Vous êtes sur la page 1sur 499

TRAITÉ SUR L'ÊTRE

Tome 1

PARI SUR L’ÊTRE


TRAITÉ SUR L'ÊTRE
Tome 1

PARI SUR L’ÊTRE

ANDRÉ MOREAU
© 2009 Éditions Point Zéro
Bibliothèque et Archives Nationales du Québec

Bibliothèque et Archives Canada

Moreau, André

Traité sur l’Être – tome 1

Conception, graphisme, illustration : Nicolas Lehoux

ISBN n° 978-2-923541-23-5

Éditions Point Zéro


Montréal (Québec)
www.editionspointzero.com

Imprimé au Canada

Les opinions exprimées dans ce livre n’engagent que l’auteur et ne reflètent pas
nécessairement le point de vue de l’éditeur.

Tous droits réservés pour tous pays.

Toute reproduction, même partielle, est formellement interdite.


À la famille bachique
INTRODUCTION

À l'orée de cet immense ouvrage dont j'entrevois seule-


ment maintenant les dimensions colossales, je me sens
comme Jason à la veille de partir avec les Argonautes à la
recherche de la Toison d'or, non que j'entrevoie le champ
ouvert à ma pensée par l'étude de l'être comme quelque cho-
se possédant déjà une existence en soi et qu'il me faudrait
découvrir, mais bien plutôt parce que je sais que tout ce qui
me sera révélé dans cette quête me sera rendu accessible à
partir d'une autoconstitution de moi-même sur la base de
laquelle j'énoncerai certaines vérités nécessaires à la menée
d'une vie parfaite. Il y a longtemps que les notions d'"âme",
de "substance", d' "inconscient" et d'"entité" ont cessé de me
satisfaire. En abordant le domaine de l'être, qui est mon
vrai domaine, le lieu métaphysique de la réconciliation des
contraires où se trouve organisée mon énergie fondamenta-
le, je n'ai pas l'intention de suivre un plan prédéterminé en
chacun de ses détails, mais précisément de laisser s'expri-
mer mon être qui est tout l'être comme l'acte fondateur par
lequel je me révèle à moi-même pensant, existant et auto-
suffisant. Tout ceci n'a aucun sens pour un croyant ou un
matérialiste, bien entendu. Il n'y a pas quelque part un
Dieu responsable de mon être, et je ne peux concevoir ma
vie comme l'aboutissement d'un processus d'évolution. Ce
que je suis essentiellement ne se mesure pas en termes de

7
durée ou de commencement, et comme ce qui ne commence
pas ne peut pas finir, non plus en termes de limite. Mais où
veux-je donc en venir? À ceci que je me sens être, que je
peux concevoir mon être, que je me le donne dans cet ins-
tant souverain où je m'aperçois que j'existe et que de cet
être je ne sortirai pas. Il m'apparaît donc clairement que le
domaine que je vais étudier repose sur une exigence expres-
se qui vise à m'expliquer ce que je suis par l'unique recours
à cette confiance hyperbolique sans laquelle je serais comme
tous les autres hommes, inquiet face à la mort, hésitant face
à la vie ou de trop pour l'éternité. Ce qui va caractériser
mon propos est lié au fait que, m'étant donné l'être, je me
suis tout donné et que cet acte originaire constitue l'essen-
tiel de mon présent sans qu'une quelconque durée ne semble
accompagner cette donation. Un théologien pourrait m'accu-
ser de vouloir considérer mon être du point de vue où Dieu
se sent Dieu pour lui-même. Or, c'est précisément cette cer-
titude d'être tout pour moi par l'accès que je me donne à une
infinité actuelle qui constitue l'élément précis de la compré-
hension de moi par moi. Qu'on ne se méprenne pas ici.
Quand je parle de moi, je ne me limite pas au Moi psycholo-
gique et je ne fais pas référence à une essence limitée. Je
parle de tout ce qui peut se concevoir comme étant un Moi
et qui est moi par une sorte de mouvement aller-retour ins-
tantané qui me rend solidaire de toute entreprise visant à
être un Moi, puisque c'est moi qu'ainsi je reconnais partout.
J'ajouterai que ce Moi que je me sens être est le résultat
d'une conversion où ma personne s'apparaît dans la pers-
pective de ce qu'elle a à être, sans que je sois obligé de préci-
ser si je la conçois dans l'acte même de sa conversion à sa
part d'éternité ou comme faisant l'objet d'un investissement
êtrique permanent. En effet, à partir du moment où je me
fais être, ou je me laisse être, et ce moment n'a pas de point
fixe dans l'existence temporelle, c'est autant mon être qui
me met au monde que moi qui l'enfante, puisque je ne peux
pas m'empêcher d'être ce que je suis, tant du point de vue de

8
ce que j'ai à être que du point de vue de ce que je suis déjà,
puisqu'aucun commencement, sauf un commencement abso-
lu, ne peut être envisagé ici. Ce ne sont ni Aristote, ni Pla-
ton, ni Hegel, ni Heidegger qui vont pouvoir m'aider à déve-
lopper le présent traité, car ma conception n'a rien à voir
avec l'être abstrait des scolastiques, avec l'être ontologique
de la dialectique ou avec un être-là qui aurait toutes les mi-
sères à s'arracher à sa condition existentielle. Il n'y a pas
pour moi un paradis de l'être qui plane au-dessus de nos
têtes ou auquel je ferais référence comme à un sol touffu où
serait plantée ma personne, telle une plante assoiffée. Lors-
que j'ouvre les yeux et que je regarde par la fenêtre, les exis-
tants que je vois béer dans leur phénoménalité ne sont rien
d'autre que des aspects de ce que je suis. C'est moi que je
vois dehors dans la rue ou au loin dans le ciel où brillent les
étoiles. Mon être me donne le sentiment d'être indissociable
de tout ce qui existe, avec quelque chose en plus, puisque
cette aperception est associée à l'idée que je me fais de moi-
même, lorsqu'échappant à tous les traits distinctifs d'une
essence séparée, je comprends que je suis toutes choses sans
cesser d'être moi par une sorte de globalindividuation. Aussi
bien dire que je vis dans la mystique de mes actes, de mon
tissu originel, de ma structure de pouvoir. Et quand je dis
"ma", "mon", j'entends aussi bien que je suis le "sien" de ce
principe, de cette structure que le fait qu'elle m'apparaisse
comme mienne, puisque c'est moi qui m'arrache au néant
pour m'apparaître dans le plein de l'être en tant qu'auto-
création émergeante. Comme on le constate, l'espace méta-
physique ouvert par ces considérations est illimité, et c'est à
la constitution d'un véritable savoir absolu, hors d'atteinte
des relativisations conceptuelles de la Modernité, que je
convie mes lecteurs et mes lectrices. En aucun moment, au
cours de la rédaction de mon traité, je ne me quitterai des
yeux. En aucun moment, je ne donnerai à penser que je suis
un individu chétif, victime d'une blessure ontique, ou une
créature qui a besoin de rédemption. Ce n'est pas la finitude

9
que j'éprouve en moi, lorsque je me considère en tant qu'acte
pur, et j'ai beau penser que mon corps est périssable, que je
pourrais mourir, je ne vois là que des représentations dont
je peux très bien faire l'économie si je me donne les outils
qui me permettraient d'accomplir ma conversion en lumière.
Constamment, je suis accompagné de la certitude qu'aucun
drame terrestre ou cosmique ne peut anéantir ce que je suis,
dès lors que j'ai commencé d'être et que je me maintiens
dans cet être, car l'extérieur et l'intérieur ne font qu'un dans
cette compréhension et je ne peux être surpris que par
moi-même... agréablement. Lorsqu'un homme meurt, son
corps s'effondre, mais quelque chose d'autre que j'appelle
encore "son corps" continue d'exister, de se déplacer, d'ac-
complir des tâches, de penser. Bien sûr, si cette subsistance
n'a pas la force de rester centrée, il n'y a guère là rien de
plus qu'un fantôme. Mais allez savoir! Lorsqu'un individu a
acquis l'habitude de ne pas se sentir dépendant de soi-
disant conditions d'évolution, d'une identification à son
corps ou à quelque matière abstraite, il voit grandir en lui
quelque chose d'absolu qui ne renvoie à rien d'autre. Or,
c'est précisément ainsi que je définis l'être, comme ce qui ne
réfère qu'à soi pour expliquer son existence. On m'objectera
que c'est là un parti pris. IL n'est pas plus un parti pris que
celui de la foi qui attribue toutes ces qualités à un Dieu
transcendant, sans trop savoir de quoi il en retourne, alors
que pour moi il s'agit de me penser absolument en voyant
grandir la liberté et le bonheur que j'éprouve au fur et à
mesure que cette globalindividuation s'impose a ma ré-
flexion. Si, au moment d'entreprendre la lecture de mon
ouvrage, quelqu'un se demande s'il ne pourrait pas faire
quelque chose dans le but de se rendre plus facile sa com-
préhension, je lui répondrai ceci. Ami, Amie, va t'installer
dans tes oreillers, et là, confortablement, penche-toi sur toi-
même, laisse ton être prendre toute sa place. Tu m'en don-
neras des nouvelles. Si tu n'es pas capable, au début, de te
sentir être à partir d'un sentiment profond de toi-même,

10
parle à ton être profond pour qu'il assume ta démarche, en
sorte qu'au moment où tu t'apprêtes à le comprendre, ce soit
lui qui se comprenne à travers toi. Progressivement, tu dé-
couvriras qu'il est plus toi-même que toi, qu'il est plus eux-
mêmes que tous les autres, et que finalement, c'est à toi que
revient ce mérite d'être tout quand tu laisses la totalité se
penser à travers toi.

11
12
CHAPITRE I

QU'EST-CE QUE L'ÊTRE?

(1) La sensation de l'être.— Je parlerai ici de l'être tel


que je le sens, avec mes sens grossiers ou subtils, de l'être
tel qu'il se donne à moi, de l'être que je me sens être, de
l'être que je constitue ou que je laisse se constituer en moi
au point qu'il occupe tout l'espace identifié au Moi. Dans
mon cas, cet espace est illimité, puisque je me sens être les
autres et que, quand je dis "moi", je ne les exclus pas vrai-
ment. Je parlerai de la sensation de l'être, mais aussi de la
sensation d'être. Et je n'entends pas faire de distinction ré-
elle entre l'être en tant qu'être et le "Je suis" que je me sens
être, car, constamment, c'est moi qui suis, qui suis tout
l'être, sans cesser d'être moi. "Tiens, tiens, se diront ceux
qui sont attentifs aux mots, il y a moyen de sentir son être,
de sentir tout l'être". On devine que j'entends la chose en un
sens très différent de ce qu'entendaient Aristote ou Thomas
d'Aquin quand ils parlaient de l'être comme premier connu.
Il est clair que l'être dont ils parlaient ainsi était l'être dif-
fus du sensible et non leur être propre poussé à l'extrême
par intussusception. Le, concept de "Je suis" était tout à fait
étranger à ces hommes qui ne parlaient pas comme tel de
conquête de soi et d'aventure intégrale, bien qu'il a dû y
avoir quelque chose d'extrêmement stimulant dans la
conception aristotélicienne de l'être, puisqu'un homme
comme Alexandre, qui fut son disciple, se lança à la conquê-
te du monde après avoir pris des leçons de lui. Quand je
parle d'une sensation de l'être, je parle d'une expérience
concrète à l'occasion de laquelle mes sens internes ou exter-

13
nes deviennent porteurs d'une présence qui renvoie à moi,
qui renvoie à tout, d'une présence exprimant une qualité de
vie, un au-delà de la connaissance qui se donne encore pour
de la pensée. Par exemple, je me suis rendu sur un quai au
bord de l'eau, et je regarde le fleuve. Soudain, mon attention
est attirée par une sensation qui monte en moi. C'est plus
que la simple sensation d'exister. C'est la sensation de quel-
que chose d'indéfinissable, d'étrange, d'anormal, qui consti-
tue un bloc d'énergie douce, de paix, de fraîcheur, qui de-
vrait m'être familier si ce n'était la curieuse impression que
cette chose constitue dans ma vie un au-delà de ma vie, une
sorte de grâce, de supplément, de don. Or, cette chose qui
n'est pas simplement une chose, mais quelque chose de
grand, de vaste, d'impérieux, semble se développer en moi
sans moi, comme s'il s'agissait d'une intimité dans laquelle
je me reconnais et qui pourtant m'apporte un surplus illimi-
té. Cette sensation me quittera sans doute à un moment ou
l'autre, mais si j'en conserve la mémoire, il se peut que je la
sente à nouveau le soir, installé dans mes oreillers, Lors-
qu'abandonné à moi-même j'aurai l'impression que quelque
chose cherche à grandir en moi; quelque chose qui me rend
fou de bonheur, qui me donne l'impression d'être formida-
blement libre, détaché, tout-puissant. Cette sensation de
l'être n'est pas donnée par un sens spécial. Tout se passe
comme si mon ouïe, ma vue, mon toucher, mon palais, mon
odorat et je ne sais quoi encore contribuaient à faire de la
place en eux à une sorte de transcendance qui dépasse le
cadre de leurs objets réguliers, transcendance en un sens
bien spécial, puisqu'elle ne m'amène pas au-delà de moi-
même, mais simplement plus loin en moi-même. L'être
remplit tout, fertilise tout, harmonise tout. C'est moi et
pourtant c'est toute l'humanité, c'est la totalité de ce qui
existe. Par exemple, je peux regarder la chair d'une femme
tendrement aimée, me perdre dans cette couleur animée par
la vie qui semble grésiller sous mes yeux. Puis, soudain, il
n'y a plus simplement la femme, la peau ou la couleur; il y a

14
une présence, et cette présence, c'est moi qui me retrouve
sous un aspect différent de moi-même, en pleine communion
avec une projection de moi-même, comme si la chair de cette
femme constituait un épanouissement de la mienne pro-
pre. L'être assimile tout, de proche en proche, pénètre tout,
par capillarité, par osmose, par identification, par mimétis-
me. C'est toujours moi qui opère, du dehors, du dedans ou
d'autres dimensions données autrement, senties autrement.
Je peux venir vers moi de l'extérieur, d'en haut, d'en bas, du
dedans, me remplir par une sorte de décompression subite,
débordée, puis m'anéantir dans ce sentiment de plénitude
où je ne sais trop si je vis le plein du vide ou le vide du plein.
Puis les jours, les semaines, les mois passent. La sensation
de l'être, la sensation d'être, est toujours là. Je suis absorbé
par une contemplation dont je suis l'objet direct saisi à tra-
vers les autres, à travers tout. La différence qu'il y a entre
la sensation d'être et la sensation d'exister telle que la dé-
crit Sartre, c'est que cette dernière peut très bien me donner
la nausée, éteindre ma joie à force d'absurdité, tandis que la
sensation d'être me propulse en avant, m'amène presque à
éclater, comme si j'étais gonflé à bloc par une force qui m'in-
vite à me retrouver en toutes choses. Il n'y a pas de mysti-
que de l'existence, c'est une extase vide. Mais il y a une
mystique de l'être, comme si le fait d'être m'amenait à me
révéler à moi-même à travers mes perceptions, mes gestes,
mes sentiments, mes pensées. Cette sensibilité propre à
l'intelligible, qui finit par se rendre intelligible elle-même à
force d'intensité, est ce qui peut mieux nous renseigner au
départ sur notre être, sur tout l'être. IL ne s'agit pas encore
d'un sentiment comme tel ni même d'une pensée. C'est
comme si mes sensations éclataient pour me révéler un
noyau qui les transforme, me transforme, fait danser l'uni-
vers devant mes yeux, allie le tout à chaque détail de l'exis-
tence et provoque mon adhésion pâmée à ce que je suis à
travers tout ce qui est.

