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Histoire philo
Le système de Jean Jacques Rousseau
Séance 1

leon.philosophie@gmail.com
Modalité exam :
- oral en groupe de 4-5
- 2 DST
- 8/02 = grp 1 : 1ère partie du discours
- 15/02 = grp 2 : 2ème partie du discours / grp3 second discours, I / grp4 2e disc, II
- 22/02 = grp 5 : discours nat
- 8/03 = grp 6 Hobbes droit nat, Léviathan chap 13
- 15/03 = grp 7 Locke, De l'Éducation des enfants
- 22/03 grp 8 = Contrat Social (volonté générale)
- 29/03 grp 9 = Profession de foi du Vicaire, Émile, IV

Prise de note
Ière partie – Le corollaire du système

Axe : Doctrine de la société et des mœurs

Rousseau critique les philosophies des systèmes. Alors pq part-il d’un système pour
soutenir sa philosophie ? Il critique presque tous les systèmes de l’antiquité à la modernité.
Nous n’avons pas encore nommé le système de Tousseau. C'est en nommant que l’on
comprend mieux les choses. Dans le système de rousseau, il s’agit de savoir ce qu’apporte
son système. Rousseau suit le contre courant des Lumières.

3 def système

Abbé de Condillac, Traité des Systèmes : def représentative de sLum. Auteur dont
Rousseau a gardé une amitié jusqu'à la fin de sa vie, ce qui est assez exceptionnel.
Encyclopédie de d'Alembert et Diderot
Un système n'est autre chose que la disposition des différentes parties d’un art. ou d’une sci
dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement et ou les dernières s’expliquent
par les premières.

Il y a une démarche épistémique dans le système de Rousseau.


On distingue gez R deux formes de syt : ceux qu’il critique et son syt qui est lié à la figure
d’un philosophe. Cette distinction sera évoquée au long du cours. Le philosophe est dans
son champ d’intentionnalité inséparable de son système : pas de philosophie sans corps
philosophique. C’est une sorte de physiologie épistémique.
Rousseau attaque les syt de Pythagore, Lucrèce. Puis attaque ceux de Hobbes et
Mandeville.
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Rousseau et les du capitalisme sur ytb


syst qui détournent l’homme de ses devoirs
Volume 15
Galilée syst observation repris par Buffon, Diderot puis Rousseau
encyclopédie de D’alembert
Emile, livre IV = synthèse du contrat social.

Le système de Rousseau a un rapport avec l'histoire car toutes les institutions sociales vont
s’établir dans l’hist. Il fait une critique sociale et philosophique et va s’opposer au syst de
Condillac. Quelle est la vérité établie par Rousseau, quelle est la condition première de la
connaissance ? pcq pour aboutir à une vérité, il faut partir d’une connaissance. Démarche
scientifique de Rousseau ajoutée d’une subjectivité du moi, ce qui ressemble à une
approche cartésienne. Descartes : je me défais des sens. Rousseau Renverse théorie du
cogito pcq descartes nie tous les sens. Descartes remet en question tous les sens, seule la
pensée prouve l’existence. Mais Rousseau, quand il poursuit cette subjectivité, ne le fait pas
au sens de Descartes. La vérité n’appartient pas au monde de l’expérience mais des
phénomènes. Or qd philosophes métaphysiciens fondent maximes sur principes de vérités
indubitables. Toutes nos connaissances nous parviennent par les sens pour Rousseau

Nous avons des sentiments mais pas des idées innées selon Rousseau. Les inégalités nat
sont des inégalités physiques.
Résumé du
Exposé sur la vérité, la démarche épistémique Discours sur les
sciences et les arts

Discours de Rousseau sur les sciences et les arts. Ont-ils épuré les mœurs ? Rousseau
pensent qu’ils ont perverti les mœurs et mis à mal la cité, le patriotisme. contexte 1750,
période des Lumières. remise en question de l’humanité.

I) Première partie du discours


Exemples historiques. Il commence par une courte def. Pour lui les sci sont l'initiative des
hommes de sortir de soi et d’entrer en soi. L’homme simple : laboureur avant l’arrivée des
arts, il a des valeurs guerrières? Les ci et les arts empêchent les h de s'élever, R défend
donc la simplicité, l'honnêteté, ce qui est une richesse intérieure plutôt qu’extérieure. L’art
“façonne nos manières, des nouvelles mœurs influencent notre langage. L’apparence
prédomine, art implique hypocrisie. A cause des arts et des sci l’homme n’est plus lui-même.
Les arts et les sciences donnent l' illusion du savoir. Rousseau tend plus vers la vertu que la
vérité.

II) L’exemple des peuples polythéistes grecques et égyptiens


Pour les grecs, c’est Prométhée qui apporte le feu de la connaissance volé aux dieux. Les
sci et les arts = luxe, opulence. Il veut mettre les activités du corps au centre des
préoccupations de l’homme, lien étroit avec les penseurs grecs afin de renforcer son âme.
L’h simple que R prône est méprisé à son époque. On se croit plus vertueux que ce qu’on
est réellement. L’étude des arts et des sciences affaiblit l’homme militairement. Éloge de
l’honnête homme, citoyen. R critique les philosophes qui prétendent détenir la vérité
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Thèse du Conclusion
Discours sur
les sciences Au lieu d’épurer les mœurs, les arts et les sciences ont éloigné l’homme de la vertu. On voit
et les arts dans ce discours se dessiner les prémisses de l’idée de l’homme bon.
Effectivement, nous sommes proches de
l'idée de Rousseau selon laquelle la
société pervertit la nature humaine.

C’est par les sens que nous connaissons tout ce que nous sommes capables de connaître.
L’imagination ou mémoire rêveuse
Sens seuls capables de faire entrer connaissances mais ne sont pas idéalisés. Les sens
nous trompent mais erreurs sens se corrigent par d’autres sens. Vue et toucher = sens les
plus important zouke connaissance « qui servent le plus à l’investigation de la vérité ». C’est
par ces sens que le philosophe peut garantir une plus grande imagination et créativité.

Rousseau a donné limites de la vie et du toucher. 2ndd considération relève d’une


généalogie des sens : la nature nous a donné sens pour notre conservation. Dans une forêt
par ex, les sens occupent la place de la raison. Pas de raison pour penser que l’homme
naturel soit doté de sens pour trancher le vrai du faux. La connaissance du vrai et faux sont
des nécessités de l’homme vivant en société. Démarche empiriste et sensualiste.

Peut être que


use si nous avions d’autres sens notre âme aurait + de capacité cognitive. Il y a
des animaux dotés de très peu de sens.
l'essence ?
Locke : les sens de l’âme ne consistent point dans la pensée.

Erreurs descartes : hiérarchie -> âme > sens du corps.


Avant de dire je pense donc je suis, il faut dire « c’est par les sens que j’existe ».

Perte liberté a cause « progrès » technique et civilisation.

Ier exposé
INTRODUCTION

Dans les études rousseauistes, nous retrouvons une quantité considérable d’ouvrages
consacrés à la recherche sur l’unité de l’œuvre de Rousseau ; tout comme nous avons
d’autres ouvrages consacrés aux principes de son système. Nous ne saurions nier la
pertinence de ces études car, en fait, il nous est impossible de nous passer de ces principes
pour notre exposé. Le but de ce cours est cependant autre : nous cherchons à comprendre
la « nature » de ce système, c’est-à-dire de savoir en quoi il consiste ? Est-il possible de
définir sa « nature », c’est-à-dire l’état des choses qui s’inscrit entre les principes et leur
disposition, comme formant le plan de conceptualisation ? Peut-on nommer ou classer ce
système ? Si oui, dans quel degré, et en quel sens ? Un des problèmes majeurs qu’on
retrouve dans quelques études, est que, sans révéler la « nature » de ce système, on risque
de le rabaisser à la structure des systèmes philosophiques critiqués par Rousseau. Autant
Rousseau revendique un système à lui, autant il critique d’autres systèmes. Tantôt il critique
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durement un certain type de philosophe, tantôt il fait référence au « vrai Philosophe ». Mais
le plus important est que cette distinction, entre deux types de philosophes, est contiguë à la
distinction entre deux sortes de systèmes ; et c’est dans ce sens qu’elle sera évoquée, au
long de notre cours. Même si nous ne songeons pas à pousser les traits biographiques, il
faut remarquer que, chez Rousseau, le philosophe est, dans son champ d’intentionnalité,
inséparable de son système. C’est une sorte, disons, de physiologie épistémique. En ce
sens, il nous semble pertinent de remarquer, à titre introductoire, ce lien entre Rousseau et
son système. Pour cela, rien de plus emblématique que le passage de Rousseau juge de
Jean-Jacques (écrit posthume, publié dix ans après la mort de l’auteur, en 1782), où le
Français, personnage qi s’entretient avec Rousseau, fait les considérations suivantes dans
le Dialogue troisième :

En saisissant peu à peu ce système [de Rousseau] par toutes ses branches dans une
lecture plus réflechie, je m’arrêtai pourtant moins d’abord à l’éxamen direct de cette doctrine,
qu’à son rapport avec le caractère de celui dont elle portoit le nom, et sur le portrait que
vous m’aviez fait de lui ce rapport me parut si frappant que je ne pus refuser mon
assentiment à son évidence. D’où le peintre et apologiste de la nature aujourdui si défigurée
et si calomniée peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il l’a décrite
comme il se sentait lui-même. Les préjugés dont il n’était pas subjugué, les passions
factices dont il n’était pas la proie n’offusquaient point à ses yeux comme à ceux des autres
ces premiers traits si généralement oubliés ou méconnus. Ces traits si nouveaux pour nous
et si vrais une fois tracés trouvaient bien encore au fond des cœurs l’attestation de leur
justesse, mais jamais ils ne s’y seraient remontés d’eux-mêmes si l’historien de la nature
n’eut commencé par ôter la rouille que les cachait. Une vie retirée et solitaire, un gout vif de
rêverie et de contemplation, l’habitude de rentrer en soi et d’y rechercher dans le calme des
passions ces premiers traits disparus chez la multitude pouvaient seuls les lui faire retrouver.
En un mot, il fallait qu’un homme se fut peint lui-même pour nous montrer ainsi l’homme
primitif et si l’Auteur n’eut été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eut écrits
(Dialogues, OC I, 935-6)

Il y a donc un lien rattachant la singularité de l’auteur à celle de ses livres qui les
rend, par conséquent, solidaires l’un de l’autre. Mais cette singularité n’est pas unitaire, elle
repose sur la multiplicité : comme il y a un Rousseau musicien, écrivain politique ou
pédagogue, il y a aussi des volets distincts de son système : le système éducatif, le système
économique et politique, le système psychologique et anthropologique. La prétendue
objectivité du système est rattachée à la subjectivité de l’auteur. Ces considérations faites, et
comme il s’agit de rechercher la « nature » d’un système – qui s’accorde, à lui-même, un
statut d’antisystème – il serait intéressant de dire quelques mots au préalable des systèmes
les plus emblématiques auxquels s’oppose Rousseau. Certes, Rousseau ne critique pas
seulement les systèmes tels qu’ils se présentent dans la modernité ; on peut vérifier qu’il y a
des points problématiques communs qui conduisent Rousseau à identifier les systèmes
critiqués dans l’antiquité avec les systèmes modernes, qu’il critique également ; tel que nous
le lisons dans la préface à Narcisse, ou l’amant de lui-même :
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Les premiers Philosophes se firent une grande réputation en enseignant aux hommes la
pratique de leurs devoirs et les principes de la vertu. Mais bientôt ces préceptes étant
devenus communs, il fallut se distinguer en frayant des routes contraires. Telle est l’origine
des systèmes absurdes des Leucippe, des Diogènes, des Pyrrhon, des Protagore, des
Lucrèce.

Et, tout de suite, Rousseau ajoute :

Les Hobbes, les Mandeville et mille autres ont affecté de se distinguer de même parmi nous
; et leur dangereuse doctrine a tellement fructifié, que, quoiqu’il nous reste de vrais
Philosophes ardents à rappeler dans nos cœurs les lois de l’humanité et de la vertu, on est
épouvanté de voir jusqu’à quel point notre siècle raisonneur a poussé dans ses maximes le
mépris des devoirs de l’homme et du citoyen. (Narcisse, Préface, OC II, 965-6).

Or, cet extrait, au-delà d’exposer une continuation problématique entre certains systèmes de
l’antiquité et quelques systèmes modernes, nous donne une piste sur les éléments qu’il
critique et sur les éléments qu’on peut deviner comme constituant son système à lui. Dans le
premier bloc, Rousseau attaque les systèmes les plus répandus de l’antiquité : l’atomisme,
le scepticisme, le sophisme. Ensuite, nous avons la théorie contractuelle de Hobbes, sa
doctrine du droit naturel, mais aussi quelques traces d’un atomisme à l’ancienne ; puis,
l’approche économique de Mandeville, qu’on reconnait être aux origines du capitalisme. Il
nous est impossible, dans notre cours, d’étudier dans le détail la critique particulière de
chaque système. Faute du temps nécessaire que cela représenterait, il nous semble plus
avantageux de s’attacher à l’élément que Rousseau identifie en commun dans ces
systèmes, c’est-à-dire le détournement « des devoirs de l’homme et du citoyen ». D’ailleurs,
Rousseau nous donne d’autres pistes sur les systèmes qu’il confronte, mais avant de les
exposer, en repérant les principales occurrences où il se réfère à son système ou aux
systèmes qu’il s’oppose, voyons comment les Lumières entendent le mot « système ».
D’abord, il faut évoquer Condillac, non seulement parce que sa définition de système est
représentative des Lumières, ou qu’il était un des très rares auteurs que Rousseau a gardé
en admiration jusqu’à la fin de sa vie, mais parce qu’il s’agit d’une critique aux systèmes qui
doit être rangée parmi les sources majeures de la critique rousseauiste. Le long passage
que nous allons lire, du premier chapitre du Traité des systèmes de Condillac, va nous servir
de première approche sur la critique dix-huitièmiste des systèmes métaphysiques. Ce
premier chapitre est intitulé Qu’on doit distinguer trois sortes de Systèmes :

Un Système n’est autre chose que la disposition de différentes parties d’un art ou
d’une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, & où les dernières
s’expliquent par les premières. Celles qui rendent raison des autres s’appellent Principes, &
le système est d’autant plus parfait, que les principes sont en plus petit nombre : il est même
à souhaiter qu’on les réduise à un seul.

Dans son Traité des systèmes, Condillac


va distinguer trois types de principe (les
principes abstraits et généraux, les
principes supposés, et les principes tirés
de l'expérience), et les trois types de
système qui en naissent.
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On peut remarquer dans les ouvrages des Philosophes trois sortes de principes,
d’où se forment trois sortes de systèmes.

Les principes que je mets dans la première classe, comme les plus à la mode, sont
des maximes générales ou abstraites. On exige qu’ils soient si évidens, ou si bien
démontrés, qu’on ne puisse révoquer en doute. En effet s’ils étaient certains, on ne pourrait
être assuré des conséquences qu’on en tirerait.

C’est de ces principes que parle l’Auteur de l’art de penser [ici Condillac fait
référence à La logique, ou de l’Art de penser de l’École de Port Royal], quand il dit : « tout le
monde demeure d’accord qu’il est important d’avoir dans l’esprit plusieurs axiomes &
principes, qui étant clairs & indubitables, puissent nous servir de fondement pour connaître
les choses les plus cachées. Mais ceux que l’on donne ordinairement, sont de si peu
d’usage, qu’il est assez inutile de les savoir. Car ce qu’ils appellent le premier principe de la
connaissance, il est impossible que la même chose soit & ne soit pas, est très claire ; mais
je ne vois point de rencontre, où il puisse jamais servir à nous donner aucune connaissance.
Je crois donc que ceux-ci pourront être plus utiles. » (fin de la citation que nous trouvons
dans La Logique, ou L’Art de penser, Partie IV, chap. VII, p. 302 de l’édition de…reprint,
Gallimard (coll. « Tel »).

Il donne ensuite pour premier principe ; tout ce qui est renfermé dans l’idée claire &
distincte d’une chose, en peut être affirmé avec vérité : pour second ; l’existence au moins
possible est renfermée dans l’idée de tout ce que nous concevons clairement &
distinctement : pour troisième ; le néant ne peut être cause d’aucune chose. Il en a imaginé
jusqu’à onze. Mais il est inutile de rapporter les autres ; ceux-là suffiront pour servir
d’exemple.

La vertu que les Philosophes attribuent à ces sortes de principes, est si grande, qu’il
était naturel qu’on travaillât à les multiplier. Les Métaphysiciens se sont en cela distingués.
Descartes, Malebranche, Leibnitz &c. chacun à l’envi nous en a prodigué, & nous ne devons
plus nous en prendre qu’à nous-mêmes, si nous ne pénétrons pas les choses les plus
cachées.

Les principes de la seconde espèce sont des suppositions qu’on imagine, pour
expliquer les choses dont on ne saurait d’ailleurs rendre raison. Si les suppositions ne
paraissent pas impossibles, & si elles fournissent quelque explication des Phénomènes
connus, les Philosophes ne doutent pas qu’ils n’ayant découvert les vrais ressorts de la
nature. Serait-il possible, disent-ils, qu’une supposition qui serait fausse, donnât des
dénouements aussi heureux ? De-là est venu l’opinion que l’explication des phénomènes
prouve la vérité d’une supposition, & qu’on ne doit pas tant juger d’un système par ses
principes, que par la manière dont il rend raison des choses. On ne doute pas que des
suppositions, d’abord arbitraires, ne deviennent incontestables par l’adresse avec laquelle
on les a employées.

C’est l’insuffisance des maximes abstraites qui a obligé d’avoir recours à ces sortes
de suppositions. Les Métaphysiciens ont été aussi inventifs dans cette seconde espèce de
principes, que dans la première ; & par leur soin la Métaphasique n’a plus rien rencontré, qui
pût être un mistere pour elle. Qui dit Métaphasique, dit dans leur langage, la science des
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premières vérités, des premiers principes des choses. Mais il faut convenir que cette
science ne se trouve pas dans leurs ouvrages.

Les notions abstraites ne sont que des idées formées de ce qu’il y a de commun
entre plusieurs idées particulières. Telle est la notion d’animal : elle est l’extrait de ce qui
appartient également aux idées de l’homme, du cheval, du singe, &c. Par-là une notion
abstraite sert en apparence à rendre raison de ce qu’on remarque dans les objets
particuliers. Si, par exemple, on demande pourquoi le cheval marche, boit, mange ; on
répondra très-philosophiquement, en disant que ce n'est que parce qu’il est un animal. Cette
réponse bien analisée, ne veut cependant dire autre chose ; sinon que le cheval marche,
boit, mange : mais il est rare que les hommes ne se contentent pas d’une première réponse.
On dirait que leur curiosité les porte moins à s’instruire d’une chose, qu’à faire des questions
sur plusieurs. L’air assuré d’un Philosophe leur en impose. […] Peut-on douter, quand celui à
qui on donne toute sa confiance, ne doute pas lui-même ? Il n’y a donc pas de quoi
s’étonner, si les principes abstraits se sont si fort multipliés, & ont de tout tems été regardés
comme la source, de nos connaissances.

Les notions abstraites sont absolument nécessaires pour mettre de l’ordre dans nos
connaissances, parce qu’elles marquent à chaque idée sa classe. Voilà uniquement quel en
doit être l’usage. Mais de s’imaginer qu’elles soient faites pour conduire à des
connaissances particulières ; c’est un aveuglement d’autant plus grand, qu’elles ne se
forment elles-mêmes que d’après ces connaissances. Quand je blâmerai les principes
abstraits, il ne faudra donc pas me soupçonner d’exiger qu’on ne se serve plus d’aucune
notion abstraite ; ce serait ridicule : je prétends seulement qu’on ne les doit jamais prendre
pour des principes propres à mener à des découvertes.

Quant aux suppositions, elles sont d’une si grande ressource pour l’ignorance, si
commodes.… l’imagination les fait avec tant de plaisir, avec si peu de peine….c’est de son
lit, qu’on créée, qu’on gouverne l’univers. Tout cela ne coûte pas plus qu’un rêve, & un
Philosophe rêve facilement.

Mais il n’est pas aisé de bien consulter l’expérience, de recueillir une grande quantité
de faits, & de discerner celui qui doit expliquer tous les autres. Aussi les principes qui ne
sont que des faits bien constatés, sont-ils rares, ou peut-être en avons-nous beaucoup plus
que nous ne pensons ; mais par le peu d’habitude d’en faire usage, nous ignorons la
manière de les appliquer. Nous avons vraisemblablement dans nos mains l’explication de
plusieurs phénomènes, & nous l’allons chercher bien loin de nous.

