C’est pour penser l’expérience de l’écriture comme expérience du mourir impersonnel
qui ouvre à l’autre nuit de l’imaginaire que Blanchot est amené à analyser la solitude dans L’Espace littéraire, d’abord dans l’article de 1953, « La solitude essentielle », puis dans la première annexe « I. La solitude essentielle et la solitude dans le monde ». Conformément à la pensée du double qui fait qu’il y a deux versions de la mort, de la nuit, de l’imaginaire, il y a aussi deux versions de la solitude qui leur correspondent. La solitude essentielle ne se laisse comprendre qu’à partir de la solitude dans le monde à laquelle elle met fin, solitude déjà mise en évidence par Heidegger et Levinas comme la manière dont l’homme se rapporte à son être. Heidegger montre dans Sein und Zeit que le Dasein est à chaque fois mien, je me rapporte à cet être comme au mien, celui dont j’ai la charge, et dont nul ne peut me décharger. Ce rapport est une solitude en cela que je suis seul à pouvoir assumer cet être dans la résolution authentique, solitude qui se révèle dans la possibilité de la mort que personne ne peut assumer à ma place, personne ne pouvant me délivrer de ma mortalité en mourant pour moi. Il ne s’agit pas d’une solitude ontique, contingente, consistant à se retrouver seul dans une pièce ou bien à ne plus fréquenter ses semblables ou à s’adonner à l’érémitisme. Il s’agit d’une solitude constitutive de notre être, donc ontologique et nécessaire, quoi qu’il en soit de la présence ou de l’absence d’autrui à nos côtés, que Heidegger appelle le « solipsisme existential » (Sein und Zeit, § 40). Dans De l’existence à l’existant et Le temps et l’autre, Levinas reprend et prolonge cette analyse pour montrer dans une démarche génétique comment le sujet en vient à se poser comme un existant, un Je, à partir d’un anonymat premier qui est la veille insomniaque impersonnelle dans la nuit de l’il y a où toutes choses ont disparu mais où l’existence toute nue apparaît. L’hypostase est l’arrachement à l’existence anonyme et la position de l’existant en première personne, par le fait que le moi s’enchaîne à son existence qu’il assume comme la sienne, il est rivé à lui-même sans pouvoir s’en défaire, et c’est ce rapport à soi qui est la solitude. Le « je suis » est en tant que tel solitude car unité avec soi- même, ne faire qu’un : « La solitude n’apparaît donc pas comme un isolement de fait d’un Robinson (…), mais comme l’unité indissoluble entre l’existant et son œuvre d’exister » (Le temps et l’autre, p. 22). C’est cette solitude qui est analysée par Blanchot dans la première annexe de L’Espace littéraire comme solitude « au niveau du monde » (L’Espace littéraire, p. 337), par opposition à la solitude essentielle qui est ouverture au Dehors, donc solitude en deçà du monde. Il renvoie explicitement à Heidegger en des considérations déjà développées dans « La littérature et le droit à la mort » où il renvoyait à Levinas, à savoir que la mort possible comme pouvoir du négatif est la négation de l’existence nue, matérielle, hors-sens, qui fait surgir le monde, la lumière du sens. Appliquée à soi, cette négation est la position du Je en première personne. La position du Je consiste donc à se séparer de l’être anonyme, est une décision d’être sans être. Cette solitude dans le monde est d’abord inapparente car le sujet existe avec ses semblables dans un monde commun. Elle se révèle quand le pouvoir de séparation à l’égard de l’être consiste à se séparer des autres hommes : « l’absolu d’un Je suis qui veut s’affirmer sans les autres. C’est là ce qu’on appelle généralement solitude (au niveau du monde) » (L’Espace littéraire, p. 338). Heidegger montrait dans Sein und Zeit que c’est l’angoisse qui révèle au Dasein le solipsisme existential et dans Qu’est-ce que la métaphysique ? qu’elle est une expérience du néant. Blanchot y fait implicitement référence en montrant que dans l’ébranlement de l’angoisse « la solitude du « Je suis » découvre le néant qui le fonde » (L’Espace littéraire, p. 338). Cette expérience, fondamentale pour Heidegger, demeure superficielle aux yeux de Blanchot et dérobe l’essentiel car elle fait du néant quelque chose de sombre et d’angoissant alors qu’il est, et Blanchot joue ici Hegel contre Heidegger, le pouvoir du négatif par lequel le sujet fait se lever un monde et se pose comme sujet unique, donc comme solitude dans le monde. C’est en rapport à la caractérisation de l’unité et unicité du Je comme solitude que Blanchot, à l’époque de L’Espace littéraire, veut penser aussi