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Constance Debré : La pensée anarchiste par


l’exemple
Posted by Margaux Mérand on mercredi, décembre 7, 2022 · Leave a Comment

Photo : Pierre-Ange Carlotti © Flammarion

L’ouvrage Nom de Constance Debré publié aux éditions Flammarion, est considéré par
notre rédactrice comme une littérature de la pensée anarchiste en acte, caractérisée par
une forme de subversion non consensuelle et idiosyncrasique. Cet article s’e몭orce
notamment de montrer en quoi l’écriture de Debré, par la revalorisation qu’elle opère
du libre-arbitre et du jugement rationnel, exhibe les écueils et les limites inhérentes à
la discipline psychanalytique.
la discipline psychanalytique.

« Quel est le problème avec ce qui est vrai, quel problème ils ont avec la vérité, je me demande tout
le temps. »

Constance Debré, Nom

« Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il


faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas
encore trouvé notre corps sans organes […] Remplacez
l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation.
Trouvez votre corps sans organes […] c’est là que tout se joue. »
Telle est l’épigraphe de Nom de Constance Debré. Cette
citation des Mille-plateaux de Deleuze et Guattari est
particulièrement éloquente pour la chercheuse en
psychopathologie de l’anorexie mentale que je suis. Le «
corps sans organes », opposé au « moi » dont la psychanalyse
s’entêterait à faire une genèse familialiste, est celui-là même
que construit le sujet anorexique pour Gilles Deleuze. Si l’on
en veut une dé몭nition, on peut comprendre à travers ce cas-
limite qu’il s’agit d’un corps émancipé de ses fonctions
organiques, par la subversion de la faim – donc du pur besoin
physiologique – qu’il opère. L’anorexique, écrit Deleuze dans ses Dialogues avec Claire
Parnet, « est un passionné : il vit de plusieurs façons la trahison ou le double
détournement. Il trahit la faim, parce que la faim le trahit, en l’asservissant à l’organisme ;
[…] il trahit l’aliment, parce que l’aliment est traître par nature ». La femme anorexique
veut se faire un corps anorganique, exempt de l’alternance inlassable de la faim et de la
réplétion, du vide et du plein ; elle aspire à n’être plus assujettie à ses fonctions
biologiques de femme, parmi lesquelles la maternité. Le corps sans organes, c’est celui du
sujet souverain, par-delà un double déterminisme : celui de la biologie, mais aussi celui de
l’inconscient, au cœur de l’investigation psychanalytique.

On trouve là déjà plusieurs thèmes structurant l’écriture de Constance Debré : la trahison


(de l’origine), le soi créé et connu par « expérimentation » plutôt que déterminé et retrouvé
par anamnèse et procédé interprétatif analytique. Le soi passe singulièrement par une
capacité à s’incarner : « Aujourd’hui j’ai un corps. Il a fallu des années. Ce n’est pas une
idée, ce n’est pas un discours, c’est un fait véri몭able dans la glace. […] Concrètement, dans
mes muscles et mes tendons, dans mon visage et les os de mon crâne. Ce n’est pas mon
nom, c’est mon corps qui m’intéresse. »

LE CORPS DE L’ÉCRIVAIN
Ce corps – donnée empirique tangible, comme les os deviennent sensibles à l’anorexique –
« est apparu quand je suis devenue écrivain, quand je suis devenue homosexuelle, quand je
me suis débarrassée de beaucoup de choses et que j’ai perdu le reste ». Pour autant qu’il
cesse d’être une entité naturelle, ou même sociale, le corps auto-constitué apparaît
premièrement sans genèse, ou sans généalogie ; il n’entretient pas de rapport avec
premièrement sans genèse, ou sans généalogie ; il n’entretient pas de rapport avec
l’origine, il ne découle pas linéairement ni même de manière discontinue de l’histoire
familiale. Il a au contraire a une dimension performative : il est à lui-même son propre
commencement – ou recommencement, dans les termes 몭naux du livre. Plus exactement,
on pourrait dire que le corps advient dans et par l’écriture, comme chez Ka몭a corps et
visage pourraient « en몭n » apparaître, et s’inscrire dans le temps, avec les progrès de
l’œuvre littéraire :

« On peut parfaitement discerner en moi une concentration au pro몭t de la littérature.


