de but au moment du pénalty”36 (“Tout cela me donnait un
peu envie de mourir, mais je me contins”37 ; “N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe
pas”38…) ; il est enfin ce facteur d’incertitude et de bipolarité dépressive qui brouille les
cartes et ouvre un champ étonnamment contradictoire d’interprétations idéologiques
des textes et de la posture de leur auteur : tour à tour jugé réactionnaire, anarchiste,
dandy décadent, catholique, nihiliste, humaniste, escroc commercial, génie,
opportuniste…
21 Cet écrivain sans engagement clair, ni sur les plateaux télé ni dans ses livres,
multipliant les reculades au gré des fluctuations hasardeuses de particules
élémentaires, se défausse sans cesse, écrit comme il pose 39, en clone ou clown
protéiforme mimant les comportements contemporains de ceux qui le lisent. Devant le
Frankenstein houellebecquien, le lecteur n’en a que davantage le doigt sur la couture et
en redemande. La force de conviction de ces fictions molles est pourtant une violence
faite à la littérature.

Haine de la littérature : le paradoxe du tricheur


22 Michel Houellebecq n’aime pas la littérature. Non pas qu’il crache sur elle, au contraire,
on l’a dit, il la pille. Mais surtout il la détruit. Pas par simple réaction de vengeance face
à la “rage de ne pas lire”40 des lecteurs dénoncée par Dominique Noguez, ni de haine
atrabilaire de ne pouvoir “rester vivant” qu’en se réfugiant dans les mots et la fiction.
23 Houellebecq n’aime pas la littérature parce qu’il n’aime pas les lecteurs qui la lisent.
Alors il détruit toute illusion sur les présumés bénéfices de la fiction littéraire auxquels
on nous a longtemps fait croire : ses vertus moralement édifiantes, son utilité dans nos
vies, son pouvoir d’empathie qui rend meilleur le lecteur. Emma Bovary et Don
Quichotte nous ont, certes, appris les dangers qu’il y a à se perdre dans la fiction et à
prendre des vessies pour des lanternes. Mais quand on lit, c’est toujours avec le désir de

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se lier à un autre capable de nous prendre la main et de mettre des mots, ironiques ou
non, sur notre Dasein angoissé. Et pour se lier à l’auteur, il faut lui faire confiance. Or,
Houellebecq n’est digne d’aucune confiance : “crapule romanesque” comme tout
écrivain, et “professeur de désespoir”41 hors pair, la pire forme de ce désespoir étant de
se moquer des pouvoirs de la littérature à le surmonter, ce désespoir, et de lui faire la
peau, à la littérature.
24 Certes l’écriture n’a pas pour vocation de divertir, comme cherchent à le faire croire
notre culture consumériste et son “opium du peuple” numérique, mais le lecteur aime à
y trouver évasion ou consolation. La littérature houellebecquienne ne répare pas ni ne
console : elle tire à vue et démolit. Sans aucun salut possible, ni pour le lecteur ni pour
la littérature. Le premier, si Houellebecq le séduit, se prend les pieds dans un filet
spéculaire et nauséeux qui lui renvoie l’image de ses propres névroses et pulsions de
mort. Et s’il se défie de lui, en lecteur averti et rompu, tel un sportif de haut niveau, à la
lecture critique et distanciée, il achoppe sur l’angoisse d’un dispositif textuel
dénonçant la fiction comme imposture et machine infernale à créer du vent, aussi vaine
que les représentations du monde dont la doxa nous a gavés depuis le berceau et
désormais balayées par le vent. La littérature s’effondre donc dans la vanité de sa
propre imposture face à un monde lui-même aussi menteur et vain que celui qui l’écrit
et celui qui la lit. Le texte houellebecquien est cette métastase du néant qui court-
circuite les clivages du savant et du populaire, du légitime et de l’illégitime, du sérieux
et du comique, par lesquels on oppose habituellement la lecture courante et la savante.
Car il opère – on l’a dit – dans cette zone troublante et hypnotique de la première
lecture, celle au premier degré, et joue de ce “sentiment océanique” de dilution des
identités propre à la lecture quand la séduction littéraire opère 42. Dans un tel dispositif,
le style importe peu. Seule compte la force de frappe de la représentation littéraire. Elle
n’est plus démonstration, mais simple monstration chez Houellebecq. Il suffit que
l’auteur énumère en les pointant les signaux forts ou faibles de notre trivialité
désastreuse pour les rendre crédibles et se faire passer pour un maître de la
clairvoyance. Il ne s’agit plus de représenter ce qui est ou ce qui fut mais de présenter ce
qui est et ce qui pourrait être ou advenir. Avec ce petit décalage ou pas de côté pervers
du type “Et si l’on voyait là… Et que se passerait-il si… ?” au service d’une réalité en
puissance qui fait oublier qu’elle n’est qu’une fabrication du “réel”, une simple aire de
jeu.
25 C’est cet univers spéculaire du pseudo, du faux donné pour vrai grâce au tour de magie
du lieu commun, et au tour de passe-passe entre surcontextualisation (les effets
d’actualité) et de décontextualisation (les envolées théoriques), qui fait mouche. La ruse
consiste à faire croire que l’auteur écrit sans prisme, alors qu’il les démultiplie jusqu’à
perdre le lecteur dans cette galerie des glaces. C’est là que se joue ce que j’appelle “l’art
de la triche” de Houellebecq : se faire passer pour un démiurge diabolique, quand il
n’est – comme tout écrivain – qu’un escroc de la fiction presque vraie dont le but pour
Houellebecq est de coincer un présent social anxiogène entre un futur vague, aussi
fragile que du carton-pâte, et un passé définitivement trépassé. Autrement dit, inventer
cette fable prétendue vraie pour mieux instiller ce “sentiment d’imposture” 43 face au
monde qu’on éprouve à le lire : sentiment de ne pas y être à sa place, pas à la hauteur,
de jouer un rôle usurpé et illégitime que doit sans doute éprouver l’auteur lui-même et
qu’il inocule au lecteur pour mieux masquer l’escroquerie dont il se sent coupable. En
faisant ainsi porter le chapeau du magicien et du lapin caché au lecteur, il abandonne
ce dernier aux seuls images et reflets morbides qu’il lui tend. Le Frankenstein

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houellebecquien est, finalement, ce “salaud”, au sens sartrien de mot, manquant de


sérotonine, dont le but est de nous faire croire que sa dépression et la nôtre sont la
conséquence de notre société malade à crever44. Et il faut peu aimer son lecteur pour lui
communiquer pareille croyance.
26 Et tel est bien le paradoxe du tricheur Houellebecq : ne pas être pris pour un individu
malhonnête détournant les règles à son seul profit car c’est le monde entier qui triche
partout et tout le temps. Être pris pour un tricheur trompant un monde qui triche frôle
même le comble de l’honnêteté. Il y a de la force créatrice à relever pareil défi. Car
toute l’énergie de Houellebecq se niche bien là et vise ce seul but : être pris pour un
créateur, un écrivain, capable de ce grand détournement du sens commun et des
fictions menteuses sur lesquelles il se fonde. Faire même – pourquoi pas ? – de son
œuvre le lieu d’une forme de progrès humaniste et moral face à un monde social (et
littéraire) en pleine désagrégation. Il y a fort à parier, d’ailleurs, que les prochains
livres de Houellebecq creuseront le filon de la religion et consolideront sa figure
messianique pour mieux sublimer le portrait de l’artiste en affabulateur et en névrosé
qui lui colle à la peau.
27 Alors, bien sûr, reste la possibilité de ne pas lire Houellebecq. Ou bien de prendre
directement une pilule de Prozac. Toujours mieux que de partager des fictions
menteuses entre auteur tricheur et lecteur complice. Quoique…

NOTES DE FIN
1. Maxime Decout, En toute mauvaise foi, Paris, Minuit, 2015, <Paradoxe> et Pouvoirs de l’imposture,
Paris, Minuit, 2018, <Paradoxe>.
2. William Marx, La haine de la littérature, Paris, Minuit, 2015, <Paradoxe>.
3. Un de mes étudiants de l’UPEC, Nicolas Bailly, termine actuellement sous ma direction un
mémoire de Master sur ces “créatures éditoriales” construites de toutes pièces par les éditeurs à
l’ère de la best-sellerisation littéraire. C’est à lui que j’emprunte la formule.
4. Sylvie Ducas, « Introduction », in Olivier Bessard-Banquy, Sylvie Ducas et Alexandre Gefen
(dirs), Best-seller : l’industrie du succès, Paris, Armand Colin, 2021, p. 11.
5. Régulièrement cité depuis dix ans, Michel Houellebecq avait “raté” le Goncourt en 1998 avec
Les particules élémentaires ; en 2001, Plateforme, son troisième roman, n’avait pas dépassé la
troisième sélection et en 2005, La possibilité d’une île échoue à une voix près. Pour son cinquième
roman, La carte et le territoire, la critique est quasi-unanime et le Goncourt lui est attribué par sept
voix contre deux pour le roman de Virginie Despentes, Apocalypse bébé.
6. Pierre Michon, Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2007, p. 24.
7. Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010, p. 287-291.
8. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 676-677.
9. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, J’ai Lu, 1997 [1994], p. 15.
10. Quatrième de couverture de Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.
11. Paul Vacca, Michel Houellebecq, phénomène littéraire, Paris, Robert Laffont, 2019, <Nouvelles
mythologies >, p. 65.
12. Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, 1866.

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13. Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979 ; Michel
Schneider, Voleurs de mots. Essai sur le plagiat et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 2011 [1985],
<Tel> ; Maxime Decout, Qui a peur de l’imitation ?, Paris, Minuit, 2017, <Paradoxe>.
14. Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft : contre le monde, contre la vie, Paris, J’ai lu, Éditions du
Rocher, 1999 [1991].
15. Ibid., p. 95.
16. Ibid., p. 110.
17. Marc Attalah, “Les utopies de Michel Houellebecq : hybridation générique et poétique de
l’ailleurs”, Res Futurae, 8, 2016, mis en ligne le 28 décembre 2016, consulté le 13 mars 2020,
disponible sur : <https://journals.openedition.org/resf/877>.
18. Sylvie Ducas, “Fouiller les poubelles et lire les déchets du Grand Paris”, in Maria de Jesus
Cabral, Maria Herminia Laurel et Franck Schuerewegen (dirs), Lire les villes, Paris, éditions Le
Manuscrit, 2020, <Exotopies>, p. 209-210.
19. L’intrigue du livre se déroule en 2022.
20. Les deux ouvrages sont sortis la même année, en 2015.
21. Philippe Lançon, “Houellebecq et le Coran ascendant”, Libération, 2 janvier 2015, https://
www.liberation.fr/livres/2015/01/02/houellebecq-et-le-coran-ascendant_1173203/, consulté le
13 mars 2020.
22. Sylvie Laurent, Pauvre petit blanc, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020.
23. Johan Faerber, “Houellebecq : Homais romancier ( Sérotonine)”, Diacritik, 8 janvier 2019,
consulté le 28 janvier 2021, disponible sur : <https://diacritik.com/2019/01/08/houellebecq-
homais-romancier-serotonine/>.
24. Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain, Paris, Seuil, 2011 ; Peut-on dissocier l’œuvre de
l’auteur ?, Paris, Seuil, 2020.
25. Michel Houellebecq, Rester vivant et autres textes, Paris, Librio, 1998 [1991], p. 25.
26. Ibid., p. 26.
27. Roland Barthes, La préparation du roman I et II : cours et séminaires au Collège de France (1978-1979
et 1979-1980), Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 380.
28. Dans l’émission de Ruquier, On n’est pas couché, 29 août 2015.
29. Paul Vacca, op. cit., p. 113.
30. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, <Critique>.
31. Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, 2015, p. 260.
32. Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 200.
33. Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, J’ai lu, 2000 [1998], p. 303.
34. Michel Houellebecq, La carte et le territoire, op. cit., p. 428.
35. Paul Vacca, op. cit., p. 67.
36. Allusion au roman de Peter Handke, L’angoisse du gardien de but au moment du penalty (1972)
37. Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, J’ai lu, 2012 [2005], p. 94.
38. Michel Houellebecq, Rester vivant, op. cit., p. 21.
39. Voir Paul Vacca, op. cit., p. 112-113.
40. Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 73.
41. Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Arles, Actes Sud, 2004.
42. Jean-François Vernay, La séduction de la fiction, Paris, Hermann, 2019.
43. Pauline Rose Clance, Le complexe d’imposture, trad. de l’américain par Martine Laroche, Paris,
Flammarion, 1986 ; Philippe Di Folco, Petit traité de l’imposture, Paris, Larousse, 2011,
<Philosopher> ; Belinda Cannone, Le sentiment d’imposture, Paris, Calmann-Lévy, 2005, <Petite
bibliothèque des idées>.
44. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

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RÉSUMÉS
À travers toutes les controverses autour desquelles s’est construite, de manière très clivée, sa
figure d’écrivain à succès, figure vénérée comme une icône ou détestée comme une imposture,
Michel Houellebecq incarne une stratégie auctoriale très singulière, qui se joue des crises de
notre temps et grossit le trait de toutes ses dérives menteuses, en faisant notamment entrer en
friction de façon tout à fait inédite ses récits et la gestion de son image publique. Il pousse à son
paroxysme, en jouant avec toute la force de son charisme incivil, les simulacres médiatico-
publicitaires de notre société du spectacle et en en tirant profit. Et il est sans doute le seul
écrivain actuel à construire dans un même mouvement sa figure auctoriale et ses récits sur une
poétique de l’indécidable dans et hors le livre, propice à toutes les incertitudes interprétatives.
C’est ce lien sans cesse cultivé entre une fiction menteuse et une figure auctoriale tricheuse que
l’on se propose d’étudier. Janus bifrons poreux au désenchantement du monde ou jouant les
Cassandre de pacotille de son devenir funeste, Houellebecq berne le lecteur en lui faisant croire
qu’il lit, dans sa prose vidée de toute foi tout comme dans sa provocation idéologique, le vide
métaphysique de notre temps, alors que l’auteur déconstruit, dans des romans pseudo-
sociologiques, la littérature elle-même et en manifeste sa haine. Une définition possible, en
somme, de la mauvaise foi d’un écrivain tricheur puisque tout le monde triche, y compris le
lecteur.

