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La connaissance selon Platon

Stéphane Marchand

Ce cours vise à élucider la grande question philosophique : Dans quelle mesure connaître c'est
connaître des Idées ? Et nous verrons comment Platon a, le premier, posé cette thèse selon laquelle
connaître, c'est connaître des Idées. Nous verrons comment la figure de Socrate lui a d'abord permis
de poser cette question et comment l'exigence socratique de la définition a permis de dégager
l'hypothèse des Idées ; et dans un troisième temps, comment Platon tirera les conclusions de cette
hypothèse pour répondre aux objections de ses opposants. Le cours ne s'installera pas dans une
oeuvre donnée, mais traversera l'ensemble de l'oeuvre de Platon.

Contrôle continu : La séance du 5 novembre sera dédiée à un devoir sur table de 4h. Il s'agira du
commentaire d'un texte de Platon.
Il est possible qu'il y ait également un DM facultatif.
Partiel : le commentaire de 4h d'un dialogue platonicien.

Introduction

Chez Platon, la question de la connaissance se pose dans les termes suivants : Platon ne connaît
pas les problèmes sceptiques. Il y a de la connaissance, c'est indéniable ; il y a de la vérité, c'est
indéniable là encore, mais il y a une infinité de formes de connaissance ; et Platon veut comprendre
le lien qui existe entre ces différentes formes. Il se demande notamment si le terme de
"connaissance" est adéquat pour décrire ces formes de connaissance de degrés divers.Y a-t-il une
Idée de la connaissance qui permet de comprendre la pluralité des formes de la connaissance. Pour
le dire encore autrement : y a-t-il une unité de la connaissance – et même une univocité de la
connaissance ? Les termes que l'on utilise pour désigner la connaissance recouvrent-ils la même
chose ? Savoir ? Connaissance ?
Nous naviguerons donc entre ces deux pôles en nous demandant d'un côté quelle est l'Idée de la
connaissance (s'il y en a une), et de l'autre comment comprendre dès lors la variété des formes de
connaissance ? Nous nous demanderons également en quoi cette thèse a des implications dans tous
les domaines de la philosophie. En effet, le problème épistémologique de la connaissance ne se
limite pas à la seule épistémologie, mais déborde sur l'éthique, la technique, l'art... Ce qui apparaît
comme un problème local est en fait un problème général. Nous verrons enfin la différence entre
Platon et platonisme. Troisième ambition : nous tenterons de comprendre comment cette thèse
platonicienne fondamentale de la connaissance est mise en scène dans les dialogues. Nous verrons
notamment comment la chronologie des dialogues sert la thèse de Platon.

La variété des formes de connaissance

Il convient tout d'abord de noter que le corpus platonicien est plein de complexités. Premièrement :
Platon n'a jamais rien dit en son nom propre. Il y a certes les lettres qui lui sont attribuées 1, mais qui
sont vraisemblablement apocryphes. En dehors des lettres, Platon a toujours écrit sous forme de
dialogues qui mettent en scène Socrate, et derrière lequel il se cache. Autre difficulté : la longévité
de l'oeuvre de Platon qui s'étale sur une cinquantaine d'années.
Plusieurs filtres sont à considérer pour aborder la question de la de connaissance chez Platon :
• Distinction entre véritable savoir / faux savoir. Pour certaines connaissances, le terme de
"connaissance" n'est en effet pas approprié. C'est le cas de la rhétorique, comme le démontre
Platon dans le Gorgias. La rhétorique repose sur de l'expérience (sur une habitude), mais
pas sur un savoir. Pour Platon, les sophistes ne défendent pas un véritable savoir.
1 Lire la lettre 7 pour le cours.
• Connaissance sensible / connaissance intelligible. Avec Platon se pose la question de savoir
si toute connaissance est intelligible. Certes toute connaissance est une connaissance d'Idées,
mais il faut alors rendre raison de la connaissance empirique ! Si je croise Socrate,
comment puis-je savoir qu'il s'agit de Socrate ? Pour Platon, il y aurait des objets
intelligibles d'une part, et des objets sensibles de l'autre.

• Connaissance technique / connaissance pratique / connaissance théorique. Platon ne nie pas


qu'il y ait une connaissance pratique ! Du reste, cela ne sauve pas la rhétorique. Notons
également qu'il peut y avoir des connaissances acquises par la technique.

Les phénomènes épistémologiques sont liés à des pluralités de relations subjectives à l'objet que l'on
connaît. Ainsi l'on peut savoir quelque chose de manière certaine ; l'on peut croire que quelque
chose est vrai sans être capable de le démontrer ; l'on peut encore espérer que quelque chose soit
vrai... La question qui se pose ici est de savoir si tout cela représente des formes de connaissance, et
si toutes se valent ! Par exemple, la croyance et le savoir sont-ils également admis en tant que
connaissance ? Y a-t-il une case pour la connaissance incertaine ? Pour Platon, la réponse à cette
dernière question est non ! A travers Socrate, Platon étudie justement la différence entre l'opinion
et la connaissance. Il s'agit de dégager un concept stable de la connaissance ; aussi la connaissance
ne peut pas être une multiplication d'opinions. De la même manière, la connaissance n'est pas une
opinion qui a progressé et se serait étoffée ; c'est tout autre chose ! Il y a une différence radicale
entre la connaissance et l'opinion, en ce que la connaissance est incommensurable avec l'opinion –
ce qui expliquera notamment la position aristocratique de Platon. En effet, il préfèrera l'avis d'un
homme excellent à celui d'une assemblée d'hommes. Il y a une critique platonicienne de la
démocratie.

Pour Platon, il y a une nébuleuse de connaissances épistémiques ; et nous avons en nous plein de
positions différentes qui correspondent à des essais de savoir. Dans cette nébuleuse, il y a ainsi des
choses qui sont du savoir et d'autres qui n'en sont pas. Autre chose – et nous l'avons déjà dit – il y a
des différences entre les formes de savoir. Entre savoir technique et savoir théorique par exemple !
Malgré tout, il semble y avoir une unité – une univocité – du savoir, entendu que savoir c'est
toujours savoir in fine. Lorsque l'on sait, l'on sait toujours de la même façon, avec le même degré.
Mais alors, quelles implications ? En effet, une fois le problème de la connaissance posé et les
thèses posées à sa suite, il faut s'interroger sur les implications de ces mêmes thèses. Et l'on
dénombre trois implications : éthique, politique et épistémologique.

Deux astuces de lecture des dialogues de Platon :


1° Localiser le problème central débattu, car tous les dialogues
sont fondés autour d'une question (Qu'est-ce que la rhétorique ?
Qu'est-ce que le Beau ? Etc.)
2° Ecrire et prendre des notes, et notamment faire le plan du
dialogue pour retrouver le cheminement de la démonstration.

Les implications du problème de la connaissance

Les implications des thèses de Platon affectent tous les domaines de la philosophie. La
connaissance de la question est une question à grande échelle.

1) Les implications éthiques

L'enjeu éthique est simple à dégager. Platon est lié à une thèse très forte en éthique que l'on appelle
"l'intellectualisme socratique" selon laquelle la vertu se réduit à de la connaissance. C'est une vertu-
science. Etre vertueux serait connaître le bien ou, pour le dire autrement, il suffirait de connaître le
bien pour être vertueux. Plusieurs implications : nul n'est méchant volontairement puisqu'il suffit de
connaître le bien pour le faire. Donc, pour Platon, si l'on agit mal c'est parce que l'on se trompe,
parce que l'on est dans l'erreur. Si la connaissance suffit à être vertueux, c'est que le vice est produit
par l'ignorance. Quand le tyran dépossède son peuple par exemple, et qu'il le maltraite, le pille et le
viole ; il ne fait rien d'autre que de se tromper sur le bien de son peuple, mais aussi – et surtout – sur
son propre bien. L'homme qui agit mal est un homme qui ignore tout autant le bien des autres que
son propre bien. Le verbe "ignorer" est ici très explicite : si l'on ignore quelque chose (si on ne le
regarde pas), c'est parce qu'on l'ignore (on ne le connaît pas). De là, Platon affirme qu'il vaut mieux
subir une injustice que la commettre – idée qu'il défend notamment dans le Gorgias. Ce qui signifie
aussi que l'on ne peut être heureux qu'en pleine conscience. Ainsi, Platon ne croit pas qu'il soit
possible de faire l'expérience de l'akrasia2, c'est-à-dire la faiblesse de la volonté. Une acrasie que le
personnage de Médée a mis en mots dans Les Métamorphoses d'Ovide : "video meliora proboque,
deteriora sequor" (litéralement "Je vois le meilleur, je l'approuve et fais le pire"). Pour Platon,
l'akrasie n'est pas possible, c'est une position qui n'est pas tenable. Pour lui, à partir du moment où
je me retrouve en train de faire le contraire de ce que je reconnais être bien, c'est que ma
connaissance du bien était incomplète, c'est que ma connaissance du bien n'en était en fait pas
vraiment une – elle était fausse, parcellaire ou incomplète. Pour Platon, il ne peut pas y avoir de
séparation entre la volonté et l'entendement – cette position est qualifiée de moniste. Pour le
philosophe, toute prétendue faiblesse de la volonté serait en réalité une faiblesse de la
connaissance ; partant, déterminer la connaissance permettrait du même coup de déterminer l'action
morale. Cette thèse de Platon repose sur le postulat selon lequel l'accès à la connaissance est la clef
de voûte du comportement humain3. En définitive, la connaissance déterminerait notre
comportement. Savoir ce qu'est la connaissance nous permettrait de savoir ce qu'est agir.

--> Lecture du paragraphe 352 b du Protagoras. Dans le Protagoras se pose la question de l'unité
de la vertu : faut-il parler de vertus (au pluriel), ou toutes ces vertus ne sont-elles que des noms
différents désignant la même chose ? En d'autres termes : toutes les vertus existantes se réduisent-
elles, in fine, à la même chose ? A la fin du dialogue, se pose par exemple la question de savoir si le
courage est lié à la connaissance. Socrate soutient que la réponse oui, et il s'applique ainsi à
démontrer le lien qui existe entre connaissance et courage. Dans un passage resté célèbre, il pose
notamment la question du rôle de la science dans le comportement. Il pense notamment qu'il n'est
pas possible d'être tiraillé par le plaisir, c'est-à-dire être tiraillé entre la connaissance et le plaisir, et
plus encore, qu'il n'est pas possible d'être vaincu par le plaisir ! Car il n'y a pas de séparation entre la
volonté et la connaissance. Si le plaisir triomphe, c'est que la connaissance était absente.
Au cours du dialogue, Socrate plaisante quant à l'appartenance de Protagoras à la nébuleuse des
sophistes qui se présentent tous comme savants mais ne font que recourir à l'art oratoire (rhétorique)
pour défendre des idées creuses4. Selon Socrate, la connaissance est première en ceci qu'elle est
assimilée à la vertu : s'il y a véritablement connaissance, alors elle triomphera nécessairement. Dans
le Protagoras, Socrate pointe cependant que la plupart des hommes (polloï, souvent traduit par "la
foule") sont trompés par une expérience psychologique qu'ils ne comprennent pas. Ainsi, la foule se
méprendrait en pensant que la connaissance n'est qu'une des nombreuses déterminations en nous, au
même titre que la "fougue", les passions (etc.), ce qui aurait alors expliqué pourquoi nous ne

2 Le terme d'akrasia a même fait l'objet d'une récente adaptation française : acrasie.
3 A travers la bouche de Socrate, Platon a défendu la thèse de la vertu-science (qui a pour implication le monisme
selon lequel l'âme ne peut pas se décomposer en partie qui esquisseraient des directions contradictoires). Mais selon
certains commentateurs, le Platon de la maturité serait revenu sur cette thèse de la vertu-science, notamment en
théorisant la tripartition de l'âme dans Le Banquet. Pour d'autres commentateurs (dont M. Marchand lui-même),
Platon aurait au contraire réitéré la thèse de la vertu-science jusqu'au bout, et n'aurait pas abandonné le monisme, en
dépit de la tripartition de l'âme dans Le Banquet. La tripartition de l'âme ne ferait pas faux-bond au monisme.
4 Notons surtout qu'il s'agit là de l'image des sophistes que Platon s'est efforcé de donner en les dépeignant comme
des bonnimenteurs !
choisissons pas toujours le bien, et même parfois que nous le "voyons mais faisons le pire". Socrate
insiste : il n'y a pas tiraillement entre la science, la fougue, les passions (etc.). Sitôt que la science
(la connaissance) est là, elle prime et détermine nos actions (éventuellement en prenant en compte
les différentes forces annexes). Plus encore : toute action procèderait d'abord d'un jugement
théorique. Le monisme de Socrate consiste ainsi à dire que la volonté est une, et qu'il est impossible
de savoir ce qui est bien tout en allant à son encontre. Etudier la connaissance c'est donc étudier la
constitution de la vertu ; si bien que faire de la morale platonicienne c'est déjà faire de
l'épistémologie platonicienne.

2) Les implications politiques

L'enjeu politique est énorme puisque le problème de la connaissance ne concerne pas l'individu seul
dans la mesure où il est toujours inséré dans une cité ! Platon met ainsi la question de la
connaissance au centre de la politique et se demande ainsi comment faire en sorte que la cité soit
organisée en fonction de la connaissance. Dans le Théétète, les sophistes disent explicitement que
leur enseignement est une science politique qui ne vise pas la détermination de la vérité objective
mais la détermination de ce qui est le meilleur pour la cité – et l'on voit ici à quel point Platon a
déformé l'image des sophistes, les accusant de spolier la vérité, alors que ceux-ci défendent plutôt
l'intérêt de la cité, en restant indifférents à la vérité. Notons sur ce point que dans De oratore,
Cicéron montre que l'on peut concilier une forme de rhétorique avec une forme de connaissance 5.
Platon ne cautionne pas ce décollement possible entre connaissance et politique. Pour lui,
l'expertise doit être première : les rois doivent donc être philosophes ou les philosophes doivent être
rois (il l'affirme clairement au livre V de La République). Les positions de Platon ne sont donc pas
pas démocratiques mais aristocratiques – et même plus, épistémocratiques ! C'est le savoir qui doit
diriger le pouvoir ! Plus encore, aux yeux de Platon, la philosophie ne se justifie qu'à la condition
d'avoir des débouchés politiques. Ce qui explique par exemple pourquoi le philosophe est contraint
de redescendre dans la caverne pour partager son savoir, dans le mythe de la caverne.
Le livre V de La République pose un problème avec l'utilisation que Platon fait du terme "naturel".
En effet, Platon insinue que certains hommes sont naturellement équipés pour la philosophie quand
d'autres ne le sont pas – ou beaucoup moins. Le philosophe en tire une hiérarchie sociale :
• Les forces "inférieures", productives, commerçantes. C'est la foule et
les pauvres.
• Les forces intermédiaires qui sont les gardiens. Ce sont des cadres,
des forces agissantes militaires.
• Les forces dirigeantes que Platon appelle "les gardiens des gardiens"
et qui dirigent la ville et sont en fait les philosophes eux-mêmes.

Cette supériorité supposée des philosophes est démontrée plus avant dans le livre VI de La
République lorsque Platon discute les fondements de l'épistémocratie. Il mène notamment une
réflexion sur la méthode, puis sur l'objet de la méthode. Pour lui, dans le modèle politique parfait, la
cité n'est pas dirigée par quelqu'un qui connaît la réalité, les hommes, la guerre (etc.) mais par un
savant qui connaît la vérité des êtres, et qui fait l'effort d'aller du modèle vers la copie. Donc ici, le
souverain parfait n'est autre que le philosophe (évidemment !) ; c'est-à-dire quelqu'un qui connaît
les Idées, les choses d'en-haut et connaît ainsi le modèle Idéal vers lequel la cité doit tendre. Entre
un modèle empiriste (dans lequel l'expérience prime) et un modèle idéaliste (dans lequel il faut une
vision, une Idée à suivre), Platon défend bien sûr au second. Pour l'idéaliste, il faut une Idée de ce
que devrait être les lois et la cité pour y tendre. Platon concède l'importance de l'expérience, mais il
refuse d'en faire le critère premier. L'expérience n'est jamais le critère premier pour Platon. La
personne qui a de l'expérience connaît d'abord l'apparence ; or, le philosophe doit connaître les

5 Pour Cicéron, la logique de la vérité est différente de la logique de la politique, de la logique de l'histoire... C'est
pour cela que les savants ne sont pas forcément de bon rhéteurs selon lui. Pour Cicéron, "ce qui ne s'apprend pas
rapidement n'a pas d'intérêt politique" ; aussi en appelle-t-il à l'acquisition d'une culture générale rapide !
choses au-delà des apparences. Pour Platon, la cité juste ne peut donc que découler de l'Idée de ce
qu'est la justice ; et c'est en connaissant l'Idée de justice que l'on peut forger la cité juste.

3) Les implications ontologiques

La position platonicienne consiste à articuler un problème épistémique à la question de l'être ;


toujours dans la démarche de dire que les Idées – les formes – sont ce qui existent vraiment. Et toute
la question de la connaissance est éclairée par cette idée que, ce qui existe vraiment, c'est ce qui est
pensable. Cette position a deux implications en épistémologie et en ontologie :
• le modèle de la science est celui la connaissance parfaite, infaillible et certaine (et cela est
même constitutif de l'idée de science chez Platon).
• les phénomènes (sensibles, par définition) ne sont que des copies des Idées.

Cette conception de la connaissance a des implications épistémologiques très fortes puisque tout ce
qui est de l'ordre de la sensation se trouve relégué sur un second plan. Cette démonstration, Platon
la réalise dans le Théètète, dialogue dans lequel il refuse l'idée selon laquelle la science c'est la
sensation. Platon rejette en effet vigoureusement cette dangereuse position relativiste défendue par
Protagoras pour lequel l'homme est justement "la mesure de toute chose". Cette implication
ontologique suppose une répartition claire entre deux choses : les types de relation à la vérité
(croyance : doxa ; savoir : épistémé) d'un côté, et des objets de connaissance (c'est-à-dire ce qu'il y a
à connaître). Cette distinction est en fait celle entre le sensible et l'intelligible.

Lecture d'un extrait du Timée (texte 4 du polycopié)

Il s'agit de voir ici comment Platon connecte des modes de connaissance à des types d'objets (et
inversement) ; et pose, par suite, l'idée selon laquelle les Idées ne sont pas connues de la même
manière que les objets. Et tout le Platonisme repose précisément sur cette idée selon laquelle il
existe des choses accessibles autrement que par la sensation.
Il y a, il faut le comprendre, une opposition entre le savoir et la doxa. Si l'on accepte cette
distinction, alors les objets sur lesquels porte cette distinction sont différents. Le savoir n'est pas
l'opinion vraie en ce que cette dernière se trouve être vraie sans raison, alors que le savoir, c'est le
savoir des causes. Tout le Timée abonde en ce sens. Cela implique également que les empiristes (qui
connaissent les choses par l'expérience) ne voient pas la différence entre savoir et opinion vraie. Il y
a donc un problème ontologique entre connaître et les objets de connaissance. Toute cette
métaphysique platonicienne est dictée par cette volonté de comprendre ce qu'est le savoir. Mais
nous allons ici un peu trop vite ; nous y reviendrons.

De manière générale, le problème de la connaissance est tributaire de complexités déjà évoquées


précédemment, notamment la multiplicité des formes de savoir, l'équivocité du terme même de
"savoir", ou encore le problème du faux – problème qui, loin d'être sophistique, consiste à se
demander comment l'on peut affirmer quelque chose de faux, dans la mesure où, lorsque l'on dit
quelque chose, l'on produit un énoncé. L'on tombe ici sur un os : il y a une difficulté à comprendre
ce qu'est le faux d'un point de vue ontologique. En effet le faux semble être quelque chose qui existe
mais qui n'existe pas comme il le devrait. Deux dialogues en traitent plus particulièrement : Le
Sophiste et L'hippias mineur. Ces deux dialogues se penchent sur ce problème du faux et pointent
que, dans le faux, quelque chose existe tout de même. Ce problème du faux est très important dans
la théorie de la connaissance : il faut s'expliquer comment il est possible de se tromper ; il faut
comprendre ce que signifie "se tromper". Il y a incertitude sur la nature même du savoir ; et les
dialogues de Platon essayent précisément de souligner la variété – la profusion – des formes de
savoir. Parmi ces incertitudes à dissiper :
• Il y a une distinction entre croire et savoir. Dans le Gorgias, Platon essaye de décortiquer
cette différence et de trouver l'articulation entre l'opinion et le savoir.
• L'existence de la sophistique défendue par les sophistes qui se présentent comme les
savants, alors même que leur savoir est pluriel, variable, limité et "efficace". En effet, les
sophistes lient leur savoir à la victoire dans la discussion plutôt qu'à la découverte de la
vérité. Dans l'Apologie de Socrate, Socrate discutent avec un certains nombre de
philosophes dont la conception du savoir est faible 6 et qui s'appuient sur la connaissance
empirique. Mais peut-on vraiment s'appuyer sur cette connaissance empirique ?

Ces dissensions sur la conception du savoir a un impact sur la vie que l'on mène. En réaction aux
discussions qu'il mène avec des philosophes dont la conception du savoir est faible, Socrate pose
une exigence de la connaissance forte qui ne tolère qu'une seule conception de la connaissance :
connaître les choses c'est être capable de dire exactement ce qu'elles sont. Pour Platon, connaître
c'est : dire les choses telles qu'elles sont7 ; ce n'est pas connaître une chose en particulier mais être
capable de mettre en relation une définition générale et la multiplicité de ses applications ; c'est être
capable de produire des raisons qui s'enchaînent correctement ; et enfin, c'est changer son âme (c'est
là l'implication de la vertu-science !) en ce que la connaissance du bien, par exemple, implique
nécessairement l'action correspondante. Cette conception forte de la connaissance place Platon
dans une position particulière dans l'histoire de la philosophie de son temps – position qui a souvent
été interprétée comme une façon pour lui d'aménager une voie moyenne entre deux positions
présocratiques opposées, celle d'Héraclite et celle de Parménide. En somme, Platon ferait la
synthèse des deux ; il aménagerait une voie praticable à la position parménidéenne 8 et à la position
héraclitéenne. L'exigence de connaissance manifestée par Platon permet donc in fine de rendre
raison aux deux modèles antagonistes : à celui de Héraclite (selon lequel le monde est dans un état
de devenir incessant) et à celui de Parménide (selon lequel il n'y a de connaissance que de l'être
plein et total et qui est purement intelligible, sans lien avec la connaissance sensible). Monde qui est
pur devenir d'un côté (Héraclite) et monde fixe de l'autre (Parménide); et le Platonisme peut être
reçu comme la voie médiane entre les deux. Au début du Théétète, Platon affirme que le monde
sensible est bien pris dans le devenir, mais concède à Parménide l'idée qu'il y a bel et bien des
formes intelligibles invariantes, dans la mesure où, s'il n'y avait que du sensible, la connaissance
serait impossible. Dans sa concession à Parménide, Platon reconnaît que la connaissance suppose
de passer par l'abstraction (donc la pure intelligence). L'intérêt du Platonisme réside dans cette non-
séparation entre le monde sensible et le monde intelligible : il n'y a qu'un seul monde, mais qui est
structuré par l'intelligible. Ainsi, il y a interpénétration du sensible et de l'intelligible ; il n'y a pas
deux mondes séparés. Ce n'est pas une distinction entre deux mondes, mais une distinction
d'appréhension du même monde. Les commentateurs de Platon se divisent en deux modèles
concurrents pour comprendre cette interpénétration :
• Le modèle de la participation, dans lequel le sensible à part à l'intelligible.
• Le modèle de l'imitation, dans lequel le sensible imite l'intelligible.9

Lecture de deux extraits de la Métaphysique d'Aristote.

En un certain sens, Aristote est platonicien (rappelons qu'il est un élève de Platon et a pris part à
son Académie). Cependant, Aristote critique Platon soit pour ses idées propres, soit pour le débat
du devenir de l'Académie après Platon. Dans cet extrait de la Métaphysique, il est dit que tous les
sensibles s'écoulent et ne sont pas objets de science. Cette idée implique l'impossibilité totale de la
science (et c'est là la position d'Héraclite). Platon serait d'accord avec cette idée de l'impossibilité
de la science... s'il n'y avait que du sensible ! Or, il y a aussi de l'intelligible, donc Platon se fait un
devoir de corriger la position héraclitéenne ; et il la contre-balance précisément avec celle de
6 Il faut etendre par là que leur niveau d'exigence sur ce que doit être le savoir est faible.
7 Nous pouvons prendre en exemple de l'éloge d'Eros que fait ?? dans Le Banquet qui ne dit pas Eros tel qu'il est
vraiment.
8 Dans Le Sophiste, le personnage de "l'étranger" (derrière se cache sans nul doute Platon lui-même) critique
Parménide, mais lui demande de ne pas prendre cela comme un parricide.
9 Ross, grand commentateur de Platon, a explicité la différence de ces deux modèles.
Parménide.
Dans cet extrait, Aristote critique également la supposée prétention universelle de son maître. En
effet, il estime que Platon (à travers la voix de Socrate) cherche à accéder aux grandes définitions –
et l'on peut difficilement nier cette exigence de la définition chez Socrate. Pour Platon (et
Socrate), ces grandes définitions ne se trouveraient pas dans le sensible, en ce que le sensible coule
continuellement, pour d'héraclitennes raisons ; aussi, pour répondre à l'exigence socratico-
platonicienne de la définition, il est nécessaire de poser l'hypothèse des Idées - le point de touche
entre les Idée et les sensibles étant alors la participation. Un acte courageux, par exemple, est
courageux parce qu'il participe de l'Idée de courage. Aristote critique cette séparation des Idées et
des choses sensibles, par Platon (et Socrate). Pour Aristote l'hypothèse des Idées est une sorte de
spéculation pour expliquer la connaissance – une spéculation pour comprendre ce qui se passe
lorsque l'on connaît.

Du reste, l'hypothèse platonicienne des Idées implique un certain nombre d'oppositions


conceptuelles constitutivent du Platonisme10 entre :
• Universel / Particulier. La thèse du Platonisme consiste à dire que les êtres particuliers sont
les exemples d'un certain rapport à l'universel. Les actes courageux par exemple, sont
courageux en ce qu'ils participent de l'Idée de courage. L'universel serait donc premier et les
cas particuliers n'en seraient que des exemples. Ainsi, c'est par le Beau que les choses belles
seraient belles. Pour le dire encore autrement : si les choses belles sont belles dans le
sensible, c'est parce qu'elles participent de l'Idée du Beau.
• Etre / Apparaître. C'est là une distinction ontologique qui oppose deux sphères : celle de
l'apparence (qui désignerait la manifestation sensible d'une Idée) et celle de l'être (qui
désignerait la chose intelligible elle-même). En somme, il s'agit de dinstinguer la
manifestation des choses d'avec ce qu'elles sont réellement ; en considérant que la seconde
détermine la première Il y aurait une détermination de l'apparence par l'être. En effet il y a,
dans le Platonisme, cette idée selon laquelle les choses intelligibles sont plus réelles. Cette
opposition suppose que la sphère de l'être est plus consistante que celle de l'apparaître et
serait cause de celle de l'apparaître.
• Intelligible / Sensible. Il y a des modes de connaissance différents pour des objets différents
(objets sensibles et objets intelligibles) ; et c'est l'intelligible qui donne accès à l'être. C'est
l'intelligible qui structure le monde.
Ce que l'on appelle le Platonisme, c'est l'aticulation de ces trois distinctions, en affirmant d'une part
une équivalence (entendu que ce qui donne de l'être est ce qui est pensé) et en affirmant d'une autre
part une relation entre les deux plans.

Point biographique sur Platon

L'oeuvre de Platon est polymorphe et extraordinaire du point de vue de sa longévité : l'on possède
la totalité des dialogues de Platon, et même plus, en ce qu'il y a quelques dialogues apocryphes ! La
qualité littéraire des textes eux-mêmes n'y est pas étrangère, bien évidemment. Notre progression
suit une lecture de Platon parmi tant d'autres possibles et imaginables.
Platon est né en 428 avant JC dans les meilleures strates de la société athénienne, destiné à devenir
magistrat, mais "détourné" à 20 ans par sa rencontre avec Socrate. Dix ans après la mort de celui-ci
en 399 avant JC, Platon part pour la Sicile pour y réaliser son vieux rêve du philosophe-roi en
devant le précepteur du fils de Denys de Sicile. Il y connaît des déboires – l'on dit même qu'il y sera
fait prisonnier et vendu comme esclave.
Il a été possible aux commentateurs d'établir une chronologie des dialogues de Platon en se basant
sur des critères stylométrique (c'est-à-dire relatifs à l'écriture, et notamment la grammaire), des
critères philosophiques (qui reposent sur les thèses défendues). L'on distinguerait ainsi une période
10 Dans Le Platonisme, Vincent Descombes étudie plus avant ces oppositions conceptuelles et le Platonisme lui-
même.
de jeunesse – la période socratique – dont les dialogues rapportent la pensée de Socrate. Ces
dialogues rapportent "l'événement Socrate". Ainsi, tous les textes portant sur l'immortalité de l'âme
et sur la théorie des Idées peuvent d'office être écartés de cette période, en ce que l'on sait, avec
certitude, que Socrate ne défendait pas ces théories. Ces dialogues de jeunesse sont également
aporétiques, entendu qu'ils débouchent le plus souvent sur une impasse théorique et sur ce constat
que "la seule chose que l'on sait, c'est que l'on ne sait rien", conformément à la parole socratique.
Parmi ces dialogues de jeunesse : L'Apologie de Socrate, le Criton, l'Hippias mineur, l'Hippias
majeur ou encore le Protagoras.
Vient ensuite une période dont les dialogues mettent en scène un Socrate plus loquace, entendu
qu'il développe des thèses de plus en plus fortes, au lieu de se contenter de mettre en évidence
l'ignorance de son adversaire. L'on pense bien évidemment que, derrière cette loquacité socratique
se cache en fait un Platon lui-même qui commence à affirmer ses propres idées. C'est la période de
transition entre la jeunesse et la maturité. Parmi ces dialogues de transition : le Gorgias, le..., le
Ménon. C'est le dialogue du Cratyle qui marque le basculement de la période de transition vers la
maturité, notamment parce qu'il met en scène, à la fin, l'hypothèse très platonicienne des Idées.
Parmi les dialogues de la maturité : le Phédon, Banquet, La République et le Phèdre. S'ensuit
logiquement la période vieillesse de Platon. Parmi les dialogues de cette dernière période : Le
Parmédique, Le Sophiste (qui propose une articulation claire des formes entre elles) et le Philèbe
(qui propose un autre modèle pour comprendre les liens entre le sensible et l'intelligible). Ces
époques suivent la naissance philosophique de Platon auprès de Socrate, son émancipation et son
développement autonome. Platon construit sa propre pensée au fil de ses dialogues.

Première partie : Ce que disent du savoir les faux-savoirs

Il y a un très grand nombre d'attitudes épistémiques (un exemple parmi tant d'autres serait la
croyance délirante) ; aussi il s'agit de savoir comment distinguer les attitudes épistémiques qui
relèvent de la connaissance d'avec celles qui n'en relèvent pas. Nous allons donc nous intéresser au
concept de faux-savoir, en ce que les faux-savoirs permettent, par inversion de connaître en creux ce
qu'est le savoir (le "véritable" savoir).

