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I.

LA PENSÉE MYTHIQUE

Si la philosophie est apparue à un certain moment de l’histoire, cela ne signifie


évidemment pas que les hommes ne cherchaient pas auparavant à penser le monde et la place
qu’ils y occupent. Le type de discours qu’ils utilisaient pour ce faire était ce qu’on appelle le
mythe.
Les rapports entre mythe et philosophie sont très complexes. Pendant longtemps, on a
décrit la naissance de la philosophie comme un passage du mythe à la raison, du μῦθος au λόγος.
Il s’agit toutefois là d’une simplification intenable, comme nous pouvons le voir en examinant
par exemple le Phédon de Platon.
Au début de ce dialogue (60 c sq.), les amis de Socrate interrogent celui-ci, qui attend le
moment où il devra boire la ciguë suite à sa condamnation à mort, à propos de bruits qui courent
selon lesquels il se serait mis à composer de la poésie. Socrate explique que durant toute sa vie, il
a été visité par un rêve qui l’encourageait à « faire de la musique » et à « produire une œuvre
d’art ». Jusqu’à présent, il avait toujours cru que c’était là ce qu’il faisait constamment en
pratiquant la philosophie, dans la mesure où « la philosophie est la plus haute musique ». Mais à
l’approche de la mort, il s’est dit qu’il valait mieux prendre ses précautions au cas où ce à quoi le
rêve l’encourageait était de pratiquer la musique et la poésie au sens où tout le monde entend ces
termes. Cependant, le poète se doit de produire des muthoi et non des logoi ; comme Socrate s’en
estime incapable (car, dit-il, il n’est pas μυθολογικός, « doué pour inventer des histoires »), il
s’est contenté de mettre en vers les fables (μῦθοι) d’Ésope qu’il connaissait par cœur.
Ici, semble-t-il, Socrate oppose assez clairement la philosophie, qui est de l’ordre du
logos, et le mythe. Pourtant, la situation n’est pas aussi simple. Tout d’abord, parce que les fables
d’Ésope se désignent elles-mêmes comme des logoi, comme on peut le voir dans les conclusions
qui en tirent la morale et sont souvent introduites par des formules du type ὁ λόγος δηλοῖ , « la
fable montre… ». C’est d’ailleurs cette désignation qu’utilise Cébès pour s’y référer dans le
Phédon lui-même (cf. 60d), et le terme λόγος est couramment utilisé pour désigner un mythe
dans la littérature grecque. Ensuite, parce qu’un peu plus loin dans le Phédon, Socrate introduit
toute la partie la plus démonstrative du dialogue par un verbe issu du même radical que μῦθος
(διαμυθολογῶμεν, 70b). Enfin, parce qu’au terme de toute cette partie, Socrate raconte un mythe
(107d-115a) qui a clairement été composé par Platon et qui fait donc partie intégrante de la
philosophie de celui-ci. D’ailleurs, c’est l’ensemble du dialogue (et de tous les dialogues
platoniciens) qui peut être considéré comme un mythe, en tant que reconstruction a posteriori
d’un épisode de la vie de Socrate qui ne peut certainement pas prétendre à la vérité historique (et
n’a d’ailleurs aucune ambition de ce genre). D’une part, donc, on ne trouve aucune distinction
terminologique stricte entre μῦθος et λόγος chez les anciens Grecs ; et d’autre part, chez un
philosophe comme Platon, qui est sans doute le véritable inventeur du concept même de
« philosophie », mythe et philosophie sont inextricablement liés.
Plus fondamentalement, parler d’un passage du mythe à la raison présuppose que le
mythe est en lui-même irrationnel. Une telle position, qui repose sur une conception étroite de la
raison selon laquelle cette appellation ne pourrait revenir qu’au mode de rationalité qui s’est peu
à peu imposé en Occident et a trouvé son accomplissement dans la pensée des Lumières du
XVIIIe siècle, a effectivement été soutenue pendant longtemps, d’une manière particulièrement
influente par Lucien LÉVY-BRUHL dans La Mentalité primitive (1922), qui n’hésite pas à parler
d’une pensée « prélogique ». Elle a toutefois été définitivement battue en brèche par Claude
LÉVI-STRAUSS dans La Pensée sauvage (1962), où il montre que celle-ci repose en réalité sur des
observations et des classifications très précises du monde environnant (plantes et animaux) ainsi
que sur des systématisations parfois très complexes des institutions sociales et des pratiques
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magiques, manifestant ainsi une véritable « logique du sensible ». Simplement, cette logique