INDEX
Mots-clés : posture, triche, ambivalence, auctorialité, fiction, réception

AUTEUR
SYLVIE DUCAS
Université Paris-Est Créteil

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Entretien

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Jean-Benoît Puech, Vie du


mensonge et vérité du roman
Propos recueillis par Jochen Mecke

Jean-Benoît Puech et Jochen Mecke

Jochen Mecke : Merci, cher Jean-Benoît Puech, d’avoir accepté notre invitation à cet
entretien dans le cadre de la revue Fixxion. C’est le deuxième entretien que vous accordez à
la revue. Le premier, avec Michael Sheringham, portait sur les fictions de soi, tandis que
celui-ci sort dans le cadre d’un numéro consacré au mensonge dans la littérature
contemporaine. Et quand on regarde l’ensemble de votre œuvre littéraire, on est amené à
constater que les histoires de mensonges, de trahisons et d’imposteurs abondent dans vos
récits. C’est déjà le cas pour la première œuvre littéraire que vous avez publiée, La
bibliothèque d’un amateur, en 1979, chez Gallimard, dans la collection “Le chemin”. Il s’agit
d’un recueil de critiques ou plutôt de résumés ou de comptes-rendus de romans fictifs qui
auraient été écrits par un lecteur qui s’appelle déjà Jordane et qui aurait vendu une partie
de sa bibliothèque dans une vente aux enchères. Dans les comptes rendus, il est souvent
question de trahisons, de mensonges, d’impostures ou de plagiats. Mais si ceci est souvent
le cas dans la littérature, ce qui est remarquable, c’est que vous placez ces textes mêmes
sous le signe du mensonge. Pourquoi cette fascination pour le mensonge ?
Jean-Benoît Puech : Le mensonge dans La bibliothèque d’un amateur ! Mais c’est un
sujet de mastère ! Pour ce qui relève du mensonge “intradiégétique”, comme on
disait au bon vieux temps de la narratologie, c’est-à-dire le mensonge proféré par un
personnage, je m’en tiendrai à une seule nouvelle, “Le second jubilé de la reine
Victoria”. Un jeune anglais nommé Francis Mallowan croit qu’on peut créer pour soi
seul. Son oncle Sir John, banquier et collectionneur, soutient qu’il n’est d’“œuvre”
que publiée. Francis veut lui prouver qu’un grand artiste qui n’expose plus, Peter
Waydelin, peint toujours en secret, sans souci de montrer le produit de son art. Il
réalise un faux et l’apporte à son oncle en lui disant qu’il l’a volé chez le peintre. Mais
l’oncle sait que Waydelin n’a plus d’atelier de longue date et que son neveu ment.
Cependant ce double mensonge oral et pictural a permis au jeune homme de créer et
d’exposer une œuvre véritable, la sienne. Sir John lui achète sa toile et l’accroche
dans son salon. Même pour affirmer qu’il est de l’être sans paraître, Francis a dû
payer son dû aux apparences. C’est par un mensonge qu’il a dit sa vérité. Le banquier
l’a laissé faire pour mieux l’introduire dans le monde des signes, désigneraient-ils ce

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qui leur échappe. Je m’en tiendrai à ce raccourci et à cette approximation, ou


explication par allusion (point trop illusion d’explication j’espère) car je préfère en
venir sans tarder à un autre point de vue qu’on peut dire “pragmatique”.
Chaque chapitre de La bibliothèque se présente comme le résumé d’un roman que
j’avais inventé (de nombreux genres son imités, du roman d’aventures au roman
psychologique en passant par le roman fantastique). Mais ici je précise que je n’ai
jamais voulu faire croire à l’existence réelle de ces livres. On pourrait s’y tromper, car
ils sont des imitations très sérieuses de recensions critiques, avec leurs propriétés
traditionnelles. Leur style n’est jamais parodique, satirique ou humoristique. Mais je
les ai immédiatement désignés comme fictifs par le bandeau de la couverture :
“Romans imaginaires”. Il est vrai qu’il est amovible, mais la présence de la fiction
initiale, “Ni l’un ni l’autre”, et de la fiction éponyme finale confère à l’ensemble, par
contiguïté, un caractère fictionnel. Sans même évoquer le contexte, qui permet lui
aussi de vérifier qu’il s’agit bel et bien de fictions (bien qu’à l’époque on n’ait pas
encore disposé de Wikipédia). La mystification n’est pas mon propos, qui est une
forme du mensonge, même si dans le domaine littéraire on est envers elle d’une
indulgence liée à sa valeur esthétique ou ludique, telle que la manifeste bien
l’expression “un beau mensonge”. Je chercherais plutôt à démystifier, ou du moins à
prévenir contre une croyance qui se fonderait exclusivement sur des caractéristiques
formelles. La réalité ne tient pas qu’à une rhétorique ! J’ajoute in extremis que j’avais
écrit autrefois, dans La NRF, un long autocommentaire à La bibliothèque d’un amateur,
intitulé “Du même auteur”. Presque contemporain de la parution du livre, il a été
repris dans Du vivant de l’auteur, chez Champ Vallon. Il voyait surtout dans ces petites
paraboles romanesques, si je me souviens bien, la rencontre sans issue d’une vie
secrète, souveraine et sereine, sans le moindre souci des signes linguistiques, et du
désir lucide de voir le jour, sans lequel l’ombre même perd toute sa fraîcheur. “Sans
issue” ? À moins que le livre… Maintenant que j’ai perdu mon goût pour la
spéculation, et préfère raconter, je me demande quel songe est le moins mensonger,
de la “gloire qui fait être” ou du “devenir imperceptible”.
J.M. : Dans votre deuxième livre, Voyage sentimental (1986), apparaît un passage qui me
paraît bien significatif, car il dénonce la description, voire la perception du paysage par le
narrateur-personnage comme un cliché ou un stéréotype : “Avant Genève commença la
campagne de ma jeunesse. C’était encore une illustration de manuel scolaire. … Tout était
en place, bien en évidence, afin d’être nommé, comme s’il s’agissait d’une vieille méthode
pour l’apprentissage des langues étrangères : sommets, forêts, prairies, vallées, ravins, lac
aménagés … etc.” (p. 70). Est-ce que ces clichés ne constitueraient pas une espèce de
“mensonge esthétique”, car la tentative de perception et de description est d’emblée
entravée par une expression convenue et stéréotypée qui n’est pas capable de rendre
l’impression, qui la falsifie comme une expression mensongère falsifie la véritable opinion
de celui qui parle ?
J.-B.P. : J’avais oublié ce passage mais je me souviens d’un autre qui lui ressemble
beaucoup, en plus détaillé, dans Jordane revisité, lorsque je raconte qu’au cours d’un
séjour au fin fond du Cantal dans la maison de Jordane, après sa mort, je monte en
mobylette au restaurant de Mandailles où il avait ses habitudes. Là aussi, le paysage
que je traverse, la haute vallée de la rivière dont l’écrivain portait le nom, a l’air
d’une illustration de manuel scolaire ou mieux, en trois dimensions, d’un décor pour
passionné de maquettisme ferroviaire. Mais je ne crois pas que dans ces deux cas, ou
dans beaucoup d’autres, notamment lorsque nous nous retrouvons ma femme et moi
sur la terrasse de la maison que nous louons tous les ans, en juin, à Saint-Jacques-des-

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Blats, avec vue formidable, à nos pieds chaussés pour la randonnée, sur la sœur aînée
(ou cadette ?) de la Jordanne, la Cère, et les monts du Cantal, et surtout sur la
maquette géante du viaduc où passe chaque jour à 15 h 07, son ressort bien remonté,
en coulisse, par un retraité de la SNCF, la micheline rouge et jaune qui va d’Aurillac à
Murat, je ne crois pas, dis-je, que mon impression soit celle que vous décrivez avec
précision et justesse et qui est fort pénible en effet. Au contraire, j’adore que la réalité
ressemble à ces illustrations très naïves et très composées des anciens livres d’école,
des recueils de vieilles chansons, des vignettes glissées dans les longues tablettes du
chocolat Poulain et que l’on pouvait coller dans des albums géants ! Clichés, chromos,
cartes postales colorisées ! Et plus encore, j’adore que la réalité ressemble à ces
décors miniatures pour réseau Märklin avec chaumières et châteaux de carton
bouilli, tunnels et ponts de fer-blanc ! à ces planches de carton à découper et à
monter représentant les Maisons du Monde ! à ces dioramas animés par des machines
cachées derrière une toile de fond ou des châssis de coulisse, dans les vitrines des
grands magasins, pendant les vacances de Noël ! Tous ces petits paysages à la
théâtralité élémentaire ont façonné ma sensibilité (comme disent les biographies),
rien ne m’est plus naturel, et c’est la réalité, lorsqu’elle ne leur ressemble pas,
lorsqu’elle ne ressemble à rien, la réalité toute nue, obscène, sans le moindre artifice,
qui m’a tout l’air d’un décor de film naturaliste, qui me sépare de moi-même, qui
altère mes sensations, qui m’accable dans son inauthenticité. Celui qui parle n’a pas
de véritable opinion, s’il n’est pas sur la scène d’un castelet de bois coloré, ou de
manière plus subtile, dans un théâtre de plein air ! Pas de malentendu. En Suisse, le
paysage est le capital par excellence, et il n’est pas de jeu sans enjeu financier. Si je
me plaignais, c’est sans doute en ce sens. Mais le fait est que j’oublie ces bassesses
lorsque sur les hauteurs je vois des prairies et des vaches à lait qui me semblent
peintes sur le flanc d’un tunnel de métal où plongent les rails d’un circuit électrique
HO. Ce qui truque le monde, ce ne sont pas les jouets et ce qui les imite dans la réalité,
ce sont tout au contraire les slogans quotidiens qui vendent sans répit, dans le plus
basique “jargon de l’authentique”, du devenez-vous-même et du moi-renforcé, du
refusez-les-marques et du soyez-vrai. Mais vous me direz que je joue moi-même, que
je prends ces “clichés” verbaux ou iconiques au second degré et que dans le fond nous
restons d’accord pour une critique de la fausse monnaie.
J.M. : Tout à coup, le narrateur interrompt son récit par une métalepse qui rompt avec
l’illusion romanesque. Il avoue qu’il n’aime plus ce qu’il avait écrit, principalement parce qu’il
considère que le récit a été trop “écrit” et qu’il ne reconnaît plus sa propre voix. Il se
reproche également que la contingence initiale de l’aventure avait trop le goût du construit
et du “c’était écrit”, du déjà vu et déjà lu. À la suite, le narrateur décide quand-même de
poursuivre son récit, mais cette fois-ci à la troisième personne, pour mettre les événements
douloureux qu’il raconte à une distance plus grande. Mais il interrompt de nouveau son
histoire à la troisième personne pour rompre l’illusion narrative et il avoue qu’il avait menti
en ne racontant pas la vraie histoire par peur de devenir trop pathétique ou de ne pas être
assez original. Et ici nous lisons la vraie histoire où son amie, qui s’appelle maintenant
Dominique, rencontre son père. Et le narrateur se met à raconter la rencontre de manière
indirecte, par le biais d’une autre histoire volontairement stéréotypée qui ressemble plutôt à
un conte de fées. Le récit se termine sur la fin de la rencontre entre père et fille. Dans un
dernier commentaire rajouté à la fin du récit, l’auteur révoque le récit entier tout en avouant
qu’il n’a pas pu dire ce qu’il avait voulu exprimer. Est-ce qu’il ne faut pas voir là une
recherche de l’authenticité qui s’affirme justement comme telle par la dénonciation de la
fausseté et de l’inauthenticité de ce qui précède ? Est-ce que cette propension à la palinodie
ne serait pas une manifestation, peut-être malgré elle, de cet impératif catégorique de

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l’authenticité (Adorno) qui caractérise la modernité littéraire, justement par la négation de


celle-ci ?
J.-B.P. : En effet, au milieu du livre, l’auteur ne rejette pas seulement sa fiction pour
répondre à une exigence autobiographique (qui l’animait peut-être au départ, mais
qui s’était dévoyée), il veut aussi en finir avec une écriture qu’il juge trop écrite, qui
manquerait de naturel, qui serait trop chargée de références littéraires, qui serait bel
et bien, pour lui, un “mensonge esthétique”. C’est le parti pris de ce que Paulhan
nomme la Terreur dans les Lettres. Expérience contre expression, expérience qui
ruine l’expression, restitution de la ruine dans la destitution de toute rhétorique.
Rêve d’un retour possible à une langue sans littérature, à la voix vive et fraîche
d’avant la chute dans les profondeurs de la Bibliothèque, dans l’enfer des intertextes,
des métatextes et des médiatextes. Rêve naïf mais tyrannique. Le plus étrange est que
l’“auteur”, au cœur de cette troisième partie animée par le désir d’en revenir aux
faits dans une langue qui ne ferait pas de phrases, choisit comme adjuvant, dans sa
quête de vérité vraie… une nouvelle fiction ! Et qu’elle se révèle on ne peut plus
conforme à certains codes narratifs (en deux mots, le roman historique et
sentimental). Et qu’elle est infiniment plus conventionnelle que la fiction
interrompue un peu plus tôt. Encore un bref pastiche de genre, à moins qu’il ne
s’agisse d’un mélancolique ou malicieux autopastiche du livre précédent ! Certes,
l’“auteur” cite les originaux de son imitation, évidemment retrouvés dans ses
enfantina ; mais il n’en reste pas moins qu’il emprunte encore un chemin de traverse.
Je ne me souviens plus si cela lui rappelle que son rêve est un leurre, mais je crois
qu’à la fin, et comme délivré par ce dernier détour, il entre ou rentre au port. Il nous
met en présence du père de son amie, dans un style peut-être plus sobre que celui de
sa prose initiale. La simplicité ne serait pas donnée au départ, mais conquise à
l’arrivée. Mais s’agit-il encore de l’“authenticité” qu’il serait trop facile d’atteindre en
dénonçant comme fictif ou fictieux, en tout cas fallacieux, un précédent discours ?
J.M. : Est-ce que les deux formes de distanciation que nous rencontrons dans le Voyage,
c’est-à-dire la dénonciation volontaire de l’inauthenticité du premier récit par les
commentaires du premier narrateur et celui de l’auteur d’une part, et le pastiche affirmatif
d’un récit stéréotypé de l’autre, ne seraient pas deux formes différentes d’un même parti
pris esthétique qui consiste à dénoncer le mensonge esthétique ? Car tout aussi bien la
dénonciation de l’inauthenticité du premier récit et l’utilisation ouverte d’un récit stéréotypé
signalent un mensonge esthétique et le suppriment de cette manière en même temps, car
tout mensonge qui se signale lui-même n’en est plus un. Est-ce que des réflexions de ce
genre ont joué un rôle dans votre palinodie dans Voyage sentimental ?
J.-B.P. : Votre intelligence de ce que j’ai fait est si sensible qu’elle me laisse sans
voix ! Mais l’ai-je bien fait ? Bien sûr, des réflexions de ce genre ont joué un rôle
pendant ma traversée générique. Mais la présence de Pauline et de Dominique à ma
droite et à ma gauche, surtout en descendant du petit car Volkswagen et en avançant,
entre les deux, vers l’hippodrome ou vers le Léman aux profonds reflets, ou en
gravissant l’escalier de l’Hôtel des Deux Mondes dans une périphérie hallucinée, leur
présence réelle (qui n’est pas la présence physique, à moins que le langage soit la
chair de nos chairs) m’animait plus sûrement.
J.M. : L’apprentissage du roman (1993) est le premier livre publié au nom de Jordane lui-
même, mais de nouveau, il ne s’agit pas d’un texte littéraire au sens propre du terme, d’un
roman par exemple, mais d’un journal intime qui porte principalement sur la littérature,
principalement sur la relation de Jordane, auteur inventé, avec son modèle, le grand
écrivain, également inventé, Delancourt. Le texte remplace donc de nouveau l’œuvre