Trois formes de faux-savoirs

Cette enquête sur les faux-savoirs apparaît très clairement dans L'Apologie de Socrate (21a-23b),
lorsque Socrate relate la recherche dans laquelle il s'était lancé après que la Pythie de Delphes
l'avait désigné à Chérophon comme l'homme le plus savant d'Athènes, et au cours de laquelle il
avait conversé avec différents représentants putatifs du savoir (des hommes politiques, des poètes et
des artisans) pour savoir s'ils ne pouvaient d'aventure être plus savants que lui. Trois attitudes
épistémiques sont interrogées successivement :
• Les hommes politiques qui passent pour être savants sans vraiment l'être, entendu qu'ils
n'ont du savant que l'apparence. Cette apparence prestigieuse est liée à leur maîtrise oratoire
bien plus qu'à une connaissance réelle. Selon Socrate, ils maîtrisent l'art oratoire qui n'est
pas un savoir, mais une vitrine du savoir, restée vide.
• Les poètes11 qui produisent du savoir sans en avoir la maîtrise, en ce qu'ils ne produisent pas
à partir d'une technique, mais par l'inspiration divine. S'ils sont déjà plus intéressants que les
hommes politiques en ce que les énoncés qu'ils produisent sont une forme de savoir (ils ne
sont donc pas seulement dans l'apparence), les poètes sont incapables de parler de leurs
propres poèmes. Le poète ne parle donc pas en vertu d'un savoir, pour Socrate, mais en
vertu d'une disposition naturelle et d'une possession divine. Ils sont enthousiastes – et
etymologiquement, l'enthousiaste est justement celui qui se trouve près des dieux. Les
poètes composent ainsi partir d'une faveur divine, si bien qu'ils n'ont pas de technique. L'art
11 Par là il faut entendre les rhapsodes.
du poète n'est pas une technè12 (un savoir-faire) – notons là la très grande provocation de la
part de Socrate13 ! Cette idée selon laquelle les poètes ne sont pas savant apparaît également
dans le Ion, dialogue dans lequel la technè est définie comme 1) étant attachée à un objet
particulier et 2) supposant la possibilité de pouvoir répéter le geste différemment 14. En
définitive, il ne s'agit pas de dénigrer le talent des poètes, mais de réfuter l'idée que leur
talent est une technique, en ce qu'ils sont incapables de rendre raison de leur production
artistique, alors que la technè doit pouvoir s'adapter et rendre raison d'elle-même – et c'est en
ce sens qu'elle est une forme de savoir.
• Les artisans (très exactement les kaïro technas, c'est-à-dire "ceux qui travaillent de leurs
mains") qui se trouvent quant à eux dans une situation bien différente de celle des hommes
politiques et des poètes, en ce qu'ils produisent des objets (contrairement aux hommes
politiques) dont ils sont capables de rendre raison (contrairement aux poètes), de telle sorte
que leur savoir technique manifeste une forme de savoir 15 ! En effet, si l'on reprend la
définition socratique, la technè qui est 1) la production d'un objet ou a une action directe sur
le monde 2) dont l'effet est utile, positif ou avantageux sur la réalité, et qui est 3)
transmissible à quelqu'un, alors les artisans devraient être reconnus comme des savants !
Pourtant, ils ne sont pas. Ce qui est en fait critiqué dans l'Apologie de Socrate, c'est la
prétention des artisans à savoir davantage que ce qui est dans leurs cordes ! En effet, pour
Socrate, savoir c'est avant tout savoir ce que l'on sait ; or, en prétendant savoir davantage
qu'il n'en sait réellement l'artisan fait la démonstration de son ignorance, puisqu'il ne connaît
pas la limite de son savoir. L'on voit ici que le savoir technique n'est pas suffisant pour
assurer un savoir définitif – et à ce titre, il vaut encore mieux dire que l'on ne sait pas.

Liens entre savoir et technique

Il appert que les premiers dialogues socratiques constituent tous ensemble une définition du savoir –
qui est donc un savoir technique. En effet, les dialogues de Socrate posent tous la même question
qui consiste à se demander s'il y a oui ou non une technique de l'arété16, et si oui, en quoi elle
consiste. Cette question divise les commentateurs des dialogues aporétiques (les dialogues de
jeunesse) : pour certains commentateurs, les dialogues aporétiques affirmeraient l'existence d'une
technique de l'arété, alors que pour les autres, ce ne serait pas le cas.
Il nous faut maintenant voir en quoi le savoir technique est une forme de savoir à proprement parler.
Dans son ouvrage Les Dialogues de Platon, Victor Goldschmidt, grand commentateur de Platon,
affirme que la technique est "une forme de cogito de la philosophie socratico-platonicienne".
Goldschmidt avance en effet que dans les dialogues de Socrate, "il y a les sciences et les arts qui
savent quelque chose qui tient des techniques et de la stabilité leur sont inhérentes. Il y a là quelque
chose comme le cogito de la philosophie socratico-platonicienne. Evidence première qui permet de
démasquer les prétentions des fausses valeurs et de rétablir la stabilité qui permet à nouveau
l'espérance et la foi". La technique est donc brandie, au moins dans les premiers dialogues, comme
une véritable preuve de connaissance – mais Goldschmidt de souligner que si Socrate attache une
véritable connaissance à la technique, Platon s'éloignera quelque peu de cette idée dans les
dialogues de la maturité17.

12 La poésie n'est pas une technè, parce que la technè est un savoir-faire et que le savoir faire est déjà une forme de
savoir.
13 En effet, cette position socratique détonnait dans une Grèce antique dans laquelle le poète était d'abord une figure de
vérité. Le poète était plus exactement dans un régime de vérité pré-rationnelle. Pour approfondir le sujet, se référer
au livre Les maîtres de vérité de Marcel Détienne, livre qui a beaucoup compté pour Michel Foucault.
14 Notons qu'en vertu de cette définition socratique de la technique donnée dans le Ion, un artisan qui reproduirait un
seul et même objet ne serait donc plus un technicien. Mais nous en venons justement à l'artisan immédiatement.
15 En grec archaïque la technè désigne d'ailleurs justement le travail du charpentier !
16 L'arété désigne l'aptitude à remplir parfaitement une fonction, à accomplir une tâche jusqu'à l'excellence.
17 Une excellente question à se poser pour élargir le débat consiste à se demander si le modèle technique pourrait être
appliqué à la vertu ? Pourrait-on imaginer une technique de la vertu ?
Rappel du cours précédent

Nous l'avons vu, il y a un double-mouvement un peu contradictoire dans l'enquête socratique qui
réside dans la situation ambiguë des artisans, dont l'ignorance des limites de leur savoir les rend in
fine ignorants – passage du reste bien connu de l'Apologie de Socrate. Certes l'artisan peut trouver
appui sur la maîtrise technique dont il peut faire la démonstration ; mais la technique connaît des
limites ; elle n'est pas un paradigme de savoir suffisant, aussi elle ne suffit pas à tirer de l'ignorance.
En d'autres termes, la maîtrise du savoir technique (qui doit être transposable et transmissible) n'est
pas le seul critère de la définition de la pleine connaissance proposée ici. S'il y a bien quelque chose
de l'ordre du savoir dans la technique, il n'en reste pas moins que cette dernière ne garantit pas ce
savoir exhaustif dont il est question dans l'enquête de Socrate.

Nous allons voir à présent la célèbre critique de la rhétorique formulée dans le Gorgias qui repose
sur le refus de constituer la rhétorique comme une technique. Nous verrons comment ce phénomène
de la rhétorique, pourtant producteur d'effets, n'est considéré ni comme un savoir, ni comme une
technique par Socrate. Nous verrons notamment que cette invalidation de la rhétorique dans le
Gorgias repose sur une redéfinition maximale de la technique par Platon/Socrate. Nous verrons
enfin la critique formulée par Socrate à l'encontre de la sophistique, à partir d'un texte tiré du
Sophiste.

Le Gorgias : déroulement et enjeux

Le Gorgias est un dialogue de la période de transition, c'est-à-dire entre la période des dialogues
socratiques et celle des dialogues de la maturité. Dans le Gorgias il n'y a par exemple aucune
affirmation de la thèse des Idées ou de l'immortalité de l'âme – deux thèses propres à Platon et qu'il
développera dans son mouvement émancipatoire vis-à-vis de son maître. La question de départ du
Gorgias est assez simple : "Qu'est-ce que la rhétorique ?". Et Socrate la pose à nul autre que
Gorgias, célèbre rhéteur de passage à Athènes. Il faut voir que le dialogue du Gorgias est
particulièrement violent ; non pas entre Socrate et Gorgias ou Socrate et Polos, les deux premiers
interlocuteurs de Socrate, mais entre Socrate et Calliclès, troisième et dernier interlocuteur du
"taon d'Athènes". Et le conflit est réputé d'autant plus violent qu'il ne se résout pas : à la fin du
dialogue, la violence demeure inévacuée et les interlocuteurs se quittent fâchés ! Cette grande
tension s'explique par les enjeux du dialogue : ce qui se joue dans le conflit, c'est la légitimation de
la philosophie tout entière qui doit passer par l'exclusion de certaines pratiques du logos telles que
la rhétorique. Ce qui est en jeu, c'est la constitution disciplinaire de la philosophie, dédiée à la
recherche de la seule vérité, par opposition à l'immoralité de la rhétorique. Le Gorgias est donc le
théâtre de l'opposition entre deux disciplines qui tendent à se disqualifier mutuellement.
Le plan du dialogue est une tripartition somme toute assez simple, suivant les trois interlocuteurs
successifs de Socrate : Gorgias, Polos et Calliclès. Gorgias, premier à répondre aux questions de
Socrate, se fait réfuter pour une seule raison : lorsque Socrate lui demande s'il enseigne la justice
aux élèves qu'il prend sous son aile, Gorgias a le malheur de répondre "Oui" avant que Socrate ne
lui démontre qu'il ignore ce qu'est la justice. Puis vient le tour de Polos que Socrate défait en le
plaçant devant l'impossibilité de reconnaître qu'il est préférable de subir une injustice plutôt que de
la commettre, sans se désavouer lui-même. Arrive enfin Calliclès qui, présenté comme celui disant
tout haut ce que tout le monde pense tout bas, rend coup pour coup face à un Socrate inflexible.
Dans son argumentaire, Calliclès pose la célèbre opposition entre la nomos et la physis, c'est-à-dire
entre la loi de la nature (favorisant les forts) et celle de la cité (protégeant les faibles), affirmant
qu'un renversement de l'un à l'autre a lieu au cours de l'histoire. En effet selon Calliclès, les lois de
la cité, conventionnelles par définition, auraient pris le pas sur les lois de la nature, dans le seul but
de protéger les plus faibles de la toute puissance des forts. Pour le rhéteur, cet arbitrage serait injuste
et mesquin, en ce qu'il entraverait le droit naturel des plus forts à jouir de leurs forces. C'est ce
renversement qui inspirera bien évidemment Nietzsche dans l'écriture de sa Généalogie de la
morale. Voilà pour les enjeux du dialogue. Du reste, notons que Calliclès est un être de papier qui
sert surtout à Platon de repoussoir : le mouvement du Gorgias consiste en effet à dire qu'adopter le
mode de vie du rhéteur revient à tomber dans les travers jouisseurs de Calliclès. Dans l'ensemble, le
Gorgias est une disqualification de la rhétorique qui serait moralement dangereuse ; et au cours du
dialogue, Socrate ne manque pas l'occasion d'éclabousser le nom d'Athènes en pointant la
contradiction entre les valeurs de la cité et ses pratiques.

--> Lecture d'un extrait de la première partie du Gorgias, opposant Socrate à Gorgias et Polos, à
propos de la nature de la rhétorique. Dans cet extrait, Socrate interroge les deux autres sur la
définition à donner à la rhétorique, mais se heurte à un Gorgias qui ne fait que la décrire et en
vanter les mérites, contournant par là la question. Pugnace, Socrate va péniblement faire accoucher
Gorgias de l'idée qui le travaille : la rhétorique serait la science des arguments, la science du logos.

Le rapport entre technè et rhétorique

Il nous faut d'une part clarifier le statut de la rhétorique vis-à-vis de la technè (c'est-à-dire l'art)18,
c'est-à-dire déterminer si la rhétorique, qui se présente comme une technè, en est vraiment une, et
d'autre part préciser son objet – en ce que toute technè supposée porte sur un objet défini. S'il
s'avérait que la rhétorique était bien une technè, alors il faudrait déjà constater qu'elle ne serait pas
une technè manuelle, ce qui n'est pas un problème fondamental ; en revanche, il faudrait préciser la
nature de la relation entre cette technè et les objets qu'elle produit. Dans le Gorgias, toute
l'opération socratique consiste à dire que l'objet propre de la rhétorique n'est pas tant le logos lui-
même que la persuation par le logos ; et lorsqu'il s'agit de persuader par le logos, l'on constate que
l'objet n'est pas stable et ni défini moralement, et ne peut pas être produit à partir d'une règle fixe.
En définissant ainsi la rhétorique comme ouvrière de persuasion, Socrate oriente en réalité son
analyse vers une critique des mécanismes de persuasion, et prépare ainsi le terrain pour une critique
radicale de la rhétorique. En effet, en amenant son interlocuteur à concéder que l'objet réel de la
rhétorique est la persuasion, Socrate attribue à la rhétorique un objet instable. Instable pourquoi ?
Tout simplement parce que la rhétorique ne repose pas sur de la rationalité ! Il y a ici l'opposition de
deux logiques : la logique de la croyance et la logique du savoir ; et comprendre ce qu'est la
persuasion implique de revenir sur l'opposition, cardinale dans la philosophie antique, entre le
savoir (la science) et la doxa (la croyance)19. La doxa/la croyance est une attitude de confiance, sans
que l'on se prononce sur les raisons de cette confiance que l'on place en notre croyance. L'on adopte
donc bien une attitude doxastique. Par opposition, le savoir est plus exigeant et est considéré
comme le résultat d'un apprentissage ("Je sais parce que j'ai appris") ; or, apprendre c'est apprendre
des raisons, en ce qu'il s'agit justement de dépasser le stade de la croyance pour fonder la rationalité
de ce que l'on avance. Notons qu'une croyance n'est pas nécessairement menteuse en ce qu'elle peut
tout à fait renvoyer à la même réalité qu'un savoir (auquel nous avons affaire à une croyance vraie) ;
pour autant l'adhésion à cette "croyance vraie" ne repose pas sur un processus rationnel – et la
croyance vraie est en ce sens presque une croyance chanceuse, bienheureuse ! Le savoir est quant à
lui nécessairement vraie ; il est structurellement vrai. Il y a donc une différence irréductible entre la
croyance vraie et le savoir qui, quoiqu'ils puissent renvoyer à la même chose, ne sont pas motivés
par les mêmes raisons. L'opération ici menée par Platon est très subtile et consiste à montrer que
l'opposition entre savoir et doxa repose sur une différence d'objets ! Pour Platon, l'objet diffère
selon que l'on a une opinion ou un savoir sur lui. D'un point de vue subjectif, cette différence n'est
pas aussi nette.

La réfutation de la rhétorique par Platon se fait en deux temps : il commence d'abord par poser

18 Notons également qu'à l'époque de Platon, technè est encore plus largement considéré comme synonyme
d'épistémé (la science).
19 C'est là une vieille opposition très ancienne, ancrée dans la mentalité grecque et bien antérieure à Socrate – elle est
déjà défendue par Parménide au ?? siècle. Les Grecs opposent le savoir des Dieux à la croyance des mortels.
deux types de persuasions que l'on distingue par l'effet qu'elles produisent dans notre âme. La
première est la persuasion en vertu d'une croyance et elle consiste à donner des raisons subjectives
de croire à la vérité soumise, elle est donc réalisée de manière subjective. C'est par exemple être
emporté par un discours passionnel, par l'autorité de l'orateur... La seconde est la persuasion en
vertu d'une connaissance qui consiste à démontrer la rationalité de la vérité soumise. En somme, le
tenir pour vrai peut être produit aussi bien par des raisons objectives que des raisons subjectives, et
c'est bien ce que démontre le Gorgias. Et c'est bien problématique – c'est même confondant – car si
les processus diffèrent, ils conduisent à la même créance ! L'expérience subjective de persuasion est
de même nature dans un cas comme dans l'autre, et cela fait le lit des sophistes. La rhétorique est
donc la pratique qui produit la persuasion sans passer par la connaissance. Il faut en conclure que
l'expérience d'être persuadé n'est pas suffisante pour être certain d'être en présence d'une
connaissance, et qu'il y a une apparence de connaissance qui peut servir la persuasion. La rhétorique
ne s'embarrasse pas de connaissance ; elle n'a pas besoin de connaissances pour persuader, elle a
simplement besoin des bonnes formules. Dès lors, se pose la question alors de savoir si cela suffit à
faire de la rhétorique une pratique immorale 20. La critique platonicienne de la rhétorique consiste à
dire que la force de la rhétorique ne repose pas sur la cohérence entre le discours et la réalité, ni sa
rationalité, mais bien sur les effets produits sur une personne ou une foule. Pour Platon, l'objet de la
rhétorique est une pragmatique du sentiment – le rhéteur s'inquiète de savoir comment emporter
l'adhésion sentimentale de l'interlocuteur, de telle sorte que celui-ci ne prête pas attention à la
rationalité du discours. Pour Platon, la rhétorique est donc focalisée sur la production d'un effet, de
telle sorte qu'il ne s'agit pas d'une technique. Mais pourquoi cette persuasion subjective ne pourrait-
elle pas être une technique ? Platon considère que tous les moyens déployés par la rhétorique sont
des artifices en vu d'une fin et qui ne méritent donc pas le nom de "technique". C'est une véritable
provocation que d'affirmer que la rhétorique n'est pas une technique, mais cela s'explique par le fait
que le philosophe utilise une définition de la technique extrêmement privative – polarisée par la
connaissance – et en vertu de laquelle peu de choses peuvent être reçues comme étant des
techniques. Platon préfère donc prendre le risque d'exclure grand nombre de pratiques de sa
définition de la technique, plutôt que d'encourir le risque que la rhétorique passe pour en être une ;
Platon préfère poser une définition extrêmement privative de la technique, quitte à en exclure
certaines pratiques, pour s'assurer que la rhétorique n'en remplisse pas les critères.

Les deux arguments de Platon

Pour justifier sa disqualification de la rhétorique, Platon recourt à deux grands arguments :


l'argument gnoséologique et l'argument de la neutralité morale.

L'argument gnoséologique

L'argument gnoséologique de Platon consiste à monter qu'au fond, les processus rhérotiques ne
remplissent pas les critères d'une connaissance propre de l'objet de la rhétorique. Platon attaque
donc ici la faiblesse de la rhétorique, en raison de son objet. C'est en vertu de cet argument que le
philosophe clame que la rhérotique ne mérite ni le nom de science (épistémé), ni le nom de
technique (technè). Rappelons encore qu'en grec, la technè désigne originellement la technique du
charpentier, que tout le monde ne maîtrise pas en ce que l'homme technique manifeste une habileté.
Habileté qui doit du reste être enseignable et productrice de quelque chose. Dans le Gorgias, Platon
va enrichir encore un peu plus la définition de la technique pour la rendre toujours plus excluante.
Platon précise ainsi qu'une technique doit également être rationnelle (c'est-à-dire qu'elle doit
pouvoir donner la cause de ses prescriptions) et doit agir en vu du meilleur. Or, en définissant la

20 Dans les années 50, il y a eu un regain d'intérêt pour la rhétorique – notamment chez les aristotéliciens. Perelman
est l'un d'eux , et il a écrit un épais traité d'argumentation réhabilitant la rhétorique au nom de la logique du probable.
Pour lui, la critique morale de la rhétorique ne suffit à entamer l'intérêt de cette pratique. Pour Perelman, la
perusasion n'est pas nécessairement immorale.
rhétorique comme une ouvrière de perusasion, Platon, à travers Socrate, démontre qu'elle ne
satisfait aucun des deux critères, parce que la persuasion repose sur un ensemble d'éléments
indéfinissables et incontrôlables (la rhétorique repose sur l'émotion et non sur la raison) et ne
fonctionne pas à tous les coups. La rhétorique repose sur la persuasion des foules ; or il n'y a pas de
science de la persuasion des foules ; il n'y a qu'une habileté opportuniste par – et en effet, la
rhétorique est en partie dépendante du kaïros – de l'occasion – et n'a pas la constance requise par
Platon. Les sophistes sont dépendants du kaïros, aussi leur rhétorique n'a pas la rationalité posée
comme indispensable par Platon. Plus encore, la rhétorique est fortement dépendante de l'imperia
(c'est-à-dire de la capacité à observer les cas particuliers – Polos le précise dans ses interventions).
Socrate formule donc une critique radicale de l'épistémologie de la rhétorique ; et finit par définir la
rhétorique comme une routine – c'est une empiria kaï tribè nous dit-il.

Dans le second extrait étudié (deuxième texte sur le polycopié) Socrate produit un certain nombre
d'analogies21 pour décrire des techniques (toutes définies comme visant le meilleur, procédant par
connaissance et permettant l'apprentissage) et qu'il oppose aux flatteries. La technique et la flatterie
visent toutes deux à produire des effets sur le monde : d'un côté des techniques (qui reposent sur la
capacité à produire des effets utiles pour le sujet technicien. L'oprération est bien réalisée en vue du
meilleur), de l'autre les flatteries (pratiques, elles ne visent pas le meilleur du sujet concerné mais
son plaisir). Pour Socrate, il y a deux types de techniques : les techniques du corps (la gymnastique
et médecine qui visent le bien du corps et non l'agréable du corps) et les techniques de l'âme (les
pratiques législatives). Dans les cas des techniques du corps et de l'âme, aucune de vise le plaisir ou
l'agréable, mais visent le meilleur du sujet concerné, indépendemment de sa souffrance (l'on sait
suffisamment combien les pratiques médicales sont dépeintes comme désagréables dans le
Gorgias : cautérisation, amputation...), et qui s'apprennent. A l'opposée, l'on a les flatteries qui se
déclinent en quatre formes (la cosmétique qui produit l'apparence de la bonne santé sans la
gymnastique, la cuisine qui supplante la médecine, et la sophistique qui remplace les pratiques
législatives et qui fait passer les décisions d'une assemblée pour ce qui est juste 22). La sophistique ne
produit pas une cité bien réglée par une connaissance de ce qu'il faut faire, mais produit une cité
dans laquelle les sujets sont contents de ce qui se passe – et l'homme qui a la capacité de manipuler
les foules de telle sorte qu'elles agissent toujours pour son plaisir, est bientôt un tyran. L'on est dans
l'antichambre de la tyrannie. La rhétorique est capable de transformer une victime en coupable et un
coupable en victime23. En définitive, la rhétorique n'est pas une technique parce qu'elle est
précisément une flatterie. La critique consiste à montrer que la flatterie de la rhétorique procède,
non pas par connaissance, mais par tâtonnement – elle est stochastique. Elle est donc complètement
empirique et repose sur la mémoire, sur l'habitude – on l'a dit, c'est une tribè. Face à elle, la
technique est de part en part rationnelle en ce qu'elle reposerait sur une connaissance consciente des
causes produisant nécessairement des effets. Pour qu'il y ait connaissance il faut qu'il y ait savoir et
donc réduction totale de l'empirisme. Une technique doit encadrer son propre usage pour ne pas être
un marteau sans maître, entendu qu'une technique qui permettrait tous les usages ne serait pas une
technique.
En définitive, la technique n'est donc pas une technique, premièrement pour des raisons
gnoséologiques ; aussi Platon préfère-t-il déclarer comme non-techniques un certain nombre de
pratiques, pour le seul besoin de sa démonstration.

21 Rappelons que l'analogie est une figure de style consistant à mettre en rapport deux termes dans un système de
rapports.
22 Rappelons que, pour Platon, il faut faire en sorte que les lois soient ordonnées au juste par nature, et non l'inverse !
Platon défend des positions aristocratiques et non démocratiques !) et estime que la décision validée par une
assemblée n'est pas juste. Il faudrait plutôt déterminer ce qui est juste et en faire des lois. Platon défend ainsi un
jusnaturalisme – et c'est là tout le projet de La République.
23 Rappelons que Popper a écrit La société ouverte et ses ennemis contre plusieurs philosophes, dont Platon, arguant
notamment de la "tyrannie platonicienne" à l'oeuvre dans La République.
Questions de cours

La stratégie platonicienne est-elle sophistique ?


Comment réfute-t-on un sophiste ? Il faut partir de la croyance de l'interlocuteur. L'un des
problèmes du Gorgias est de s'entendre sur ce qu'est un dialogue réussi. Dans le Gorgias, il y a une
adaptation de Platon aux règles de la sophistique. Les réfutations de Socrate ne sont pas des
réfutations logiques, mais consistent à montrer que les interlocuteurs se trouvent dans une
contradiction performative. Dans ce sillage, Socrate défend l'idée qu'un philosophe a ses actes en
accord avec ses paroles. La réfutation de Polos et Gorgias par Socrate consiste à mettre les deux
hommes en face de leur contradiction – ce qui les plonge dans la honte, ce qui reprochera Calliclès
à Socrate ! Dans l'ensemble, oui, la stratégie socratique de réponse est sophistique, mais c'est une
adaptation aux règles.

Est-ce sophistique de recourir à une définition maximale de la technique ?


Platon veut faire apparaître que, s'il y a de la connaissance dans la technique, alors la technique
doit correspondre à ce concept là. Si l'on veut faire droit au savoir qu'il y a dans la technique, alors
il faut exclure un certain nombre de pratiques que l'on recevait jusque-là comme des techniques.

Calliclès est-il réfuté dans le Gorgias ?


Socrate met devant Calliclès devant ses contradictions, certes ; mais la question qui demeure à la
fin du Gorgias est de savoir comment faire avec une personne qui ne respecte plus les règles de la
discussion ? C'est presque là une question du vivre-ensemble dans la cité. D'ailleurs le Gorgias
s'achève, les interlocuteurs fâchés.

L'argument de la neutralité morale

L'argument de la neutralité morale consiste à affirmer que, si une technique manifeste une
connaissance, alors elle doit être orientée vers le bien. En effet, une technique doit contenir en elle-
même les conditions de sa bonne utilisation, autrement il ne s'agit pas d'une technique. Tous les
usages de la technique sont-ils possibles ? D'un point de vue aristotélicien, une technique c'est une
dialectique des contraires : la médecine peut ainsi également produire la santé que la maladie. Mais
Platon, lui restreint la technique à la production des meilleurs effets pour l'agent autant que pour le
patient de l'action. Cette critique de la morale de la rhétorique apparaît clairement lorsque Gorgias
se dédouane de la responsabilité des mauvais usages de la rhétorique par ses élèves, affirmant par
exemple que l'on ne peut pas tenir un entraîneur responsable des mésusages de la boxe par son
élève. Socrate le lui reproche sévèrement et dénonce la neutralité morale de la rhétorique ; c'est-à-
dire qu'il dénonce une séparation entre la pratique et les usages. Pour se justifier, Socrate s'appuie
sur la thèse de la vertu-science24. Si une technique est une connaissance des moyens autant que du
sujet sur lequel elle s'applique, alors cette connaissance doit impliquer une connaissance du bien du
sujet. Or, si la rhétorique peut aboutir à un mauvais usage, cela signifie qu'il y a une
méconnaissance du sujet sur lequel elle s'applique. Il n'y a pas de connaissance dans la technique,
tant qu'elle n'est qu'un exercice d'application ; autrement dit, la technique ne peut pas être pure
application de méthode mais doit impliquer une réflexion sur ses fins. Une technique du logos, qui
laisse possible un mauvais usage n'est pas une vraie technique, parce qu'une vraie technique
suppose une connaissance de l'usage et des normes de cet usage. La neutralité morale de toute
pratique est donc le signe que l'on a pas affaire à une technique, parce que l'on a pas affaire à un
savoir ! Il y a manque de maîtrise 25. Platon cherche par tous les moyens à démontrer que le plaisir
n'est pas le bien – il n'est pas nécessairement mauvais, mais il n'est pas le bien ! C'est là une thèse
très forte qui circule du Protagoras au Philèbe. La technique repose nécessairement sur une
24 Selon laquelle nul n'est méchant volontairement.
25 Cela a partie liée avec la critique heideggerienne de la technique !
connaissance – pas nécessairement le Bien avec un B majuscule, mais plutôt le bien de l'objet. Si
une pratique ne vise que l'adhésion du peuple – si elle ne vise que le plaisir du peuple, alors elle
n'est pas politique telle que définie plus tôt – et Platon met ici toute la cité d'Athènes devant ses
contradictions. Dans le Gorgias, Socrate affirme d'ailleurs être le seul politique !, parce que tous les
autres politiques sont des rhéteurs, Périclès y compris !

Parallèle entre la technique et la connaissance

Il y a d'une part des fausses pratiques qui ne sont pas des connaissances et qu'il faut sortir du champ
de la connaissance. Le fait que ces pratiques aient des effets sur le réel n'implique pas une
connaissance. Dans la technique, il y a bien quelque chose qui relève de la connaissance, et c'est
cela que l'on essaye de suivre. La technique témoigne d'une forme de connaissance, mais qui n'est
jamais totale, ni systématisante, c'est-à-dire qu'il ne s'agira pas seulement d'une expertise locale. A
partir du moment où il y a connaissance, alors il y a application de la connaissance jusqu'au bout, ce
qui implique une impossibilité de la neutralité morale de la technique. La part de connaissance dans
la technique lui attache d'emblée des implications ethiques. La technique doit faire le bien, elle ne
peut pas être moralement neutre. Connaître, c'est connaître par les causes. Et connaître, c'est
connaître la finalité (le bien) de ce que l'on connaît, ce qui fait que toute connaissance suppose
immédiatement un bon usage de cette connaissance. Il faut tirer de cela deux conclusions : Y-a-t-il
un savoir technique chez Platon ? Et si oui, quel modèle de technique elle fait intervenir ?
L'existence même d'experts technique était un indice qu'il existe un savoir dans la technique – pour
Socrate, la technique est bien un cas de la connaissance. Cependant, l'analyse de la technique a fait
apparaître les insuffisance de la connaissance technique. Si l'on gratte un peu, ce qui fait la
connaissance dans la technique dépend donc du type de savoir qu'il est mobilisé dans la technique.
Dans le Philèbe, Platon place les techniques dans une échelle des biens, et les hiérarchie en
fonction de la connaissance théorique qu'elles comportent ( Platon oppose à cet égard la musique,
échelon le plus bas, à l'art de la charpenterie, échelon le plus haut). En définitive, la technique
manifeste la présence d'une connaissance – dans la technique, il y a une participation de la
connaissance.