n’est pas notre logique. Développant cette idée, Lambros COULOUBARITSIS a montré que la
logique du mythe, contrairement à celle qui régit notre mode de pensée actuel, n’est pas une
logique binaire (pour laquelle, de deux termes opposés – par exemple « bien » et « mal » –,
chacun est identique à lui-même et absolument opposé à l’autre), mais une logique de
l’ambivalence, fondée sur le principe de la complémentarité des opposés (c’est-à-dire que les
termes opposés n’y sont jamais strictement opposés l’un à l’autre et purement identiques à eux-
mêmes, mais que chacun implique l’autre et conserve en lui quelque chose de l’autre – cf. le
symbole du yin et du yang). Pour différente qu’elle soit de la logique qui s’est progressivement
imposée avec l’avènement de la philosophie, cette logique n’en est pas moins rationnelle et
rigoureuse.
Qu’est-ce alors que le mythe ? Il est extrêmement difficile d’en proposer une définition
précise du mythe qui le distinguerait de ce qu’il n’est pas, à tel point que Marcel DETIENNE a pu
écrire dans un ouvrage célèbre : « Poisson soluble dans les eaux de la mythologie, le mythe est
une forme introuvable »1. On peut en tout cas dire que contrairement à ce qui a été longtemps
soutenu et l’est encore parfois, le mythe ne se caractérise pas avant tout par un certain contenu –
le fait qu’il traite des dieux ou de faits merveilleux, par exemple –, mais bien plutôt par une
certaine forme. Autrement dit, le mythe est avant tout un certain type de discours. C’est
important, car cela signifie en particulier que le mythe n’est pas intrinsèquement lié à la religion,
même si de nombreux mythes peuvent être en connexion étroite avec celle-ci (notamment en
fondant ou en expliquant des rituels). Comme l’écrit Lambros Couloubaritsis, le lien entre mythe
et religion est seulement « une alliance de raison », qui ne demande qu’à être brisée – et le sera
effectivement chez les premiers philosophes. En ce sens, l’usage du mythe par un penseur n’a
aucune implication sur le caractère « religieux » de la pensée de celui-ci ; il s’agit simplement
d’un mode de discours qu’il utilise comme un outil pour exprimer sa pensée.
Le fonctionnement du mythe a été grandement éclairé par les recherches entreprises à
partir de la deuxième moitié du vingtième siècle. Les progrès les plus importants ont été
accomplis par les représentants de ce qu’on a appelé le structuralisme, notamment par l’historien
des religions et linguiste Georges DUMÉZIL et l’anthropologue Claude LÉVI-STRAUSS, dont
l’œuvre a été poursuivie et approfondie, dans le domaine grec, par des penseurs comme Jean-
Pierre VERNANT, Marcel DETIENNE et Lambros COULOUBARITSIS. Comme son nom l’indique, le
structuralisme s’attache à repérer dans les mythes des structures qui les organisent et permettent
de les comprendre. Ces structures sont toutefois dissimulées par la narration ; il s’agit donc pour
les structuralistes de les dégager « sous » celle-ci. Ce faisant, toutefois, ils ont parfois tendance à
minimiser l’importance de la narration elle-même, dont on a pu montrer qu’elle avait aussi une
signification en tant que telle. Afin d’expliciter ce point, tâchons d’éclairer le fonctionnement du
mythe à partir d’un exemple concret.
Parmi les mythes conservés de la Grèce archaïque, certains relèvent du genre des
théogonies et des cosmogonies. Comme l’indique le suffixe de ces termes (γόνος = origine,
naissance), ces mythes racontent l’origine et les naissances successives, respectivement, des
dieux (théogonies) et du monde (cosmogonies). Nous possédons différentes théogonies et
cosmogonies de ce type, notamment les théogonies dites « orphiques » parce qu’elles sont
attribuées au poète (lui-même mythique) Orphée. Mais l’exemple le plus célèbre de récit de ce
genre est la Théogonie d’HÉSIODE, poète grec du VIIIe-VIIe s. avant notre ère originaire de
Béotie. Ce texte est à la fois une théogonie et une cosmogonie, dans la mesure où pour Hésiode,
les différents éléments qui constituent le monde (la terre, le ciel, la mer, les fleuves, etc.) sont en
même temps des dieux et des déesses, auxquels il prête des sentiments et des agissements très
humains. Les grandes étapes de ce récit sont les suivantes :

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M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 238.