Quand il fut devenu évident dans mon organisme que l’orientation de ma nature vers la
création littéraire était la plus productive, tout se pressa dans ce sens et laissa inoccupés
ceux de mes talents qui se tournaient vers les joies du sexe, du boire, du manger, de la
ré몭exion philosophique et, en tout premier lieu, de la musique. […] ce qui compense tout
cela apparaît en toute clarté. Puisque aussi bien mon développement est achevé et que,
pour autant que je puisse le savoir, je n’ai plus rien à sacri몭er, il ne me reste qu’à chasser
mon travail de bureau de cette vie commune pour commencer ma vraie vie, dans laquelle mon
visage pourra en몭n vieillir naturellement avec les progrès de mon œuvre. » (Journal, 3 Janvier
1912, je souligne)

Le corps est contemporain de l’œuvre, et celle-ci conditionne strictement l’accès à soi-


même et au sentiment d’être réel. Le sujet s’incarne en écrivant parce que l’écriture, pour
être même formellement réussie, réclame une disponibilité et une désinhibition totales du
soi. Philip Roth con몭ait à David Remnick que pour écrire, il fallait avoir le courage de
supporter le caractère « cru » de son écriture dans sa forme la plus spontanée :

« Probably any work where you start with nothing on a page and you have to 몭ll the page is
accompanied by a lot of anxiety and a lot of fear. Fear that simply you can’t do it. And frustration
as you’re doing it because what comes is very crude. But over the years I think what you develop is
a tolerance for your very crudeness. And patience, patience with your own crap, really. And a kind
of belief in your crap, which is: just stay with your crap and it’ll get better if you just stay with it. »*

L’écriture ne peut venir d’un soi déguisé,


pudiquement dissimulé à lui-même ; elle ne L’écriture ne peut venir d’un
surgit que du soi profond et honteux, dont elle soi déguisé, pudiquement
dissimulé à lui-même ; elle
exige sans cesse qu’il se débarrasse de sa gêne
ne surgit que du soi profond
pour devenir expressif. L’exercice littéraire
et honteux, dont elle exige
réussi est la preuve a posteriori que le soi n’est
sans cesse qu’il se débarrasse
pas si mauvais puisqu’il détient, seul, les clefs
de sa gêne pour devenir
de la création. Aucune autre situation que expressif. .
l’écriture ne peut ainsi donner à l’écrivain un
sentiment comparable de gratitude pour ce
qu’il est. Le corps est l’aboutissement du processus : sculpté par l’œuvre, il devient corps
propre. Le corps « sans organes » existe donc par le truchement de l’écriture. Il est plus
largement le produit du choix dont un sujet est capable à des degrés variables – dans une
perspective bergsonienne. Constance Debré s’assimile à un « héros » : elle choisit une
existence dont la norme ne lui préexiste pas, alors qu’elle pouvait se complaire dans une
vie « lamentable » mais assurée : « J’aurais pu être comme eux, j’aurais pu accepter. (…)
Bien sûr que l’héritier c’est moi, bien sûr que je les déshérite. »
Bien sûr que l’héritier c’est moi, bien sûr que je les déshérite. »

Le choix procède du libre-arbitre et celui-ci est à son tour, écrit Debré, un certain
« rapport avec le vide », le vide étant lui-même dans un antagonisme perpétuel avec
l’origine. Dans l’ascèse de l’anorexique, il en va bien d’un refus simultané de la nourriture
et de l’emprise maternelles. L’anorexique cherche à se libérer de l’incorporat maternel :
elle veut un corps séparé de celui de sa mère. Le facteur de la séparation, c’est le vide.

LE RAPPORT AU VIDE : CONDITION NÉCESSAIRE


DU LIBRE-ARBITRE
Le vide a plusieurs fonctions chez Constance Debré : il est primitivement un mécanisme
de coupure de l’environnement immédiat – comme dans les phénomènes de dissociation
autistique précoce – qui permet de se protéger des intrusions et des menaces de
désintégration ; il est le signe le plus manifeste d’un tempérament philosophique et d’une
disposition à la créativité – l’acte philosophique inaugural consistant à appliquer « à vide »
sa raison aux objets –, le vide est en몭n ce que Debré décrira comme un lieu en elle-même
où elle n’éprouve rien. Le rien est dans ce dernier sens un facteur de délivrance par rapport
à son élément opposé : le déchirement ou le tragique.