Conclusion intermédiaire

La rhétorique n'est pas un savoir pour deux raisons à retenir : sa neutralité morale (une technique
bien fondée doit inclure les normes de bon usage), sa méconnaissance des causes (la rhétorique ne
repose pas sur des raisons mais sur des flatteries).
Platon tire la technique du côté du savoir pour ainsi invalider un certain nombre de pratiques dont
la rhétorique. Il y a donc une ambiguïté de la technique chez Platon. La technique est une forme de
connaissance mais qui ne réalise pas pleinement la connaissance. La technique est donc
insatisfaisante d'un point de vue du savoir, entendu qu'elle n'est pas suffisante pour faire d'un
homme un savant. Cette question de la connaissance ne se trouve pas exclusivement dans
l'Apologie ; elle se trouve également dans le Lachès ou dans le Charmide. Deux façons d'interpréter
ces deux dialogues : soit dedans Socrate utilise un modèle de la technique qui conçoit la science
morale comme une technique, soit le pb de ces dialogues est justement le modèle de la technique
qui ne convient pas pour penser la science morale. Si l'on pense que bien agir c'est utiliser un mode
d'emploi comme on le fait dans la technique, alors l'on fait fausse route. Cette idée est également
visible dans République I, partie dans laquelle l'on se demande si la justice est une technique. Oui il
y a une forme de savoir dans la technique, cependant il n'y pas coextensivité de la technique au
savoir ; il y a des déterminations propres à la technique
Dans l'Apologie, Socrate grade les ignorants (de l'homme politique à l'artisan en passant par le
poète). Tous ont une forme de connaissance, Socrate le voit bien ; pour autant, aucun n'est savant.
Ils n'arrivent pas à aller du savoir technique au savoir tout court. Les techniciens, quand on les fait
parler, ne savent pas ce qu'est savoir. Goldschmidt s'est donc bien fourvoyé en affirmant que la
technique était le cogito platonicien. Le savoir technique n'implique par sur ce qu'est savoir. En
définitive, la technique n'est pas un faux-savoir : c'est une forme de savoir !... mais insuffisante.

La sophistique

Les faux-savoirs sophistiques sont des objets de questionnement importants pour Platon et Socrate
qui les considèrent comme les adversaires de la philosophie. Adversaires d'autant plus redoutables
que philosophie et sophistique se ressemblent ; aussi la sophistique entretient le doute et la
confusion. Il convient de voir que le phénomène historique de la sophistique (exceptionnel mais très
localisé) qui se déroule une génération avant Socrate et qui finit au début du IVe siècle avant JC,
dans la jeunesse de Platon. Historiquement, les sophistes sont le problème de Socrate bien plus que
le problème de Platon ! Et même quand Platon écrit le Gorgias, le sophiste du même nom est déjà
mort (ou proche de la centaine !). Platon n'était donc pas inquiété par la sophistique ! Il s'en est
servi pour les besoins de sa démonstration. Les sophistes constituent un vrai objet philosophique
problématique : l'idée qu'il puisse y avoir une science éducative qui manipule des énoncés faux,
mensongers ou manipulés qui produisent pourtant des effets sur le réel est problématique. Ce qui
préoccupe Platon dans la sophistique, c'est donc la question du non-être. C'est bien évidemment
dans Le Sophiste que Platon affronte cette question en essayant de définir le sophiste
ontologiquement. Le témoignage de Platon sur les sophistes est complètement à charge : il les
décrit comme forcément intéressés, pervers et manipulateurs. Ce témoignage à charge ne
correspond pas à la réalité de la sophistique qui est un mouvement intellectuel reposant sur des
principes certes antagonistes à la pensée platonicienne mais tout de même légitimes. Il y a donc une
disqualification morale de la sophistique par Platon dont il faut revenir. Qui sont les sophistes ? Ce
sont des pédagogues, des enseignants non-athéniens mais qui fleurissent à Athènes en proposant un
modèle éducatif révolutionnaire qui ne repose plus exclusivement sur la tradition – les sophistes
sont notamment partisans de l'idée que la vertu s'enseigne. Ces enseignants professionnels sont
rémunérés – comme tout enseignant ! Platon en fait une tare, alors que tout enseignant est payé !...
a l'exception de Socrate, bien entendu. Les sophistes se font donc payer pour enseigner des
compétences qui rendraient habile en public et qui, dans un contexte démocratique, permettraient
d'imposer ses propres vues et de prendre le dessus, sans que cette proposition soit liée à une forme
politique particulière. Les sophistes ne sont donc ni un parti politique, ni une école philosophique
(l'on parle plutôt de mouvement !). Le premier sophiste – le plus célèbre – c'est Protagoras, ami de
Périclès qui a aidé ce dernier à rédiger une constitution, aîné de Socrate et figure de proue de la
Grèce antique au ??ème siècle. Le mythe de Protagoras sert à montrer que la polis est l'endroit où
se constitue les lois comme possibilité de réaliser ce qu'il y a de meilleur en l'homme. Un autre
sophiste serait Antiphon par exemple, anarchiste qui conçoit nécessairement la loi comme une
restriction de liberté. Antiphon était proche des oligarques qui ont régné avant les Trente. Si les
sophistes ont des profils différents, tous on en partage de s'interroger sur la légitimité des lois et sur
l'importance de la parole dans la cité – et son rôle dans la cité. Pour en apprendre davantage sur les
sophistes, l'on peut lire Jacqueline de Romili Les grands sophistes dans la Grèce de Périclès –
dans cet ouvrage, De Romili casse la réputation délétère des sophistes forgée par Platon, pour les
présenter comme des humanistes qui cassent le rapport traditionaliste entretenu par les aristocrates
athéniens au savoir.
Pour ce cours, nous nous intéresserons à la figure du sophiste dépeinte par Platon ! Ce qui est
amusant, c'est qu'en-dehors des cercles philosophiques, Socrate et Platon passent pour des
sophistes – ils sont en tout cas dépeints comme tels ! Dans Les Nuées, Aristophane dépeint Socrate
comme celui faisant triompher l'argument faible sur l'argument fort ! Aristophane ne voit en
Socrate rien d'autre qu'un sophiste ! Pour définir le savoir philosophique, il était donc indispensable
à Platon de se distancier des sophistes. Il lui fallait absolument différencier la sophistique d'avec la
philosophie afin de légitimer celle-là et d'envoyer par le fond celle-ci. Dans Le Sophiste, Platon
affronte abstraitement cette question pour produire cette fameuse différence – notons que Le
Sophiste se complète par la lecture du Politique et du Théétète. Dans ces trois dialogues, Platon
traitent de la question non-être : comment comprendre que le langage puisse produire des choses
qui n'existent pas ? Comment comprendre que le langage puisse produire du non-être ? En effet, le
faux existe et n'existe pas tout à la fois de telle sorte que ce paradoxe du faux est le paradoxe du
non-être. Dans les mots de Platon, le sophiste est un type particulier, raison pour laquelle le
philosophe produit des définitions du sophiste 26. Le sophiste est d'abord présenté comme un
contradicteur universel : c'est celui qui est capable de contredire toute thèse et qui est capable de
former à son tour des individus à contredire les lois. L'on voit, là encore, en quoi la sophistique est
proche de la philosophie qui, elle aussi, contredit (cf. Socrate lui-même). Cette logique de la
réfutation systématique porte un nom : l'éristique. Deuxième problème de la sophistique selon
Platon : la polymathie27. Ces deux critiques sont récurrentes chez Platon et Socrate qui défendent
l'idée que le savoir n'est pas universel mais déterminé. Le sophiste est donc défini comme toujours
prompt à rétorquer et à défendre un point de vue sur tous les sujets. Pour Platon, il importe donc de
présenter la sophistique comme une illusion de savoir.

Lecture d'un extrait du Sophiste 233b-235a

Notons que la technique n'est pas un faux-savoir ; c'est la sophistique qui en est un (de faux-
savoir) ! Pour savoir si l'on affaire à un faux-savoir, faut-il partir des effets ? C'est ce que pourrait
faire penser une certaine conception de la technique. Or ce n'est pas le cas, car si l'on s'en tenait à un
tel modèle techniciste du savoir, l'on pourrait se méprendre et qualifier la sophistique de "savoir".
Or ce n'en est pas un. L'on ne peut donc pas définir le savoir techniquement, pas plus que l'on ne
peut le définir par ses effets. C'est justement parce que les sophistes considèrent le savoir à partir
de ses effets qu'ils se trompent sur ce qu'est le savoir. Et tous les sophistes manifestent cette idée !
La première définition du sophiste nous est donnée dans Le Sophiste par le personnage de l'Etranger
: "science de l'apparence sur toutes choses, mais non la vérité". La sophistique est envisagée
comme un pouvoir ; elle est envisagée à partir de ses effets. Mais ses effets sont-ils suffisants pour
témoigner d'un savoir ? Pour l'Etranger (Socrate), la réponse est non, et il pointe d'ailleurs
ironiquement les effets apparemment "miraculeux" de la sophistique. Le premier de ces effets est
que les sophistes enseignent et transmettent une impression de savoir, et non un savoir. Tout le texte
insiste sur cette idée. Dans son vocabulaire autant que dans le champ lexical auquel il recourt,
l'Etranger ne décrit la sophistique que comme une apparence de savoir. Pour l'Etranger (Socrate), la
sophistique ne rend pas savant ; elle donne l'apparence d'être savant. Il est intéressant de voir
l'argument de Socrate qui disqualifie la sophistique précisément parce qu'elle prétend tout savoir.
Socrate disqualifie la sophistique précisément en évoquant sa polymathie. La sophistique est donc
la capacité à produire l'illusion de toute chose que l'on retrouve également dans le processus
artistique – de là aussi la critique platonicienne des artistes ! Le sophiste, comme le poète, produit
une apparence de la réalité, et non une réalité – reste à déterminer le statut des objets produits !
Quelle est la nature de la ""connaissance"" qui produit ces objets ? Si la sophistique est une science
de l'apparence, quelle est la nature de cette apparence ? L'on entre ici de plein-pied dans la critique
de l'image. Pour Platon, le sophiste, tout comme le peintre, est ontologiquement à un degré
inférieur du vrai producteur ! Le peintre, capable de tout reproduire, n'est en fait capable que
produire des ersatzs de la réalité. Et le sophiste produit des objets assez similaires aux toiles du
peintre, c'est-à-dire grévés des mêmes problèmes. La réalité produite par l'un comme par l'autre est
fausse ; et leur ontologie est problématique, en ce que ces moindre-êtres existent tout de même. Ce
sont des êtres en-dessous de la réalité ! Mais alors quel statut leur reconnaître ? Paradoxe ! Du reste,
Platon reconnaît la grande force du sophiste, qui est fort de son ignorance – le sophiste qui, parce
qu'il est ignorant de tout, produit de tout. L'on est ici à front renversé par rapport au philosophe qui,
dans le Théétète, nous est décrit comme l'albatros de Beaudelaire : trop sage pour ses
contemporains, incapable de marcher parmi les siens. Dans cet extrait du Sophiste, Platon introduit
une hiérarchie ontologique des objets eu égard à la pratique qui les a produits : les objets issus de

26 Et c'est là notamment que Platon définit par dichotomie pour arriver à l'essence.
27 Avoir la prétention de connaître, d'avoir un savoir sur toute chose.
l'imitation (de la mimesis) se situent un degré en-dessous de la réalité, un degré en-dessous des
"vrais" objets. Tous les objets du sophiste ne sont que des copies de l'apparence 28 des choses,
entendu que le sophiste produit des discours sur la justice dans lesquels il va donner l'impression de
savoir ce qu'est la vertu. Et pour donner l'impression de savoir ce qu'est la vertu, le sophiste va
copier l'image de la vertu – ce à quoi la vertu ressemble. Dans un discours de justice par exemple, le
sophiste va manipuler les signes extérieurs de la vertu ou du juste – il va manipuler les signes
extérieurs du savoir qui ne disent rien de la chose. Le sophiste introduit une rupture entre
l'intelligible et le sensible, entendu que sophiste rompt la continuité entre la forme et le fond, entre
l'Idée et la chose (vérifier par moi-même). De la même manière, le peintre réaliste, critiqué par
Platon, se concentre sur l'apparence ; il ne fait que redoubler l'apparence pour que l'on y croit. En
fin de compte... quel est l'effet visé ? Le point commun entre le peintre réaliste et le sophiste, c'est
qu'ils produisent tous deux des apparences qui ont vocation à faire croire à la réalité. L'imitation est
critiquée dans la mesure où elle se fait passer pour la réalité ! Et Platon aménage une place pour la
bonne imitation : une bonne imitation, selon Platon, est une imitation qui se donne comme telle et
ne prétend pas être plus que ce qu'elle est.
Le sophiste imite au sens où il redouble la réalité et produit un monde de faux, un monde
d'illusions, un monde qui n'est conçu que par l'effet qu'il produit 29 ! Et ce qui permet d'affirmer qu'il
y a une coupure entre le sensible et l'intelligible (entre le visible et l'intelligible) c'est le terme
"d'homonymie" prononcé par le personnage de l'étranger. Ce n'est plus que part homonymie – par
congruence de termes – que les choses vont être appréhendées. Le sophiste peut introduire
l'équivocité par homonymie entre l'apparence de la justice et la vraie justice, parce qu'il ne garde
que l'effet de ce qu'est la justice, sans la justice elle-même. Il y a une rupture du fait que la copie
produite par le peintre ou le sophiste est une copie de ce qui est déjà une copie de ce qui est déjà
dégradé – rappelons que pour Platon, les choses sensibles ne sont que des copies des Idées ! - et
c'est en cela que l'imitation perd toute réalité. Ce qui est critiqué, c'est la capacité du sophiste à
produire un ordre second. La copie n'est pas seulement la production d'une sous-réalité, elle
subvertit également la hiérarchie entre les choses. L'on peut renvoyer ici au fragment de Pascal :
"Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par l'imitation des choses qui n'attirent pas
l'attention". Il existe pour Platon deux types d'imitations, et celle qui est mauvaise des deux est
celle qui perd la structure intelligible du sensible qu'elle imite. L'autre imitation, validée par Platon,
est une technè eikastikè. C'est en fait ici la distinction platonicienne entre l'icône et l'idole ! L'icône
est une image qui reproduit, non pas l'apparence d'une chose, mais sa structure et qui en conserve
donc l'essence. L'icône est une bonne imitation car elle conserve l'essence de la chose qu'elle imite.
L'idole, elle, est une imposture. De l'icône à l'idole, il n'y a fondamentalement pas de différence de
procédure ; ce qui diverge, c'est l'objet imité 30. La production d'une image n'est pas nécessairement
la production d'une illusion, et pour qu'il ne s'agisse pas d'une illusion, il faut se sortir de l'idolatrie
de l'image. De là la sévère critique de Platon à l'encontre du réalisme (notamment par l'introduction
de la couleur) ou encore à l'encontre de la statuaire grecque 31 ; il apprécie en revanche tout
particulièrement l'art égyptien et sa capacité à se conformer à une grammaire figée, et non une
apparence. Platon critique donc la production de fantasma, de simulacres ; en somme, des
productions pures de l'imagination qui transforment la réalité – dans l'extrait du Sophiste que nous
étudions, Platon critique par exemple les images parlées produites par le sophiste ou encore le
poète. Pour L'Etranger, la philosophie doit donc supplanter la sophistique en renversant ses valeurs.
La sophistique revient à une pratique magique, une forme d'envoûtement de la jeunesse que l'on
illusionne avec des images trompeuses de la réalité. Partant, il importe à Platon de comprendre
comment penser ces objets à la fois réels et irréels. Du faux, le philosophe va glisser vers la
question du non-être dans Le Sophiste. Le faux-savoir sophistique est essentiellement un savoir du
faux : il y a une communication entre la nature de l'activité et la l'objet de cette activité. Nos
28 L'on précise qu'il s'agit d'une copie de l'apparence des choses (et non de leur structure par exemple).
29 Un parallèle saisissant est possible ici avec La Société de consommation de Baudrillard.
30
31 Au Ier siècle avant JC, le sculpteur Phidias aurait échappé de peu à la lapidation après avoir offert à Athènes une
statue d'Athéna dont la tête était trop déformée.
attitudes épistémiques sont donc bel et bien liées à des objets. Les faux-savoirs sont liés à de faux-
objets, c'est-à-dire un objet qui a un rapport biaisé à la réalité – un objet fautif par rapport à la
réalité. L'une des marques du platonisme consiste à dire qu'il y a une translation entre la nature des
objets et l'acte épistémique producteur de ces objets.

--> Lire les livres I et X de La République.

Deuxième partie : Socrate et l'exigence du savoir

Il s'agit ici de savoir comment distinguer la figure de Socrate et la figure de Platon notamment sur
la question du savoir. A partir de la figure de Socrate, nous allons voir comment articuler l'exigence
socratique sur le savoir et l'absence de la possibilité de la connaissance. Et nous verrons ensuite en
quoi l'hypothèse des formes platoniciennes est une réponse à l'exigence socratique (en effet la thèse
des Idées serait une manière de satisfaire l'exigence socratique).
Pour apprécier la distance progressive prise par Platon par rapport à son maître, l'on peut utiliser
deux critères. Le premier, c'est l'importance de Socrate dans les dialogues : son elenchos qui
consistait au début en des échanges brefs de questions réponses (sa maïeutique) se développe de
plus en plus et de déploie en tirades de plus en plus longues. Le second est l'apparition de thèses
proprement platoniciennes (la tripartition de l'âme, les Idées...). Comment connaît-on la différence
entre Socrate et Platon ? Socrate a, en réalité, fait l'objet de nombreux témoignages, comme celui
de Xénophon, qui ont rapporté les spécificités de la personnalité de Socrate. Selon Dorion, grand
commentateur actuel de Platon, il est possible de distinguer le Socrate historique du Socrate décrit
par Platon. Dorion démontre par exemple que le "Je sais que je ne sais rien" est d'abord un
aphorisme placé dans la bouche de Socrate par Platon ! Socrate constitue pour son disciple un
opérateur important, notamment dans ses dialogues de jeunesse dans lesquels il débat sur la nature
de la connaissance. C'est dans ces dialogues que Socrate introduit une rupture profonde dans la
conception même de la philosophie et de la connaissance. L'on pourrait résumer la position
socratique par deux thèses majeures :
• celle de la centralité (inlassablement rappelée) du savoir et de la connaissance (dans le
Protagoras, Socrate pose la question de la centralité de l'épistémé). Le savoir est recteur
pour Socrate, et c'est de lui que découlent les actions des hommes : c'est là toute la thèse de
la vertu-science. Pour Socrate, il faut donc vivre en philosophe, c'est-à-dire selon le savoir.
• La conscience de la difficulté de savoir. Il y a une affirmation conjointe de la centralité du
savoir et de la difficulté de savoir ! Le savoir est central et déterminant, quoique difficile
d'accès. Alors que les pré-socratiques se présentent comme de grands savants (Héraclite,
Parménide...), Socrate se présente quant à lui, justement comme un ignorant. Le savoir est
à la fois une exigence et un problème. Ce qui justifie la catégorie des "pré-socratiques", c'est
la sortie d'une pensée archaïque qui ne se contente plus de produire du savoir mais à
réfléchir sur ce qu'est le savoir, et peut-être même à considérer la réflexion sur le savoir. Le
moment socratique propose une redéfinition de ce qu'est le savoir, en témoignent l'Apologie
de Socrate ou encore les Mémorables.

Lecture d'une tirade de Xénophon dans les Mémorables

La figure de Socrate sert précisément à montrer que le philosophe n'est pas celui qui va d'abord
s'intéresser aux phénomènes célestes (contrairement aux pré-socratiques) mais aux affaires
humaines les plus simples. Socrate est d'abord présenté ici comme un philosophe moral, quelqu'un
qui délaisse les affaires divines pour s'intéresser aux affaires humaines. Ce portrait là est assez près
des premiers dialogues socratiques de Platon (le Ion, les deux Hipias, le Lachès) dans lesquels
Socrates s'inquiète d'abord de la vie bonne et des valeurs qu'il faut suivre. L'on va de la discussion
de ces valeurs (qu'est-ce qu'être pieux ? Impie ? etc.) à leur définition, jusqu'à la constitution d'un
certain nombre d'exigences sur ce qu'est la connaissance de ces valeurs. Donc la théorie
platonicienne des Idées (la théorie des formes de Platon) est bien la réponse de l'élève à son maître.
Car si l'on se fit uniquement à des exemples mondains de ce qui est beau, pieux (etc.), l'on s'expose
au relativisme sur toute chose. Comment échapper au désaccord ? En trouvant l'essence du beau, du
juste (etc.) qui n'est pas sujet au relativisme. Toute la question est de savoir dans quelle mesure
Socrate est parvenu à élaborer la question de cette façon ? Jusqu'où Socrate a-t-il été ? L'idée qu'il
y a une définition capable de dépasser le clivage des points de vue est une idée socratique (elle
apparaît dans la majorité des dialogues) ; mais la théorie des Idées en elle-même appartient
véritablement à Platon. Platon a développé une idée semée par son maître.
Mais comment fonctionne la théorie de la réfutation (elenchos) ? L'exigence de la définition ? Que
signifie "Je sais que je ne sais rien" ? Qu'est-ce que la réminiscence et quelle est sa place dans la
théorie de la connaissance ?

La pratique de l'elenchos

Il y a une différence entre la réfutation et la démonstration. Accomplir une réfutation est bien
distinct de faire une démonstration. Pourquoi ? Parce que l'elenchos est une pratique qui consiste
simplement et seulement à montrer que l'interlocuteur avec lequel on échange présente une position
contradictoire. L'elenchos souligne que l'interlocuteur est soumis à la contradiction ; aussi, lorsque
l'on souligne de manière socratique, l'on insiste sur le fait que l'interlocuteur ne peut pas soutenir la
thèse qu'il soutient. A la différence, la démonstration cherche à fonder une vérité. L'elenchos
n'affirme rien de la vérité ; l'elenchos consiste à pointer les paradoxes. L'elenchos est donc
facilement ad hominem32. Socrate fait apparaître chez ses interlocuteurs la contradiction entre la
personne et le propos tenu. Cette méthode est radicalement différence de la production de thèse !
L'elenchos examine la cohérence des thèses entre elles. Le régime de rationalité socratique est donc
différent du régime scientifique. L'elenchos est la forme particulière de l'argumentaire chez Socrate
– l'on a souvent traduit ça comme la "réfutation socratique". Le philosophe n'en donne pas une
définition très précise, mais Platon va, a posteriori, en donner une description plus précise,
notamment dans Le Sophiste. Il faut voir que la caractéristique de la réfutation socratique est qu'il y
a une différence entre réfutation et démonstration. Socrate ne démontre jamais la vérité d'une thèse,
mais il va plutôt amener son interlocuteur à apprécier la contradiction entre la thèse qu'il soutient et
d'autres thèses soutenues par l'interlocuteur – ou même une contradiction entre la thèse qu'il soutient
et les actions qu'il réalise. Dans le Théétète, Socrate réfute le relativisme en mettant en évidence la
contradiction entre la thèse de Protagoras selon laquelle l'homme est la mesure de toute chose (ce
qui implique que tous les hommes sont autant savants les uns que les autres) et l'enseignement
même que dispense Protagoras qui prétend rendre savants des hommes qui le seraient moins que
lui. La réfutation socratique cherche donc à mettre en tension les différentes thèses, énoncées ou
non, par les interlocuteurs de Socrate. Pourquoi cette méthode ''réfutative'' ? Parce que pour
Socrate, le problème n'est pas de parvenir à une thèse universelle directement, mais plutôt de faire
apparaître dans une discussion la tension philosophique propre à la situation donnée. La réfutation
passe donc autant par les arguments de la thèse réfutée que par la personne même – argument ad
hominem ! Dans les tous premiers dialogues aporétiques, Socrate a d'ailleurs peu de thèses en
propre et se contente de tirer de son interlocuteur (d'accoucher son esprit) des vérités qu'il veut
mettre au jour. Au fond, ce qui est en jeu dans l'elenchos, c'est le système de croyances de
l'interlocuteur de Socrate ! Raison pour laquelle il nous faut lier cette méthode à la question
socratique par excellence qui est "comment faut-il vivre ?". Le but est toujours de déterminer la vie
qu'il importe de mener, et non de discuter abstraitement d'une thèse sans égard à la situation 33.
32 Attention, l'argument ad hominen n'est pas un argument ad personam, comme le rappelle Schopenhauer.
L'argument ad personam est un argument "sous la ceinture", vulgaire, arbitraire et personnel. L'argument ad
hominem souligne lui les limites de l'interlocuteur. Il insiste sur l'incompatibilité entre la personne et son propos.
33 Dans Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Pierre Hadot défend la thèse selon laquelle la philosophie antique ne
doit pas être comprise comme une discussion sur la vérité abstraite (comme la philosophie contemporaine), mais
comme une discussion sur le mode de vie. Si la thèse de Hados est contestable pour des philosophes comme
Notons que cette forme dialogique est, selon Platon, la meilleure façon de réaliser le projet
socratique d'une discussion à grande échelle. Ce qui est essentiel pour Socrate, c'est d'interroger
d'abord les croyances de son interlocuteur : faire apparaître ses thèses, puis pointer les
incompatibilités entre ces thèses. Dans le Gorgias, Socrate démontre que la vie du rhéteur est une
vie de tyran – et le philosophe en tire implicitement une critique politique d'Athènes, cité
revendiquée démocratique mais dont le système politique repose sur l'inverse. Dans le Gorgias
comme dans tout autre texte, la méthode socratique consiste à mettre ses interlocuteurs devant leurs
contradictions – leur causant chez eux une honte bien naturelle, dont ils lui tiendront rigueur.
L'elenchos est une façon de tester les croyances des interlocuteurs, à partir des propres thèses de
l'interlocuteur lui-même.

Les 4 caractéristiques de l'elenchos

Vlastos reconnaît quatre caractéristiques à l'elenchos socratique :


• le dialogue. L'elenchos est intrinsèquement lié au dialogue, donc la pratique suppose de
partir d'une thèse de l'interlocuteur et que ce dernier supporte de bonne foi. La méthode est
adversative – elle est négative. Ceci est très intéressant pour interroger l'ironie socratique.
Comment peut-on exiger de ses interlocuteurs une transparence quant à leurs thèses, et en
même temps se mettre à distance ? L'elenchos suppose que l'autre soutienne sans réserve la
thèse que l'on défend.
• L'honnêteté de l'interlocuteur qui croit ce qu'il dit. La méthode socratique cherche à dépasser
les projections sociales.
• La méthode ne doit pas être purement négative, car l'elenchos doit progresser et aller
quelque part. Dans le Ménon, l'elenchos fait progresser le dialogue par exemple.
L'interlocuteur a en lui une vérité que l'elenchos va faire apparaître. L'elenchos n'est donc
pas purement aporétique ! Il ne s'agit pas de tourner en rond inutilement : l'elenchos doit
supposer un progrès de l'interlocuteur. L'elenchos est axé sur la recherche de la vérité : par la
maïeutique, Socrate fait accoucher l'âme.
• L'elenchos est une façon très particulière de produire de la vérité, sans pour autant produire
de certitude. L'elenchos avance à reculons : l'échange progresse sans que Socrate n'affirme
quoi que ce soit. Il s'agit de substituer à un savoir divin révélé un savoir en progrès, incertain
mais issu d'une méthode réglée. Du point de vue de Socrate, la méthode de l'elenchos est
donc liée à une pratique déflationniste du savoir, une pratique minimaliste du savoir ; et c'est
comme cela qu'elle procède pour obtenir des réponses, sans rien affirmer.
La sagesse humaine est donc liée à la méthode d'établissement indirect de la vérité qu'est l'elenchos.
Ce qui signifie également que cet elenchos est faillible. Notons également que cette méthode est
propre aux dialogues socratiques – c'est-à-dire dire les premiers dialogues de Platon (les dialogues
aporétique) – aussi l'on voit qu'elle disparaît peu à peu à partir le Gorgias. Et dans les dialogues de
la maturité, comme dans Le Phèdre, Le Banquet ou encore La République, la méthode elenchtique
disaparaît tout à fait. Il y a une prise de distance progressive de Platon par rapport à son maître :
dans les dialogues de transition comme le Ménon ou le Gorgias, la méthode socratique est discutée
par Platon ; et c'est beau ! Platon discute la méthode de son vieux maître, mort depuis longtemps,
avant de s'en détacher tout à fait.
Ce qui se joue dans l'elenchos. Il faut faire attention au contexte dialectique 34. Dans un dialogue
socratique par exemple, l'on voit clairement que Socrate ne peut rien dire sans les affirmations de
son interlocuteur. Il s'agit donc de voir que le contexte dialectique permet d'interpréter la discussion

Aristote, elle fonctionne très bien pour Socrate.


34 Note générale : le concept de dialectique est à chérir en philosophie. C'est un concept absolument central qui ne
revêt pas le même sens de Platon à Hegel et encore après ! Au sens large, la dialectique signifie de penser par
questions et réponses ; c'est le fait qu'il y ait une relation entre ce qu'avance mon interlocuteur, et ce que je lui
répond. Dans un dialogue socratique par exemple, l'on voit clairement que Socrate ne peut rien dire sans les
affirmations de son interlocuteur.
en fonction des croyances en place. Deux exemples où l'elenchos est importante : le Gorgias et le
Protagoras.

Etude d'un extrait du Gorgias

Dans le Gorgias, il y a trois interlocuteurs (le sophiste Gorgias, son élève Polos et l'aristocrate
athénien Calliclès). Le but du dialogue est de montrer que toute complaisance à l'égard de la
rhétorique mène à une vie infâme, infamante et tyrannique. Toute complaisance à l'égard de la
rhétorique mène à la pleonexia35. Et Calliclès sert à Platon de révélateur de ce qu'est la rhétorique
(et même de toute la sophistique) – Calliclès sert de repoussoir. Dans le Gorgias, cette succession
d'interlocuteurs est liée à la même logique : le premier interlocuteur de Socrate étant réfuté, le
second interlocteur s'emporte et prend sa place. Et l'opérateur de la réfutation, c'est la honte ; il y a
donc bien contradiction chez l'interlocuteur entre les thèses soutenues et les actions réalisées. Dans
le Gorgias (entre autres), Socrate défait ses interlocuteurs par la honte : il les place devant le
dilemme cornélien de choisir entre ne pas se laisser réfuter mais se couvrir de honte, ou se laisser
réfuter et échapper à la honte. Tous choisissent d'échapper à la honte, en raison de nécessités
personnelles. Par la force de l'elenchos et de ses questions successives, Socrate fait admettre à
Gorgias, qui prétend pouvoir enseigner la justice, ne pas savoir ce qu'est la justice. Gorgias doit se
dérober pour ne pas se couvrir de honte ! Polos s'indigne d'un tel stratagème socratique et prétend
prendre la place de son maître dans le débat contre Socrate. Mais Socrate défait Polos à son tour,
en le forçant à se dérober, en le plaçant devant le dilemme de choisir entre se laisser défaire et
sauver sa réputation de jeune rhéteur, ou ne pas se laisser défaire et soutenir l'idée que commettre
l'injustice est une bonne chose. Calliclès est le dernier à affronter Socrate – et pour le moins
l'adversaire le plus attentif. L'aristocrate sollicite le couple de concepts phusis et le nomos. La
phusis renvoie au réel et à la nature, par opposition au nomos qui renvoie aux lois instituées. Tout le
projet de Calliclès est d'affirmer la supériorité et la légitimité de la phusis, face au nomos. Pour
Calliclès, les hommes auraient renversé au cours de l'histoire le rapport de force entre la phusis et le
nomos pour renverser la justice naturelle des plus forts et leur droit à jouir de leurs forces. Pour
Calliclès, la honte ne serait donc qu'un sentiment social corollaire à des valeurs qu'il ne faudrait pas
reconnaître36 !