l’impersonnel comme une solitude, à savoir une autre solitude, la solitude essentielle. Contrairement à la solitude dans le monde qui est une absence de rapports aux autres et un isolement du soi, la solitude essentielle est plus solitaire encore, car elle est la solitude qui, non seulement est une absence de rapports aux autres, mais est plus fondamentalement une absence de rapport à soi, une absence du « Je » lui-même que disent ces formules de L’Espace littéraire : « Quand je suis seul, ce n’est pas moi qui suis là », « Je ne suis pas le sujet à qui arriverait cette impression de solitude », « Quand je suis seul, je ne suis pas là » (L’Espace littéraire, p. 337 ; cf. , Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 82, « lorsque je cessais d’être seul, la solitude devenait intense, infinie »). Le Je n’est jamais celui qui est seul dans la solitude essentielle puisqu’elle est l’absence de Je, l’impossibilité de tout rapport personnel. Celui qui est seul est donc décrit comme le On, le Quelqu’un, le Il neutre : « Quand je suis seul, je ne suis pas seul, mais, dans ce présent, je reviens déjà à moi sous la forme du Quelqu’un. Quelqu’un est là, où je suis seul. (…) Quelqu’un est ce qui est encore présent, quand il n’y a personne. Là où je suis seul, je ne suis pas là, il n’y a personne mais l’impersonnel est là » (L’Espace littéraire, p. 27 ; cf. Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 117 et p. 139, « je ne suis plus là, mais quelqu’un est là »). Levinas décrit l’il y a comme présence de l’absence. Quand tout s’est absenté, cette absence est encore une présence inéliminable. De la même façon, Blanchot décrit le fait que quand le « Je » s’est absenté, cette absence est encore présente, est une présence impersonnelle. Quand il n’y a plus personne, c’est ce « personne » qui est encore là et qui est encore quelqu’un, le seul qui reste, le seul solitaire. Puisque dans la solitude essentielle, je ne suis pas seul, alors personne n’y est seul, elle est solitude sans personne, pure solitude et, pour cette raison, solitude essentielle. La solitude dans le monde correspond au pouvoir du négatif qui dissimule la profondeur de la dissimulation, la nuit, l’être anonyme, pour faire se lever un monde qui est la lumière du sens. Elle relève donc pleinement de la première nuit, celle du sommeil où « la dissimulation se dissimule » (L’Espace littéraire, p. 339). À l’inverse, la solitude essentielle étant l’impersonnel, elle est retour en deçà du monde, ouverture au Dehors hors-sens, et correspond donc à la veille de l’insomnie ou du rêve dans l’autre nuit, celle où la nuit apparaît, la profondeur de la dissimulation qu’est l’être apparaît dans l’absence de toute chose : « Pour celui qui s’approche de ce manque, tel qu’il est présent dans « la solitude essentielle », ce qui vient à sa rencontre, c’est l’être que l’absence d’être rend présent, non plus l’être dissimulé, mais l’être en tant que dissimulé : la dissimulation elle-même » (L’Espace littéraire, p. 339), « dans ce que nous appelons solitude essentielle, la dissimulation tend à apparaître » (L’Espace littéraire, p. 340). Si Blanchot a besoin de la notion de solitude pour penser l’écriture, c’est parce que l’écrivain est celui qui « échappant à la solitude de ce qu’on appelle soi-même entre dans l’autre solitude où précisément manquent toute solitude personnelle, tout lieu propre et toute fin » (Le Livre à venir, p. 48). L’écrivain quitte la solitude dans le monde pour la solitude essentielle. À première vue, il semble que l’écrivain soit celui qui se retire du monde, qui se coupe des autres pour écrire. De manière plus essentielle, c’est de lui-même que l’écrivain doit se couper après s’être coupé des autres, il doit disparaître dans l’écriture. La parole qui inspire l’écrivain, à laquelle il prête l’oreille et qu’il doit écrire sous la dictée, n’est pas sa parole, elle est la parole impersonnelle du langage qu’est le langage imaginaire, les mots devenus images. Il ne peut s’ouvrir à l’impersonnel qu’en devenant impersonnel lui-même. C’est de cette entrée dans l’impersonnalité par l’écriture dont Kafka témoigne dans son journal comme étant l’origine de toute littérature, qui est le passage du Je au Il neutre, l’écrivain n’étant plus personne, étant celui qui a perdu le pouvoir de dire « Je » : « Le ‘‘Il’’ qui se substitue au ‘‘Je’’, telle est la solitude qui arrive à l’écrivain de par l’œuvre » (L’Espace littéraire, p.23). L’écrivain doit s’ouvrir à l’image des mots, leur matérialité sensible qui se montre dans