C’est sur les principes de cette dernière espèce que sont fondés les vrais systèmes,
ce qui méritaient seul d’en porter le nom. Car ce n’est que par le moyen de ces principes
que nous pouvons rendre raison des choses, dont il nous est permis de découvrir les
ressorts. J’appellerai systèmes abstraits, ceux qui ne portent que sur des principes abstraits
; & hypothèses, ceux qui n’ont que de suppositions pour fondement. Par le mélange de ces
différentes sortes de principes, on pourrait encore former différentes sortes de systèmes :
mais comme ils se rapporteraient toujours plus au moins à l’une des trois que je viens
d’indiquer, il est inutile d’en faire de nouvelles classes.
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Voilà tout ce qu’on a pu imaginer pour faire des progrès dans la recherche de la
vérité. On n’a pris tant de travers à l’occasion des systèmes, que parce qu’on a pas démêlé
les inconvénients & les vantages des principes sur lesquels on les établit. […]

(Traité des systèmes, 1ère partie, chap I, p. 9 de l’édition de 1749).

Résumé des trois


types de principe (et
des trois types de
système qui en Au-delà de nous fournir une définition de système très représentative des Lumières,
naissent) selon
Condillac.
cet
extrait nous permettra de bien distinguer la démarche de la critique de Rousseau ; mais
aussi de vérifier si son système peut être classé parmi ces trois types dont Condillac nous
donne la définition. À vrai dire, il n’y a pas de différence effective entre le premier et le
second type : dans le premier, les principes sont des « maximes générales ou abstraites »,
et dans le second, les principes sont « des suppositions qu’on imagine ». La marque
commune est le détachement du réel, l’écart entre les principes et les choses. Comme le dit
Condillac, ce n’est que « l’insuffisance des maximes abstraites qui a obligé d’avoir recours à
ces sortes de suppositions ». Le métaphysicien s’empare de l’un à défaut de l’autre et
vice-versa. D’un côté et de l’autre on cherche à établir « la science des premières vérités ».
Enfin, le troisième type de système se distingue des deux autres, puisque ses principes sont
issus du réel. Pour les trouver il faut « consulter l’expérience », il faut « recueillir une […]
quantité de faits ». Or, même en effectuant cette distinction, Condillac ne refuse pas la
recherche d’un principe originaire. La différence est qu’il déplace le champ de recherche, le
champ de travail et, par conséquent, le domaine de la vérité ; ou plutôt, il opère l’inversion
de l’essence, qui ne se retrouve plus au-delà des choses, mais dans l’observations des
choses, de l’expérience. Si l’on veut situer ce mouvement par rapport à la philosophie
ancienne, on pourrait dire que Condillac s’éloigne de la théorie platonicienne des idées et se
place plutôt du côté des présocratiques. Et dans la philosophie moderne, ce refus des
principes, des maximes et suppositions imaginaires, abstraites constitue la démarche de
l’empirisme anglo-saxon, tel qu’on le retrouve chez John Locke.

De manière générale, nous pouvons constater une proximité du système de


Rousseau avec la définition générale de système qu’établit Condillac, c’est-à-dire qu’il y a,
chez Rousseau, une « disposition » ordonnée par « différentes parties » qui s’articulent «
dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, & où les dernières s’expliquent
par les premières ». De même, on peut aussi vérifier chez Rousseau l’affirmation qu’un «
système est d’autant plus parfait, que les principes sont en plus petit nombre ». Pourtant, la
critique rousseauiste n’est pas figée, ni binaire, établissant, d’un côté, le refus des systèmes
métaphysiques et, de l’autre, l’éloge des systèmes fondés sur l’observation des faits. Nous
avons vu que, les systèmes critiqués par Rousseau ne sont pas forcément métaphysiques,
ce qui ne veut pas dire pour autant que Rousseau ne les critiques pas. Il critique la
métaphysique, le rationalisme et l’essentialisme abstrait, mais lui aussi a une métaphysique,
celle du Vicaire Savoyard, exposée dans le livre IV de l’Émile.

Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’entrée « système (Métaphysique) »,


reprend, au début, mot à mot la définition de Condillac pour, ensuite, en faire le
commentaire. On y voit que l’Encyclopédie prend le parti de la critique de Condillac : « Les
vrais systèmes sont ceux qui sont fondés sur des faits » (Encyclopédie, vol XV, p. 778) ; et
remarque en même temps la paternité de la critique : « M. Locke compare ingénieusement
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ces faiseurs de systèmes à des hommes, qui sans argent & sans connaissance des
espèces courantes, compteraient des grosses sommes avec de jetons, qu’ils appelleraient
louis, livre, écu ». Non seulement Condillac, mais Diderot et Rousseau lui-même suivent,
d’une façon ou d’autre, la critique de Locke et son expérimentalisme empirique. Si « « la
critique des systèmes et la défiance à l’égard des doctrines n’entraîne pas pour autant
Rousseau vers un culte des faits » (comme le disent Bruno Bernardi et Bernadette
Bensaude-Vincent), ces derniers – les faits – ne sont pas du tout exclus de son programme
méthodologique. Comme nous le montre Jean Morel a démontré il y a longtemps, dans un
célèbre article sur les sources du second Discours, que les faits sont pris par Rousseau
dans leur caractère scientifique. Il s’'agit là de la révolution scientifique qui éclate au milieu
du siècle des Lumières« » : c’est l’émergence d’une philosophie qui cherche la vérité
auprès « des faits, et qui dépasse par la critique, l’abstraction des systèmes scolastiques.
En ce sens, Diderot fournit à l'épistémologie de Rousseau une formule résumée en trois «
règles », que nous retrouvons dans De l’interprétation de la nature : « l’observation de la
nature, « la réflexion » et« l’expérience » ». « L’oObservation a pour tâche de recueillire les
faits, tandis que lala R réflexion les combine, et que l’eExpérience, enfin, sert à vérifier les
résultats de la cette combinaison ». Condillac, quant à lui, proclame « la valeur du fait »
dans son Traité des systèmes, montrant que les « faits constatés » sont « proprement les
seuls principes des sciences ». L’'expérience et l’'observation obéissent à un principe
heuristique qui est également attesté par Condillac dans l’introduction de son Essai sur
l’origine des connaissances humaines : « « Ce n’est que par la voie des observations que
nous pouvons faire ces recherches avec succès » . Dans ce même ouvrage, il y a même un
chapitre (le deuxième) intitulé « On confirme, par des faits, ce qui a été prouvé dans le
chapitre précédent ». Rousseau, en parlant de la méthode utilisée pour retracer le chemin
parcours historique qui'il va de l’homme naturel à l’'homme civil dans le second Discours,
nous assure de l'’importance de l’'observation pour sa méditation, en utilisant des
expressions similaires àtrès proches de celles utilisées par Condillac dans le titre cité
ci-dessus : « Ce que la réflexion nous apprend là-dessus, l’observation le confirme
parfaitement »[1]. Dans sa lettre à M. Grimm – (« sur la réfutation de son Discours » –),
Rousseau nous a également donné fourni de forts indices sur la pertinence de l’'observation
dans sa méthodologie, en l’'opposant aux méthodes de « cabinet ») : « Quant à moi, j’ai
fermé mes Livres ; et après avoir écouté parler les hommes, je les ai regardé agir ». Et dans
sa Dernière réponse ( 1752), adressée à Charles Bordes, il considère que, « si l’expérience
ne s’accordoit pas avec ces propositions démontrées [dans son premier Discours], il faudrait
chercher les causes particulières de cette contrariété. Mais la première idée de ces
propositions est née elle-même d’une longue méditation sur l’expérience ».

Jusqu’ici nous pouvons donc deviner deux caractéristiques du système de Rousseau


: une première sur la symbiose entre Rousseau et son système ; et une seconde : que les Résumé des
acquis du
hypothèses soutenant son système reposent sur une méthodologie fondée sur l’expérience. cours jusque-là
Nous pouvons également deviner une première réversion du platonisme, si on le comprend
à l’origine des systèmes abstraits, avec la théorie des idées. Ce qui ne veut pourtant pas
dire que le système de Rousseau n’ait pas une métaphysique. Nous verrons, tout au long du
cours, que Rousseau a lui aussi une métaphysique, mais que les principes majeurs de son
système demeurent fondés sur l’expérience.
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Une chose est certaine en ce qui concerne le système rousseauiste, il constitue une
unité, et cette unité, avant d’être étudiée par les spécialistes, a été annoncée par Rousseau
lui-même :

Avant néanmoins de me décider tout à fait, je résolus de relire ses écrits avec plus de suite
et d’attention que je n’avois fait jusqu’alors. J’y avois trouvé des idées et des maximes très
paradoxes […] Je n’en avois pas saisi l’ensemble assez pour juger solidement d’un système
aussi nouveau pour moi. Ces livres-là ne sont pas, comme ceux d’aujourd’hui des
agrégations de pensées détachées, sur chacune desquelles l’esprit du lecteur puisse se
reposer. Ce sont les méditations d’un solitaire ; elles demandent une attention suivie qui
n’est pas trop du gout de notre nation. Quand on s’obstine à vouloir bien en suivre le fil y
faut revenir avec effort et plus d’une fois […].

Lisons-nous dans le Dialogue troisième, de Rousseau juge de Jean-Jacques. Mais


où commence et où finit ce système ? La question peut être abordée de deux manières, une
chronologique et une autre par l’ordre explicatif des principes mêmes. Dans ce second sens,
Rousseau nous dit qu’il y a des principes qui, bien qu’apparus en premier,
chronologiquement parlant, doivent être appréciés dans l’ordre rétrograde :

J’avois senti dès ma première lecture que ces écrits marchaient dans un certain ordre qu’il
fallait trouver pour suivre la chaine de leur contenu. J’avois cru voir que cet ordre était
rétrograde à celui de leur publication, et que l’Auteur remontant de principe en principes
n’avait atteint les premiers que dans ses derniers écrits. Il fallait donc pour marcher par
synthèse commencer par ceux-ci, et c’est ce que je fis en m’attachant d’abord à l’Émile par
lequel il a fini, les deux autres écrits qu’il a publiés depuis ne faisant plus partie de son
système, et n’étant destinés qu’à la défense personnelle de sa patrie et de son honneur. (3e
Dialogue, OC I, 933). (Ces deux autres écrits sont la Lettre à Christophe de Beaumont, de
1763 – et les Lettres écrites de la Montagne, de 1764).

C’est cet ordre de lecture que Roger Masters a choisi de suivre dans La philosophie
politique de Rousseau ; tandis que Victor Goldschmidt a préféré se concentrer sur les deux
Discours, i. e. le Discours sur les sciences et les arts, qui a remporté le prix de l’Académie
de Dijon et a été publié en 1750, et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes, rédigé entre 1753 et 1754 et publié en 1755. Enfin, dans une publication
de ses cours (chez Ellipses), Jean-Fabien Spitz, a suivi l’ordre chronologique pour exposer
les principes et les fondements du système de Rousseau. Nous ne ferons pas comme
Roger Masters, commençant par l’Émile, ni comme Goldschmidt, limitant l’étude du système
rousseauiste à ses deux Discours, puisque nous pensons que pour comprendre la nature de
ce système il nous faut aborder les axes principaux qui le constituent. Nous suivrons l’ordre
chronologique, mais dans le sens d’exposer les principes et maximes du système en
11

observant les renversements philosophiques opérés par Rousseau, comme annoncé dans
le résumé de ce cours.

Bien avant d’écrire le « corollaire » de son système, avec le premier Discours, le


jeune Rousseau avait fait référence à un système d’éducation qui date de la période où il
envisageait la carrière de précepteur. Dans une lettre adressée à son père, et datant de la
fin de l’année 1735, Rousseau écrit :

Voyons donc à présent ce qu’il conviendrait de faire dans la situation où je me trouve. En


premier lieu, je puis pratiquer la musique que je sais assez passablement pour cela :
secondement un peu de talent que j’ai pour l’écriture (je parle du style) pourrait m’aider à
trouver un emploi de secrétaire chez quelque grand Seigneur ; enfin, je pourrais dans
quelques années et avec un peu plus d’expérience servir de Gouverneur à des jeunes gens
de qualité… quant au poste de gouverneur d’un jeune seigneur, je vous avoue naturellement
que c’est l’état pour lequel je me sens un peu de prédilection… D’abord, je me suis fait un
système d’étude que j’ai divisé en deux chefs principaux : le premier comprend tout ce qui
sert à éclairer l’esprit et à l’orner de connaissances utiles et agréables, et l’autre renferme
les moyens de former le cœur à la sagesse et à la vertu. (Correspondances complètes, t. I,
30-32).

Or, si ce « système d’étude » est très en-deçà du système pédagogique de l’Émile, «


on y reconnait – comme l’a noté John S. Spink – « l’embryon d’un système d’éducation »,
puisque Rousseau esquisse alors « la distinction fondamentale entre l’éducation objective et
l’éducation subjective, qui désignent les termes d’ « esprit » et « cœur » (OC IV,
Introductions, p. xix). Mais, comme le reconnait le commentateur, il n’y a rien d’original, car
ces préceptes se retrouvent chez presque tous les éducateurs du XVIIIe siècle et même
d’auparavant, renvoyant à l’antiquité gréco-romaine. Donc inutile de mentionner la vertu
alors envisagée comme but de la formation, puisqu’elle aussi était poursuivie dans la plupart
des traités d’éducation. L’important à remarquer est que, bien que ce « système d’étude »
esquisse quelques notions du système que Rousseau développera ultérieurement, nous n’y
trouvons aucune trace de ses principes. C’est à une autre occasion que Rousseau a entrevu
tout son système, et même avant de l’avoir écrit. Et cela dit beaucoup de son système. Le
départ est intuitif et non rationaliste, quelques choses trouvées au milieu de réflexions et
d’abstractions théoriques, partant d’hypothèses ou maximes causales. Rousseau est pris
par l’intuition, il est, disons, envahi par son propre système. Il ne faut pas non plus penser
que cette intuition jaillit de nulle part. Il s’agit d’un épisode très connu des lecteurs de
Rousseau, qu’on appelle d’ordinaire « l’illumination de Vincennes ». Et Rousseau le décrit
très bien dans une lettre à Malesherbes (de 1762) :

J’allais voir Diderot alors prisonnier à Vincennes ; j’avois dans ma poche un mercure de
France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l’Académie
de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une
inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout-à-coup je me
sens l’esprit ébloui de mille lumières ; des foules d’idées vives s’y présentent à la fois avec
une force, & une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise
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par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève


ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres
de l’avenue, & j’y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu’en me relevant
j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j’en
répandais. Oh, Monsieur, si j’avois jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu & senti sous cet
arbre, avec quelle clarté j’aurois fait voir toutes les contradictions du système social ; avec
quelle force j’aurais exposé tous les abus de nos institutions ; avec quelle simplicité j’aurais
démontré que l’homme est bon naturellement, & que c’est par ces institutions seules, que
les hommes deviennent méchants. Tout ce que j’ai pu retenir de ces foules de grandes
vérités, qui dans un quart-d ’heure m’illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars
dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur
l’inégalité, & le traité de l’éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables, &
forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu, & il n’y eut d’écrit sur le lieu
même, que la Prosopopée de Fabricius (il s’agit de Gaius Fabricius Luscinus : consul en 282
av. JC et en 278). Voilà comment lorsque j’y pensais le moins, je devins auteur presque
malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l’attrait d’un premier succès, & les critiques
des barbouilleurs, me jetèrent tout de bon dans la carrière. Avois-je quelque vrai talent pour
écrire ? je ne sais. Une vive persuasion m’a toujours tenu lieu d’éloquence, & j’ai toujours
écrit lâchement & mal quand je n’ai pas été fortement persuadé. Ainsi c’est peut-être un
retour caché d’amour-propre, qui m’a fait choisir & mériter ma devise, & m’a si
passionnément attaché à la vérité, ou à tout ce que j’ai pris pour elle. Si je n’avois écrit que
pour écrire, je suis convaincu qu’on ne m’aurait jamais lu.

(OC I, Lettre à Malesherbes, dans les fragments autobiographiques, p. 1135-1136). Juste


pour rappel, la question posée par l’Académie de Dijon cherche à savoir « Si le
rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ».

Ainsi nous avons, annoncé par Rousseau lui-même, la description du noyau que constitue
son système avec ces trois ouvrages. Et c’est, bien sûr, d’après ces trois ouvrages que nous
chercherons à comprendre la nature de son système. Au-delà de ce fait anecdotique, d’une
illumination intuitive qui submerge l’être de Rousseau pendant ce trajet à Vincennes, il y a
deux éléments que nous devons retenir de cet extrait. Le premier nous aide d’ores et déjà à
comprendre que le système rousseauiste ne correspond pas aux deux premiers types de
systèmes décrits par Condillac. Il n’y a rien d’abstrait, aucune maxime essentialiste, ni pas
non plus de trace d’hypothèse portant sur les causes premières. Au contraire, ce texte
délimite assez bien le champ conflictuel auquel s’oppose Rousseau. Nous n’y trouvons, pour
l’instant, rien de métaphysique. Et nous verrons que sa métaphysique – exposée au IVème
livre de l’Émile – ne se superpose aucunement au plan ressenti par Rousseau lors de cette
illumination, mais qu’elle lui est subordonnée. Les idées qui envahissent Jean-Jacques
Rousseau apportent un regard critique sur le plan social, politique et anthropologique. Il
s’agit des « contradictions du systême social », des « abus de nos institutions » et, enfin, de
la bonté naturelle de l’homme : démarche anthropologique par excellence. La première
marque du système, qui se présente à Rousseau de manière presque transcendante, est
donc la critique. Il ne s’agit pas d’une simple contemplation du système social, ni d’une
image explicative des institutions : la démarche est depuis son début critique, et l’origine est
un sentiment apodictique, d’une image qui se justifie par elle-même, c’est-à-dire, par son
13

apperception immédiate du réel. C’est dans ce champ critique que Rousseau opère toute
une série de renversements, : du platonisme, du cogito, de la nature aristotélicienne,
perversion de la transcendance et de l’ordre politique, qui nous ramènent, comme annoncé
dans notre résumé, à la problématique morale, assise sur le trio conceptuel
vérité-vertu-liberté. Comme tous les systèmes philosophiques cherchent avant tout la vérité,
nous commencerons le cours en posant la question suivante : quelle est la vérité ressentie,
réfléchie et établie par Rousseau ? Et plus précisément, quelle est la condition première de
la connaissance.

I) Démarche épistémique
(8 février)

L’inversion d’une formule cartésienne

vérité (1) la démarche épistémique

Une première remarque à faire par rapport à la vérité, c’est-à-dire à propos de la recherche
de la vérité, est que, malgré le fait que Rousseau la conçoive comme étant la vérité, révélant
donc son caractère objectif, il souligne en même temps, dans la Lettre à Malesherbes que
nous avons lu, une subjectivité conditionnelle, ou comme dirait un spécialiste de Rousseau,
une « subjectivité singulière » : « Ainsi c’est peut-être un retour caché d’amour-propre, qui
m’a fait choisir & mériter ma devise, & m’a si passionnément attaché à la vérité, ou à tout ce
que j’ai pris pour elle ». Nous voyons par là qu’il ne s’agit pas d’une vérité absolue, i. e.
d’une vérité qui exclue complétement le doute ni le jeu des subjectivités. Souvenons-nous
de l’extrait de Condillac que nous avons lu au dernier cours, où il nous parle des systèmes
métaphysiques éradiquant de son horizon le doute :

[…] les Philosophes ne doutent pas qu’ils n’ayent découvert les vrais ressorts de la nature.
Serait-il possible, disent-ils, qu’une supposition qui serait fausse, donnât des dénouements
aussi heureux ? […]

On ne doute pas que des suppositions, d’abord arbitraires, ne deviennent incontestables par
l’adresse avec laquelle on les a employées. […]

Peut-on douter, quand celui à qui on donne toute sa confiance, ne doute pas lui-même ?

Or, quand ces philosophes métaphysiciens établissent ces maximes, fondées sur des
hypothèses et principes universaux, cela veut dire que la vérité est imposée pour tous de
manière uniforme et indubitable. C’est comme si ces vérités devaient trouver une
correspondance immédiate et sûre, qui serait imprimée chez tous les hommes ; ce qui
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implique, en effet, un aplatissement généralisé du moi, des subjectivités, de telle sorte que
tous auraient une seule et même compréhension des choses, affirmant ainsi une cohésion
entre les concepts, hypothèses, maximes, d’un côté, et de l’autre côté, les phénomènes. En
réalité, l’origine de cette compréhension a ses racines dans la conception systématique des
idées innées. Toute identification est là, i. e. l’identification, entre notions générales et idée,
si nécessaire aux systèmes métaphysiques. Les notions générales retrouvent ainsi, chez
tous les hommes, les idées innées qui leur correspondent. Ainsi l’acheminement de la vérité
s’accomplit sans déviation, sans empêchement a posteriori : la culture n’y est pour rien.
Dans le chapitre VI de son Traité des systèmes, Condillac nous dit que :

« […] ceux dont la vue porte trop loin [i. e. les philosophes métaphysiciens] […] Ayant fait
réflexion que tout y dépend de certains principes féconds, ils ont dit qu’il n’y avait d’innée
que ces principes ; que c’est dans les notions générales que nous voyons les vérités
particulières […]

Mais que sont ces notions générales, qui seraient seules imprimées dans nos âmes ? Que
les Philosophes s’adressent à un Graveur, & qu’ils le prient de graver un homme en général.
Ce ne serait pas demander l’impossible, puisqu’il y a, selon eux, une si grande conformité
entre nos idées & les images empreintes sur le corps, puisqu’ils conçoivent si bien comment
l’image d’un homme en général est imprimée en nous. Que ne lui disent-ils que s’il ne fait
graver un homme en général, il ne gravera jamais un homme en particulier. (Condillac,
Traité des systèmes, chap. 6, p. 96-97).