15
(2) Le sentiment de l'être.— Un grand nombre de phé-
nomènes demeurés inexpliqués pourraient être éclaircis par
le recours à l'être. Les traditions primitives, les rêves, les
scénarios de films ou de romans évoquent régulièrement ce
genre de phénomènes qui nous donnent l'impression d'être
transportés "aux frontières du réel". Une littérature spécia-
lisée s'est développée autour de ces questions qui relèvent
des spécialistes du paranormal, et celle-ci va des apparitions
de la Vierge à celles des extraterrestres, en passant par le
6e sens des animaux. Je suis pourtant en mesure d'affirmer
qu'aucune expérience de ce genre s'étant produite
dans ma vie n'est restée sans une explication satisfaisante
chaque fois que j'ai eu recours à l'être. Je n'entends pas
pourtant par là une sorte de moteur au sens aristotélicien
du terme, un principe premier au sens chrétien ou un deus
ex machina surgissant au bon moment de la boîte à presti-
ges du parfait philosophe. Par-delà la sensation de l'être, il
y a un sentiment de l'être fondé sur une identification affec-
tive d'une nature particulière. En effet, on ne peut expliquer
certaines attractions entre les individus ou une certaine
forme de synchronicité entre les événements physiques et
psychiques que par une affinité qu'on traduit généralement
sous forme d'axiomes comme "Ce que tu cherches te cherche
avec la même intensité", "Ce que tu exprimes revient vers
toi aussi sûrement que tu l'exprimes", "Chaque homme re-
çoit à chaque instant le salaire de ses pensées" ou encore "U
n'arrive à un homme que ce qui lui ressemble". On devine
qu'il s'agit là d'une façon de montrer comment toutes choses
se rapprochent selon des lois de structure qui remettent en
question le principe de causalité en évoquant une parenté
entre les êtres. Tous les humains que je connais ont été
frappés à un moment de leur vie par cette parenté secrète
qui les place soudainement devant ce qu'ils cherchaient de-
puis longtemps ou qui leur fait connaître une réponse im-
prévue à des questions énigmatiques qu'ils se posent. Eh
bien, je ne me suis pas contenté de faire référence à cette

16
parenté, je me suis appliqué à la ressentir ! Chaque fois
qu'il m'a été donné de vérifier cette sorte de coïncidence si-
gnificative permettant de rapprocher des choses ou des gens
selon un principe qui ne va pas de soi, j'ai réalisé qu'il y
avait un sentiment fondé sur ce que je suis ou exprimé de ce
que je suis, comme s'il fallait d'abord que j'adhère à mon
être profond pour pouvoir comprendre l'essence de toutes
choses. Je me suis donc installé dans la position ontologique
de celui qui ne peut pas s'oublier lui-même, m'appliquant à
faire de la compréhension de mon être une précompréhen-
sion annonciatrice de toute autre forme de compréhension.
Je n'entrerai pas tout de suite dans la description de cette
compréhension, mais je m'attarderai à décrire mon vécu et
j'essaierai de dire en quoi le sentiment que j'ai de mon être
est un sentiment qui ne se limite pas à ma personne, mais
concerne tout ce qui est. De la même façon que j'ai pu dire
qu'il y avait une sensation très précise de l'être,
comme si celui-ci habitait déjà nos sens et les préparait à
une éventuelle conversion susceptible de les faire accéder à
des sensations êtriques, voilà maintenant que je m'attarde à
l'idée d'une perception affective de l'être, non dans le sens
où l'être serait quelque chose que je perçois, mais dans celui
où ce que je ressens de l'être implique une participation de
l'être dans ce sentiment même. On a reconnu la fonction
médiatrice de l'être qui s'autosignifie en toute chose dans la
mesure où l'on veut bien accepter l'idée qu'il enveloppe toute
chose en tant qu'acte pur constitué par celui qui aspire à
cette prétention absolue. J'ai parlé plus haut d'identification
affective. Je veux m'expliquer là-dessus. Et le meilleur
moyen de le faire est encore de recourir à mon expérience.
IL m'est arrivé d'être profondément amoureux d'une per-
sonne et de sentir que cette émotion menaçait de me décen-
trer. Tout en voulant éprouver cet amour dans toute sa pro-
fondeur, je cherchais de toutes mes forces à ne pas m'oublier
en me rappelant que j'étais vaste ou que j'étais un centre de
référence absolu pour moi-même. En effet, la façon dont

17
nous nous laissons aller à dépendre d'autrui dans l'amour
n'a rien à voir avec l'être. J'oserais dire qu'il s'agit là d'une
tendance negêtrique fondamentale, comme si l'amour cons-
tituait le plus grand obstacle à la réalisation de l'être. Effec-
tivement, l'amour nous fusionne avec autrui, mais en abo-
lissant le sentiment profond et privé de s'appartenir à soi-
même. Or, chaque fois qu'étant amoureux, j'ai entrepris de
me rappeler à moi-même, il s'est produit quelque chose
d'étrange. Les événements m'ont rappelé à l'ordre comme
s'ils me renvoyaient à moi-même malgré mon désir de me
perdre dans l'autre. J'ai vu alors mon sentiment amoureux
se transformer, comme si le fait de ne plus pouvoir m'oublier
éliminait la séparation ontologique qui m'isolait de l'autre.
C'est ce fossé que l'amour prétend combler, mais en même
temps, c'est lui qui le fait exister. À partir du moment où je
sentais que mes relations à autrui s'ouvraient de façon à
constituer un champ où nous m'apparaissions comme les
éléments d'une même réalité fondamentale, alors je cessais
de souffrir, de me morfondre. Toute insécurité disparaissait.
J'avais l'impression de nager dans l'être comme dans un
océan où il faisait bon m'ébattre en compagnie de la person-
ne aimée. Peu à peu, j'ai ouvert le champ de ma compréhen-
sion de façon à ressentir toutes choses comme si l'univers
était constitué de la même étoffe que moi. C'est ce que j'ai
appelé le sentiment de l'être. Maintenant qu'il est installé
dans ma vie, ma conception de l'amour est beaucoup moins
individualiste et assurément plus permissive. Je ne considè-
re plus comme une infidélité ou une trahison le fait que la
personne que j'aime puisse éprouver du désir sexuel pour
quelqu'un d'autre ou même une passion qui mobilise ses
énergies. Non seulement je ne me juge pas lésé, dépossédé
ou abandonné, mais je peux appuyer la personne que j'aime
et son nouveau compagnon. Il y a alors identification affec-
tive en ce sens que les relations sexuelles qu'ils peuvent
avoir ensemble stimulent mon désir, puisque je communie à
leur essence par un acte intime qui nous fait mêler nos li-

18
queurs séminales. On peut se demander comment un indi-
vidu comme moi qui s'est donné un être réagirait devant
l'apparition soudaine des extraterrestres, d'un démon cornu
à l'haleine de soufre ou d'un tueur à gages chargé de l'élimi-
ner. Il est pratiquement sûr que ma faculté d'empathie af-
fective se mettrait alors à l'oeuvre de façon à reconnaître ici,
dans ce qui, à première vue, semblerait se donner comme un
élément profondément étranger à ma compréhension, un
élément issu de mon être par projection, une sorte d'arché-
type de totalité nourri de ma pensée, bref, une modification
de ma conscience répondant à une capacité d'accueil consti-
tutive de cette altérité. C'est peut-être dans ce sentiment de
l'être, éprouvé à l'égard de toute chose qui surgit dans le
monde ou de n'importe quelle autre manière, selon une
contexture anormale ou provisoirement inexplicable, qu'il
faut chercher le sens de l'unité dégagé par un "Je suis" im-
manent intussusceptif, car, ne l'oublions pas, l'individu qui
se donne à être rencontre celui-ci aussi bien à l'intérieur
qu'à l'extérieur des frontières établies par le mental, sou-
vent aux prises avec des abstractions irréalisantes et des
contre-constitutions productives d'hypostases matérielles.
Ce qui caractérise le sentiment de l'être, le sentiment d'être,
le sentiment d'être un "Je suis", ou tout l'être, renvoie à une
compréhension du coeur où les émotions perturbatrices du
mental réactif se retrouvent parfaitement intégrées à un
plan supérieur qui nous permet de les assumer. Ceci ne
peut manquer de nous amener à faire quelques incursions
éventuelles dans le domaine réservé jusqu'ici à la psycholo-
gie et qui s'est avéré d'autant plus pauvre que le sens de
l'être en a été extirpé.

(3) L'idée de l'être.— Je diffère sans doute des grands


philosophes du passé qui distinguaient l'idée du concept.
Thomas d'Aquin optait volontiers pour le concept dont il
expliquait la genèse au moyen de l'abstraction. La grande

19
difficulté dans sa philosophie venait de l'impossibilité prati-
que d'abstraire l'être de quoi que ce soit d'autre. Et comme
celui-ci culminait en Dieu, mettant en échec l'immanence au
profit de la transcendance, il ne pouvait fournir de l'être
qu'une conception analogique, ce en quoi sa doctrine tran-
chait avec celle de John Duns Scot, un partisan de l'univoci-
té de l'être. Chez les empiristes classiques, on a plutôt ten-
dance à dénoncer l'abstraction. Aussi ne parle-t-on pas de
concept, mais d'idée ou de notion. Les divergences de vues
entre Berkeley et Locke concernant le statut des idées sont
bien connues, mais ils s'entendent tous deux pour dénoncer
les idées innées cartésiennes. Berkeley utilisera le mot no-
tion dans le sens d'aperçu intellectuel permettant l'élabora-
tion d'une connaissance portant sur les choses spirituelles.
Il aura une notion de la vie, une notion de Dieu. Pour ma
part, j'emploie le mot idée dans le sens général de concep-
tion de l'esprit. Je me fais une idée de tout ce qu'il me plaît
de penser, mais, comme Berkeley, je considère facilement
toutes choses comme des idées, étendant le sens de la pen-
sée à tous les phénomènes, puisque la matière n'existe pas.
La mise entre parenthèses en moins, ma compréhension de
l'idée avec son côté "Je" et son côté "monde" est voisine de la
théorie husserlienne du vécu noético-noématique. En d'au-
tres mots, je ne me fais pas de mes idées des tableaux de la
réalité mais des aperçus clairs de toutes choses comprenant
la réalité, puisque tout phénomène est coextensif à la cons-
cience. Je me fais donc une idée de l'être qui enveloppe l'être
sans toutefois se distinguer de lui. Mais est-ce que je pense
cette idée ? Pas nécessairement. On verra plus loin que je
distingue la pensée de l'être de l'idée de l'être. Maïs alors,
qu'est-ce que cette idée ? C'est ni plus ni moins l'être lui-
même qui se rend spécifiquement intelligible pour mon es-
prit lorsqu'il se manifeste avec clarté dans mes actes, mes
réflexions, mes perceptions. En quoi est-elle différente du
sentiment que je peux avoir de l'être ? En ceci que je peux
me la représenter d'une certaine façon à l'esprit comme le

20
thème le plus général de mes réflexions. En effet, l'idée de
l'être, ne renvoyant à rien d'autre qu'à elle-même, et ne
s'opposant à aucune autre idée qui en serait le contraire
absolu, occupe tout mon esprit sans exclusion d'aucune sorte
lorsque je me concentre sur elle. Et comme cette idée ne
peut en rien se définir autrement que par le recours à moi-
même, elle constitue ce que je suis en propre, sans que je
puisse me distinguer d'elle. On m'objectera ici qu'on peut se
faire une idée du néant. Je ne voudrais pas entrer dans des
discussions byzantines, mais je ne crois pas pouvoir me faire
une idée du néant, bien que je puisse parler du néant en
tant qu'être non révélé à lui-même. Lorsque Sartre déclare
que le néant néantise, je ne peux que sourire. Je comprends
sa tournure d'esprit, mais je déplore son absence de profon-
deur, car le problème du néant est celui-là même de l'ens
causa sui qui a à se penser comme s'arrachant constamment
à rien en vue de se fonder lui-même par un acte absurde qui
n'a de sens que par rapport à ce rien qui n'est pas. L'idée de
l'être ne peut pas être circonscrite dans le même sens que
l'idée de Dieu, de l'au-delà, de la vie ou de l'homme, car il
s'agit de la seule idée qui permette de fonder l'unité de
l'homme. Si je suis cela qu'annonce cette idée, dans la mesu-
re où je me donne à moi-même le privilège d'être, eh bien,
toute ma vie porte la marque de cette unité et je cesse
consécutivement d'adhérer au dualisme de la pensée binai-
re. Du coup où l'idée d'être domine ma pensée, tout ce que je
suis entre en état de convergence et de conversion comme si
l'ensemble des données au moyen desquelles je m'aperçois
moi-même s'orientait vers un centre de gravité permanent,
sans lequel je n'aurais d'autre alternative que d'énoncer
comme le démon de l'Évangile "Je suis Légion" ou de me
taire à jamais en me faisant relativiser indéfiniment. Cette
idée de l'être qui est aussi une idée d'être est donc immen-
sément pratique, car si c'est l'idée que l'homme se fait de
lui-même qui domine sa vie, alors celle-ci, par rapport aux
schèmes ancestraux que lui proposaient la religion, la mora-

21
le et la psychologie, s'en trouve changée. Il m'est impossible
de continuer à vivre comme un individu possédant un corps
et une âme, comme un individu partagé entre sa conscience
et ses pulsions inconscientes ou comme une créature mortel-
le distincte de son Créateur éternel. À partir du moment où
je me sais être, où je conserve à l'esprit cette idée d'être, non
seulement ma pensée, la conduite de ma vie et mes émo-
tions se trouvent changées, mais encore mon système ner-
veux, ma peau, mes cellules. Imaginez les transformations
d'un corps physique, conçu comme croyance et comme re-
présentation, soudainement soumis à cette idée d'être qui
l'irrigue, l'insémine, l'investit. Poussée à bout, cette opéra-
tion ne peut qu'aboutir au passage à l'infini, ce qui devrait
entraîner la suppression de la mort. Encore faut-il que cette
idée d'être soit forte, audacieuse, foudroyante, capable d'éle-
ver à la dignité ontologique un corps préalablement conçu
pour périr. La grande affaire ici réside dans les conséquen-
ces inattendues de l'application de l'idée d'être à l'ensemble
de la personne humaine. La vie est éminemment influença-
ble par son côté plastique, fragile, fugitif. Étant tout entière
conçue par des pensées organisées autour d'un Moi capable
de dire "Je", elle peut à peine résister à l'idée d'être qui
l'emporte, la transforme, la pousse à s'infinitiser en déclen-
chant en elle des conversions multiples en vertu des téléolo-
gies qui la meuvent déjà de toute part. On peut donc dire
que l'idée d'être constitue le plus grand choc que peut res-
sentir un cerveau humain puisqu'il est confronté ici à une
vision infractionnable qui l'oblige à penser totalement et à
imposer au corps des modèles de totalité libérés de toute
forme de séparation ontologique. Ainsi maintenant pouvons-
nous nous avancer vers la pensée de l'être.