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littéraire en tant que telle par une œuvre qui réfléchit sur la littérature, d’un futur écrivain
dont nous n’avons encore rien pu lire. Est-ce qu’il ne s’agirait pas là d’un double faux, car ni
Jordane ni Delancourt n’existent ?
J.-B.P. : Certains lettrés nous diront que le journal intime, ou plus largement tout
texte d’histoire individuelle, n’est pas moins de la littérature qu’un roman, non
seulement parce qu’il est écrit par un auteur reconnu par ailleurs, par contiguïté en
somme, mais même en fonction de critères internes, qualité du style et portée de la
pensée (même remarque pour la correspondance ou les conversations). En ce sens, ce
journal est un faux par sa forme, dans la mesure où je n’ai pas seulement changé les
noms comme je viens de le dire, mais aussi parce que je l’ai légèrement… toiletté.
Vous pointez très justement le fait que les premiers écrits publiés de Jordane ne sont
pas constitutivement littéraires, quelle que soit leur qualité (comme chacun sait
depuis Fiction et diction de Genette, un sonnet est un objet littéraire, qu’il soit bon ou
mauvais) mais seulement littéraires en fonction d’une évaluation qui peut varier
selon bien des caractéristiques. Dans ce monde, Jordane n’écrit que de la critique et
de la théorie littéraires, dont les spécialistes reconnaissent la valeur, mais il n’est pas
encore l’écrivain qu’il deviendra, par exemple l’auteur des nouvelles que Prager
publiera par la suite, ou des romans que j’étudierai plus tard. Et ce livre n’est pas
seulement un faux parce qu’il donne comme un journal un texte “toiletté”, voire une
imitation de journal, même minimale (et l’est-elle quand on pense aussi à la
suppression ou à la distribution des répétitions). C’est également un faux parce qu’il a
pour objet non plus des personnes réelles, mais des personnages, dont les
patronymes ont des connotations différentes de celles des noms authentiques et
génèrent même quelques biographèmes imaginaires, et parce que les lieux où ils
évoluent ne sont plus les mêmes et exigent parfois des réajustements dans les
descriptions. Mais c’est surtout un faux à un autre niveau : parce qu’il imite
sérieusement une édition critique dans toutes ses caractéristiques, système de notes,
index, etc., et cela jusque dans le paratexte, même la couverture, grâce à la complicité
de mon éditeur d’alors, Patrick Beaune de Champ Vallon, sans aucune indication de
sa nature fictionnelle. À moins que le nom de Jordane soit déjà devenu un indice, à
cause du livre précédent et de son signalement dans celui-ci.
J.M. : Pour Jordane, la communication présuppose de la distance entre les communicants
et contient donc la possibilité de mentir. Mais d’autre part, comme il l’explique dans
l’entretien suivant à Delancourt, l’œuvre ne saurait exister sans témoin extérieur, c’est-à-dire
sans lecteur. C’est pour cette raison que le rêve qu’il caresse d’une écriture pure, autonome
et authentique, est paradoxal. Il se trouve dans un dilemme poétologique. Est-ce que ce
dilemme est aussi celui de son créateur ? Et est-ce que l’on peut dire que la création de
Jordane et de ses écrits en est une tentative de solution dans la mesure où Puech se
servirait d’un auteur inconnu (créé par lui), qui ne publie pas, qui ne communique pas, qui
reste fidèle à l’authenticité de l’Être sans autre, un diariste “inédiste”, mais que nous
découvrons, pourtant, de manière indirecte, grâce à son éditeur ? Jordane éviterait de cette
manière le mensonge et l’inauthenticité de ce que Lacan nomme la “poubellication”, mais il
existerait malgré tout au grand jour ?
J.-B.P. : Absolument ! Vous avez tout dit ! Je le redis dans l’autre sens. Une pratique
très ancienne du journal intime a longtemps entretenu Jordane dans le sentiment
d’une proximité naturelle avec sa personne et avec son histoire, qu’il aurait détruite
en la partageant. L’écriture quotidienne pour lui seul, à lui seul, en lui-même (le
matin de bonne heure), ne se distinguait pas de son monologue intérieur. Les mots
n’entamaient pas une présence à soi libre de toute écoute. Il incarnait l’Être sans

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Autre. Du moins le crut-il longtemps. Nous avons souvent rencontré une telle figure
dans les petits romans de sa Bibliothèque, diaristes secrets, enfants silencieux,
rêveurs sans récits. L’un de ses avatars est le père de Pauline au fond de son palais
camouflé en clinique, ou du moins l’idée que le narrateur du Voyage s’en fait. Et c’est
bien sûr Delancourt tel que Jordane l’imagine. Jordane est à l’auteur de L’indiscret
(titre antiphrastique), puis à son maître sans maîtrise et qui se passe même d’écrire,
ce que son éditeur sera à Jordane.
Pourtant la proximité, l’immédiateté, l’authenticité ne comblent pas notre amateur.
L’absence d’interlocuteur s’enfonce parfois si loin dans les profondeurs de la langue
qu’il semble disparaître à ses propres yeux. Sa gloire sans témoins s’évanouit peu à
peu, pour ainsi dire, avant midi. À quoi bon des vérités invisibles et invérifiables ?
L’expression écrite, au crayon de papier, sur des dos d’enveloppes qu’il n’enverra
jamais, et qu’il glisse dans la couverture d’un cahier d’écolier dont les pages se sont
envolées, ou effacées, ne suffit plus pour que son existence persiste dans son essence
(jusqu’à la nuit). L’authentique présence dans l’autonomie, la création imperceptible,
l’écriture sans lecteur ne “tiennent” pas sans communication et sans reconnaissance.
Sauf que la communication suppose la distance, telle que le référent matériel ou
mental de celui qui parle manque à celui qui l’écoute, comme la possibilité d’une
vérification immédiate du propos de l’interlocuteur. L’échange vital, ou si l’on veut,
le j’ouir de deux parlêtres, ne se fait qu’au prix de l’infidélité, de la trahison, du
mensonge introduits par une telle distance. Vous l’avez dit : le dilemme sera dépassé
par la création, à côté du Jordane “inédiste”, d’un proche qui le lit et qui nous le fait
lire : l’éditeur scientifique qui portera mon nom. Il sacrifie son anonymat pour que
Jordane ne mente pas. Bientôt ce dilemme sera dépassé par Jordane lui-même. Nous
allons y venir. Jordane lui-même, en réalité, tout comme il sentait depuis longtemps
déjà que son journal n’était pas une présence pure privée de ce lecteur venu de
l’extérieur que tout langage implique, se sentait fréquemment, face à lui-même,
comme un étranger dont il avait du mal à pénétrer les intentions et à comprendre les
comportements. La distance était en lui dès qu’il prenait la parole, fut-ce
mentalement. Si bien qu’il avait pu se mentir à lui-même. Mais il ira plus loin dans la
dénonciation de sa mythologie d’un langage intérieur qui ne ferait pas signe, et il
finira, ou il commencera, par la transformation d’un journal “authentique” et privé
de public en roman contractuel (imitant un journal).
J.M. : À un moment, Jordane développe, dans une conversation avec Chantal Doublier, une
théorie du mensonge littéraire : Tandis que l’autobiographie ou l’histoire se réfèrent à une
réalité, et sont donc capables de mentir, le roman en tant que fiction crée sa propre réalité
et ne saurait donc mentir. Mais, en même temps, Jordane conçoit l’idée d’un mensonge
plus subtil qui serait également possible dans la fiction. Il imagine un romancier qui se
réfère par transposition à une réalité concrète d’une manière fausse et pourrait de ce fait
également mentir, par transposition d’une réalité inventée. À la lumière de cette théorie, est-
ce que nous pourrions considérer l’invention de Jordane comme un mensonge ? Ne
pourrions-nous pas dire que la transposition est également susceptible de mentir, car elle
prétend rendre compte – de manière indirecte, certes – d’un événement qui s’est déroulé
dans la réalité, mais pas exactement de la même manière ?
J.-B.P. : La vérité de la fiction n’est pas vérifiable, comme celle du discours
historique, par comparaison avec des référents déterminés, et sa vérité est d’ordre
plus général, anthropologique si l’on veut, c’est celle des paraboles. Ou bien elle est
de l’ordre de la cohérence, et ne tient qu’à ses échanges internes formels et
thématiques, un peu comme un discours scientifique permet d’atteindre le réel par la

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rigueur de ses concepts et le règlement de leurs relations, plus que par l’observation
empirique. En ce sens, l’erreur est possible, mais non point le mensonge. On peut le
dire plus simplement : le romancier n’a de comptes à rendre qu’au monde dont il est
le créateur. Mais il est des lecteurs qui réduisent le roman à la transposition d’une
réalité antérieure, et qui cherchent à ouvrir sur elle, à l’aide d’un trousseau de clés
accroché quelque part dans le texte ou le paratexte, les portes de la fiction. Le roman
redevient un discours historique, reconstituable au-delà de ses figures, vraies ou
fausses. Ils s’empressent de mesurer la part de conformité aux événements qu’ils
connaissent, et de s’indigner des infidélités commises par l’auteur, comme s’il
s’agissait d’un témoignage. De là les rancœurs et procès que l’on sait. Bien sûr, dès
qu’un roman est réduit à n’être qu’une transposition, la réalité revient, et avec elle la
possibilité du mensonge. Ce que propose Jordane dans cette conversation, c’est
d’imaginer un écrivain qui ne chercherait pas seulement à faire croire à ses
personnages, mais aussi à des personnes réelles qui en auraient été les modèles. Il
inventerait un monde, mais aussi l’arrière-monde qu’il aurait simplement transposé.
À ce niveau, il mentirait en effet, puisqu’il y sortirait de l’espace de la fiction
contractuelle. Je trouve cette théorie bien spécieuse, et je ne vois pas en quoi j’aurais
procédé de la même manière en créant Jordane. J’ai inventé Jordane, mais je n’ai pas
inventé son modèle. À moins que je veuille qu’on m’attribue des caractéristiques de
mon personnage qui ne sont pas les miennes en réalité ? Je ne vois pas pourquoi.
Cette “théorie” produite dans une conversation avec une Chantal Doublier, me rappelle
toutefois un livre qui m’avait épaté. C’est l’histoire d’un jeune écrivain qui table sur le
fait que ses lecteurs voient toujours dans un roman une transposition de la vie de
l’auteur, pour s’inventer aussi cette vie. Il fait croire, à travers l’existence de son
héros, un fils de famille frivole et arrogant, qu’il est le modèle de son personnage,
qu’il se cache derrière ce double révélateur, qu’il est lui-même un fils de famille
frivole et arrogant. Il s’attribue une psychologie et un statut social imaginaires. Car il
n’est en fait qu’un Gatsby littéraire, un déclassé blessé. Dans son roman, il ne ment
pas, mais dans l’invention de son auteur, il ment. Il s’agit de Portrait de classe, de
Tobias Wolff.
J.M. : Selon une autre théorie évoquée par Jordane dans L’apprentissage, la parole serait
mensongère et l’écriture serait désintéressée et donc plus autonome et moins mensongère.
Mais ensuite, il renverse la relation et maintenant, la parole serait moins maîtrisée et donc
plus authentique, tandis que l’écriture serait plus maîtrisée et donc plus capable de mentir.
Qu’en pensez-vous aujourd’hui ? Est-ce que cette problématique joue encore un rôle pour
vous et pour votre projet littéraire ?
J.-B.P. : Que de théories chez le jeune Jordane ! Et que de renversements !
L’apprentissage du roman met en effet en scène un renversement (de l’illusion d’une
vérité immédiate de l’intimité, notamment du journal, voire de la conversation, à la
vérité propre aux fictions contractuelles, objets sociaux ludiques, et pourtant d’une
portée… anthropologique), nous l’avons abordé et je suppose que nous allons y
revenir. Aujourd’hui encore il me semble juste, alors que celui-ci est très discutable.
On dirait que, pour Jordane, le mensonge est lié à l’intérêt et à la maîtrise, et la vérité
ou l’“authenticité” à la spontanéité et à l’indépendance (par rapport, je suppose, à
l’interlocution, à la vie sociale). On peut mentir pour le seul plaisir, en toute liberté,
et dire la vérité par pur intérêt, ou sous la contrainte évidemment. De bons orateurs
ont une parfaite maîtrise de l’improvisation et bien des auteurs écrivent sans
réfléchir. Et caetera ! Non, je ne comprends pas. Jordane a-t-il jamais été aussi naïf ?

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Aussi authentiquement naïf ? À moins que cette opposition entre parole et écriture,
avec renversement anti-logocentrique, témoigne de l’influence de ses manuel
scolaires, le Foucault-Derrida ou le Lagarde-et-Lyotard ?
J.M. : Jordane se rend compte qu’il a projeté ses propres problématiques sur Delancourt. Il
pense qu’il s’agissait là d’un mensonge à soi. Il se rend compte qu’il a fait du silence du
maître une manifestation littéraire de non-écriture, alors que celui-ci serait dû à un fait de la
vie privée qui n’a rien à voir avec la littérature. Est-ce que ce mensonge à soi était
nécessaire à Jordane pour écrire ? Est-ce qu’il ne s’agirait pas là d’une espèce de mensonge
littéraire qui serait analogue au mensonge vital de Nietzsche ? Si le mensonge vital permet
de vivre, le mensonge littéraire permettrait-il d’écrire ?
J.-B.P. : Avant le revirement auquel nous allons revenir, Jordane opposa donc
l’écriture du journal intime et celle des œuvres conçues pour la publication et pour le
commerce, serait-ce au meilleur sens. Il crut que la première était plus authentique
que les secondes, surtout lorsqu’elles prônaient la résistance au Système social
(Debord), linguistique (Guyotat), médical ou religieux (Artaud). Mais il opposa même,
plus radicalement, le silence littéraire à la réalisation de livres, voire au désir de faire
signe, oralement ou par écrit. Ses arguments sont remarquablement développés dans
deux essais parus quelques années plus tard : L’adieu à la littérature, de William Marx,
et Les écrivains contre l’écriture, de Laurent Nunez. Ils proposent des explications à la
dévalorisation de l’art du verbe, sinon de la parole tout entière, dans la première
moitié du vingtième siècle. Ce qui nous importe ici, c’est qu’après avoir admiré les
chefs-d’œuvre de Pierre-Alain Delancourt, Jordane fut encore plus fasciné par son
abandon de toute activité littéraire. Il y vit le passage à l’acte de ce que l’écrivain
affirmait dans ses livres : le dégoût du mensonge inhérent au discours, même dans ses
plus hautes ambitions. Racine, Rimbaud, Valéry, Genet, mais surtout des mouvements
acéphales, plus radicaux bien sûr que le surréalisme, dada et l’agraphisme. Cette
interprétation fit l’objet de leurs conversations pendant plus de dix ans, durant
lesquels l’écrivain avait cessé d’écrire. Mais Jordane ne voyait pas à quel point il
projetait sur son ami ses propres préoccupations. Il faisait de Pierre-Alain un Grand
Renonçant (comme disent les bouddhistes, dans de hauts monastères de l’Himalaya,
ou dans l’humble retraite d’une banlieue de béton, d’un pavillon de province, d’un
manoir berrichon) qui s’était opéré vivant de la poésie comme d’une malédiction.
Delancourt se serait libéré du boulet que l’Institution rive à la cheville des forçats du
verbe. Il aurait atteint la sagesse sereine qui ne fait pas de phrases. Le grantécrivain
n’invalida cette hypothèse que très tardivement, à l’occasion d’une conversation
publique, comme si la présence d’auditeurs inconnus l’aidait à échapper à
l’interprétation mythomaniaque de son jeune ami. Il lui rappela que son vœu de
silence n’avait de cause intime qu’un malheur sans commune mesure avec ses
lectures les plus perspicaces, voire les plus sensibles, de ses livres polyphoniques,
palinodiques, stéréophoniques, et de ses lèvres closes. Mais le fait est que ce
Delancourt fantasmatique avait inspiré de nombreux personnages des fictions de
Jordane, de “Vampires dans un miroir” à “Un lecteur averti” en passant par
“Cachemire véritable” et “Service secret”. “Mieux vaut une erreur fructueuse qu’une
vérité stérile”, disait un érudit qui servit de modèle à Proust pour son Bergotte. Et
que serait l’auteur de la Recherche s’il n’avait vu que Anatole France dans Anatole
France, ou que Montesquiou dans Montesquiou ? Quant à Don Quichotte, il sait
parfaitement qu’il se trompe à propos de sa Dulcinée, et qu’il a besoin de ce