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- À l’origine naît Chaos, l’Abîme-Béant, puis Gaia, la Terre, et Érôs, l’Amour. De Chaos
naissent l’Obscurité et la Nuit, et de l’union de celles-ci l’Éther et le Jour. Quant à la Terre, elle
engendre par elle-même Ouranos, le Ciel, ainsi que d’autres divinités. Elle s’unit ensuite au Ciel,
et de cette union naissent une série de dieux et de déesses (qui seront nommés plus loin les
Titans), dont le cadet est Kronos.
- Or, le Ciel hait ses enfants, et dès qu’ils naissent, il les empêche de sortir à la lumière du
jour et les force à rester dans le sein de leur mère en recouvrant celle-ci de toute sa masse. À bout
de forces, la Terre implore ses enfants de l’aider à mettre fin à cette situation en coupant les
parties génitales de leur père au moyen d’une grande faucille. Seul Kronos, le dernier-né, ose
accomplir cet acte, qui force le Ciel à s’éloigner de la Terre, non sans avoir maudit ses enfants et
leur avoir prédit leur propre chute.
- Kronos règne alors sur les différents dieux qui ont chacun leur descendance. Lui-même
s’unit à sa sœur Rhéa, qui lui donne plusieurs enfants. Mais ses parents, la Terre et le Ciel, lui ont
prédit qu’il serait un jour renversé par son propre fils ; aussi, pour échapper à son destin, avale-t-
il ses enfants dès leur naissance. Afin de mettre fin à cette situation, Rhéa use d’une ruse : elle
accouche en secret et remplace son enfant par une pierre emmaillotée lorsque son père le réclame
pour l’avaler. Elle préserve ainsi son dernier-né, un fils, qui n’est autre que Zeus.
- Zeus grandit et, après plusieurs années, il force son père à vomir ses frères et sœurs.
Puis, avec leur aide ainsi que celle des Géants aux cent bras (enfants de la Terre et de Tartare), il
parvient, au terme d’une longue lutte (qu’on appelle la Titanomachie), à vaincre les Titans qui
sont précipités dans le Tartare. Zeus devient alors le maître incontesté sur la terre, où il règne
aujourd’hui encore.
Tout ce récit est construit selon une logique de l’ambivalence. Par exemple, aucune des
figures qu’il invoque ne peut être dite unilatéralement bonne ou mauvaise : chacune a un aspect
positif et un aspect négatif. Les pères sont à la fois des géniteurs et des destructeurs, les femmes
sont à la fois des mères aimantes et des épouses retorses, les enfants sont à la fois obéissants (par
rapport à leur mère) et rebelles (par rapport à leur père), l’amour est à la fois une puissance
créatrice et une source de souffrances et de mort, la violence est à la fois la cause de maux et
l’instrument de la libération, etc. Bien plus, le monde dans sa totalité est né du mélange
progressif entre des puissances opposées (lumière-obscurité, terre-ciel) dont l’une naît de l’autre
comme si elle y était déjà contenue. Les contraires ne s’excluent pas : ils sont complémentaires et
doivent s’équilibrer.
Mais que signifie plus précisément ce mythe ? Au début du poème, Hésiode fait dire aux
Muses dont il se dit inspiré : « Nous savons dire des mensonges semblables à des réalités, mais
quand nous le voulons, nous savons faire entendre des vérités » (v. 27-28). On comprend souvent
qu’Hésiode cherche ainsi à prendre ses distances à l’égard d’autres mythes, suggérant qu’à la
différence de celui qui va suivre, ils ont été inspirés par des Muses trompeuses. Lambros
Couloubaritsis a toutefois proposé une autre interprétation de ces vers, qui leur donne une portée
beaucoup plus profonde : ils seraient un signe qu’Hésiode est parfaitement conscient que le
mythe qu’il raconte ne doit pas être compris littéralement, parce que s’il exprime bien une vérité,
il le fait selon une distorsion qu’il s’agit de redresser pour en retrouver le sens. Ce serait donc le
même récit mythique qui pourrait être dit mentir lorsqu’il est pris littéralement et dire des vérités
lorsqu’il est correctement interprété.
Quelle est cette distorsion, et comment la redresser ? Pour l’expliquer, Lambros
Couloubaritsis introduit la notion de schème. Dans son vocabulaire, un schème est une sorte de
modèle très élémentaire, issu de l’expérience la plus familière et la plus immédiate de l’homme,
et qui sert à organiser par le discours la totalité de l’expérience humaine en la régularisant et en
l’unifiant. Autrement dit, il s’agit d’un dispositif qui consiste à choisir une expérience
particulière, mais en même temps universellement partagée, pour en faire la règle organisatrice
de la totalité de notre expérience lorsque nous essayons d’en rendre compte par le langage. Ce