(4) La pensée de l'être.— C'est ici que nous allons com-


mencer à parler du Cogito, non par esprit d'allégeance à la
pensée cartésienne, car je serais plutôt porté à parler d'un

22
Cogito agrandi, mais parce que c'est à partir de Descartes
qu'on commence vraiment à faire allusion au "Je suis" dans
l'histoire de la philosophie, le Cogito augustinien de la faute
n'étant qu'un signe annonciateur de l'initiative cartésienne.
Qu'on se le tienne pour dit, être et pensée ne font qu'un
dans ma philosophie. Qu'il s'agisse de la pensée de l'être ou
de l'être de la pensée, nous sommes invariablement confron-
tés à un acte foudroyant, incisif, qui constitue pour lui-
même un commencement absolu, ce qui n'exclut pas que ce
commencement puisse avoir lieu à différents moments de
l'Histoire, puisque commencer maintenant, c'est se permet-
tre de commencer toujours. Avec la pensée de l'être, c'est
l'automouvement de l'être se pensant qui fait irruption dans
la vie humaine. Contrairement à un Schelling qui trouvait
inadmissible qu'on puisse dire "je pense", se réclamant d'un
"ça pense" commun à l'humanité, un peu à la façon dont
Avicenne avait pensé à un Intellect agent universel, je
considère que le mouvement de l'être est mon propre mou-
vement sans qu'il s'agisse d'un mouvement spécifiquement
limité à ma personne, puisque, par la globalindividuation,
plus je suis moi, plus je suis tout. Certains objecteront qu'il
s'agit là d'un tour de passe-passe inadmissible dans le mon-
de de la logique. Je leur rappellerai qu'il n'y a rien de logi-
que dans le fait d'être et que, lorsque je parle de la pensée
de l'être, je n'évoque pas une pensée abstraite prenant l'être
pour objet, mais un "Je suis" animé d'une énergie émergente
venant accomplir ce que j'ai à être, tant pour que ce que j'ai
toujours été parvienne à maturité que pour que ce que je
suis s'accomplisse en chacune de mes pensées comme une
totalité assumant le détail de ma réflexion. Il s'agit donc ici
de pensée pure. J'entends par là une pensée qui n'a pas été
trafiquée par les magouilles du mental qui n'a pas encore
subi la dématérialisation, c'est-à-dire d'un mental qui n'est
pas encore en train d'accomplir sa conversion de façon à
pouvoir donner au développement de l'être le soutien logis-
tique de l'empiricité. La pensée pure est ce au moyen de

23
quoi je me donne à être ce que je suis, à vivre ma vie, dans
un contexte ontologico-existential aussi bien qu'ontico-
existentiel. Si la pensée pure est susceptible de contamina-
tion, c'est qu'elle est mise en exercice pour une persona-
d'illusion qui ne se sait pas encore accomplie. Elle l'est pour-
tant d'une certaine façon, puisque ce que nous avons à être
nous marque toujours. Nous sommes forts de notre empire
futur. Les génies, les héros et les saints ne l'ignorent pas. Ce
qu'il y a de plus difficile pour un esprit qui a été formé à la
lecture d'Aristote ou de Hegel, c'est de sentir la pensée pal-
piter d'être. On ne sait trop comment passer d'une concep-
tion analogique de l'être à une vision intussusceptive du "Je
suis". On pense qu'il y a là un mouvement dialectique com-
me dans la déduction des catégories chez Kant, Ravesson ou
Renouvier. Une semblable déduction ne doit pas être pous-
sée du revers de la main, car elle constitue un processus
explicatif lent qui ne sied plus nécessairement au raison-
nement accéléré d'une intelligence qui s'est investie d'être,
Par-delà les distinctions scolastiques, il faut maintenant
sentir que tout "Je suis" est plein d'être, puisqu'il est à la
fois un "Nous sommes" ou un collège êtrique assumé entiè-
rement par chacun de ceux qui en font partie. C'est un
curieux exemple où le tout pourrait être dît identique à cha-
cune de ses parties par une sorte de consubstantialité déri-
vée d'une fusion des identités au coeur même du processus
de globalindividuation. Ainsi, celui qui pense son être, qui le
vit, qui l'assume pourrait dire "moi" en indiquant n'importe
qui du doigt. Il ne s'agit pas ici d'indiquer la formation d'une
identité supérieure par collecte convergente. Rien n'est su-
périeur à rien en ce domaine. Chaque individu vaut tout le
reste. Nous ne sommes pas dans le monde de l'arithmétique
élémentaire, mais dans celui du miracle permanent. Il se
peut que certaines personnes trouvent à redire à ma vision,
mais ce ne peut être que par un défaut de pratique êtrique.
Le jour où l'on abandonne la connaissance à distance pour
la connaturalité, ce qui s'appelle connaître devient agir, et

24
l'être se défonce dans l'Eupraxia qui est l'opération la plus
significative, après l'intussusception, d'une augmentation de
soi par soi. Si l'idée de l'être maintient dans mon esprit la
totalité irréductible du "Je suis", la pensée de l'être, elle,
montre comment l'être se déchaîne dans la transparence.
En effet, il y a moyen d'éprouver la pensée pure comme acte
immédiat d'autoréflexion sans perturber les opérations d'un
penser ayant cours. A chaque instant, nous pouvons nous
positionner à n'importe quel des niveaux de réalité où opère
un foyer constitutif de conscience. C'est nous qui avons au-
torité pour nous inscrire dans ce multiperspectivisme sans
avoir à renoncer à quoi que ce soit de nous-mêmes. Plus un
individu se permet d'être intelligent, plus il le devient, plus
la pensée pure marque sa vie, transforme l'animalité ou
l'humanité des instances primitives de la pensée en spiri-
tualité et en motricité êtrique sans que rien de la vitalité
initiale ne soit perdu, l'ouvre aux dimensions abyssales de
l'être où il se retrouve tel qu'en lui-même l'éternité le chan-
ge. Je m'autorise donc ici à donner au Cogito l'envergure
requise pour que la pensée soumise à la globalindividuation
puisse envelopper de son mouvement immanent l'ensemble
des processus qui rendent possible le "Je suis" tout en s'effa-
çant devant lui.

(5) La compréhension de l'être.— La compréhension de


l'être est invariablement une compréhension par l'être, car
le semblable ne peut être connu que par le semblable. Ce-
pendant, il y a dans l'idée de compréhension quelque chose
de plus que dans celle de la connaissance. La compréhension
constitue une manière d'envelopper l'être en se servant de
l'être. Inévitablement, il ne peut être question de compren-
dre quoi que ce soit à un niveau profond sans le comprendre
avec toute sa masse êtrique. Il s'agit donc ici d'éprouver la
densité de tous les réels au moyen de cette pesanteur im-
manente de l'être qui se sous-tend lui-même en toutes cho-

25
ses. Examinons un cas particulier où la compréhension en-
globante êtrique peut s'avérer indispensable pour résoudre
un problème. Imaginons les difficultés qu'éprouve un indi-
vidu face à l'insistance pressante de comprendre l'au-delà.
Un conjoint est décédé, laissant un grand vide dans sa vie.
Il voit tous les objets familiers ayant appartenu" au disparu,
ce qui ne fait qu'accentuer son sentiment de solitude. Je me
suis interrogé jadis sur ce sentiment en considérant la pipe
de mon père décédé. J'ai médité sur la sensation éprouvée
devant cet objet appartenant à quelqu'un qui n'est plus là
pour le posséder, mais qui continue de renvoyer à celui-ci
quelque chose d'extrêmement confondant et d'énigmatique.
L'individu restant ne peut qu'accuser le coup, mais à quel
prix ? Quand l'absence provoquée par le deuil devient dé-
sespoir, alors il faut tenter quelque chose. Certains ont re-
cours aux médiums, d'autres aux prières. Mais aucun de ces
moyens n'est vraiment satisfaisant. C'est généralement le
moment, s'il est bien inspiré, où l'individu peut mettre en
oeuvre la compréhension englobante êtrique en réalisant
avec intensité de quoi il s'agit. Nous avons parlé de l'être en
des termes qui ne permettent plus de l'identifier exclusive-
ment à l'intérieur de l'individu, puisqu'étant tout, il s'identi-
fie tout aussi bien à ses extérieurs. C'est un des avantages
de l'immanentisme sur le spiritualisme. Par sa compréhen-
sion même, l'être enjambe les frontières, enveloppe l'au-
delà... au point de devenir l'au-delà de l'au-delà, puisqu'il
transcende toutes choses au coeur de son immanence. Il
suffit de considérer avec attention qu'on ne peut plus être
séparé de rien et d'investir cette compréhension de l'intensi-
té requise pour qu'immédiatement se produisent dans l'im-
manence de la pensée des manifestations du domaine dont
on s'est toujours senti séparé et qui soudainement devient
accessible à une aperception directe. L'expérience a démon-
tré qu'une personne qui s'autorise une compréhension fon-
damentale explicite de cette nature ne peut qu'en récolter
les fruits. Quelque chose se produira de façon à combler

26
l'absence provoquée par la mort de la personne chère. Pour
ma mère, ce fut l'apparition de mon père décédé, qui se re-
trouva au matin dans ses bras, au moment où elle se réveil-
lait. La sensation éprouvée fut si forte qu'elle ne douta plus
jamais de sa présence réelle auprès d'elle et qu'elle accueillit
désormais avec un sourire les opinions de ceux qui, autour
d'elle, prétendaient qu'une frontière infranchissable sépa-
rait l'ici-bas et l'au-delà. Elle savait désormais, dans toute
sa masse êtrique, que rien n'est séparé de rien. La personne
qui disparaît ne peut pas se tenir très loin de nous, puisque
le monde est en nous. Elle habite l'immanence de notre être.
C'est en ce sens que Jésus a pu dire: "Mon père et moi, nous
sommes un". Je peux en dire autant de ma mère et de tous
ceux qu'on appelle à tort des morts. La compréhension en-
globante êtrique m'a permis de réaliser qu'ils seraient bien
mieux nommés si on les appelait les "toujours vivants".
Mais cette compréhension majeure, abyssale, tout embras-
sante né permet pas uniquement de ressentir les morts par
une communion qui nous amène à comprendre qu'ils utili-
sent le même système nerveux que nous, le nôtre, pour se
signaler à notre présence. Elle nous permet d'avoir accès
aux différents niveaux de réalité qui constituent les champs
de prospection variés auxquels elle nous ouvre. Combien de
savants n'auraient pu formuler leurs géniales théories s'ils
n'avaient pas rêvé au principe de l'explication qu'elles véhi-
culent ou s'ils n'avaient pas eu une vision pour le moins
frappante de ce qu'ils cherchaient en vain au moyen du rai-
sonnement. Quand je prétends que ce que nous cherchons
nous cherche avec la même intensité, je ne fais que souli-
gner l'existence d'un principe de convenance qui rapproche
les individus en vertu de l'intensité commune qui les anime.
On a trop peu songé au fait que le soi-disant hasard objectif
n'est au fond que l'expression de l'arbitraire de notre liberté.
Combien de fois ne nous sommes-nous pas retrouvés devant
ce que nous cherchions, comme si le fait que cette chose do-
mine notre pensée entraînait un déblocage de l'horizon sur

27
lequel elle se donne. C'est peut-être en pensant à ce genre
de situation que les scolastiques pouvaient dire: Celui qui
cherche sans trouver finit par trouver sans chercher".
L'existence de la compréhension englobante êtrique ramène
donc sur le tapis la question des coïncidences significatives
préparées qui ont fini par intriguer tellement Edmund Hus-
serl, le père de la phénoménologie, qu'il en était arrivé à
soutenir la notion d'un a priori de toute corrélation entre la
conscience et le monde comme si l'unité des vécus tenait au
fait qu'une souche commune soutenait ces deux dimensions
de l'univers. Tous les problèmes soulevés par l'existence de
Dieu trouvent une solution idéale du seul fait de cette com-
préhension précatégoriale, préjudicative qui fonde la diver-
sité des manifestations existentielles et existentiales dans
l'unité d'une vision qui les transcende et les englobe à la
fois. IL reste à savoir par quel miracle l'être comprend l'être
de toutes ses parties à la fois, sans qu'aucune n'échappe à
cette compréhension. J'imagine qu'il s'agit là du mystère
insondable de nôtre émergence à la fois comme personne et
comme être au coeur d'un fabuleux et éternel présent, ce qui
m'amène à penser que la seule preuve de l'être est la consta-
tation qu'on en fait. Il faut bien commencer quelque part,
n'est-ce pas ? Et ce commencement absolu ne peut être
qu'ici, au coeur de mes pensées au moment où je m'avise
que je suis et que rien sur la terre comme au ciel ne précède
cette prise en charge de moi-même.

(6) L'affirmation explicite exhaustive.— L'être réside


d'abord dans l'affirmation de lui-même. IL est le mouve-
ment d'aller en avant. C'est un principe d'expansion éternel.
Pour s'affirmer, il suffit de dire: je le veux ! Ce n'est pas
d'être qui soulève le plus de difficulté, car la décision d'être
se prend en un instant et l'être s'ensuit, c'est de rester
conséquent avec la décision d'être dans les gestes de sa vie,
dans ses pensées. Pour être, je n'ai qu'à m'affirmer intérieu-

28
rement et à faire de tous mes actes une réaffirmation perpé-
tuelle de ce principe. Aucun effort n'est nécessaire pour être.
Je dirais même que l'effort rend l'être impossible, car celui-
ci constitue dans notre vie une facilité suprême, une harmo-
nie totale. Nombreux sont ceux qui pensent qu'il faut
conclure à l'être; c'est bien plutôt un point de départ. Il faut
commencer par être et le reste s'ensuit. Quand je m'identifie
comme "Je suis", c'est mon identité divine que j'indique
comme étant le centre de ma vie. Sur mes cartes d'affaires,
je m'annonce comme André "Je suis" Moreau. Je ne peux
pas me permettre d'oublier mon noyau êtrique, le centre
énergétique de mon existence. Cette affirmation fondamen-
tale n'a rien d'énigmatique, d'analogique ou d'inachevé; elle
est parfaitement explicite, c'est-à-dire qu'elle est entière-
ment claire, totalement intelligible. IL n'y a rien de secret
dans le fait d'être; c'est un fait brut qui nous fait nous sentir
complets et parfaits. Celui ou celle qui se sent être ne cher-
che pas un Dieu à prier ou à adorer, un monde auquel s'as-
socier, un gourou susceptible de l'instruire. Chaque person-
ne qui se donne à être ne voit pas dans son être un principe
étranger. Les autres verront peut-être en elle quelque chose
d'étranger, mais elle sera pour elle ce qu'il y a de plus
connu. Quand je laisse mon être prendre toute sa place, je
n'ai pas à me demander de quoi demain sera fait, car le pré-
sent dans lequel mon être m'amène à vivre englobe demain.
Plus moi-même que moi, mon être coïncide parfaitement
avec tout ce que je suis. Il libère mes potentialités infinies, il
inaugure pour moi le règne de la liberté. La liberté dont il
s'agit ici n'a rien à voir avec cette misérable liberté de choix
dont parlent la plupart des conseillers spirituels. Il n'y a
rien à choisir en dehors de soi. Et le choix de soi comme ab-
solu se veut exhaustif de toutes les richesses du Soi. C'est
pourquoi toute référence à l'inconscient est incompatible
avec l'action de l'être. Tout individu qui se laisse gouverner
par ce qu'il appelle l'inconscient fausse le sens de sa vie en
appelant inconscient une conscience qui triche, qui plaisan-

29
te avec elle-même et qui ment aux autres. Freud d'ailleurs
l'avait dit: "On ne peut comprendre l'inconscient qu'en le
considérant comme quelque chose d'étranger." Or, c'est pré-
cisément en cela que l'émergence de l'être au coeur d'une
personnalité s'oppose magistralement. Il se peut que la vie
soit complexe, truquée, illusoire, mais l'être est simple, vrai
et authentique. H se peut qu'on n'ait jamais fini de connaî-
tre la vie, mais ce n'est pas le cas de l'être qui est d'une seu-
le pièce, qui constitue l'infini en acte. Pour ceux qui veulent
conserver le mot Dieu, alors disons qu'être, c'est se consti-
tuer comme Dieu. Ce n'est pas prendre la place de Dieu,
c'est être Dieu par suite d'une décision, d'un consentement à
soi, d'une intussusception. Beaucoup de ceux qui entendent
parler du "Je suis" immanent intussusceptif croient que cet
état est atteint par une permission céleste, et j'ai même
surpris un jour quelqu'un en train de demander à Dieu de
lui donner un être. C'est se méprendre sur toute la ligne, car
être, c'est réaliser qu'on est ce Dieu que les croyants vont
prier à l'église. Qu'on ne s'y trompe pas ici: l'être n'est pas
plus intérieur qu'extérieur. Il constitue un état suprême
dans lequel l'individu se sent entièrement délivré. En effet,
ce n'est qu'en réalisant qu'il est absolu que l'homme se sent
être pour la première fois. Bien sûr, il ne s'agit pas d'une
naissance au sens littéral du terme, car celui qui s'apparaît
comme être s'aperçoit qu'il n'a jamais commencé, qu'il a tou-
jours été cette présence qui s'affirme comme un maintenant
originaire. Mais encore faut-il qu'il y ait une volonté de dé-
part, une affirmation de soi qu'on peut identifier à tel ou tel
moment dans sa vie. L'affirmation explicite exhaustive est
une grande affaire, car elle est immédiatement suivie d'un
sentiment d'aventure intégrale, comme si le fait de libérer
l'être en soi permettait une confiance illimitée. On reconnaît
celui qui s'est enfin permis d'être en ceci qu'il cherche un
endroit dans le brouhaha quotidien pour pouvoir penser à
son être. Le verbiage des autres l'importune. Il veut faire le
silence autour de lui pour mieux s'adonner à cette passion