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mensonge à soi pour devenir une œuvre de Cervantès, de Borges et de chaque lecteur,
qu’il soit bon ou mauvais.
J.M. : Est-ce que l’on ne pourrait pas dire que ce mythe du silence cher aux romantiques de
l’écriture n’est pas simplement un mythe, mais aussi une mystification ?
J.-B.P. : Bien sûr que c’est un mythe, mais un mythe fructueux ne vaut-il pas mieux
qu’une démystification stérile ? Le silence est bien ce “grand subterfuge” dénoncé par
Blanchot (qui s’y entendait en fait de romantisme, surtout allemand), mais l’idolâtrie
des années structuralistes à l’égard du langage, grand pourvoyeur de conscience et/
ou d’inconscient qui nous assigne “à la vie à la mort”, n’est pas moins déraisonnable,
et comme telle, également passionnante. Mystification, comme tout ce que l’on veut
croire intact du travail de l’engendrement.
J.M. : À la fin de son journal, Jordane récuse l’idée selon laquelle le journal intime écrit par
un non-écrivain serait plus vrai, plus authentique et plus autonome car il ne s’agirait pas là
de la recherche de la séduction et des effets de style. Faut-il voir là un revirement complet,
une révocation des idées que Jordane défendait au début de son contact avec Delancourt
? Quand Jordane affirme vers la fin de L’apprentissage “Plus je pense au public, plus je suis
sincère” (p. 238) ne s’agit-il pas là d’un revirement complet ?
J.-B.P. : Voilà le revirement annoncé précédemment. Comme vous avez pu le
remarquer, je peine un peu à reprendre contact avec les relations de ma jeunesse, les
auteurs et les personnages de La bibliothèque, puis le sauvage et sage supposé
Delancourt, serviteur récalcitrant mais toujours stylé à la cour du prince Sébastien du
Bottin, puis le chercheur un peu fou auquel j’ai attribué ma thèse, Jean-Charles
Mornay, m’inspirant cette fois de Raymond Queneau et de ses Enfants du limon,
mèzalorla, ce revirement, je m’en souviens comme si c’était hier ! A dire vrai, je m’en
souviens d’autant plus que j’ai relu hier ou avant-hier, dans la correspondance de
Jordane éditée par Michel Lhéritier (in Benjamin Jordane, Une vie littéraire, Champ
Vallon, 2008), une lettre de notre homme à un certain Laîné. Voici le texte ! Page 286.
Il s’agit en fait d’une lettre ouverte que j’avais publiée en revue, adressée à Philippe
Lejeune, grand défenseur de l’autobiographique, mais peu importe. Jordane s’en
prend sur un ton acéré, je n’ose dire acerbe, à la conception que le théoricien se fait
du journal intime et du diariste de base : selon le professeur Laîné, rien ne serait plus
authentique, sincère et fiable, que les confidences immédiates du graphomane
lambda, aux antipodes des écrits d’un écrivain professionnel, voué à toutes les
compromissions de style et de pensée pour surpasser les concurrents impitoyables et
séduire le public innocent, ignorant et crédule. Or, écrit Jordane, “Depuis quelques
années, j’ai lu moi aussi (allusion perfide à l’essai de Lejeune) quelques journaux
intimes : celui d’un adolescent en quête d’un père culturel, celui d’un jeune homme
hypocondriaque et ambitieux ; celui d’un veuf coupable mais plus tard séduit et
abandonné, devenant celle qu’il a perdue […]. Or ces déballages sont le plus souvent
confus, maladroits, ressassants, extrêmement et sereinement insincères, parfois
même, j’ose le mot, littéraires au pire sens. Leur intimité est spontanément
stéréotypée, dans la forme comme dans le contenu”. Le lecteur a-t-il compris que
Jordane décrit ici son journal personnel à différentes périodes de sa vie ? Et qu’il se
prépare au revirement qui clôt son apprentissage et l’ouvre à la carrière des Lettres ?
Vous voyez que j’ose le mot de “carrière”, honni de la belle âme démagogique, voire
populiste, du suppôt des journaleux, le fraternel ennemi, le professeur Laîné !
Jordane oppose alors à ces manuscrits “factices et fastidieux” le travail des écrivains
au-delà du métier, qui sacrifient leur vie secrète à la littérature. Eux seuls,

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paradoxalement, apprennent à éviter ses vrais pièges et ses faux prestiges, “eux seuls
n’écrivent pas”. L’éditeur de la lettre y va d’une note en bas de page pour nous mettre
sur la voie de la conversion jordanesque à la fiction : “C’est un diariste impénitent qui
s’adresse ce prêche pour mieux se détacher de sa propre illusion”. Moins illusoire
serait ce que j’ai appelé la fiction contractuelle, grâce à certain colloque de Maxime
Decout. Je préfère ce concept à celui de “feintise ludique”, notamment pour l’accent
qu’il met sur le contrat. “On entre en littérature, poursuit Jordane, dans la nécessité
du commerce, non avec son double imaginaire, mais avec des tiers réels : on
entreprend, on négocie, on échange et on change”. On ne sort pas de la culture
convenue par la base, mais par les sommets. Il cite de grands noms (et pourtant ni
Kafka, ni Green, ni Tolstoï, c’est étrange) : “Les voilà, les modèles pour remanier nos
journaux, et peut-être en faire les romans dont ils sont de fabuleux brouillons”. Le
Vrai, conclut dans cette pseudo-lettre l’apprenti romancier, n’est pas dans le rapport
qui reproduit à l’identique, jour après jour, les mensonges nécessaires à l’être trop
humain, il ne se manifeste, à son gré, que dans le devenir d’une fiction partagée. À ce
moment, pour Jordane, le revirement consiste à passer de la fabulation immédiate au
roman réflexif.
J.M. : Est-ce que la naissance de Jordane ne serait pas le résultat de ses deux idées
contradictoires, c’est-à-dire du silence, œuvre encore littéraire, comble de l’art, Verbe en
puissance, et de la nécessité de la parole, de la communication et donc de la publication ?
Car elle permettrait à Jean-Benoît Puech de garder le silence (en son nom) tout en lui
permettant de publier une œuvre au nom de quelqu’un d’autre ?
J.-B.P. : Oui. C’est tout à fait cela. Encore que je ne garde pas tout à fait le silence,
j’édite, je commente ! Mais je ne me fais entendre, dans le concert littéraire, que
comme le mince filet d’un hautbois, pour accompagner Jordane. À lui le violon, le
démon, la fiction. Je ne suis que le gardien du Tombeau toujours futur, comme dirait
Valéry témoin de Mallarmé (quelle comparaison ! l’auteur de Monsieur Teste et celui
d’Igitur ! mais se comparer aide la modestie à devenir moins fausse).
J.M. : Dans Présence de Jordane (2002), Jean-Benoît Puech révèle qu’il a créé Jordane et
qu’il s’agit d’une supposition d’auteur. Néanmoins, il se plaît à écrire une esquisse
biographique de celui-ci. En fait, dans L’apprentissage le mensonge romantique de la pureté
de l’œuvre non-écrite se trouve remplacé par une vérité romanesque de l’impureté littéraire
incontournable. Reste donc la littérature impure, mais vraie ... qui est un faux ?
J.-B.P. : Absolument. Comme dirait Girard. Mais la littérature, qui compose avec la
littérature ou la bibliothèque, avec la maison d’édition et même avec les marchands
de livres qui ont pris la place de Sainte-Beuve, celle de Du Bos ou celle de Jacques
Benner (mais oui, Brenner ! et combien reste-t-il de modestes libraires ?), n’est pas un
faux. Ou du moins, la littérature qui m’attirait, du temps de Jordane, n’est un faux
que le temps de sa désignation comme tel, ne trompe que pour détromper, pour
neutraliser la formidable et fascinante puissance de la simulation et la gravité
morale, historique, politique de sa dissimulation. Elle va le plus loin possible dans
l’imitation, mais c’est pour construire un original. Elle ne table pas sur le vrai
convenu comme le fait le vrai faux. Bref, elle n’est pas un vrai faux !
J.M. Avec Jordane revisité (2004), le cycle Jordane atteint un nouveau stade, car vous
recevez la lettre anonyme d’un lecteur qui attire votre attention sur une erreur commise par
vous dans votre biographie de Jordane dans le livre précédent. Mais l’information dont
vous disposiez provenait pourtant d’une indication de l’intéressé lui-même. Comment vous
est venue l’idée de cette recherche biographique ? Est-ce qu’elle vient du hasard d’une
incohérence des indications bibliographiques dans des articles précédents sur la

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biographie de Jordane ou est-ce qu’elle a d’autres origines ? Qu’est-ce qui vous a donné
l’idée de ces mensonges biographiques de Jordane ? Quelle en a été la fonction pour vous
?
J.-B.P. : Je n’ai pas prémédité ce livre. J’ai été comme contraint de l’écrire. Lors d’une
séance de débat suivi d’une signature, dans ma librairie préférée d’Orléans, une
lectrice m’a effectivement fait remarquer une petite erreur dans ma biographie de
Jordane, au sujet de son frère, qui n’était pas son aîné mais son cadet. En tant que
psychanalyste, elle devait être particulièrement attentive à ces questions. Personne
d’autre ne s’en était aperçu, à commencer par moi. Cette forme de lapsus ou d’acte
manqué n’a pas étonné. Mais il me fallait me ressaisir, maîtriser cette erreur, et
comment faire autrement qu’en y revenant dans un nouveau livre et en trouvant une
explication ? J’ai alors imaginé que j’avais simplement reproduit une information que
Jordane lui-même m’avait donnée à son sujet, et qu’il m’avait donc trompé. Puis le
soupçon m’est venu qu’il m’avait peut-être fait d’autres mensonges à son propos. Et
j’ai décidé d’entreprendre une enquête pour vérifier ses dires, comme un véritable
biographe. Il me faudrait aussi, bien sûr, comprendre pourquoi, en marge de ses
fictions, leur auteur avait cru bon de s’inventer une vie dont elles se seraient
inspirées. Comme nous l’avons déjà dit à propos d’une conversation que j’avais eue
avec Chantal Doublier, et que vous aviez relevée, un auteur peut vouloir faire croire,
au-delà ou en deçà de ses fictions, à la vie qu’il aurait eue et qui les aurait inspirées.
Peut-être même peut-il s’attacher à cette vie imaginaire autant qu’à celle qu’il
insuffle à ses créatures ? On connaît des exemples de tels mythomanes ou fabulateurs
inoffensifs, inspirant une indulgence amusée, parfois même admirative, plus que la
réprobation, dans l’histoire de la littérature, de Cendrars à Gary en passant par
Chateaubriand-et-Malraux, pour ne citer que des Français, encore que je ne connaisse
pas de cas plus fascinant que celui du génial écrivain populaire allemand, Karl May, le
Tartarin de Dresde. Dans ce domaine du roman d’aventures, je ne peux pas non plus
ne pas citer l’Italien Emilio Salgari, qui ne s’est pas contenté d’inventer le fameux
pirate indonésien Sandokan, mais s’est attribué des exploits aussi rocambolesques.
J.M. : Les mensonges de Jordane font évidemment penser à la fameuse thèse de Platon
dans La république selon laquelle les poètes sont des menteurs, mais ici il s’agit tout de
même d’un mensonge particulier qui concerne toute une biographie et que Jordane a eu
soin de soutenir par des pièces qui servent comme des preuves pour consolider ses
inventions biographiques. Ne pourrait-on pas penser que nous sommes confrontés ici à
une mise en abyme, car en réalité Jordane ne fait rien d’autre que vous-même qui avez
également inventé la biographie d’un auteur supposé ?
J.-B.P. : Je viens de donner quelques exemples d’écrivains mythomanes ou
fabulateurs, mais à la réflexion, je me demande en effet s’il ne s’agit pas plutôt de
fieffés menteurs, du moins pour ceux d’entre eux qui élaborent très consciemment
leurs mensonges dans l’intention de tromper leur lecteur. La frontière est imprécise
entre ceux que leurs mensonges manipulent, si l’on peut dire, et qui y croient comme
des enfants, qui “s’y croient” dirait-on vulgairement, tel Cendrars selon son ami
T’Serstevens, et ceux qui les maîtrisent avec une obstination que l’on peut dans
certains cas considérer comme coupable. Maxime Decout nous dirait ce qu’il en est
d’un Gary. Je savais que Karl May s’était mis en scène dans la plupart de ses romans
d’aventure en Amérique du Nord et au Moyen-Orient, mais lors d’un de mes séjours à
Heidelberg j’ai appris qu’il avait développé, c’est le cas de le dire, tout un système de
documents photographiques, qui accréditaient son invention d’une vie aventureuse
d’explorateur et de grand chasseur, qu’il prononçait des conférences sur ses voyages

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supposés, et qu’il avait aménagé et décoré sa demeure de Radebeul, dans la banlieue


de Dresde, pour donner à son merveilleux mensonge les trois dimensions de la
réalité, avec trophées, costumes flambant neuf ou polis par l’usage et carabines
Henry. Jordane n’en était pas là dans la création fallacieuse ! Il ne prévoyait pas le
formidable commerce de produits dérivés que la propension à la fabulation du
créateur de Winnetou allait mettre en place au fil des années, mais j’ai imaginé qu’il
avait bel et bien acquis chez des antiquaires de nombreux objets de vitrine qui étaient
autant de fausses preuves de ses assertions, lors de nos rencontres, au sujet de la
famille qu’il s’était inventées.
Vous voyez très justement une mise en abyme dans mon attribution au Tartarin
d’Étampes des petits travaux préliminaires, documentation et repérages, auxquels je
m’emploie comme tout romancier, mais je vous rappelle qu’il faut bien distinguer
mon “roman de Jordane”, qui comme son nom l’indique, est une feintise ludique ou
une fiction contractuelle, par laquelle l’auteur ne cherche qu’à suspendre-sans-la
suspendre l’incrédulité du lecteur, son partenaire de jeu, son véritable complice, des
inventions de mon personnage, par lesquelles il voulait m’en faire accroire,
franchement ou subtilement me tromper, moi son meilleur ami ! J’admets que ses
mensonges n’étaient pas bien méchants, ni si nombreux, puisqu’ils ne concernaient
que sa position dans sa fratrie, le grade de son père, officier d’artillerie, et le nombre
d’hectares de la propriété de ses grands-parents entre Étampes et Méréville
(précisément là où Cendrars vécut un temps dans une grange et croisa Cingria à
bicyclette).
J.M. : Ou est-ce que votre idée n’était pas justement le contraire, c’est-à-dire d’étayer la
réalité de votre auteur en construisant autour de lui une controverse sur sa vie, ce qui
augmenterait la ressemblance avec la biographie de vrais auteurs ? Est-ce que la
dénonciation de la version jordanienne de la biographie ne serait pas un moyen de
présenter le premier mensonge biographique, à savoir, l’invention de Puech, comme une
vérité ?
J.-B.P. : Construire une controverse sur la vie du personnage, c’est en effet la rendre
paradoxalement plus vraisemblable. On se souvient de l’âpre polémique soulevée par
une biographie approximative du cher Georges Perec, qui a finalement augmenté sa
vraie vie. Hélas, il n’était plus là pour sourire. En revanche, Nabokov était là pour se
plaindre de la biographie d’Andrew Field, et accréditer celle de Brian Boyd. Quant aux
biographies d’affabulateurs ou de faussaires de leur propre vie, plus elles sont revues
et corrigées, plus elles sont convaincantes. Là comme partout, l’authenticité n’est pas
au départ, mais à l’arrivée, à moins qu’elle ne soit dans la course, inépuisable, à la
biographie définitive. Mais j’insiste, mon invention n’est pas de l’ordre du vrai faux :
la série de mes livres au sujet de Jordane s’inscrit d’entrée de jeu sous le signe du jeu,
du roman, du partage de la fiction sans déséquilibre des avantages, des bénéfices ou
du profit que seul recherche le mensonge. Il ne faut pas confondre les plaisantes
hâbleries du Tartarin de Tarascon, les émouvants arrangements du Gatsby de Long
Island, les fanfaronnades tragiques du René Leys de Pékin, les subtiles mais timides
retouches du Jordane de votre serviteur, mensonges qui n’abusent que des victimes
de papier (d’ailleurs consentantes, si ce n’est provocantes) et qui sont mis en abyme
par leurs créateurs dans des cadres romanesques révélateurs mais innocents, avec les
forgeries à même la vie du formidable réalisateur Eric von Stroheim à Hollywood, ou
de son bouleversant compatriote Joseph Roth. Nous sommes également requis par les