La conception de Rousseau, lorsqu’il personnalise son aperception de la vérité, c’est-à-dire


qu’il énonce la vérité perçue par son moi, de tout ce qu’il a pris pour elle, ce n’est pasni uune
correspondance entre ces idées présupposées innées avec les notions générales, ni la
négation de l’unité anthropologique, comme négation de l’unité de l’espèce. Pour Rousseau,
et nous étudierons cela lors de nos analyses du second Discours, tous les hommes sont
naturellement pourvus de pitié naturelle, de l’amour de soi (qui suivant l’ordre du progrès se
transformera en amour propre dans la vie civile), et de la bonté naturelle ; pourtant, ce
raisonnement révèle d’une différence possible dans la ressemblance cachée. La pitié et la
bonté naturelles, l’amour de soi ne sont pas des idées innées, mais des sentiments naturels.
Ils ne sont pas gravés, ils sont tout simplement naturels à notre condition d’homme, nous
pourrions même dire à notre corps, à l’organisation des organes dans la matière. Par rapport
aux corps, la différence des formes est, bien sûr, évidente, les uns sont petits, les autres
grands, les uns sont forts et d’autres sont physiquement faibles, les uns sont jeunes et
d’autres vieux, etc. Ce qui l’amène à penser, dans le second Discours, une forme d’inégalité
naturelle. Ce sont des variations purement physiques, propres à la matière corporelle,
variant d’après le climat, la géographie, la culture de subsistance etc. Mais par rapport à
l’âme, à l’esprit : n’y a-t-il pas des différences importantes à révéler, au-delà d’une uniformité
constituée par des idées innées ? Suivant Condillac, Rousseau critique ce procédé de la
généralisation. La généralisation des principes imposés comme vraisemblables et
superposés ou accordés d’avec les idées innées.
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" Dans la chaine de raisonnements qui servent à former un système la même


proposition reviendra cent fois avec des différences presque insensibles qui échapperont à
l’esprit du philosophe. Ces différences si souvent multipliées modifieront enfin la proposition
au point de la changer tout à fait sans qu’ils s’en aperçoivent, il dira d’une chose ce qu’il
croira prouver d’une autre et ses conséquences seront autant d’erreurs. Cet inconvénient
est inséparable de l’esprit de système qui mène seul aux grands principes et consiste à
toujours généraliser. Les inventeurs généralisent autant qu’ils peuvent, cette méthode étend
les découvertes, donne un air de génie et de force à ceux qui les font et parce que la nature
agit toujours par des lois générales, en établissant des principes généraux à leur tour ils
croient avoir pénétré son secret. A force d’étendre et d’abstraire un petit fait, on le change
ainsi en une règle universelle ; on croit remonter aux principes, on veut rassembler en un
seul objet plus d’idées que l’entendement humain n’en peut comparer, et l’on affirme d’une
infinité d’êtres ce qui souvent se trouve à peine vrai dans un seul. Les observateurs, moins
brillants et plus froids, viennent ensuite ajoutant sans cesse exception sur exception, jusqu’à
ce que la proposition générale soit devenue si particulière qu’on n’en puisse plus rien inférer
et que les distinctions et l’expérience la réduisent au seul fait dont on l’a tirée. C’est ainsi
que les systèmes s’établissent et se détruisent sans rebuter les nouveaux raisonneurs d’en
élever sur leurs ruines d’autres qui ne dureront pas plus longtemps. "

" Tous s’égarant ainsi par diverses routes, chacun croit arriver au vrai but parce que
nul n’aperçoit la trace de tous les détours qu’il a faits. Que fera donc celui qui cherche
sincèrement la vérité parmi ces foules de savants qui tous prétendent l’avoir trouvée et se
démentent mutuellement."(Lettres morales, 2, OC IV, p. 1090-1091).

Ces principes sont alors critiqués à cause du procédé de la généralisation, établi comme
principe de toutes choses, des lois de l’univers, des systèmes métaphysiques, etc., mais
nous pouvons les appliquer également à un principe humain, comme par exemple l’âme,
l’esprit.

Et pour comprendre cette différence, il nous faut connaître l’approche épistémique des
sens, la démarche épistémique comme condition de recherche de la vérité. Bien sûr que la
vérité, chez Rousseau, a une portée morale, comme pointé dans notre résumé, constituant
le triptyque conceptuel vérité-vertu-liberté. Nous traiterons, par la suite, du rôle de la vérité
dans ce trio conceptuel, mais nous trouvons opportun, puisqu’il s’agit ici de déployer le
système de Rousseau, de commencer par exposer sa démarche épistémique, dans le sens
de condition de toute connaissance, donc comme condition de connaître la vérité
elle-même.

Pour introduire cette approche, lisons un extrait, où Rousseau fait la critique des
systèmes et finit avec une considération sur la vérité :

Nous ne savons rien […] nous ne voyons rien ; nous sommes une troupe d’aveugles,
jetés à l’avanture dans ce vaste univers. Chacun de nous n’apercevant aucun objet se fait
de tous une image fantastique qu’il prend ensuite pour la règle du vrai, et cette idée ne
ressemblant à celle d’aucun autre, de cette épouvantable multitude de philosophes dont le
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babil nous confond il ne s’en trouve pas deux seuls qui s’accordent sur le système de cet
univers que tous prétendent connaitre, ni sur la nature des choses que tous ont soin
d’expliquer.

Malheureusement, ce qui nous est précisément le moins connu est ce qu’il nous
importe le plus de connaitre savoir l’h[omme]. Nous ne voyons ni l’âme d’autrui, parce
qu’elle se cache, ni la nôtre, parce que nous n’avons point de miroir intellectuel. Nous
sommes de tout point aveugles […] nos courtes lumières n’atteignent comme nos mains
qu’à deux pieds de nous.

[…] Nos sens sont les instruments de toutes nos connaissances. C’est d’eux que
nous viennent toutes nos idées, ou du moins toutes sont occasionnées par eux.
L’entendement humain contraint et renfermé dans son enveloppe ne peut pour ainsi dire
pénétrer le corps qui le comprime et n’agit qu’à travers les sensations. Ce sont si l’on veut
cinq fenêtres par lesquelles notre âme voudrait se donner du jour ; mais les fenêtres sont
petites, le vitrage est terne, le mur épais, et la maison fort mal éclairée. Nos sens nous sont
donnés pour nous conserver non pour nous instruire, pour nous avertir de ce qui nous est
utile ou contraire et non de ce qui est vrai ou faux, leur destination n’est point d’être
employés aux recherches de la nature, quand nous en faisons cet usage ils sont
insuffisants, ils nous trompent et jamais nous ne pouvons être surs de trouver la vérité.

(Lettres morales, 3, OC IV, p. 1092-1093).

La première chose que nous révèle ce texte, est qu’il n’y a pas d’idées innées chez
nous. En ce sens, comme aussi d’ailleurs, dans l’historicité hypothétique du second
Discours, Rousseau laisse de côté le récit biblique. Il n’y a pas un Dieu qui a doté l’homme
d’idées innées, tout comme il n’y a pas un Graveur quelconque qui nous a imprimé ce même
type d’idées. Si nous connaissons quelque chose que ce soit, c’est par la médiation des
sens. Cette conception de Rousseau s’insère ainsi dans la même lignée de John Lock, de
Condillac et bien d’autres. Nous ne sommes pas, d’abord, une âme qui aperçoit les choses
et les communique ensuite aux sens. C’est tout-à-fait le contraire, pour Rousseau, c’est par
les sens que nous connaissons tout ce qui nous est possible de connaître ; et si les sens ne
sont pas, en eux-mêmes, les composants de nos idées, ce sont eux qui nous les rendent
possibles. Et s’il n’y a que les sens capables de nous rendre possible toute connaissance, et
par conséquent toutes les idées que l’on se fait, cela marque en même temps les limites de
nos connaissances et des idées. Peut-être il y a d’autres facultés qui vont jouer un rôle plus
important dans l’élaboration des idées abstraites, générales, comme, par exemple,
l’imagination ou une mémoire rêveuse. Pour Rousseau, les sens, bien qu’étant les seuls
capables de faire rentrer dans l’esprit toute sorte de connaissance, ils ne sont pas idéalisés,
c’est-à-dire, Rousseau ne les conçoit pas comme des moyens infaillibles, parfaits et libres
de toute erreur. Pas la peine de chercher bien loin, l’expérience la plus simple nous montre,
et même Descartes l’avais déjà démontré, que les sens nous trompent. L’exemple du bâton
immergé dans un verre d’eau, les mouvements contraires que nous pouvons faire avec un
stylo de manière qu’il nous semble beaucoup plus souple que ce qu’il n’est pas, etc. Les
sens nous trompent donc, mais, nous dit Rousseau, « les erreurs d’un sens se corrigent par
un autre ». Mais cela ne suffit pas pour qu’il considère les sens comme l’entrée claire des
17

connaissances accédant à notre esprit caché au-dedans de nous. Si toutes nos


connaissances nous arrivent par les sens, si c’est la sensation la mère du savoir, comment
certains philosophes peuvent rendre compte des choses qu’on ne voit pas, qu’on ne peut
pas toucher. Je cite ces deux sens, de la vue et du toucher, car Rousseau les comprend
comme étant les plus importants pour la connaissance de choses :

« La vue et le toucher sont les deux sens qui servent le plus à l’investigation de la vérité
parce qu’ils nous offrent les objets plus entier[s] e dans un état de persévérance plus propre
à l’observation que celui où ces mêmes objets donnent prise aux trois autres sens […] La
vue qui d’un coup d’œil mesure l’hémisphère entier représente la vaste capacité du génie
systématique. Le toucher lent et progressif qui s’assure d’un objet avant de passer à un
autre ressemble à l’esprit d’observation. L’un et l’autre ont aussi les défauts des facultés
qu’ils représentent. Plus l’œil se fixe à des objets éloignés plus il est sujet aux illusions
d’optique, et la main toujours attachée à quelque partie ne sauroit embrasser un grand tout »
(Lettres morales, 3, OC IV, p. 1093).

Il n’est pas si difficile de suivre l’idée de Rousseau. Son idée elle-même part de
l’observation. Tout accès de l’homme à l’extériorité nous est possible par les sens. Rien
d’extraordinaire. Par-là, il montre que l’extraordinaire est de l’autre côté, du côté du génie,
de l’homme de systèmes, qui veut embrasser ce qu’il ne touche pas, qui veut voir ce que sa
vue n’atteint en rien. C’est dans ce sens que le philosophe, dans la tendance systématique,
est mené à inventer, à créer, à donner donc libre cours à son imagination. Au-delà de ce que
nous garantissent les sens, il n’y a que de la fiction, du rêve, de l’imagination.

Ensuite, la seconde chose à remarquer de l’extrait des Lettres morales, c’est que là il
nous semble y avoir un exemple très illustratif des paradoxes rousseauistes. D’un côté,
Rousseau nous affirme que : « La vue et le toucher sont les deux sens qui servent le plus à
l’investigation de la vérité » ; et de l’autre, il nous met en doute, en notant que : « Nos sens
La
nous sont donnés pour nous conserver non pour nous instruire, pour nous avertir de ce qui connaissance
nous est utile ou contraire et non de ce qui est vrai ou faux ». Pensez-vous qu’il y ait une consiste, selon
Rousseau à
vraie contradiction dans ces affirmations, ou qu’il nous faut les nuancer pour dissiper la partir des sens,
brouille ? Dans la première affirmation, si on la lit rapidement on peut être amené à penser puis les
dépasser par la
que c’est par les sens que nous avons accès à la vérité. Mais non, Rousseau avait déjà méditation. La
connaissance
montré les limites des sens, mêmes de la vue et du toucher, ceux qui nous sont les plus part du
utiles à faire des recherches. Là, il s’agit de marquer les deux sens les plus pertinents pour « sensible, puis
s'arrache à lui.
l’investigation de la vérité », et non pas précisément pour la connaître immédiatement. Nous
n’allons nulle part sans la médiation des sens. Ils sont des moyens, et des moyens assez Les sens
permettent "
limités. Alors que la seconde considération, restrictive, relève d’une généalogie des sens, l'investigation
de la vérité",
c’est-à-dire, à l’origine, la nature nous a pourvus de sens pour notre conservation, avec une mais c'est la
finalité bien déterminée : l’utilité pour notre vie. Dans une forêt, par exemple, habitat naturel méditation qui
apportera la
de l’homme sauvage du second Discours, les sens occupent la place de la raison, l’homme vérité.
atteint tout ce qu’il a besoin par l’usage des sens. Il n’y a pas de raison pour penser que
Voilà pourquoi
l’homme naturel, dans le pur état de nature, soit doté de sens pour trancher entre le vrai et Rousseau n'est
le faux, ces notions n’y ont aucune pertinence. La connaissance du vrai et du faux sont des pas vraiment un
empiriste !! Il va
de "l'empirie à
l'expérience" !
Les sens ne
sont que le
point de départ.
18

nécessités de l’homme vivant en société. Et même si la nature ne nous les a pas donnés
dans le but de la recherche de la vérité, nous ne pouvons pas nous en passer pour ces
types de recherche, puisque l’assertion affirmant que les sens sont les fenêtres de notre
esprit demeure valide. Originellement, naturellement les sens servent à la conservation de
l’espèce ; puis, si l’homme raisonnant cherche à connaître ce qui est vrai, il doit
impérativement détourner ces moyens de leur rôle naturel, utilitaire. Ainsi, Rousseau nous
donne un exemple un peu plus loin qui nous introduit dans la discussion sur la différence
possible dans l’âme, dans l’esprit des hommes, pour ainsi dépasser l’inférence des idées
innées, uniformes en toute l’espèce :

Toute la Géométrie n’est fondée que sur la vue et le toucher et ces deux sens ont peut être
besoin d’être rectifiés par d’autres qui nous manquent ; ce qu’il y a de plus démontré pour
nous est donc suspect encore et nous ne pouvons savoir si les Éléments d’Euclide ne sont
pas un tissu d’erreurs.

(Lettres morales, 3).

Voilà la portée de l’investigation à laquelle se prêtent ces deux sens, mais là Rousseau
établit bien les limites et soulève la possibilité d’autres sens que nous ne possédons pas. Au
lieu donc de penser l’intellect humain comme naturellement doté d’idées innées, Rousseau,
au contraire, soulève cette question par rapport aux sens qui nous échappent. Peut-être que
si nous avions d’autres sens, notre âme aurait le pouvoir cognitif d’aller plus loin dans la
recherche du vrai. Dans ce même texte, Rousseau fait une comparaison avec les animaux,
en ce qui concerne les sens : il y a des animaux qui sont dotés de très peu de sens, d’autres
qui les possèdent presque également à nous. S’il y a des animaux qui possèdent moins de
sens que nous, qu’est-ce qui nous empêche de penser qu’il y en a d’autres qui en auraient
davantage ? « Combien d’animaux ont des précautions, des prévoyances, des ruses
inconcevables qu’il vaudroit mieux peut être les attribuer à quelque organe étranger à
l’homme qu’à ce mot inintelligible d’instinct ? » (Lettres morales, E, p. 1097). Rousseau met
alors en question quelque chose qui est complétement acceptable, l’idée de sens. Il se
demande si ce n’est qu’une généralisation de plus. Nous voyons le corps de l’animal de
manière superficielle, parfois sans le comprendre dans ses rapports les plus cachés avec
ses sens ou d’autres facultés que nous négligeons tout simplement. C’est parce que nous
n’avons pas les vrais moyens de savoir ce qu’il se passe au-dedans de l’animal. Tout ce que
nous leur imposons est établi par rapport à nous-mêmes, par rapport au peu que nous
connaissons de nos corps et moins encore de notre âme, cette faculté cachée.

Quel puéril orgueil de régler les facultés de tous les êtres sur les nôtres tandis que tout
dément à nos propres yeux ce ridicule préjugé. Comment nous assurer que nous ne
sommes pas de tous les êtres raisonnants que les mondes divers peuvent contenir, les
moins favorisés de la nature, les moins pourvus d’organes propres à la connaissance de la
vérité, et que ce n’est pas à cette insuffisance que nous devons l’incompréhensibilité qui
nous arrête à chaque instant sur mille vérités démontrées ?
19

Ainsi, Rousseau se demande : « Avec si peu de moyens d’observer la matière et les


êtres sensibles comment espérons nous pouvoir juger de l’âme et des êtres spirituels ? ». «
Nous nous voyons entourés de corps sans âme, mais qui de nous aperçut jamais une âme
sans corps ? » « Que pouvons-nous dire de l’âme dont nous ne connaissons rien que ce qui
s’agit par les sens ? » (ibidem, p. 1097) .

Or – continue Rousseau –, si nous nous souvenons de la démarche de Descartes


dans le Discours de la méthode, il nous semble que c’est bien ce procédé contradictoire,
qu’il a mis en œuvre. Le doute est posé par rapport aux sens qui nous trompent, et la
connaissance sûre basée sur les seuls mouvements de l’âme. Essayons, enfin, de voir
l’inversion du raisonnement cartésien qu’opère Rousseau :

Ce n’est pas tant le raisonnement qui nous manque que la prise du raisonnement. L’esprit
de l’homme est en état de beaucoup faire mais les sens lui fournissent peu de matériaux, et
nôtre âme active dans ses liens aime mieux s’exercer sur les chimères qui sont à sa portée
que de rester oisive et sans mouvement. Ne nous étonnons donc pas de voir la philosophie
orgueilleuse et vaine se perdre dans ses rêveries et les plus beaux génies s’épuiser sur des
puérilités. Avec quelle défiance devons-nous nous livrer à nos faibles lumières[s], quand
nous voyons le plus méthodique des Philosophes, celui qui a le mieux établi ses principes et
le plus conséquemment raisonné, s’égarer dès les premiers pas et s’enfoncer d’erreurs en
erreurs dans des systèmes absurdes. Descartes voulant couper tout d’un coup la racine de
tous les préjugés commença par tout révoquer en doute, tout soumettre à l’examen de la
raison ; partant de ce principe unique et incontestable : je pense, donc j’existe, et marchant
avec les plus grandes précautions, il crut aller à la vérité et ne trouva que des mensonges.
Sur ce premier point il commença par s’examiner puis trouvant en lui des propriétés très
distinctes et qui semblaient appartenir à deux différentes substances, il s’appliqua d’abord à
bien connaitre ces deux substances et écartant tout ce qui n’était pas clairement et
nécessairement contenu dans leur idée, il définit l’une la substance étendue et l’autre la
substance qui pense. Définition[s] d’autant plus sages qu’elles laissai[en]t en quelque sorte
l’obscure question des deux substances indécises, et qu’il ne s’en [s]uivait pas absolument
que l’étendue et la pensée ne se pussent unir et pénétrer dans une même substance. Hé
bien, ces définitions qui semblaient incontestables furent détruites en moins d’une
génération. Newton fit voir que l’essence de la matière ne consiste point dans l’étendue,
Locke fit voir que l’essence de l’âme ne consiste point dans la pensée. Adieu toute la
philosophie du sage et méthodique Descartes.

(Lettres morales, 3, p.1095-1096).

Les deux principales erreurs de Descartes sont liées l’une à l’autre. Dans la mesure où il
sépare l’homme en deux substances, il établit une hiérarchie commune à presque toute
l’histoire de la philosophie depuis l’antiquité grecque. L’âme substance supérieure, et le
corps, matière étendue, substance inférieure. Inférieure parce que les sens nous trompent,
parce que le corps empêche et détourne le bon raisonnement. Refuser le rôle des sens pour
la connaissance, c’est repousser la condition même des connaissances pour Rousseau,
donc, sans reconnaître même les limites de toute forme de connaissance, Descartes finit par
20

méconnaître l’un et l’autre « Pourquoi – demande Rousseau – ne pouvons-nous savoir ce


que c’est qu’esprit et matière ? parce que nous ne savons rien que par nos sens, et qu’ils
sont insuffisants pour nous l’apprendre » (ibid., p. 1096). Les sens sont donc établis comme
la condition de toute connaissance, et non comme un empêchement, et quoique limités,
c’est à travers eux que nous avons accès aux connaissances. Avant de dire donc, avec
Descartes je pense, donc je suis, il faut dire : j’existe par les sens, et c’est par eux que je
pense et donc que j’existe. « Après avoir parcouru le cercle étroit de leur vain savoir –
conclut Rousseau – il faut finir par où Descartes avoit commencé. Je pense, donc j’existe ».
(ibid. 1099).