30
d'un genre nouveau qui lui donne l'impression d'avoir dé-
couvert son vrai domaine. Certains se sentent si légers, si
enthousiastes, et en même temps si calmes, qu'ils s'étonnent
de cet état. À les entendre, ils pourraient sauter par-dessus
les maisons ou voler dans le ciel. C'est la poussée êtrique
qui leur donne cette légèreté, cette transparence, cette fraî-
cheur ineffable. Lorsqu'un individu s'aperçoit pour la pre-
mière fois que tout ce qu'il est est donné d'un seul coup a sa
conscience, il se sent comme une bulle. Ce n'est plus le ma-
laise, le souci ou la banalité qui gouvernent sa vie. Les fines
amarres qui le retenaient encore sont rompues. Les cadenas
et les verrous de la prison imaginaire où il se tenait enfermé
sautent. Les menaces dont étaient assortis les interdits qui
orientaient sa conduite lui semblent désormais d'inoffensi-
ves jokes dépourvues de conséquences. Il n'y a pas à dire:
être libère, ouvre, oxygène, décloisonne, fourni à l'homme la
première évidence qui lui fait douter de son identification
exclusive au corps physique. Dès qu'il commence à être, il se
dit: pourquoi m'identifierais-je à mon corps plutôt qu'à tout
autre chose ? Auparavant, il pensait avec son cerveau;
maintenant, il pense avec le monde.

(7) L'état fondamental.— Il existe un état à nul autre


pareil que rien ne peut troubler. C'est en pensant à cet état
que j'ai pu dire: les perturbations de la surface ne peuvent
altérer la paix des profondeurs. Or, cet état est précisément
celui dans lequel nous baignons tous. Il nous apparaît sous
fa forme de la persona-d'illusion lorsque nous nous identi-
fions au corps. Il nous apparaît sous la forme du témoin
lorsque nous nous observons et observons le monde. Mais il
est sans forme lorsque nous considérons notre être dans sa
pure indétermination qui en fait le suprême déterminé,
puisque rien d'autre que lui-même ne peut l'affecter. Vous
êtes en droit de vous demander: comment reconnaît-on l'état
fondamental ? Tous les gens le connaissent, mais peu d'en-

31
tre eux sont capables de le reconnaître. Ainsi donc, il est
associé à la reconnaissance. On ne sait pas trop bien ce que
c'est jusqu'au jour où cet état nous frappe à l'occasion d'un
grand silence ou à la suite d'une maladie, après avoir absor-
bé des drogues ou à la suite d'un immense chagrin. Qui sait
comment l'état fondamental va se révéler. Il n'en demeure
pas moins véritable même lorsqu'il n'est pas révélé. IL est
alors comme une zone de silence tapie au coeur de la per-
sonne. Certains individus ont tellement peur de ce silence
qu'ils bavardent constamment afin de se tromper eux-
mêmes à son sujet. Ils vont même parler à en perdre le souf-
fle jusqu'à la fin de leurs jours, sans réaliser qu'ils cher-
chaient à se dissimuler cette zone de paix et de tranquillité
en eux. Évidemment, toute personne n'est pas éveillée bien
que son autoréalisation soit toujours en vue. Avant de
s'éveiller, si toutefois cela doit se produire, elle va connaître
certains soubresauts, certains changements impromptus.
D'où l'importance des chocs si salutaires aux endormis.
Gurdjieff a élaboré toute une doctrine à ce sujet. Mais ne
nous attardons pas ici, allons directement aux premiers
éléments qui permettront de reconnaître l'état fondamental
chez une personne qui n'a pratiquement aucune prédisposi-
tion à l'éveil. L'état fondamental va se manifester chez elle
dans la continuité de son énergie. En effet, toute personne a
besoin d'une certaine énergie pour se maintenir en vie sur
terre. Dès qu'elle meurt, cette énergie devient disponible
pour tous ceux qui restent dans le contexte planétaire et ils
peuvent l'utiliser pour obtenir ce qu'ils appellent des fa-
veurs. En réalité, ils font main basse sur une énergie qui
n'est plus utile. On peut se demander ici: comment la per-
sonne peut-elle signifier l'état fondamental puisqu'elle cons-
titue un réseau de restrictions et de limitations ? Disons que
c'est dans le "il y a" qu'est la réponse à cette question. En
effet, dès qu'"il y a" quelque chose ou quelqu'un, on ne peut
douter de l'existence d'un sens. Par exemple, douter que 2
plus 2 font 4, c'est affirmer l'existence de 2, de plus et de 4.

32
Comme on le voit, on aurait beau dire que la personne n'est
qu'une illusion ou de l'être déguisé, il n'en reste pas moins
qu'illusion ou pas, déguisement ou pas, il y a quelque chose.
Et chaque fois qu'il y a quelque chose, tout est donné. C'est
pourquoi l'être s'anticipe toujours dans ce rien que constitue
la personne. Et avec lui, c'est l'état fondamental, d'abord
indistinct, qui se présentifie comme une vibration, une for-
ce, une grandeur, un je ne sais quoi, mais en tout cas comme
une dimension qui donne à penser et à méditer. Certes, la
personne peut recevoir un choc violent, comme saint Paul
sur le chemin de Damas. Elle peut trébucher sur le mystère
et passer soudainement la tête dans l'au-delà, tel un pèlerin
de l'invisible. Mais de tels faits sont rares. De façon généra-
le, l'état fondamental fait un peu penser au Maître rêveur
des Indiens Senoi. Tel un sphinx immobile, il guette sa
proie. Mais n'est-ce pas parler le langage mythique que de
dire ces choses ? Pas nécessairement. En effet, ne sait-on
pas que le moindre signe renvoie à une force autosignifiante
qui s'anticipe en lui ? Cette continuité de la personne dont
j'ai parlé plus haut s'affirme malgré le processus discontinu
de la conscience non éveillée qui s'interrompt chaque fois
que l'individu s'endort, tant qu'il n'a pas pris l'habitude de
dormir consciemment. Bien sûr, il ne s'agît pas ici d'une
continuité fondamentale, mais du simple fait que l'individu
qui se réveille le matin sait très bien comment il se nomme
et peut poursuivre ses activités de la veille comme si elles
n'avaient pas été interrompues. Mais, précisément, l'idée
qu'un choc puisse tirer une personne de son sommeil, d'une
certaine machinalité, n'est-elle pas incompatible avec cette
continuité rudimentaire ? Pas du tout. Constatez seulement
qu'après un choc qui le tire soudainement des limbes où il se
complaisait, l'individu se met à repérer dans son passé pro-
che ou lointain les signes d'un éveil qu'il n'avait pas remar-
qués jusqu'alors. C'est comme si le choc venait rappeler à la
personne ce vers quoi elle tend et lui montrait que cette
destination est inscrite dans son entéléchie. Alors, pourquoi

33
parler d'absence de prédisposition à l'éveil chez certains
individus ? Parce qu'il appartient à ceux-ci de se révéler à
eux-mêmes, non pas progressivement, mais d'une façon ins-
tantanée, comme s'ils naissaient soudainement à leur être
et que leur vie précédente n'avait qu'une fonction inessen-
tielle dans le cours de leur destinée. Ne nous arrêtons pas à
la personne toutefois. Examinons en quoi consiste ce témoin
dans lequel l'état fondamental se manifeste aussi. Qu'est-ce
que le témoin? C'est quand la personne devient observatrice
d'elle-même. Husserl dirait que c'est quand la conscience
devient spectateur désintéressé de ses vécus après avoir mis
entre parenthèses tout ce qui en eux la décentre. J'aime
beaucoup cette expression de spectateur désintéressé parce
qu'elle nous permet de montrer qu'un individu peut s'extrai-
re de sa vie et se dissocier de son rôle d'acteur pour mieux le
comprendre. Je n'irai pas jusqu'à dire avec certains auteurs
orientaux que le spectateur est plus important que l'acteur,
car s'il n'y avait pas d'acteur, il n'y aurait pas de spectateur.
Je dirai seulement que chaque fois que j'ai l'occasion de
m'accompagner consciemment dans mon expérience, je suis
moins porté à m'identifier à mon corps, c'est-à-dire au mon-
de local, et plus disposé à vivre la passion de l'universel.
Cela ne fait pas encore de moi un absolu en acte, car je reste
tributaire de ce que j'observe. Je préciserai cependant que
l'état fondamental nous frappe peut-être davantage quand il
revêt la forme du témoin, car il y a dans le témoin une atti-
tude plus impassible, une sorte de sérénité que permet le
recul, une conscience qui va permettre un jour au témoin
d'investir totalement l'expérience afin de révéler l'individu à
lui-même comme totalité en acte s'avançant dans le réel. À
ce niveau, l'état fondamental nourri considérablement l'in-
dividu, car celui-ci commence à comprendre qu'il incarne en
fait une sorte de singularité universelle propice à son éman-
cipation totale. En effet, l'universel n'est-il pas le vestibule
de l'absolu, le transcendant n'est-il pas l'annonce du trans-
cendante 1 ? N'oubliez pas que nous sommes ici dans une

34
perspective générative et que, contrairement à ce qui se
passe chez Kant, il y a chez moi une genèse du transcendant
al, comme si celui-ci pouvait s'anticiper comme une tendan-
ce de l'empiricité à se constituer comme un a priori de l'ex-
périence, étranger à celle-ci bien que jailli de celle-ci. L'état
fondamental, toutefois, ne peut s'identifier exclusivement à
la tranquillité de l'âme, pour employer une expression chère
à Cicéron et à Sénèque. L'intranquillité aussi le révèle. On
associe souvent l'état fondamental à une sorte de patience.
Mais l'urgence également nous indique sa présence. On
comprendra que c'est surtout avec la compréhension de
l'être, avec l'affirmation explicite exhaustive du "Je suis"
immanent, que l'état fondamental se révèle le plus. Maïs
qu'est-ce que l'être si la personne et même le témoin pren-
nent toute la place ? C'est là qu'il est important de com-
prendre que l'être s'investit en toutes choses, se superpose à
toutes choses, se fait comprendre du milieu d'elles-mêmes
comme s'il "était" les choses qui le révèlent ou qui indiquent
le champ transcendantal illuminé qui lui sert de rampe de
lancement. IL faut saisir clairement ici que l'esprit focalise
son attention aussi bien sur la personne et sur le témoin
que sur l'être. N'allons pas substantifier l'esprit pour au-
tant. Il s'agit seulement du point de vue du vide. C'est par
l'esprit que se fait le grand ralliement, mais l'existence spi-
rituelle n'est rien en soi. Elle est ce qui se comprend en
montrant autre chose, comme je l'ai clairement établi dans
L'allégorie de la chambre obscure que l'on retrouve dans La
folie de Dieu. Qu'on retienne seulement que l'être n'est pas
davantage révélateur de l'état fondamental que ne le sont la
conscience et la personne si l'on reste attentif au processus
de l'expérience et à ce qui se profile en elle. Ajoutons que
l'être n'est pas radicalement autre chose que la personne,
puisque dès qu'on trouve un "il y a", la possibilité de l'être se
trouve donnée. L'être, c'est la personne ailée à son ultime
dévoilement, c'est la conscience investie de son ultime objet.
S'il existe une quelconque radicalité de l'être, c'est dans la

35
mesure où, étant soudainement donné, il apparaît comme
ayant toujours été là. Ce qu'il faut retenir, c'est que l'être
semble toujours au-delà de tout au moment même où il se
rend palpable en chaque chose. Sa compréhension est néces-
saire à une expérience complète de l'état fondamental. Cer-
tains seraient bien étonnés si cet état inaltérable leur était
soudainement révélé par une conscience intentionnelle pré-
cise. Ils s'exclameraient: mais je l'ai toujours connu ! Et
pourtant, il ne laisserait de leur sembler étranger tellement
ils se méconnaissent eux-mêmes.

(8) Se laisser être.— Il ne s'agit pas ici d'élaborer un


grand idéal de liberté ou de déclarer fort abstraitement
comme Martin Heidegger que la liberté réside dans le lais-
ser être. En rédigeant ce traité mon intention est de rendre
possible une pratique êtrique et non d'élaborer une belle
théorie. Ma réflexion se porte toujours vers ce qu'il y a de
plus simple, de plus accessible et de plus direct. Aussi, en
abordant cette question du laisser être, c'est moi-même que
je veux mettre en cause, en sorte que si je réussis à montrer
comment je me laisse être, d'autres chercheront à appliquer
dans leur vie cette façon d'être. C'est donc de mon propre
fond que je dois tirer l'explication que je donne ici. Il ne
s'agit pas d'inventer une stratégie mais de montrer com-
ment la poussée êtrique m'incite à me laisser être au lieu de
m'empêcher d'être. Si je devais m'en remettre pour résoudre
cette question aux psychologues et aux spécialistes de la
croissance personnelle, je ne parlerais que des difficultés qui
entourent la volonté de se laisser être. C'est la mode en cet-
te fin de XXe siècle de s'attarder aux traumas neurochimi-
ques, au mal d'être qui caractérise notre civilisation et à
l'incommunicabilité qui isole les gens. Personne ne dit
comment faire pour être, personne ne parle de son être
comme de quelque chose de formidable, qui existe pour vrai.
C'est donc d'un point de vue essentiellement positif qui inci-

36
te à l'action que je veux parler de la façon dont mon être se
propulse à travers mon désir de le laisser être. Ce désir est
essentiel. Il constitue le point de départ d'une entreprise
dont le but est de m'aider à émerger. Je précise toutefois
que si j'émerge en ce sens profond du terme, tout va émer-
ger à ma suite, autour de moi et à travers moi. C'est pour-
quoi ma démarche ne peut être thérapeutique. Je ne suis
pas là pour me pencher sur la misère morale de la personne,
mais pour déterminer les conditions de la mise à feu du
principe qui la projette en avant. Ma démarche n'est pas
davantage celle d'un motivateur dont le but serait de stimu-
ler l'individu endormi. Je veux seulement montrer qu'en me
laissant être, j'ai accompli un désir essentiel dans ma vie.
Ensevelie sous des tonnes de "je ne sais pas" et de "je ne
peux pas", il y a une aspiration à être. Aucune analyse invi-
tant l'individu à entreprendre l'archéologie des couches pro-
fondes de sa personnalité ne pourra jamais faire qu'il s'al-
lume. Le désir d'être nous propulse vers la nouveauté. Il
s'élabore en vertu de l'entéléchie. Un tel désir ne traîne pas
derrière lui des charges qui ralentissent le mouvement de
l'improvisation supérieure de soi-même. Pour me laisser
être, aucune condition n'est requise. Je n'ai qu'à le vouloir.
C'est pourquoi des gens aussi différents que Marilyn Mon-
roe, Marie Curie, Hitler ou Jésus peuvent être dans le sens
le plus fort du terme sans avoir à passer chez le psychana-
lyste afin de débrouiller le labyrinthe de leurs inhibitions. À
ce niveau, Jack l'Éventreur a autant de chances de se lais-
ser être que saint François d'Assise. La question ne consiste
pas à savoir si je possède un bagage suffisant pour me per-
mettre d'être, elle réside uniquement dans le fait: est-ce que
j'en ai le goût ? Est-ce que je suis malade à l'idée d'y penser
? Si je n'ai pas rêvé à l'être jusqu'à l'orgasme, au délire, à la
fièvre et à l'extase, qu'est-ce qui pourrait bien me pousser à
me laisser être puisqu'il s'agît là d'une aspiration sans fon-
dement, sans précédent réel dans ma vie, qui n'est pas ins-
crite dans mes gènes, qui n'a à voir ni avec ma famille, ni