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coupables et par les non coupables, nous avons nos préférences, mais nous faisons la
différence. Jordane est un menteur, mais pas moi!
J.M. : Dans votre rapport de recherche, vous formulez des hypothèses sur les motifs des
mensonges de Jordane. Quand on regarde de plus près, on constate qu’ils se rapportent
surtout à son père, dont il veut améliorer le statut social (il s’avère que celui-ci n’est pas un
officier supérieur de l’armée française, mais un simple employé municipal), mais beaucoup
moins à sa propre personne. Mais pour quels motifs a-t-il jugé bon de donner un statut
social supérieur à son père ?
J.-B.P. : Oui, les mensonges de Jordane concernent surtout son créateur… biologique.
Vous savez bien que ses parents étaient de milieux très différents socialement, qu’il
était le produit d’une mésalliance, et que sa famille maternelle, des bourgeois aisés,
des parisiens parvenus, aux enfants bien élevés pour lesquels il était “le méchant
cousin” à l’intelligence trop critique, méprisait son père qui était de condition plus
modeste (comme ils disent) et ne s’en cachait pas forcément, bien qu’il ait maîtrisé
souvent mieux que ses maîtres les codes du Social. J’ai dit souvent que pour Jordane,
c’était “la lutte des classes à la maison”, ce qui ne vaut que de ce point de vue social, à
peine du point de vue culturel, et pas du tout du point de vue religieux, car ses
parents étaient l’un comme l’autre des catholiques fervents, qui avaient fait un
mariage d’amour. Le capitaine Jordane était sorti de sa condition grâce à l’armée
toutefois, qui a toujours été un ascenseur social pour certains milieux, car il avait été
effectivement militaire de carrière. Mais son fils Benjamin en faisait un proche du
général de Lattre pendant la campagne d’Allemagne, en Forêt Noire puis sur les rives
printanières du Bodensee en 1945, à son État-Major de Bad Schachen précisément,
puis un haut responsable de la collaboration culturelle franco-allemande à Baden-
Baden en 1946-1947, fondateur de l’École de Rote Lache où il aurait même invité
Heidegger devant de vigoureux garçons dénazifiés, en culottes de cuir ou en battle
dress, ce qui n’avait jamais été le cas que dans son imagination, stimulée par les récits
de mon propre paternel, si je puis me permettre cette métalepse avec un lecteur
aguerri tel que vous ! Les violences symboliques ne blessent pas seulement les
pauvres écoliers des collèges techniques, elles s’exercent aussi aux dépens des petits
bourgeois admis dans les Lycées huppés par la République, et même les gosses de
riches à l’École des Roches, car on est toujours le prolo ou le plouc d’un minable qui a
eu plus de chance, ou plus de capital. Ce qui m’a toujours surpris chez Jordane, c’est
qu’il préférait provoquer la révolte en jouant au fils-à-papa frivole et désinvolte,
arrogant, dédaigneux, ce qu’il n’était pas, que se révolter sans complexes contre cette
peu noble engeance. Encore un effet, je suppose, de sa bâtardise sociale, qui
l’empêcha de prendre parti… jusqu’à ce que je lui fasse la leçon, moi qui ne suis pas
comme lui.
J.M. : Au cours de vos recherches il apparaît que Jordane est même allé jusqu’à acheter,
dans des magasins spécialisés, des “pièces à conviction” pour donner des preuves de son
histoire, comme par exemple, ce revolver Lüger qui était, soi-disant, dans la possession de
son père, et que tout cela a été inventé. Ne s’agit-il pas d’une mise en abyme anticipatrice
de ce que vous ferez vous-même dans Jordane et son temps en produisant des pièces à
conviction qui sont également des faux ?
J.-B.P. : Le Lüger est l’arme dont le nom ressemble le plus à Lügner, qui veut dire
“menteur” en allemand. Mais soyons sérieux. Pour le reste, cette fois encore, vous
avez vu juste. J’anticipais, sans le savoir, l’exposition Jordane et son catalogue. Sauf
que tous ces “faux” ne le sont qu’exportés dans le monde de Jordane, alors qu’ils sont
vrais dans le mien (à quelques exceptions près : ses actes de naissance et de décès

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notamment !). Ils ont un très étrange statut ontologique, que je vous laisse le soin de
décrire. J’ai attribué à Jordane, outre quelques souvenirs mentaux, tous ces souvenirs
matériels de mon enfance et de mon adolescence, que j’ai retrouvés dans la maison de
mes parents, à Orléans, lorsque quelques années après le décès de ma mère, nous
sommes venus d’Olivet nous y installer, mon épouse et moi. Pour tout vous dire, j’en
avais aussi conservé dans ma chambre où je revenais régulièrement.
J.M. : Dans Jordane revisité, vous affirmez que vous faites bien la différence entre fiction et
mensonge. Mais cette distinction se fait à l’intérieur d’une fiction sur la vérité de la vie de
Jordane qui est un auteur fictif. La fiction n’aurait-elle pas justement besoin de sa
différence avec la réalité pour se constituer comme telle ? Mais on peut aussi inverser la
relation : la réalité n’aurait-elle pas besoin de la fiction pour s’affirmer comme telle ? Et est-
ce que vous ne vous servez pas des mensonges de Jordane pour affirmer la réalité de votre
recherche biographique ?
J.-B.P. : C’est dans la réalité que je fais la différence entre le mensonge (qui table sur
notre croyance dans cette réalité, qui veut être cru de la même façon que nous
croyons en elle, mais qui nous trompe sur elle) et la fiction (qui ne nous demande pas
de croire en elle, mais de retrouver éventuellement, grâce à elle, nos quatre vérités
au fin fond de nous-mêmes). “Je suis un homme qui croit que le monde extérieur
existe !” disait Gautier, maître du travestissement. Et je suis un homme qui croit à la
réalité. Mais je crois aussi que la puissance du mensonge est beaucoup plus grande
qu’on ne le pense, et qu’il faut le débusquer dans ses retranchements au cœur du
vraisemblable le plus convaincant. Bien sûr, plus je fais de Jordane un menteur avéré,
plus je me donne les moyens de le démentir, et par là de faire croire plus fortement à
sa biographie réelle, telle que j’en rétablirais le contenu par ma recherche — comme
de faire croire à cette recherche dans le même mouvement. Cependant je ne me livre
jamais à de tels ces renversements dans la vie quotidienne. C’est dans la fiction, ou
peut-être plutôt par des fictions (je ne sais comment dire, tout cela se fait
instinctivement) que je montre comment les protocoles de production de la réalité et
d’établissement de la vérité les plus subtils peuvent s’imiter, et comment s’en méfier.
S’en méfier non seulement lorsqu’ils sont simplement rhétoriques, mais même
lorsqu’ils produisent des preuves matérielles, tangibles, identifiables, qui peuvent
toujours être des faux. Inlassablement, il faut reprendre l’enquête, en se
compromettant, en la remaniant, et écrivant d’autres livres et en corrigeant d’autres
entretiens.
J.M. : Mais le narrateur se rend compte que les mensonges de Jordane, les histoires
empruntées avec lesquelles il racontait sa propre vie et les citations qu’il volait dans des
fictions, étaient des sortes de transpositions, des détours pour dire le plus intime. Est-ce
que l’esthétique de la transposition ne serait pas ce mensonge qui dit une vérité qui ne
pourrait se dire autrement ?
J.-B.P. : Bien sûr. Je vais vous donner un exemple. Je viens grâce à vous de relire une
nouvelle de Présence de Jordane, ce qui ne m’était pas arrivé depuis au moins une
quinzaine d’années, car je ne suis pas masochiste. Eh bien j’ai été surpris de sa tenue
figurez-vous, je le dis avec et sans vanité, et surtout du fait que ce pastiche des
romans de Curwood qui ont enchanté mon enfance est aussi une transposition d’un
épisode de ma vie d’adulte et de ce qui s’en est suivi dans l’ordre (ou le désordre)
sentimental et intellectuel. Sans ce pastiche d’un genre très approprié, il me semble,
et sans ce transfert sur les traîneaux à chiens de trappeurs farouches et de squaws
infidèles, qui a favorisé des glissements inattendus vers les miroirs scintillants de la
Baie James, je n’aurais pas pu dire tout ce que j’ai retrouvé absolument intact sur

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leurs rives gelées. C’est la même histoire que celle de La préparation du mariage, à des
décennies de distance, des milliers de kilomètres plus tard, mais la transposition
permet de moins se cacher que dans des confessions, sans être aussi indiscret. Puis
revenant à Jordane revisité, je trouve dans son dernier chapitre cette phrase qui va
tout à fait dans votre sens : “Je m’efforce toujours de faire de la fiction un moyen au
service de l’autobiographie” (p. 153).
J.M. : En fait, vous formulez le soupçon que Jordane, en mentant sur son passé, avait
également eu soin de signaler ses mensonges en même temps. Il utiliserait des
mensonges grossiers qui se signalent comme des mensonges et se révèleraient comme
tels, ce qui fait que le mensonge est supprimé. Est-ce qu’il ne s’agit pas là de la poétique de
la fiction au second degré, car elle révèle son propre mensonge pour le supprimer de cette
manière en même temps, étant donné que tout mensonge qui s’annonce comme tel, n’en
est plus un ?
J.-B.P. : Oui. C’est exactement ça. Peu à peu, je crois qu’il avait senti que je préfèrerais
la puissance de son imagination, et qu’il me la révèle, au pouvoir que lui conféraient
ses mensonges inavoués. C’était choisir la fiction partagée, généreuse, amusante,
contre le couple intéressé mensonge-réalité. C’était comprendre aussi que mon
amitié ne s’embarrassait pas des considérations qui l’avaient complexé dans son
enfance, à la Haute-Porte, chez ses grands-parents, entre ses cousines et ses cousins
au naturel condescendant. Mais ses mensonges n’étaient pas plus grossiers que les
indices par lesquels il les désamorçait, ils se devaient au contraire d’être très fins, à
peine perceptibles. La fiction ne s’annonçait pas, dans son comportement, par des
critères internes, comme c’est le cas dans le récit fantastique, ou dans le pastiche
satirique, mais par une sorte de discret paratexte factuel.
J.M. : Dans Jordane revisité, nous sommes confrontés à un autre type de mensonge qui,
cette fois-ci concerne l’écriture ou bien la dimension esthétique du texte. En fait, la
description des personnages que le narrateur rencontre pour établir la vérité sur Jordane
utilise des clichés et des stéréotypes. Prenons Philippe Leveneur comme exemple, un
éleveur de chevaux rencontré par Puech, et qui est effectivement habillé comme un éleveur
typique et se trouve être doté des traits typiques d’un éleveur (pipe, cheminé, labrador, etc.).
Le cliché sert ici de mensonge esthétique, mais un mensonge qui se signale lui-même. Est-
ce que le narrateur veut mettre le lecteur en garde contre le convenu de son récit ? Est-ce
qu’il veut le mettre en garde contre la suspension volontaire de son incrédulité ?
J.-B.P. : Je désire en effet bien montrer au lecteur que l’essentiel n’est pas dans les
personnages, que l’enjeu n’est pas dans le réalisme de leur évocation, qu’ils peuvent
aussi bien devenir de petites figurines de carton ou des chromos convenus. D’ailleurs
dès la vie même, ne sommes-nous pas souvent de tels stéréotypes ? Mais qui ne
signifient pas grand-chose. Ici, l’enjeu réside dans ce que ces représentations
représentent. Dans leur emplacement sur la scène du drame. Du rôle qu’elles y jouent
comme autant d’éléments dans la représentation. La fiction se signale elle-même
pour montrer qu’elle n’est qu’un instrument au service de la vérité. Mais cette vérité
n’est pas dans la profondeur des analyses psychologiques, sociales, historiques… elle
est dans l’étendue des réseaux signifiants qui se font et se défont au fil de la
recherche.
J.M. : Après c’est au tour d’Yves Savigny de livrer une nouvelle version de la biographie de
Jordane dans Une biographie autorisée (2010). En fait, Savigny n’écrit-il pas plutôt le roman
de la vie de Jordane au lieu d’écrire sa “véritable” biographie, et ne pourrait-on pas dire que
cette version romancée de la vie de Jordane correspond au cliché ou au mythe de l’écrivain
et serait par conséquent un mensonge esthétique ? Quel a été le motif pour vous, de mettre

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la biographie deux fois entre guillemets, de marquer doublement son inauthenticité, tout
aussi bien quant au contenu qu’à la forme ?
J.-B.P. : Certes, la biographie de Savigny est romancée, mais dans un sens bien
particulier. Il ne s’agit pas de lui conférer un statut romanesque en fonction de son
contenu, car elle n’invente rien. Sa nature romanesque est purement formelle : elle
emprunte au roman certaines techniques de narration qui sont exclues du récit
historique, par exemple la focalisation interne, et elle se soucie un peu de son style.
C’est tout ! Par ailleurs, je viens de le dire, je n’ai pas vu dans cette biographie une
illustration du “mythe de l’écrivain”, tout au plus une accumulation de traits
caractéristiques d’une époque —celle des Trente Glorieuses — qui n’est pas propre à
la vie d’artiste, à sa trame et à ses drames en kit, costumes, masques et maisons sur
mesure, bref, à ses caractéristiques convenues, magnifiées voire mythifiées. Donc si
j’y reconnais une intention esthétique, en revanche je n’y perçois pas le moindre
mensonge de la part de Savigny. Et s’il signale une ou deux falsifications factuelles de
la part de son héros, c’est pour les banaliser. Non, décidément, je ne perçois pas
d’inauthenticité dans le recours d’une biographie aux formes du roman. Tout
monologue intérieur de Jordane est fondé sur des documents objectifs, journal et
correspondance. Qu’il soit mieux tourné que ses propos intimes n’a rien des tours et
détours d’un menteur. Ils ont été tenus. Naturellement, à la fin, je révèle une
inauthenticité incontestable de cette biographie, en tant qu’elle serait celle de
Jordane, puisqu’il n’existe pas. Mais si elle était un essai pour écrire la mienne, le fait
qu’elle soit attribuée à un autre, moi qui ai passé toute ma vie à ne pas me résoudre à
mon identité, en altèrerait-il l’authenticité ?
J.M. : En fait, la biographie de Savigny n’est pas aussi conventionnelle qu’elle en a l’air, car il
commet volontairement quelques infractions au code générique en utilisant par exemple
une focalisation interne qui lui permet, comme dans un roman, de présenter les pensées
intimes de Jordane. Nous sommes confrontés à un jeu avec les perspectives et les
focalisations contradictoires que nous rencontrons également dans le cadre des romans
de Jean Echenoz par exemple. Est-ce qu’il s’agit, pour vous, d’une rupture de l’illusion
biographique qui révèlerait justement le mensonge de la biographie conventionnelle où
l’auteur feint de se tenir strictement à l’extérieur ou bien voyez-vous ce jeu avec les
focalisations plutôt comme relevant d’une esthétique ludique ?
J.-B.P. : Le jeu avec les focalisations contradictoires, réactualisé avec un talent
admirable par Jean Echenoz, est vieux comme le monde. La biographie positiviste, qui
est une forme du discours historique lorsqu’il a prétendu à la scientificité pour
s’imposer d’une autre manière que la Tradition, n’est pas plus conventionnelle que la
biographie romancée et ses focalisations (ou sa mimésis dialogique, pour prendre un
autre exemple d’importation formelle proscrite par les savants). Oui, je ne fais que
jouer avec toutes ces formes, mais l’esthétique ludique reste un instrument littéraire
dans la poursuite d’une psychanalyse, ou d’une sociologie, et même d’une physiologie
qui m’importent autrement, et qui ne sont pas de la littérature. Ma parole ! Quelle
dénégation !
J.M. : Avec Le roman d’un lecteur (2013), vous reprenez la conception de la Bibliothèque d’un
amateur. Dans votre postface, vous opérez une distinction entre le jeu (de théâtre) et le
mensonge, qui selon votre formule, reprend la définition de l’hypocrisie par La
Rochefoucauld. “Le mensonge dites-vous, est un hommage que le discours rend à la vérité :
ni lui ni elle ne se dénonce en s’énonçant. On ne joue pour de bon qu’au théâtre, ou en
mentionnant bien, sur la première page du livre qu’on publie, qu’il s’agit d’un roman.” Or, ne
pourrait-on pas penser que la création d’un auteur fictif qui apparaît pour de bon sur la
couverture de vrais livres réels relève également d’un mensonge qui rend hommage à la