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dispositif produit nécessairement une distorsion, parce que, en réalité, notre expérience n’est pas
organisée dans sa totalité selon cette expérience unique ; mais cette distorsion permet
d’introduire un ordre dans le discours, ordre grâce auquel on peut retrouver l’ordre présent dans
le réel lui-même, pour autant que l’on sache comment la redresser.
Dans le texte d’Hésiode résumé ci-dessus, on peut relever l’emploi de deux schèmes
fondamentaux :
- Le schème de la parenté. Celui-ci consiste à projeter sur le monde dans son ensemble la
structure à la fois la plus élémentaire et la plus universelle qui soit, à savoir la parenté. En
d’autres termes, il s’agit d’exprimer selon le mode de la relation humaine de la parenté une série
de choses qui y sont a priori étrangères. C’est très clairement ce que fait Hésiode dans la
Théogonie : il décrit les rapports entre les éléments de la nature et entre les dieux selon le mode
d’engendrements successifs. Or, il est très peu probable qu’Hésiode ait effectivement « cru »
littéralement à ce qu’il écrit : de nombreux indices donnent au contraire à penser que pour lui, les
dieux et le monde en général étaient en réalité inengendrés. Mais le fait d’en parler comme s’ils
étaient engendrés permet d’organiser le discours selon une règle simple, qu’il faut tout
simplement être capable de décoder pour comprendre le sens véritable de ce discours. En
l’occurrence, les relations de parenté permettent surtout d’établir une hiérarchie entre diverses
entités. Par exemple, dire qu’Ouranos est le père de Kronos, qui est lui-même le père de Zeus,
c’est très probablement instituer une hiérarchie entre ces trois divinités qui sont en réalité
inengendrées, Ouranos étant supérieur à Kronos qui est lui-même supérieur à Zeus. C’est en tout
cas de cette manière que les philosophes ultérieurs (notamment Plotin) comprendront ce mythe.
Dans le même ordre d’idées, il est très clair que dans ce mythe, le dernier-né de chaque
génération (c’est-à-dire respectivement Kronos et Zeus) tient une place éminente, puisque c’est
lui qui prend le pouvoir après en avoir dépossédé son père. (Dans d’autres mythes ou d’autres
traditions, par exemple le judaïsme et le christianisme, ce sera au contraire le premier-né qui
jouera un rôle éminent.)
- Le schème de la violence. Les scènes de violence ainsi que les guerres que se livrent les
dieux ne sont certainement pas à prendre littéralement : elles sont bien plutôt la manière très
humaine dont Hésiode rend compte de ce phénomène fondamental qu’est le partage du pouvoir
et des fonctions dans le monde. Dire que l’acte de Kronos à l’encontre d’Ouranos a forcé ce
dernier à s’éloigner de la terre, c’est avant tout limiter l’étendue de la souveraineté de celui-ci au
ciel. De même, dire que Kronos, vaincu par Zeus, est précipité dans le Tartare, c’est dire qu’il ne
règne pas (« plus ») sur la terre ; car selon la tradition grecque (y compris hésiodique), Kronos
« continue » à régner sur les Îles des Bienheureux (sorte de « paradis » situé aux confins du
monde et réservé aux Héros). En réalité, chacun des trois grands dieux règne depuis toujours et à
jamais dans son domaine propre : Ouranos sur le ciel, Kronos sur les Îles des Bienheureux et
Zeus sur la terre.
Cette illustration permet de comprendre la définition générale du mythe proposée par
Lambros Couloubaritsis :

Un mythe est un discours complexe à propos d’une réalité complexe où s’enchevêtrent le visible et
l’invisible, et qui se déploie selon une logique qui lui est propre et en fonction d’un schème transcendantal
qui unifie et régularise l’expérience.