Dans la tentation du vide, et la tendance


« Il faut que je me surveille solidaire à pouvoir se détacher de tout, vivre
tellement j’aime ça la sans possessions durables, si ce n’est peut-être
solitude, tellement je celle d’une absolue souveraineté, il y a une
pourrais vivre seule,
certaine parenté avec l’existence végétale à
tellement je vis toujours
laquelle aspire Jed Martin dans La Carte et le
seule, même quand je suis
Territoire de Michel Houellebecq – existence
avec quelqu’un. »
végétale et paradoxalement artistiquement
féconde. L’enjeu est surtout de ne pas se
forcer à éprouver certaines a몭ections pour se relier aux autres quand le sujet dispose en
lui-même de ressources su몭santes pour exister, même si cette existence devait être
entièrement dépouillée de ce avec quoi les gens la remplissent habituellement. Parce que
le sujet n’est pas vide, il s’emploie à organiser régulièrement le vide dans sa vie pour
exploiter au mieux sa substance propre. Là où Jed Martin – ou Houellebecq lui-même – vit
ainsi sans s’en expliquer outre mesure, avec un 몭egme caractéristique, Constance Debré
fait de cette décision initiale un acte héroïque. Sans doute y a-t-il un coût plus grand et un
surcroît de violence dans l’accomplissement de ce détachement lorsque l’on est une
femme. Comprenons d’emblée qu’il s’agit moins d’une froideur psychopathique que d’une
autonomie constitutive de la personnalité : « Il faut que je me surveille tellement j’aime ça
la solitude, tellement je pourrais vivre seule, tellement je vis toujours seule, même quand
je suis avec quelqu’un. »

LA PSYCHANALYSE À L’ÉPREUVE DU SUJET


« (…) J’aurais pu aller voir un psy deux fois par semaine, j’aurais pu lui demander de m’aider à me
faire vouloir tout ce dont je ne veux pas, j’aurais pu lui demander de me guérir. Je vis sans propriété
sans famille sans enfance. »

Constance Debré, Nom

J’ai reçu le livre de Debré comme une critique des écueils de la psychanalyse, quoique
relativement involontaire de la part de l’auteure sans doute, même s’il est fait mention
deux fois de la psychanalyse – une fois dans l’épigraphe, l’autre pour la décrire comme un
« système » inopérant. Ce que le livre met en évidence, ce sont deux points sur lesquels la
psychanalyse échoue à reconnaître ses limites, et qui engagent un seul et même problème
méthodologique : comment savoir ce qui, de la parole de l’analysant, doit être soumis à
une recherche étiologique, et ce qui fait au contraire exception à la science freudienne, en
ceci que c’est la manifestation d’une liberté subjective irréductible à toute causalité
inconsciente ? L’analyste compétent doit être en mesure de distinguer entre des croyances
qui méritent d’être déconstruites ou réélaborées, et des a몭rmations du sujet qui ne
peuvent pas être impunément soumises à l’exercice du scepticisme analytique – sauf à
vouloir semer le chaos.

Certainement, cette di몭culté motive les critiques les plus vigoureuses mais aussi les plus
justi몭ées à l’endroit de la psychanalyse : où s’arrête le soupçon de l’analyste ? Quel refus
ou désaccord ne prendra-t-il pas aisément pour une dénégation ? Son ironie peut-elle
indé몭niment et indi몭éremment s’appliquer à tout le matériel que lui soumet le patient ?
La réponse, évidemment, est non ; sans quoi d’ailleurs on est impuissant à envisager qu’il
existe une 몭n possible de l’analyse ; sans quoi l’analyse devient un mode de vie, ce que
Winnicott déplorait comme l’une des formes de l’échec thérapeutique. L’analyse
interminable est celle qui n’a jamais vraiment commencé pour lui : elle prend appui sur le
faux self du patient. Mais nous pourrions a몭rmer que c’est également l’analyse qui refuse
d’admettre comme sa limite et comme sa 몭n temporelle ce qui, du sujet, résiste
principiellement à l’investigation – l’homosexualité d’un patient, par exemple, appelle-t-
elle une interprétation ? Il s’agit donc moins d’une résistance de l’analysant que d’une
entièreté du sujet. C’est cette entièreté, je crois, qui est au cœur de l’écriture de Constance
Debré.