Lecture d'un extrait du Protagoras

Dans cet extrait Socrate va réfuter Protagoras sur la question du plaisir. Le problème du
Protagoras réside dans la question de la vertu (savoir de déterminer s'il y a une unité de la vérité).
Et Socrate cherche à démontrer l'unité de la vertu à partir de la connaissance – le Protagoras est
ainsi le texte de mise en mots de la vertu-science, thèse selon laquelle l'on ne commet jamais le mal
volontairement. Et pour faire cette thèse, Socrate fait la thèse de l'hédonisme – et les
commentateurs se sont déchirés pour savoir si Socrate soutenait vraiment l'hédonisme, ou s'il ne
faisait que se placer dans une perspective hédoniste pour appuyer sa réfutation. Socrate se met en
fait à la place de la majorité des gens (favorables à l'hédonisme) pour le seul besoin de sa
réfutation ! Il faut bien voir ici que les thèses utilisées par Socrate dans ses réfutations ne sont pas
nécessairement reconnues et acceptées par lui – cette idée est très importante, il n'y a aucun amour-
propre chez Socrate ! Si la vertu est liée au savoir, alors il faut abandonner la thèse de l'homme-
mesure selon laquelle la vérité dépendrait du jugement d'un individu. Si la vertu est liée au savoir,
alors il faut faire intervenir l'intelligence pour savoir ce qu'il faut faire – et Socrate va montrer que,
même dans l'hédonisme, il y a encore l'idée d'un calcul (celui des biens et des peines) – et donc de
connaissance. C'est là un argument a fortiori. La réfutation implique certes un progrès vers la vérité,
mais n'est pas la vérité des moyens qu'on utilise pour le dire. Dans cet extrait, Socrate cherche
moins à réfuter Protagoras que ceux qui pensent qu'il est possible de se laisser vaincre par les

35 La pléonexie est le désir d'avoir plus que les autres, en toute chose.
36 Pour Barthes, faire passer pour naturel ce qui est historique est la définition même de l'idéologie.
plaisirs, c'est-à-dire ceux qui pensent que l'on peut agir en ayant d'un côté la représentation du bien
(la connaissance du bien) et de l'autre la tentation. Socrate réfute l'idée de l'action acratique
(akrasia) que l'on a parfois traduit par "incontinence" ou "intempérance" ou encore "faiblesse de la
volonté". Ce que veut faire Socrate, c'est de réfuter le "video meliora, proboque, deteriora sequor".
Pour ce faire, il se place dans la position hédoniste parce qu'il s'agit de la position la plus répandue
parmi le peuple, mais aussi parce que Socrate veut employer un argument a fortiori ; c'est-à-dire
qu'il veut montrer que si même les hédonistes reconnaissent que l'on ne peut être vaincu par le
plaisir, alors l'on ne peut résolument et définitivement pas être vaincu par le plaisir ! Socrate va
introduire le notion de métrétique (du grec metron, "la mesure") – la science de la mesure – que l'on
retrouve dans l'hédonisme qui opère un calcul des plaisirs. La position de Socrate consiste à dire
que l'âme est faite d'un seul bloc et qu'agir, c'est faire ce que l'on considère être bien – il y a un lien
entre action et connaissance. De la sorte, toute action fautive est une erreur imputable à une
ignorance. Etre "vaincu par le plaisir", ce n'est pas délibérément choisir le plaisir, au détriment du
bien, en toute connaissance de cause ; c'est plutôt se tromper sur ce qu'est le bien, en l'assimilant au
plaisir. Pour Socrate, c'est la science qui commande toujours. Le passage par l'hédonisme est local :
c'est une situation dialectique qui ne dit pas nécessairement ce que pense Socrate – qui n'est
certainement pas hédoniste (quoiqu'en disent certains commentateurs) en ce que pour lui, le plaisir
n'est pas le bien ! La position platonicienne consiste à montrer qu'on ne peut pas faire du désir un
principe de vie37.

Distinction conceptuelle

Hédonisme : théorie philosophique selon laquelle le bonheur, c'est le plaisir.

Eudémonisme : théorie philosophique selon laquelle la vie, c'est le bonheur. La plupart des
philosophies grecques sont eudaimonistes, c'est-à-dire qu'elles considèrent que la vie, c'est le
bonheur.

L'exigence de la définition socratique

La deuxième caractéristique de la méthode socratique, liée à l'elenchos, est cette idée que les choses
dont on parle, on peut en parler parce qu'il ne s'agit pas de valeurs relatives à une subjectivité. Ce
qui justifie l'elenchos (qui porte sur des croyances) c'est que ces croyances portent sur des objets
pour lesquels le relativisme n'est pas suffisant – des objets dont il vaut la peine de parler. L'on ne
peut pas imaginer qu'un elenchos porte sur l'émotion esthétique en fonction d'une oeuvre d'art ou
d'un goût en gastronomie. Il ne peut y avoir elenchos que parce qu'il y a des valeurs sur lesquelles
l'on peut se prononcer objectivement ! L'on peut donc en donner une définition. Aussi tous les
dialogues socratiques tournent autour de cette exigence de la définition – et l'on parle bien d'une
"exigence" en ce qu'elle reste bien souvent un vœu pieux, irréalisé, car trop exigeant, justement. Le
dialogue socratique tourne autour de la possibilité de trouver la définition des valeurs morales !
Tous les dialogues socratiques sont ainsi liés à cette exigence de la définition : la rhétorique dans le
Gorgias ; le courage dans le Lachès ; le mensonge dans l'Hippias mineur ; la vertu dans le Ménon.
A chaque fois, Socrate se confronte à un supposé expert sur la question en exigeant de lui une
définition. Le moment définitionnel est important dans le dialogue socratique car, pour Socrate, la
recherche de la vérité dans la discussion est liée à une conviction morale de ce que sont ces valeurs
qui n'apparaissent pas clairement. Tout cela va parfaitement introduire l'hypothèse des formes qui
apparaîtra chez Platon dans la maturité. Ce que fera Platon, c'est de faire une hypothèse qui
répondra complètement à l'exigence de la définition socratique. L'hypothèse des Idées de Platon
consiste à dire que, non seulement l'on peut donner une définition, mais en plus celle-ci désigne des
37 Lire "La morale des Anciens et la orale des Modernes" de Victor Brochard. Dans cet article, Brochard opère une
distinction entre la morale et l'éthique.
objets qui existent. L'exigence socratique de la définition apparaît clairement dans des dialogues tels
que le Ménon, l'Euthyphron et l'Hippias.

Lecture de l'extrait du Ménon sur "l'essaim de vertu", 71d à 72b

Pour comprendre l'exigence de la définition, il faut d'abord voir la situation de départ. Comme tout
dialogue, le Ménon ne part pas de question "qu'est-ce que X ou Y ?", mais plutôt de la question
"Peut-on dire que X (ou Y) est ceci ou cela ?". En somme, les dialogues commencent souvent par
une question de l'attribution possible d'une qualité à un "objet". Le Ménon s'ouvre ainsi sur la
question de savoir si la vertu peut s'enseigner ou non. Donner une définition, c'est dire exactement
la chose telle qu'elle est, c'est-à-dire arriver à un certain niveau de généralité sur la chose dont on
parle, et qui n'est pas obtenu par agglomération d'exemples. Il importe donc de comprendre
comment l'on passe des exemples, instances particulières, à la définition générale. Il y a une
exigence de généralité dans la définition que l'on ne peut pas inférer à partir d'un exemple, en ce
qu'il y a toujours le risque de prendre l'un des traits particuliers de l'exemple et en faire par erreur un
critère définitoire. Ainsi, l'on peut aller de l'universel au particulier, mais pas l'inverse, il va sans
dire. Une définition vaut ainsi pour tous les cas : elle doit recouvrir tous les cas possibles. Pour
connaître ce qu'est X ou Y, il faut parvenir à définir cette chose de manière universelle, et non un
cas particulier de cette chose. L'exigence de la définition socratique, c'est un ti esti, "Qu'est-ce que
c'est que x ?". Dans leurs réponses, la plupart des interlocteurs de Socrate s'en tiennent aux cas
particuliers – ils pense que donner un exemple de (telle ou telle chose) suffit à définir. Interrogé par
Socrate sur ce qu'est la vertu dès les premières pages du Ménon, Ménon répond que "la vertu d'un
homme, c'est faire du bien à ses amis et faire du mal à ses ennemis" – il ne fait là que donner un
exemple. Pis encore, Ménon (moqué par Platon) affirme qu'il y a à peu près autant de vertus qu'il y
a d'individus (une vertu pour la femme, une vertu pour l'homme, une pour l'enfant, une pour
l'homme esclave...), et que définir la vertu reviendrait à dénombrer tous ces cas particuliers. Socrate
se moque de lui et de son "essaim de vertus", puis affirme que donner une définition ce n'est pas
donner des cas particuliers, mais une définition sous laquelle tous ces cas particuliers peuvent être
rangés. Socrate se demande donc quel est le rapport entre les cas particuliers et la définition.
reprendre phrase abeille 2h15. Il s'agit donc de se demander, de deux choses l'une : soit les cas
particuliers de l'abeille diffèrent... ou n'est-ce pas au contraire par autre chose que par la définition,
que les abeilles varient ? Ce qui fait, le point commun entre les différentes abeilles et le point
commun entre les différentes vertus, c'est précisément la définition de la vertu. A travers ce double
exemple, l'on fait apparaître que ce que l'on cherche, c'est le point commun à tous les cas
particuliers. Donner un exemple ne permet donc pas de définir, mais seulement de donner un cas
particulier. Et pourquoi ne pas collecter tous les exemples pour trouver ce qu'ils ont de commun ?
Parce que l'on ne pourrait pas déborder ces exemples là ! C'est en fait ici une critique socratique de
la logique inductive. L'on ne peut jamais aller de l'exemple à la définition, mais toujours de la
définition à l'exemple. Les exemples sont exemples de quelque chose, parce qu'ils ont part à la
définition (Platon dira que les exemples participent de l'Idée).

Lecture d'un extrait de l'Euthyphron

L'Euthyphron pose la question de la piété – à travers le personnage d'Eutyphron, jeune homme prêt
à traduire son père en justice pour avoir maltraité un esclave. Certains critiques considèrent que la
périodisation de Platon ne fonctionne plus, en ce que L'Euthyphron présenterait déjà la thèse des
Idées. Dans …, interrogé par Socrate sur ce qu'est le pieu, Euthyphron ne fait que donner une
foule d'exemples, comme Ménon. Dans cet extrait apparaissent les exigences de la définition
socratique, et la première d'entre elles est l'universalité, entendu que la définition doit être la même
en toute situation. Donner une définition, c'est produire un definiens (ce qui définit) pour un
definiendum (ce qui doit être défini). Dans L'Euthyphron, il appert que le définiens doit être vrai
dans tous les cas particuliers du definiendum. Tous les cas de definiendum doivent rendre vrai le
definiens : "le pieu Retrouver citation de Socrate texte 5 ou 6". Quand on produit une définition, le
definiens doit faire apparaître la raison pour laquelle une chose particulière est un exemple
particulier du definiens. C'est évidemment ici une exigence extrêmement forte de la définition dans
la mesure où il faut à la fois que la définition vaille dans tous les cas et qu'elle fasse apparaître la
raison pour laquelle telle chose particulière se range bien sous le définiens.

Rappel du cours précédent et suite

L'exigence de la définition socratique point dès les premiers dialogues socratiques. L'on ne saurait
parler adéquatement des choses qu'en en dégageant la définition. Socrate fait dépendre la définition
d'un sujet... cette exigence est contre-intuitive en ce qu'il semble impossible d'aller de cas
particuliers vers la définition. Notons cependant : Socrate est aussi connu pour avoir pratiqué la
méthode de l'epagogè, une induction naïve qui consiste à aller d'un cas particulier vers un cas plus
général. Cependant, cette méthode de l'épagogè ne sert jamais pour dégager une définition ! Elle
sert uniquement lors de l'élenchos. L'exigence de la définition ne porte pas sur toutes les choses :
elle porte sur un certain nombre de choses que l'on pourrait appeler des "valeurs". Il convient de
voir que Socrate ne donne jamais de définition qui corresponde à son exigence – cette dernière est
si haute qu'il ne l'atteint pas. Cette exigence de la définition, il faut la lier au non-savoir socratique :
si Socrate se montre aussi scrupuleux sur ce qu'est savoir, c'est précisément parce qu'il se
revendique "ignorant". A l'époque de Socrate, il y a pléthore de savants (les "présocratiques" qui
écrivent des peri phuseôs38, ainsi que les sophistes qui prétendent tout enseigner) de telle sorte que
ce dernier ne peut se démarquer d'eux qu'en arrêtant ce mouvement. Il y a trop de prétention de
savoir : Socrate en prend donc le contre-pied ! Prenons de l'avance est rappelons que tout l'objectif
de Platon dans ses dialogues de la maturité sera de montrer que l'exigence de la définition de
Socrate ne pointait non pas vers un énoncé langagier, mais vers une réalité bien concrète ! Ce que
Socrate appelle ''exigence de la définition'', c'est le signe qu'il y a quelque part des choses réelles
qui y correspondent nous dit Platon ! Plus encore ces choses existeraient encore plus que toutes les
choses sensibles ! Platon part donc de l'exigence de Socrate pour dire que cette exigence pointe
vers des êtres qui existent, qui sont plus réels que le reste, et même qui sont la cause de tout le
reste ! Ces "choses", ce sont les Idées bien sûr ! Les Idées existent et sont plus réelles que le reste,
en ce que les cas particuliers ne font que participer de l'Idée.
En définitive, l'on a chez Socrate une exigence de la définition qui est une sorte de réflexion sur
l'articulation entre l'universel et le particulier ! L'on ne connaîtra le particulier qu'en passant par
l'universel pour Socrate ! Et Platon prend sa suite en affirmant que ces universaux existent (ce sont
les Idées) et causent tout le reste ! Platon prolonge et confirme Socrate en quelque sorte. Dans
L'Euthyphron, l'on ne peut pas parler de la piété sans en donner une définition par exemple ! Les
choses pieuses sont pieuses en vertu de la piété en soi. Dès l'Euthyphron, l'on a chez Socrate des
éléments linguistiques qui sont les mêmes que chez Platon. La définition pointe vers l'universel
alors que le cas particulier pointe vers le relatif. L'on va connaître les cas particuliers en se tournant
vers les définitions qui en sont comme les paradigmes. Il y a donc une dépendance ontologique
entre l'universel et le particulier : les choses sensibles sont subordonnées aux choses intelligibles.
Allen, grand commentateur de Platon affirme, à partir de l'Euthyphron, que l'hypothèse des Idées
transparaissait déjà chez Socrate. Contre Allen, Dorion affirme qu'il n'y a pas de théorie des formes
chez Socrate en ce qu'il n'y a jamais d'interrogation sur ce qu'est la Forme de ce qu'est une forme. Il
n'y a jamais de réflexion sur le modèle épistémique qui oppose l'intelligible au sensible. Chez
Socrate, les Formes sont des opérateurs : elles lui permettent de viser l'objet cité. Socrate vise
vraiment la définition ; il ne vise pas l'Idée en tant que telle ! Donc son but n'est pas de faire
l'épistémologie des Idées ; il réfléchit réellement aux valeurs dont il discute. Dans le Lachès, il est
vraiment question de courage ! Socrate n'est pas un épistémologue des Idées ; c'est Platon qui va
tirer de l'exigence socratique, sa propre épistémologie des Idées. L'on peut dire en quelque sorte que
Platon a à son tour accouché la pensée de Socrate... ?

38 Choses contre-nature
Au fond, l'exigence socratique de la définition est une exigence de la compréhensibilité. C'est l'idée
que la discussion même que nous pouvons avoir sur les valeurs est le signe qu'il y a quelque chose
de commun qu'il faut faire apparaître et sans quoi l'on tombe dans le relativisme. Le relativisme
culturel consiste à dire qu'au fond, les valeurs et les normes dépendent d'une institution humaine et
non pas d'un ordre supérieur ; l'exigence de compréhension dans la définition est ainsi une façon de
couper court avec ce relativisme culturel ; et si nous pouvons encore discuter de la justice (ou du
courage) selon Socrate, c'est précisément qu'il y a quelque chose comme une définition de la justice
qui nous anime. Au fond, l'idée sous-jacente c'est que la forme, ou l'essence d'une chose n'est jamais
un simple mot ni même un simple concept, entendu qu'un simple mot ou un simple concept serait
par trop dépendant du sens que lui confère celui qui le donne.
L'Hippias majeur 287 C-D montre en quoi, pour Socrate, le problème n'est pas d'élucider la nature
de l'eidos visé, mais de voir comment l'eidos permet de réfléchir aux relations entre les choses
particulières. C'est dans ce texte que point l'idée que c'est par la justice que les gens sont justes ; que
c'est par le savoir que les gens savants sont savants ; que c'est par le bien que les choses sont bonnes
etc. Toutes ces formules ne sont pas à comprendre comme des formules de causalité ontologique
mais comme des affirmations d'une valeur unique.

Rappel méthodologique sur le commentaire de texte

Deux écueils à éviter : la paraphrase d'un côté (l'explication ne doit pas être une traduction en clair
du texte ; aussi il faut absolument faire disparaître des copies tout marqueur de répétition.
L'explication doit proposer une lecture.), et le hors-sujet d'un autre côté (l'on ne substitue pas une
dissertation à l'explication. Pas d'exposé général).

Formellement, l'on rappelle qu'il faut faire autant de parties qu'il y a de "moments" dans le texte.
L'explication est nécessairement linéaire. C'est le texte qui dicte le rythme. L'une des premières
choses à repérer est le plan du texte ; ce qui doit émerger, c'est la structure argumentative. Il faut
comprendre quels biais logiques l'auteur utilise pour passer d'un argument à un autre ; aussi il faut
avoir le projet du texte en tête, en ce que ce dernier répond à une démarche précise.

Il faut donc travailler en deux sens sur le texte : expliciter tous les présupposés (tout ce qui est
supposé être connu pour comprendre ce qui se passe) ; expliciter les implications (trouver et
déplier les implications d'un argument. Qu'est-ce que cet argument me conduit à penser ?)

Concernant le plan, il arrive souvent que les "moments" du texte soient inégaux. Il s'agit alors
d'indexer la longueur de notre explication à l'importance philosophique du texte.
Il n'est pas nécessaire de citer des passages entiers du texte. L'on peut le citer occasionnellement,
pas davantage. Il faut se placer du point de vue des arguments et comprendre les pirouettes
argumentatives qui permettent le passage d'un argument à un autre. Pour rendre compte de ces
pirouettes, il faut donc attentivement étudier les transitions.

Les introductions ne peuvent pas – et même ne doivent pas – être des répétitions du texte. Une
introduction élégante recule légèrement par rapport au texte : elle explique le problème du texte,
dans le registre de la philosophie générale, pour montrer que l'auteur du texte étudié n'est qu'une
réponse possible à ce problème. Dans la deuxième partie de l'introduction, il est avisé de situer le
texte étudié dans l'œuvre de l'auteur. De la même manière, la conclusion réitère ce mouvement de
recul vers la philosophie générale, en soulignant l'apport de Platon.

"La seule chose que je sais, c'est que je ne sais rien"

Il y a peut-être un paradoxe entre tout ce que l'on dit de Socrate (sa pratique de l'elenchos autant
que son exigence de la définition) : pourquoi le taon d'Athènes revendique-t-il sa propre ignorance ?
En effet, l'idée d'un Socrate complètement ignorant a quelque chose de dérangeant. Notons que ni
le Socrate de Xénophon, ni le Socrate de Platon affirme qu'il "ne sait rien". Certes, celui de
Platon s'en approchera : dans l'Apologie de Socrate, Socrate dit qu'il est libre de la prétention de
connaître, mais il n'ira pas jusqu'à la célèbre formule que la postérité a retenue de lui. L'on ne peut
pas accepter de recevoir au pied de la lettre l'idée selon laquelle Socrate sait qu'il ne sait rien, en ce
que l'on ne manque pas d'exemples de textes dans lesquels il affirme savoir ceci ou cela ! Socrate
ne peut pas affirmer au sens strict "La seule chose que je sais, c'est que je ne sais rien". L'on ne peut
donc pas recevoir cette formule comme une affirmation de bonne foi. Dans un certains nombre de
textes (comme dans l'Apologie), Socrate va plutôt opérer une distinction entre une prétention de
savoir et la modestie d'une tentative de savoir. L'Hippias mineur nous engage à interpréter de façon
ironique l'affirmation selon laquelle "Je sais que je ne sais rien". Vlastos dégage deux formes
d'ironie :
• Une ironie simple : affirmer le contraire de ce qu'on pense pour ironiser par antiphrase.
• Une ironie complexe : brandir un énoncé qui est tout à la fois vrai d'un côté et faux de
l'autre. C'est bien de cette ironie complexe que procéderait l'affirmation socratique selon
laquelle « je sais que je ne sais rien ». Par cette formule (qui n'est pas exacte, nous l'avons
dit), Socrate affirmerait la modestie de son savoir tout en raillant la prétention de savoir des
savants. Lorsque Socrate dit « regarder feuille » dans l'Hippias mineur, il raille Hippias tout
en avouant le caractère incomplet de sa propre connaissance.
La déclaration d'ignorance de Socrate est donc constamment à mettre en balance avec les textes
dans lesquels il affirme clairement une forme de connaissance. Mais Socrate s'appuie davantage sur
des savoirs moraux. Dans l'Apologie de Socrate, il affirme plutôt une forme de savoir "préventif" ou
"négatif" : il ne sait pas ce qui est bien, mais il sait au moins ce qui est mal et partant, il peut éviter
de le faire. De la même manière, dans le Gorgias, Socrate affirme qu'il est pire de commettre
l'injustice que de la subir ! Ou encore, dans le Protagoras 357 D : « l'action mauvaise sans
connaissance est une action faite par ignorance » (c'est la thèse de la vertu-science). Ou encore
dans La République : « L'injustice, c'est l'ignorance ».

Quatre interprétations du "Je ne sais que je ne sais rien"

L'on dégage quatre interprétations de ce paradoxe de la déclaration d'ignorance socratique :


1) La première interprétation est attribuée à Irwin, et c'est probablement la plus logique. Selon
Irwin, la déclaration d'ignorance reprendrait en fait simplement la distinction entre savoir et
croyance. En affirmant qu'il ne sait rien, Socrate partagerait ses croyances qu'il
revendiquerait comme étant des croyances, et non une épistémé. Ainsi, « je sais qu'il vaut
mieux subir une injustice que de la commettre » serait à comprendre comme « Je crois qu'il
vaut mieux subir une injustice que de la commettre ».
2) La deuxième interprétation est celle de Vlastos et reprend celle d'Irwin. Selon Valstos, il y
aurait en fait deux niveaux de savoir 39 chez Socrate : le Kc (le "knowledge by certitude") et
le Ke (le "knowledge by elenchos"). C'est bien au second niveau de savoir que se situerait
Socrate – c'est-à-dire que le savoir de Socrate serait un Ke, et non un Kc. Cette deuxième
interprétation est éminemment problématique en ce que Vlastos introduit une … .
3) La troisième interprétation est celle de Lesher. Selon lui, le savoir de Socrate est un savoir
"négatif" : Socrate ne saurait ni ce qui est bien, ni ce qu'il faut faire, mais le déduirait à
partir de ce qu'il sait être mauvais et ce qu'il sait qu'il ne faut pas faire.
4) La quatrième interprétation est celle de Dorion. Dorion statue quant à la lui sur l'ironie qui
serait une feinte – une ruse pédagogique consistant à feindre l'ignorance pour faire
reconnaître à son interlocuteur sa propre ignorance. Selon Dorion, l'ironique déclaration
d'ignorance de Socrate lui permettrait de créer des dialogues faussement aporétiques : les
apparentes impasses de Socrate seraient en réalité très fécondes.

39 Vlastos est un philosophe analytique.


L'hypothèse des Idées

L'hypothèse des Idées marque trois glissements majeurs de Socrate à Platon :


• Premier glissement : l'on passe de l'exigence épistémique socratique à une thèse ontologique
qui suppose une véritable théorie métaphysique sur la relation entre le sensible et
l'intelligible. Ce passage là est le but même de ce cours.
• Deuxième glissement : une reconsidération du système épistémologique qui n'est pas
seulement celui de Socrate mais de toute la Grèce traditionnelle d'articulation entre la doxa
et l'épistémé (donc entre la croyance et la science). Chez Socrate, la différence entre la doxa
et l'épistémé, c'est la nature de l'acte. La doxa et l'épistémé sont deux actes différents, ce qui
a des conséquences sur la valeur de vérité. Pour rappel, la croyance est une production de
croyance qui peut être vraie ou fausse, alors que ce qui est de l'ordre de l'épistémé est
nécessairement vraie. Chez Socrate, ces deux actes sont de nature différente mais renvoient
aux mêmes objets. Le grand glissement de la théorie des Idées, c'est que Platon affirme
qu'entre la doxa et l'épistémé, il y a une différence de nature d'acte, mais aussi d'objet. Ce
que va expliquer Platon, notamment en République VI, c'est que l'objet de la doxa, c'est le
sensible ; ce qui signifie que la théorie de la connaissance implique donc une théorie
ontologique : c'est la théorie de la connaissance qui induit une hiérarchie des actes de
connaissance.
• Troisième glissement : la réminiscence – c'est-à-dire l'idée selon laquelle apprendre, c'est se
souvenir. La thèse de la réminiscence a touché Socrate (il l'a vue et en parle, on en veut le
Ménon pour preuve) ; pour autant il ne l'articule pas à la connaissance des Idées. Dans le
Phédon en revanche, dialogue de la maturité, l'on trouve la relation directe entre la
réminiscence et les Idées (par la thèse de l'immortalité de l'âme).

Introduction au Ménon

Le Ménon pose la question de savoir si la vertu s'enseigne. Ménon pense pouvoir répondre à cette
question en donnant des exemples de vertu que Socrate balaye pour lui montrer l'importance de
partir de la définition. Dans le Ménon – et c'est là une des spécificités de ce dialogue – Socrate
accepte de répondre à la question « Est-ce que la vertu s'enseigne ? » sans commencer par en
donner la définition – Socrate ''renonce'' en quelque sorte à donner une définition de la vertu. Et il
renonce en pratiquant la méthode des hypothèses ; ce qui fait que, dans le Ménon, Socrate fait d'un
côté l'hypothèse que la vertu s'enseigne, et de l'autre l'hypothèse qu'elle ne s'enseigne pas. Avant le
passage sur la réminiscence, l'on trouve le célèbre passage du poisson-torpille : Ménon reproche à
Socrate de le paralyser (de l'empêcher de chercher à savoir si la vertu s'enseigne en exigeant de lui
qu'il commence par donner une définition de la vertu) ; et c'est à ce moment dans le dialogue que
Ménon va énoncer le célèbre paradoxe qui gardera son nom : le paradoxe de Ménon. Il insinue que
pour savoir, il faut avoir su car, ou bien l'on ne sait pas, auquel cas l'on ne peut pas chercher à
savoir, ou bien l'on sait déjà et chercher à savoir est inutile. Le paradoxe de Ménon affirme que soit
l'on sait, soit l'on ne sait pas et qu'entre les deux aucun terme n'est possible. Ce paradoxe est une
réponse de Ménon à l'exigence de la définition socratique. La récrimination de Ménon à l'encontre
de Socrate consiste à dire que, s'il faut connaître la définition des choses avant de polémiquer, alors
l'on ne peut tout bonnement rien savoir. L'on peut estimer que, dans le Ménon, Platon commence à
prendre du recul par rapport à Socrate et commence à réfléchir sur ce qu'est la connaissance. Dans
le Ménon, d'une certaine façon, Platon fait formuler à Ménon une objection qui permet de dépasser
l'exigence de la définition ! Platon utilise Ménon pour s'émanciper de Socrate et de son exigence.

Lecture d'un extrait du Ménon (80d-81a)

Cet extrait se découpe en deux temps. Dans un premier temps, Ménon formule son célèbre son
paradoxe – paradoxe que Socrate va reformuler. Dans un second temps, Socrate exploite ce
paradoxe et explicite ce qu'il implique philosophiquement.
Sitôt le paradoxe formulée par Ménon que Socrate se le réapproprie et le reformule en en accusant
la dimension éristique40. En somme, Socrate retravaille l'argument de Ménon et le rend plus radical
qu'il ne l'est, afin d'en révéler quelque chose. La formulation de Ménon portait sur la recherche de
la vertu – avec l'idée que la recherche de la vertu est la recherche d'une chose ; et l'argument produit
par Ménon est celui de la reconnaissance ; c'est l'idée que lorsque l'on cherche quelque chose, on ne
cherche pas à la connaître mais à le re-connaître. En effet, selon lui, si l'on n'a pas une connaissance
préalable de ce que l'on cherche, l'on est incapable de savoir qu'on l'a trouvé, le moment venu. La
thèse de Ménon consiste à dire qu'il est impossible de chercher quelque chose que l'on ne connaît
absolument pas. Cette argumentation est typiquement sophistique : Ménon n'envisage que deux
termes ! Soit l'on connaît, soit l'on ne connaît pas ! Il n'y a pas de terme moyen chez Ménon qui se
montre par là résolument très sophiste. Toute la discussion qui va suivre va tourner autour de la
recherche d'un troisième terme, d'un entre-deux. Ménon utilise deux arguments : l'on ne peut savoir
ce que l'on cherche si on ne le connaît déjà – aussi Socrate ne peut pas chercher à définir la vertu
s'il ne sait pas ce que c'est – et Socrate admet justement qu'il ne sait pas ce que c'est. Ce second
argument de Ménon est un argument concessif : quand bien même l'on chercherait, l'on ne pourrait
pas savoir que l'on a trouvé parce que chercher c'est reconnaître 41. Socrate va reformuler
l'argumentaire de Ménon de manière sensiblement différente : il le radicalise pour le disqualifier et
le qualifiant d'éristique. Socrate modifie l'argumentaire de Ménon en le généralisant : si Ménon ne
parlait ainsi que de l'impossibilité de connaître la vertu, Socrate généralise cette idée, comme si
Ménon avait parlé de l'impossibilité de la connaissance. Pour Socrate, l'argument de Ménon rend
impossible toute recherche de la vérité, c'est-à-dire toute forme de philosophie ! Socrate et Platon
transforment l'argument dialectique de Ménon en un vrai problème de connaissance qui consiste à
articuler deux choses : d'un côté l'idée qu'il n'y a pas de connaissance sans recherche, et pourtant
qu'il n'y a pas de recherche sans connaissance. L'on vient de mettre en évidence la forme circulaire
de l'argument de Ménon ; et c'est ce cercle que l'on va essayer de comprendre ; et c'est la prise de
conscience de cercle vicieux qui va permettre d'introduire une nouvelle théorie de la connaissance.
Socrate a donc transformé l'argument purement ad hominem et sophistique de Ménon en une
recherche de la connaissance.
Dans un deuxième temps, Socrate va développer les implications philosophiques de l'argumentaire
de Ménon. Si le dialogue avait été aporétique, il se serait arrêté au reproche de "la torpille" de
Ménon ; or ce n'est pas le cas, puisqu'il se poursuit ! Notons que ce texte est difficile ; et sa
difficulté réside notamment dans la diversité de la réponse de Socrate qui entrelace trois choses : le
récit mythique de la réincarnation des âmes ; une conclusion philosophique (il y a notamment une
thèse sur ce qu'est apprendre) et un argument moral (la réfutation de l'argument éristique
sophistique de Ménon n'est pas réfuté pour sa faiblesse logique par exemple, mais pour son
immoralité !). Dans le Ménon, il est indiqué qu'il ne faut pas tomber dans l'argument de Ménon qui
rend impossible la pratique de la philosophie ; cependant, les éléments qui composent l’argument
sont pour le moins douteux. Dans le Ménon, la thèse de la réminiscence s'appuie sur un aspect
mythique, sur une raison morale et sur une application pratique dans la géométrie – il n'y a donc pas
encore de justification de la vérité de la thèse de la réminiscence, mais seulement un ensemble
d'argument qui poussent à y croire.