Le mythe est un type de discours : cela signifie que, comme nous l’avons vu, il n’est pas
nécessairement lié à une religion ou à une croyance, mais est avant tout un outil discursif
permettant d’exprimer une certaine réalité. Cette réalité dont parle le mythe est complexe en ce
sens que s’y enchevêtrent le visible et l’invisible, ou, plus généralement, ce qui est accessible aux
sens (vue, ouïe, toucher…) et ce qui ne l’est pas (les dieux, les démons, les morts…). Pour parler
de cette réalité complexe, le mythe respecte la logique de l’ambivalence et utilise un (ou des)
schème(s). Le terme « transcendantal », utilisé dans un sens proche de celui thématisé par KANT,

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le grand philosophe allemand du XVIIIe siècle, sert ici à désigner une condition de possibilité de
l’expérience. En effet, le schème n’est pas seulement le principe organisateur du discours
mythique, mais aussi, par là même, ce qui rend possible l’expérience humaine dans un contexte
mythique en général, en ce sens que l’homme ne peut faire l’expérience du monde qui l’entoure
que si ce monde se donne à lui comme étant cohérent et organisé selon un certain ordre. Ainsi, le
mythe ne sert pas seulement à rendre compte « après coup » d’une réalité qui aurait sa
consistance propre indépendamment de lui, mais il organise le monde lui-même – lui donne un
ordre – et de cette manière confère à l’homme une certaine prise sur celui-ci. Grâce au mythe, le
monde acquiert une certaine intelligibilité, c’est-à-dire devient dans une certaine mesure
compréhensible, et par là même maîtrisable.
Cette dernière précision est importante : elle signifie que cette « mise en ordre du
monde » par le mythe n’est pas neutre, mais a également des implications pratiques. D’abord,
parce qu’elle sert souvent à légitimer un certain ordre social et politique – dans la Théogonie, il
s’agit essentiellement de l’aristocratie contemporaine d’Hésiode. Ensuite, parce qu’elle permet à
l’homme de se situer dans le monde et de voir comment il peut éventuellement agir sur celui-ci –
par exemple par le biais de rites, de prières, etc. – aspect qui ne semble pas dominant dans la
Théogonie, mais qui apparaît en revanche dans de très nombreux mythes, grecs et non grecs.
Enfin et surtout, parce qu’elle permet au poète, par la simple organisation de son discours, de
faire passer certains messages ou préceptes d’ordre moral. Cette fonction du mythe est surtout
visible dans une autre œuvre poétique attribuée à Hésiode intitulée Les Travaux et les jours. Dans
ce poème, Hésiode s’adresse à son frère Persès avec lequel il est manifestement en conflit à
propos d’une question de patrimoine afin de l’exhorter au travail et à la justice. Pour ce faire, il
raconte d’abord le mythe de Pandore, « présent de tous les dieux » que Zeus envoie aux hommes
afin de les punir du vol du feu par Prométhée et qui serait responsable de tous les malheurs de
l’humanité, et notamment du fait que « les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes », de
sorte qu’il faut désormais travailler pour se le procurer. Il conte ensuite le mythe des races, mythe
de déchéance qui montre également que Zeus punit toujours l’injustice et que le seul espoir est
dès lors de pratiquer la justice (δίκη) et d’éviter la violence et la démesure (ὕβρις). Dans les deux
cas, le mythe sert à fonder des prescriptions d’ordre pratique en les inscrivant dans l’ordre
général du monde. Nous verrons que cette fonction du mythe sera reprise par les penseurs
ultérieurs, en particulier par Platon.
Cependant, si le mythe confère une certaine intelligibilité au monde, nous avons vu que
celle-ci était acquise au prix d’une distorsion fondamentale entre le discours et ce dont il prétend
rendre compte. Certes, Hésiode lui-même était manifestement conscient de cette distorsion, et il
est probable qu’il en allait de même pour certains au moins de ses auditeurs et ses lecteurs. Elle
n’en subsistait pas moins, et a manifestement été de plus en plus ressentie comme un défaut qu’il
s’agissait de corriger. Deux voies principales ont été suivies pour ce faire :
1) Certains penseurs ont cherché à abandonner le mythe et à créer un nouveau type de
discours plus conforme à la réalité telle qu’ils la comprenaient. Ce sera le cas des premiers
physiologues que nous aborderons dans le chapitre suivant, qui parleront de la succession
d’engendrements à partir d’un élément primordial, la physis, en comprenant toutefois ces
engendrements de manière littérale. Aux yeux de certains de leurs successeurs, toutefois, l’écart
par rapport au discours mythique ne s’est pas toujours marqué de manière suffisante ; ainsi, dans
le Sophiste de Platon, l’Étranger d’Élée raille ses prédécesseurs dans les termes suivants :