DE L’ENTIÈRETÉ DU SUJET FACE AU


DÉTERMINISME DE L’INCONSCIENT
Concrètement, la psychanalyse a du mal à
admettre la réalité, d’une part, de la sensibilité Le sujet peut oublier, mais
philosophique – métaphysique – du patient, des forces sociales – des
forces essentiellement
sans y voir la cristallisation d’un vécu
conservatrices du tissu
archaïque, d’un rapport avec la mère qui
familial, dont la
aurait déterminé la coloration a몭ective du
psychanalyse fait partie –,
sujet et partant, ses orientations théoriques
luttent contre cette réalité
(ce qui revient fondamentalement à déprécier
la philosophie comme science) ; Viktor Frankl
a sans doute le mieux évité ce piège. D’autre part, le psychanalyste peut se montrer
a sans doute le mieux évité ce piège. D’autre part, le psychanalyste peut se montrer
incapable, à certains moments décisifs, de voir qu’une idée du patient, ou un choix qu’il
fait, n’a pas à trouver une intelligibilité, mais doit simplement exister comme tel, comme
expression de l’autonomie du sujet et, à ce titre, témoin tout à la fois de la réussite de
l’entreprise analytique et de la santé mentale du patient. La psychanalyse peine en fait à
reconnaître deux éléments irréductibles à sa pratique : la raison et le libre-arbitre.

Si tout, dans la vie psychique, a une cause inconsciente, si le déterminisme est intégral,
comme Freud l’écrit au chapitre 12 de la Psychopathologie de la vie quotidienne, lorsqu’il se
distingue du superstitieux – qui croit de son côté au déterminisme de la réalité extérieure…

« Ce qui me distingue d’un homme superstitieux, c’est donc ceci : je ne crois pas qu’un
événement, à la production duquel ma vie psychique n’a pas pris part, soit capable de
m’apprendre des choses cachées concernant l’état à venir de la réalité ; […]je crois au
hasard extérieur (réel), mais je ne crois pas au hasard intérieur (psychique). » (Je souligne)

… Si le hasard intérieur n’existe pas, alors certes des choses contingentes peuvent se
produire dans le réel qui ne doivent pas être ramenées à une projection fantasmatique du
patient – ce qui permet de déjouer bien des accusations paranoïaques à l’endroit de la
psychanalyse – ; cependant, les productions idéelles et plus largement les données
intrapsychiques sont toujours susceptibles de « cacher » un motif secret, qui se trouve
derrière elles. Un exemple saisissant parmi ceux que rapporte Constance Debré, en con몭it
patent avec cette thèse, est celui de l’étonnement qu’elle éprouve au moment où elle
retrouve de manière fortuite le visage de sa mère à l’écran, plusieurs années après la mort
de celle-ci :

« C’est ma mère, j’ai dû le dire quatre ou cinq fois. Je ne disais rien d’autre. Qu’est-ce que
ça te fait, m’a demandé la 몭lle. Qu’est-ce que ça me faisait, je n’arrivais pas à savoir. Ça
m’étonnait, c’est tout ce que je pouvais dire. J’étais étonnée. C’était étonnant. De la voir.
Ou bien de me souvenir que ça avait existé. Elle. Elle et moi. Elle pour moi. Tellement
d’importance. Et puis rien. J’ai essayé de trouver autre chose que l’étonnement, je n’ai pas
trouvé. Ni ce jour ni les suivants. Il n’y avait plus rien derrière. »

Ce « rien » m’intéresse à plusieurs niveaux. Il rappelle le « rapport au vide », dé몭nitionnel


de la liberté, pour Constance Debré. De ce point de vue, il est désirable. À force de
détachement, il y a une abrasion des sentiments, et le « rien » éprouvé est moins le signe
d’une dureté que d’une plasticité de la vie psychique : tandis que certaines choses
disparaissent, d’autres peuvent se mettre à exister : « Nager, écrire, l’amour, c’est des
techniques pour faire exister des choses et faire disparaître le reste. »

Dans l’exemple du visage de la mère, revu après des années d’oubli, l’étonnement n’est pas
le sentiment apparent qui dissimulerait une émotion abyssale, terrible, nécessairement
hors d’accès car dangereuse pour l’intégrité du sujet : c’est pourtant le rapport à soi auquel
la psychanalyse tend à soumettre systématiquement le patient. Le rien n’est jamais rien, il
fait signe vers autre chose. La force du passage cité est de reconnaître le rien comme tel –
ou la surface comme le tout. Il n’y a que de l’étonnement devant le fait qu’une relation si
intime ait pu devenir entièrement étrangère au sujet, au point qu’un accident de
intime ait pu devenir entièrement étrangère au sujet, au point qu’un accident de
l’existence la ramène inopinément à la mémoire. C’est dire que le sujet peut oublier, mais
que les forces sociales – des forces essentiellement conservatrices du tissu familial, dont la
psychanalyse fait partie –, luttent contre cette réalité : « Si les choses étaient bien faites, à
dix-huit ans on oublierait tout, on ne reverrait jamais ses parents, et on changerait de
nom. »