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vérité ? Quelle est la différence entre le mensonge et la création d’un auteur fictif, que l’on
accompagne de tout un univers avec des livres, des critiques, des sociétés d’amis et des
catalogues d’exposition ? Est-ce qu’il s’agit d’une “fiction invisible”, un peu à la manière du
“théâtre invisible” d’Agusto Boal ?
J.-B.P. : La création d’un personnage d’auteur n’est un mensonge que s’il n’est pas
présenté comme ce qu’il est : une fiction. Certes, je fais en sorte que mon personnage
soit le plus vraisemblable possible, donc qu’il apparaisse sérieusement non seulement
dans le texte, mais aussi dans le paratexte en deux dimensions : couvertures,
photographies, ou en trois : expositions à Paris puis à Dijon. Au théâtre, le
personnage a même un corps. Rien n’est plus fascinant que le corps de l’acteur
lorsqu’il en incarne un autre. Je prêterai peut-être un corps à Benjamin, un jour ou
l’autre. Je lui ai déjà prêté l’image d’un corps, puisque j’ai publié des portraits de lui.
Mais l’image n’est pas le corps. Sauf que le corps n’est pas le corps non plus, sur la scène
en tout cas. Et dans la vie, Grand Dieu, quel menteur ! Mais je le redis, je tiens à
présenter mon personnage comme une fiction. Plus l’imitation est parfaite, plus sa
désignation comme telle entraîne la réflexion recherchée. Je cherche l’indice le plus
infime et le plus puissant à la fois, qui soit le moindre signe de l’imitation. Le mot
“roman” est trop visible. J’ai mis en place divers substituts, internes et externes.
Finalement, l’indice est peut-être mon nom propre lui-même, entier ou dispersé dans
l’ensemble. Il serait synonyme de fictif. En aucun cas je ne voudrais créer une
mystification qui dure au-delà du temps de sa réception. Ce serait un manque de cette
politesse qui est l’essence du roman. Ce genre, dont on dit parfois qu’il défie toute
règle, fait la police de l’imagination, qui est une menace pour la vie sociale dès qu’elle
redevient tromperie, trahison, mensonge originel.
J.M. : Votre postface porte un titre clair dont le lecteur n’appréciera l’ambiguïté que plus
tard. Car le titre “Adieu, roman !” peut se référer au Roman d’un lecteur que nous venons de
lire et en même temps à la profession de foi poétique du narrateur qui fait ses adieux au
roman qu’il se croit, ou du moins qu’il se dit, incapable d’écrire. Pourquoi cette postface, qui
relativise voire rabaisse les récits précédents à des manifestations de l’incapacité d’écrire
un roman ?
J.-B.P. : Mais ils en sont bel et bien ! Ce n’est pas une coquetterie, c’est une
“poétique”, en effet, qui essaie tout de même de montrer que la littérature ne se
réduit pas au roman, ou même que l’aveu de l’incapacité d’en poursuivre un sur des
milliers de pages peut à sa manière devenir romanesque. J’ai eu d’autres modèles que
Les Thibault tant aimés dans mon adolescence ! Les Fictions de Borges et La bibliothèque
de Jordane ! Et la déploration est un genre comme un autre, qui peut légèrement
rehausser la défaite ! Voir les Grecs.
J.M. : Est-ce qu’il ne s’agit pas là d’une tentative d’obtenir une authenticité esthétique grâce
à un autre type de l’écriture transparente ou de la transparence de l’écriture qui révèle les
conditions d’écriture, les capacités et les limites de son auteur ? Et cela à un autre niveau
narratif que celle que Roland Barthes a relevé chez Camus dans Le degré zéro de l’écriture ?
J.-B.P. : Oui. C’est exactement cela. Vous dites d’une autre façon ce que je viens
d’essayer de dire. Cette notion de transparence rend très bien compte de mon
intention (car pour une fois, j’en avais une). D’autres ont parlé de “ligne claire”,
pourquoi pas ? Pour désigner des choses plus tarabiscotées !

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J.M. : Mais tandis que l’écriture de degré zéro existentialiste se rendait transparente pour
exposer l’épaisseur de l’existence, chez vous, il s’agit d’exposer une autre épaisseur qui se
cache derrière, l’épaisseur d’une existence réelle et individuelle de l’auteur ?
J.-B.P. : Je ne serais pas mécontent que la démarche un peu systématique des
premiers livres, qu’elle fût concertée ou non (elle ne l’était pas, mais qui me croira),
devienne plus existentielle ! Mais vous voyez, l’existence ne précède pas l’essence,
comme disait un fameux mystificateur : elle n’apparaît qu’avec le Temps.
J.M. : En 2017 vous poursuivez l’immersion de Jordane dans la réalité en publiant Jordane
et son temps (2017), le catalogue d’une exposition sur Jordane. Ce catalogue fait référence
à des objets divers ayant appartenu à Jordane, mêlés à de courts extraits de sa biographie.
Il décrit des livres de sa bibliothèque, mais il présente aussi des photographies de sa
montre, de ses jouets d’enfant, et même de son petit théâtre portable. Il contient des
extraits de lettres et de cartes postales de ses parents et de ses amis. Est-ce que cela
représente pour vous un pas plus loin dans l’immersion de Jordane dans la réalité, tout en
créant un véritable simulacre qui – à la différence d’une simple représentation – se
substitue à la réalité ou bien devient une réalité lui-même ? Contrairement aux mots qui
sont, selon la typologie proposée par le sémioticien Charles Sanders Peirce, des signes
symboliques, où la relation entre signe et objet est arbitraire, la photographie est un signe
iconique où l’objet et le signe se ressemblent. Ceci a des conséquences pour le mensonge,
car il est évidemment beaucoup plus facile de mentir avec des mots qu’avec des
photographies ou des films. Est-ce que le choix de photographies ne correspond pas, pour
vous, à une tentative d’ancrer davantage le personnage de Jordane dans la réalité ? À lui
conférer une véritable existence dont les photos sont à la fois la trace, le témoignage fidèle
et la preuve ?
J.-B.P. : Dans cet art toujours plus pointu de la vraisemblance, la photographie est un
adjuvant précieux. Il m’a servi dès le cahier iconographique de Benjamin Jordane, une
vie littéraire. J’ai de la chance que mes éditeurs, Patrick Beaune et Paul-Otchakovsky-
Laurens, aient accepté cette intrusion du roman-photo (“vulgaire littérature de
consommation” ! dirait le professeur Adorno) dans le Texte d’avant-garde
(“littérature de recherche sophistiquée”, dirait le professeur Prager). Je me sers
naturellement de cette fameuse propriété de la photographie : témoigner que “cela a
été”. D’ailleurs cela a effectivement été. Sauf que j’ai changé les noms. Mais au fond,
changer les noms ne change rien, si l’histoire reste la même, et sa morale. Certains
objets sont des souvenirs personnels, pas seulement de l’enfance et de l’adolescence,
bien qu’elles aient ma préférence parce que la conscience y était plus résistante que
dans la jeunesse à tout asservie. D’autres sont des faux, en effet, que j’ai réalisés avec
l’aide d’un artiste dans le genre, dont je dois taire le nom ! J’ai tout attribué à mon
vicaire, BJ. Faux actes de naissance et de décès, faux manuscrits et entre les deux,
faux livres et montages photographiques. Mais ces faux sont dénoncés
simultanément, nous allons y revenir, encore une fois, dans un instant.
J.M. : On rencontre des erreurs dans les photographies. Par exemple, une photo montre un
texte que Benjamin a écrit à l’école, mais nous voyons clairement la signature de “Jean-
Benoît”. Vous procédez même par la production de véritables falsifications de documents,
quand vous photographiez l’acte de naissance de Jordane. Est-ce que, par-là, vous vouliez
signaler au lecteur qu’il s’agit d’un faux, un peu comme l’avait fait Jordane en signalant
ouvertement la falsification de sa biographie ?
J.-B.P. : Les faux documents sont vraiment indécidables. Mais juste à côté d’eux, en
effet, et ce n’est pas par erreur, au contraire, j’ai déposé méticuleusement des indices
de fictionnalité. Vous en avez repéré un, que je souhaitais plus discret. Il y en a
d’autres ! Cherchez bien ! Revoyez par exemple le n° 187. Par là, je voulais signaler au

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lecteur qu’il s’agissait d’un mensonge, tout à fait comme l’avait fait Jordane en me
signalant ouvertement la falsification de sa biographie.
J.M. : En plus, nous assistons à un mélange entre fiction et réalité, car vous attribuez à
Jordane des œuvres que Jean-Benoît Puech a publiées en son propre nom. Cependant,
tandis que ce procédé peut encore s’expliquer par la nécessité de créer un monde fictif
cohérent, ce qui est plus problématique, c’est que Jean-Benoît Puech figure aussi dans les
entrées du catalogue sous son vrai nom comme auteur de textes critiques et littéraires et
que des auteurs comme Louis-René des Forêts y figurent à leurs vrais noms et en même
temps à leurs noms fictifs, comme par exemple, Pierre-Alain Delancourt. Dans vos livres,
ceci est le même cas pour Gérard Genette, Roland Barthes ou Michel Foucault. Et il y a
même une photo où vous figurez en même temps que Jordane. Pourquoi ce mélange entre
noms fictifs et noms réels ?
J.-B.P. : Il est bien naturel que je me trouve sur des photographies à côté de Benjamin
puisque dans la fiction, nous sommes censés avoir été amis. La première de ces
photos se trouve dans le cahier iconographique de Benjamin Jordane, une vie littéraire,
et la deuxième est le n° 265 du cahier de Jordane et son temps. Quant à la présence, dans
les index, de Louis-René des Forêts et de Pierre-Alain Delancourt à leurs noms
respectifs, elle n’est pas là pour déstabiliser la cohérence. Elle est là pour faire croire
que le deuxième n’est pas seulement une transposition du premier, et lui conférer
une existence propre, au même niveau diégétique. C’est en effet le cas pour plusieurs
autres personnages, notamment Blanchot, presque à côté de Blot. Dans la fiction, il
importe que les personnages aient une place de même importance que celle des
personnes réelles. Mais dans la réalité, ce ne seraient que d’amusantes métalepses
auxquelles à votre place, je n’accorderais aucun crédit. Ou seulement pour rire, le
temps de revoir l’aimable Rose pourpre du Caire ou de relire le génial Tlön, Uqbar, Orbis
tertius.
J.M. : Vous venez de publier La préparation du mariage (2021). Pourriez-vous nous dire ce
que ce roman représente pour vous ? Est-ce qu’il s’agit là du fameux roman réaliste dont
vous avez avoué rêver dans le Roman d’un lecteur ?
J.-B.P. : Ce n’est pas un roman, ce sont des souvenirs. C’est la suite d’un petit récit qui
me tient particulièrement à cœur, que j’ai publié il y a trois ans à compte d’auteur et
hors commerce, Une adolescence en Touraine. Comme son titre l’indique, il raconte mon
adolescence à Chinon, près de Tours, où j’étais en pension chez un oncle, de
septembre 1962 à juin 1963, l’hiver où la Vienne a été gelée de la source à
l’embouchure. La Vienne ! La Source ! La Bouche ! Je raconte des événements dont je
me suis souvent inspiré dans mes livres, dès le premier. La préparation du mariage est
aussi intime, mais en voyant le volume qu’il prenait, j’ai compris que je ne pourrais
pas me charger moi-même de la publication comme je l’avais fait pour L’adolescence.
J’ai changé les noms. Dickens m’a conseillé de donner le tout comme “Souvenirs
intimes de Clément Coupèges”. Je veux dire de changer aussi le nom de l’auteur. Je
l’ai envoyé à POL qui m’a proposé de le publier. Mais en le relisant, j’ai été saisi de
scrupules divers et j’ai tout annulé. J’étais très abattu. Puis j’ai censuré plus d’une
trentaine de pages, j’ai écrit à l’éditeur une rétractation de ma rétractation et il a
accepté cette nouvelle version. À aucun moment je n’ai considéré ce texte comme un
roman, comme la construction d’un monde autonome, avec son architecture et son
évolution propres, des significations qui ne dépendent que de relations internes, où
l’imagination du contenu, et surtout de la forme, l’emportent peu à peu sur le
matériau brut. Je n’ai fait que raconter en m’aidant de mon journal intime. Mais cela
m’a permis de constater qu’il y avait une sorte de logique, de plan, et même de sens,

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dès la vie elle-même. Je n’ai fait cette fois que la recopier. En relisant le livre, c’est-à-
dire cent ans après la rédaction (puisque le livre est pour son auteur un accélérateur
temporel, une mise à distance redoutable mais efficace) il m’est apparu qu’il y avait
même une sorte d’équilibre de l’ensemble, ou du moins de rétablissement régulier
des fréquents déséquilibres, aussi bien au niveau psychologique que formel !
Évidemment, dans un rapport autobiographique, se pose la question du mensonge
possible. Eh bien dans ces 500 pages, si mensonge il y a, en vérité je vous le dis, ce
n’est que par omission. Ou plus exactement, par une autocensure dont je me félicite.
Que de tergiversations ! Mais tout est bien qui finit bien !
J.M. : Quand vous parlez, dans un chapitre qui se trouve au centre du livre et qui s’intitule
“Parenthèse”, de la façon dont le narrateur autobiographique essaie de composer avec des
événements pénibles en comparant son histoire avec d’autres personnes qui ont vécu
quelque chose de justement comparable, on croit comprendre que l’imagination et l’écriture
ont, pour vous, un effet thérapeutique. Est-ce que vous pensez que la littérature peut avoir
cette fonction psychologique pour l’auteur et le lecteur ?
J.-B.P. : Oui, je le pense, et c’est bien pourquoi j’ai écrit ces souvenirs. Leurs
transpositions antérieures m’avaient déjà apaisé, mais il faut croire que ce n’était pas
suffisant puisque cette fois je voulais tout raconter au premier degré, comme j’avais
fait dans Une adolescence en Touraine. De plus, plusieurs lecteurs et lectrices de ce petit
livre m’en avaient parlé d’une telle façon qu’il me semblait que je devais continuer
dans cette voie nouvelle. Oui, pour moi, la lecture a un tel effet thérapeutique.
Albertine disparue m’a beaucoup apporté pendant un deuil très pénible. Je n’avais plus
d’autre interlocuteur que le Narrateur, au fond. Et tant d’autres romans m’ont
aidé, dans des circonstances presque aussi pénibles. Non seulement Kafka, mais des
auteurs mineurs ou très inattendus. Et je pourrais citer aussi de nombreux essais qui
m’ont soutenu de la même façon, par exemple les livres de Marthe Robert et de
Michel de M’Uzan, que j’ai rencontrés plusieurs fois lorsque j’allais chez leurs voisins,
les Lambrichs. Sans parler de Freud, de ses idolâtres et de ses détracteurs (Nabokov
toujours) ! Je précise que cet effet n’est pas seulement de l’ordre d’un dialogue avec
l’auteur, même inconnu mais plus vivant que bien des proches, et dont je sens
l’écoute attentive et bienveillante de mes élucubrations à travers les siennes. L’effet
est aussi d’un ordre supérieur, qui est, par la lecture, l’entrée dans la communauté
des lecteurs de ces livres, une sorte de communion dans l’inconnu. C’est parler avec
eux, comme avec vous, qui m’apprend à m’exprimer un peu moins maladroitement.
Sans tout ce monde je ne suis que mensonges.
J.M. : Le chapitre où vous expliquez le principe de votre poétique de la transposition suit
immédiatement le chapitre qui raconte les déboires du héros à la recherche de la
ressemblance. Malgré la critique du narrateur à l’égard de son héros, est-ce que vous ne
pensez pas que les deux attitudes se basent sur le même principe de l’équivalence et que le
personnage de Clément, dans la vie, ne fait rien d’autre que le narrateur Coupèges dans
l’écriture de son roman, ou vous-même dans vos fictions (ou celles attribuées à Jordane), à
savoir chercher, grâce à l’imagination, des similitudes entre des personnages et des
événements, des lieux et des temps — ces fameux scénarios — pour revivre, dans une autre
forme, le vécu ?
J.-B.P. : Le chapitre dont vous parlez n’est pas par hasard le chapitre central d’un
livre qui se présente, par ailleurs, comme plus narratif qu’analytique. Mais cette
question est la plus difficile de toutes celles que vous m’avez posées dans cet
entretien, et je vous demande de me pardonner si je n’y réponds pas tout de suite. Je
n’avais pas pensé à cette équivalence, à cette ressemblance-là. Comme dit Sophie à la