Le récit mythique

Socrate reprend des croyances orphiques et attribue l'immoralité des hommes aux dieux. Socrate

40 Pour rappel, l'argumentation éristique désigne la propension à batailler et disputer un sujet.


41 Dans son Traité du non-être Gorgias articule trois thèses : rien n'est ; si quelque chose est, il est inconnaissable ; si
quelque chose est et est connaissable, il est incommunicable. L'on voit bien ici le mouvement concessif d'une
argumentation typiquement sophistique : il y a trois thèses gigognes, imbriquées les unes dans les autres de telle
sorte que chaque thèse assure les arrières de la précédent pour que l'argument reste insubmersible. Notons que l'on
ignore aujourd'hui encore s'il le Traité du non-être est un vrai traité de philosophie ou un traité d'humour destiné à se
moquer des philosophes.
confie cependant ne pas être certain de cette doctrine quoiqu'elle permette de déterminer d'autres
choses. Le but du texte est de montrer que, pour qu'il y ait connaissance, il faut que l'âme ait un lien
avec une dimension de la connaissance qui ne nous apparaît pas immédiatement. Cette thèse sert à
pointer les impasses de l'empirisme en ce que les sens ne sont jamais suffisants dans la quête et la
(re)connaissance de la vérité. Cet extrait montre 1) que la connaissance ne peut pas se suffire de
l'opposition absolue entre connaissance et ignorance et 2) que connaître consiste à renvoyer à ce qui
est déjà connu. Le Ménon produit ainsi deux arguments : le mythe et l'intérêt que l'on a à croire à ce
mythe. Il y a donc ici une argumentation pragmatique en ce qu'il s'agit de dire qu'il est plus pratique
de s'en tenir à cela. Le paradoxe du Ménon établit donc le fait que toute connaissance doit s'appuyer
sur une connaissance qui précède, pour se constituer comme connaissance ; il n'y a pas de vertu
sans connaissance préalable de la vertu, et il n'y a pas de connaissance de la vertu sans
préconnaissance de la vertu. Ce qui signifie que la connaissance apparaît comme un cycle déjà
commencé ; et la seule chose que l'on refuse dans le paradoxe c'est le fait qu'il y ait soit une
connaissance absolue, soit aucune connaissance. L'on va essayer d'introduire l'idée qu'il y a des
connaissances qui ne sont pas complètement des connaissances. A partir de là, il y a deux positions
interprétatives possibles :
• la première interprétation est celle de Brisson, et consiste à dire que le mythe n'est rien
d'autre que la préfiguration de l'intelligible. Mais cette interprétation suppose que le mythe
cache déjà ici la théorie de l'immoralité de l'âme du Phédon.
• la deuxième interprétation – défendue par Stéphane Marchand – consiste à dire que l'autre
objet du Ménon est la connaissance. La croyance est à comprendre comme cette chose qui
précède la connaissance. La croyance est une préconnaissance : elle ouvre la voie de la
connaissance.
En définitive, le Ménon donne une première formulation de la thèse de la réminiscence. Cette
connaissance de la mémoire – présentée par Ménon lui-même dans un premier temps ! – se voit
réappropriée par Socrate qui en tire la certitude que toute connaissance est une re-connaissance, un
ressouvenir. Il y a là une implication importante : l'oubli est la condition de la connaissance. La re-
connaissance ne serait que la réappropriation de ce que l'on aurait oublié. La connaissance dont il
s'agit est donc aussi une mémoire impersonnelle. L'âme qui se souvient ne se souvient pas de
quelque chose d'intime et personnel, mais bien d'un savoir général et impersonnel. L'âme se
souvient des Idées, dira le Platon de la maturité ! L'on voit donc que la démonstration faite ici dans
le Ménon articule l'immoralité de l'âme avec la thèse de la réminiscence. La thèse de la
réminiscence est soutenue par le mythe de l'immortalité de l'âme – mouvement qui sera tout à fait
inverse dans le Phédon dans lequel c'est l'immoralité de l'âme qui sera démontrée à partir de la
réminiscence ! Il ne s'agit pas de voir ici un cercle ; il s'agit de comprendre que l'une des
caractéristiques de la théorie platonicienne de la connaissance c'est qu'il y a un lien direct entre la
nature de l'âme et la connaissance, et que ce que l'âme connaît c'est quelque chose qui lui est apparu
et qui n'est pas de même nature, mais qui entretient avec elle une affinité. Dans le Ménon, cette
affinité va être liée au fait à la découverte de la puissance de la démonstration géométrique ; alors
que dans le Phédon, il s'agira d'aller plus loin en allant de la connaissance générale et géométrique à
la thèse des Idées. Notons finalement que, d'un point de vue historique, le Platonisme commence
véritablement à partir de cette thèse de la réminiscence.

Correction du devoir sur table

Rappelons que le but de l'explication est de saisir un problème philosophique, c'est-à-dire une
tension (rhétorique ou non, peu importe). Rappelons que la problématique n'est pas un artifice ou un
prétexte ; ce doit-être un vrai problème ! La problématique ne doit pas simplement introduire notre
explication de texte, non, elle doit orienter toute la lecture. Il vaut mieux avoir vu le problème et
avouer être incapable de le résoudre, que de feindre un problème qui n'en est pas un. Dans le cas
présent, le problème se trouvait à l'articulation entre les deux paragraphes. Dans le premier
paragraphe, Diotime ne donne certainement pas une définition de l'amour (ni même de la beauté de
l'amour), mais une définition de l'Idée. La question est donc de savoir comment les Idées peuvent
n'être dans rien de sensible, mais en même temps être dans le sensible. Comprenons bien que la
majeure partie du temps doit être passé à dégager le problème du texte ; une fois le problème
dégagé, la copie s'articulera toute seule dans la mesure où, in fine, il s'agira toujours du problème.
Très important : si rien ne nous choque à la lecture d'un texte, c'est que l'on a manqué quelque
chose. L'on ne doit pas avaliser tout le texte ; il faut trouver une tension. Dans ce texte, par exemple,
le fait que Diotime affirme que la beauté n'est pas « une connaissance », ou encore qu'elle affirme
tirer la connaissance de la pratique de la pédérastie. Ce sont des éléments qui auraient dû nous
choquer : il s'agissait là d'éléments à ne pas avaliser et sur lesquels il fallait s'arrêter. Le Banquet est
l'un des dialogues de la maturité dans lequel on trouve exposée le plus clairement la théorie des
Idées : Le Phèdre, La République, le Banquet et le Phédon. Il était intéressant ici de s'interroger sur
l'intérêt de mobiliser la théorie des Idées pour parler du Beau. Eros est désir du Beau.

L'introduction : plutôt mauvaise. Il ne faut surtout pas commencer son introduction en prenant le
texte pour connu par une formule type : "Dans cet extrait...". Il faut commencer par la fameuse
forme en entonnoir : l'on commence par une réflexion philosophique sur le sujet du texte qui va
mener au texte lui-même. Il ne faut pas parler du texte soumis avant le nœud de entonnoir. Ex :
« Toutes les personnes ont quelque chose en partage. Qu'est-ce donc ? C'est ce que Platon appelle
le Beau ». C'est dans la deuxième partie de l'introduction que l'on peut enfin contextualiser l'extrait.
Il ne faut surtout pas résumer le texte. Ensuite, l'on peut proposer le découpage de l'extrait. En
l'occurrence, il n'y avait ici que deux parties.

Le premier paragraphe a pour but d'établir ce qu'est une Idée. D'une certaine façon, le texte est
monté à l'envers, en ce que le texte commence par exposer ce qu'est une Idée. La mention des
« mystères » dans la première phrase est liée à l'initiation à l'amour. Ces mystères sont liés à une
altérité fondamentale, c'est-à-dire un chemin qui nécessite d'être guidé. Le passage par la beauté
montre que la connaissance de l'amour ne se fait jamais seule. L'intérêt de l'amour est que l'on a
besoin d'enseignement pour accéder à cette Idée. Quel est le but ? C'est d'arriver au terme suprême
d'Eros. Il est ensuite fait mention du « beau par nature ». Il faut tout de suite l'opposer au beau par
convention. Ce « beau par nature » renvoie au beau suprême, le plus beau d'entre tous, celui qui
brille davantage que les autres. Il s'agit donc de la forme du beau. Diotime dit ensuite qu'il faut
avoir contemplé les choses belles dans leur bon ordre. Cet ordre correct sera exposé à la fin. Notons
aussi que, s'il y a un ordre correct, c'est qu'il y a un ordre incorrect. Donc tout ordre de
contemplation ne convient pas pour accéder aux Idées. Il y a une hiérarchie des Idées qui annonce
les choses belles. L'ordre incorrect consisterait à se perdre dans le sensible, c'est-à-dire ne pas voir
que le sensible a partie liée à l'intelligible. L'ordre incorrect aurait été de se contenter du sensible et
de croire le sensible suffisant pour aimer. L'Idée du Beau apparaît soudain (le exaiphnès42). Ce que
décrit ce texte, c'est donc une sorte d'expérience métaphysique de la beauté 43. Le terme
« contemplation » pouvait ensuite induire en erreur ; car la contemplation est ici la « theoria ». Il ne
fallait pas y voir une contemplation purement sensible. Le texte distinguait donc deux choses : les
choses belles d'un côté, et la beauté de l'autre. Platon ici, ne donne pas une définition positive de la
beauté ; il en donne une définition négative. En fait, il donne une très bonne définition de l'Idée.
L'une des raisons à cela est que le beau dépasse le langage – il dépasse le concept. La beauté étant
belle, et uniquement belle, l'on ne parvient pas à dire autre chose d'elle, que le fait qu'elle soit belle.
A partir de là, il faut travailler dans deux directions : la beauté est une beauté intelligible qui n'est
pas réductible à la beauté sensible. L'on va ensuite montrer que cette beauté intelligible n'est pas
réductible à une beauté belle intelligible, mais qu'elle est la cause de toutes les autres choses. La
beauté intelligible se distingue de la beauté sensible qui, quant à elle, se perd dans la multiplicité.
Cette beauté est affirmée comme une réalité qui existe en-dehors du sensible et qui est plus réelle.

42 La beauté se révèle dans un éclair. L'Idée du beau a ceci de particulier qu'elle se saisit en un instant – cette idée
apparaît clairement dans le Phèdre, le dialogue a lire absolument, en même temps que le Banquet.
43 Jean-Louis Chrétien a écrit un très bel article à ce propos.
Platon se distingue donc bien ici de Socrate. La beauté existe par elle-même – et même de manière
plus certaine que les choses sensibles ne font que participer de l'Idée de beauté. La beauté existe
sous une autre modalité que le sensible ; aussi elle n'est pas soumise au changement. Aussi, la
beauté est toujours la même ; elle est toujours identique à elle-même. Elle n'est donc pas susceptible
de degrés, contrairement à la beauté sensible. Le degré de beauté des choses sensibles est imputable
à la présence de la beauté dans la chose. C'est ici que Platon rejette tout relativisme : la beauté est
une qualité propre. La beauté est identique à elle-même. Le philosophe va donc opposer l'Idée de la
beauté aux beautés sensibles qui pourraient sembler varier en fonction des cultures. Par opposition à
une conception relativiste de la beauté (qui est notamment discutée dans l'Hippias majeur), Platon
parle du caractère invariant de la beauté. Comment expliquer que dans le sensible, il puisse y avoir
des désaccords entre ce qui est beau et ce qui ne l'est pas ? Tout simplement par le fait que le degré
de connaissance du beau varie d'une personne à l'autre. Certaines personnes ont moins la
connaissance du beau que d'autres ; aussi elles sont moins capables de distinguer le beau que ces
dernières. La beauté, pour Platon, est objective ; c'est une faiblesse de la connaissance qui fait voir
une chose laide. La variété du regard désigne une capacité différente à voir une chose belle. L'Idée
de la beauté ne peut pas entrer dans une telle logique de la comparaison.

Notons l'importance de soigner les transitions : c'est en soignant les transitions que l'on montre que
l'on a compris l'articulation. En quoi l'Idée de la beauté n'était pas réductible à l'appréciation
subjective de la beauté. Platon va invalider tout un tas d'hypothèses qui sont faites sur la beauté.
Platon est en train d'inventer quelque chose de nouveau ici : l'Idée. Mais où est-elle ? Et comment la
voit-on ? La beauté n'est pas réductible à un corps particulier. D'où l'hypothèse des mains ou du
visage. S'il existait une beauté parfaite, serait-elle réductible à une partie du corps ? La réponse est
non, car les choses sensibles ne font que participer de l'Idée de la beauté. L'attribut que l'on pourrait
considérer comme le plus sensible, n'est pas entièrement visible. Ce n'est pas entièrement visible.
Ce n'est donc pas parce que les corps sont beau que l'on peut considérer qu'ils sont la beauté. L'Idée
que l'on cherche n'est pas variable et est bien plus fine et subtile. La beauté est-elle un logos ? Ou
est-ce une épistémè ? Si l'on fait cette hypothèse, l'on fait de la beauté quelque chose d'intelligible.
L'on comprend qu'il y a donc une supériorité de l'intelligible sur le sensible. Enfin, l'on prend pour
exemple quelque chose de bien plus stable : le … . Pour autant, ce n'est pas suffisant ! Finalement,
c'est ici la différence entre logos et idea. Le problème du logos et de l'épistémè renvoie à un sujet
qui émet le discours. Le logos dépend de l'existence d'un locuteur. S'il n'y avait pas quelqu'un pour
penser, il n'y aurait pas de logos et donc d'épistémè, tandis que l'idée existe qu'il y ait quelqu'un pour
la penser ou non. C'est un intelligible. L'Idée existe, qu'il y ait quelqu'un pour la penser, ou non.
Ainsi, l'Idée de la justice existe indépendamment de l'existence de cas particuliers de justice. Il en
va de même avec le courage par exemple. Notons qu'il n'y a pas d'Idées des choses naturelles. Il n'y
a d'Idées que des choses sensibles. De la même façon, un discours peut être beau – et il sera
toujours plus beau qu'un beau corps ; pour autant ce n'est pas la beauté. Les Idées ne sont pas des
concepts. Même si l'on accepte qu'il y ait des concepts universels. Un concept n'existe pas
indépendamment de la personne qui le pense (car un concept est artificiel) ; à sa différence, l'Idée
existe indépendamment de la personne qui la pense. L'âme est chez soi dans les Idées – raison pour
laquelle, dans le Phédon, Socrate appuie la thèse de l'immortalité de l'âme sur celle de la
réminiscence. La beauté n'est pas un être sensible ; ce n'est pas un... ; elle n'est pas non plus
immanente à un corps. "Elle ne sera pas située dans un être différent d'elle-même". Le logos est un
acte linguistique. Le logos peut découvrir une Idée, mais l'Idée n'est pas dépendante de l'énoncé.
L'Idée est intelligible. C'est le sens de la conclusion du premier paragraphe qui table sur
l'invariabilité totale de la beauté. Il y avait un piège dans cette dernière phrase : le terme
"apparaître". Quand il est dit "elle lui apparaîtra", il est question de la saisie de la beauté, pas de la
beauté elle-même ! Et cette saisie se fait par l'esprit. Cette expérience là ne se fait pas dans un
corps ; c'est une saisie par l'esprit. Du reste, l'on veut appréhender directement la beauté,
indépendamment des choses sensibles. Elle ne se donne à voir qu'elle-même, c'est-à-dire rien
qu'elle-même. La beauté n'est pas une chose belle parce qu'elle n'est pas une chose parmi d'autres.
En revanche, elle est suprêmement belle en ce qu'elle n'est unie qu'à elle-même, à la différence des
choses belles qui sont en même temps unies à autre chose.

Mais qu'est-ce qui n'est pas satisfaisant ici ? Deux choses : la première est de savoir la relation
exacte entre la beauté et les choses belles. C'est quand même un peu bizarre que l'on soit dans cette
situation dans laquelle, d'un côté la beauté n'a rien à voir avec les choses belles, et d'un autre côté,
les choses belles ont une relation avec la beauté. La beauté n'a rien à voir avec les choses belles en
ce qu'elle n'est jamais contenue dans les choses belles. Qu'elle est cette relation bizarre qui va dans
un sens et pas dans l'autre ? Mais alors comment accède-t-on à cette Idée ? Si l'Idée n'a rien à voir
avec les choses belles, comment trouver l'Idée ? Ce qui est en jeu, c'est la question du mysticisme.
Si Platon était mystique, il y aurait une opposition radicale entre les choses sensibles et les choses
intelligibles. Platon va montrer qu'en dépit de son autonomie, la beauté a quelque chose à voir avec
les Idées. Le vrai problème de Platon c'est, non pas la juxtaposition de deux mondes, mais
comment dans le même monde l'on peut avoir à la fois le sensible et l'intelligible superposés. La
réponse est dans la suite du texte : dans la participation. La participation (methexis) la désigne
précisément la relation dissymétrique entretenue entre les choses sensibles et l'Idée à laquelle elles
se rapportent. La participation permet de penser deux choses : les choses belles sont belles par
participation à la beauté. Ce qui fait que les choses belles sont belles, c'est qu'elles ont part à. C'est
par la beauté que les choses belles sont belles. Cela vaut pour les choses sensibles, tout comme pour
l'intelligible. Dans le Sophiste, Platon se demande comment les Idées participent les unes des
autres. Le problème est donc de savoir comment les choses sensibles portent le prédicat du sensible.
D'un côté (du sensible à l'intelligible), il y a présence (puisqu'il y a participation) ; mais cette
relation n'est pas dissymétrique. Pour autant, l'Idée de beauté ne s'en trouve absolument pas
changée. Le mot de participation montrait ce grand paradoxe. Cela détermine en rien de l'Idée que
d'être participée, ni de participer. C'est ainsi que l'on comprend que, dans le sensible, il y ait de la
beauté, c'est que cette beauté sensible ne défasse rien de l'Idée de la beauté. Il est possible de
trouver la méthode en partant de l'Idée. L'Idée est ontologiquement séparée du sensible et à la fois
mêlée dans le sensible. La beauté ne vient de la bonne organisation extérieure des choses. Pour qu'il
y ait une beauté sensible, il faut qu'il y ait une beauté intelligible.
L'on va voir comment l'amour peut être une voie d'accès à la beauté. La suite du texte montre ce
fameux "ordre correct" des choses de l'amour. Au fond, cet extrait montre à la fois la distance et la
proximité du Beau. Dans l'amour sensible, il y a une voie d'accès à l'Idée de la beauté. Ce qui fait
que l'on parte des choses d'ici bas (le sensible) pour y monter. Ce qui explique pourquoi l' orthos
pederastein44 (la pratique correcte de la pédérastie). Ce que l'on aime dans l'aimé, c'est son rapport à
la beauté. L'émotion érotique n'est que la première marche vers la beauté universelle. Pour Socrate,
il ne faut pas croire que le désir porte seulement sur un corps ; il faut parvenir à voir que ce qui nous
attire dans le désir. La participation affirme la présence de l'intelligible dans le sensible. Une chose
ou personne belle n'est belle qu'en ce qu'il y a quelque chose en elle qui participe de la beauté.
Platon tire de la pluralité des expériences de l'amour, quelque chose de commun, à savoir l'Idée du
beau. La multiplication des expériences du désir permet d'apercevoir qu'il y a un point commun
entre elles. Et ce qu'elles on en commun, c'est l'Idée du beau ! Ce n'était donc pas empiriste ! Une
conception empiriste aurait consisté à dire que c'est la généralisation des expériences sensibles qui
permet la conceptualisation45. Or ce n'est pas ce que dit Platon ici. Il est plutôt question de repérer
dans le sensible une chose qu'elles ont en partage mais qui n'y reste pas enfermée : le Beau. Toutes
les connaissances sont belles par définition, pour autant il y a une hiérarchie des connaissances.
L'on en arrive là à la difficile participation des Idées entre-elles. C'est par le passage des

44 Chez les Grecs, la pédérastie désigne une relation sociale très particulière entre deux hommes (un jeune homme
prépubère qui doit être formé, et un aîné qui doit l'éduquer. Le premier est l'amant et doit résister aux charges de
l'amoureux). Cette relation d'amour était essentielle à la formation, dans la mesure où l'aîné va transmettre à son
amant son expérience. La pédérastie grecque n'est pas nécessairement liée à la pratique sexuelle – l'amant doit
d'ailleurs résister aux avances de son aîné. Dans le cas de Socrate et Platon, Socrate résistait lui-même à ses envies
vis-à-vis de Platon, ce qui a donné le syntagme "amour platonique".
45 Dans sa dissertation de 1870, Kant définit un concept comme une représentation par notions communes.
connaissances à la connaissance du beau que l'on arrive au sommet de la pyramide. L'on retrouve la
source de toutes les beautés. Ce qu'il fallait voir c'est que, grâce à la beauté, Le platonisme est
constitué d'un double-mouvement : un mouvement de constitution du sensible par l'intelligible
(mouvement de participation), et un mouvement inverse de remontée du sensible vers l'intelligible
(la contemplation). Participation : descendre de l'intelligible au sensible. Contemplation :
"remonter" du sensible vers l'intelligible.

Rappel du cours précédent et suite sur le Ménon

Nous avons vu comment le Ménon introduisait la thèse de la réminiscence ; mais la grande surprise
de ce texte c'est que jamais il ne fait référence à la théorie des Idées. Il est probable que la théorie
des Idées résulte d'un approfondissement de ce qui a été dit dans le Ménon. Le Ménon a laissé la
porte ouverte aux Idées. Une fois la thèse de la réminiscence posée dans le Ménon, Socrate tente de
la prouver en acte, puis d'étudier le lien entre opinion et connaissance. Dans un célèbre article
intitulé "The theory of reconnection", Gregory Vlastos a affirmé que le Ménon était l'un des rares
textes où Socrate donne à la fois la théorie et la pratique. Il étudie à la fois la théorie et son
expression dans la pratique. Il nous intéresse alors d'aller voir comment, dans la mise en pratique,
fonctionne la réminiscence. Ce passage, c'est la fameuse démonstration géométrique qui est censée
prouver le fait que, sans n'avoir rien appris, l'on peut, par le biais de la réminiscence, la retrouver.
Tout ici est lié à ce que Platon dit de la mémoire. Cet exemple géométrique montre bien que les
objets dont il y a mémoire sont des objets très particuliers. Se souvenir, ce n'est pas se souvenir
d'événements qui auraient touché mon âme avant ; se souvenir, c'est se souvenir d'objets
intellectuels universaux. Il faut donc donner à la mémoire un sens très particulier et ancien –
presque mythique. Il s'agit d'une mémoire impersonnelle. La réminiscence, ce n'est pas une théorie
de la mémoire personnelle ou individuelle – à la Bergson. Se souvenir désigne un acte intellectuel
qui est chemin vers l'universel. Deuxième chose : l'exemple géométrique corrige le caractère très
mythique de l'exposition de la thèse de la réminiscence. L'exposition de la réminiscence avait un
tour moral, d'exhortation au courage. L'exemple que l'on va prendre avec l'enfant et son carré est un
exemple extrêmement rationnel – et même géométrique – qui n'a rien ni de mythique, ni de moral.
Il faut donc réenvisager le concept de réminiscence et le délester de ses aspects non-rationnels. Il
s'agit bien de donner une méthode non-rationnelle pour faire de la philosophie. La grande question
qui se pose dans cet extrait de la démonstration géométrique est de savoir quel est le rapport dans
cet exemple avec l'expérience. La démonstration géométrique du Ménon consiste en un ensemble de
tracés. Dans Theory of Ideas, Ross fait une interprétation de la démonstration du Ménon comme
étant un passage de l'expérience à l'abstraction. Le texte de Vlastos a le mérite de montrer que ce
n'est pas comme ça qu'il faut le comprendre. Pour Vlastos, il n'y a pas inférence que la
démonstration va du particulier vers l'universel. Et c'est très important en ce que l'on se dirige ainsi
vers la grande thèse cachée derrière la réminiscence : la connaissance ne vient pas de l'expérience.
Contrairement à ce que le laisserait penser l'épistémologie présocratique, connaître, ce n'est pas
abstraire des informations à partir de données extérieures qui s'adressent à nous par les sens. Le but
ultime de la théorie de la réminiscence c'est de dire que même les connaissances apparemment
d'origine empirique sont en réalité des connaissances obtenues par un processus d'intériorisation
dont la réminiscence est le nom. Le but est de montrer que la théorie empiriste n'est pas valide et
que les informations que nous croyons tirer du monde extérieur sont en fait des idées que nous nous
sommes remémoré. Ce modèle est donc celui d'un renversement épistémique par rapport à tout ce
que l'on pensait. Le second renversement consistera à se demander si l'opposition
opinion/connaissance n'implique pas une opposition des objets à connaître. Nous verrons donc ce
renversement de méthode, du Ménon au Phédon. Puis, pour voir le renversement d'objet, nous irons
du Ménon à la République.
La démonstration est guidée pas à pas par Socrate qui montre bien comment le processus de
démonstration suppose un guide. En revanche, elle est bien trouvée par l'enfant esclave qui n'avait
aucune connaissance. Cette démonstration est une véritable nouveauté dans le corpus platonicien,
en ce que l'on a plus affaire à de l'elenchos. La méthode de démonstration et de recherche part ici de
quelqu'un qui reconnaît d'emblée qu'il ne sait rien, et non d'un prétendu expert ! Ce changement de
méthode est imputable, selon les commentateurs, à la découverte de la méthode géométrique par
Platon. De ce point de vue là, il y a déjà dégagement de Socrate par Platon, car rien ne nous assure
que Socrate se soit intéressé aux mathématiques comme Platon l'a fait après lui. Il s'agit donc de
voir comment l'enfant esclave à une ignorance première, à la compréhension de son ignorance, puis
à une connaissance qu'il est censé avoir tiré de lui-même. La grande question est alors de déterminer
la nature de l'attitude épistémique à la fin de la démonstration. Au fond, qu'a démontré Socrate ?
Qu'il y avait accès à la véritable connaissance ? Ou seulement à une "opinion vraie" (une orthe
doxa) ? La méthode géométrique permet-elle d'accéder à la connaissance ? Ou seulement à l'opinion
vraie ?

Ménon (85b) – la démonstration géométrique

La condition de possibilité de la réminiscence est qu'il n'y ait pas conscience de l'objet que l'on
cherche. C'est là une réponse à l'argument éristique de Ménon selon lequel l'on ne peut pas chercher
un objet que l'on ne connaît pas. Donc Socrate sort par là du paradoxe de Ménon ! Socrate
transforme un paradoxe éristique en véritable paradoxe de la connaissance. Ce texte dit que ce qui
rend possible de l'apprentissage, 1) c'est le fait que l'on a déjà su 2) mais que l'on a oublié. Donc
apprendre c'est se souvenir. Donc l'ignorance totale de l'enfant esclave est la condition de possibilité
de sa connaissance. L'esclave ne sait pas, et tout ce qu'il va trouver viendra de lui-même. L'on voit
bien dans cet extrait que ce à quoi va accéder l'enfant, c'est une doxai (une opinion vraie) et non une
connaissance. Se posera ensuite la question de savoir comment transformer une doxai en episteme.
Ce qui va faire la connaissance, c'est la possibilité de former in extenso la démonstration qui permet
la connaissance. Ici, l'on ne s'interroge pas encore sur ce dont il faut se souvenir ; l'on attire notre
attention ici sur la méthode constitutive de la connaissance ! L'on attire notre attention sur les étapes
que l'âme doit suivre pour transformer la doxai en espisteme. Ce qui intéresse Platon, c'est
l'enchaînement des propositions, car c'est ça connaître ! Le Ménon s'interroge donc sur la méthode
de la connaissance (sur l’attitude de la connaissance) et non pas sur les objets de la connaissance. Le
vrai problème c'est de parvenir à transformer l'orthe doxa en connaissance.
Il y a ici une vraie incongruité platonicienne puisque Platon utilise l'immortalité de l'âme comme
une preuve de la réminiscence. C'est-à-dire que c'est l'immortalité de l'âme qui amène à affirmer que
la réminiscence est possible. Dans le Phédon, c'est exactement l'inverse : le Phédon cherche à
démontrer l'immortalité de l'âme – le Phédon cherche à produire des preuves de l'immortalité de
l'âme, et l'une des preuves brandies est la réminiscence. Théorie des Idées et théorie de la
réminiscence sont les deux piliers de la théorie de la connaissance platonicienne, et la théorie de
l'immortalité de l'âme assure le pont entre les deux. Dans cet extrait, Socrate affirme qu'il y a en
nous des opinions vraies, et que c'est en interrogeant ces opinions vraies que l'on arrive à les
transformer en connaissances... Et dans cet extrait, c'est la démonstration géométrique qui le fait.
C'est dans ce trajet de compréhension que se constitue la connaissance. Mais qu'est-ce qui fait que
ce trajet n'est pas suffisant pour dire que l'esclave sait vraiment ? Et bien c'est que l'on s'est arrêté au
milieu : il aurait fallu que l'esclave poursuive la démonstration ! L'exemple de l'esclave nous montre
que la connaissance se construit pour Platon : elle n'est pas révélation des Idées ; et n'est pas
révélation d'un contenu vrai. La connaissance est une construction, par une méthode, de la vision de
la relation entre les termes. L'on voit ici que l'opinion est nécessaire : elle est nécessaire en tant
qu'étape vers la connaissance parce que c'est en discutant nos opinions que l'on construit des
connaissances. L'opposition entre doxa et épistémè est donc ici reprise de façon dynamique. Cette
transformation des opinions vraies en connaissance suppose une méthode réglée qui n'est plus celle
désignée par l'elenchos. L'elenchos permettait de comprendre en quoi l'opinion était insuffisante,
mais elle n'était pas une construction de la connaissance – pas encore. La méthode géométrique,
quant à elle, approche de ce que serait une méthode de connaissance. En quoi est-ce nouveau ? Il
faut se rappeler que l'objet du dialogue est la vertu. Aussi le problème est de savoir comment l'on
fait pour répondre pour savoir si la vertu s'enseigne, car c'est là la question initiale du Ménon. La
réponse de Socrate est de dire que, pour des objets tels que la vertu ou des objets mathématiques,
l'on ne peut pas agir comme si l'on ne savait absolument rien. Le passage à la méthode géométrique
montre que l'on peut bâtir des connaissances, sans passer par la connaissance préalable des
essences. Comment ? Par la construction logique et rationnelle – c'est-à-dire en faisant des
hypothèses. Une hypothèse est en quelque sorte une opinion qui a conscience de sa faiblesse et de
son caractère d'opinion. Cette méthode hypothétique arrivera en fait à la base de toute dialectique
dans l'histoire de la philosophie. On la retrouvera encore chez Platon dans le Phédon. Au livre VI
de La République, Socrate va montrer la place de la méthode hypothétique dans la dialectique
philosophique.