LE LIEN À LA MÈRE EST-IL TOUJOURS


INDÉFECTIBLE ? LA NORMATIVITÉ
PSYCHANALYTIQUE
La psychanalyse s’attend naturellement à ce que le lien à la mère – lien sacré par
excellence, qu’elle peine à attaquer aussi facilement qu’elle s’en prend au Nom-du-père,
père qu’il faut bien « tuer » – ne soit jamais neutre. Mais il peut l’être, il existe en soi un
espace où ce lien est virtuellement mort ; où, chez certains sujets, il l’est de fait. La
question des mères tueuses n’est-elle pas le point aveugle de la pensée de Winnicott ?
Mais il n’est même pas besoin, ici, de mère tueuse, ni de mauvaise mère. Il en va
simplement d’une aptitude du sujet à se défaire de ce qui est 몭ni – 몭ni comme un amour
몭ni. Constance Debré évoque souvent les sentiments conventionnels, ceux auxquels nous
adhérons par habitude, irré몭exion ou surmoi, ceux qui sont socialement attendus et
retardent voire empêchent le contact avec les émotions réelles, parmi lesquelles le rien. Ne
plus se sentir structuré par l’amour pour la mère ? Cela menace trop l’ordre social pour
exister ; aussi quantité de bonnes âmes viendront bénévolement (ou non, dans le cas de
l’analyste) vous rappeler qu’il y a quelque chose là-derrière l’étonnement.

« Parfois il me semble que je pourrais oublier la femme que j’aime, oublier qu’elle existe,
qu’il su몭rait d’une in몭me distraction, que je pourrais l’oublier comme je peux oublier
mes clés sur une porte ou des billets dans un distributeur. Je fais attention, ça n’arrive pas
mais ça pourrait arriver, il y a un endroit comme ça en moi. »

LA RAISON PURE DE L’ENFANCE DEVANT


L’ARBITRAIRE DE L’USAGE ET LE DÉRÈGLEMENT DES
PASSIONS
Sauf à vouloir inlassablement se mysti몭er soi-
L’écriture de Constance même, on s’aperçoit qu’il existe en soi moins
Debré vise, non pas l’absence de pathos qu’on ne le croit. L’écriture de
d’émotion, mais le Constance Debré vise, non pas l’absence
dépouillement maximal,
d’émotion, mais le dépouillement maximal,
peut-être à la manière
peut-être à la manière stoïcienne. Elle se dit
stoïcienne.
ainsi « héros » ou « soldat », et la « discipline »
est son mode opératoire. La possibilité de la
distance s’enracine en fait dans l’enfance, où elle est encore la réaction la plus spontanée :
« La démence partout, le délire tout le temps. Il n’y a qu’à voir la logorrhée, l’obscène
logorrhée des adultes, et le silence des enfants gênés par les adultes, les enfants gênés par
leur mère, gênés par leur père, par tous les autres. Il su몭t de sortir, d’aller dans des parcs,
à la sortie des écoles, de traîner dans les rues, ça pullule de parents hystériques et
d’enfants gênés. »

L’enfant n’adhère pas à la norme, il a même un mouvement de honte devant des


comportements censément normaux, que lui perçoit comme autant de manifestations
d’hystérie. Je ne sais pas s’il faut prêter à tous les enfants cette distance, car elle est le
propre de ceux qui ont vocation à devenir, comme l’écrit Winnicott à propos d’un jeune
patient, des penseurs. Ceux-là sont atypiques : « la sagesse de ses remarques prouve que
parfois les enfants pensent », écrit Winnicott à propos de Tom, au chapitre XV de L’enfant,
la psyché et le corps. Sont « penseurs » en puissance les enfants qui voient nettement qu’une
coutume ne repose pas nécessairement sur un fondement rationnel, voire est bête et
arbitraire. La distance de Constance Debré est de nature philosophique, c’est la même qui
la pousse à ne pas croire à la noblesse, à tous les mécanismes qui visent à naturaliser des
constructions d’essence sociale, et à prêter aux individus d’une classe des qualités
intrinsèques, qu’ils possèderaient ontologiquement : « L’aristocratie rend fou. Pas à cause
de la consanguinité. À cause de la croyance que ça existe, ça, être noble. »