37
avec mon éducation, ni avec mes employeurs ? Encore une
fois, c'est en vertu de l'être que j'ai en vue que j'entreprends
de me laisser être, c'est lui qui s'intussusceptionne à travers
moi pour que je sois davantage moi par lui. Bien sûr, l'être
n'existe pas dans une dimension cachée comme une subs-
tance autour de laquelle graviteraient des accidents. Je ne
suis pas déjà quelque part comme si j'étais en train d'atten-
dre après moi-même. Et pourtant, j'ai à être ce que je suis
sur un mode qui exclut toute possibilité d'être autre que
moi. Certes, je peux jouer avec cette perspective, je peux me
persuader que je suis plusieurs, que je suis séparé de moi-
même, que je suis la victime de l'illusion que je suis un au-
tre. Mais ce sont là des jeux. L'inconscient résulte d'un de
ces jeux. IL consiste à penser que ce n'est pas moi qui pense
quand je pense réellement, mais que je suis le jouet d'une
pensée qui est encore moi mais que j'ignore. Voici ce que
j'appellerais du caca de taureau. Les enculeurs de mouches
sont nombreux en métaphysique. La scolastique se survit à
travers quelques-uns de ces pervers de la raison raisonneu-
se. Mon but ici n'est pas d'épater, mais de rappeler que je
n'ai besoin d'aucun modèle pour m'aider à être ce que je
suis, d'aucune loi pour m'empêcher de m'éloigner de moi-
même, d'aucune permission pour décider de me suffire. IL
s'agit pour moi de m'aimer dans chacune de mes manières
d'être et de pousser mon être en chacune de ces perspecti-
ves, de façon à prendre toute ma place, de me sentir exister
plus fort, de me sentir envelopper toutes choses, de voir
grandir Dieu en moi sans penser que c'est un autre que moi
qui grandit. La foi des croyants est fondée sur la nécessité
pour un esprit d'imaginer quelque chose qui commence ab-
solument. C'est ainsi qu'ils en viennent à penser qu'il existe
un Dieu qui peut tout. Mais pourquoi pas moi ici et mainte-
nant ? Ne suis-je pas qualifié par la pensée que j'ai de moi-
même et ne vaut-il pas mieux que je me nourrisse de cette
pensée si je comprends clairement du fond de mon être que
je ne suis pas fou et qu'il est légitime de penser ainsi ? Je ne

38
suis pas en train de me convaincre que le fou a raison de se
prendre pour Napoléon ou don Juan. IL ne s'agit pas ici de
s'identifier à un autre, ne fut-ce qu'à un Dieu préexistant. Il
s'agit d'être moi à l'infini, de satisfaire le goût que j'ai de
moi-même, de comprendre que je ne peux m'ennuyer en ma
compagnie si je me permets d'être à l'infini. Ce discours ne
va pas de soi chez la plupart des gens. Ils ne pensent qu'à se
retenir et à se contrôler. Pensez seulement à la façon dont
on invite l'alcoolique à cesser de boire. On l'invite à prati-
quer l'abstinence, bref à contredire sa pulsion. Il ne peut
qu'en être malheureux. L'idée ne devrait pas être ici de se
contenir, mais de perdre la soif. Or, personne ne peut perdre
la soif s'il ne s'abreuve pas à une source susceptible de le
désaltérer mieux que toutes les bouteilles d'alcool qu’il ne
pourra jamais absorber. La grande affaire est précisément
d'abandonner le contrôle pour donner la chance à son être
d'émerger. Je suis très conscient que cela s'inscrit contre
toute la philosophie de l'Amérique et de l'Europe qui croient
dur comme fer à ce fameux contrôle. C'est une attitude si
profondément ancrée dans les mentalités qu'on croit que
celui qui a commis un méfait, a fait une crise émotionnelle
ou a pris quelqu'un en otage en est arrivé à ce stade parce
qu'il a perdu le contrôle. On ne voit pas qu'en perdant le
contrôle, il a peut-être cherché à se libérer de l'esclavage
dans lequel il se tient lui-même au nom d'une régulation
étrangère inscrite en lui comme un flic dans sa tête. On a
tendance à oublier l'hétéronomie de la loi qui s'oppose à
l'autonomie de la liberté. On pense qu'un individu qui se
permet tout va devenir un danger public. IL s'agit de savoir
ici si, en se laissant être, il va laisser libre cours à des pas-
sions tordues par des années de continence ou s'il va met-
tre son "Je suis" immanent en charge de sa vie. Se laisser
être, c'est laisser l'être opérer en soi, c'est se laisser investir
par cette dimension qui est ressentie comme une bouffée
d'oxygène, une délivrance instantanée, une souveraine sa-
gesse. Et pourtant, l'être n'est pas comme l'âme, l'incons-

39
cient, une sorte d'entité sur laquelle on puisse se pencher.
On ne se penche pas sur l'être, on se permet d'être, on se
permet d'accéder à cette tonalité vivifiante qui ouvre toutes
les portes, qui enlève la poutre dans notre œil, qui nous
oblige à prendre l'initiative de notre vie au lieu de nous en
remettre au hasard. A-t-on seulement réfléchi à ce que si-
gnifie le mot "laisser" ? Quand on emploie ce mot, on envi-
sage un mouvement doux, un aller simple vers les choses,
une permission derrière laquelle aucune autorité ne se dis-
simule. Certes, se laisser être est fort différent de se laisser
aller. Je n'abandonne pas la partie quand je me laisse être,
je me fais confiance. Bien sûr, cela peut ressembler à une
capitulation, à une abdication, mais tout dépend sur quelle
base. Si je capitule face aux obligations imaginaires que je
me suis créées et que je cesse d'en être dupe parce que je
veux partir à la conquête de moi-même, c'est un plus dans
ma vie et non un moins. Ce n'est pas comme capituler de-
vant la responsabilité d'être parce qu'on a vendu son âme à
des trafiquants d'idéal. Ne voit-on pas ici quelle grande
honnêteté envers soi-même il y a dans l'acte de se laisser
être et combien cet acte est déjà marqué par la qualité de
l'être qu'on veut se donner ? Certains penseront que se lais-
ser être équivaut à vouloir quelque chose de précis, qui peut
être identifié en vertu des valeurs courantes. Mais être re-
présente l'anéantissement de ces valeurs, la fin des beaux
projets égologiques aberrants. Celui qui veut se laisser être
ne peut que constater ceci: je me veux et cela ne concerne
que moi. Si par la suite son Moi englobe tout l'univers, c'est
une affaire de conséquence logique.

(9) Détente de la tension dans l'ouverture.— L'être


n'a à voir avec l'Ego ou autoclos que dans la mesure où il
vient en fracasser les limites. La distinction que je fais entre
le Moi et l'Ego est candide. Le Moi représente l'unité psy-
chophysique des expériences qu'il prédispose à l'action de

40
l'être dont il n'est différent que par sa faible intensité, tan-
dis que l'Ego représente l'énergie durcie du mental,
c'est-à-dire un Moi aliéné et altéré. L'être ne peut se déve-
lopper dans le contexte de l'Ego sans que celui-ci s'estompe
progressivement devant l'action impérieuse d'une énergie
qui dépasse ses forces repliées sur elles-mêmes. Or, préci-
sément, le fait que chaque individu ait tendance à se consti-
tuer comme un Ego crée une tension, un stress, un malaise
avec lesquels il prend l'habitude de vivre. S'il en est ainsi,
c'est que nous ne vivons plus dans l'état de nature et que
nous avons déserté depuis longtemps le contexte où nous
pouvions nous épanouir spontanément. Mais dans l'état de
nature, seule la vie de la conscience était favorisée; il n'y
avait pas d'être possible. On pourrait presque dire que la
possibilité de se donner un être est apparue chez l'individu
quand son intégrité s'est trouvée menacée par sa constitu-
tion égologique. Notez qu'une telle constitution était prévi-
sible avec le développement des villes et de la société indus-
trielle. Il s'est développé alors une tension qui n'a pas tardé
à devenir un malaise de la civilisation. Mais ce malaise ne
nous est apparu clairement qu'avec la mise en oeuvre du
processus de l'ouverture. Auparavant, on ne réalisait pas
que l'existence humaine s'était fermée sur elle-même. On
devinait que l'homme était victime de ses choix. Il s'efforçait
de dominer la situation en tentant de contrôler celle-ci. Mais
peu à peu, les thérapeutes de l'ère moderne se sont trouvés
confrontés avec la perte de contrôle généralisée des indivi-
dus pris en charge par l'appareil manipulateur ploutocrati-
que. À différents moments de l'histoire récente, des mouve-
ments se sont fait sentir dans le but d'aérer davantage cet
espace de confinement constitué par l'Ego. De la Renaissan-
ce italienne à la révolution fleurie des années soixante, en
passant par l'éclosion de l'idéalisme romantique allemand et
la prise de position du surréalisme, nous avons assisté à une
tentative de redressement de cette orientation prise par
l'humanité. Mais on sait maintenant ce qu'il advient des

41
révolutions tranquilles: elles sont condamnées à poursuivre
leur chemin dans les esprits après avoir échoué. Si nous
considérons ce que j'entends ici par ouverture, nous décou-
vrirons que ma métaphysique immanentiste recueille l'héri-
tage de cette volonté de conscientisation des individus. En
effet, je ne peux considérer l'être que comme l'Ouvert dans
lequel se disposent les essentialités livrées au choc brutal de
l'existence. Comprenons bien ici que l'être n'a rien à quoi
s'ouvrir; il représente seulement l'Ouvert. Et en ce sens, il
provoque l'ouverture des individus repliés sur eux-mêmes
ou autoclos. Mais une telle ouverture est appréhendée com-
me un danger par ceux qui ne croient pas possible le dépas-
sement du principe de la Civilisation dans celui de l'Harmo-
nie, pour parler comme Charles Fourier. Je me rappelle en-
core de l'exclamation d'un collègue de l'université entendant
parler pour la première fois de ma philosophie: "On ne peut
pas être ouvert autant que ça; la maîtrise de soi exige un
certain degré de fermeture pour garder le contrôle". Une
telle exclamation n'est possible que par une totale mécon-
naissance de l'action de l'être. Non seulement tout contrôle
doit cesser pour que l'être advienne, mais il est totalement
impossible de continuer à se contrôler dès que s'autoconsti-
tue le "Je suis". L'être incarne une si grande force de libéra-
tion, une si puissante détente, qu'il devient impossible de ne
pas capituler devant l'entrée en scène de cet agent qui vient
bousculer nos projets et prendre la place que nous avions
accordée à des ambitions dérisoires. Examinons comment
l'ouverture opère. Mon être entraîne la ruine de tous mes
mécanismes de défense, de tous mes coussins émotionnels
mis en place pour ne pas souffrir du monde, de toutes mes
prétentions relatives à exercer quelque pouvoir sur quoi que
ce soit. Dès qu'il s'empare de ma personnalité, je comprends
que c'est en vertu d'un mouvement libre de ma part et qu'il
constitue cette super-intériorité dont je peux constater l'ac-
tion dans mes extérieurs. Je n'ai d'autre choix que de
m'épanouir en abandonnant cette idée que je peux "faire".

42
C'est une capitulation honorable puisqu'elle réside dans le
fait de cesser de me battre, non par pusillanimité ou rési-
gnation présomptive, mais parce que je sens maintenant un
appui qui vient de mon for intérieur et qui grandit égale-
ment devant mes yeux. En effet, reconnaître mon "Je suis"
partout où il m'est donné de percevoir quelque chose, c'est le
voir à l'oeuvre chez les autres, mais aussi dans mon envi-
ronnement et même dans la température. Il me suffit de
ressentir que mon être profond m'ouvre un espace où je
peux circuler librement pour que cette immensité méditati-
ve me donne le goût, non de laisser tomber mes tâches quo-
tidiennes, mais de cesser de les investir d'une importance
qu'elles n'ont pas. Par l'ouverture qui se fait en moi, je
m'ouvre en une multitude de sens. Il me suffit seulement
de me détendre, de me laisser être pour que j'appréhende la
tonalité fondamentale de toutes choses. C'est une expérien-
ce très enrichissante qu'une philosophie comme l'existentia-
lisme ne permettait pas de réaliser. N'est-ce pas le chanoine
Charles Moeller qui déplorait l'absence dans l'oeuvre de
Sartre du sourire des enfants, de l'odeur des fleurs, de la
douceur de la vie ? Je le comprends bien. Sa foi l'amenait à
dénoncer l'existence sans Dieu que Sartre caractérisait par
la nausée, l'absence d'espoir et l'absurde. Mais a-t-on pensé
que l'immanence de l'être permet encore mieux que la foi en
Dieu d'exprimer la simplicité de la vie, puisque celle-ci ne
requiert pas une référence à la transcendance mais une
conversion déjà inscrite dans la nature des choses, puisque
celles-ci s'ordonnent dans la compréhension de l'être en ver-
tu de leur entéléchie ? Réaliser son être signifie que plus
rien désormais ne nous semblera fade. C'est comme vivre la
dématérialisation en acte. Tout se transforme, s'embellit,
s'accomplit par un constant passage à l'infini. L'action de
l'être se reconnaît dans cette décompression qui ruine la
tension de la civilisation. Chaque individu se trouve libéré
par cette immixtion dans la sphère de sa pensée d'un prin-
cipe qui aère celle-ci. Il a soudain l'impression que tout de-

43
vient possible et que ce qu'il a toujours considéré comme un
miracle peut se vivre dans le prolongement de sa chair
comme une promesse existentiale venant gonfler le milieu
d'harmonie, d'intelligibilité et de légèreté êtrique. S'il faut
s'ouvrir, que ce soit de cette manière et non simplement du
fait d'un déblocage intellectuel. C'est avec toute sa masse
qu'il faut s'ouvrir sans quoi la vie devient terriblement en-
nuyeuse et lourde. Or, dès qu'un individu se prend à réflé-
chir en ces mots: "N'est-ce donc que cela la vie ?" on sait
qu'il est prêt à tenter le tout pour le tout pour décrocher de
ses possessions et, au lieu de tout vouloir dominer, s'appar-
tenir enfin.