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fin du livre : “Il faut que je réfléchisse”. J’entends d’ici Jordane, Prager, Savigny et les
autres qui ricanent dans les coulisses : “Cette fois, il lui a rivé son clou !”. Quels
auditeurs impitoyables !
J.M. : L’attribution d’une œuvre à un écrivain fictif ou bien la création d’un livre-hommage et
d’un catalogue d’exposition avec des photos etc., ne relèvent-ils pas du mensonge ? Car il
ne s’agit plus d’une fiction purement littéraire, mais de l’affirmation d’une existence réelle
avec un nom, une œuvre, une biographie et des témoignages.
J.-B.P. : … “que tout revienne à l’Autre”. Il faut un démenti minimal mais puissant
pour neutraliser le pouvoir du mensonge. Souvenez-vous de vos leçons de jiu-jib-
su (ou jitsu ?) : on apprend autant les passes qu’à ne pas s’en servir. Quant à ne pas se
tromper soi-même, cela dépend des entretiens avec cet autre que j’ai dit, et qui n’aide
à dire vrai que dans la mesure où il n’est pas un double, un simple semblable. Le
public en est un autre avatar.
J.M. : Est-ce que cette création non seulement d’un écrivain fictif mais de tout ce qui fait
aujourd’hui partie de la fonction d’écrivain constitue une critique de la notion de l’écrivain,
une démonstration du fonctionnement du discours d’écrivain ou même du discours
littéraire avec tous ses composants ?
J.-B.P. : C’était mon idée de chercheur au C.N.R.S, mais je vous rappelle que c’étaient
aussi, pour le chercheur au J. B. P., des moyens d’expression, de communication, voire
de création de sa petite personne dont il doutait trop (et qu’il aimait trop) en dehors
des mots.
J.M. : Est-ce que la supposition d’auteur ne serait pas une troisième voie entre “la terreur”
d’une théorie qui prône la mort de l’auteur d’une part et la terreur concrète que peut exercer
parfois “le retour de l’auteur” d’autre part, par exemple dans une autofiction pratiquant le vol
(ou bien parfois même un viol de l’intimité et) de la vie des autres ?
J.-B.P. C’est bien de cela qu’il s’agit. Plus terrifiante encore que la “mort de l’auteur”
à la Barthes, qui n’excluait pas le lecteur, même désincarné, et que les
“biographèmes” ne tardèrent pas à amender, avec la souplesse papelarde du grand
théoricien supposé mais subtil, dont la passion primordiale était “la peur” et qui
sentait le vent tourner (je suis injuste, il devenait tout simplement plus courageux),
planait dans les hauteurs de l’espace littéraire la théorie blanchotesque et funeste de
la disparition de l’auteur, de la disparition du lecteur, et même de la disparition de
l’œuvre, et même de la Littérature, de la disparition de tout sauf de ses livres chez
Gallimard et de son nom sur leur couverture. Et puis plus terre-à-terre patrouillaient
les partisans de la productivité-dite-texte ou du procès-sans-sujet. Bref ! Le spectre
blanc et le sceptre rouge. Pour vivre encore heureux, les meilleurs vivaient cachés
(pensez à Henri Thomas dans ses îles, à André Dhôtel sur le plateau de Mazagran, à
Bruno Gay-Lussac déjà nommé, à tant d’autres exilés des années Tel Quel). À la
Libération, dans les années 1970, l’édition pressentit et encouragea le retour du Moi
et celui de son monde, sur lequel il allait fondre comme un rapace. “Je t’ai pris ta
boue et j’en ai fait de l’or”, répondaient aux plaignants les prédateurs de haut vol (de
vie), hors d’atteinte en vertu de l’Indépendance de l’art. Terrifiants tout autant, en
effet, peut-être davantage ! Il fallait filer sur une troisième autoroute, pour autant
qu’on désire une place au soleil. Mais qui n’en voulait pas ? Qu’il s’avance et qu’il
parle ! Il suffit qu’il le dise pour qu’il soit grillé.
J.M. : Ceci nous amène à une dimension de votre œuvre que nous n’avons pas encore
évoquée. Cette dimension apparaît peut-être encore davantage quand nous comparons
votre approche avec celle de l’autofiction. Dans les deux cas, il s’agit de l’écriture de soi,

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mais tandis que l’autofiction indique tous les détails de la vie réelle avec tous les
personnages “en clair” y compris les noms et les vies des personnes qui entourent l’auteur,
vous choisissez un procédé diamétralement opposé, car vous transposez tous les
éléments, à savoir, les personnages, les événements, l’époque et les lieux. L’exemple montre
que la conception esthétique d’une œuvre comporte également une dimension éthique.
Est-ce que vous avez été conscient de cette dimension quand vous avez commencé la
création de Jordane et de son monde ?
J.-B.P. : Les textes dans lesquels je me mets en scène comme ami et éditeur de
Jordane sont bien des autofictions, mais que je dirai minimales, car j’ai changé tous
les autres noms, de personnes et même de lieux, pour attenter le moins possible à la
vie privée des modèles éventuels. Pour Jordane revisité, qui est l’une de ces fictions où
je joue un rôle, j’ai réécrit un chapitre après qu’une amie impliquée, et peut-être
compromise, à qui je l’avais donné à lire, m’en a fait la demande. Pour la première
version de mon témoignage sur Louis-René des Forêts, que je lui avais fait lire en
manuscrit et qui lui avait déplu, j’ai tout recommencé pour en faire un “roman”, d’où
le titre définitif : L’apprentissage du roman. Louis-René des Forêts, roman, en revanche,
n’est pas une fiction, j’ai rétabli les noms, mais entre-temps Louis-René n’était plus
hostile à la publication sans modifications, je l’ai dit. La préparation du mariage raconte
sans les détours habituels mes souvenirs de 1974 à 1994. Mais comme je ne pouvais
consulter tous les modèles, j’ai changé les noms et surtout retiré une trentaine de
pages qui me semblaient trop intimes, sinon préjudiciables, à trois personnes dont je
parle forcément : je l’ai dit aussi.
Lorsque mes autres récits ne sont pas d’imagination pure, mais d’inspiration
autobiographique, je prends un grand plaisir à transposer le plus possible, dans
l’espace et dans le temps. Dans la plupart des cas, l’imagination reprend peu à peu le
dessus et je vois s’animer sous mes yeux un film inattendu, c’est épatant ! Nous voilà
projetés chez des réducteurs de tête dans la Forêt vierge de Nouvelle-Calédonie, ou
dans une base secrète de néo-nazis sous l’Antarctique, ou chez les vampires de
Kaltipa au temps de Dracula ! Pas de procès en perspective. L’idée que des proches, ou
même de moins proches, pourraient se reconnaître dans ce que je fais me paralyse. La
fiction, je l’ai dit, est pour moi une forme de politesse. Elle est faite pour servir les
rapports sociaux, non pour les dégrader. Comme vous voyez, je suis béatifiable,
d’autant plus que je connais le Mal !
J.M. : Nous retrouvons la même problématique dans l’interprétation que donne Jordane à
la retraite de Pierre-Alain Delancourt. Car Jordane croit que Delancourt a une conception
pure de la Littérature qui l’aurait incité à se retirer de la littérature comme communication et
comme marché littéraire. Ainsi le silence, la parole muette serait l’expression la plus
parfaite, par la négation de la communication, de l’idée d’absolu littéraire. Or, comme
Jordane n’a encore rien écrit, il ne pourrait pratiquer l’écriture du silence, car chez lui, ce
silence-là ne ferait pas signe. Il conçoit donc l’idée de créer un écrivain. Est-ce que la même
chose ne vaudrait pas pour vous ? Entre les deux extrêmes d’une littérature absolue et
authentique d’une part et une littérature commerciale et inauthentique de l’autre, entre le
silence et le bavardage, la création d’un écrivain à qui on délègue l’écriture ne serait-elle pas
une solution qui permettrait à la fois de garder et rompre le silence, une poétique de la
déconstruction du silence et du bavardage ?
J.-B.P. : Oui. C’est exactement cela. Mais à la fin de sa vie, au cours d’un séjour à
Lisbonne, Jordane inventait encore un écrivain. Voyez le numéro 279 du Catalogue.
Vincent Vallières n’aurait publié que des romans populaires, des pavés pour les
plages, tachés de crèmes grasses aux odeurs exotiques, des best-sellers aux
couvertures coruscantes (bref, cette littérature de consommation que le professeur

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Adorno, ou notre auteur imaginaire, dans son adolescence mallarméenne,


paulvaléryenne et blanchochotienne, destinait au pilon), mais au cœur desquels il
aurait dissimulé, à l’aide d’un code secret, les récits les plus purs de la prose du
monde. Encore un apologue ! Vallières était sorti par l’intérieur des signes, il avait
retourné comme un gant le commerce, et la lettre volée, ou l’Être dévoilé, reposait
gentiment au milieu des factures. Si l’on sait déchiffrer un tel code secret, on se
moque pas mal du marché littéraire.
J.M. : Quand on regarde votre création du monde de Jordane, elle est complète. Il contient
des textes littéraires, des critiques, des correspondances, des sociétés d’amis de l’écrivain,
des catalogues d’exposition etc. Cependant il manque une seule chose : Jordane n’a jamais
donné d’entretien. Est-ce que nous pouvons considérer que maintenant, c’est fait ?
J.-B.P. : Je vais me contredire et vous répondre OUI !

AUTEURS
JEAN-BENOÎT PUECH
Écrivain

JOCHEN MECKE
Universität Regensburg

Revue critique de fixxion française contemporaine, 22 | 2021


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Carte blanche

Revue critique de fixxion française contemporaine, 22 | 2021


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Vie de Cléobule, hérésiarque


Pierre Senges

1 En Asie Mineure ou à Alexandrie, au second siècle de notre foi, quand Basilide faisait de
l’univers une improvisation téméraire et mal intentionnée d’anges déficients, Cléobule
ambitionnait, avec une singulière détermination, de figurer au catalogue des
hérésiarques mineurs – ou même majeurs, après tout. Il y pensait la nuit, au cours de
rêves envoyés par un dieu exagérément flatteur, déjà absconditus et trompeur à sa
manière (chacun son style) ; il en rêvait le jour et son rêve prenait alors la forme de
démonstrations solides et sans relâche faites en présence d’un seul auditeur vite épuisé
(selon une expression empruntée à un imitateur d’Horace, il avait tôt fait de vider son
sac d’écoute) ; il en rêvait au cours de périodes intermédiaires, androgynes, ni jour ni
nuit, de grasses matinées passant pour méditatives, pour le comble d’une retraite
studieuse.
2 On ignore la date exacte de sa naissance : la connaître serait suspect si l’on songe à
toutes ces approximations d’état civil au second siècle, les bibliothèques parties en
fumée, les papyrus reconvertis en bourre de selle et les agents de l’administration
essentiellement consacrés au service de l’annone, à la distribution des soldes pour des
mercenaires perdus au fin fond d’un désert où Rome a réussi à planter son enseigne. On
admet en général, par courtoisie, qu’il voit le jour “quelque part” vers Pergame et
“quelque part” vers 100 après Jésus-Christ, mais l’une et l’autre de ces précisions
imprécises semblent être le résultat d’un pari fait un soir de Côtes de Gascogne entre un
spécialiste et un autre spécialiste, à l’aide d’une carte Michelin et d’une paire de dés –
l’élément le plus authentiquement romain. Peu importe, finalement, Pergame ou
Sinope ou l’une ou l’autre des Troies éparpillées partout à l’est d’Istanbul, là où il y a
des restes de murailles : on voit apparaître Cléobule pour la première fois sur un âne,
comme Jésus à son époque, jeune encore, plus ou moins beau selon des critères
désormais révolus, imberbe, le teint clair, presque blafard par contraste avec le gris
fusain uni de son âne, et maigre avec de gros genoux comme ceux d’un adolescent, les
os des omoplates si fins, paraît-il, “on voyait le jour à travers” (Clément d’Alexandrie,
Stromateis). Plus tard, à Rome, en route vers Rome puis hors de Rome en la fuyant à
bride abattue, sur le dos d’un âne, à la fois le même et un autre, revoilà Cléobule ; les
témoins croient le reconnaître, au teint mat presque noir comparé à la blancheur de

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son âne, aux cuisses fortes comme s’il avait gravi pour le plaisir cent fois de suite le
Golgotha, et une barbe d’un jour (l’impossibilité de se raser comme l’impossibilité de
faire lever le pain le jour de la pâque juive).
3 Marcion, Carpocrate, Valentin, Arius, Mani et Pélage ont connu, connaissent ou
connaîtront d’ici peu une gloire enviable, de traînée de poudre, de comète, de prodige,
de razzia et d’échauffourée, d’engouement soudain, universel à l’échelle d’une moitié
de continent ou d’une province, peut-être retombée dix ans plus tard pour devenir une
légende plus terne, archivée dans quelque ouvrage et lue par des clercs, avec méfiance,
mais toujours séduisante. Cléobule aurait pu secréter dans sa chambre d’adolescent des
rêves de grand capitaine, pourquoi pas Alexandre, le soleil et l’ombre, les langues
étrangères, les yeux de Peter O’Toole : mais pour être Alexandre, encore faut-il être le
fils de Philippe de Macédoine, pas celui de Glaucon, meunier tombé un jour dans sa
farine et pleuré par Xanthia – alors, au lieu d’un destin façon grand Alexandre jusqu’à
l’Indus, et après l’Indus une forme de supplément de vie dans une portion de ciel entre
le Cygne, l’Aigle et la Couronne Boréale, le petit Cléobule avec ses omoplates
translucides, ses genoux comme deux courgettes de Nice, envisage une gloire
d’hérésiarque.
4 L’hérésie, voilà l’or et l’argent d’un destin de blanc-bec de province, héritier d’un pétrin
vide : l’unique façon de s’arracher à une routine établie d’avance, à une prédestination
mesquine, sans fantaisie, au chômage, à des déterminismes supportés comme des
sortilèges. Au lieu d’une petite vie de meunier menée à petits pas en portant des sacs
lourds suivis par des charançons, mieux vaut en effet l’existence flamboyante de
l’hérésiarque : solitaire, mais d’une solitude solaire, pas médiocre ni fortuite, en chemin
vers un héroïsme singulier, bientôt même une sainteté de mauvais garçon tout aussi
lumineuse, crapahuteuse et batailleuse, ornée de combats gagnés et perdus (les
combats perdus plus bénéfiques encore que les combats gagnés, s’ils ajoutent la gloire
du génie incompris de son vivant à la beauté des passes d’armes). Il aura pour lui la
gloire de l’étude, la gloire des harangues, de la conspuation, c’est-à-dire de luttes à
mains nues, sans cesse reportées au lendemain, contre toutes les figures du pouvoir en
place, apôtres ou apôtres d’apôtres, grands fauves de l’Église entourés de disciples à la
fois mâles et femelles à qui ils récitent sans se lasser leur rencontre avec l’homme qui
avait connu le Christ en personne. Gloire de l’élucubration, de la prophétie, de la
réfutation des erreurs du passé, du millénarisme reconduit tous les premiers de l’an,
splendeur de l’hérésiarque au discours décousu, d’autant plus admirable, à charge pour
les disciples de tisser quand leur tour viendra des liens entre le coq et l’âne, et gloire
radieuse de l’hérésiarque découvreur d’un secret nouveau, assez bon pour le partager
avec le reste de l’humanité, pourvu qu’elle le mérite.
5 Ah, il n’y a rien à dire : une vie exaltante, ce qu’on pourrait définir depuis notre
XXIe siècle comme la synthèse d’une vie de star du punk, de vedette de cinéma, de
philosophe médiatique un peu voyou mais tenté par l’Académie, à la fois penseur reclus
(le charme de l’ermitage, le silence d’Ambroise espionné par Augustin) et meneur de
foule (les acclamations, les évadés de la mer Rouge). Sans compter, en plus de tout ça,
les honneurs de l’indiscipline : tout ce qui condamnait un homme jusque-là se renverse
sous l’effet de l’hérésie (l’hérésie comme sacerdoce et comme genre littéraire) :
l’ignorance devient table rase et candeur de l’enfance, le désordre devient profusion, le
confus devient richesse délivrée en vrac, l’incohérence devient préface au corpus
hermétique, l’inconstance devient preuve d’une liberté sans égale, la paresse devient