Pour conclure de manière bien schématique, nous pouvons dire que, dans un Résumé des
derniers
premier moment, Rousseau suit, d’une façon ou d’autre, la démarche subjective de acquis.
Descartes, c’est-à-dire de poser son moi comme conditions méthodologique première pour
la recherche de la vérité. Comme l’avait dit Paul Valéry, en remarquant ce qui l’avait
interpelé dans le discours de Descartes : « Ce qui attire mon regard, à partir de la
charmante narration de sa vie et des circonstances initiales de sa recherche, c’est la
présence de lui-même dans ce prélude d’une philosophie. C’est, si l’on veut, l’emploi du Je
et du Moi dans un ouvrage de cette espèce […] et c’est cela, peut-être, qui s’oppose le plus
nettement à l’architecture scholastique » (P. Valéry, Discours d’ouverture du Congrès
Descartes, Paris, 1937). Dans un second moment, vient l’affirmation que les sens sont la Les sens sont la
condition
condition même de toute connaissance, en même temps que Rousseau circonscrit leurs nécessaire mais
limites. En arrière-plan, apparait la critique des dualismes qui tâchent de séparer les deux pas suffisante à
toute
substances anthropologiques, l’une spirituelle et l’autre matérielle, comme non connaissance.
communicables ; comme le dit Rousseau : « […] la manière dont le corps et l’âme agissent
l’un sur l’autre fut toujours le désespoir de la métaphysique […] » (Lettres morales, 3, p.
1098). En dernier, nous terminons par la possibilité soulevée par Rousseau d’une condition
possible d’augmentation de notre capacité de connaissance. S’il remarque que, peut-être
c’est par une limitation des sens que notre âme se trouve dépourvue de meilleurs moyens
d’accéder à la vérité, Rousseau nous laisse entendre que nous pourrions acquérir ces
facultés méconnues de deux manières : « Que pouvons dire de l’âme dont nous ne
connaissons rien que ce qui agit par les sens ? Que savons nous si elle n’a pas une infinité
d’autres facultés qui n’attendent pour se développer qu’une organisation convenable ou le
retour de la liberté ? (Lettres morales, 3, OC 4, 1097).
21

II) Le noyau du système

Dans son second Discours, Rousseau cherche à trouver la bonne méthode pour bien
peindre l’état de nature et décrire l’homme sauvage. Comme tous les jurisconsultes, mais
aussi comme Hobbes, Locke et d’autres, Rousseau fait recours aux origines pour penser
l’état actuel de la société.

" Il est aisé de voir que c’est dans ces changements successifs de la constitution humaine,
qu’il faut chercher la première origine des différences qui distinguent les hommes, En dépit des
lesquels, d’un commun aveu, sont naturellement aussi égaux entre eux que l’étaient les inégalités
physiques, les
animaux de chaque espèce, avant que diverses causes physiques eussent introduit dans hommes à l'état
quelques-unes les variétés que nous y remarquons." (DI, Préface) de nature sont
égaux par leur
liberté (cf.34)

La méthode d’observation de Rousseau pour retrouver les origines de


l’homme

Dans sa méthode, Rousseau fait jouer à la fois les hypothèses, les conjectures et les faits
de l’expérience.

Ainsi, dans le cadre du second Discours, il s’écarte non seulement de la « méthode


analytique » de Hobbes, mais aussi de la méthode génétique telle qu’elle apparaît chez
celui-ci et ensuite chez Spinoza, par le biais d’une géométrisation. Et si Rousseau retient
beaucoup de la méthodologie des sciences naturelles de Buffon, il s’en éloigne d’autant
plus. On pourrait même dire que Rousseau effectue une vraie inversion de l’échelle
anthropologique de Buffon, lorsqu’il choisit le « juste milieu » pour l’espèce dans une
période encore « sauvage » (dans la 2e partie de ce Discours ; et que nous verrons au
prochain cours), tandis que le philosophe naturaliste, Buffon, place l’homme européen blanc
au sommet de son échelle.

En somme,
À travers sa méthode d’observation, Rousseau met ainsi l’expérience en concurrence Rousseau met
avec le plan hypothétique, parfois fictif, de son anthropologie. en oeuvre
son ''empirisme
méditatif'' pour
Et l’homme sauvage est le premier concept à exiger une telle équation méthodologique, penser l'homme
sauvage : ses
poussée au-delà de l’anatomie et de l’histoire naturelle, mais aussi du récit d’autorité sens
(l'expérience) lui
théologique, des Écritures : Rousseau ne considère pas l’homme sortant de la main de ont montré ce
Dieu, comme déjà doté de raison et de langage. Le biais scientifique de la méditation sur qu'était l'homme
civil, et à partir
l’homme sauvage atteste, en l’opposant diamétralement à l’homme civil, non seulement le « de cela il va
procédé de la dichotomie », mais surtout la mise en œuvre du « schème de la proportion ». émettre des
hypothèses sur
ce qu'est
Le premier procédé opère la scission entre deux termes : Rousseau réalise ainsi, par le l'homme
sauvage. Une
procédé de la dichotomie, la coupure nature/culture, état de nature/état civil, fois chose faite,
il oppose
animalité/humanité, amour de soi/ amour-propre, etc. Alors que le schème de la homme civil et
homme sauvage
(procédé de
dichotomie) et
mesure l'écart
de la
dénaturation
subie par le
premier.
22

proportion lui garantit la juste mesure pour appréhender un terme moyen de la dénaturation.
Avec ce schéma, il s’agit de mettre en œuvre le processus de comparaison et de
dissociation des similitudes et des différences – des éléments naturels et des éléments
dénaturés –, à partir des termes préalablement opposés par le procédé de la dichotomie. On
mesure ainsi la proportion de dénaturation dans les rapports que les hommes ont avec
eux-mêmes, avec les choses et avec l’environnement. Il est possible par conséquent de
mesurer les affections, les sentiments, l’équilibre, les actions, la richesse et la pauvreté ;
mais aussi le sentiment d’égalité et le degré de liberté expérimentée à chaque état.

1) dépassement méthode hist Grotius

Bien que l’opposition de Rousseau aux faits historiques soit bien connue, la méthode
historique mise en place par Grotius lors de sa description des premiers hommes nous sert
à comprendre le détournement pratiqué par Rousseau, avec son historicité génétique. Cela
dit, il faut d’entrée de jeu comprendre la division de cette méthode chez Grotius. Il y a deux
ordres de preuves distincts qui fonctionnent dans différentes sphères du droit naturel, mais
qui appartiennent aussi au droit des gens. D’une part, les preuves a priori, qui concernent ce
qui est naturel à l’homme, c’est-à-dire le désir de sociabilité et la raison. D’autre part, les
preuves a posteriori, qui corroborent le consensus gentium. Ces preuves seraient les écrits
littéraires, poétiques, les textes des philosophes et, bien sûr, l’histoire elle-même. Par
conséquent, l’histoire, dans son sens a posteriori, est prise dans deux perspectives : d’abord
comme répertoire d’« Exemples » qui fournissent des modèles de conduite, de sagesse, qui
sont « ceux qui ont le plus de poids » (Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, t. 1, §
XLVII). Ensuite, au sens de la valorisation des jugements implicites des historiens
eux-mêmes.
Partir des faits
Pour Rousseau, les exemples fournis par l’histoire sont douteux, partiels et généralement historiques
(sans les
dirigés par une soif – des historiens – de rétribution vis-à-vis du goût – du public – pour la interroger
catastrophe (cf. Émile, livre IV). En adoptant la voie hypothétique pour déployer son préalablement)
revient à
historicité, Rousseau reprend la méthode cartésienne des raisonnements, de manière à naturaliser la
écarter le point de vue de l’histoire et, par conséquent, toute déformation qui en découle. Si déformation. En
un sens, ceux
les faits sont distordus, ils sont redoublés dans cette distorsion. Si les jugements sont qui acceptent
biaisés en eux-mêmes, ils sont redoublés en ce qui concerne l’histoire. de recevoir les
faits historiques
comme naturels
se comportent
Voyons quelles seraient les deux réponses possibles de Rousseau au double sens de comme si
l’histoire attribué par Grotius. Tout d’abord concernant les exemples historiques, dont l'histoire
n'existait pas -
Rousseau fait usage depuis le premier Discours (et que nous avons fait mention dans le comme s'ils
dernier cours). Ainsi, « se distinguèrent autrefois Athènes et Rome dans les jours si vantés étaient
eux-mêmes les
de leur magnificence et de leur éclat » (second Discours, 1er partie), et c’est à travers ces premiers
exemples, « sans doute, que notre siècle et notre Nation l’emporteront sur tous les tems et hommes,
comme s'ils
sur tous les Peuples ». Et puis : « Voyez l’Égypte, cette première école de l’Univers […] étaient
incapables de
cette contrée célèbre » ; « Voyez la Grèce, jadis peuplée de Héros […] toujours savante ». se concevoir ce
qui a pu exister
avant eux.
23

Toutefois, Rousseau décèle bientôt les limites de ces exemples historiques : « La Grèce
toujours savante, toujours voluptueuse, et toujours esclave » ; « Rome, jadis le Temple de la
Vertu, devient le Théâtre du crime, l’opprobre des Nations et le jouet des barbares » ; et «
que dirai-je de cette Métropole de l’Empire de l’Orient, qui par sa position, semblait devoir
l’être du Monde entier, de cet asile des Sciences et des Arts proscrits du reste de l’Europe,
plus peut-être par sagesse que par barbarie », mais « tout ce que la débauche et la
corruption ont de plus honteux ; les trahisons, les assassinats et les poisons de plus noir ; le
concours de tous les crimes de plus atroce ; voilà ce qui forme le tissu de l’Histoire de
Constantinople ». En ayant démonté ces exemples, Rousseau marque dès les premières
pages du premier Discours, la sobriété de sa méthode face à l’histoire. Par ailleurs, dans ce
même Discours, on constate l’ouverture positive à un autre type d’exemple, fondé
principalement sur la simplicité et la vertu : « les premiers Perses », « les Scythes », « les
Germains », et encore « Rome dans les tems de sa pauvreté et de son ignorance ». Les
exemples sont donc saisis dans un binôme disjonctif, dans l’effort critique du développement
malheureux des sciences et des arts. D’un côté, le bonexemple – suivant la tradition de la (''bons exemples'' veut
simplement dire
Germania de Tacite entre autres – qui sauvegarde la vertu, la simplicité, la force, le courage, les sciencesdeetnations
exemples où
les arts
etc. D’un autre côté, ceux qui correspondent aux exemples a posteriori de Grotius. Le n'ont pas mal tourné).

premier type fonctionne en opposition aux exemples corrupteurs. Nous verrons toutefois,
dans l’exposé sur l’Émile, que même les bons exemples doivent subir une limitation dans la
pensée de Rousseau, comme c’est le cas du paysan, du héros, etc. Ils doivent subir une limitation pcq eux non plus
n'échappent pas au processus historique.

À la lumière de ces distinctions, il est évident que Rousseau ne nie pas la valeur des
exemples tout court, mais qu’il leur impose un crible, un choix (dans le cas du premier
Discours, envisageant le maintien des vertus et l’écart par rapport au caractère licencieux
qu’aboutissent les sciences et les arts) et même une limite (dans le cas de l’exemple du
paysan dans l’Émile). Une autre réponse possible, aux exemples a posteriori pris par
Grotius, se trouve dans la célèbre citation du livre IV de l’Émile, où Rousseau nous dit que
les faits, les exemples, passent par divers changements et manipulations dans la peinture
des historiens : « il s’en faut bien que les faits décrits dans l’Histoire ne soient la peinture
exacte des mêmes faits tels qu’ils sont arrivés. Ils changent de forme dans la tête de
l’historien ». Et par suite, il nous fournit également une réponse au second sens donné par
Grotius aux jugements des historiens : « ils [les historiens] se moulent sur ses intérêts, ils
prennent la teinte de ses préjugés ». Les jugements des historiens n’intéressent nullement
Rousseau. Il y a encore un autre passage du même livre IV de l’Émile, où Rousseau élucide
non seulement sa critique du jugement des historiens, mais nous permet aussi de distinguer
entre deux types de conjectures, celle des historiens et celle qu’il conçoit lui-même dans son
second Discours : « L’historien m’en donne une [version des faits], mais il la controuve, et la
critique elle-même, dont on fait tant de fruit, n’est qu’un art de conjecturer, l’art de choisir
entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité ». Ainsi, une conjecture
est bonne, c’est-à-dire raisonnable, si elle vient de la nature elle-même (« On a raison si les
portraits sont bien rendus d’après nature »), mais jamais des prétendues « vérités
historiques » (DI, Exorde).
24

2) procédure de répétition dans 2nd Discours

Dans l’Exorde du second Discours, juste après avoir mis en avant son champ d’opposition
aux jurisconsultes (cf. le schéma ci-dessus), Rousseau reprend un recours déjà pratiqué en
quelque sorte par Montaigne. Celui-ci fait un appel imaginatif au jugement des Anciens, «
qui en eussent su mieux juger que nous » des sauvages américains, dans son chapitre «
Des cannibales ». Avec une nécessité méthodologique similaire, c’est-à-dire de recourir au
jugement des anciens – mais maintenant par rapport à son propre discours – Rousseau écrit
: « je me supposerai dans le Lycée d’Athènes, répétant les Leçons de mes Maîtres, ayant
les Platons et les Xénocrates pour juges » et, ajoute-t-il, « le Genre-humain pour Auditeur »
(nous soulignons). À ce qui ressort immédiatement de cet extrait – i. e. l’ampleur du public
envisagé, s’ajoute la connotation apparemment gênante de ce « répétant » –, nous tenons
ici à entendre une procédure tout à fait spécifique, qui se confirme et peut s’éclairer ailleurs
parla la
par lecture
lecture parallèle
parallèle de De
De l’imitation théâtrale (texte littéraire de Rousseau). Lorsque
Rousseau s’imagine à l’Académie d’Athènes, jugé par des maîtres tels que Platon et
Xénocrate, dans le second Discours, il ne s’agit pas seulement de leur faire occuper
virtuellement, « en tant que juges », la place des « académiciens de Dijon ». C’est aussi qu’il
vise à être jugé sur la qualité de sa « répétition ». Car un auteur ou un « Poète qui n’a pour
juge qu’un Peuple ignorant auquel il cherche à plaire, comment ne défigurerait-il pas, pour le
flatter, les objets qu’il lui présente ? » (Imitation théâtrale). C’est d’ailleurs le cas des deux
types de copistes dont le Dictionnaire de musique donne la définition : « c’est que l’un ne
veut que plaire aux yeux, et que l’autre est plus attentif aux soins utiles ».

« En répétant les Leçons » énonce une procédure qui œuvre à la fois en opérant des
repères et des détournements, mais aussi et surtout un examen sur la vérité de la chose
elle-même, afin de dépasser le simulacre de représentation qu’on lui prête, étant donné que
pour Rousseau « l’art d’imiter, exerce ses opérations loin de la vérité des choses » (Imitation
théâtrale). L’étymologie du terme « répéter » ne concerne ni ne justifie évidemment
l’utilisation qu’en fait Rousseau.

La pertinence de la répétition se manifeste au sens même de l’usage qu’il en fait – de la


chose, de son sujet, etc. – ou de l’utilité qu’il en tire, si l’on veut. « Je n’ignore pas – dit
Rousseau – que celui qui cherche l’utilité publique doit avoir oublié la sienne » (Dictionnaire
de Musique, « Copiste ») : c’est le rapport entre l’utilité propre à la chose et sa relation avec
le commun qui permet de juger de sa valeur. Il faut donc déchiffrer la procédure d’après le
sens spécifique que Rousseau lui donne. Et en tant que philosophe, distinct de la figure du
philosophe acharné des systèmes métaphysiques, il n’affirme pas savoir d’avance ou
davantage la vérité, mais, par contre, qu’« il la cherche ; il examine, il discute, il étend nos
vues […] il propose ses doutes pour des doutes, ses conjectures pour des conjectures, et
n’affirme que ce qu’il sçait » (Imitation théâtrale). Et dans la mesure où il révèle l’erreur des
jurisconsultes au sujet de l’homme primitif, il serait étrange qu’il les imite ; or, « le Philosophe
25

imitera-t-il des raisonnements captieux, dont il fut si souvent la victime ? » (Lettre à


d’Alembert) : surtout pas.

Une simple répétition au sens de redite ou d’imitation, justifie peu et mal la nécessité d’un
jugement. Une telle imitation ne représenterait qu’une image ou encore l’image de l’image,
c’est-à-dire son simulacre en troisième rang, qui « est toujours d’un degré plus loin de la
vérité ». Pour Rousseau, il y a bien de différence entre « l’art de représenter les objets » et
l’art « de les faire connaître » dans sa vérité. Considérant que Rousseau met en scène dès
lors trois éléments – son discours, les juges et un auditoire –, on pourrait dire que cette
répétition fonctionne comme une anákrisis, c’est-à-dire « examen » rigoureux au sens
platonicien du terme dans Les Lois, et dont l’Émile parle dans le livre IV (et que les
Confessions mèneront, dans leur forme même, à un autre rang de sévérité). Cet examen
implique une relation agonistique entre les parties concernées, donc entre Rousseau, les
Anciens et le genre humain.

Le caractère rhétorique ou imaginatif du jugement ne démontre cependant qu’une


supposition (« je me supposerai »), alors que l’examen impliqué dans la répétition est
strictement actif. Au-delà de la portée de l’examen exigée vis-à-vis de la tradition
philosophique, la répétition a pour cadre d’observation et théorisation la nature elle-même.
Si les leçons des maîtres ne sont pas répétées tout court, c’est que Rousseau soit prend ses
distances, soit radicalise la conception de ses maîtres sur l’origine. Ce ne sont pas
seulement des idées générales qui sont « répétées ».

Revenons au rôle de la nature dans le procédé de la répétition. Selon la maxime avancée


par Marivaux, c’est la nature qui doit être interrogée dans l’enquête sur les origines
(Marivaux, La Dispute, 1744). « Tout ce qui sera d’elle [de la nature], sera vrai : « Il n’y aura
de faux que ce que j’y aurai mêlé du mien sans le vouloir » (DI, Exorde ), dit Rousseau. La
nature gagne donc un statut paradigmatique pour penser l’homme, en même temps qu’elle
assume le rôle directif dans ce procédé de répétition, même si c’est pour s’opposer à
d’autres conceptions de la nature. De ce fait, Rousseau forme « des conjectures tirées de la
seule nature de l’homme et des Êtres qui l’environnent » (DI, Exorde). Si les enseignements
de Platon dans le Livre III des Lois ont servi, parmi tant d’autres, à la réflexion de Rousseau
sur l’état de nature, la procédure de répétition opère une distanciation progressive, à force
d’insérer des détournements dans la répétition, comme des variables par lesquelles il aboutit
à d’autres résultats.

Pour finir, il a y un autre élément, tout à fait incontournable, issu des études comparatives de
l’histoire (a posteriori), qu’il convient de rendre explicite. Ces études ne se limitent pas aux
textes historiographiques, Grotius a utilisé la littérature, les poètes, les philosophes, mais
aussi ce qu’il appelle la « Tradition perpétuelle » : « Les lumières de nôtre Raison, & une
Tradition perpétuelle, répandue par tout le monde, nous persuadent fermement le contraire
dès notre enfance, & nous sommes confirmez dans cette pensée par quantités de preuves &
des miracles attestez de tous les Siècles » (Grotius, Discours préliminaire ). Autrement dit,
comme tant d’autres auteurs du droit divin et tous les jurisconsultes, Grotius se sert des
Écritures pour soutenir, justifier et surtout confirmer ses thèses, même s’il conçoit la
possibilité d’un droit naturel sans Dieu. Cet usage est géométriquement opposé, comme on
le sait, à la méthode conjecturale de Rousseau. Grotius part des études comparatives a
26

posteriori, pour pouvoir ensuite justifier et confirmer sa théorie par l’autorité des Écritures, et
cela quasiment comme un devoir.

« Nous devons obéir sans réserve à cet Être Souverain, comme à nôtre Créateur, auquel
nous sommes redevables de ce que nous sommes ». (Grotius, Discours préliminaire, § 11)

Entre Grotius et Rousseau, les principes méthodologiques suivent donc des directions tout à
fait opposées. Et le plus important ici est que ces oppositions sont également applicables à
d’autres auteurs tels que Pufendorf, Locke, Cumberland et Hobbes (dans une certaine
mesure). Tout ce bloc réalise l’amalgame du même, en unissant la raison humaine à
l’intelligence divine, tandis que Rousseau naturalise son historicité, au moyen de
l’hypothèse, élisant la sauvagerie comme élément primordial de l’origine.