Ménon (97a) – « la connaissance est lien »

Dans le Ménon, il s'agit de comprendre la relation entre l'orthè doxa (l'opinion droite ou opinion
vraie) et la connaissance. Précision bien que "opinion droite", "opinion vraie" et "opinion correcte"
sont trois expressions tout à fait synonymes. Toutes trois sont interchangeables. Toutes trois
désignent le fait d'avoir une croyance sur la réalité qui correspond à ce qu'est la vérité. La vérité a
donc un certain accès à la réalité ; la vérité n'est pas simplement du domaine des Idées ou de
l'intelligible. L'Idée désigne seulement la valeur d'une proposition dans son rapport à la réalité. Ce
que cherche à montrer ce texte, c'est que l'attitude épistémique que l'on a n'est radicalement pas la
même selon que l'on a une opinion droite ou une connaissance. Du point de vue de la rectitude de
l'action (c'est-à-dire de l'attitude pratique), l'opinion droite est suffisante pour que l'action soit elle-
même droite. Platon reconnaît le fait qu'il y ait, dans tout un pan de notre réalité, la possibilité de se
satisfaire d'une opinion vraie. Il y a donc une vraie différence entre l'attitude pratique et l'attitude
théorique. Les opinions droites suffisent à prendre des décisions valides du point de vue de l'action.
C'est l'exemple du guide sur la route de Larissa, dans cet extrait du Ménon. Un homme qui connaît
la direction de la ville de Larissa et un autre homme quoi croit savoir la direction de la Larissa (et
dont la croyance est droite), seront tous deux en mesure de rallier Larissa. L'opinion vraie est
suffisante ici pour rallier Larissa. Dans la philosophie de la croyance de Platon, il y a tout un
domaine qui se suffit de la croyance droite. Cela signifie que l'exigence de connaissances démontrée
vaut pour un ensemble de choses particulières. Cela signifie que toute croyance n'est pas mauvaise ;
plus encore, il y a des domaines dans lesquels nous ne pouvons faire autrement que de croire,
"parce que nous avons été enfants avant que d'être hommes", écrit Descartes – de là la deuxième
partie de l'extrait où se trouve soulignée la différence entre opinion droite et croyance. Cette
différence ne réside pas dans la valeur de la proposition, mais la présence d'un logos. En effet,
l'opinion est dépourvue de raison ! Les raisons qui fondent une raison sont des motifs : "parce qu'on
me l'a dit..." ou "parce que je l'ai entendu". En revanche, les connaissances sont construites sur un
logos. Ce logos permet de donner une stabilité que n'a pas l'opinion. Le problème des opinions sont
''muables'' – exactement comme les statues de Dédale, au sens où elles portent sur des objets qui
bougent toujours. Les opinions sont vraies que dans un cadre très particulier et leur valeur de
vérité est très restreinte en, ce qu'elles ont une faible capacité adaptative, de telle sorte que ce qui
fait qu'elles sont vraies à un moment, pourra aussi faire qu'elles seront fausses à un autre moment.
Cela signifie encore que l'on ne voit pas le lien entre les opinion droites. Or, « la connaissance est
lien », selon Socrate dans le Ménon. Cette affirmation est capitale. Une connaissance s'adapte, car
connaître c'est connaître les causes, de telle sorte que si les conditions changent, l'on est capable de
changer notre attitude. L'opinion vraie/droite/correcte, elle, ne vaut que pour elle-même et de
manière fixe. Il y a, dans l'image des statues de Dédale, la même idée qui est présente dans la
critique de l'écriture par Platon dans le Phédon. Les opinions, comme l'écriture, sont fixées ; or ce
qui fait la connaissance, c'est le raisonnement qui donne la cause, c'est-à-dire les explications
casuistiques. Les commentateurs qui pensent que les Idées sont déjà présentes dans le Ménon,
tentent de montrer que c'est un lien vers les Idées – et nous, nous avons essayé de montrer que l'on
pouvait le comprendre de manière purement interne en référence à la géométrie. L'image du lien est
capitale : la connaissance est ce qui permet de faire le lien entre les choses. Il faut pouvoir faire le
lien de connaissance entre les choses. L'attitude épistémique est différente car l'on ne fait pas que
régurgiter un savoir. Cette définition du savoir comment ajout d'une raison à l'opinion, on la
retrouve dans la troisième partie du Théétète.
La question qui se pose alors est de savoir si une définition purement méthodologique suffit à
fonder la connaissance. N'y a-t-il pas finalement aussi une différence d'objet ? La différence
méthodologique ne pointe-t-elle pas vers une différence des types de connaissance ? Il y a des
objets sur lesquels l'on ne peut avoir qu'une opinion et pas plus (l'Histoire par exemple) et d'autres
sur lesquels l'on peut véritablement avoir une connaissance sûre (ceux connus avec la méthode
géométrique par exemple) ; l'étape supplémentaire consistera donc à montrer que la théorie de la
réminiscence implique une théorie des objets de la connaissance – c'est-à-dire la théorie des Idées.
Raison pour laquelle un peu plus loin dans le corpus platonicien (c'est-à-dire dans le Phédon)
Platon va dire que connaître, c'est connaître des Idées. Il existerait des objets ontologiquement
supérieurs, équivalents à la définition socratique, et qui sont précisément les objets dont il y a
réminiscence. N'est-ce pas dans ces objets que résident notre connaissance finale ?

Introduction au Phédon

Dans le Phédon, il y a une reprise de tout ce qui est dit dans le Ménon, et en même temps une vraie
nouveauté qui y est ajoutée, puisqu'il y est affirmé que la réminiscence porte sur les Idées. Au fond,
le texte du Phédon porte sur la même chose que le Ménon mais dans un contexte dialogique
différent. Il importe maintenant de voir comment la réminiscence est défendue par Platon pour
comprendre l'empirisme. Ce qui va être intéressant, c'est de voir comment la connaissance sensible
s'insère dans le schéma de la réminiscence, puisqu'il va y avoir d'un côté un rejet de l'empirisme et
de l'autre côté une explication du fonctionnement de la connaissance sensible grâce à la
réminiscence. Dans le Ménon, la réminiscence permet d'aboutir à l'introduction de l'hypothèse des
Idées. Dans le Phédon, Platon dit que faire l'hypothèse des Idées permet de répondre à l'exigence
socratique, avec un certain nombre d'implications ontologiques déterminantes. La thèse en jeu ici
est de montrer que la connaissance n'est pas un mouvement consistant à digérer quelque expérience
sensible, ni un processus d'abstraction à partir des choses sensibles. Toute connaissance, même
sensible en apparence, exprime en fait le rapport premier à quelque chose d'intelligible de telle sorte
qu'il n'y a connaissance que s'il y a mobilisation des Idées – et c'est ce qu'exprime la réminiscence.
Lorsque l'on a affaire à des choses sensibles, le jugement ne peut se faire que parce qu'il y
connaissance des Idées. Le Phédon porte donc sur le mécanisme de fonctionnement de la
réminiscence.
Le Phédon porte sur la question de l'immortalité de l'âme. La grande question du Phédon est de
parvenir à démontrer l'immortalité de l'âme, sans pour autant tomber dans le mythe de la vie après
la mort. La mort n'étant que la déliaison de l'âme et du corps, il s'agit donc d'évoquer la vie de l'âme
après la mort. Si l'âme n'est pas immortelle, la réminiscence est impossible. Dans cet extrait, Cébès
fait référence au Ménon46, avec des éléments précis : la réminiscence est liée à la façon d'interroger
et d'être interrogée ; la réminiscence prouve que nous avons déjà un savoir ; et c'est la géométrie qui
est mobilisée pour cette démonstration. Mais ce que l'on ne comprend pas vraiment à ce stade, c'est
ce dont il faut se ressouvenir. Pour le comprendre, Platon va partir d'exemples sensibles : ce que va
montrer Socrate ici, c'est que même dans le cas où l'on a une connaissance d'origine sensible, il y a
en fait une opération de réminiscence. Donc : les connaissances ne viennent pas de la connaissance
sensible (empiriste) mais en plus de cela, même la connaissance sensible est attribuable à la
réminiscence. Donc même la connaissance sensible est en fait tributaire de l'intelligible. Cette
démonstration va reposer sur l'idée que la connaissance sensible implique la prise de conscience de
l'insuffisance ontologique des objets.

46 Ce phénomène est très rare et est la marque d'une œuvre très densément construite.
Phédon (73d – 75a) – ???

(73d). Il y a réminiscence du dissemblable. L'on va partir d'un exemple qui est une association
d'idées : je vois un objet qui me fait penser à quelqu'un ou quelque chose d'autre. Socrate prend
l'exemple de la lyre avec le désir amoureux 47 : la lyre (un signifiant) renvoie au souvenir d'une
personne (signifié). Il importe de voir que le signifié est de nature différente du signifiant, de
plusieurs points de vue : le signifiant est un objet sensible alors que le signifié est toujours un objet
mental, parce qu'il est un souvenir ou une conception. Il y a donc déjà une dissymétrie des objets
dans la connaissance sensible. Dans ce cas, la signification est complètement arbitraire : il y a une
association d'idées de telle sorte qu'il n'y a pas de ressemblance entre l'objet sensible perçu et le
souvenir de la chose à laquelle l'objet me renvoie. Autre chose : l'association d'idées est
fondamentalement liée à l'expérience de l'oubli. La chose à laquelle on pense ne faisait pas l'objet
d'un désir, avant que l'objet sensible nous y rappelle. Il y a donc bien réminiscence de quelque chose
que l'on avait oublié. L'inférence que l'on fait est purement arbitraire – elle est liée à l'habitude et
non à la réflexion. L'on a ici une première détermination de ce qu'est "se souvenir".
(73 e). Deuxième exemple, celui du portrait. Quand on va de l'expérience sensible d'un portrait à ce
à quoi le portrait nous fait penser, il y a deux cas possibles. Ou bien l'on voit le porter de quelqu'un,
et ce portrait nous fait penser à tout autre chose. Ce cas là de réminiscence directement au premier
cas de réminiscence. Dans ce cas là, le lien reste arbitraire et la réminiscence reste une association
arbitraire. Dans le second cas – plus naturel peut- être – le portrait nous évoque tout simplement la
personne qu'il présente. La réminiscence est alors faite par ressemblance. Le signifiant matériel et
sensible (le portrait) me renvoie à un signifié (mental) mais qui a une relation avec le signifiant. La
relation est une relation de ressemblance. Le portrait figure un modèle et la relation de signification
n'est plus arbitraire, mais naturelle. Cela implique pour la réminiscence de passer de la copie au
modèle. Toute la question est là : de quelle réminiscence parle-t-on ? La réminiscence qui est en jeu
dans la connaissance est bien plus proche du deuxième cas du portrait (la ressemblance) plutôt que
du premier. La réminiscence est, dans ce cas, le souvenir du semblable – la relation de connaissance
est motivée. La réminiscence est une relation conventionnaliste de la connaissance dans ce
deuxième cas du portrait. Pour Socrate, la réminiscence est un mouvement qui consiste à aller d'un
modèle sensible vers un modèle intelligible qui a une relation de ressemblance avec ce premier. Le
relation de signification n'est pas arbitraire.
(74a). A partir du moment où l'on a une relation de ressemblance qui induit une articulation entre le
modèle et la copie, il y a subrepticement une hiérarchie qui s'est immiscée. Car parler de copie et
d'original induit que l'on va tenter de remonter de la copie à l'original. Cela fait du présent un signe
du passé. Se souvenir, c'est se souvenir du passé : le passé est donc premier ontologiquement. Il y a
une hiérarchie ontologique entre les objets sensibles et les objets intelligibles. Voir quelque chose
c'est voir la distance entre cette chose et son modèle intelligible – c'est ça la théorie des Idées. La
réminiscence c'est le mouvement qui va du sensible vers l'intelligible : je vois dans le sensible ce
que je savais déjà. La relation est une relation de réminiscence. La relation de réminiscence est le
mouvement par le lequel je me souviens de l'intelligible en apercevant le sensible. Voilà pourquoi
l'on avait besoin du modèle du semblable.
Troisième exemple, celui de la vision des choses égales à l'égal lui-même (l'Idée). Des choses
égales entre elles, je les vois ; et c'est le fait de voir ces choses égales entre elles qui me rappellent
l'égal en soi (l'Idée de l'égalité). Autrement dit, je me rappelle de l'égalité par la vision de l'égalité. Il
ne faut pas voir une abstraction empiriste pour autant : je ne fais que reconnaître de l'égalité ; je me
ressouviens de l'égalité parce que j'avais déjà en moi l'Idée de l'égalité. Ce qui était premier était
donc bien l'Idée de l'égalité. Je ne pourrais pas voir de l'égalité dans le sensible si je n'avais pas déjà
une connaissance préalable de ce qu'est l'égalité. L'égalité n'est pas atteinte par collection d'objets
égaux – le concept n'est pas abstrait à partir du sensible – au contraire, l'égalité est reconnue dans le

47 Notons que ce parallélisme entre désir et connaissance est récurent chez Socrate. Il y a la même structure entre la
connaissance et le désir chez Socrate. Tous deux sont une forme de manque. La connaissance est manque de
connaissance comme désir est manque d'amour.
sensible : elle m'est rappelée par sa vue dans le sensible.
(74b). Socrate lance ici une fausse piste : peut-être la connaissance vient-elle de l'expérience ?
Peut-être notre connaissance des bouts de bois et des cailloux vient-elle de ce que nous en faisons
l'expérience ? Non, bien sûr ! Le texte montre qu'il y a une différence radicale entre l'Idée de
l'égalité et les choses sensibles égales, parce que l'égalité est l'Idée de l'égalité (ce n'est rien que
l'égalité), alors que les choses sensibles égales participent de l'Idée de l'égalité, tout en étant autre
chose en même temps. Les choses sensibles égales ne sont jamais simplement égales, elles sont
aussi en même temps autre chose, ce qui explique pourquoi elles sont moins "pures" en égalité que
l'Idée de l'égalité elle-même. Pour Socrate, l'on se souvient donc de l'égalité en voyant des choses
égales.
(74e) Ce qui apparaît c'est le modèle du manque ; c'est-à-dire que la différence entre les choses
égales et l'égalité implique une déficience des choses égales par rapport au modèle. Les choses
sensibles sont toujours déficientes. Les choses sensibles sont aussi perçues par le déficience. Le
modèle du manque implique un modèle ontologique dans lequel on affirme l'existence d'Idées qui
existent davantage que les choses sensibles qui participent d'elles. Le texte décrit donc une double
relation qui montre que le sensible peut inviter à la connaissance de l'intelligible : le sensible est une
des ratio cognoscendi48 de l'intelligible par le biais de la réminiscence.
(75 a). « Toutes les propriétés sensibles à la fois aspirent à une réalité du genre de celle de l'égal en
soi et restent pourtant passablement déficientes par rapport à cette réalité ». Il y a ici une
démonstration par Platon de la nécessité du sensible dans l'accès à l'intelligible ; et cette nécessité
tient au manque. Le sensible est utile en ce qu'il permet de se remémorer l'intelligible, pour autant le
sensible n'est pas premier. L'expérience ne nous donne pas des connaissances, elle nous permet
seulement de nous remémorer les connaissances que nous possédions déjà. Le sensible permet la
réminiscence ; et l'erreur des empiristes consiste justement à croire que l'expérience sensible se
suffit à elle-même. Pour l'instant, nous n'avons vu que le mouvement ascendant : comment le
sensible nous rappelle l'intelligible. Il nous faudra plus tard voir comment l'intelligible descend pour
former le sensible – comment l'intelligible forme ontologiquement le sensible. Il s'agira de produire
une métaphysique pour comprendre ce qu'implique pour les êtres sensibles, le fait qu'il y ait des
Idées et que celles-ci sont premières. C'est ce que nous verrons notamment en étudiant la
République qui nous présentera cette métaphysique. Du reste, cet extrait du Phédon n'est pas
seulement une réfutation de l'empirisme, il est aussi une affirmation : même les connaissances
sensibles sont rendues possibles par l'intelligible. Platon ne dit pas que les données sensibles du
monde ne sont incompréhensibles, parce qu'elles dépendent de l'intelligible ; et comprendre le
sensible, c'est voir la relation entre ce sensible et l'intelligible. Il n'y a pas de connaissance sensible
pure sans investissement de l'intelligible. Si l'on comprend quelque chose par la sensation, c'est
qu'en fait on y reconnaît de l'intelligible – et l'on est là pleinement dans le platonisme. C'est une idée
que l'on retrouvera chez les néoplatoniciens, chez Augustin et encore chez Husserl au début de ses
Méditations cartésiennes. Ce qu'il y a de plus tourné vers l'extérieur en nous n'est en fait rendu
possible que par la saisie de ce qu'il y a d'intelligible. Sentir, c'est percevoir de l'intelligible – et c'est
un acte mental !

Rappel du cours précédent

Dans le Ménon, l'on a une théorie de la réminiscence introduite par une forme de recours au
mythe poétique qui donne une direction pour résoudre le paradoxe de Ménon. Ce qui est discuté,
c'est de savoir dans quelle mesure, dans le Ménon, la théorie de la réminiscence implique la théorie
des Idées. Dans le Phédon l'articulation est plus claire. A partir de là, nous nous plaçons dans une
situation argumentative différente. Nous allons naviguer dans un corpus dans lequel la théorie de la
réminiscence platonicienne implique l'existence des Idées. L'on va parvenir à cette thèse si
importante dans l'histoire de la connaissance – importante parce qu'elle articule épistémologie et
métaphysique. La thèse des Idées est une réponse métaphysique à un problème épistémologique.

48 Raison (ou moyen) de connaître qui se distingue de ratio essendi, la ''raison d'être''.
Réponse métaphysique platonicienne à l'exigence épistémique socratique.

La théorie des Idées pour sauver les phénomènes

La théorie des Idées est la plupart du temps présentée comme une hypothèse – c'est l'hypothèse des
Idées, car elle repose sur un raisonnement qui doit tout de même affronter une irréductible
dimension de la réalité selon laquelle les Idées ne se voient pas. L'hypothèse des Formes (son autre
nom) reste donc faite dans un cadre épistémique précis qui est de trouver un cadre explicatif qui
rende raison de ce que l'on voit (quoique cela ne soit pas visible).
Il nous faut ici faire un détour par le célèbre article publié en 1936 par Harold Cherniss intitulé
"L'économie philosophique de la théorie des Idées"49. Dans cet article, Cherniss tente de
comprendre l'économie de cette hypothèse des Idées qui paraît contre-intuitive en ce qu'elle semble
retourner l'attitude naturelle. Il faut comprendre les problèmes auxquels la théorie répond d'une part,
et d'autre part ses effets philosophiques. Pour Cherniss, l'hypothèse des Idées est très économique
en ce que peu de changements ont un grand effet. Au fond, l'hypothèse des Idées est économique en
ce qu'elle règle des problèmes sur trois niveaux différents : éthique, épistémologique et ontologique.
Cette hypothèse présente donc l'avantage de résoudre des problèmes dans ces trois champs. D'autre
part, Cherniss montre que ce principe d'économie rajoute une autre force explicative : il explique
comment s'articulent les trois domaines. L'on pourrait donc dire que l'hypothèse des Idées est
économique, mais aussi systématique ! L'hypothèse des Idées se présente comme une intelligibilité
intégrale du réel et est présentée par Platon lui-même comme la réponse à son engagement
philosophique – l'on peut pour cela s'en référer au passage du Phédon sur la biographie de Socrate.
Dans ce célèbre extrait (96a-97b), Socrate explique son itinéraire intellectuel qui a consisté à
d'abord avoir été fasciné par la science de la nature, c'est-à-dire l'ensemble des penseurs qui donnent
une explication aux phénomènes naturels, c'est-à-dire aux penseurs ioniens 50. Ce sont des penseurs
qui proposent une explication de la nature – mais explication qui ne répond pas à ce qu'ils
cherchent... Si Socrate est déçu par les Ioniens, il retient tout de même le nous d'Anaxagore. Ce
que cherche Socrate, c'est la cause qui permet d'expliquer pourquoi les choses sont comme elles
sont, mais aussi pourquoi il est bon qu'elles soient comme elles sont : en somme, il cherche la cause
finale. Et le Phédon traduit précisément cette recherche de la cause finale : dans son autobiographie
intellectuelle, Socrate termine par dire qu'il n'a pas trouvé sa cause finale, d'où le besoin de sa
"seconde navigation" (deuteron plous)51. Dans le Phédon, Socrate introduit l'hypothèse des Idées
comme une "seconde navigation". Mais en quoi est-ce une réponse à un triple problème (éthique,
épistémologique et ontologique) ? Parce qu'il s'agit de sauver les phénomènes ! Il s'agit de sozein ta
phainomena. Sauver les phénomènes consiste à produire une théorie qui va rendre raison de leur
diversité et de leur apparente désorganisation. C'est l'idée que l'on a besoin d'une théorie pour
organiser la diversité des phénomènes à travers un principe d'intelligibilité unique. Les mouvements
apparents des astres sont désordonnés ! Et pour en sauver la cohérence, les astronomes en ont donné
une explication. L'on peut ici s'en référer au texte Sozein ta phainomena de Pierre Duhem ; ce
dernier est un épistémologue et historien des théories astronomiques français du début du XXe
siècle ; il a notamment écrit La théorie physique et a rédigé un énorme traité d'astronomie. Duhem
est notamment connu pour son ''holisme'' : une théorie est un système d'explication qui produit un
modèle d'intelligibilité du réel et qui ne peut pas être considéré comme une description de la réalité.
Selon la théorie holiste, plusieurs principes concurrents peuvent être produits pour expliquer la
même réalité, et aucune expérience ne saurait les départager. Le geste de Duhem est exactement le
même geste que celui de Platon : il s'agit de produire une théorie qui explique l'ensemble de ce que
l'on observe phénoménalement. Dans les deux cas, il s'agit de produire un système explicatif qui
rende raison de la liberté phénoménale. Mais pourquoi cet effort ? Tout simplement parce que les
49 L'on en trouve une traduction dans Platon et les formes intelligibles de Pradeau.
50 L'on appelle également les Ioniens les Milésiens. Parmi eux : Thalès, Anaximandre... 16m30.
51 Traduit une réadaptation d'un comportement pour pallier un problème. Littéralement, il s'agit de sortir les rames. La
seconde navigation traduit un renoncement à une théorie dogmatique qui rende raison de tout. Il se replie sur
l'hypothèse des Idées qui s'est avérée bien plus explicative que toutes les autres hypothèses.
phénomènes ne s'expliquent pas d'eux-mêmes. Le sensible lui-même ne permet pas de comprendre
le sensible. Le sensible n'est pas autosuffisant, il a besoin de se reposer sur l'hypothèse des Idées
pour trouver une explication. Le moment de validation de la théorie est le moment où il y a bien
explication de ce que l'on voit. L'hypothèse des Idées est une façon de sauver, non seulement les
apparences des astres, mais enfin la totalité du monde phénoménal. L'hypothèse des Idées n'est donc
pas une hypothèse vide : il s'agit pleinement de produire une explication au désordre des
phénomènes. En ce sens, Héraclite constitue un point de départ intéressant, en ce qu'il a su pointer
le désordre du sensible.

La théorie des Idées pour articuler éthique, épistémologie et ontologie

Quel est le problème éthique pallié par l'hypothèse des Idées ? Si l'on s'attache uniquement aux
phénomènes, il n'y a pas de normes de conduite apparence. En effet, si l'on s'attache uniquement à
ce que font les gens, l'on risque de basculer dans le relativisme sophistique en ce qu'il ne semble pas
y avoir d'accord sur ce qui est bien et ce qui est mal, car chacun pense être unité de mesure. En
effet, tout le problème de l'éthique empirique est que l'on ne voit pas apparaître de normes
objectives du comportement : l'observation du comportement humain ne permet pas de comprendre
ce qu'est le bien ; aussi il faut prendre une unité du bien qui n'est pas d'ordre purement humain et
phénoménal. Le problème éthique tient donc au risque du relativisme moral. Et l'hypothèse des
Idées est précisément une façon de s'extraire de ce relativisme en ce que l'on va poser une existence
d'une Idée du Bien dont dérivera toutes les occurrences du bien sensible. Cette norme du bien
permet de déterminer a priori les comportements justifiés (qui sont d'ailleurs ceux qui procèdent
d'une connaissance) et les comportements injustifiés (qui procèdent, in fine, nous l'avons vu, d'une
méconnaissance, sinon d'une ignorance complète). Les désaccords moraux constatés avec Socrate
trouvent leur solution dans l'hypothèse des Idées.
Quel est le problème épistémologique pallié par l'hypothèse des Idées ? L'hypothèse des Idées
permet de fonder une norme de la connaissance. Pour ce faire, il faut réussir à comprendre sur quoi
repose la distinction entre opinion et connaissance. La distinction pré-platonicienne entre épistémè
et doxa réside dans la capacité à trouver le lien entre les croyances droites qui amènent à la
compréhension d'un système, et non simplement d'atomes de vérité. Le problème est donc de se
demander ce qui explique que l'on passe de l'un à l'autre : qu'est-ce qui explique qu'il nous est
difficile de dépasser la doxa sur certains objets, alors que d'autres opposent moins de résistance ? La
grande idée de Platon consiste à dire que, la différence entre la doxa et l'épistémè est imputable à
une différence d'objet ! Doxa et épistémè ne porteraient pas sur la même chose ; cette idée est
particulièrement visible au livre V de La République ainsi que dans le Timée. L'hypothèse des Idées
explique donc pourquoi certains objets font l'objet d'un désaccord sur l'objet à connaître, et la raison
en est que, dans ces tous cas, c'est sur le sensible qu'il y a désaccord. C'est au sensible qu'est
imputable le désaccord – et l'extrait du Phédon sur la misologie est sur ce point particulièrement
explicite. Dans le Timée, il y a clairement l'idée selon laquelle les deux attitudes épistémiques que
sont la doxa et l’épistémè reposent sur des objets différents. Rappelons que l'objet du Timée est la
physique : le dialogue pose la question de savoir pourquoi la nature est telle qu'elle est, et pour y
répondre, Platon produit le « mythe vraisemblable » du démiurge52. Le Timée se met dans une
situation très particulière pour expliquer le monde sensible et étudie pour cela le rapport entre
sensible et intelligible dans le monde sensible. Platon va très clairement y articuler la différence
entre épistémè et doxa à une différence d'objet. Le feu sensible n'existe-t-il que de manière
sensible ? Ne faut-il pas qu'il existe un feu intelligible pour que le feu sensible existe ? Pour Platon,
il est certain que si. Dans cet extrait, Platon reprend le modèle de la participation : le participé n'est
pas affecté par ce qui participe de lui. Platon considère que toute qualité sensible naturelle trouve
son existence grâce à une Idée – et c'est sur cette Idée que porte l'intellection, tandis que toutes
réalités qui existent parce qu'elles participent de l'Idée et varient à travers le temps, sont
destructibles, périssables, temporaires. L'hypothèse des Idées pose ici deux questions : pourrait-on

52 Digression sur Platon et Constantinople.


imaginer une science du sensible ? Si Platon semble répondre par l'affirmative, il ne le formule pas
explicitement ! Notons qu'il existe bien une connaissance des choses sensibles ! Ce n'est certes pas
la première préoccupation de Platon, pourtant l'on peut retrouver, tout au long de son œuvre, des
indices en ce sens. La deuxième question à se poser serait de savoir s'il n'y a opinion que des choses
sensibles ? Peut-il y avoir de la doxa (droite ou non) de l'intelligible ? Là encore, il semble que oui,
comme Platon semble le suggérer en République VI. La distinction par l'objet entre doxa et
épistémè est-elle complètement rigide ? Ou y-a-t-il communication ? Du reste, l'hypothèse des Idées
constitue tout de même une explication à deux problèmes : le conflit et la variabilité des opinions
d'une part, et l'unicité de la science d'autre part.
Enfin, quel est le problème ontologique pallié par l'hypothèse des Idées ? Cette dernière permet tout
simplement de comprendre la structure du monde sensible. Si l'on s'en tenait aux seuls phénomènes,
l'on aurait que du mouvement et du devenir ; or il faut bien un point fixe – une cause fixe. Le
mouvement a besoin d'un point fixe pour être mouvement. Si le mouvement suppose l'immuabilité,
alors les phénomènes doivent nous laisser supposer l'existence d'un intelligible fixe. C'est le Timée
qui va justifier cette idée en affirmant que le sensible est copie de l'intelligible. L'hypothèse des
Idées constitue donc, nous l'avons dit, une véritable opération de sauvetage des phénomènes ! Elle
permet de produire une explication de la diversité du sensible. L'hypothèse des Idées étant une
hypothèse ontologique, elle permet de comprendre ce qui serait premier. La connaissance est la
connaissance des êtres – des Idées ; de la même manière que l'éthique (ou la morale) est un
comportement fondé sur une norme objective qui est produite dans les Idées. C'est tout cela que
pose le Platon de la maturité – notamment dans La République, ouvrage dans lequel le philosophe
va dérouler les implications politiques et éthiques de ce modèle.

La République – livre V et VI

La République c'est le grand dialogue de Platon – son grand ouvrage de la maturité. Il va articuler
de manière très systématique l'épistémologie, l'éthique, l'ontologie et la politique. Le dialogue se
découpe en dix livres, dont le premier est un énorme prologue, sur le mode socratique, à propos de
la justice. Ce premier livre est si important que des commentateurs ont estimé qu'il était
probablement initialement prévu pour être indépendant – auquel cas il se serait intitulé le
Thrasymaque. Des livres II à IV, Platon propose une définition de la justice – il est important de
connaître la métaphore socratique de la justice dans la cité à partir de la justice dans l'âme, au livre
IV. Il existe deux interprétations possibles à ce sujet : certains pensent que La République est un
dialogue sur la politique dont la métaphore de la justice dans l'âme ne serait qu'un mécanisme
explicatif, d'autres pensent l'inverse. Des livre V à VII, Platon réfléchit aux conditions de
réalisation de la cité juste – et notamment sur la formation adéquate pour les « gardiens », les
dirigeants de la cité qui doivent être des philosophes. Aux livres VIII et IX, Platon réfléchit sur ce
qu'est l'injustice dans la cité justice. Au livre X enfin, le philosophe aborde la question de la
récompense de la justice à travers un mythe final.