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économie de moyen, les poncifs deviennent les sept piliers de la sagesse, la trahison est
un geste de rupture et la rupture l’emblème du courage (“le jaune d’œuf du courage
dans le blanc de l’univers poltron”), l’élucubration est la pensée en train de se faire et
les prophéties ratées exigent des disciples une forme plus raffinée de foi.
6 Une certitude, pour Cléobule, vivace dès l’aube comme une envie soudaine, encore
valable le soir, preuve sans doute de sa solidité (l’acharnement à défaut de la
pertinence) : le devoir de tout homme sur Terre est de fonder une religion à son image
puis d’entraîner sur cet élan la moitié du genre humain, toute la beauté de l’exercice
consistant à faire de son idiosyncrasie une ferveur universelle – chacun des mortels de
ce monde pourra se subsumer ensuite sous la catégorie d’un unique Moi. Cette
certitude a longtemps été chez lui un bon prétexte pour se lever le matin : qui veut
quitter son matelas doit rendre le monde extérieur plus enviable que le lit, faute de
quoi le lit l’emportera toujours sur le monde : ça passe alors (du moins, Cléobule passe)
par des raisonnements, des plaidoiries en faveur du monde, par l’énumération de ses
vertus, ses maigres délices comparées au moelleux du lit, un moelleux protecteur,
pacifique, érotique et méditatif. On y arrive bon an mal an, chacun trahit son désir de
grasse matinée en se fouettant comme il peut la raison, en se donnant, comme la veille
et comme le lendemain, l’illusion d’embrasser bientôt un monde enviable, fait
d’intelligentes saveurs.
7 Il faut savoir courir sans doute, quand on est hérésiarque (ou, pour emprunter
l’expression de Juvénal, qui l’avait lui-même empruntée à Empédocle : savoir prendre
ses cliques et ses claques) : déménager à tout bout de champ, convertir l’Europe, des
Colonnes d’Hercule à la Corne d’Or, en un vaste territoire de l’impermanence où les
hérétiques dans son genre, téméraires un jour, timorés le jour suivant, se croisent sur
les routes en faisant mine de ne pas se reconnaître. (La prudence sans doute, une
stratégie d’espions dans le hall de l’hôtel Crillon à Paris, mais il faut aussi ajouter : ils se
détestent, leur renommée est un combat carillonnant contre le renom des autres, leur
foi absolue tournée vers l’Un universel est aussi affaire de concurrence. Faire défection,
quitter l’Église de Rome encore à ses débuts, rien de plus simple, provoquer un schisme,
la belle affaire, il suffit d’un peu d’endurance et le sens de l’opportunité, un talent de
gratte-cul ou du génie précoce, Mozart au tabouret, tout aussi agaçant, souvent mal
employé – mais affronter d’autres hérésiarques sur un même terrain, voilà une tâche
abominable.)
8 C’est un beau rêve, le parcours de l’hérésiarque à vingt ans depuis un désert, où il
recrute deux, trois disciples cueilleurs de figues, jusqu’aux portes de Rome, où il pourra
narguer quelques figures d’autorité plus ou moins bien établies, sans les dorures du
Vatican mais déjà l’aplomb ecclésiastique – entre temps, il aura provoqué un concile ou
deux sur les sujets de son choix, il aura vu des docteurs s’arracher les cheveux et
d’autres sans cheveux tenter de trouver chez les petits prophètes la réponse à ses
questions oiseuses. Mais ça ne marche pas comme prévu, Cléobule arpente son désert
sans trouver de cueilleurs de figues ni de rempailleur de chaises, et quand il en trouve,
il ne leur fait pas découvrir la lumière, on dirait même qu’il les assomme, le rempailleur
retourne à sa chaise, il paraît puiser davantage de bienfaits dans sa paille que dans ces
discours où il est question d’hypostases. Quand Cléobule finit par recruter de force, “en
grattant le fond d’une marmite”, un chevrier, un porcher, une veuve sept fois veuve et
un orphelin sourd, il a du mal à les mettre en marche, du mal aussi à les nourrir tous les

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jours, et son enseignement au sujet de l’inconnaissance de Dieu selon Job leur passe,
comme disait Démétrios de Phalère, largement au-dessus de la tête.
9 De sa doctrine, d’ailleurs, il faut bien le reconnaître, on ne sait pas grand-chose : on
rassemble des morceaux épars sauvés du naufrage, de tous les déluges et du pilon des
éditeurs – de la même façon, certains téméraires s’acharnent à agiter les trois
fragments de Pericon l’Abscons (“infini”, “ongle” et “j’ai parfois l’impression que”)
pour en déduire le fond de sa philosophie (il y a aussi les trois fragments authentifiés
d’Anaximène : “bonnet”, “clou” et “être suspendu”). L’essentiel nous est connu par ses
pires ennemis : qui ont pris soin de préserver ses fragments les plus notables, les plus
frappants et donc les plus faibles, sous forme de citations dans leurs propres ouvrages,
pas très nombreux à vrai dire, recopiés de siècle en siècle par des clercs prudents –
c’était pour en rire à tête reposée, entre amis, ça n’a pas empêché Cléobule de leur être
reconnaissant, tout content de voir survivre dans les pages des autres les meilleures
bribes de ses Vérités nouvelles et finales (vite disparues dans l’incendie d’une épicerie de
quartier, à Syracuse). Pour l’essentiel, ce qu’on en retient : une interprétation elle aussi
téméraire et mal intentionnée du Cantique des Cantiques, une surévaluation du rôle de
Putiphar, l’ajout d’une cinquième couche d’interprétation des textes, en plus des
interprétations littérale, allégorique, tropologie et anagogique, tenant compte de tout
sauf de ce qui est écrit sur la page, comme si les mots se tenaient là pour exclure
l’essentiel d’une vérité craintive ; l’évocation d’Évangiles apocryphes signés Tubal,
Sinistre et Philomèle (ou Imogène), l’annonce d’un nouveau Messie promettant
d’apparaître chaque jeudi vers 16 heures, enfin une réinterprétation de la
consubstantiation combinée tant bien que mal (plutôt mal) à un ensemble de règles
pour la conservation du miel recopiées à la bibliothèque d’Alexandrie.
10 D’autres volent de succès en succès jusqu’au feu de joie final ; Cléobule trottine d’échec
en échec en citant les Proverbes – le souvenir de saint Paul provoquant la mort d’un
auditeur endormi par ses discours alors qu’il se tenait assis au bord de sa fenêtre, ce
souvenir le console un petit peu, mais pas tous les soirs.
11 Il se prononce pendant des années sur des places de village, devant des foules toujours
plus maigres, pressées de voir la fin : on dirait Molière au cours de ses premières
tournées, sous la pluie, enfilant ses tragédies, roulant les r ; il parle peut-être (Cléobule)
de Dieu rétracté en lui-même pour faire de la place à l’univers créé, de Joseph jeté au
fond d’une citerne, de “J’ai rendu mon visage semblable à un caillou” (Ésaïe, 50, 7), de
“Tu faisais de ton dos comme une rue pour les passants” (Ésaïe, 51, 23), de “La trace du
serpent sur la pierre” (Proverbes, 30, 19) – puis au moment de se lancer dans
l’interprétation de Jérémie, “Ne suis-je pas aussi un Dieu de loin ?” (23, 23), il voit le
dernier de ses auditeurs se lever pour aller traire une chèvre. Alors, devant un
amphithéâtre de tabourets vides, il décide de simplifier ses discours, sa doctrine et sa
foi par la même occasion, de quoi les rendre aussi évidentes, précisément, que ce lait de
chèvre puisé en serrant le poing autour d’un pis – et le pis n’attendait que ça.
12 Être hérésiarque n’interdit pas d’être limpide, bien au contraire : il s’agit de soulever
les foules, après tout, de frapper de stupeur ou d’ébranler immédiatement, convaincre
à l’aide d’images limpides ou d’idées vraies, vraies d’une vérité véritable, sur le point
d’atteindre la pureté des truismes. Cléobule s’en va partout, du sud au nord de l’Italie
disant de Dieu qu’il est qui il est, selon le ego sum qui sum du Nouveau Testament ; puis il
souligne l’équivalence du Dieu chrétien et de l’amour, pour mieux revendiquer Son
amour de l’amour dans une formule ramassée (J’aime l’amour), dont saint Augustin

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s’inspirera des années plus tard, dans son livre le mieux vendu, le plus traduit, Les
Confessions (“Amabam amare – J’aimais aimer”). Mais ça ne suffit pas : toujours les
mêmes visages navrés, les tabourets vides, un public de sourds, d’assoupis, de siestes,
ou de désœuvrés, et toujours une chèvre à traire en urgence – Cléobule se donne pour
devoir d’avancer davantage vers l’épure, sinon l’épure de l’épure, pour obtenir une
formule irréfutable sur le moment et à jamais, quelque chose comme Le bien est bien,
d’où chacun déduirait, une fois rentré chez lui, la malignité du mal : Bonum, bonum est,
plus tard encore réduit en un parfait Bonum, bonum, diamant irréductible qui était à
deux doigts d’assurer son succès pour les siècles à venir. (Saint Augustin, immanquable
plagiaire de génie, reprendra le Bonum, bonum de Cléobule dans ses Dissertations sur les
Psaumes pour en faire une formule à peine améliorée : “Bonorum bonum, bonum est” –
perdant la concision au passage.)
13 Le bien du bien, il fallait y penser, c’était en vérité une idée de génie, comme il en
advient rarement dans un siècle submergé par les caquetages : Bonum, bonum, en toute
logique, et ceci dit du fond du cœur, aurait dû devenir aussitôt la devise du monde, des
écoles jusqu’à la Sorbonne, traduite en langue peule et en espéranto, gravée sur des
gaufrettes, reproduite en braille pour l’agrément des mal voyants, répétée sur un ton
enthousiaste par des sauveurs de peuple, marchands de salut, militants pourfendeurs
de toutes les afflictions, bonum, bonum, et repris par des foules faisant l’offrande,
comme souvent, de leur conviction en remerciement de la vérité. Cléobule en avait
même fait une chanson, il avait eu cette présence d’esprit, quelque chose comme :
Bonum
Bonum
Bonum, bonum, bonum
(etc.)
malheureusement, la mélodie n’a pas été conservée.
14 Il s’avance encore de l’actuelle Bari à l’actuelle Rimini, franchit les Alpes dans un sens
puis dans l’autre, sans éléphant, sans attirer l’attention non plus ; il tourne autour de
l’actuelle Vérone en répétant bonum, bonum, accompagné au tambourin, mais l’Église ne
semble toujours pas vouloir tenir compte de l’existence, quelque part, d’un Cléobule et
de sa tendance à faire des schismes tous les dimanches.
15 Certaines mauvaises langues disent à son propos : il n’y croyait pas vraiment : la foi
chrétienne modelée par Paul lui a toujours semblé être un vaste catalogue mal ordonné
d’élucubrations, parfois splendides, parfois grotesques, parfois sublimes à force
d’abstraction, et d’autres fois risibles pour les mêmes raisons, un bricolage accompli
par des maîtres de la parole, laissant à leurs descendants (les suiveurs) le soin d’adapter
leurs subtilités à un public avide de calme – cueilleur de simples. Pour Cléobule, malgré
toute sa bonne volonté, les ulcères de Job, son énigmatique fidélité à Iaveh, Dieu à la
fois omniprésent et disparu, l’amour divin traduit sous forme d’incendies, la grenade
coupée en deux, le verbe fait chair, les clous de la croix et les écrits de Jésus du bout du
doigt dans le sable, tout cela reste une arche de paroles démentes, comme si on avait
rassemblé en urgence dans une même étable les représentants de six ou sept religions,
certaines très folkloriques, dans l’espoir d’obtenir au bout du compte une sorte de
syncrétisme (magiciens, géomètres, stratèges et somnambules).
16 L’idéal à ses yeux est une figure simple du panthéon païen, redorée chaque jour par des
libations : la figure mineure de Danaé : pas beaucoup d’adorateurs pour elle, peu de
lieux de culte, pas encore d’images, une discrétion agréable quand on veut lui adresser

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ses prières en toute tranquillité sans avoir à se frotter à mille autres clients venus
réclamer, comme on en voit à la porte des oracles. Et puis, Danaé, c’est une mortelle
visitée par Jupiter sous la forme d’une pluie d’or, le ruissellement d’une richesse pure
venue d’en haut sans autre origine que le bon plaisir d’un seul dieu, sans autre
nécessité sinon celle de pleuvoir et de faciliter ensuite des noces, toute sorte de
réjouissances sur un lit de plume : au moment de célébrer son culte, Cléobule n’a
aucune difficulté à se supposer (il s’agit là d’un exercice spirituel) à la fois dans la peau
de Danaé et dans celle de Jupiter – Jupiter aurifère mais suffisamment anthropomorphe
pour bien faire. Alors, le danaïsme, ce serait quoi ? la pâmoison sans honte ni
justification, sans le bruxisme de saint Paul ; l’horizontalité d’un lit où les choses
délicieuses adviennent, et demeurent mystérieuses.
17 Une journée fraîche de mars 137, Cléobule se prépare (et il murmure “enfin, enfin”, à
qui veut l’entendre) pour son bûcher d’hérésiarque : il y aura du monde et on viendra
de loin, il y aura des chroniqueurs, des témoins de qualité, un nonce apostolique, des
représentants et des messagers, des historiens de l’école Thucydide et une large portion
du peuple rassemblée tout autour pour servir de public applaudissant – de la paille, des
brindilles, des rondins et la poix, un prêtre sur la pointe des pieds pour demander au
fautif de renoncer à ses erreurs (en vain, il le sait, mais à chacun ses répliques). Bien
sûr, personne n’est au courant, personne ne viendra, les bûchers de l’Église romaine
n’ont pas cours et Cléobule prévoit seulement de se brûler en effigie : voilà pourquoi
depuis le matin, il s’applique à forger un mannequin à son image : il le forge, comment
dire ? le cloue, le tricote, le tisse, le martèle, le modèle, le pétrit, le masse, tripotant son
moi de terre glaise, et puis le chantourne, le maroufle, le tapisse, l’assemble, le poigne,
le dorlote et le couvre de talc, tout cela à la fois, l’essentiel étant d’obtenir une
ressemblance exacte, de quoi lui rendre justice à lui, le beau martyr : engendrer des
fumées à son image. On a vu pendant des heures Cléobule dans l’attente de son
apothéose manipuler le plâtre pour finir son autoportrait, puis vérifier dans un miroir
l’avancée de son œuvre, de minute en minute, si soucieux du travail bien fait qu’en
vérité, en vérité, il ne quittait jamais le miroir des yeux.
18 En 142 il prophétise une éclipse totale de Soleil advenue deux ans plus tôt, en comptant
sur l’incertitude des calendriers, sur la confusion des esprits ; en 145 une foule
d’exaltés, du côté du Testaccio, s’empare de lui puis le jette au fleuve après avoir
entrelacé au-dessus de son corps agité comme celui d’un chat maigre paroles de prières
et paroles de conjuration. C’était un malentendu, une histoire de vin frelaté, mais
Cléobule a cru ou a bien voulu croire mourir en sauveur d’humanité, adoré et conspué à
la fois (de la même façon, en 44 avant Jésus-Christ, Cinna le poète est mort pour payer
les crimes de Cinna le conjuré).

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