(10) Une permissivité confiante et subtile.— Mon


discours ne se situe pas ici au niveau de l'expérience naïve
de l'Ego empirique souvent inapte à exprimer la pensée des
vastes horizons du Soi profond. Il se situe dans l'orbite d'une
réflexion permanente qui amène l'individu à déterminer ce
qu'il veut faire de sa vie, où qu'il en soit rendu dans l'élabo-
ration de celle-ci. Quand on demandait à Timothy Leary en
quoi consistait le sens de la vie, il répondait qu'il consistait
à se poser cette question. Il entendait par là que l'individu
n'a jamais fini de se situer par rapport à l'essentiel et que la
prise de conscience qu'il fait de lui-même implique son être.
Or, quand je me place dans la situation de l'homme moyen
qui a à découvrir ces choses, je constate que l'objet de mes
réflexions déborde vastement la sphère de l'Ego empirique,
ce qui signifie que celui-ci a déjà commencé sa conversion et
qu'il porte déjà en lui la présence transcendantale de l'être.
S'interroger ainsi sur le sens de la vie, c'est à toute fin pra-
tique se demander ce qu'on est prêt à se permettre, à se
donner, car notre volonté est à l'origine de nos meilleurs
comme de nos pires moments. La force d'entraînement qui
suit l'acte de vouloir fait le reste. Une fois les choses arri-
vées, elles continuent d'avoir des répercussions. Réfléchis-

44
sons donc un moment sur ce qui fait qu'un homme va se
permettre de vivre intégralement sa vie. Cela implique qu'il
se permette d'être et d'assumer son être à travers chaque
geste posé. Or, se permettre d'être, c'est se permettre énor-
mément de choses. C'est se permettre d'exister fort, de vivre
totalement, d'assumer une part de risque, d'aspirer à l'aven-
ture intégrale, de parier sur l'impossible, d'oser s'affranchir
de ses limites et finalement de ne pas craindre les répercus-
sions d'une telle libération. Se permettre d'être implique
donc qu'on vive dangereusement. Pour certains, cela peut
signifier un dépassement perpétuel qui exige beaucoup d'ef-
forts. Ce n'est peut-être pas le meilleur moyen d'exercer sa
permissivité. Dans l'être, il y a plutôt un consentement à
soi, un oui à l'inéluctable. N'oublions pas que le fondement
de la liberté est dans la bienheureuse nécessité. Peut-être
qu'après tout, l'être n'est pas du côté du tragique. La vie
intense n'est pas nécessairement douloureuse, stressante et
syncopée. Il y a dans l'être une sérénité qui s'accommode
très bien de la violence créatrice. Bien sûr, l'action de l'être
est foudroyante, irrépressible, incontournable. Mais elle
coule avec douceur. Une telle immensité enveloppe l'indivi-
du de légèreté et lui donne l'impression d'être emporté
comme une toile d'araignée dans le ciel. La permissivité
évoquée ici est un mode de vie pour celui qui entreprend de
se laisser être. Son ouverture au monde, aux idées, aux per-
sonnes prend la forme d'un accueil. Les préventions du
mental cessent d'être effectives. En décidant de vivre tota-
lement, l'individu sent tomber la pression du contrôle. Il
n'est plus un individu qui refrène ses tendances, qui répri-
me ses gestes, qui vit de la culpabilité. Il ose s'avouer à lui-
même ses goûts et ses besoins. Et, comme derrière chacun
d'eux, il y a une capacité, il ressent alors dans toute son
ampleur le mouvement de libération, qui va progressive-
ment le familiariser avec une authentique liberté. Heureu-
sement qu'un esprit de conciliation accompagne la permissi-
vité, car les autres nous reprochent assez rapidement de ne

45
plus nous en tenir de façon stricte à nos obligations et
d'abandonner une partie de nos responsabilités. Lorsque
leurs critiques deviennent inefficaces, ils passent à la
contrainte. Menaces, mutisme, répression, annulations,
congédiements, calomnies ponctuent la vie de celui ou celle
qui essaie de se faire du bien et de s'aimer. On va lui repro-
cher de ne penser qu'à lui ou de trop s'aimer, sans réaliser
que le rappel de soi est la clé de l'intussusception et que
l'amour de soi est nécessaire à celui qui veut rester fidèle à
son nouvel idéal qui consiste à ne plus se désobéir. Mais
allez donc faire comprendre à une bande d'esprits enrégi-
mentés qu'il est bon de s'abandonner à son mouvement pro-
pre, de privilégier le loisir par rapport au travail, de renon-
cer à l'effort qui résulte toujours d'un manque d'imagination
et d'estimer davantage le plaisir que la souffrance. Tout ceci
semble pourtant évident. Eh bien, ce ne l'est pas pour celui
ou celle qui vit sous la loi générale. Ce besoin de se laisser
être exprimé aussi spontanément dans son entourage im-
médiat menace sa sécurité. Il se dit intérieurement: "Quelle
est donc cette personne qui méprise les bons usages, qui ne
partage pas mon goût du sacrifice, qui s'exprime librement
et sans vergogne ?" IL est donc important de comprendre ici
que l'exercice de la permissivité entraîne inévitablement des
représailles et qu'à moins d'être indulgent envers les hu-
mains et de les soutenir dans leur liberté de s'opposer à
nous, nous risquons d'avoir à souffrir du fait même de cher-
cher à éviter toute souffrance. C'est pourquoi celui ou celle
qui se permet d'être doit ressentir l'action de l'être au plus
profond de lui-même et laisser son "Je suis" gérer les situa-
tions provoquées par son surgissement. IL est évident que
sans confiance, il devient impossible de consentir à soi, de
s'aimer, de se louer au lieu de crouler sous les auto-
reproches et l'auto-dévalorisation systématique. Ce qu'il y a
de particulièrement choquant ici pour celui qui n'est pas
encore né, c'est qu'il voit quelqu'un se permettre de vivre sa
vie dans toute son ampleur sans avoir à le regretter. L'être,

46
ne l'oublions pas, annule toute forme d'imposition morale,
toute forme de "tu dois" ou de "tu n'as pas le droit". Bref, le
mouvement de notre "Je suis" immanent est incompatible
avec l'impératif catégorique de Kant. Le monde de Kant est
un monde profondément mécanique et sa morale est une
morale de soldat. L'homme qui se tient devant Dieu doit
rester au garde-à-vous toute sa vie, sinon il sera chié par le
corps de l'Église comme le bâton fécal est rejeté par le corps
physique. Toutes les obligations morales sont assorties de
menaces variées allant de l'expiation terrestre à la damna-
tion éternelle. Vous comprenez bien que la douce permissi-
vité de l'être provoque la stupeur chez les gendarmes de la
vie morale qui ne s'attendent pas à voir s'effondrer leur ap-
pareil répressif sous l'influence subtile et délicate d'un mou-
vement intime, vaste comme le ciel bleu. Kant ne parle ni de
douceur, ni de plaisir, ni de loisir, ni de célébration. C'est un
constipé germanique qui endosse sa camisole de force cha-
que fois qu'il sort de chez lui le matin. Il n'y a rien de cette
mécanicité morale aux abois chez celui qui se permet d'être,
qui se permet de vivre ses passions consciemment, qui ac-
compagne ses désirs avec une prévenance qui lui permet de
les vivre en pratiquant l'art de "savoir jusqu'où aller trop
loin". Comprenons ici que le surgissement de l'être n'a rien à
voir avec la modération résignée de celui qui redoute les
sanctions. La personne peut peut-être entretenir un certain
temps des habitudes de modération, mais dès que l'être la
prend en charge, une éthique de l'excès remplace vite la
morale de la soumission. Qu'on ne se méprenne pas ici: il n'y
a pas d'anarchie dans l'être, il n'y a qu'une expansion qui
favorise à chaque instant le passage à l'infini qui accompa-
gne toute conversion des sens, des facultés, du vécu de l'in-
dividu à leur part d'invisible.

(11) Une philosophie du non-contrôle.— Le monde vit


à l'heure du contrôle et j'enseigne à ne rien contrôler. Com-

47
ment pouvons-nous nous entendre, le monde et moi ? Nous
nous rejoignons à tour de rôle, le monde par son opiniâtreté
à fonctionner selon la loi générale, ce qui ne peut manquer
de me toucher dans ma persona-d'illusion, et moi, par ma
volonté ferme de proposer un mode de vie qui n'a plus rien à
voir avec les machines sans pour autant exclure celles-ci, ce
qui ne peut manquer de déranger le système établi. Suis-je
bien sérieux cependant quand je parle de non-contrôle ? Ce
que je vise ici, c'est d'en faire le moins possible pour amener
les choses à se positionner dans ma compréhension dans le
sens que je désire. Désirer, oui, mais pas trop. Vouloir, oui,
mais comme ne voulant pas. Tout est là. Le contrôle dont je
parle n'a rien à voir avec la vigilance intérieure, avec le dé-
sir d'être un témoin impeccable. Quand je critique le contrô-
le, c'est aux ambitions mécaniques du Moi convulsif et nar-
cissique que je m'en prends, à sa réactivité, à son insécurité.
A-t-on seulement besoin de contrôler quoi que ce soit quand
on se sent fort ? Vivant de mon être et par mon être, comme
un "Je suis" libéré de toute entrave, je me moque des condi-
tionnements, des obligations et des limitations. Bien sûr,
dans ma personne, je suis atteint, mais si légèrement.
Comment se fait-il que je sois dans cette vie ? Si j'ai voulu
tout cela, ce n'est qu'en rapport avec la finalité proposée par
mon être. Personne, s'il est bien informé de ce qui l'attend,
ne souhaiterait vivre dans un système de manipulation et
de violence mesurée comme c'est le cas sur terre. Mais nous
sommes des consommateurs d'idéal, nous avons constam-
ment en vue ce que nous sommes appelés à être et nous ou-
blions les chemins difficiles à parcourir qui mènent à cet
accomplissement. C'est pourquoi je m'en suis pris à la no-
tion de chemin et de cheminement. Autant d'illusions à dé-
noncer ! Certes, il fait bon savoir qu'on s'achemine vers son
but avec la certitude des choses arrivées. Je ne suis pas op-
posé à quelque aimable flânerie. Mais comme j'ai à parler de
l'être, il me faut m'installer dans cette thématique pour
pouvoir en comprendre les conséquences et saisir l'inanité

48
du devenir face à l'autoréalisation. C'est pourquoi je ne suis
pas enthousiaste à l'idée de contrôler quoi que ce soit. Ce
n'est tellement plus mon Moi, ma personne qui mènent ma
vie. Étant, je suis été. Je parle de mon être, mais en réalité
je suis sien beaucoup plus qu'il est mien. Mon "Je suis" im-
manent a pris toute la place. Alors imaginez si j'ai besoin de
me contrôler ou de contrôler les autres ! Hormis le fait de
parler de ces choses ou d'écrire sur elles, je n'ai pratique-
ment pas d'ambition. Mon existence sur terre consiste à me
laisser être. L'idée que je doive lutter contre moi pour m'as-
sagir, m'intégrer à quelque plan transcendant ou courber
l'échiné devant la loi des maîtres m'est tout à fait étrangère.
J'ai pensé longtemps que j'étais un rebelle. Mais contre quel
pouvoir devrais-je me rebeller si tout ce que je peux conce-
voir, sentir ou percevoir réside en moi ? Et qu'aurais-je à
contrôler, puisque tous les aspects de moi-même, assimila-
teurs du tout, me sont consubstantiels par une sorte de
symbiose qui s'associe la vie, beaucoup plus que par un syn-
crétisme purement intellectuel ? Mais si je ne contrôle rien,
suis-je contrôlé ? En partie seulement. Lorsqu'un individu
s'éveille, il ne peut éviter toute influence, mais il peut choi-
sir celles qu'il accepte de voir s'exercer sur lui. Parlons plu-
tôt de manipulation et, pour illustrer mon attitude devant
elle, de manipulation renversée, puisque je me propose de
manipuler mes manipulateurs. Il y a donc dans le non-
contrôle un jeu intelligent qui pousse à assumer toutes cho-
ses sans en devenir le jouet, une dialectique qui compose
avec le mouvement du monde sans être emportée par lui. Ne
pas réagir me semble ici la clé du non-contrôle, refuser d'ac-
corder de l'importance aux pressions exercées par les autres,
parce qu'on se sent aussi bien les autres que soi-même. La
question de la défense des droits de l'individu, de la lutte
pour l'intégrité physique, de la quête de la sécurité s'effon-
dre. IL n'y a plus rien à protéger, à défendre ou à justifier.
Bienheureuse insécurité, dirait Alan Watts. Cela n'exclut
pas mon intension d'être et de continuer à être. C'est un

49
élan, un essor, une poussée entièrement constitués par ma
liberté, car ce que je ressens alors n'est rien d'autre que l'in-
citation de ma liberté à être. J'ai trop décrit les conséquen-
ces néfastes du contrôle pour revenir sur cette question. Je
mentionnerai seulement que plus un individu se contrôle,
moins il a de chances d'être. En effet, dans l'être, rien ne
s'accomplit sans qu'il s'investisse totalement dans l'action
envisagée. Ce n'est plus moi qui parle, c'est l'être qui anéan-
tit la communication par sa présence silencieusement ton-
nante, ravageant les velléités d'expression par le parlêtre
insondable. Ce n'est plus moi qui vit, c'est "Je suis" dans son
déploiement énergétique englobant. Et pourtant, si ce n'est
pas moi, c'est plus que moi; donc, c'est encore moi, mais au-
trement. Dans l'être, mon Moi se convertit, se propulse vers
le haut, s'intensifie par son projet d'être plus, car l'être est
plus que tout, il est un au-delà constitué comme un Moi à
cheval sur toutes les frontières où il s'articule comme
principe d'unité convergente. Il me viendra certes encore
l'idée de faire arriver des choses, et peut-être le puis-je da-
vantage maintenant que j'y ai renoncé. Sans doute y a-t-il
des situations ultimes qui nécessitent une intervention des
hauteurs dans le traintrain de l'Histoire. Mais rien n'est
plus absurde que d'aller penser que l'être puisse s'avérer
nécessaire au maintien d'une paix, d'un équilibre, d'un or-
dre. Le Nouvel Ordre Mondial annoncé par les présidents
américains après la dislocation de l'URSS n'a rien à voir
avec l'être qui se soucie plus des individus amenés à se sin-
gulariser par leur acte créateur que des groupes régis par
des lois collectives inflexibles. Il n'y a rien d'inflexible dans
l'être hormis le fait d'être. Et c'est précisément parce que la
conduite êtrique se sent vaste, puissante, inspirée qu'elle
n'est pas fonctionnelle, qu'elle ne dépend d'aucune condi-
tion, qu'elle n'aboutit à aucun résultat. Être se suffit. Il est
comme l'air que les combattants respirent sur les champs de
bataille. Ils ont beau être ennemis, ils respirent le même
air. Celui-ci les nourrit sans tenir compte d'une morale. Et

50
Hitler, condamné par toutes les nations, respire le même air
que nous. Comme nous, il bouffe de l'air, il chie de l'air.
Qu'il ait entraîné la mort de cinquante millions d'hommes
est secondaire. L'air n'en a cure. Il en va de même pour
l'être qui n'a pas à légiférer pour définir une conduite. A son
contact, l'humain se sent dilaté, affranchi, agrandi. Celui
qui vit selon son être ne craint ni les prisons, ni les coups du
sort, ni l'imprévisibilité du destin. Avant d'être parti, il est
déjà arrivé, car ce n'est pas le temps qui mesure ses actes,
mais quelque chose qui rend possible le temps.