3) renversements forme-nature d’Aristote

Concernant la fabrication de l’homme sauvage dans le second Discours, Rousseau


rencontre au moins quatre conceptions d’Aristote. La première confrontation vise la
conception de la nature dans son opposition à un état de dépravation. Dans la deuxième,
Rousseau marque la différence méthodologique par rapport à la voie aristotélicienne de
l’évolution corporelle de l’homme. Rousseau
s'oppose à
Aristote :

1) La vie civile
ne culmine pas
dans la
« Je n’examinerai pas, si, comme Aristote, ses ongles allongés ne furent point d’abord des naturalité,
griffes crochues ; s’il n’était point velu comme un ours, et si marchant à quatre pieds, ses mais est au
contraire sa
regards dirigés vers la Terre, et bornés à un horizon de quelques pas, ne marquaient point à défiguration.
la fois le caractère, et les limites de ses idées » (DI, 1ère partie).
2) L'homme
n'est pas un
animal
transformé.

Les deux autres, diluées au cours du récit, s’opposent à l’interprétation selon laquelle le 3) Le langage
et la raison ne
langage, la raison et la société sont des caractéristiques naturelles de l’homme. sont pas
naturels à
l'Homme.
Même si Aristote fait référence à un certain homme sauvage dans ses Problemata (X, § 45),
4) La vie en
aucune description physique de l’homme primitif, ni de son corps, ni de ses caractéristiques société n'est
pas naturelle à
ne se trouve dans le texte aristotélicien. Peut-être, cette absence est due, comme on l’a l'Homme.
d’ailleurs souligné, au fait que la pensée d’une origine chronologique n’a pas d’importance
chez Aristote. La nécessité de décrire dès le début le développement naturel des êtres ou
des réalités, comme on peut le lire dans Les Politiques (livre I, chap. 2, 125 a20-25) ne se
prête guère à une interprétation dans le cadre d’une réflexion sur les origines telle qu’elle est
présentée chez les jurisconsultes, ou chez Rousseau. Si Aristote ne donne pas une
description physique de l’homme primitif, il ne manque pourtant pas de présenter les
facultés qu’il conçoit comme étant naturelles à l’homme. Toujours dans Les Politiques, nous
avons les trois formules de la « tendance naturelle » qui ont été rejetées par Rousseau : (i)
celle de la sociabilité (également rejetée par Lucrèce, et ultérieurement par Hobbes) ; (ii)
celle du langage en tant que logos (ce qui implique ailleurs, dans la Parva Naturalia
27

d’Aristote, un discours) ; (iii) celle de la raison (telle qu’elle apparaîtra aussi dans La
physique, livre II, 193 b5, et la note 1).
Explication de
La première confrontation à laquelle nous nous référons – concernant le sens du naturel – la première
fonctionne davantage comme une appropriation de la procédure de répétition, en altérant la opposition.
substantialité de la formule d’Aristote. Il s’agit de la célèbre épigraphe qui figure à la tête du
second Discours : “Ce qui est naturel, ne le cherchons pas dans les êtres dépravés, mais
chez ceux qui se comportent conformément à la nature” (“Non in depravatis, sed in his quæ
bene secundum naturam se habent, considerandum est quid sit naturale” ; DI, Épigraphe). Pour Aristote, la
nature est
Parmi la pluralité de sens qu’acquiert la nature chez Aristote, nous retenons le principal, i. e. l'achèvement de
la vie sociale.
celui de la nature conçue comme un achèvement, comme une dernière forme ou aspect Pour Rousseau,
final. Ce sentiment est manifeste, à propos de l’homme, non seulement dans le texte sur Les c'est au
contraire la vie
Politiques, mais aussi dans sa Métaphysique. Ailleurs, dans La physique, Aristote dégage sociale qui
défigure la
au moins trois termes qui définissent le triangle conceptuel de ce qui est naturel : la matière, nature.
le devenir (ou génération) et la forme (aspect final). La matière est considérée, dans la
Métaphysique, en tant que nature, au sens où elle fonctionne comme un récepteur du
principe de mouvement, de sorte que la qualité naturelle lui est secondaire. Le devenir, à
son tour, est conditionné par sa finalité, c’est-à-dire par la nature nouvelle qu’il atteindra. Et
la forme représente le sens ultime de la nature, puisqu’elle est conforme à la raison d’être.
Compte tenu de cette définition, on peut donc se demander pourquoi Rousseau cite Aristote
dans son épigraphe, étant donné que le sens de la nature employé par rapport à l’homme
sauvage est exactement le contraire. En effet, nous avons là une inversion complète des
pôles. Rousseau prend la citation d’Aristote pour conférer un autre sens à ce qui est «
naturel ». Tout d’abord, cet extrait d’Aristote nous parle d’un comportement pervers qui serait
contre nature. Cette perversion n’est pourtant pas due au développement multiple des
facultés, des désirs et des besoins, mais plutôt à la domination que le corps exerce sur
l’âme. Alors que l’homme sauvage de Rousseau ne dépend pas du commandement de
l’âme, ou bien d’une autre faculté virtuelle pour être en accord avec la nature. Au contraire,
son existence physique témoigne de l’unité avec la nature. Ainsi, nous avons une première
inversion de la compréhension du naturel et de la dépravation. Cela implique également une
autre compréhension des passions et de leurs effets. Aristote comprend les passions et les
dépravations – et à ce propos il se rapproche de Platon – comme le résultat de la
prédominance du corps sur l’âme. Tandis que pour Rousseau, les premières passions ne
conduisent pas à la dépravation. Pour atteindre cet état, il faudrait tout un développement de
l’imagination et d’autres facultés virtuelles qui augmentent les besoins et détournent l’amour
de soi. Ce n’est donc pas le corps lui-même qui pose un problème moral à l’origine. Comme
pour Condillac (Traité des animaux, 2e partie, chap. 8), ce sont les connaissances et la
morale qui mettent en place la dégénérescence.

Quant au sens de la dépravation, un autre détail vaut la peine d’être évoqué concernant la
primauté de la cité chez Aristote, qui explicite également l’inversion opérée par Rousseau.
Pour Aristote, « celui qui est hors cité, naturellement et non pas par hasard, est soit un être
dégradé, soit un être surhumain » (Les Politiques, livre I, chap. 2, 1253 a ). Par rapport à
cette affirmation, Rousseau renverse derechef le sens du naturel et de la dépravation. Soit
parce que l’homme sauvage n’a pas de qualité surnaturelle, soit parce que l’état de
dépravation ne le concerne pas. Ainsi, nous pouvons mieux comprendre la formule
aristotélicienne citée dans l’épigraphe de Rousseau. Ce qu’Aristote entend comme
dépravation en opposition à ce qui est naturel, c’est aussi cet état « naturel » en dehors de
Pour résumer : "naturel" peut avoir deux sens chez Aristote : il qualifie à la fois la bonne vie sociale (cad la vie sociale conforme à la nature),
et l'état de vie (anormal) en-deçà de la sociabilité.

A cet égard, notons que ce second usage du terme "naturel" confine à son antonyme (cad "contre-nature") : en effet, si la sociabilité est
naturelle à l'homme comme le prétend Aristote, alors vivre en-deçà de la sociabilité, c'est vivre de manière contre-nature.
28

la polis, de la communauté, c’est-à-dire en deçà de la sociabilité. Avec cette double


inversion, c’est la forme-nature elle-même qui est détournée. Chez Le naturel, dansle l’homme
Rousseau, naturel de l'homme
sauvage, ne correspond pas à la forme achevée et, repéré dans l’état asocial de l’humanité
il n’est pas non plus un être surhumain ou dégradé, mais représente tout simplement
l’embryon sensible de l’homme, « tel que l’a formé la Nature » (DI, Préface).

Par rapport à la conception de ce qui est dégradé, il y a une autre inversion, cette fois-ci de
valeurs. L’homme dépravé ou dégradé de Rousseau (le civil, le bourgeois), représenté par la
statue de Glaucus, est l’équivalent précis d’une dégradation de la forme finie de la nature,
telle que la conçoit l’homme moderne. Et si nous analysons la dégradation à la lumière de la
distinction entre altération et corruption – élaborée principalement contre les atomistes dans
De la génération et de la corruption –, nous avons une autre inversion effectuée par
Rousseau. Pour Aristote, la polis n’est pas seulement naturelle, elle est antérieure à
l’homme. En termes aristotéliciens le tout est antérieur aux parties. Si la sociabilité est une
forme antérieure à l’être naturel, Rousseau effectue en effet une mutation dans la forme
même, en plaçant l’homme naturel en dehors de la société. Ce qui serait pour Aristote une
corruption absolue, et non une simple altération, car « il y a changement total de telle chose
à telle autre chose » (De la génération et de la corruption, livre I, 2, 317 a20). Si le
changement est conçu comme un changement de qualité, sans toutefois altérer le « sujet
sensible » – comme le serait l’exemple d’un corps sain qui devient malade –, sa forme ne
subit pas de changement considérable. Si nous analysons le changement de l’homme
sauvage en homme civil dans l’optique d’Aristote, il est aisé de voir que le résultat serait une
altération et non pas une corruption relative ou absolue. Mais l’image de la statue de
Glaucus révèle, en effet, une double altération : (i) physique, « par les changements arrivés
à la constitution des Corps » ; et (ii) morale, « par le choc continuel des passions » (DI,
Préface). Cette double altération apparaît sans doute comme un effet de corruption, car elle
modifie formellement la première nature de l’homme. La nature est alors conçue par
Rousseau dans sa forme inachevée, dans son état primitif, non modifié, d’où il extrait la
première expression de l’amour et de la bonté. Ainsi, « la plupart des hommes, dégénérés
de leur bonté primitive, sont tombés dans toutes les erreurs qui les aveuglent et dans toutes
les misères qui les accablent » (Préface d’une seconde lettre à Bordes ), « au point d’être
presque méconnaissable » (DI, Préface ).

Tout ce champ d’inversions que nous venons d’exposer n’est pas gratuit, il ne s’agit pas
seulement de donner un autre sens à la nature, mais d’affronter ce qui se cache derrière
elle. « Je crois – écrit Rousseau – en avoir assez médité le Sujet [de l’homme naturel], pour
oser répondre d’avance que les plus grands Philosophes ne seront pas trop bons pour
diriger ces expériences ». Par-delà l’ensemble des formules refusées, et les notions
inversées, Rousseau opère un autre détournement. Il ne s’agit pas seulement d’établir la
condition pré-rationnelle de la pitié, mais d’inverser la transcendance dans l’origine.
Rousseau n’avait nullement négligé les relations entre la philosophie ancienne et le
christianisme. Dans la réponse à Stanislas, texte qui gravite autour de son premier Discours,
Rousseau écrit : « un autre mal encore plus dangereux naquit de la même source. C’est
l’introduction de l’ancienne Philosophie dans la doctrine Chrétienne […] et peu s’en fallut
que Platon d’abord et ensuite Aristote ne fut placé sur l’Autel à côté de Jésus Christ ».
Sensible à cette étroite relation, l’inversion et les changements opérés par Rousseau visent
la théologie de la Scolastique, avec tout ce qu’elle implique (chute, péché, etc.) ; mais la
29

cause première d’Aristote, antérieure à la matière, est une des principales théories à nourrir
cette théologie.

En conséquence, Rousseau part de l’origine et non des causes, car la procédure de Pour
causalité aristotélicienne conduit inévitablement à concevoir « les premiers principes et les Rousseau,
le naturel n'est
premières causes », non comme une potentia, mais comme une substance qui précède la ni la forme
matière, « c’est-à-dire l’être ce que c’est » (Aristote, Métaphysique). Bien que Rousseau achevée de la
vie (sociale)
n’ait pas recours à un tel principe dans sa description de l’homme sauvage dans le second humaine, ni sa
Discours, cela ne signifie pas qu’à d’autres moments il ne considère pas un principe dépravation,
mais au
antérieur. Mais ce qui importe en fait ici, c’est que le récit sur l’homme sauvage est tout à fait contraire son
tissé avec le plan immanent de la nature, et que le naturel n’est pas la forme achevée, mais point de
départ.
sa forme embryonnaire, dans laquelle il n’y a ni raison, ni langage, ni sociabilité. C’est, enfin,
la nature sauvage.

4) Rousseau « Sauvage robuste » / Hobbes enfant robuste : la


bonté naturelle en question

Expression : le « Sauvage robuste » = issu du 2nd Discours

La question capitale à laquelle se confronte alors Rousseau est la suivante : « Il reste à


savoir si l’Homme Sauvage est un Enfant robuste » (DI, 1ère partie ). Cette interrogation
peut être mieux appréciée en partant d’une considération sur la suite de conséquences et
Rousseau
d’effets qui suivent un déterminisme téléologique. Enchaînement : (i) l’homme a une critique la
disposition innée à nuire son semblable, (ii) et comme résultat de cette disposition violente, vision ''détermini
ste'' de Hobbes
l’état de guerre de tous contre tous s’établit, (iii) constituant ainsi un état absolument qui, par la
misérable. Déterminisme (du point de vue de la critique de Rousseau) : l’état de nature, définition qu'il
donne de la
avec sa guerre généralisée, n’est pensé par Hobbes que pour « établir le despotisme et nature humaine
l’obéissance » (Écris sur l’Abbé de Saint-Pierre, « L’État de guerre »), justifiant par là (comme encline
à la violence),
l’instauration du droit civil. « Que la loi de nature ordonne – écrit Hobbes –, comme une fait du passage
chose nécessaire à procurer la paix, qu’on se fasse transport de certains droits les uns aux à la vie civile
une nécessité
autres, ce qui se nomme un pacte » (Le Citoyen, chap. III, § I). Comme le dirait Cumberland, anthropologique
« il [Hobbes] permet tout à chacun, comme le grand moyen absolument nécessaire pour
obtenir une Fin » (Traité Philosophique des Lois Naturelles, chap. I, § XXIX, 1744). Ce
déterminisme est ainsi défini dialectiquement par rapport à son pôle négatif (la condition de
guerre générale, la disposition à s’entretuer et la misère), comme argument irréfutable en
faveur du passage à l’acte contractuel :

La raison en effet nous dictant, qu’il fallait quitter ou relâcher de ce droit pour la conservation
du genre humain ; d’autant que l’égalité des hommes entre eux à l’égard de leurs forces et
puissances naturelles était une source de guerre inévitable et que la ruine du genre humain
s’ensuivait nécessairement de la continuation de cette guerre. (Hobbes, Le Citoyen, chap.
XV, § V ).
30

Rousseau ne désavoue pas la nécessité des lois, ni l’acte qu’établit le pacte social, etc.,
mais sans croire que la raison humaine est naturellement liée à celle de l’État – comme
condition première de toute forme de société –, il renverse le tableau de l’origine du
désordre et de la violence. Et en pratiquant ce renversement il change le sens même de
cette « nécessité ». Le passage de l’état de nature à l’état civil se situe dans l’ordre des
Pour
accidents et non plus d’un déterminisme a priori. Ainsi la nécessité n’est plus à l’origine (en Rousseau, le
tant que « nécessité de nature » ; cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de passage à la
vie civile par le
Jean-Jacques Rousseau., p. 28), i. e. au début de l’histoire qui n’était pas encore histoire, pacte social
mais elle se déclenche en effet après les commencements de l’histoire (comme « nécessité n'est pas une
nécessité de
de fait »). La nécessité est ainsi le produit de l’histoire, dans la mesure où l’histoire droit mais une
elle-même est dépourvue de téléologie et ne signifie rien d’autre que la succession nécessité de
fait (historique).
d’accidents. Dans cette compréhension, on pourrait avoir soit une autre histoire, soit même
aucune histoire.

La condition misérable conçue par Hobbes à l’état de nature, est ainsi repoussée par Pour
Rousseau, s'il y
Rousseau à la dernière étape des sociétés naissantes, et il entend la nécessité beaucoup a "guerre de
plus comme une maladie de la civilisation – amorcée avec l’histoire – que comme son idéal, tous contre
tous", c'est
rapprochant l’origine de l’achèvement : l’amalgame du même. Ainsi Rousseau demande si la plutôt dans la
parution d’un tel état de désordre ne serait pas l’enfant monstrueux des lois elles-mêmes vie civile.
(DI, 1er partie).

Considéré par Hobbes dès l’origine au niveau de son animalité (« c’est-à-dire, dès leur
naissance, et de ce qu’ils naissent animaux » ; Le Citoyen, Préface), l’homme précivil ne
pouvait pas être le résultat d’une erreur divine, ni d’une erreur de la nature (Ibid.). Il serait
comme un enfant désobéissant, dont tous les désirs sont satisfaits. Et une fois que cet
enfant est doté de force, il peut effectivement causer des dommages à son semblable. De là
découle la métaphore de l’« enfant robuste ». Cependant, l’usage borné de la raison – ou
bien la limitation de l’usage des lois de la nature – empêche de comprendre toute injure, et
l’injustice comme caractéristiques de l’homme précivil. Mais ce détail n’a nullement échappé
à Rousseau, qui en a tiré bien d’autres conséquences :

"Hobbes n’a pas vû que la même cause qui empêche les Sauvages d’user de leur raison,
comme le prétendent nos Jurisconsultes, les empêche en même tems d’abuser de leurs
facultés, comme il le prétend lui-même ; de sorte qu’on pourroit dire que les Sauvages ne
sont pas méchans précisément, parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons ; car ce
n’est ni le développement des lumiéres, ni le frein de la Loi, mais le calme des passions, et
l’ignorance du vice qui les empêche de mal faire."(DI, 1ère partie ).

Ce qui semble alors être mis en pratique pour découvrir « le calme des passions », c’est
derechef la physique expérimentale, dans sa modulation de théorie des passions primitives,
conduisant Rousseau au-delà des jugements sur les facultés cognitives (avec l’utilisation
intégrale de la raison) et des jugements moraux (justice, bien et mal) que même Hobbes
avait ôtés à l’homme dans l’état de nature. Ce n’est pas seulement l’absence de raison et de
morale qui caractérise une « vraie » description de l’homme sauvage. Pour Rousseau, peu
importe que ce soient les actions des hommes qui soient mauvaises, car le résultat reste,
comme le dit Hobbes lui-même, que « la volonté de nuire en l’état de nature est aussi en
tous les hommes ». Peu importe que Hobbes ait distingué une étiologie et une typologie de
la violence, c’est-à-dire les causes du mal (concurrence, estime, honneur, gloire et défense)
31

et les deux types d’hommes violents (l’actif qui attaque, et le passif qui répercute la violence
pour défendre sa propre liberté ; Léviathan, I, 13). Ce qui importe d’avantage est que le
dispositif de guerre de tous contre tous se dégage d’une disposition anthropologique in
continuum qui induit le déterminisme du contrat et empêche, en même temps, l’expérience
de la liberté – comprise au-delà du droit à la conservation de soi –, comme l’a déjà noté
Cumberland (Traité Philosophique des Loix Naturelles, chap. I, § XXVIII). La métaphore de
Hobbes soutient donc qu’« un méchant homme est le même qu’un enfant robuste, ou qu’un
homme qui a l’âme d’un enfant » (Le Citoyen, Préface). Rousseau, aux côtés de
Montesquieu, Pufendorf et Cumberland, défend un homme sauvage « timide », « toujours
tremblant, et prêt à fuir au moindre bruit qui le frappe » (DI, 1ère partie ). Bien que, sans
tarder, l’homme d’abord farouche change. Car « il falut apprendre à [..] vaincre » les
difficultés. Face aux adversités intrinsèques à la forêt, « il apprit à [...] combattre au besoin Pour Rousseau,
les autres animaux, à disputer sa subsistance aux hommes mêmes » (DI, 2e partie). l'homme peut
naturel

L’homme sauvage acquiert ainsi le courage et une certaine connaissance de ses facultés occasionnelleme
corporelles pour affronter les animaux sauvages et, de temps à autre, les hommes nt se battre,
mais ce n'est
eux-mêmes. Toutefois, ce courage n’implique pas une disposition violente envers ses que lorsque sa
semblables, du moins pas de manière pérenne, naturelle, mais de manière occasionnelle et survie jeu,
est en

limitée, lorsque la subsistance ou le besoin sexuel sont en jeu : une fois « le besoin satisfait, certainement
tout le désir est éteint ». Une disposition à se battre, en dehors de la satisfaction des pas par avidité.
besoins – également défendue par Pufendorf –, n’a de place qu’après l’émergence des
cabanes (Ibidem). Dans cette période, la capacité d’imiter – les techniques de construction –
et une certaine « prudence machinale qui lui indiquait les précautions les plus nécessaires à
sa sureté » (Ibid.), empêchent l’homme d’aller vers une disposition générale à l’état de
guerre : c’est l’effet de la pitié qui persiste encore.