Ils m’ont l’air de nous conter des mythes, chacun le sien, comme on ferait à des enfants. D’après l’un, il y
a trois êtres, qui tantôt s’entreguerroient les uns ou les autres en quelque façon, tantôt, devenant amis,
nous font assister à leurs épousailles, enfantements, nourrissements de rejetons. Un autre s’arrête à deux :
humide et sec, ou chaud et froid, qu’il fait cohabiter et marie en due forme. Chez nous, la gent Éléatique,
issue de Xénophane et de plus haut encore, ne voit qu’unité dans ce qu’on nomme le Tout et poursuit en
ce sens l’exposé de ses mythes. Postérieurement, certaines Muses d’Ionie et de Sicile ont réfléchi que le

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plus sûr est d’entrelacer les deux thèses et de dire : l’être est à la fois un et plusieurs, la haine comme
l’amitié font sa cohésion. Son désaccord même est un éternel accord : ainsi disent, parmi ces Muses, les
voix les plus soutenues. Les voix plus molles ont relâché l’éternelle rigueur de cette loi : dans l’alternance
qu’elles prêchent, tantôt le Tout est un par l’amitié qu’y maintient Aphrodite, tantôt il est plusieurs et à
soi-même hostile sous l’action de je ne sais quel discord. En tout cela, quels dirent vrai, quels dirent
faux ? Prononcer est difficile et ce serait détonner que de vouloir, sur des hommes que défend leur gloire
et leur antiquité, exercer de si grosses critiques. (Platon, Sophiste, 242c-243a)

D’ailleurs, comme nous l’avons vu, Platon lui-même continuera à faire usage du mythe dans ses
dialogues. Il faudra attendre Aristote pour observer un rejet complet du mythe hors de la
philosophie, rejet qu’on ne peut d’ailleurs considérer comme définitif, au vu de certaines de ses
réactualisations ultérieures (dont l’une des plus marquantes est sans doute le mythe final de la
Théodicée de Leibniz).
2) De fait, dès Parménide, une autre attitude a également été adoptée par certains
penseurs : celle consistant à conserver le mythe, à titre de pur outil discursif, mais en lui faisant
subir des modifications fondamentales pour mieux l’adapter à leur pensée. Parmi ces
modifications, la plus importante est sans doute l’introduction de nouveaux schèmes : le schème
du chemin chez Parménide, le schème de l’amour et de la haine chez Empédocle, le schème de
l’artisan chez Platon…
Ces deux attitudes ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre, comme en
témoigne le cas, particulièrement complexe, de Platon. Mais toutes deux permettent en tout cas
de suggérer que la naissance de la philosophie est à chercher moins dans un certain contenu,
voire dans un certain type d’interrogation – car comme l’écrit fameusement Aristote, « celui qui
aime les mythes est d’une certaine manière philosophe » (ὁ φιλόμυθος φιλόσοφός πώς ἐστιν,
Métaphysique A 2, 982b18-19) – que dans une modification du type de discours utilisé, qui
suppose une prise de conscience réflexive et critique des possibilités et des limites du mythe.
Paradoxalement, il s’agira moins d’une complexification que d’une simplification du discours,
qui va progressivement abandonner la logique de l’ambivalence pour la logique binaire de la
contradiction. À cette modification s’ajoutera la volonté croissante de justifier son propos, par
l’appel non plus à l’autorité des Muses ou des anciens, mais à l’observation et/ou à
l’argumentation. Corrélativement, de nouvelles conceptions du monde vont se développer, que
rendent possibles cette modification du type de discours et cette attitude critique naissante.

Lectures conseillées

L’analyse structuraliste la plus complète de la pensée mythique en général demeure celle de Cl.
Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon (repris en poche dans la collection « Pocket »), 1962. Sur la
question du mythe, voir surtout son article fondateur « La structure des mythes » (1955), repris dans
Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 (repris en poche dans la collection « Pocket »), p. 235-265.
Pour le domaine spécifiquement grec, voir en particulier J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs,
Paris, Maspero, 1965 ; nouvelle édition : Paris, La Découverte/Poche, 1996. On trouvera une synthèse des
travaux de L. Couloubaritsis sur la question dans son Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, p.
29-122.
Pour la Théogonie, il existe en poche une bonne traduction française par A. Bonnafé,
accompagnée du texte grec et de notes et précédée d’une très utile introduction de J.-P. Vernant : Hésiode,
Théogonie. La Naissance des dieux, Paris, Rivages Poche/Petite Bibliothèque, 1993. Une traduction
française de la Théogonie et des Travaux et les jours est également disponible au Livre de Poche, Paris,
1999.

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