Seule issue devant un tel constat : « partir, recommencer » : « C’est ça que je fais, quand je
fais du vélo, quand je construis des cabanes, quand j’apprends l’anglais, quand je lis des
histoires de héros, toute l’enfance je m’entraîne et j’attends. »

Dernier (ou premier) mythe à déconstruire : l’enfance. C’est la période de l’existence où


l’individu ne choisit rien et doit s’accommoder constamment de la folie ambiante. La même
raison qui nous rend conventionnellement nostalgiques de l’enfance – l’heureuse
insouciance, l’irresponsabilité –, est ce qui en constitue le caractère oppressant pour
Constance Debré qui l’assimile à une réclusion : « Papa-maman est un cri d’esclave. Dix-
huit ans pour en sortir. Dix-huit ans c’est les peines qu’on prend quand on assassine. »

UNE MISOGYNIE FÉMINISTE ?


Je voudrais 몭nir par un commentaire sur ce que j’appellerai le féminisme atypique de
Constance Debré. Dans sa construction narcissique – entendons par là la simple référence
au « moi » –, elle est étonnamment proche de son père. Il y a, sinon une identi몭cation, du
moins une similitude avec la 몭gure masculine taiseuse et peu démonstrative de ses
émotions qu’est le père : « On parle. Même pas longtemps. Même de rien. C’est facile. On
a un peu la même vie lui et moi, on se comprend. Une vie dans laquelle on fait ce qu’on
veut, une vie dans laquelle on se fout de beaucoup de choses, forcément. » D’où une
connivence jusque dans l’aptitude à faire face à la mort : « On peut faire ça, lui et moi. On
peut parler de la mort, lui et moi. Peu de phrases. Pas de larmes. Pas de commentaires. »

La sœur de Constance, elle, ne peut pas. Elle est toujours associée au plus grand
conformisme : « C’est plein de cadavres la vie de héros. Tout le monde ne peut pas. Ma
sœur ne peut pas, c’est pour ça qu’elle s’est mariée et qu’elle a trois enfants et un chien. La
plupart des gens ne peuvent pas. Moi je peux. »
plupart des gens ne peuvent pas. Moi je peux. »

Avec son père, Constance Debré ne parle pas


beaucoup – elle est mimétique du laconisme Tout se passe comme si la
de son père qui hausse plus souvent les femme, plus que les hommes
dans le livre, était dans
épaules qu’il ne se paie de mots. Tout se passe
l’e몭usion sentimentale et la
comme si la femme, plus que les hommes dans
logorrhée ; ou plus sobrement
le livre, était dans l’e몭usion sentimentale et la
« l’hystérie »
logorrhée ; ou plus sobrement « l’hystérie » –
« hystérique comme les autres », écrit Debré à
propos de l’une de ses tantes. Debré part de sa mère et étend la folie à l’ensemble des
femmes : « Maintenant, quand je pense à elle, je me dis qu’elle était folle. C’est depuis
quelques années que je pense ça. Depuis que je sors avec des femmes. Depuis que j’ai
compris que c’était fou à lier une femme. »

À distance de cette condition féminine, Constance Debré veut «faire du sport, nager,
courir, se raser la tête, se tatouer le corps, séduire, être séduit, quitter, être quitté,
s’entraîner, s’améliorer, recommencer, risquer, vouloir, faire, ne pas pleurer, être beau, être
un héros ». Ailleurs, décrivant son enfance et son adolescence, elle écrit : « je suis la seule
몭lle au milieu des garçons, tout le monde est habitué », ou encore : « je suis une 몭lle à ma
façon », « ce que je raconte ce ne sont pas mes émotions, ce ne sont pas mes sentiments –
les émotions et les sentiments sont des choses répugnantes –, ce sont mes idées », « je
serai un garçon », « je ne suis pas vraiment une 몭lle », « c’est ça qui vous répugne, les
indignations, les chagrins, les plaintes, les pleurs », « je suis beau comme les taulards qui
font des pompes, pour l’honneur ».