Tout comme il n’existe pas de proposition simple sur la méchanceté naturelle, qui a chez
Hobbes son étiologie et sa topologie,
y l’état de guerre aussi garde ses particularités. Nous
savons que, par cette étiologie, les causes du mal sont distinctes ainsi que, par cette
topologie,
y Hobbes conçoit deux types d’hommes distincts. En tout cas, ce sont les actions
qui sont mauvaises, donc tant qu’elles ne sont pas réalisées, elles ne sont pas. Cela
n’annule pas pourtant la volonté de nuire. Nous rencontrons ici le problème de l’effectuation,
ou bien de l’activation exponentielle de la violence, qui nous permet à la fois d’entrevoir les
subtilités de l’état naturel de Hobbes, et la fonction anthropologique de la pitié chez
Rousseau. Selon une interprétation courante, l’état de guerre chez Hobbes serait une
réalisation continue et incessante de l’acte violent. Mais, tout comme la disposition (active) à
faire le mal, ou (passive) à le faire pour se défendre ne sont effectués que par l’action, l’état
de guerre est aussi et surtout une disposition, directement dérivée de cette condition
particulière de chaque homme dans l’état de nature. Ainsi, l’état de guerre doit être analysé
à l’aune d’une équation entre disposition et durabilité, c’est-à-dire à partir du temps effectif
de guerre ou de sa suspension.

En effet, la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l’acte de


combattre, mas dans cet espace de temps pendant lequel la volonté d’en découdre par un
combat est suffisamment connue ; et donc, la notion du temps doit être prise en compte
dans la nature de la guerre, comme c’est le cas de la nature du temps qu’il fait (Hobbes,
Léviathan,I, 13).
32

Cette disposition, si elle ne se rapproche pas des descriptions du pur état de nature du
second Discours, n’est pourtant pas si éloignée du singulier état de guerre des « premiers
tems », décrit dans l’Essai sur
par l'origine
Rousseau des(Essai sur(chap.
langues l’origine desRousseau.
IX) de langues, chap. IX).

De plus, il convient de souligner que l’hypothèse de Hobbes sur l’état de guerre intervient
dans le contexte des guerres civiles en Angleterre. Lorsqu’on considère les éléments qui
constituent la disposition d’une guerre de tous contre tous, on pourrait avancer que Hobbes
a vécu une sorte d’état de nature, non seulement du point de vue social, mais aussi moral.
En considérant « attentivement les affaires humaines » (Le Citoyen, chap. I, § II),
c’est-à-dire la société qui lui est contemporaine, Hobbes postule comme invraisemblable la
formule par laquelle la société a été instituée et mue « par une forte inclination que nous
avons pour nos semblables ». Ainsi, il articule les définitions « de la volonté, du bien, de
l’honneur, et de l’utile » comme causes de la formation sociale. Mais ce qui nous intéresse,
c’est « la volonté de nuire en l’état de nature » et la « crainte mutuelle », car ce sont pour
Hobbes les sentiments qui forment la disposition anthropologique de l’homme dans cet état
privé de langage achevé. La posture de Rousseau par rapport à la disposition défendue par
Hobbes, n’est pas celle d’une radicalisation, mais de l’inversion des pôles, ou, pourrait-on
dire, de la réélaboration de la généalogie du mal chère à toute « réflexion [politique] sur la
société humaine », et qui renvoie à Machiavel. Hobbes part, selon l’expression de G. Mairet,
d’une « ontologie de l’humain », c’est-à-dire d’une « ontologie de la finitude humaine » pour
fonder son « anthropologie politique et morale ». L’ontologie de la finitude tire parti de la
chute d’Adam, autrefois immortel, qui passe à la condition de mortel, et dès lors « existe C'est la peur
moins en tant qu’être qu’en tant que juge ». Cela constitue une condition préalable au de la mort qui
ferait passer
passage de l’état de nature à l’état civil. L’homme doit avoir un minimum de conscience de les hommes de
sa propre finitude, de l’imminence de la mort. C’est cette conscience qui le mène à l’état de l'état de nature
à l'état civil
crainte, car autrement il resterait toujours dans l’état de nature (Hobbes, Le Citoyen, chap. I, selon Hobbes.
§ II).

Rousseau écrit dans ses Fragments politiques que « l’état moral d’un peuple résulte moins
de l’état absolu de ses membres que de leurs rapports ». Mais cela n’est pas le bon angle
pour analyser l’opposition à Hobbes, car l’état naturel selon celui-ci ne serait pas
nécessairement un état moral, et les hommes pré civils ne forment pas un peuple. En outre,
Hobbes rattache ces deux caractéristiques - du mal et de la peur dans l’état civil – au
domaine des relations interhumaines. Le sentiment profond de la crainte mutuelle atteste du
lien entre deux mondes relationnels, car ce que l’absence de lois ne peut garantir dans le
premier, elle l’établit dans le second. La crainte des premiers hommes, qui induit l’état de
guerre, est pourtant toujours là, elle subsiste dans l’état civil. L’homme qui va voyager «
s’arme et cherche à être bien accompagné », et lorsqu’il va se coucher « il boucle ses portes
», et même dans la sécurité supposée de sa maison « il verrouille les coffres » (Hobbes,
Léviathan, I, 13). Si les idées de justice et d’injustice « sont des qualités relatives à l’humain
en société, [et] non à l’humain solitaire », la crainte et l’insécurité « sont [à la fois] des
qualités relatives à l’humain en société » et « à l’humain solitaire ».

Pour Rousseau, semble-t-il, c’est la liberté qui est alors en jeu, tantôt par rapport à l’état de
nature, tantôt par rapport à l’état civil. Si pour Hobbes « la nature a fait les humains si égaux
», ils ne semblent pas, malgré cette égalité, faire preuve de prudence dans leurs actions. Il
suffit que le désir d’un certain objet soit commun à deux hommes pour qu’« ils deviennent
ennemis » et « s’efforcent de s’éliminer ou de s’assujettir l’un l’autre ». C’est l’origine de la «
33

défiance de 1’un envers l’autre ». Cette méfiance est le miroir de celle vécue par l’homme
civil.

Immergés dans le sentiment mutuel de la crainte, l’homme précivil et l’homme civil sont en
effet tous les deux privés de la jouissance de la liberté. Pour Hobbes, la liberté dans l’état de
nature peut être définie par « l’absence d’entraves extérieures, entraves qui, souvent,
peuvent détourner une part de la puissance de faire ce que l’on voudrait, sans cependant
pouvoir empêcher l’usage de la puissance restante, conformément à ce que dictent notre
jugement et notre raison » (Léviathan., I, 14). Hobbes expose bien la différence entre le droit
naturel, qui « autorise et permet (liberté) », et l’interdiction de la lex naturalis, qui « empêche
et interdit » les mauvaises actions. Ce qui nous pose un double problème : primo, parce que
cette liberté que Hobbes applique à la loi dans l’état de nature est simplifiée ou réduite au
droit et à la jouissance de la libre action d’un individu, sans prendre en compte l’action de
son semblable envers lui. Secundo, parce que l’interdiction de la lex naturalis n’assure pas
une liberté tout court en empêchant le retour de la première « liberté », comme droit d’agir et
de posséder l’objet désiré. Ainsi, la différence d’un état à l’autre serait la possibilité de
recourir à une instance commune (les lois) dans l’état civil, compte tenu de la multiplication
des objets de désir, et de la tendance multiple à se disputer les objets d’intérêt commun.

Avec le principe de la pitié, Rousseau non seulement inverse les pôles guerre et paix, mais
entreprend un combat pour rétablir la liberté de l’homme naturel. -La libertéqu'il
liberté qu’ilappelle
appelle
ailleurs « liberté originelle » (premier Discours) ou « liberté primitive » (Essai sur l’origine des
langues). À la fois dans le sens d’attaquer ou de réagir (liberté inconsciente, commune
également aux animaux), ou encore de choisir ou refuser (« qualité d’agent libre »), mais Important : c'est
la pitié qui fait
aussi comme « droit » d’agir, de faire ou de ne pas faire sans entraves. À dire vrai, c’est la que la liberté est
même liberté dont parle Hobbes – en tant que droit d’agir –, mais avec d’autres conditions, inhérente à
l'homme dans
et avec une autre disposition anthropologique, pour qu’elle, la liberté, puisse se réaliser l'état de nature.
effectivement. Ainsi, avec l’action de la pitié, l'homme
la qualité naturel
d’agent est
librelibre
peutaussi
avoir longtemps
lieu, pourvu
que « l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature »
(Contrat Social, II, VII), la rareté des rencontres et l’absence d’une disposition continue à
attaquer, assurent « cette parfaite indépendance et cette liberté sans régle » (Contrat Social,
Manuscrit de Genève I, II).

Selon le Contrat social (I, VI) « la force et la liberté de chaque homme » sont « les premiers
instrumens de sa conservation ». C’est la pitié pourtant qui est d’abord chargée de restaurer
la « liberté primitive », en adoucissant « le désir de se conserver », de sorte qu’il ne
conduise pas l’homme sauvage à être un obstacle pour son semblable. Les hommes
sauvages sont « plus attentifs à se garantir du mal qu’ils pouvoient recevoir, que de tenter
d’en faire à autrui ». Rousseau élimine ainsi la disposition naturelle et constante à faire le
mal comme moteur des interrelations dans l’état de nature. La dialectique hobbesienne de la
violence naturelle se traduit, pour reprendre une expression de Georges Lyon, par une «
psychologie sans liberté » (La philosophie de Hobbes, Paris, Félix Alcan, 1893, p. 10). Cette
liberté, dans la logique de la radicalisation du cycle de l’animalité anthropologique (qui n’est
cependant pas limitée à l’animalité elle-même), Rousseau la conçoit comme résultat de
l’action de la pitié. Par ailleurs, cette liberté révèle foncièrement l’objectif fondateur de la
théorie de la bonté naturelle.
34

Chez Grotius, il n’y a pas de liberté dans l’état de nature telle que Rousseau l’entend. En
plus de défendre l’esclavage, la terre était déjà conçue par Grotius comme une sorte de
propriété inchoative à l’état de nature. Et Pufendorfdit clairement que la liberté illimitée est
absolument inadéquate aux hommes. Hobbes, même en concevant une liberté de l’homme
dans l’état de nature, ne va pas au-delà d’une aporie, comme si chaque individu était
désaxé de la relation interpersonnelle qui établit l’état de guerre lui-même. Le seul parmi ces Pour Locke, la
liberté est la
philosophes qui conçoit une liberté voisine de celle envisagée par Rousseau est Locke, possibilité de
n'être "point
puisqu’il conçoit la liberté comme fondamentale (Traité du gouvernement civil, chap. III, § assujetti à un
17). De plus, Locke fait avancer le sens – dont Rousseau se servira – de la liberté comme pouvoir arbitraire
et absolu", mais
concept d’opposition à toute forme de soumission : « Cette liberté par laquelle l’on n’est elle n'advient que
dans l'état civile.
point assujetti à un pouvoir arbitraire et absolu ». Mais il la conçoit pourtant dans son sens Rousseau
reprend cette
moderne – i. e. des libertés individuelles ou civiles –, tandis que Rousseau la considère définition de la
comme une qualité originale, inhérente à la condition humaine, présente donc déjà à l’état liberté est
(comme
de nature non-assujettissem
ent), mais en fait
une donnée
anthropologique
Alors que Locke se rapproche de la liberté moderne, et que la liberté des Anciens se de l'état de nature.
concentre sur l’exercice de la souveraineté fondée sur la participation collective, la formule
de Rousseau – en prenant de la distance par rapport à ces deux types de liberté – ouvre
une troisième voie : la liberté comme principe anthropologique, au sens où, comme dans
l’économie animale, aucun être n’est naturellement esclave ; mais aussi au sens
anthropologique de la liberté de l’« individu », et surtout des relations interpersonnelles.

Ainsi, la liberté semble être un principe supérieur même à l’égalité. L’égalité naturelle – Pour Rousseau,
les hommes à
également défendue par les jurisconsultes, malgré ses limites implicites – peut encore être l'état de nature
sont libres et
considérée, même chez Rousseau, comme un privilège, puisque même dans l’état de égaux. Mais
nature existe l’inégalité « établie par la Nature » : l’inégalité « naturelle ou Physique » (DI, attention : il y a
priorité de la
Exorde). Alors que la liberté est formulée et défendue comme un principe originel liberté sur
l'égalité ; la
inaliénable, immanent et, pourrait-on dire sans jeu de mots, égalitaire, puisque chacun naît liberté
conditionne
libre. C’est la liberté, fondée sur l’état de nature en tant qu’état d’indépendance, qui rétablit l'égalité : c'est
la qualité de l’égalité entre les hommes, malgré l’inégalité physique, et permet ainsi la mise à parce que les
hommes sont
jour de l’acte de liberté issue de la qualité d’agent libre. Et c’est en ce sens que Rousseau libres qu'ils sont
égaux. En effet,
déclare dans l’Émile (Livre IV) : « Il y a dans l’état de nature une égalité de fait réelle et il y a des
inégalités
indestructible, parce qu’il est impossible dans cet état que la seule différence d’homme à naturelles/physiq
homme soit assez grande, pour rendre l’un dépendant de l’autre », ou – nous ajoutons – ues, mais elles
perdent toute
pour rendre l’un l’ennemi de l’autre. importance en
raison de la
liberté des
La discussion qui s’interpose avec ce sens de la liberté, n’est pas de moindre d’importance. individus.

Rousseau ouvre, avec la pitié, une autre voie et s’éloigne ainsi de Hobbes et de son aporie.
La discussion s’avère tout à fait judicieuse car, au-delà du fait qu’elle nous permet
d’appréhender le double mouvement de la liberté naturelle, et de repérer son champ
d’opposition immédiat, elle sert de clé pour comprendre la nécessité effective de la théorie
de la bonté naturelle, stratégiquement élaborée en opposition à la disposition à nuire de
l’enfant robuste. Ce contre-pied, mis en évidence dans la première partie du second
Discours – mais aussi dans l’Émile et ailleurs –, est traité d’un commun accord par les
commentateurs comme un objet de la théorie de la bonté naturelle. Ce qui manque encore
de clarté, c’est le pourquoid’une telle théorie. Qu’est-ce c’est qui se cache derrière la théorie
de la méchanceté naturelle de Hobbes et la théorie de la bonté naturelle de Rousseau ?
Que résulte-t-il effectivement de cette confrontation (que Rousseau pousse vers des voies et
35

des résultats très éloignés de ceux de Cumberland et Locke par exemple) ? La théorie de la
bonté naturelle n’est certainement pas élaborée et mise en pratique (via la pitié) pour
simplement s’opposer à la théorie de la disposition naturelle à la violence, dans un
affrontement immédiat entre le bien et le mal dans un domaine amoral. La question qui
s’impose est : pourquoi l’homme devrait-il être naturellement bon ? Pourquoi l’homme
naturel n’est-il pas conçu, au contraire, avec une disposition naturelle à nuire ? L’horizon
d’une réponse strictement morale doit être traité de manière secondaire, car dans un état
neutre et hors de l’histoire, la morale n’est rien de plus qu’une projection, un fondement qui
se projette sur le devenir de l’homme dans la société : la réponse est sans doute politique.

Rousseau ne conçoit l’homme naturel ni pour obéir, ni pour être obéi, ni pour être craint. De
sorte qu’il inverse le champ d’action de la typologie de la violence de Hobbes, ce qui se
répercutera également dans l’Émile. Le jeu de la violence et de l’oppression que Rousseau
identifie dans l’état civil, correspond directement au jeu établi par la typologie de Hobbes.
Avec cette inversion, Rousseau nous montre comment la liberté de l’état de nature de
Hobbes est aporétique. Tout d’abord parce que pour Rousseau, les attaques que les
hommes sauvages peuvent se porter les uns aux autres sont occasionnelles, et n’expriment
pas une disposition anthropologique à faire le mal : la violence est contingente, déterminée
par les circonstances (la dispute au sujet d’une femme, la lutte pour la nourriture...) et elle ne
configure pas un état sans liberté, de contrainte (la peur, partout répandue et intériorisée).
Ainsi, Rousseau renverse aussi l’étiologie hobbesienne de la méchanceté : les causes de la
violence ne sont pas intériorisées dans une disposition naturelle, mais prises dans leur
aspect fortuit, accidentel. La coaction repérée par Hobbes dans l’état de nature, ne
s’effective d’après Rousseau qu’avec l’avènement de la propriété, la division du travail.
L’oppression et la domination de masse ne se matérialisent que sous les auspices d’un
pouvoir, les caprices d’un gouvernement – qu’il soit monarchique, aristocratique ou
démocratique –soutenu par les lois. Mais dans l’état de nature, où il n’existe pas d’appareil
mettant en place l’exécution d’une contrainte massive, cette coaction n’est qu’une
expression vide, dépourvue de sens et de réalité.

"Un homme pourra bien s’emparer des fruits qu’un autre a cueillis, du gibier qu’il a tué, de
l’antre qui lui servait d’asile ; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s’en faire obéir, et
qu’elles pourront être les chaînes de la dépendance parmi des hommes qui ne possèdent
rien ?"(DI, 1ère partie).

Étant donné que Hobbes considère la volonté de nuire comme une disposition
anthropologique naturelle et commune à tous, la contrainte vécue dans cet état de guerre –
c’est-à-dire la peur généralisée – s’objective en fait comme empêchement d’une expérience
effective de liberté. Dans un état naturel où se greffent les tourments des passions propres à
l’état civil, le raisonnement de l’homme naturel apparaît par conséquent de manière
défectueuse, induisant et forgeant une idée de méchanceté absolument étrangère aux
sauvages, chez lesquels Hobbes a inféré l’idée d’une guerre généralisée.

"Je demande si jamais on a oui dire qu’un Sauvage [des sociétés sauvages] en liberté ait
seulement songé à se plaindre de la vie et à se donner la mort ? Qu’on juge donc avec
moins d’orgueil de quel côté est la véritable misère. Rien au contraire n’eût été si misérable
que l’homme Sauvage, ébloui par des lumières, tourmenté par des Passions, et raisonnant
sur un état différent du sien." (DI, 1ère partie).
36

La violence et le prisme de la peur pensées par Hobbes n’auraient de sens, selon la logique
de Rousseau, que sur le plan des besoins, des passions et des désirs médiatisés dans la
prévoyance de l’avenir. Mais l’imagination de l’homme sauvage « ne lui peint rien ; son cœur
ne lui demande rien », et « ses modiques besoins se trouvent si aisément sous sa main »
qu’il « est loin du degré de connaissances nécessaires pour désirer d’en acquérir de plus
grandes ». L’homme sauvage et les sauvages américains « ne possèdent rien », et leurs
besoins restent proportionnés à ce peu. Un état d’« oppression » déplacé – du monde civil
au monde naturel (la crainte que l’homme civil a de son semblable) – ne peut être conçu que Pour que
l'homme naturel
par la compréhension d’une disposition continuelle à faire du mal, d’une condition eût été méchant
anthropologique qui dispose du futur, c’est-à-dire de la capacité de prévoyance. En ce sens, il aurait fallu qu'il
soit capable de
non seulement Hobbes mais aussi Locke auraient tort. « Rien n’agite » l’âme du Sauvage, prévoyance, or
ce n'est pas le
car il est borné « au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir cas selon
», ses idées instinctives « s’étendent à peine jusqu’à la fin de la journée ». Locke, en Rousseau.

défendant le consentement, l’accord commun des hommes dans l’état de nature sur les lois
naturelles, fait usage de tout un langage juridique (« droit de punition », « droit commun de
punir », « droit particulier » ou « droit de chaque personne », « magistrat », « bien public », «
violation de lois », « punitions », « crime », « criminel », etc.). Sans parler de sa conception
d’une institution pré-juridique qui, outre l’application immédiate des lois de la nature, peut
par la suite réparer les dommages. Locke conçoit même une sorte de peine de mort (comme
le droit de tuer un meurtrier), de sorte que sa conception de la liberté, étant d’une certaine
manière liée à tout ce champ pré-juridique, n’est pas exactement équivalente à celle conçue
par Rousseau, complétement indépendante des enjeux pré-juridiques.