La République (livre V), le philosophe, expert des Idées

Platon va ici réfléchir à l'éducation des gardiens de la cité – qui doivent être des philosophes-rois.
Dans la mesure où l'art politique doit reposer sur une connaissance, il importe pour Platon de
réfléchir à la connaissance. Le livre V consiste à fonder la supériorité intellectuelle du philosophe
pour fonder et justifier la politique. La supériorité du philosophe c'est l'affirmation de la nécessité
d'ordonner la décision politique à la connaissance politique. Dire que les philosophes sont rois
revient à dire que c'est l'expertise qui fait la légitimité politique – c'est le problème de l'épistocratie,
c'est-à-dire le problème de savoir quelle est la place de l'expertise dans la connaissance politique.
Pour Platon, ce qui fonde la légitimité politique, c'est le fait de s'être engagé dans une connaissance
systématique et totale de la réalité du monde. Pour Platon, il est essentiel de montrer que la
légitimité politique ne peut que reposer sur la connaissance de la réalité et va donc s'engager dans
une réflexion sur ce qu'est la connaissance. Pour fonder cette légitimité, Platon va revenir sur la
différence entre épistémè et doxa pour parvenir à définir ce qu'est un philosophe ; et pour ce faire il
va devoir définir la spécificité de l'objet de la philosophie. Et cette spécificité consiste à dire que la
vraie connaissance n'est pas une vision du sensible, mais une compréhension de l'intelligible. La
supériorité du philosophe va donc être liée à la spécificité de son attitude épistémique, laquelle va
être directement liée à la différence entre les objets de connaissance – d'où, s'il fallait définir le
philosophe selon Platon, il faudrait simplement dire que le philosophe est celui qui affaire aux
Idées. Le philosophe est le spécialiste des Idées ; il est celui qui « (retrouver dans extrait 3 de la
République) ». D'autre part, Platon aborde ici la nécessité de faire la différence entre les
philosophes (les amoureux du savoir) et les philodoxes (les amoureux de l'opinion). Le philodoxe
est celui qui se perd dans le sensible et pense que la connaissance en émerge. Tout ce qui se présente
comme une connaissance n'est pas nécessairement une connaissance : la connaissance n'est que la
connaissance des Idées. Les philodoxes sont dans la caverne !, et lorsque Platon décrit les
prisonniers dans son mythe de la caverne 53, au livre V, il précise même que, parmi les philodoxes,
certains excellent dans la connaissance des apparences et des illusions. Ils excellent en quelque
sorte dans la doxa, au point de paraître souvent plus savants que les philosophes eux-mêmes. La
différence entre doxa et épistémè a donc fini par impliquer deux systèmes de valeurs différents, et
de cette différence est née deux hiérarchies différentes.

Le philotheamme et le philosophe – La République (476c)

Dans cet extrait, il s'agit de parvenir à fonder ontologiquement la différence entre deux attitudes
épistémiques que sont ''croire'' et ''savoir''. La solution de Platon est donc, nous l'avons
suffisamment dit, d'affirmer que la différence est une différence d'objet. L'explication de la
différence épistémologique doit donc être une différence métaphysique ! C'est du point de vue du
rapport à l'être que l'on va faire varier l'opinion. Platon va partir d'une autre différence entre ceux
qui aiment les spectacles (les philotheammes, ''ceux qui aiment regarder'') et ceux qui connaissent
les Idées (les philosophes). Si à l'instar des philotheammes, les philosophes contemplent, il y a entre
eux une différence d'acte. Le philosophe n'aime pas regarder le sensible, mais seulement regarder la
vérité : dans la contemplation des choses sensibles, le philosophe regarde la manière dont ces
dernières participent de l'Idée. Autrement dit, ce n'est pas du sensible qu'ils tirent leur connaissance.
Il y a deux façons de voir, et ce sont deux façons de voir bien différentes ; et Platon essaye de
montrer que, d'un point de vue philosophique, la connaissance n'a pas continuité avec la vision. Les
philosophes regardent, mais ce n'est pas par cet acte sensible qu'ils connaissent. Ce qui se joue
derrière, c'est de savoir où se situe la réalité ; et la différence d'attitude correspond à une conception
différente de ce qu'est la réalité. Platon reproche aux philotheammes de croire vrai ce qu'ils
admirent – or pour Platon, ce sont les Idées qui sont vraies, et même ce qu'il y a de plus vrai !
Dans cet extrait de La République, Platon file la distinction entre l'état de rêve et l'état de veille –
métaphore tout à fait assimilable au mythe de la caverne. Avec la métaphore du rêve, il s'agit de
montrer que, soit l'on reconnaît l'existence de l'Idée de la beauté, soit on ne la reconnaît pas ; et la
métaphore du rêve tend à dire que celui qui ne reconnaît pas l'existence de la Beauté se base sur une
attitude épistémique dans laquelle il ne croit que seules les choses belles sont belles. Il ne reconnaît
pas l'existence de l'Idée de Beauté en-dehors des apparences, à la manière de celui qui rêve qui croit
que ce qu'il rêve est vrai. Rêver, par définition, c'est ne pas avoir conscience que l'on rêve – car ce
qui est constitutif du rêve est illusion. La doxa est propre à ce rapport au monde sensible qui
considère que la totalité du monde est la totalité de ce qu'il y a à voir. Par opposition, l'état de veille
représente un accès à la réalité avec la conscience que cette réalité est bien la réalité. La différence
entre l'état de rêve et l'état de veille (c'est-à-dire entre l'opinion et la connaissance) c'est que la
personne qui rêve/a une opinion croit que le sensible est la seule réalité à connaître, alors que celui

53 Dans le Phédon, il y a une préfiguration du mythe de la caverne qui n'apparaîtra que dans la République, par l'image
de la cave dans laquelle nous vivrions. Dans le Phédon, il y a un programme de travail qui sera accompli dans la
République : la République cherche à fonder ce que le Phédon a avancé.
qui veille/a un savoir sait que le sensible n'est pas la réalité connaître, et même que le sensible est
déterminé par l'intelligible ! Dans La République, c'est donc le modèle de l'imitation qui prédomine.
S'il n'y avait pas ressemblance, il n'y aurait pas illusion.
(476 b). Il faut maintenant parvenir à montrer que la différence entre l'opinion/la croyance et la
connaissance/le savoir est fondée ontologiquement. Il s'agit de montrer à « celui qui opine » (c'est-
à-dire celui qui est dans l'opinion) qu'il se trompe, et pour cela il faut mettre en évidence la
différence d'objet. Platon va commencer par dire qu'il n'y a pas de connaissance possible du non-
être – en reprenant par là Parménide. Partant, l'opinion sensible porte forcément sur quelque
chose ! Elle ne porte pas sur le réel (bien évidemment), pour autant elle porte bien sur quelque
chose. L'objet de l'opinion est donc intermédiaire entre l'être et le non-être. Ce ne peut pas être du
non-être (nous venons de le dire avec Parménide), mais ce n'est certainement pas encore de l'être.
Il nous faut donc retenir deux choses. Premièrement, il y a une supériorité ontologique de l'objet de
la connaissance sur l'objet de l'opinion ; deuxièmement, l'opinion ne porte pas sur rien.

Fondement métaphysique de l'épistémologie platonicienne

Une fois la différence de nature des processus posée, l'on peut conclure la différence des objets.
L'on va pouvoir maintenant accéder à un point de vue ontologique qui est d'arriver à comprendre la
relation entre l'être réel et ce qui apparaît ; en somme il s'agit maintenant de voir le fondement
métaphysique de l'épistémologie platonicienne.
La grande originalité de Platon, c'est de comprendre le non-être comme forme de la différence.
Platon fait donc la distinction entre le non-être absolu et le non-être relatif, sous la forme de la
différence. Il y a, dans l'être, de la différence, parce qu'il y a des choses que l'être n'est pas. En effet,
même ce que les choses sont dans le sensible, elles ne le sont jamais complètement – l'on retrouve
là l'idée selon laquelle, même quand les choses sensibles sont ce qu'elles sont, elles le sont de
manière déficiente. Les choses belles (par exemple), sont aussi laides d'un point de vue, en ce que
leur beauté est insuffisante par rapport à l'Idée de la beauté qui est pure beauté, c'est-à-dire beauté
en soi. Le monde du sensible est en cela intermédiaire entre l'être et le non-être. Ce que les choses
sensibles sont, c'est toujours par déficience par rapport aux Idées. Les choses sensibles ont un statut
ontologique entre l'être et le non-être ; et l'opinion (la doxa) est variable parce qu'elle porte sur des
états intermédiaires. La valeur de vérité d'une opinion est toujours très temporaire. Il ne peut donc
pas y avoir épistémè du sensible – en tout cas certainement autant qu'une épistémè de l'intelligible.
Ce passage à l'ontologie rend raison d'une différence que l'on avait laissée ininterrompue. Dans ce
modèle qui apparaît systémique, le philosophe doit connaître les Idées. Ce que fait Socrate, c'est de
mettre en évidence la logique de l'amateur de spectacles qui ne croit qu'aux choses belles et ne croit
pas à l'existence des Idées ; et le rôle de Socrate est de lui montrer que ce qu'il prend pour être le
dernier mot de la beauté sont en fait marqué par la déficience. Et l'opérateur qui permet de marquer
cette déficience, c'est le phénomène ! Dans cet extrait, tout repose sur l'opposition entre ce qui est
beau et ce qui paraît beau. Les opinions portent donc sur les phainemai54 – du grec, ''les
apparences''. Ce qui apparaît ne dit pas nécessairement ce qui est, parce que l'apparence dépend du
temps et du point de vue. La raison pour laquelle il y a opinion et non connaissance dans l'attitude
de l'amateur de spectacle est liée à la dimension sensible de ce sur quoi se base l'amateur de
spectacle. « Du point de vue du singe, il n'y a rien de plus beau qu'une belle guenon » dira Socrate
dans l'Hippias mineur. Pour l'homme du sensible, la beauté est une beauté purement phénoménale.
Ce passage est le seul, avec celui du Phédon, qui montre que les Formes sont radicalement
différentes des choses perceptibles. Il s'agit de montrer que lorsque l'on parle des qualités sensibles,
l'on ne peut jamais dire que les choses sont plus ceci que cela ; lorsque l'on est dans le sensible, l'on
a affaire à une réversibilité des qualités qui fait que les qualités sensibles n'ont aucune stabilité qui
permet de définir ce que les choses sont vraiment. Il y a donc une insuffisance ontologique du
monde sensible qui fait que ce que l'on considère comme grand peut tout à fait être petit, puisque les
apparences sont dépendantes du monde phénoménal. Ainsi Platon dira que la contrariété est le

54 Du latin phainemai, "ce qui apparaît".


propre du sensible.

Rappel du cours précédent et suite

Cet extrait renforce la distinction entre doxa et épistémè en faisant varier ces attitudes épistémiques
selon des positions ontologiques – et même ontiques, si l'on reprend le vocabulaire heideggerien.
Avant l'on voyait que le rapport à la vérité était différent, sans être capable de la justifier ;
République V approfondit la question et fonde la différence sur une différence d'objet, à partir de
l'hypothèse des Idées. Platon va ainsi faire le lien entre les opinions et les phénomènes. Dans le
Ménon, l'on avait certes dit qu'opinion et connaissance portaient sur les mêmes objets – ce qui
faisait alors la différence était le rapport à la cause – ; une investigation plus poussée révèle que la
différence est en fait bien une différence d'objets. Maintenant que nous avons distingué doxa et
épistémè et que nous avons étudié la relation entre épistémè et être (il n'y a de science que de ce qui
est), il nous faut poser la question de la relation entre l'opinion et l'être. Qu'est-ce que l'opinion ? Si
ce n'est pas de l'être, alors ce serait du non-être ? Impossible, puisqu'il n'y a pas d'attitude
épistémique du non-être dans la mesure où dire quelque chose du non-être reviendrait à le faire
être ! L'opinion porte donc sur un objet entre l'être et le non-être. Cette question est celle qui va
occuper le Sophiste, précisément pour poser la question du statut du faux. C'est à l'occasion de cette
question du faux que Platon va faire un geste inédit : il va affirmer qu'il faut faire la distinction
entre non-être absolu et non-être relatif55. Dans le Sophiste, il y a réaménagement de la position
parménidienne en ce que Platon affirme l'existence d'un non-être relatif – et ce non-être relatif c'est
l'altérité. L'on touche ici à ce fameux problème de savoir comment caractériser les objets de
l'opinion du point de vue de l'être et du non-être, et cela va correspondre au sensible qui n'est ni tout
à fait du côté de l'être, ni tout à fait du côté du non-être. Le problème de l'opinion n'est pas qu'un
problème de vertu épistémique – l'opinion est aussi liée à un domaine d'objets à propos desquels il
n'est pas possible d'avoir une autre forme de ''connaissance'' 56. Ces objets ont une forme de
rationalité, cependant cette dernière ne sera jamais aussi achevée que celle de la
connaissance/science57. Le statut ontologique de l'opinion est défini comme une chose qui
« apparaît en même temps comme être et et non-être ». La notion d'apparence renvoie ici à la notion
de phénomène : si ce sont les choses sensibles qui apparaissent, elles apparaissent nécessairement
pour un certain point de vue. Dès lors, les choses sensibles peuvent apparaître tout à la fois une
chose et l'autre (dans le sensible, une chose peut apparaître tantôt belle, tantôt laide par exemple), ce
qui est absolument impossible pour les Formes qui sont en elles-mêmes et par elles-mêmes belles.
Ceci est vrai du point de vue de l'attribution des qualités : les choses sensibles sont à la fois belles et
laides. Du point de vue de l'attribution de qualités, la stabilité du sensible n'est jamais assurée. Le
lieu du sensible est le lieu de la phénoménalité, c'est-à-dire du devenir puisqu'il participe à la fois de
l'être et du non-être.

La caducité du sensible

Rappelons que l'objet de cet extrait du livre V de La République est de faire la différence entre
l'amateur de spectacles (celui qui aime regarder) et le philosophe (l'ami de la sagesse) – et
l'intention de Platon était de montrer qu'il s'agissait là de deux manières de regarder différentes. La
question est alors de savoir si l'on peut comprendre le monde en s'en tenant uniquement au monde
sensible58. Il nous importe ici de comprendre pourquoi l'amateur de spectacles ne reconnaît que la

55 C'est là toute la question du "parricide" dans le Sophiste.


56 Un excellente question à poser pour envisager des recherches sur Platon serait de s'interroger sur le statut du
sensible chez Platon.
57 Les concepts utilisés par Platon pour désigner la connaissance sont fluctuents ! Une chose est constante cela dit : il
faut penser relativement l'opposition entre science et opinion.
58 C'est exactement la question qui est au coeur du Théétète, dialogue que nous n'étudierons pas tant il est long et
complexe. L'objet du Théétète est de savoir ce qu'est la science ; et Platon articule trois réponses possibles dont la
première est la réponse relativiste sensualiste héraclitéenne selon laquelle la science est la sensation. L'on peut lire le
qualité du sensible et s'arrête au constat qu'il y a des choses belles (et même une pluralité de choses
belles). Il s'arrête à la pluralité des choses belles et refuse cette hypothèse de l'Idée qui assurerait
l'unité de la Beauté. Si l'on ne fait pas l'hypothèse des Idées, l'on ne peut assister qu'à la caducité des
qualités du sensible ; on ne peut accéder qu'aux changements perpétuels et à la relativité des
qualités. L'amateur de spectacles au fond ne croit donc pas au Beau absolu et ne peut assister que
passivement à la naissance du beau en même temps qu'à sa mort. Il y a une relativité intrinsèque et
donc nécessaire des apparences qui varient selon les points de vue. Le postulat très fort de Platon,
ce que l'on appellera son « exigence de stabilité », c'est que toute Idée reste la même,
indépendamment de la pluralité des points de vue. Le sensible, lui, est sujet à la versatilité de telle
sorte que l'on ne puisse dire définitivement ce qu'il est sans qu'il ait déjà changé. Ce qu'essaye de
montrer Socrate c'est que, quand on parle du sensible, l'on vise en fait toujours quelque chose
d'invariable – au fond l'on ce n'est pas le sensible que l'on vise, mais ce qui en est la ''cause''. Le
relativiste conséquent ne devrait même pas prendre la peine de discuter selon Platon, car si
l'homme était réellement la mesure de toute chose, alors il n'y aurait pas de raison de prendre la
peine de discuter puisque toutes les opinions seraient vraies et suffisantes. Discuter, quand on se
revendique relativiste, c'est déjà admettre que l'on ne l'est pas vraiment et que l'on croit à la
possibilité d'une définition commune. Dans cet extrait, Platon va montrer que le sensible n'est pas
plus59 marqué par une qualité sensible que par une autre. Pourquoi cette variation ? Parce que les
choses sensibles manquent de substantialité et que leur participation n'est que de l'ordre temporaire
et non définitive. Cela confirme donc l'insuffisance ontologique du monde sensible. Cette
caractéristique de la contrariété du sensible est souvent formulée dans les mêmes termes. Certains
commentateurs ont pointé là une certaine forme de sophisme, car les relations utilisées par Platon
sont elles-mêmes relatives. Par exemple, il va mettre en rapport « petit » et « grand » ; or, l'on est
soi-même « petit » ou « grand » par rapport à quelqu'un ou quelque chose. Sans aller jusqu'à parler
de sophisme, l'on peut tout de même dire que les exemples de Platon ne sont pas heureux. Ce qu'il
fait qu'il y a tout de même contradiction, c'est que ce ne sont que des exemples et qu'il peut y avoir
une contradiction. Ce que fait donc Platon ici, c'est de dire que le prédicat « être grand » ou « être
petit » peut être compris de manière absolue. L'idée c'est que les sensations manifestent les qualités
de manière non-convenable : quand on voit de la beauté sensible, ce n'est pas de la vraie beauté en
ce que le mode d'expression n'est jamais convenable, n'est jamais suffisant par rapport à la vraie
beauté (c'est-à-dire l'Idée de la beauté). Ce que montre Platon c'est que les jugements que nous
faisons sur le sensible procèdent de l'Idée : juger qu'une chose est petite ne peut se faire qu'à partir
de la préconnaissance de l'Idée de petit ou de grand. Dans l'expérience sensible, l'on a donc affaire à
des qualités mélangées, mais aussi contraires, et cette expérience de la contradiction nous amène à
conclure du fait de leur présence insatisfaisante.
Des personnages font précisément commerce de la caducité du sensible : les sophistes. Il nous faut à
ce compte mentionner la plaisanterie de l'eunuque racontée par ?? : … . Cette plaisanterie habituelle
des sophistes dénote de leur propension à parler de réalités à doubles sens et à employer à des mots
polysémiques60 – en somme à rester dans le domaine du sensible. La plaisanterie de l'eunuque est
paradigmatique de la pratique éristique des sophistes. La sophistique prospère parce qu'elle se
maintient dans le sensible – elle prospère en se maintenant dans le domaine de la contradiction et en
jouant de cette contradiction. Les sophistes en concluent le pouvoir du discours : puisque l'on peut
soutenir des thèses contradictoires, c'est que le discours est puissant et peut manipuler la réalité. Ils
en déduisent également la relativité, comme le fera Gorgias ! Et l'hypothèse des Idées61

Théétète comme différentes tentatives pour exprimer ce qu'est la connaissance, sans passer par l'hypothèse des Idées
– raison pour laquelle le dialogue n'aboutit jamais. Dans la première partie du Théétète, Platon réfute la position
sensualiste de la science (il réfute donc le relativisme) et le reconduit à la philosophie héraclitéenne.
59 Ce "pas plus", c'est "ou mallon", que l'on retrouve aussi chez Démocrite.
60 S'en référer au Dissoï logoï.
61 La constante contradiction des discours peut conduire à la misologie c'est la haine du discours. De la même façon
que le misanthrope a été trahi par des gens auxquels il avait donné sa confiance, le misologue nourrit une haine du
discours (logos) parce qu'il a été déçu par lui. L'exemple n'est pas parfait en ce que le misanthrope a accordé sa
confiance mais a été trompé, alors que le misologue est fatigué par la constante contradiction des discours et est à ce
platoniciennes cherche précisément à endiguer cette relativité.

Redéfinition de la philosophie

L'amateur de spectacles en reste nécessairement à l'opinion, parce qu'il reste bloqué aux réalités
intermédiaires. Il faudra donc dépasser ce stade, car l'objet intermédiaire est nécessairement
déficient par rapport à l'être, et donc à la connaissance. Il faut selon Platon parvenir à se détacher
de l'attractivité des spectacles. La caducité de la beauté est la loi de la beauté pour l'amateur de
spectacles qui, habitué à sa volatilité, s'accoutume à l'inconstance. Se satisfaire de cela, c'est ne pas
avoir compris que cette réalité là était inférieure à sa cause, c'est-à-dire à l'Idée elle-même ! Le texte
aboutit à la disjonction entre l'amateur de spectacles (le philodoxe) et le philosophe - ce dernier
étant l'ami des Idées. Il convient de voir ce que la thèse de Platon a de révolutionnaire : il redéfinit
à lui seul la philosophie ! Platon affirme que celui qui n'est pas ami des Idées n'est pas philosophe !
Celui qui ne parvient pas à dépasser les spectacles n'est pas philosophe ! Le philodoxe, de son côté,
est l'ami de l'opinion et donc de leur inconstance. Faut-il en conclure qu'il n'y a pas de connaissance
possible du sensible ? Cela devrait être la conséquence logique. Cependant, l'on va voir avec La
République que les choses ne sont pas si claires parce que dans la connaissance, tout est une
question de rapports. L'on a dit que l'opinion portait nécessairement sur le sensible, pour autant,
existe-t-il d'autres façons de se rapporter à l'opinion ? Le philodoxe incarne-t-il la seule attitude
possible vis-à-vis du sensible ? Deuxième question : quelle est la connaissance de l'intelligible ? Il y
a plusieurs relations possibles aux images : l'on peut les prendre comme étant le signe de la réalité,
ou comme la réalité elle-même – et d'une certaine façon, c'est ce que le philodoxe qui croit ce qu'il
voit et croit qu'il n'y a de réel et de vrai que ce qu'il voit. Mais n'y a-t-il pas un autre rapport possible
aux images ? En effet, l'on pourrait simplement voir une image comme une image. Ne serait-ce pas
là une attitude non-doxique qui porte tout de même sur le sensible ? Ce serait donc là une forme de
connaissance sensible ?

Brève distinction entre « sensible », « apparence » et « phénomène »

Le terme le moins ambigu et le plus déterminant est « sensible » et désigne ce dont on peut avoir la
sensation. Le terme de « phénomène » est la traduction du grec « phainemai » qui désigne les
choses qui apparaissent. En grec, ce qui apparaît n'est pas nécessairement le sensible ! Donc ce
n'est pas parce qu'il y a le terme « d'apparence » que l'on parle systématiquement du sensible !
Cela dit, il est souvent employé dans ce sens chez Platon. « Apparence » et « phénomène »
viennent du même terme grec phainomai.

République VI62

Il faut garder en tête que le problème principe de La République est celui de l'éducation – et
notamment de l'éducation des gardiens qui vont être garants de la cité juste et doivent, à ce titre, être
philosophes. Au livre VI, il s'agit donc de savoir comment repérer et former ceux qui, parmi les
citoyens, seront aptes à garder les autres. Ce livre VI est divisé en deux parties : la première est liée
à ce ''naturel-philosophe'', au danger qu'il y a le mettre au service de la sophistique et l'éducation à
lui donner pour éviter cela. Dans la deuxième partie, Platon va développer la nature de cette
éducation philosophique du naturel-philosophe : s'agirait d'abord d'introduire à l'Idée du Bien et à
l'architectonique des Idées. Platon développe ensuite l'image qui permet de comprendre la relation
entre l'attitude et le sensible et les « états de l'âme » qui reposent sur la différence entre intelligible
et sensible.

titre dépassé par le logos et préfère le jeter aux orties. La misologie décrit finalement assez bien le scepticisme de
Sextus empiricus. Ce qui fonde le rapport au logos, c'est la découverte de l'hypothèse des Idées qui, elle seule, peut
faire sortir de la contradiction des discours.
62 Julia Anas a écrit une Introduction à la République de Platon aux PUF.
A partir de là, notre problème est de parvenir à comprendre comment Platon cherche à finaliser ce
processus de formation et à penser le contenu de l'éducation. Platon veut produire un programme
éducatif pour les gardiens. En somme, il s'agit de répondre à une question politique par l'éducation.
Avant d'élaborer ce programme, Platon va produire une hiérarchie des savoirs en vue de
l'élaboration d'un programme éducatif : il se lance dans une recherche du savoir total – qui embrasse
la totalité de la vertu au moins pour répondre à la question posée au livre IV sur la totalité de l'Idée
de Justice. C'est dans cette perspective qu'apparaît l'objet fondamental du bien. En effet, c'est la
connaissance du Bien (c'est-à-dire l'Idée du Bien) qui va fonder la vertu et l'asseoir – aussi c'est à
cette connaissance du Bien qu'il faut s'atteler si l'on veut connaître la Justice. Pour le dire
autrement : la seule façon de définir complètement et positivement la Justice, c'est en connaissant
l'Idée de la Justice, qui est elle-même dépendante de la connaissance de l'Idée du Bien. In fine, c'est
même toute l'architectonique de la connaissance qui dépend du Bien ! L'exigence platonicienne c'est
de bien comprendre qu'il y a une supériorité de la fin sur les moyens – de là une supériorité de la
science des fins sur la science des moyens ; or la fin ultime est le Bien, donc toutes les sciences sont
subordonnées à la connaissance du Bien. L'on renvoie ici au Gorgias dans lequel la technique était
déjà subordonnée au Bien. Pour Platon, la connaissance des fins doit toujours intervenir pour une
science achevée : pas de science achevée sans la connaissance de la fin ultime – le Bien. Et le
philosophe est le garant de cette architecture délicate. Il ne s'agit de rien d'autre que de l'exigence
d'un principe fondateur sans lequel toute autre science est incomplète.
Pour remplir cette fonction, l'on ne peut donc bien évidemment pas se contenter d'une opinion de ce
qu'est le Bien ; aussi il y a une discussion entre les hommes sur ce qu'il est ! Plutôt que de poser une
définition, Platon va poser une alternative : le bien est-il défini par la science ? Ou par le plaisir ?
Cette question était déjà celle du Protagoras, et on la retrouve encore dans le Philèbe – et Platon
montrera que les deux solutions ne conviennent pas ! La seconde ne convient pas en ce que prendre
le plaisir pour le Bien c'est confondre la sensation pour la chose même ! Le plaisir ne peut pas être
le Bien parce qu'il y a des plaisirs mauvais - or le Bien est par définition unilatéralement Bien. L'on
ne cherche donc pas une chose bonne mais ce par quoi une chose bonne est bonne. Et le platonisme
repose sur l'idée qu'il existe une chose en soi qui définirait ce qu'est le Bien. D'une certaine façon,
dire que le Bien existe, qu'il est objectif et qu'on cherche à le définir et que cette définition est la
fondation de la valeur est déjà une position philosophique ! Il y a là une thèse minimale qui consiste
à dire que la contradiction sur la conception du Bien ne sont pas satisfaisante – et en cela, l'on a
raison de parler de Platon comme d'un réaliste moral si l'on cherche à dire que le bien existe
comme une entité objective dont la philosophie cherche la définition. A la fin du Philèbe, il y a une
classification des biens : en s'interrogeant sur la vie bonne, le Philèbe va produire une classification.
La deuxième position consiste à dire qu'il est impossible de parler directement du Bien, en ce qu'il
s'agit là d'un principe : les énoncés sont tautologiques puisque tout découle de ce Bien. Plusieurs
fois, Socrate va dire qu'il ne peut pas dire ce qu'est le Bien. L'Idée du Bien est donc posée comme
hypothèse qui sous-tend tout.

Trois images du Bien

L'Idée du Bien a quelques traits communs avec l'Idée du Beau qui est définie comme ce qu'il y a de
plus apparent (de manifeste) dans les Idées. Mais le Bien est même au-dessus du Beau. Les livres
VI et VII produisent trois images qui permettent de s'approprier l'Idée du Bien : le rejeton du bien,
la ligne et la caverne. Il est très important de ne pas prendre les images pour la réalité. Que faut-il
pour arracher des ignorants, qui par définition n'ont pas conscience de leur ignorance, à leur
ignorance ? Le mythe de la caverne montre que cet acte ne peut pas se faire de lui-même et
nécessite une certaine violence initiale. La caverne a un sens politique en ce que l'on contraint le
prisonnier libéré à retourner dans la caverne. Que fait-on après avoir enseigné au philosophe ? On le
remet au milieu du peuple pour qu'il y infuse sa connaissance.

L'image du rejeton du Bien – République VI (508c)


Il ne s'agit pas ici de définir le Bien, mais de définir le rejeton du Bien – quand bien même aurait-on
élucidé cette analogie, qu'il faudrait encore remonter. Il s'agit bien ici de produire une analogie 63
pour montrer qu'un certain rapport dans le sensible équivaut un certain rapport dans l'intelligible.
L'analogie va ici produire une élucidation de ce que c'est que l'intellection – c'est-à-dire
comprendre, en partant d'un rapport sensible (la vision), un rapport intelligible (l'intellection).
Platon va commencer par dire que la vision se fait dans une relation à trois termes (et non à deux) :
dans vision, il y a d'un côté l'œil, de l'autre le visible et un troisième terme (la lumière) qui assure le
lien entre l'œil et le visible – lumière qui vient du soleil, nous l'aurons compris. Le soleil est donc
cause de la visibilité mais demeure inaperçu, et ce caractère de lien est indispensable pour
comprendre l'action de la vue.
Chaque phénomène propre à la vision doit avoir son équivalence dans l'intelligible, en vertu de
l'analogie, et doit donc permettre la compréhension. Ainsi, tout comme la vision, la connaissance est
un rapport à trois termes : l'âme (ce qui connaît), l'intelligible (ce qu'il y a à connaître) et ce qui fait
le lien entre les deux et que Platon appelle la vérité dont la cause est le Bien. La cause de la lumière
c'est le soleil ; pour autant c'est bien la lumière qui fait le lien (le soleil n'est que la cause). De la
même façon, le Bien n'est que la cause de la vérité qui fait le lien entre l'âme – ce n'est pas le Bien
lui-même qui fait directement le lien. L'analogie sous-entend aussi que, tout comme l'on ne peut
regarder le soleil en face, l'on ne peut connaître le Bien. Cette impossibilité s'explique parce que le
Bien est epekeina tes ousias, c'est-à-dire « au-delà de l'être ». L'on a ici l'idée que la cause qu'est le
Bien ne peut pas être connue alors même qu'elle est mobilisée en permanence. L'on a affaire avec
le Bien à cette cause suprême : c'est cause finale dont la philosophie cherche l'explication ! Le
soleil n'est ni la vue ni l'œil ; le Bien n'est ni l'intellection ni l'objet à connaître. Le Bien n'est pas la
science mais la cause de la science – la science a la Forme du Bien – et de même que l'œil est ce qui
ressemble le plus au soleil, l'âme est ce qui est le plus proche du Bien.
Concernant les choses vues, nous allons pouvoir les distinguer en fonction de leur rapport à la
lumière. D'une certaine façon, il y a une hiérarchie dans la vision qui fait que plus une chose est au
jour, plus elle est visible. De la même façon, les choses intelligibles (à connaître) peuvent être
pensées hiérarchiquement selon leur rapport au Bien. Cela signifie qu'il y a peut-être un modèle
pour penser le connaissance sensible ! Dernier point à noter : la connaissance de l'âme change en
fonction des objets, de même que la vue change en fonction de l'éclairage. Ainsi, il y a des degrés
de vérité qui correspondent à des degrés de relation à la cause (au Bien). C'est cette situation qui
conduit à poser la supériorité du Bien et à penser la supériorité du rejeton du bien qu'est la vérité.
Platon passe alors au niveau ontologique. D'un point de vue ontologique, de quel type d'être le Bien
est-il la cause ? Le Bien est cause de tout : ce n'est pas seulement un principe épistémologique mais
un principe ontologique. Beauté et vérité sont équivalentes du point de vue du Bien. La vue ne
voyant pas le soleil, le nous ne peut pas penser le Bien dont la nature échappe à toute intellection –
d'où la condition de possibilité du mysticisme auquel les néo-platoniciens se sont parfois laissés
aller. Il y a donc l'affirmation selon laquelle la différence entre apparence et essence est fondée par
l'Idée du Bien de la même façon qu'il y a différence entre opinion et connaissance ; l'on a donc
affaire à un principe ; or l'on ne peut pas expliciter un principe avec les outils qui permettent
d'expliquer ses conséquences. Il faut savoir reconnaître là un point d'arrêt. C'est à partir de ce
principe que l'on va fonder la connaissance et la différence des objets de connaissance.