La mère, les tantes, la sœur de Constance, chacune est folle ou faible à sa manière ; le père
est quant à lui égoïste, peu enclin à parler de sa propre intériorité ou à s’intéresser à celle
des autres ; ni introspectif ni bavard, relativement équanime et indi몭érent. Je ne prête pas
à ces descriptions un caractère normatif : je les considère comme des descriptions, à cet
égard contingentes, sans prétention d’essentialisation. Néanmoins, il est impossible de ne
pas voir que l’identi몭cation au masculin, ou plus exactement le trajet d’une féminité
atypique au discours de soi au masculin, traduit un genre peu consensuel de féminisme.
Une respiration par ces temps étou몭ants d’injonction à la sororité.

Le féminisme de Debré procède


Le féminisme de Debré paradoxalement d’une certaine misogynie,
procède paradoxalement d’une tendance nette à voir dans la
d’une certaine misogynie, psychologie féminine une aliénation
d’une tendance nette à voir
structurelle, un débordement permanent des
dans la psychologie féminine
émotions, une incapacité foncière à se tenir
une aliénation structurelle,
froidement devant les choses. Que cette
un débordement permanent
psychologie féminine soit a몭aire de
des émotions, une incapacité
foncière à se tenir froidement construction sociale pure ou de continuité,
devant les choses. dans l’ordre social, de déterminismes
physiologiques : ceci n’est pas l’a몭aire du
livre. Cette psychologie existe positivement,
c’est su몭sant pour s’en défaire et se construire contre ou indépendamment d’elle – cette
attitude découlant plutôt de la personnalité de l’auteure qu’elle ne relève d’une posture
attitude découlant plutôt de la personnalité de l’auteure qu’elle ne relève d’une posture
idéologique ou d’une forme quelconque de militantisme. Là est d’ailleurs l’un des intérêts
de la pensée que j’ai dite « anarchiste » de Constance Debré : elle se fout « profondément »
de tout et probablement même d’être féministe. Si elle l’est, c’est incidemment, dans la
mesure où elle ne se reconnaît pas dans les attributs féminins depuis l’enfance, depuis ses
quatre ans.

Revenons pour conclure à Deleuze et Guattari : l’organisme est un assujettissement pour


l’anorexique qui veut n’être pas soumise à ses fonctions biologiques de femme ; le
conditionnement psychologique des femmes en est un autre. Il faut détourner le corps
biologique – c’est sans doute le rôle du sport dans l’existence de Debré – ; corrélativement,
il faut se défaire des émotions qu’une femme ressent parce qu’elle est femme – est-ce par
complaisance envers sa physiologie qui la rendrait plus encline à la détresse – Madeleine
Delbrêl parlait bien après tout des « solitudes physiologiques » de la femme ? Est-ce par
obéissance ? Il ne s’agit en tout cas pas de communier avec les autres femmes ni d’exalter
le féminin. Ne nous hâtons pas cependant de conclure que le masculin est un idéal – le
père dans le livre est relativement exemplaire mais c’est une contingence biographique,
Constance Debré le décrit d’ailleurs comme le seul de sa fratrie à n’avoir pas été le « 몭ls de
son père ». Le masculin n’est ici que la meilleure approximation de ce qu’est une femme
indépendante, qui a la tête sur les épaules, une faible propension à reconnaître
inconditionnellement l’autorité et peu d’appétence pour l’enfermement.

BIBLIOGRAPHIE

Constance Debré, Nom, Flammarion, Paris, 2022


Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot & Rivages, Paris, [1923] 2011
Donald W. Winnicott, L’enfant, la psyché et le corps, Payot & Rivages, Paris, [1999] 2013
Franz Ka몭a, Journal, Grasset & Fasquelle, Paris, 1954
Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, Flammarion, Paris, [2010] 2016
Gilles Deleuze & Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, Paris, 1977
Madeleine Delbrêl, La femme, le prêtre et Dieu, Nouvelle Cité, 2011

* « N’importe quel travail où on commence avec une page blanche s’accompagne


probablement d’une grande anxiété et d’une grande peur. La peur de ne simplement pas y
arriver. Et d’une frustration parce que ce qui sort est très cru. Mais avec les années ce
qu’on développe est une certaine tolérance pour sa crudité. Et de la patience, de la
patience avec ses conneries, vraiment. Et une certaine con몭ance dans ses conneries, c’est-
à-dire l’assurance que si on parvient à les supporter, on en fera quelque chose. »

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Margaux Mérand

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Category: Essais, Idées · Tags: debré, Flammarion, psychanalyse

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