(12) Par-delà le bien et le mal.— L'esprit humain for-


tement mentalisé et puissamment egocentrique n'est pas
toujours disponible pour l'inspiration des hauteurs qui exige
de sa part une ouverture, un accueil, un décloisonnement
qu'il n'est pas toujours apte à fournir. Pourtant, ce n'est
qu'en s'élevant qu'il peut changer sa compréhension de la
vie et acquérir une vision affranchie des mesquineries de
l'expérience empirique. C'est peut-être ici que l'être est le
plus en mesure d'apporter à l'esprit un supplément d'ouver-
ture et d'intelligence. Se peut-il que de grands cerveaux
comme Thomas d'Aquin et Kant se soient laissé berner par
une forme de moralité fondée dans l'hétéronomie de la loi
ettotalement méprisante de la liberté humaine ? On les relit
incrédules en pensant que leur immense savoir s'est laissé
prendre au piège d'un "tu dois" coercitif comme s'ils cher-
chaient à travers des limites un prétexte pour restreindre
leur essor et imposer des cadres à leur dépassement. Pour-
quoi a-t-il fallu que ces géants aient un esprit soumis, qu'ils
acceptent la tutelle de la religion et qu'ils s'inclinent devant
l'autorité ? N'avaient-ils pas les moyens d'être indépendants
? On ne peut imaginer un Thomas d'Aquin cherchant refuge
à la cour de l'empereur de Chine ou un Kant partant s'éta-
blir en Hollande comme le fit Descartes. Pourquoi ? Parce
qu'ils tiraient leur inspiration d'un milieu où les conditions

51
de la vie de la pensée étaient déterminées par un "crois ou
meurs". C'est pourquoi leur morale constitue une entorse à
leur vision métaphysique. Cette soumission à un Dieu, à
une Église, à un Ordre établi a ruiné leurs chances de four-
nir au monde une vision délivrée de toute influence. Il est
évident que si l'on met l'être de l'avant, les vieilles notions
dualistes en prennent un coup: Dieu/ homme, matiè-
re/esprit, corps/âme, bien/mal, etc. Et comment cela peut-il
se faire ? Tout simplement parce que la liberté de l'être est
incompatible avec les classifications, les catégories, les codes
et les valeurs. Chaque individu qui prend le parti d'assumer
sa liberté adopte immédiatement un tout autre rythme et
entreprend de se respecter lui-même avant de respecter la
loi générale. Il n'a pas besoin de "tu dois" pour savoir ce qu'il
doit faire. Il est plein de compréhension et de compassion à
l'égard de ses semblables et ne cherche pas à les exploiter
ou à les faire souffrir. Une telle tendance chez les hommes
découle d'une frustration provoquée par la loi elle-même.
Même un enfant saura spontanément ce qu'il doit faire si
l'on a pris soin de ne pas l'endoctriner avec ce qu'il ne doit
pas faire. Dans notre société, l'enseignement des grands
maîtres spirituels n'a pas été respecté. Bouddha, Jésus,
Mahomet étaient des initiés indulgents. Leurs propos ont
été travestis par des scribes manipulateurs et inquiets qui
ont voulu ériger ceux-ci en lois exigeantes et faire respecter
celles-ci par la menace. On n'aurait pu inventer pire. Heu-
reusement, aucune entreprise critique poussée à l'extrême
n'est nécessaire pour ramener l'individu à lui-même. Il voit
très bien ce qui ne va pas dans le monde. Il sait que la lâ-
cheté seule retient les hommes devant la perspective du
bonheur-liberté-énergie-conscience. Dès qu'un individu as-
sume son être, une chaleur, une clarté, un bien-être s'empa-
rent de lui. Il commence à vivre en harmonie avec ce qu'il
ressent. Au lieu de réagir face aux autres, il contourne leurs
exigences et leurs objections, joue avec leur sévérité, leur
dureté et élabore sa vision dans la perspective suggérée par

52
son être. En agissant ainsi, ÎI ne peut connaître l'échec. Il
n'a pas à renverser l'autorité établie pour la rendre inutile.
Il n'a qu'à suivre son penchant êtrique. Il ne se laisse pas
prendre à choisir entre la nature et la culture, entre l'anar-
chie et la moralité. Il vit au-delà de ces distinctions. Il ne
cherche pas à s'immiscer dans la vie d'autrui, à l'aider mal-
gré lui ou à lui nuire. Il cherche plutôt à se mêler de ses af-
faires et à rayonner avec douceur. Même un chien enragé se
calme devant un homme paisible qui ne fuit pas ou ne le
menace pas. A partir du moment où un individu ne tente
pas de démontrer son point de vue par la force, les autres
viennent voir naturellement de quoi il en retourne. Et si
beaucoup le condamnent, ceux qui veulent s'associer à ses
propos sont toujours suffisamment nombreux pour qu'il soit
bien entouré. Un tel homme ne voit ni le bien ni le mal. Il ne
condamne pas les autres, mais il les juge honnêtement et
sait toujours I qui il a affaire. Au fond de lui-même, il ne se
laisse pas rejoindre par les intentions problématiques des
autres. Ce qu'il saisit d'eux n'a rien à voir avec un pro-
gramme ou un code. C'est son être qui se prolonge en eux.
IL considère les événements de la même façon. A ses yeux,
tout est parfait. Assiste-t-il à la montée d'un régime autori-
taire ? Le voilà ailleurs en train de se livrer à ses activités
favorites. Risque-t-il d'être victime d'un attentat à cause de
son rôle social ? Au moment où celui-ci devrait se produire,
il y a bien longtemps qu'il a changé de rôle. Celui qui a
trouvé son être n'est plus disponible pour le genre de vexa-
tion que subissent les victimes. On ne peut plus le rejoindre.
Ne cherchant pas à se contrôler, il n'est pas porté à contrô-
ler les autres; il les évite ou les rencontre à son gré, comme
cela lui plaît. Cette faculté qui consiste à reconnaître son
être en toutes choses grandit avec l'habitude de la médita-
tion et de la réflexion. Se sentir vaste n'est pas seulement le
fruit d'une décision. Il s'agit de cultiver une inclination,
d'acquérir un habitus stable, puissant, stimulant. On a
constaté qu'il y a des nourritures pour le physique, pour

53
l'émotionnel et pour le mental. Mais il y a aussi des nourri-
tures pour l'être. Celui qui veut naître à lui-même recherche
les occasions de se retrouver seul avec lui qui vont lui per-
mettre de mieux sentir son être. Il ne se laisse pas emporter
par les modes, les tendances, les mouvements de foule, les
fièvres collectives. Sa vie n'est pas fondée sur l'espoir en un
quelconque avenir meilleur mais sur la certitude du pré-
sent. Il y aura toujours des hommes qui refuseront de se
laisser emporter par le stress de la vie et des obligations
morales, qui s'appliqueront à ne pas se désobéir et à se rap-
peler à leur être. Peut-être parviendront-ils à créer un équi-
libre universel du seul fait de se reconnaître entre eux.

(13) Être ou ne pas être.— C'est ici que mon traité va


commencer à heurter les préjugés classiques en matière de
métaphysique. La notion d'être a toujours été associée à
l'idée d'un progrès, d'une réalisation, d'une évolution. Je
n'emprunterai pas cette voie sans issue pour la simple rai-
son que l'être est un acte impossible à cerner dans le temps
et dont le commencement absolu peut se situer en tout mo-
ment du temps. C'est donc dire que parler d'un développe-
ment de l'être ou d'une évolution de l'être est pratiquement
absurde. On ne peut pas ne pas être, puis être un peu, puis
être moyennement, puis être beaucoup comme s'il s'agissait
ici du développement corporel d'un enfant qu'on observe
jusqu'à l'âge adulte. Bien sûr, j'ai employé certaines expres-
sions comme "laisser grandir son être" ou encore "la crois-
sance de l'être". Je me réfère par là à ce qui se produit dans
la personne au fur et à mesure qu'elle cède le pas à cette
réalité ultime qui s'affirme comme ayant toujours été elle. À
ce compte, la formule de Shakespeare me semble la seule
valable: être ou ne pas être. Le travail qui consiste à com-
prendre l'être se fait à travers l'autoconstitution du "Je suis"
qui se dévoile au coeur de la personne et à travers elle par
un acte d'augmentation de soi par soi qui n'a rien d'un pro-

54
grès ou d'un développement. C'est la personne qui change,
qui voit son système de restrictions s'effondrer, qui disparaît
devant ce qu'elle tente vainement de dissimuler. Et même
là, qui peut parler d'une évolution de la personne, puisqu'on
ne devient que ce que l'on est ? Le jeu du développement
êtrique réside dans le mouvement des apparences qui se
transforment au fur et à mesure que la personne s'éveille
pour finalement disparaître et abandonner au "Je suis"
l'exercice de la puissance à laquelle elle rêve. Nous aurons
tout au long de ce traité à distinguer entre la personne, dont
la consistance douteuse ne peut subsister très longtemps,
l'individualité, vouée à s'apparaître comme absolu, et l'iden-
tité de nature essentiellement êtrique en laquelle se trouve
confirmée la prétention absolue de l'individu qui n'était pas
encore être mais se sent qualifié par lui. Mais alors, si l'être
se donne d'un seul coup, avec le cortège de ses manifesta-
tions, sa capacité parfaite d'intervention, sa violence créa-
trice, comment se fait-il qu'il ne soit pas un apprentissage
de lui-même, un progrès ou une tension vers un but ? C'est
qu'il constitue un acte pur et que l'essence de l'acte pur nous
est mal connue tant que nous ne l'avons pas assumé totale-
ment au point que celui-ci, s'exerçant à travers la personne,
l'emporte par une conversion finale qui ne laisse derrière
elle que des débris. Il ne faut jamais oublier que le fait pour
un homme de s'affirmer comme être se joue au coeur de sa
vie et qu'il est facile de confondre une vie supérieure qui
s'est progressivement développée avec l'installation ultime
du "Je suis" intussusceptif pantocrator. Moi-même, en ob-
servant mon propre développement, plume à la main, je dois
avouer que malgré l'éclat des moments de révélation qui ont
ponctué ma vie, j'ai vécu ceux-ci avec cette conscience de
moi-même qui me faisait réaliser que j'avais toujours su
être ce qu'ils m'annonçaient. Et même lorsque j'ai reçu la
révélation foudroyante du 15 septembre 1973, tout ceci
m'était déjà connu. Comment pourrait-on oublier ce qu'on a
à être quand cette énergie, par la médiation de l'entéléchie,

55
règne déjà sur notre vie et inspire non seulement notre li-
berté mais aussi notre naissance physique ? La question de
l'être est celle de la présence de l'éternité absolument réali-
sée au coeur du temps. Les métaphysiciens modernes,
quand ils n'ont pas associé l'être à une perspective univoque
(Louis Lavelle) ou à une perspective analogique (Jacques
Maritain), ont cherché refuge dans un évolutionnisme qui
sied mal à l'auto-constitution de l'être (Samuel Alexander)
ou dans une quête hermétique qui associe pratiquement
celui-ci à un Dieu inconnu totalement inaccessible (Martin
Heidegger). Personne n'a réussi à expliquer la poussée gé-
nératrice de l'être qui réside dans la foudroyante décom-
pression de l'éternité sans attribuer quelque changement à
l'être lui-même. Comme je l'ai mentionné plus haut, c'est la
personne qui se trouve affranchie, délivrée, transformée.
Qu'on puisse s'affranchir totalement de la personne me
semble trop énorme pour que j'adhère à cette vision, car rien
n'est susceptible de résister à l'action de l'être, si bien que
rien de fini ne peut être considéré éternellement réfractaire
à l'automouvement de l'être qui est le principe de toutes les
conversions, de toutes les intégrations, de tous les passages
à l'infini. Il faut donc considérer la chose de la façon suivan-
te. Je me donne l'être, mais ce mouvement est ma façon de
voir comment l'être se donne André Moreau. En même
temps, cet être se trouve à être mon être. Je le sens comme
étant moi. Et pourtant, je suis lui à travers toutes choses, je
suis tout-ce-qui-est, sans participation à une réalité préala-
ble qui ne serait pas entièrement donnée maintenant et
sans qu'on puisse dire que j'aurais pu agir autrement en
assumant ce que je suis. C'est dans l'être que la nécessité et
la liberté coïncident parfaitement. D'où mon optimisme !
C'est à cause de cette conjoncture énergétique totale que
rien n'est jamais perdu, qu'aucun rejet définitif n'est possi-
ble, qu'aucune séparation ne peut subsister bien longtemps.
L'idée chrétienne que les damnés puissent souffrir durant
toute l'éternité en s'excluant de Dieu est contraire à l'enve-

56
loppement de l'être qui est sphérisant et récapitulatif de
toute forme d'historicité, de mouvance ou de concaténation.
Le mot de Shakespeare qui inspire tant ma philosophie
n'est possible que dans un contexte moniste et immanentis-
te sans possibilité de développement qui amène quelque
chose de plus que le "plus" initial déjà contenu dans le mou-
vement qui pousse l'individu à se vouloir être. Ainsi sont
préservées les notions de dépassement, de dialectique as-
censionnelle, d'intégration à un plan supérieur et d'intus-
susception qui montrent bien comment l'être travaille la
personne, sa compréhension, ses environnements et toute la
nature. Et pourquoi ne cherché-je pas à protéger du même
coup les notions de progrès et d'évolution ? Tout simplement
parce qu'elles sont associées à l'idée tout à fait vaine de ma-
tière dont j'ai amplement démontré l'aberration. La matière
est le produit fictif des élucubrations scientifiques qui cher-
chent à montrer que le plus est déjà contenu dans le moins.
D'où le recours à un Dieu transcendant chez les évolu-
tionnistes plus censés que les autres qui comprennent fort
bien qu'aucun mouvement impliquant une poussée ou un
élan vital n'est possible sans quelque chose qui dépasse la
vie tout en s'investissant en elle. C'est là que j'entre en scè-
ne, car l'idée qu'un tel principe transcendant m'arrache au
néant, me crée pour ainsi dire, me donne une âme, me pous-
se à être sans que j'aie mon mot à dire est totalement inac-
ceptable. Le mot de Nietzsche est révélateur de mon attitu-
de ici: "Si Dieu existait, comment pourrais-je tolérer de
n'être point Dieu !" On a vu dans cette exclamation l'expres-
sion d'un orgueilleux blasphème où l'humain lilliputien, se
gonflant dérisoirement, aspire à être Dieu. On n'a pas vu
cependant tout l'amour qu'il a fallu pour que Nietzsche se
reconnaisse en ce Dieu que les humains sont prompts à aller
prier à l'église, mais qu'ils n'osent reconnaître comme étant
soi. Tout réside dans cette peur, cette angoisse, qui empê-
chent l'individu d'assumer ce qu'il est par la prétention ab-
solue. Toutes les traditions reconnaissent que c'est là l'obs-

57
tacle majeur au plein développement de soi. Mais il a fallu
que des religions grossièrement naïves s'arrogent le privilè-
ge de l'autorité et imposent leur vision puérile à coups de
menaces et d'interdits. Finalement, tout est une question
d'expérience. Tant qu'un individu ne s'est pas senti Dieu, il
ne peut pas comprendre ce que j'explique ici. Il ne peut que
se servir de mes réflexions comme d'un filon à prospecter
pour s'amener progressivement à assumer ce qu'il a à être.
On me dira que c'est dans cet "avoir-à-être" que réside le fin
fond de l'énigme, car il faudra de nombreuses analyses et
déductions pour comprendre l'action subtile de l'être
m'amenant à me faire lui au moment où il se fait moi.