L'image de la ligne

La ligne est une image64 : c'est une façon de comprendre un certain rapport entre les objets de la
connaissance et la connaissance. Le contexte de cette image importe : l'on vient de parler de la
63 Une analogie consiste, non pas à comparer des termes, mais à comparer des rapports entre des termes. Il ne s'agit pas
de dire que chaque terme de l'analogie est égal à tous les autres, mais que le rapport entre les termes est égal.
L'analogie établit ainsi des égalités de rapport entre des termes dissemblables de telle sorte qu'en partant d'un
rapport connu l'on va pouvoir comprendre un rapport inconnu.
64 Il s'agit ni plus ni moins que de la ligne de la connaissance.
connaissance du Bien, et la principale fonction de la ligne est d'essayer d'expliquer notre relation de
connaissance au Bien. Le problème de la nature du sensible devient secondaire. La fonction
principale de l'image de la ligne est d'expliciter le fait qu'il y ait plusieurs modes de rapports à
l'intelligible : l'on est dans les Idées, mais que fait-on avec ces Idées ? Jusqu'à présent, le seul
exemple constant pour connaître les Idées était l'exemple mathématique (notamment dans le
Ménon) ; dès lors, la question se pose de savoir si la modèle mathématique est le modèle définitif de
relation de connaissance avec les Idées, ou si le modèle mathématique est simplement un modèle
efficace pour comprendre la relation de connaissance avec les Idées. Rappelons que sur le fronton
de l'Académie était écrit : « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre ». Avoir fait de la géométrie est la
condition de possibilité du philosophe, mais cela ne signifie pas que la géométrie est son activité !
Toute l'image de la ligne consiste ainsi à montrer que l'on peut distinguer une connaissance de
nature mathématique (que Platon présente comme hypothétique) d'avec une connaissance
dialectique (que Platon présente comme anhypothétique). Le problème de la ligne est donc de
comprendre la différence de connaissance à l'intérieur de l'intelligible. Comme dans toute analogie,
celle-ci part d'une relation qui est connue pour aller vers une relation moins connues – et bien
évidemment, la relation connue est toujours une relation sensible. Ainsi Platon part de la relation
sensible de la ligne pour faciliter la compréhension d'une relation dans l'intelligible ; il part du fait
que l'on ait une égalité de rapport exprimée de façon géométrique sur une ligne qui se construit en
quatre segments. Cette égalité de rapport permettra d'expliquer des égalités de rapport entre les
parties, entre les sous-parties et entre les parties éloignées. La force didactique de la ligne permet
d'éclairer une multiplicité de rapports pour éclairer les rapports de l'intelligible. L'image de la ligne
va rendre cohérente et complète l'opération de République V en formalisant la théorie de la
connaissance platonicienne. Pour comprendre l'image de la ligne, il faut se demander la finalité de
cette image65 – et en gardant cela en tête, l'on peut mieux la comprendre. Il faut bien voir que le
texte de la ligne sert avant tout à expliciter la relation entre deux types de connaissances
intelligibles. Le premier problème de Platon n'est pas forcément celui du lien ; l'inconnue c'est la
relation entre la connaissance mathématique et la dialectique – et il s'agit de montrer en quoi la
dialectique ne se réduit pas aux mathématiques. Cependant, il est dit des choses sur la connaissance
sensible mais ces dernières sont avant tout construites en vue de la ligne.
Il faut prendre garde à la fausse dichotomie monde intelligible / monde sensible à laquelle un
commentateur non-averti se laissera facilement aller. Sur cette question, l'on peut s'en référer au
livre de Jérôme Laurent intitulé Platon et la mesure de l'homme. Dans cet extrait, Platon prend
garde à ne pas parler de « monde intelligible », mais parle plutôt de topos (le lieu) pour éviter de
laisser entendre qu'il y aurait comme deux lieux séparés. Répétons-le une fois encore : la fallacieuse
dichotomie monde sensible/monde intelligible doit-être oubliée en ce qu'il ne s'agit pas de mondes
séparés ! Dans ce texte, Platon est très clair entre deux couples d'oppositions : visible/invisible et
sensible/intelligible. Et tous les mythes (notamment eschatologiques) portent sur l'Invisible 66. Il faut
voir que le discours mythique sur l'Invisible tourne autour de l'intelligible et cherche à définir
l'intelligible : l'Invisible est une façon de nous expliquer l'intelligible. Platon dit ici que l'on a deux
genres différents qui sont à la fois des genres d'êtres et des types d'objet vis-à-vis desquels l'on a des
relations épistémiques différentes. Mais il faut bien articuler ontologie et épistémologie ici et dire
que l'on a des types de relation différents avec eux parce que ce sont fondamentalement des types
d'êtres différents – comme l'avait posé plus tôt l'extrait de République V. Il y a une connexion
directe entre ontologie et épistémologie.

65 Les analogies sont toujours des images – et il y a toujours des limites aux images.
66 Souvent décrit comme "l'Hadès".
Le segment « visible » (A-B)

67

Sensible Intelligible

eikasia pistis dianoia nous

A B C D

L'on va essayer de comprendre comment couper le visible ; et l'on va le faire en fonction de la clarté
et de l'obscurité ! En fait, le segment visible de la ligne est construit selon la visibilité, de telle sorte
que la partie A est plus obscure que la partie B. De la même façon, du point de vue de
l'intelligibilité, la partie C sera moins intelligible que la partie D. Reste à mettre des objets derrière
cette ligne – et l'une des parties les plus difficiles à pourvoir est la partie A derrière laquelle il faut
mettre ce qui, dans le visible, est le plus obscur – et ce sont les images, selon Platon, c'est-à-dire les
ombres, les reflets ! Les objets du segment A sont à peine des apparences parce qu'elles ont avec les
choses apparentes une relation de copie. La grande thèse platonicienne ici c'est que, du point de vue
de la visibilité, ces images sont une connaissance moindre que la connaissance des choses réelles
sensibles.
La question est de savoir si la description de ce segment désigne une classe d'objets ou moins une
classe d'objets qu'un type de relation que l'on a avec des objets. Est-ce que ce segment A ne renvoie
pas à une forme de rapport au visible comme des images ? L'obscurité est moins une classe d'objets
qu'un regard que l'on porte sur la réalité sensible.
La relation entre A et B est une relation de ressemblance, c'est-à-dire une relation de copie, entendu
qu'il n'y a pas identité entre les objets du segment A et ceux du segment B. Ce segment B renvoie à
la nature et l'ensemble des artefacts, bref l'ensemble du visible tangible dont les images (dans le
segment A) sont donc des copies, nous l'avons suffisamment dit. Ce segment (A-B) du « visible »
désigne de manière métaphorique la possibilité dans le monde sensible d'avoir deux rapports
possibles avec les choses : prendre les choses comme des images (segment A) et les prendre pour ce
qu'elles sont (segment B). La division A et B renvoie à deux relations que l'on peut avoir aux choses
sensibles : l'on peut les prendre comme étant la réalité (A), l'on peut les prendre pour ce qu'elles
sont, à savoir des copies de l'intelligible (B).
Il faut comprendre que cette image de la ligne permet à Platon ne nous dire que la relation qui unit
le segment A avec le segment B, est la même relation qui unit le segment « visible » tout entier avec
le segment « intelligible » tout entier. L'erreur serait de croire que l'ensemble du « visible » est
l'ensemble de la réalité, alors qu'il n'est lui-même qu'une copie de « l'intelligible ». Pour Platon, il y
a toujours un double rapport possible à la réalité sensible : il ne s'agit pas du tout de dire que la
réalité sensible est nécessairement trompeuse, mais plutôt qu'il y a deux relations possibles avec
elle : soit se fourvoyer en le prenant pour être la totalité du réel, soit le regarder pour ce qu'elle est,
c'est-à-dire une copie de l'intelligible. Le philosophe regarde l'ensemble du segment « visible »
comme une copie du segment « intelligible ». L'on va maintenant essayer de qualifier la relation
épistémique que nous avons à ces objets.
Quand on a affaire à une analogie, il faut se demander l'inconnue : que sait-on et que cherche-t-on ?
La relation entre opinable et connaissance a déjà été définie en République V où elle renvoyait à la
relation entre ce qui est de l'ordre de l'être et ce qui est de l'ordre intermédiaire entre l'être et le non-
être. Il s'agit ici de dire que la relation entre objet ressemblant et ce à quoi il ressemble renvoie
d'abord à la relation entre A et B, puis par extension, entre « visible » et « intelligible ». Cela
signifie que cette relation suppose une différence dans la nature de la connaissance. Le propos est

67 Le fait que les segments de la ligne soient inégaux est assez débattu ; du reste, cela ne change rien à l'affaire en ce
qui nous importe, c'est le rapport entre ces segments !
de dire que ce n'est que des choses sensibles qu'il y a vérité : les objets de B sont plus clairs et la
connaissance que l'on en a est plus vraie (que celle des objets de A). Il s'agit de montrer que la saisie
des choses est pleine dans B, alors que nous ne sommes que dans la saisie d'une image souvent
mensongère dans A. Là encore, il faut projeter ce rapport sur le rapport entre le visible et
l'intelligible, puisque du visible il n'y a pas de connaissance (seulement une opinion) et de
l'intelligible il y a vraiment connaissance. La situation se complique quelque peu ici en ce que l'on
avait dit en République V qu'il n'y avait de connaissance que des objets intelligibles ; or Platon
semble être en train de dire qu'il y a une connaissance des objets du segment B. Faut-il inférer qu'il
y a possibilité de connaissance des objets sensibles ? En fait, il faut simplement voir ici la limite de
l'analogie : l'analogie met en évidence une équivalence de rapport, pas une équivalence d'objet ! Oui
l'on peut comprendre le sensible (en comprenant qu'il ne fait que participer de l'intelligible), pour
autant ce n'est pas là une connaissance au sens d'épistémè. L'on est ici poussé à voir qu'il y a des
degrés de connaissance et qu'il y a même dans le sensible des choses que l'on connaît davantage que
d'autres. C'est la raison pour laquelle, à la fin du texte, Platon assigne à chaque partie un état
épistémique – il appelle cela un état de l'âme – et appelle l'accès aux choses à partir des images
(c'est-à-dire le segment A) eikasia. Le segment B, il l'appelle pistis. Et eikasia et pistis sont deux
types de relation au sensible qui ne sont donc pas des rapports de connaissance – puisqu'il n'y a
connaissance que de l'intelligible. L'on retrouvait déjà cette idée dans le Sophiste avec la distinction
entre images et idoles.

Le segment « l'intelligible » (C-D)

Passons maintenant au segment de l'intelligible. Au niveau de la division intelligible, Platon va


introduire une nouvelle distinction entre deux types de façon pour connaître les Formes. En somme,
il y a deux façons de connaître les Idées. La première façon procède par hypothèses – c'est le
segment C dans le schéma. Pour Platon, les mathématiques désignent un rapport à l'intelligible plus
simple en ce qu'il part d'hypothèses à partir desquelles il effectue des déductions. Le segment D va
désigner la dialectique – c'est la connaissance suprême qui part des hypothèses mais cherche à les
dépasser pour les fonder définitivement. La partie inférieure de l’intelligible (segment C) fait à
l'intérieur de l'intelligible la même que chose fait la partie inférieure du visible (segment A) au
visible. Le segment D, lui, ne part pas des images et va directement sur les Formes et les traite
comme des réalités et non comme des hypothèses. Et ne pas traiter la réalité comme des hypothèses,
c'est essayer d'aller de ce qui est hypothétique à l'anhypothétique. Ceci peut être explicité par
l'extrait 100a à 101e du Phédon dans lequel la théorie des Idées est présentée comme étant une
théorie hypothétique – raison pour laquelle on l'appelle d'ailleurs l'hypothèse des Idées. Platon, à
travers la voix de Socrate, y dit qu'il faut poser les Idées comme une point de départ – une
hypothèse de départ – à partir de laquelle chercher les choses réelles. Dans le Phédon, Platon se
contente de présenter la théorie des Idées comme une hypothèse pour regarder le monde sans
chercher à justifier cette hypothèse (les hypothèses reste des hypothèses). La dialectique doit
chercher quant à elle à fonder les hypothèses : c'est le mouvement anhypothétique. Dans la ligne, il
y a donc quatre segments, quatre démarches, dont la dernière consiste à prendre les Formes pour
elles-mêmes et part elles-mêmes – et c'est cela, selon lui, être philosophe. L'on comprend ici
également pourquoi les mathématiques (segment C) ne sont pas suffisantes.
Nous nous étions demandés si la partie C désignait uniquement les mathématiques – dans la mesure
où tous les exemples étaient mathématiques – mais il faut peut-être comprendre que les
mathématiques ne sont en fait qu'un exemple privilégié – et le segment C ne se rapporte pas
exclusivement aux mathématiques. Ce segment C doit montrer qu'un certain rapport aux Idées
consiste à montrer la valeur explicative des Idées sans jamais rendre raison de leur fondement. Le
mouvement est donc descendant dans ce type de connaissance : l'on va des principes que l'on
suppose à ses conséquences68. A l'inverse, le mouvement dialectique est ascendant : il part des

68 Très souvent, quand on lit « pose que », il faut lire « suppose que ». C'est là une référence à la méthode
hypothétique. L'on se trouve alors dans le segment C.
hypothèses et cherche à les fonder69. La théorie des Idées procède initialement du segment C mais,
Platon va chercher à montrer que cette théorie est la seule qui cherche aussi à rendre raison de ses
hypothèses – et donc qu'elle effectue le mouvement ascendant caractéristique du segment D.
La section inférieure de l'intelligible (segment C) utilise des hypothèses : elle utilise les Formes
comme des hypothèses – et elle les utilise même comme des images ! Utiliser les Idées comme des
principes explicatifs, ça reste les considérer comme des images, parce que ça cherche à prouver
leurs effets plutôt qu'à fonder ce qu'elles sont. Pour Platon, ce n'est pas suffisant, car il faut fonder
et connaître les choses pour ce qu'elles sont véritablement. Il a bien conscience que la science des
principes est celle qui doit parvenir à une certitude totale – et non se contenter d'hypothèses
explicatives – et tant qu'on ne l'aura pas fait, le système ne sera pas complet. Attention, dire que l'on
a cette exigence de l'anhypothétique ne signifie pas que l'on peut s'en satisfaire immédiatement :
tout cela reste un programme de travail pour Platon – et c'est même le projet de vie de tout
philosophe !
La dialectique devient la science qui va constituer la réalité intelligible en espèce et en genre : il
s'agit de trouver la scission propre au réel pour pouvoir expliquer comment le réel fonctionne. Il
s'agit de discuter de la nature même des Idées – de ce qu'elles sont. Pour cela, il faut passer par la
dialectique qui est la réflexion sur l'articulation entre l'Un et le multiple. Ce à quoi nous invite
Platon, c'est une science des principes qui nous demande sortir de la tautologie qui consistait à dire
que « le Beau est Beau ». Il faut : une réflexion sur l'articulation entre les choses sensibles aux
Idées, puis des Idées entre elles. Il faut se demander comment les Idées participent de l'une à l'autre
– question posée dans le Sophiste notamment. L'on retrouve ici dans l'extrait de la République qui
nous occupe, la distinction platonicienne entre la dianoia (désigne la connaissance intelligible
inférieure) et le nous (l'intellection, c'est la partie noétique). Cette distinction suppose que la
pratique de la dialectique débouche sur une saisie des principes qui sort de la relation classique et de
la discursivité.
Ce texte appelle à une clôture de la philosophie : l'on ne peut pas se contenter de formuler les
hypothèses des Idées comme des hypothèses ; il faut au moins affirmer de façon programmatique la
nécessité de fonder ces hypothèses et chercher à les fonder définitivement en montrant que ce que
l'on a théorisé est le plus réel. Le philosophe doit montrer que la réalité est elle-même constituée de
ses hypothèses. Il s'agit de partir d'hypothèses pour descendre pour montrer que l'on comprend
mieux le monde – comme le faisait le Phédon – mais de montrer comment se justifie in fine ce
modèle de connaissance, sans recourir à ses effets. Le fait est que, lorsque l'on se place du côté du
nous, la question de l'Un se posera – l'on sera in fine forcément confronté à la question de l'Un.70

Conclusion sur l'hypothèse des Idées et sur le cours

Ce cours avait pour visée de montrer comment l'hypothèse des Idées pour Platon, outre le fait
qu'elle réalise le programme de Socrate sans être socratique, répond au problème de la
connaissance. Le monde n'est pas intelligible sans l'hypothèse des Idées. Il faut sauver les
phénomènes et le sensible qui ne semblent manifester aucune régularité. Le modèle platonicien
montre que tout s'éclaire si l'on accepte de renverser notre façon de voir les choses – et ce

69 L'hypothèse est une façon de contrôler son opinion. Quand on fait une hypothèse, l'on prononce un énoncé théorique
dont on maîtrise le caractère conjectural. C'est une transformation du caractère incertain de l'opinion en énoncé
maîtrisé.
70 Question : Peut-on dire qu'il y a quatre types d'objets de connaissance (un pour chaque segment) ?
Réponse : Non ! La division eikasia/pistis/dianoia/nous ne désigne pas des objets différents, mais des rapports
différents. La seule division ontologique qu'il y a est celle entre visible et intelligible.

Question : Peut-il y avoir une doxa des Idées ?


Réponse : Voilà un débat d'ampleur ! Le monde de la cherche n'est pas d'accord sur cette question depuis des décennies.
Comprenons bien qu'il y a un changement de position de Platon par rapport à … . S'il part de la division entre …
1H19. Ce n'est pas parce que l'on croit des choses sur des termes dont il y a des Idées que l'on a une doxa sur ces
Idées. Ce n'est pas parce qu'on a une opinion sur ce qu'est la justice par exemple, que l'on est en train d'avoir une
opinion sur l'Idée de justice.
renversement procède de l'expérience de l'incompréhension du sensible. Le sensible est marqué par
une dispersion dont rien ne peut rendre compte sauf l'hypothèse des Idées qui assure l'unité de la
diversité du sensible. Raison pour laquelle l'on peut critiquer l'expression « monde intelligible »71 :
le but de Platon n'est pas de dire qu'il y a deux mondes, mais d'expliquer pourquoi le monde est tel
qu'il est. Le sensible et l'intelligible s'imbriquent l'un dans l'autre – il y a pas coexistence entre un
« monde sensible » et un « monde intelligible » qui ne seraient pas liés et distants. Ils sont l'un dans
l'autre. Comprenons aussi que la saisie des caractéristiques de la communauté des choses sensibles
amène à faire la thèse d'un universel. La thèse de Platon n'est pas seulement à comprendre comme
une relation logique mais dit être pensée comme une relation de causalité. L'on avait évoqué en
début d'année la possible concurrence entre le modèle de l'imitation et le modèle de la
participation ; en fait il n'y a pas concurrence entre les deux, mais imbrication. Il y a une vertu
explicative de l'hypothèse des Idées qui provient du fait que l'on considère que le Beau est ce par
quoi les choses belles sont belles. Il y a une opération de causalité. Il y a une relation de dépendance
(donc aussi de déficience) du participant au participé. Le sensible participe de l'intelligible parce
qu'il est déficient. L'Idée désigne la qualité universelle (le point de vue universel) pour lequel la
contradiction n'est pas possible. Ce qui permet de penser l'Idée c'est qu'elle est tout entière ce qu'elle
est. S'il y a une Idée de la beauté, cette Idée est essentiellement belle. C'est ce modèle que Platon
tient pour fondamental pour comprendre le sensible comme une r&alité intermittente de l'Idée.
L'Idée est une unité mathématique et structurelle, elle a un caractère unique et est toujours la même.
L'Idée est identique à elle-même. Le mouvement platonicien est donc de poser cette hypothèse des
Idées comme une hypothèse pour ensuite chercher à la fonder et à montrer qu'elle désigne la réalité
– et c'est là le travail de dialectique. Le travail de la dialectique suppose de s'installer dans la théorie
des Idées et comprendre comment l'on envisage leur relation au sensible d'une part, et leur relation
entre elles d'autre part. C'est dans le Sophiste que Platon va réfléchir au problème du rapport entre
les Idées et la question de l'être et du non-être. C'est là que Platon réfléchir aux « grands genres »
qui sont des Idées fondamentales et constitutives.
Platon va lui-même adresser des objections à la théorie des Idées – et qui vont introduire aux
dialogues de la maturité – comme le Philèbe et le Sophiste – qui vont fonder plus avant la
dialectique et montrer en quoi les Idées représentent un schème explicatif pertinent de la raison. A
cet égard, le Parménide représente un jalon essentiel. Platon y revient sur cette grande figure de
Parménide – dont Platon avait cherché à corriger la thèse ''fixiste''. D'une certaine façon, Platon
est d'ailleurs davantage parménidien qu'héraclitéen : Héracline ne sert à Platon qu'à faire le constat
du devenir perpétuel du sensible ; Parménide, lui a porté une voie plus intéressante pour Platon.
Dans le Parménide, Platon opère un retour à Parménide et montre en quoi la thèse platonicienne
n'est qu'un aménagement de la thèse parménidienne. Le Parménide met en scène un Socrate tout
jeune qui défend l'hypothèse des Idées (bien évidemment, c'est la voix de Platon) et se confronte à
un vieux Parménide qui produit un grand nombre d'objections puissantes contre la théorie des
Idées. Ce dialogue montre comment Platon est capable de répondre aux objections qu'il a
rencontrées dans l'Académie – objections qu'il fait donc prononcer par Parménide.

Ouverture sur la première partie du Parménide

Le dialogue du Parménide se divise en deux grandes parties. Dans la première partie, Parménide
expose ses objections à la théorie des Idées ; dans la seconde partie, Parménide montre que la
méthode d'exercice dialectique est censé exercer Socrate. Pour clore ce cours, nous ne parlons que
de la première partie. Dans celle-ci, Zénon vient de lire son livre dans lequel il a produit un certain
nombre de critiques contre les réfutateurs de Parménide ; et Zénon montre que ceux qui réfutent
Parménide sont conduits à des absurdités. Vient ensuite Socrate qui interroge Zénon de façon très
agressive pour lui faire expliciter son propos. Zénon montre que l'on ne peut pas dire que les choses
sont multiples dans la mesure où, si l'on affirme cela, les choses sont à la fois semblables (en tant
qu'elles sont toutes des choses) et dissemblables (en tant qu'elles sont différentes). L'objection de

71 Astuce : parler d'ordre sensible/intelligible plutôt que de monde sensible/intelligibel.


Zénon est donc ici très formelle. Socrate va attaquer cette thèse en montrant que la théorie des
Idées explique très bien cette contradiction : si l'on fait l'hypothèse des Idées, l'on sait qu'il y a d'un
côté une forme de ce qui est semblable et de l'autre une forme du dissemblable de telle sorte que les
choses peuvent à la fois se rapporter à l'une et à l'autre. La théorie des Idées permet de comprendre
que le monde du devenir est fait de contradictions. L'on peut sans contradiction dire que les choses
sont unes (parce qu'elles participent de l'Un) et sont en même temps plurielle (dans l'ordre du
sensible). Platon est donc parménidien parce qu'il considère que seul l'un est (seules les Idées sont) ;
et en même temps il ne l'est pas, parce que la participation laisse possible la pluralité des objets
sensibles. La théorie des formes permet d'expliquer le fait que malgré le fait que, dans le sensible,
nous ayons part à des qualités contraires, il demeure possible de poser la pluralité du sensible en
même temps que l'unité de l'intelligible. En définitive, Socrate tout jeune donne une leçon à Zénon
en montrant que les paradoxes dont il parle n'en sont pas vraiment.
Vient alors Parménide qui, pour se défendre (lui et Zénon), va pointer d'autres problèmes de
l'hypothèse des Idées. Le premier consiste à demander en quoi il y a Idée. Le deuxième est le
dilemme de la participation : comment fonctionne la participation et en quel sens les choses
sensibles prennent-elles part à l'intelligible? Troisième problème : quelle est la nature de l'être de
l'Idée : que signifie pour les Idées d'être séparées ?
Voici brièvement les réponses à ces trois problèmes. Réponse par Socrate : Parménide pose le fait
qu'il y a des Formes de toutes les réalités morales – et l'on peut même accepter des Idées négatives
(la pluralité, la dissemblance, la laideur...). Parménide poursuit admet ensuite également qu'il y a
des Idées des choses naturelles (l'eau, le feu et toutes ces choses que Socrate appelle les
substances). Mais, objecte Parménide, y-a-t-il une Idée de la crasse ? De la boue ? Des cheveux ?
Jusqu'où peut-on aller dans la multiplication des Idées ? Ce n'est pas parce que l'on parle d'objets
qui ont l'air vides, il n'y a pas de raison de croire qu'il n'y aurait d'Idées que des choses grandes. Si
l'on accepte qu'il y ait des Idées des choses naturelles, il faut accepter qu'il y avait de Idées des
choses simples, banales, triviales... C'est un argument un peu puéril de Parménide que Socrate
balaye vite.
La seconde objection de Parménide : le « dilemme du troisième homme ». Si l'on est cohérent avec
le vocabulaire de la participation, alors l'on va se retrouver avec la nécessité de multiplier les formes
à l'infini. Parménide rappelle qu'au fond, l'un des socles de la participation est un socle
linguistique, à savoir le fait que la relation d'homonymie entre les choses sensibles et les Idées
constitue un signe de la participation. Le premier signe de la participation est que les choses
sensibles reçoivent leur nom de l'Idée ! Prenons l'exemple des choses grandes : l'on a dit que l'on
avait besoin d'une Idée de la grandeur pour dire que toutes les grandeurs sensibles étaient grandes.
L'on a donc une Idée de la grandeur et toutes les choses sensibles qui participent de cette Idée et
sont donc grandes. Mais l'on a dès comment quel lien entre l'Idée de la grandeur et les choses
sensibles qui sont grandes ? L'on a besoin d'une sur-Idée de la grandeur (une sorte d'Idée²). Dès lors,
l'on se retrouve à chaque fois contraint de supposer une Idée supérieure pour englober les
précédentes ; et l'on se retrouve ici contraint de monter à l'infini ; l'on est obligé de supposer une
infinité d'Idées qui suppose donc une malformation de la théorie. C'est là toute la « question du
troisième homme ». Cet argument suppose ainsi deux choses que l'on avait pas vues : d'une part, le
fait que les Idées se prédictent d'elles-mêmes. En d'autres termes, l'Idée de la grandeur est grande
ou l'Idée de la Beauté est belle. A chaque fois, une idée est obligée de s'en référer à elle-même.
L'autre présupposé : l'ensemble des choses prédiquées doit être différent des choses prédiquées. Il y
a non identité entre la forme et ce dont elles participent – raison pour laquelle l'on est à chaque fois
obligé de poser un terme supplémentaire. La question du « troisième homme » introduit au
problème de savoir la part que prend l'Idée dans la participation. Que signifie participation ? L'Idée
donne quelque chose ? Elle est « présente » ? On l'ignore. Le « troisième homme » introduit à une
hypothèse déterminante pour la compréhension. Où est l'Idée ? Socrate va ici faire une hypothèse
très importante : n'aurait -on pas moins de problème en disant que les Idées n'existent que dans la
pensée ? Socrate fait en fait ici l'hypothèse que les Idées pour n'être que des concepts. Finalement,
les universaux n'existent pas substantiellement, mais seulement dans la pensée. Dans le Parménide,
Socrate dit que non ! Car, dit-il, quand on pense, l'on pense quelque chose qui existe. Socrate refuse
cette hypothèse en ce qu'elle ne serait pas adéquate avec ce qu'est penser. Ce qui est caractéristique
de la théorie des Idées, c'est donc bien de dire que les Idées sont des êtres !
Troisième objection de Parménide : les Idées ne sont pas seulement des formes communes, il faut
aussi concevoir les Formes comme des modèles (des paradigmes) donc comme des êtres qui ont une
substance et sont donc séparés du sensible. Parménide montre que, si l'on sépare trop les Idées
d'avec le monde sensible, l'on se retrouve d'un côté avec une science du monde sensible et de l'autre
une science du monde intelligible de telle sorte que les Idées n'expliquent plus rien. Tout le
problème revient donc à deux choses : la question de la relation entre les Idées elles-mêmes et la
question de la relation entre les Idées et le sensible qui va être repensée dans deux dialogues
fondamentaux : le Timée et le Philèbe. En définitive, même Platon voit que la relation de
participation ne dit pas tout de cette relation.

Correction du commentaire maison sur le Phédon

Il y avait une partie difficile, en ce qu'il y avait une partie mythique qu'il n'est pas toujours
évidente à expliquer.
Ce texte avait une particularité propre au Phédon : il y a une tension entre deux discours sur l'âme.
D'un côté un discours sur la nature immortelle de l'âme (qui suppose que l'âme est immortelle et ne
saurait perdre son immortalité) ; d'un autre côté, l'affirmation que l'âme puisse perdre son
immortalité (comme si l'immortalité était une qualité que l'âme pouvait perdre). Platon articule ici
ces deux aspects à partir d'une question morale – qui est aussi une question épistémologique – à
savoir que, si l'on ne croit vrai que ce que l'on sent, l'on corporalise l'âme. L'on pourrait perdre
l'immortalité de l'âme en croyant qu'elle est mortelle ! Ce que fait le Phédon, c'est de montrer que
croire l'âme matérielle la rend matérielle, et inversement que croire en son immmortalité la rend
immortelle. Cette précarité de l'immortalité de l'âme est difficile à soutenir, mais on peut la
soutenir en pointant que si elle se replie aux seules perceptions sensibles, l'on se rend mortelle. La
métampsychose est en fait une forme de punition dans laquelle l'âme ne doit pas se laisser piéger.
Le paradoxe du texte est donc de s'interroger sur ce que le corps peut sur l'âme ou, plus justement,
ce que l'âme peut se faire à travers le corps. Tout le discours sur l'invisible portait bien évidemment
sur l'intelligible.

Fiche philo :
pleonexia
akkarasia
nomos et physus/phusis
poloï
tribè

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