l’écriture littéraire, mais l’image se donne dans le regard impersonnel de la fascination qui plonge dans l’autre nuit, qui fait apparaître la profondeur de la dissimulation qu’est l’image. C’est pourquoi il a besoin de la solitude essentielle, car « la fascination est le regard de la solitude » (L’Espace littéraire, p. 29) : « Écrire, c’est entrer dans l’affirmation de la solitude où menace la fascination » (L’Espace littéraire, p. 31 ; cf. L’Espace littéraire, p. 50 : « la solitude essentielle, là où menace la fascination »). Parce que l’entrée dans l’impersonnalité de l’autre nuit en deçà du monde est aussi une chute en deçà du temps, la solitude essentielle est aussi « la solitude de l’absence de temps » (L’Espace littéraire, p. 67), celui où tout recommence sans pouvoir trouver de terme. C’est aussi en ce sens que l’écrivain entre dans la solitude essentielle, lui qui est livré à un mouvement d’écrire interminable, incessant, celui de l’inspiration par la parole essentielle. C’est aussi parce que l’écrivain écrit une parole impersonnelle qu’il est ensuite congédié, effacé par l’œuvre lorsque la lecture la fait surgir, de telle sorte que, sans auteur, « l’œuvre est solitaire » (L’Espace littéraire, p. 15), c’est « la solitude de l’œuvre » (L’Espace littéraire, p. 15). Parce que la solitude essentielle est effrayante, elle répugne à l’écrivain, et Blanchot en voit la preuve dans le souci qu’ont les auteurs de rédiger leur journal, qui a pour fonction de préserver ce Je qu’ils sont au quotidien, quand ils n’écrivent pas : « Le Journal – ce livre apparemment tout à fait solitaire – est souvent écrit par peur et angoisse de la solitude qui arrive à l’écrivain de par l’œuvre » (L’Espace littéraire, p. 24-25). Solitaire, le journal ne l’est qu’au sens de la solitude dans le monde qu’il cherche à préserver contre son renversement en la solitude essentielle. La double solitude permet aussi à Blanchot de penser la double mort. La mort comme possibilité est le pouvoir du négatif par lequel le Je se pose en faisant se lever un monde, donc elle est la solitude dans le monde. C’est elle que Blanchot retrouve chez Heidegger qui fait de la mort « le moment de ma plus grande authenticité, celle vers laquelle je m'élance comme vers la possibilité qui m'est absolument propre, qui n'est propre qu'à moi et me tient dans la dure solitude de ce moi pur » (L’Espace littéraire, p. 163). À l’inverse, la mort impossible est celle dont on ne peut faire l’expérience en première personne, puisqu’elle abolit le Je auquel elle met fin, de sorte qu’elle n’est approchée que dans le mourir impersonnel, celui d’un On meurt dont l’impersonnalité n’est rien d’autre que la solitude essentielle. À Pascal disant « On mourra seul », Blanchot répond que « l'homme meurt peut-être seul, mais la solitude de sa mort est très différente de la solitude de celui qui vit seul » (L’Espace littéraire, p. 216), car elle n’est pas la solitude dans le monde qui nous isole des autres hommes. La solitude essentielle peut même nous rapprocher, de telle sorte qu’« il meurt seul, parce qu'il meurt tous, et cela fait aussi une grande solitude » (L’Espace littéraire, p. 216). La solitude essentielle permet à Blanchot de penser l’impersonnel comme communauté. Les récits insistent tout particulièrement sur cette solitude commune qui est la solitude d’un « nous » : « C’est vrai, vous n’êtes pas seul, mais nous sommes seuls » (Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 85), « La solitude qui est en nous » (Le Dernier homme, p. 113), « Seuls, mais non pas chacun pour son compte, seuls pour être ensemble » (L’Attente, l’oubli, p. 32). Dans La Communauté inavouable, ouvrage plus précisément consacré à la communauté, Blanchot écrit encore : « seul de toute façon, mais d’une solitude partagée » (La Communauté inavouable, p. 13), « une solitude vécue en commun » (La Communauté inavouable, p. 39). En entrant dans la solitude essentielle, chacun cesse d’être un Je isolé et séparé des autres pour devenir le On impersonnel, mais le même On que tous sont dans le mourir, de sorte que le On est tout autant un Nous, « ce ‘‘nous’’ qui nous tient ensemble et où nous ne sommes ni l’un ni l’autre » (Le Dernier homme, p. 46).
Bibliographie :
E. Levinas, De l’existence à l’existant, Vrin, Paris, 1947, p. 142-153.
E. Levinas, Le temps et l’autre (1948), PUF, Paris, 1983, p. 21-38. E. Pinat, Les deux morts de Maurice Blanchot. Une phénoménologie, Zeta Books, Bucarest, 2014, p. 55-57.
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