L’homme sauvage étant libre, possédant des désirs limités à l’instinct, au minimum
nécessaire à la survie, et sans capacité de prévoyance, ne pourrait pas manifester la volonté
de faire du mal à autrui. Car s’il le faisait, « il serait – comme le dit Havens – sans espoir
pour l’avenir ». Toutes ces caractéristiques, appliquées inversement par Hobbes à son
homme naturel, sont ce qui rend impossible l’expérience d’une liberté effective dans l’état de
nature. C’est contre cette contrainte, instaurée par la peur que les uns ont des autres, que
Rousseau formule sa théorie de la bonté naturelle dans le second Discours. Il sait, dans le
sillage de Cumberland, que Hobbes avait rattaché à l’état de nature tout un champ de
relations violentes qui entravent l’équilibre naturel. Ce champ conduit à la restriction de la
liberté, puisque la disposition violente « rend tous [les hommes] ennemis nés les uns des
autres » (Lettre à Christophe de Beaumont). La condition de l’homme dans l’état de nature
selon Hobbes implique donc une contrainte imposée à la liberté, la limitation du droit d’agir
sans entraves fixes. Certes, l’état de nature chez Rousseau comporte aussi des
inconvénients, mais contrairement à ce qu’on trouve chez les jurisconsultes, ces
inconvénients ne produisent pas un état de misère. Chez Hobbes, au-delà des
inconvénients propres à l’état de la nature décrits par les jurisconsultes, l’homme s’impose
lui-même comme le principal obstacle à la jouissance de la liberté. En réalité, l’homme
naturel de Hobbes est encore plus nuisible que les obstacles naturels. En définissant la
liberté, Hobbes nous apporte également une définition des obstacles qui s’opposent à
l’usufruit de la liberté : « entraves qui peuvent détourner une part de la puissance de faire ce
que l’on voudrait, sans cependant pouvoir empêcher l’usage de la puissance restante »
(Hobbes, Leviathan, I, 14). Si même les obstacles ordinaires qui s’opposent à la liberté ne
peuvent pas anéantir totalement le pouvoir d’agir, avec l’homme naturel en revanche il n’y a
37

pas, malgré la loi naturelle, de règle ou de limites effectives qui lui garantissent de jouir « de
la puissance restante ».

La liberté, pour Rousseau, « n’est pas synonyme d’arbitraire », comme l’a observé Cassirer,
mais « au contraire, ce terme repousse et exclut tout arbitraire ». Et si l’on pense à cette
relation bonheur/ liberté dans les termes de Hobbes, où l’homme naturel ne peut être
imaginé avec cette bienveillance dont Kant nous parle, on voit que c’est le corps même de
ses semblables qui lui apparaît arbitrairement comme une cible. La mise en place d’une
psychologie de la peur est programmée, chez Hobbes, au service des dictamina rationis,
parce qu’enfin « il s’agira d’échanger un droit [naturel] contre un droit [positif] : contrat »
(Hobbes, Léviathan, I, 14). Ayant constaté que l’homme connaît continuellement une
disposition réciproque à la violence et aux attaques, il ne peut jouir de la liberté sans
entraves, de sorte qu’il reste concrètement asphyxié et esclave de la peur, et physiquement
soumis aux attaques violentes. Rousseau, ayant bien compris le piège tendu par Hobbes,
repousse inversement toute l’ombre d’une disposition violente in continuum. Parce qu’ainsi,
la liberté d’agir est en réalité fausse, puisque conjuguée avec le droit que chacun a sur le
corps de l’autre, donc aporétique. La liberté formulée par Rousseau ne se réduit pas à cette
fausse formule.

Le point de vue négatif, fourni par l’homme violent de Hobbes, est poussé par Rousseau à
son extrême opposé, et aboutit à la thèse de la bonté naturelle, avec l’action naturelle de la
pitié. Rousseau n’exclut jamais les sentiments opposés des théories auxquelles il est
confronté. La liberté primitive peut donc, au-delà du sens ordinaire de la « qualité d’agent C'est la pitié qui
fait que la liberté
libre », être définie comme principe d’une liberté relationnelle, produit de l’action de la pitié. est inhérente à
l'homme dans
Comme le dit P. Burgelin, selon une argumentation qui suit toutefois un autre chemin, « le l'état de nature.
nom de la bonté naturelle est donc liberté ».

Lorsque nous avons dit que l’on ne pouvait répondre au sens de la bonté naturelle
uniquement d’un point de vue moral, nous avons cependant considéré que cette théorie
touche à la moralité dans sa projection pour la vie civile. Cela étant considéré, on pourrait maintenant
opposer, comme contre-argument, le fait que Rousseau conçoit cette bonté naturelle comme
le fondement de sa théorie morale.

« Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes Ecrits […]
est que l’homme est un être naturellement bon ». (Lettre à Christophe de Beaumont).

Il ne fait aucun doute que la bonté primitive sert de fondement à sa théorie morale, mais
cette affirmation doit être comprise dans ses deux mouvements. Elle doit, si nécessaire, être
démembrée pour être bien comprise. Immédiatement après avoir dit « que l’homme est un
être naturellement bon », Rousseau ajoute : « aimant la justice et l’ordre ». Mais l’affirmation
« les premiers mouvemens de la nature sont toujours droits », ne signifie en aucun cas que
l’homme naturel est conscient de la justice et de l’ordre. Même Hobbes n’accepterait pas
une telle inversion. Si avec la théorie de la bonté naturelle nous avons le fondement
théorique de la moralité, ce fondement n’est pas actif dans l’état de nature : il constitue tout
au plus un principe en puissance. Même la pitié, avant les processus d’identification, agit de
façon limitée. Bien que « cette bonté originelle [...] ne semble pas se déduire de
l’indifférence au bien et au mal », elle ne pourrait pas être l’exacte fondement de la morale
de l’homme ayant déjà une conscience bien formée. Il faut donc suivre la distinction donnée
38

par Rousseau entre « l’être intelligent et l’être sensitif ». Le sens moral de la bonté naturelle
dans l’état de nature, concernant les êtres purement sensibles, se limite à l’action de la pitié,
comme disposition non violente qui garantit l’expérience effective de la liberté dans les
relations interpersonnelles. En revanche, lorsqu’elle est projetée sur des êtres intelligents,
c’est-à-dire sur des hommes jouissant du développement de facultés virtuelles, la moralité
est activée par et dans la conscience, car « l’amour de l’ordre [...] développé et rendu actif
porte le nom de conscience ». Mais celle-ci, qui « ne se développe et n’agit qu’avec les
lumieres de l’homme », est, comme on le sait bien, complètement absente chez l’homme
sauvage.

« La conscience est donc nulle dans l’homme qui n’a rien comparé, et qui n’a point vû ses
rapports. Dans cet état l’homme ne connaît que lui ».

Et lorsqu’elle se manifeste chez l’homme civil, elle ne l’empêche pas de s’éloigner de l’ordre
de la nature et de la bonté originelle. Bien que jouissant d’une conscience, les hommes sont
« dégénérés de leur bonté primitive, sont tombés dans toutes les erreurs qui les aveuglent et
dans toutes les misères qui les accablent » (Préface d’une seconde lettre à Bordes).

D’un autre point de vue, on pourrait encore objecter que cette liberté relationnelle n’existe
pas réellement dans l’état de nature de Rousseau. Pour ajouter ensuite que la seule liberté
qui y existe est celle issue de la « qualité d’agent libre », c’est-à-dire l’acte de liberté qui
amène l’homme à dépasser la vie mécanique de l’animal. Celui-ci demeure, à chaque
génération, toujours le même (car « la Bête ne peut s’écarter de la Règle qui lui est
prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire […] » ; DI, 1ère partie). Cette
qualité, en garantissant le libre choix ou le refus conscient, nécessite pourtant la liberté
relationnelle pour concrétiser le libre « droit » d’aller et venir.

Par ailleurs, on pourrait encore évoquer le texte qui affirme que « c’est à la loi seule que les
hommes doivent la justice et la liberté » ; Économie politique). Dans ce raisonnement, même
l’acte de liberté ne s’effectuerait complètement que dans une étape avancée des progrès
humains. Ce texte porte, bien entendu, sur l’état civil, donc le concept de liberté est articulé
avec celui de justice. Il ne s’agit pas d’un principe, ni de la liberté naturelle, mais du
rétablissement de l’égalité et de la liberté dans le registre du droit politique. La loi représente
l’institution qui « rétablit dans le droit l’égalité [mais aussi la liberté] naturelle entre les
hommes », bien qu’adaptée à la nouvelle configuration sociale. On ne peut rétablir que
quelque chose qui a été établi auparavant. C’est pourquoi Rousseau doit contrer Hobbes
avec sa théorie de la bonté naturelle, car seule cette théorie, seule l’action de la pitié peut
sauvegarder une liberté de libre agir à l’origine. L’acte de liberté en lui-même ne peut guère
garantir la liberté naturelle in extenso, afin qu’elle puisse être rétablie dans l’avenir par des
lois, des contrats, etc.
39

III) Disc sur les sci et les arts

Discours sur les sciences et les arts

La démarche critique du système

Dès la préface de ce Discours, Rousseau marque la rupture avec les systèmes


métaphysiques : « Il ne s’agit point dans ce Discours de ces subtilités métaphysiques qui ont
gagné toutes les parties de la Littérature, et dont les Programmes d’Académie ne sont pas
toujours exempts […] » (DSA, Préface, OC III, 3). Cela veut dire que ce Discours n’est pas
fondé sur des notions ou hypothèses abstraites. Là il faut se souvenir que Rousseau suit
dans quelque sort le sillage de la critique de Condillac, dans son Traité des systèmes. Après
délimiter cette opposition, il ajoute tout de suite qu’il « s’agit d’une de ces vérités qui tiennent
au bonheur du genre humain » (ibidem). Ainsi nous avons vérifié la démarche pratique et
moral dont nous avons parlé antérieurement, et qui d’autres appellerons « principe d’utilité ».
Nous avions vu également la démarche subjective de cette vérité par rapport à Rousseau,
faisant, comme Descartes, une mise en place du je, du moidans l’apperception de la vérité.
Dans le second paragraphe de cette même préface, Rousseau démontre qu’il est tout à fait
conscient de son entreprise, de son caractère critique. Il sait que ce Discours va causer un
bouleversement généralisé dans la société européenne : « Je prévois qu’on me pardonnera
difficilement le parti que j’ai osé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd’hui
l’admiration des hommes, je ne puis m’attendre qu’à un blâme universel » (ibidem).
L’intention de ce Discours n’est donc pas de plaire ou déplaire, il s’agit d’un impératif moral :
n'importe à qui je déplairai, il importe seulement de dire la vérité, telle que ressenti par son
moi. Ainsi Rousseau apparaît comme une version renouvelée du parrèsiaste.

1) la parrhesia, fondement de la critique

Lorsque nous entendons le cours de Michel Foucauld


t sur la parrhèsia, au Collège de
France (1984), nous avons l’impression de retrouver tous les éléments de la parrhèsia et du
parrèsiaste chez Rousseau. Foucauld parle de ces notions par rapport à l’antiquité, mais
rien ne nous empêche de les entendre chez Rousseau. Non dans son sens péjoratif, de la
40

parrhèsia utilisé par Aristophane, de tout dire, sans faire usage d’aucun filtre, comme
l’enfant, l’idiot ou le fou, mais dans le sens de « dire vrai ». Dire vrai sur soi, dire vrai sur une
situation sociale, communiquer cette vérité à un autre : c’est le franc parler. Et pour ainsi
parler il faut avoir, bien entendu, du courage. Le courage de dire vrai, de dire la vérité
ressentie. Depuis le début de notre cours nous avons vu la liaison singulière, remarquée par
le Français dans les Dialogues, rattachant la singularité de Rousseau à celle de son
système. Et ce courage fait partie de cette singularité ; il faut avoir du courage pour contrer
la pensée, les préjugés établies, il faut avoir du courage pour confronter les critiques à venir,
il faut avoir du courage pour dévoiler ce que ses contemporains n’arrivent pas à voir, il faut
avoir du courage, enfin, pour établir la critique quoique bouleversante. Et cette critique n’est
pas d’ordre métaphysique, elle s’adresse au champ social et politique. Rousseau critique,
dès ce premier Discours, les institutions sociales, les rapports entre les hommes, mais aussi
et surtout le progrès des sciences et des arts, ou mieux, les effets de cet accroissement en
ce qui concerne l’affaiblissement de la vertu. « Ce n’est point la Science que je maltraite […]
c’est la Vertu que je défends devant des hommes vertueux » (DSA, Exorde, OC III, 5).

Telle comme la vérité du parrèsiastes, dont parle Foucauld,


t la parrhèsia rousseauiste
n’est pas l’équivalent de la vérité du philosophe métaphysicien, liée à une vérité supra
sensible, abstraite ; ni la vérité des ecclésiastes, liée à l’autorité des écritures donc à une
détermination théologique ; ni non plus la vérité du professeur, liée à une technique du
savoir qui n’est pas à proprement parler la vérité qu’il croit personnellement, mais la vérité
appartenant à une certaine tradition. La vérité, la parrhèsia rousseauiste n’a pas de filiation
de pensée. Cette parrhèsia s’oppose également à la vérité du prophète, qui parle au lieu
d’un autre (dieu, etc.) ; elle ne s’adresse pas au futur mais à l’état de choses présentes,
telles qu’elles sont. Elle convoque les hommes à un changement, une modification dans
l’ordre présent des choses. Il n’y a pas des paraboles, le message est direct : « c’est
qu’après avoir soutenu, selon ma lumière naturelle, le parti de la vérité ; quel que soit mon
succès, il est un prix qui ne peut me manquer : Je le trouverai dans le fond de mon cœur »
(DSA, Exorde).

2) le « corollaire » du système rousseauiste : la démarche critique

Vous vous rappelez que ce Discours est celui dont Rousseau est le fruit d’une « illumination
», lors de sa visite à Diderot, qui était emprisonné. Donc il s’agit d’une réponse à la question
posée par l’Académie de Dijon : « Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué
à épurer les mœurs ». Or la première chose que fait Rousseau est d’ajouter à la question
son volet problématique. Il insère l’élément critique dès la reprise de la question, en la
présentant de la forme suivante : « Le rétablissement des Sciences et des Arts a-t-il
contribué à épurer ou à corrompre les Mœurs ? ».
41

" L'esprit a ses besoins, ainsi que le corps. Ceux-ci sont les fondements de la société, les
autres en sont l'agrément. Tandis que le gouvernement et les lois pourvoient à la sûreté et
au bien-être des hommes assemblés, les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques
et plus puissants peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils
sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils
semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage et en forment ce qu'on appelle des
peuples policés. Le besoin éleva les trônes ; les sciences et les arts les ont affermis.
Puissances de la terre, aimez les talents, et protégez ceux qui les cultivent. Peuples policés,
cultivez-les : heureux esclaves, vous leur devez ce goût délicat et fin dont vous vous piquez
; cette douceur de caractère et cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous le
commerce si liant et si facile ; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir
aucune." (DSA, 1er partie, p 6-7).

Dans ce paragraphe nous avons : 1. le fondement critique du système, dans son sens moral
et politique : « les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants
peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés ».
Moral :; parce qu’on croyait jusqu’à ce moment que le progrès améliorait l’homme, dans le
sens de sa civilité, de la politesse, des vertus du citoyen, des relations sociales. Et politique
dans le sens que les institutions défendaient elles aussi le progrès de sciences et des arts,
et son développement était utilisé pour distinguer les citoyens entre eux et devant les autres
nations, qui, quand moins avancées, techniquement parlant, étaient considérées barbares,
sauvages, despotiques. 2. Une distinction critique et conceptuelle entre l’être et le paraître :
c’est la critique des apparences, et un appel à l’essence, c’est-à-dire à la vérité des choses,
donc un appel à pratiquer un dépouillement des masques sociales,
ux, parce qu’on changeait la
vertu par l’apparence de la vertu, avec le masque de la politesse, des bonnes manières,
donc il n’y avait pas de vertu, sinon des faux discours à son propos. 3. Un des principes les
plus importants du système : la liberté naturelle (« […] étouffent en eux le sentiment de cette
liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés […] »). C’est cette liberté que
Rousseau défendra avec son homme sauvage dans le second Discours.

La politesse était, au XVIIIe siècle le signe de distinction, le signe du progrès, l’effet


de l’amélioration des techniques, du développements des sciences et des lettres. La
politesse était ainsi le signe de distinction sociale, distinguant l’homme civilisé « de la
rusticité Tudesque et de la Pantomime ultramontaine » (DSA, p 7), « Voilà, dit Rousseau, les
fruits du goût acquis par des bonnes études et perfectionné dans le commerce du monde »
(ibidem). Une des premières critiques tâche à démasquer cette politesse, car elle éloigne la
42

vertu, il n’y trouve que son apparence. « Qu’il seroit doux de vivre parmi nous, si la
contenance extérieure étaoit toujours l’image des dispositions du cœur ; si la décence étoit
la vertu ; si nos maximes nous servoient de régles ; si la véritable Philosophie étoit
inséparable du titre de Philosophe ! » (ibidem). Le premier problème social dévoilé dans
cette première partie de ce Discours est le jeu des apparences, des conventions. Et le pire,
selon Rousseau, est que cette société en vivant ces apparences se croit vivre une vie
vertueuse ; il lui faut donc non seulement dévoiler les apparences comme démontrer de quel
côté on trouve la vertu. Ainsi l’opposition est marquée entre simplicité et la complexité de la
vie civile : « l’homme sain et robuste se reconnait à d’autres marques : c’est sous l’habit
rustique d’un Laboureur, et non sous la dorure d’un Courtisant, qu’on trouvera la force et la
vigueur du corps. La parure n’est pas moins étrangères à la vertu qui est la force et la
vigueur de l’âme » (DSA, p 8). Le paradigme n’est pas, comme l’ont voulut les opposites de
Rousseau, l’ignorance, mais la nature, les manières plus naturelles : « nos mœurs rustiques
étaient rustiques, mais naturelles ». Cela ne veut pas dire que l’homme rustique a une
nature humaine meilleure, mais que la vertu n’étant pas une simple apparence, les relations
sociales étaient construites sur des bases plus concrètes ; la politesse n’avait pas effacé
l’individualité, le caractère personnel de chacun ; au contraire, la vie civilisée, dans cette
dimension disons fa
fictice des relations sociales impose l’apparence d’une manière
généralisée. Nous voyons ainsi la démarche sociologique de l’entreprise critique.
L’apparence faussée la vertu, cache les vices surabondants dans la société et normalise les
inégalités sociales et, enfin, instaure « une vile et trompeuse uniformité », de manière que «
tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la politesse
exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie ».
Ce quieRousseau dénonce alors c’est la formation d’un « troupeau qu’on appelle société »,
c’est la domination des masses : « tous les homes font les mêmes choses », et dans ce
sens-là nous voyons bien les effets dans notre vie contemporaine, la mode dit comme on
doit s’habiller, les influencercomme on doit manger, marcher, etc. L’apparence généralisé
dans les actions et dans les pensées empêche la sincérité dans les relations sociales, il n’y
a plus de vraie amitié, les liens sociaux sont eux aussi des apparences : enfin, le mensonge
aavain
vécu la vérité. « Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine,
la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous
cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle » (DSA, p 8-9) : c’est
le « raffinement d’intempérance », « telle est la pureté que nos mœurs ont acquise ».

Si, d’un côté, le progrès technique permet une amélioration dans la vie quotidienne, dans la
production de l’agriculture et d’autres biens, elleil augmente en même temps les besoins de
l’individu envers la société. Dans ce sens, Rousseau évoque dans la première note de la
e
première partie l’exemple des sociétés sauvages, telslesque donnés par Montaigne dans son
chapitre Des cannibales : « et les Sauvages de l’Amérique qui vont tout nus et qui ne vivent
que du produit de leur chasse, n’ont jamais pu être domptés », car, « en effet, quel joug
imposerait-on à des hommes qui n’ont besoin de rien ? » (DSA, p 7).
43

Même si la critique s’adresse à son siècle, à la société qui lui était contemporaine,
Rousseau doit prendre en compte aussi sa visée historique, car enfin, depuis la période de
la renaissance l’antiquité gréco-romaine est le miroir, le modèle de vertu et de
développement de l’Europe moderne. « On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière
s’élevait sur notre horizon, et le même phénomène s’est observé dans tous les temps e
dans tous les lieux ». Ainsi l’Égypte, la Grèce, Rome, Constantinople, la Chine ont tous
dégénérés avec le développement des sciences et des arts. Les premières époques de ces
nations donnent l’exemple contraire, positif, comme aussi « les premiers Perses », les
Scythes, les Germains ou même Rome « dans les temps de sa pauvreté et de son
ignorance » (DSA, p 11). Mais ce sont tous des exemples appartenant au passé, rien n’y
peut être plus vérifié. Pourtant l’observation c’est un impératif de la méthodologie
expérimentale de Rousseau (comme chez Condillac, Diderot et d’autres). Et en ce moment,
Rousseau évoque encore une fois les sociétés sauvages dans une note de bas de page :

« Je n’ose parler de ces Nations heureuses qui ne connaissent pas même de nom les vices
que nous avons tant de peine à réprimer, de ces sauvages de l’Amérique dont Montaigne ne
balance point à préférer la simple et naturelle police, non seulement aux Lois de Platon,
mais même à tout ce que la Philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le
gouvernement des Peuples. » (Ibid., 11-12).

L’avantage de ces sociétés, selon Rousseau, est qu’elles donnent la preuve de la vertu, de
la liberté et de l’égalité dans le présent, différemment des modèles de l’antiquité qui ont tous
dégénérés sans exception. Avec la critique de la société contemporaine, une démarche
sociologique, avec la critique des modèles des anciens, une démarche historique, avec
l’exemple des sauvages américains, une démarche anthropologique, ethnographique. La
première partie de ce Discours se concentre ainsi sur les effets nuisibles du progrès des
sciences et des arts, dans la société actuelle mais aussi au cours de l’histoire, et cela
malgré leur apparence positive ; alors que la seconde partie, Rousseau va considérer « les
Sciences et les Arts en eux-mêmes ».

Or, quand Rousseau nous dit qu’il s’agira dans la seconde partie de traiter des «
Sciences et les Arts en eux-mêmes », il en vaut réaliser en quelque sorte une « généalogie
». Cette généalogie vient renforcer l’analyse sur les effets divers des sciences et des arts. Et
tous ces effets constituent des preuves irréfutables sur l’éloignement de la nature.
44

"On ne peut réfléchir sur les mœurs, qu’on ne se plaise à se rappeler l’image de la simplicité
des premiers temps. C’est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel
on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret."

(DSA p 22).

La dégénérescence historique dont parle le second Discours, est d’ores et déjà


annoncée dans ce premier Discours. Le critère pour juger de ces effets doit prendre en
compte la distance entre les discours et le réel, et son objet majeur, i. e. la preuve principale
est l’anéantissement de la vertu. Rappelons-nous de la critique rousseauiste au désir de se
distinguer parmi les philosophes métaphysiciens. La généalogie opérée par Rousseau ici
démontre le même, en ce qui concerne le développement des sciences et des arts. Parce
que c’est un changement de valeur qui s’opère dans ce siècle. La valeur de la vertu devient
apparence, la valeur des pratiques utiles perd sa place pour les pratiques agréables,
intellectuelles. La dévalorisation des travaux utiles, insère d’un même coup la dévalorisation
du corps, des vertus guerrières, et des vertus citoyennes. Les uns seront plus considérés
que les autres, et ces hommes plus considérés le sont aussi grâce à ses richesses, le luxe
duquel ils jouissent. L’inégalité alors vécue n’est pas seulement des talents, mais social,
économique.

"D’où naissent tous ces abus, si ce n’est de l’inégalité funeste introduite entre les hommes
par la distinction des talents et par l’avilissement des vertus ? Voilà l’effet le plus évident de
toutes nos études, et la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande
plus d’un homme s’il a de la probité, mais s’il a des talents ; ni d’un Livre s’il est utile, mais
s’il est bien écrit. […] Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions."
[…] (DSA 25)

La société est pleine d’hommes de lettres, de beaux esprits, des scientifiques,


artistes etc., mais, dit Rousseau, « nous n’avons plus de citoyen ». Et dans la fin de la
seconde partie de ce Discours, Rousseau fait une considération sur le bon usage possible
des sciences, de la philosophie et des arts en général : c’est de revenir à la dimension
moral, pratique, utile à la vie :

" Que les savants du premier ordre trouvent dans leurs cours d’honorables asiles. Qu’ils y
obtiennent la seule récompense digne d’eux ; celle de contribuer par leur crédit au bonheur
45

des Peuples à qui ils auront enseigné la sagesse. C’est alors seulement qu’on verra ce que
peuvent la vertu, la science et l’autorité animées d’une noble émulation et travaillant de
concert à la félicité du Genre Humain." (DSA p. 30)

Avec ce discours, figurant comme « corollaire » de son système, Rousseau a lancé


quelques principes les plus importants de son système : la proximité de la nature, la
restauration de la vertu au-delà des apparences, l’éloge de la simplicité et même de la vie
rustique contre la vie superficielle de l’homme des villes, l’appel à une philosophie qui révèle
de l’utilité, enfin le « bien faire » à la place du « bien dire ».

————————

Schéma - 1er partie

second Discours

connaître la source de l’inégalité parmi


les hommes (Préface)
Première démarche : Mais, pour ce faire, il faut d’abord commencer par connaitre l’homme.

Constat : Dans son état actuel, l’homme civil est défiguré (continuation de la critique du
premier Discours) :

" Semblable à la statue de Glaucus, que le temps, la mer & les orages avoient tellement
défigurée, quelle ressemblait moins à un Dieu qu’à̀ une bête féroce, l’âme humaine altérée
au sein de la société́ par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une
multitude de connaissances & d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des
corps, & par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point
d’être presque méconnaissable"[…]. (DI, préface)

Constat de la cause : Dans son état actuel, l’homme civil est éloigné de son état primitif, de
la nature.

La tâche majeure du Discours et ses difficultés :

" Il est aisé de voir que c’est dans ces changements successifs de la constitution humaine,
qu’il faut chercher la première origine des différences qui distinguent les hommes, lesquels,
d’un commun aveu, sont naturellement aussi égaux entrʼeux que l’étaient les animaux de
chaque espèce, avant que diverses causes physiques eussent introduit dans quelques-unes
les variétés que nous y remarquons. (Ibidem).
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[…] ce nʼest pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y

a d’originaire & d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, & de bien connaître un état
qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, & dont il
est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent."

L’état de nature est purement hypothétique.

Opposition aux principes métaphysiques pour connaître la nature humaine dans le droit
naturel :

" […] ils l’établissent tous sur des principes si métaphysiques, qu’il y a, même parmi nous,
bien peu de gens en état de comprendre ces principes, loin de pouvoir les trouver
d’eux-mêmes. "

L’annonce des principes : l’amour de soi et la pitié naturelle.

" Laissant donc tous les livres scientifiques, qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes
tels qu’ils se sont faits, & méditant sur les premières & plus simples opérations de l’âme
humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieure à la raison, dont l’un nous intéresse
ardemment à notre bien-être & à la conservation de nous-mêmes, & l’autre nous inspire une
répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, & principalement nos
semblables."

Le principal objet d’étude : l’homme : « Cʼest de lʼhomme que jʼai à parler » (DI, Exorde)

Distinction des types d’inégalités :

" Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalité, lune que j’appelle naturelle ou
physique, parce qu’elle est établie par la nature, & qui consiste dans la différence des âges,
de la santé, des forces du corps, & des qualités de l’esprit ou de l’âme : l’autre, qu’on peut
appeler inégalité́ morale ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, &
qu’elle est établie, onu du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci
consiste dans les différents privilèges, dont quelques-uns jouissent au préjudice des autres,
comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en faire obéir. "
(DI, Exorde).

La critique des auteurs qui ont théorisé l’état de nature et l’homme naturel :

" Les Philosophes qui ont examiné les fondements de la société, ont tous senti la nécessité
de remonter jusqu’à l’état de nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé. Les uns n’ont point
balancé à supposer à l’homme dans cet état la notion du juste & de l’injuste, sans se soucier
de montrer qu’il dût avoir cette notion, ni même qu’elle lui fût utile. D’autres ont parlé du droit
naturel que chacun a de conserver ce qui lui appartient sans expliquer ce qu’ils entendaient
par appartenir. D’autres donnant d’abord au plus fort l’autorité́ sur le plus faible, Ont aussi-tôt
fait naître le Gouvernement, sans songer au temps qui dût s’écouler avant que le sens des
mots d’autorité́
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& de gouvernement put exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin,
d’avidité, d’oppression, de désirs & d’orgueil, ont transporté à l’état de nature des idées
qu’ils avoient prises dans la société ; ils parlaient de l’homme sauvage, & ils peignaient
l’homme civil." (Ibidem)

La méthodologie hypothétique et conjecturale :

" Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut
pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités
historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques & conditionnels, plus
propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine"[…]

La méthodologie du dépouillement :

"En dépouillant cet être, ainsi constitué de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, & de
toutes les facultés artificielles, qu’il n’a pu acquérir que par de longs progrès ; en le
considérant, en un mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins
fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre, organisé le plus
avantageusement de tous : je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au
premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, & voilà
ses besoins satisfaits."

L’homme naturel est comme une bête sauvage, sans raison, vivant hors de toute société ; il
n’est pas considéré comme pourvu des dons venus d’un dieu.

Comparaisons entre l’homme naturel et l’homme civil : critique du mode de vie civil. Les
maux de notre société sont le résultat du mode de vie de cette société même, ils ne viennent
pas de l’extérieur.

Recours aux « sauvages de l’Amérique », pour penser l’homme naturel.

" Quand on songe à la bonne constitution des Sauvages, au moins de ceux que nous n’avons
pas perdus avec nos liqueurs fortes ; quand on sait qu’ils ne connaissent presque d’autres
maladies que les blessures & la vieillesse, on est très porté à croire qu’on ferait aisément
l’histoire des maladies humaines en suivant celle des sociétés civiles." (DI, 1er partie).

La vie machinale de l’animal et la machine humaine (« qualité d’agent libre »)

"Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné sens pour
se remonter elle-même, & pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la
déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette
différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme
concourt aux siennes en qualité́ d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, & l’autre par
un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite,
même quand il lui serait avantageux de le faire, & que l’homme s’en écarte souvent à son
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préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleures
viandes, & un chat sur des tas de fruits ou de grain, quoique l’un & l’autre pût très-bien se
nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer ; c’est ainsi que les hommes
dissolus se livrent à des excès qui leur causent la fièvre & la mort, parce que l’esprit déprave
les sens, & que la volonté parle encore quand la nature se tait."

(L’esprit déprave les sens = les développements de l’esprit (sciences, arts, techniques, etc.)
détournent les sens des besoins élémentaires et affaiblissent l’usage des sens : l’homme
civil n’a plus la même vigueur, ni le même odorat qu’il avait auparavant, dans l’état de
nature. C’est la dénaturation des sens).

La perfectibilité : c’est la qualité distinctive de l’homme. Même la raison doit se développer à


l’aide de cette faculté.

" Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de
disputer sur cette différence de l’homme & de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique
qui les distingue, & sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se
perfectionner, faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les
autres ; & réside parmi nous, tant dans l’espèce que dans l’individu ; au lieu qu’un animal
est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toutes vie, & son espèce, au bout de mille ans,
ce qu’elle était la première année de ces mille ans."

Le caractère paradoxal de la perfectibilité :

" Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi
dans son état primitif, & que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis & qui n’a rien non plus à
perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres
accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la
bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive &
presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à
force de tems, de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles &
innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières & ses erreurs, ses
vices & ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même & de la nature." (DI, 1er partie)

*A propos de la perfectibilité, voir l’extrait de Victor Goldschmidt envoyé par mail.

L’homme naturel de l’état de nature est amoral, ou pré-moral :

" Il parait d’abord que les hommes dans cet état n’ayant entrʼeux aucune sorte de relation
morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, & n’avaient ni vices ni
vertus, à moins que, prenant ces mots dans un sens physique, on n’appelle vices, dans
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l’individu les qualités qui peuvent nuire à sa propre conservation, & vertus celles qui peuvent
y contribuer"[…]

La bonté naturelle : Rousseau vs Hobbes.

" N’allons pas surtout conclure avec Hobbes, que pour n’avoir aucune idée de la bonté,
lʼhomme soit naturellement méchant ; quʼil soit vicieux parce qu’il ne connait pas la vertu ;
quʼil refuse toujours à ses semblables des services qu’il ne croit pas leur devoir, ni quʼen
vertu du droit qu’il s’attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s’imagine follement
être le seul propriétaire de tout l’univers. Hobbes a très bien vu le défaut de toutes les
définitions modernes du droit naturel : mais les conséquences qu’il tire de la sienne montrent
qu’il la prend dans un sens qui nʼest pas moins faux. En raisonnant sur les principes qu’il
établit, cet Auteur devait dire que l’état de nature étant celui ou le soin de notre conservation
est le moins préjudiciable à celle d’autrui, cet état était par conséquent le plus propre à la
paix, & le plus convenable au genre-humain. Il dit précisément le contraire, pour avoir fait
entrer mal-à- propos dans le soin de la conservation de lʼhomme sauvage, le besoin de
satisfaire une multitude de passions qui sont lʼouvrage de la société, & qui ont rendu les loix
nécessaires. Le méchant, dit-il, est un enfant robuste. Il reste à savoir si lʼhomme sauvage
est un enfant robuste. Quand on le lui accorderait, qu’en conclurait-il ? Que si, quand il est
robuste, cet

homme était aussi dépendant des autres que quand il est faible, il nʼy a sorte d’excès
auxquels il ne se portât ; quʼil ne battît sa mere lorsquʼelle tarderoit trop à lui donner la
mamelle ; quʼil nʼétranglât un de ses jeunes frères, lorsquʼil en serait incommodé ; quʼil ne
mordit la jambe à lʼautre lorsquʼil en serait heurté ou troublé : mais ce sont deux suppositions
contradictoires dans lʼétat de nature quʼêtre robuste & dépendant. Lʼhomme est faible quand
il est dépendant, & il est émancipé avant que dʼêtre robuste. Hobbes nʼa pas vu que la
même cause qui empêche les Sauvages d’user de leur raison, comme le prétendent nos
jurisconsultes, les empêche en même tems d’abuser de leurs facultés, comme il le prétend
lui-même ; de sorte quʼon pourrait dire que les Sauvages ne sont pas méchants précisément
parce quʼils ne savent pas ce que cʼest quʼêtre bons, car ce nʼest ni le développement des
lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions & lʼignorance du vice qui les
empêchent de mal faire"[…].

La pitié naturelle :

" Il y a dʼailleurs un autre principe que Hobbes n’a point aperçu, & qui, ayant été donné à
lʼhomme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, ou le
désir de se conserver avant la naissance de cet amour, tempère lʼardeur quʼil a pour son
bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable. Je ne crois pas avoir
aucune contradiction à craindre, en accordant à lʼhomme la seule vertu naturelle quʼoit été
forcé de reconnaitre le détracteur le plus outré des vertus humaines. Je parle de la pitié,
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disposition convenable à des êtres aussi faibles & sujets à autant de maux que nous le
sommes ; vertu dʼautant plus universelle & dʼautant plus utile à lʼhomme, quʼelle précède en
lui lʼusage de toute réflexion, & si naturelle, que les bêtes mêmes en donnent quelquefois
des signes sensibles. Sans parler de la tendresse des mères pour leurs petits, & des périls
quʼelles bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance quʼont les
chevaux à fouler aux pieds un corps vivant. Un animal ne passe point sans inquiétude
auprès dʼun animal mort de son espèce : il y en a même qui leur donnent une sorte de
sépulture ; & les tristes mugissements du bétail entrant dans une boucherie, annoncent
lʼimpression quʼil reçoit de lʼhorrible spectacle qui le frappe.

[…]

Mandeville a bien senti quʼavec toute leur morale les hommes nʼeussent jamais été que des
monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à lʼappui de la raison: mais il nʼa pas vu que
de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales quʼil veut disputer aux hommes.
En effet, quʼest-ce que la générosité, la clémence, lʼhumanité, sinon la pitié appliquée aux
foibles, aux coupables, ou à lʼespece humaine en général? La bienveillance & lʼamitié même
sont, à le bien prendre, des productions dʼune pitié constante, fixée sur un objet particulier:
car désirer que quelquʼun ne souffre point, quʼest-ce autre chose que désirer quʼil soit
heureux? Quand il seroit vrai que la commisération ne seroit quʼun sentiment qui nous met à
la place de celui qui souffre, sentiment obscur & vif dans lʼhomme sauvage, développé mais
foible dans lʼhomme civil, qu’importerait cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui
donner plus de force ? En effet, la commisération sera dʼautant plus énergique, quelʼanimal
spectateur sʼidentifiera plus intimement avec lʼanimal souffrant ; or il est évident que cette
identification a dû être infiniment plus étroite dans lʼétat de nature que dans lʼétat de
raisonnement. Cʼest la raison qui engendre lʼamour-propre, & cʼest la réflexion qui le fortifie ;
cʼest elle qui replie lʼhomme sur lui-même ; cʼest elle qui le sépare de tout ce qui le gêne &
lʼafflige. Cʼest la philosophie qui lʼisole ; cʼest par elle quʼil dit en secret, à lʼaspect dʼun
homme souffrant : Péris, si tu veux ; je suis en sûreté́ . Il nʼy a plus que les dangers de la
société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, & qui lʼarrachent de son lit.
On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il nʼa quʼà mettre ses mains
sur ses oreilles & s’argumenter un peu, pour empêcher la nature qui se révolte en lui de
lʼidentifier avec celui quʼon assassine. Lʼhomme sauvage nʼa point cet admirable talent ; &
faute de sagesse & de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment
de lʼhumanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace sʼassemble,
lʼhomme prudent s’éloigne ; cʼest la canaille, ce sont les femmes

des halles qui séparent les combattans, & qui empêchent les honnêtes gens de
sʼentrʼégorger.

Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans
chaque individu lʼactivité de lʼamour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de
toute l’espèce. Cʼest elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons
souffrir ; cʼest elle qui, dans lʼétat de nature, tient lieu de lois, de mœurs, de vertu, avec cet
avantage que nul nʼest tenté de désobéir à sa douce voix : c’est elle qui détournera tout
Sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance
acquise peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; cʼest elle qui, au lieu
de cette maxime sublime de justice raisonnée, fais à autrui comme tu veux quʼon te fasse,
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inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais
plus utile peut-être que la précédente, fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est
possible. Cʼest en un mot dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils,
qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même
indépendamment des maximes de l’éducation. Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate, & aux
esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a long-tems que le genre humain
ne serait plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le
composent. "

Amour de soi / amour propre :

" Il ne faut pas confondre l’amour-propre & l’amour de soi-même, deux passions très
différentes par leur nature & par leurs effets. L’amour de soi-même est un sentiment naturel
qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation, & qui, dirigé dans lʼhomme par la
raison & modifié par la pitié, produit lʼhumanité & la vertu. L’amour-propre n’est qu’un
sentiment relatif, factice, & né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas
de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement,
& qui est la véritable source de lʼhonneur.

Ceci bien entendu, je dis que, dans notre état primitif, dans le véritable état de nature,
lʼamour-propre nʼexiste pas ; car chaque homme en particulier ne regardant lui-même
comme le seul spectateur qu ilʼobserve, comme le seul être dans lʼunivers qui prenne intérêt
à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il nʼest pas possible quʼun sentiment, qui
prend sa source dans des comparaisons quʼil nʼest pas à portée de faire, puisse germer
dans son âme : par la même raison cet homme ne saurait avoir ni haine ni désir de
vengeance, passions qui ne peuvent naître que de lʼopinion de quelque offense reçue ; &
comme cʼest le mépris ou lʼintention de nuire & non le mal, qui constitue l’offense, des
hommes qui ne savent ni sʼapprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de
violences mutuelles, quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais sʼoffenser
réciproquement. En un mot, chaque homme ne voyant guère ses semblables que comme il
verrait des animaux dʼune autre espèce, peut ravir la proie au plus faible ou céder la sienne
au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événéments naturels, sans le
moindre mouvement d’insolence ou de dépit, & sans autre passion que la douleur ou la joie
dʼun bon ou mauvais succès." (DI, note XV)

Conclusion 1er partie : L’homme sauvage ou naturel, vit comme une bête dans l’état de
nature. Il n’est pas bon ou mauvais dans le sens moral. Sa bonté est due au fait de pas être
méchant, intentionnellement. La perfectibilité est la faculté qui le distingue des autres
animaux et lui permet de progresser, de penser, de parler et se développer techniquement. Il
n’est doté ni raison ni de langage. Les progrès de la perfectibilité sont lents, et tout progrès
dans cet état dure des milliers de siècles. L’homme sauvage est caractérisé par l’amour de
soi-même, qui fonctionne comme instinct de préservation.Par Enla comparaison
progressant,
sociale, son amour se
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transforme en amour propre, sa pitié naturelle est déformée, et la perfectibilité continue à


l’amener à une vie éloignée de la nature, des besoins naturels. Différemment de la critique
empiriste ou sensualiste, la morale découle ainsi d’un sentiment inné, naturel, et non d’une «
idée innée », ni d’une raison (comme chez Kant).

Concluons qu’errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre
& sans liaison, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire,
peut-être même sans jamais en reconnaitre aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet
à peu de passions, & se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments & les lumières
propres à cet état, quʼil ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce quʼil croyait
avoir intérêt de voir, & que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. Si
par hasard il fait quelque découverte, il pouvait dʼautant moins la communiquer quʼil ne
reconnaissait pas même ses enfants. Lʼart périssait avec lʼinventeur. Il nʼy avait ni éducation,
ni progrès ; les générations se multipliaient inutilement ; & chacune partant toujours du
même point, les siècles découlaient dans toute la grossièreté des premiers âges ; l’espèce
était déjà vieille, & l’homme restait toujours enfant.

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