(14) L'évolution ou la fuite en avant.— Une des carac-


téristiques de la pensée commune privée du soutien de l'être
réside dans l'impression que la vie est un cheminement.
Alors, on voit des gens de toutes les générations, les classes
sociales, les tendances philosophiques se précipiter en avant
en étirant le temps, comme si la vie n'était constituée que de
longs bouts tranquilles, et même ennuyants, ponctués de
petites explosions clairsemées de joie ou de désespoir. Cette
idée que l'homme chemine, qu'il se déplace vers un quel-
conque horizon est relativement nouvelle dans l'histoire des
hommes. Personne ne se souciait tellement du temps qui
s'écoule, de la durée des choses ou du progrès social à l'épo-
que de Zoroastre ou de Pythagore. Les vies consistaient en
des légendes dorées comme si l'individu s'avançait dans une
bulle où l'univers tout entier était à sa disposition sous for-
me de microcosme. Il était facile alors d'imaginer un temps
orbital ou encore une vision sphérique de l'être. Mais voilà
que l'Histoire fit irruption dans le temps absolu des civilisa-
tions, d'abord introduite par une tension et une attente sa-
vamment entretenues par les Prophètes de l'Ancien Testa-
ment, puis définitivement fondée à partir d'un commence-
ment absolu datant de la naissance de Jésus. On venait de

58
lancer l'express du temps linéaire. À partir de ce moment-là,
tout s'accéléra. On commença à classifier les événements
qui avaient eu lieu avant Jésus-Christ et ceux qui avaient
pris place après sa naissance. L'express du temps filait droit
vers une fin ultime appelée par tous les coeurs contrits en
attente d'un Jugement dernier, car avec l'arrivée de la no-
tion de péché sur la scène de l'Histoire, on ne pouvait plus
se satisfaire de la plénitude de l'instant. Il fallait fuir en
avant, vers une Rédemption. L'humanité tout entière se mit
à espérer, le possible devenant infiniment plus attrayant
que le réel, le futur ruinant à jamais les prétentions du pré-
sent à se suffire. Alors, il y eut des pèlerins, des Croisades,
des luttes en vue de nier ce péché venu inscrire l'imperfec-
tion dans le temps. Personne ne pouvait prétendre être
Christ. Tous les croyants devinrent des imitateurs de l'uni-
que Christ. Chacun souhaitant de tout son coeur se rallier à
ce plérôme attendu pour la fin des temps entreprit d'exercer
sur soi une série de corrections en vue d'améliorer son sort.
On prétendit que l'humanité progressait. Quelle histoire !
Mais comme le second Avènement n'arrivait jamais, les civi-
lisations fondées dans cette attente se suicidèrent. Et l'on
connaît le mot de Valéry: "Nous autres civilisations, nous
savons maintenant que nous sommes mortelles !" Voilà que
ce qui était l'expression d'une belle totalité succombait au
temps. Les hommes mouraient de fatigue après une vie
d'espérance. Alors, le mythe de l'Évolution fit son appari-
tion. Jusque-là, il y avait eu des transformistes, des muta-
tionnistes; il y eut enfin des évolutionnistes. Si seulement
ceux-ci s'étaient battus dans le simple but de démontrer que
la matière évoluait, ils eurent été simplement ridicules
comme Darwin qui suggéra que l'homme descendait du sin-
ge ou comme nos grands savants modernes qui croient au
big-bang. Mais non, il a fallu que cette idée d'évolution
s'empare de la conscience individuelle, à savoir qui serait
reconnu comme évolué et qui ne le serait pas. En cette fin de
XXe siècle, il ne se trouve pas un individu le moindrement

59
spirituel, sauf moi peut-être, qui oserait prétendre qu'il
n'évolue pas. Tout le monde affirme évoluer, s'avancer sur
un chemin difficile, surmonter des obstacles, tendre vers un
but ultime. Cette affaire d'évolution est devenue la clé du
bonheur humain. C'est tout à fait grotesque. Il fallut un
Nisargadatta pour rappeler à tous ces individus désireux de
s'améliorer, de se transformer, d'évoluer, que la quête du
bonheur est ce qui rend le bonheur impossible. Cette recher-
che frénétique est ce qui rend le plus les hommes malheu-
reux. Hegel avait pourtant suggéré que la fin est déjà dans
le commencement. Et lui, il n'était pas un évolutionniste.
Personne ne l'écouta sauf les dialecticiens marxistes et cer-
tains théologiens protestants. Un bon jour, je m'examinai
attentivement et me demandai sincèrement si je voulais
évoluer. En me penchant sur mes premières réflexions, je
constatai que je n'avais pas fait mieux en vingt-cinq ans et
que je possédais déjà mes grandes idées lorsque j'ai choisi la
philosophie. Je me demandai aussi si je croyais au progrès.
Force me fut de constater que nous n'étions ni plus heureux
ni plus libres que les gens de l'époque de Babylone ou de
Byzance. La tranquillité intérieure n'est pas une affaire
d'évolution ou de progrès. Puis, je réalisai en un éclair que
ma vie n'avait jamais commencé autrefois, mais qu'elle
commençait maintenant et que tout ce que j'avais vécu ou
que je vivrais s'articulait autour de ce point à la fois dyna-
mique et immobile. Je compris que j'étais Dieu du fait de me
permettre de naître par moi-même au présent. Vous devinez
bien que c'est le sentiment de l'être qui venait de boulever-
ser les di verses concept ions du monde qui s'entrecho-
quaient dans ma pensée. Si j'ai éprouvé quelque pitié pour
quelqu'un au cours de ma vie, c'est bien envers les évolu-
tionnistes, des plus matérialistes comme Darwin et Spencer
aux plus spiritualistes comme Aurobindo et Teilhard de
Chardin. Ces gens étaient fous, pensai-je. Ils se privaient de
la plénitude du présent, ils s'empêchaient de se sentir Dieu
tout de suite, pour tendre vers un improbable accomplisse-

60
ment qu'ils pressentaient pour plus tard sans jamais le sai-
sir dans leur "avoir-à-être-ce-qu'on-est" immédiat. Tout ceci
allait dans le sens de ce que j'avais toujours intuitionné.
L'évolution est une croyance compensatrice avec laquelle se
gargarisent les faibles, les impuissants et les ignorants qui
veulent éviter à tout prix de reconnaître qui ils sont, puis-
qu'alors ils se trouveraient confrontés à leur perfection et
que, n'ayant plus aucune raison de fuir en avant, ils s'étouf-
feraient eux-mêmes avec cette grandeur ruineuse pour leur
humilité, leur défaitisme et leur résignation présomptive. IL
n'y a personne de plus dramatiquement opposé à lui-même
qu'un individu humble. Il est prêt à s'humilier plutôt que de
reconnaître son importance. IL a tellement peur de prendre
sa place qu'il abandonne aux autres celle qu'il n'a pas enco-
re. Cette contre-performance nécessite une forte dose de
contrôle pour s'empêcher d'émerger, car il n'y a rien de plus
difficile à restreindre que cette poussée êtrique qui amène
un individu à se trouver plein de lui-même au sens le plus
noble du mot et à ne plus chercher d'autre voie d'accomplis-
sement que celle que lui offre son être. Mais l'être ainsi as-
sumé dans le "Je suis" immanent intussusceptif ne repré-
sente-t-il pas une immobilité dangereuse pour tout individu
désireux de se renouveler, de faire flèche de tout bois, de
gravir son propre sommet ? Pas du tout. L'être est à la fois
ce qu'il y a de plus dynamique et de moins agissant. J'ai
même parlé dans son cas d'une dynamique de l'inaction,
comme si le fait d'être ne pouvait pousser l'individu qu'à
s'assumer comme totalité sans jamais rien viser d'autre que
lui-même. On peut se demander ici si des hommes comme
Kojève ou Fukuyama, en annonçant la fin de l'Histoire, ne
nous proposent pas de vivre autrement en renonçant à la
linéarité du temps pour nous consacrer à la circularité de
l'être. Si ces hommes ont vu juste, comme je le crois, les
jours des idées de progrès et d'évolution sont comptés.

61
(l5) Au coeur de la vie, l'au-delà.— Le déroulement de
la vie humaine est semblable à un film à l'étape du monta-
ge. Les éléments de base sont donnés, mais on peut interve-
nir pour les orienter. Certains éléments vont se voir grossir
démesurément, d'autres ne compteront plus que pour pres-
que rien. Le technicien qui fait le montage, c'est-à-dire nous,
peut aussi bousiller le film. Mais il y a des mécanismes de
surveillance prévus par la loi générale qui permettent
d'éviter une telle éventualité. En termes simples, l'individu
brode sa vie sur un canevas inspiré par son entéléchie et les
changements qu'il fait intervenir sont également prévus par
elle dans la mesure où celle-ci constitue une masse de liber-
té originaire inspirée de tous les actes posés par l'homme au
cours de sa vie. Bien entendu, l'idée que je me fais de la li-
berté est plus vaste que l'idée qu'en a le commun des mor-
tels. Celui-ci pense que la liberté consiste à choisir. Je dirais
plutôt qu'il s'agit là d'une forme d'esclavage, puisque le
choix ne peut qu'appauvrir celui qui le pratique. Par liberté,
j'entends plutôt cette capacité souveraine de m'inspirer de
l'invisible. Peut-être ici pensera-t-on que je me rapproche de
Platon qui croyait notre vie inspirée des essences éternelles
ou des taoïstes chinois qui ont tendance à voir dans l'exis-
tence visible un décalque de l'invisible. Mais, ayant critiqué
toute forme d'abstraction choséifiante ainsi que toute hypos-
tasiation sur quelque horizon lointain de principes que nous
pouvons très bien opérer ici et maintenant, je ne suis pas
porté à légitimer l'ontologisme de Platon ni le déterminisme
taoïste qui semblent faire dépendre l'homme d'une sage fa-
talité. Étant un philosophe dont l'expérience se veut globale,
donc inspirée de l'être et du système de pensée qui lui est
nécessaire pour ne pas se sentir perdu en lui, je vois tou-
jours mon vécu passer à l'infini par suite d'une conversion
motivée par la présence de l'invisible au coeur de ma vie.
C'est ici qu'il me faut m'expliquer le plus clairement possi-
ble. Il est bon qu'on sache que je vis sur plusieurs plans à la
fois, que je me rends accessible plusieurs niveaux de réalité

62
et que l'existence des invisibles ne peut pas plus être mise
en doute è mes yeux que celle des personnes terrestres par-
faitement visibles. Ce n'est pas une question de croyance,
d'hallucination ou de projection au sens psychanalytique du
terme, c'est une question de rencontre. Ils sont là, ils abreu-
vent ma vie de connaissances qui la transforment et m'ai-
dent à surmonter l'absurdité du monde. Mais pourquoi le
monde est-il donc absurde, puisqu'il est constitué ? Comme
je l'ai montré ailleurs, il fait l'objet d'une constitution inter-
subjective qui m'associe malgré moi aux plans d'une majori-
té qui s'exprime au moyen de la loi générale. Étant un
homme réalisé, je ne peux que vouloir corriger constamment
l'ordre des phénomènes par l'immixtion de constitutions
irrégulières puissamment autonomisées au coeur des consti-
tutions normales. C'est ainsi que, progressivement, j'ai vu
ma vie se transformer. Mes rêves de succès social, mon désir
d'être confirmé par les institutions, mes ambitions person-
nelles ont tranquillement cédé le pas à une expérience de
plénitude et à une vision supérieure où ma création se trou-
vait magnifiée sans avoir à subir l'aval de mes pairs. Cha-
que nuit, après la mort de mon père, je recevais la visite des
invisibles avec lesquels il m'était donné de dialoguer, soit
par une expérience directe de télépathie dont je tenais
compte en prenant des notes, soit par des rêves d'expérience
qui tenaient lieu de rencontre avec eux. J'ai vu se modifier
rapidement mon paysage intérieur au fur et à mesure que je
m'ouvrais à cette action de l'invisible. Ce qui caractérise
mon expérience cependant vient du fait que, n'étant pas du
tout croyant, je n'ai pas cherché à identifier la provenance
de ces contacts avec l'au-delà au sens où les médiums en
parlent. A mes yeux, l'invisible fait partie de la vie courante.
C'est même ce qu'il y a de plus important dans ce cinéma
dont le but est de m'amener à endosser plusieurs scénarios
simultanés, de façon à élargir ma compréhension et à pou-
voir absorber le tout comme faisant partie de moi-même. Je
ne peux voir autrement le travail que chaque individu a à

63
faire sur terre et qui consiste à assumer son immensité à
travers tous les êtres possibles. Contrairement à tous les
philosophes spiritualistes qui s'en remettaient à Dieu, à la
théologie ou à des croyances indignes d'eux, j'ai fini par ad-
mettre que nous formions une communauté de vivants et de
morts, dont il n'est pas sûr que les premiers ne sont pas déjà
morts et que les seconds ne sont pas toujours vivants. En
cela, mes réflexions sur l'immatérialisme, que j'ai poursui-
vies au cours des trente-cinq dernières années, m'ont beau-
coup aidé. En effet, si la matière n'existe pas, qu'est-ce qui
peut bien encore nous distinguer de ceux qu'on appelle les
morts, puisque dans les deux cas l'existence d'un corps
comme objet matériel n'a aucun sens ? Ce fut pour moi l'oc-
casion d'abolir à ce niveau la séparation ontologique tradi-
tionnelle qui sépare les vivants et les morts. Mon corps-
comme-représentation, c'est-à-dire le physique, devenait un
aspect de moi-même, au même sens que l'émotionnel, le
mental, le spirituel, le causal, le cosmique et le divin. La
distinction entre le corps et l'âme, entre moi et l'autre, entre
l'homme et Dieu était abolie. Qu'on ne vienne pas préten-
dre que les théories et les visions n'ont aucune influence sur
la réalité. Sous l'impact de ces idées hautement intégrées,
mon expérience a changé, je me suis transformé et, loin
d'accréditer les phénomènes extrasensoriels qui font l'objet
d'une frénésie douteuse de la part de ceux qui abrutissent
les consciences en en faisant un usage abusif, mes découver-
tes m'ont amené à suppléer aux lacunes du sens de l'exis-
tence en introduisant dans mes perceptions quotidiennes
des éléments transcendants, donnés dans le cadre de l'im-
manence, qui venaient relever celles-ci en me montrant
comment elles étaient liées à l'invisible. Peu à peu, cet af-
flux d'impressions puissantes venant de l'au-delà, d'un au-
delà désormais présent au coeur du visible, m'a amené à
décrocher progressivement des "merveilles" de la science.
Les scientifiques me semblaient négliger totalement cette
part d'invisible qu'ils abandonnaient à l'ésotérisme ou à la

64
religion. Et l'orientation prise par la science actuelle ne me
permet pas de penser que les choses vont changer. On n'y
peut rien: les savants croient à l'évolution de la matière !
C'est sûrement là le dogme le plus grossier qu'il m'ait été
donné de constater. Les choses ne se passent pas comme la
science le croit. Les données mathématiques ne sont qu'une
tentative de suppléer à la méconnaissance du réel par des
signes complexes qui ont certes quelque validité mais qui
négligent l'essentiel, que le monde est constitué et que ce
que nous connaissons de lui est ce que nous nous donnons à
connaître. Nous sommes parvenus à un moment de la civili-
sation où il nous faut reprendre le travail des anciens cha-
mans là où ils l'ont laissé en vue d'entraîner l'irruption de
l'invisible au coeur du visible. Et par invisible, j'entends
tout ce qui relève de nos facultés constituantes et de ni-
veaux de réalité non ordinaire associés à notre monde pla-
nétaire par l'intermédiaire des couches de sens de notre
compréhension englobante êtrique. Il se peut que ces choses
soient difficiles à comprendre pour ceux qui n'ont aucune
idée de l'être. C'est pourquoi je tiens à préciser qu'elles
trouvent leur sens à partir d'une pratique êtrique qui per-
met à l'individu volontairement conscient d'assumer la tota-
lité de la vie par une vision qui la dépasse sans être exté-
rieure à elle.

(16) L'intérieur et l'extérieur ne font qu'un.— La


philosophie, sous l'impact du christianisme, a été marquée
par le conflit permanent entre l'intérieur et l'extérieur. En-
core aujourd'hui, nous savons parfaitement ce que cela si-
gnifie lorsque quelqu'un nous déclare qu'il s'est fait récupé-
rer par l'extérieur ou qu'il vit exclusivement en fonction de
l'intérieur. Il s'agit toujours de deux directions antagonistes
qui semblent régner sur la vie psychique profonde des indi-
vidus. C'est l'une ou c'est l'autre. Encore jeune, j'ai fini par
me révolter contre ce qui semblait l'obligation de choisir le

65
parti dans lequel je me rangerais. Les institutions d'inspira-
tion chrétienne mettaient énormément l'accent sur l'inté-
rieur au mépris de l'extérieur. Ceux qui s'enrichissaient, qui
misaient tout sur la beauté ou qui vivaient en fonction du
corps physique étaient soumis à l'ostracisme. Pendant des
années je ne sus quel parti prendre pour finalement réaliser
qu'aucun des deux ne valait mieux que l'autre. Certes, la
chose était tentante de choisir l'intérieur contre l'extérieur,
surtout lorsqu'elle se présentait comme un choix de la sub-
jectivité constituante contre l'objectivité constituée, d'autant
plus que Husserl mentionnait que cette subjectivité supé-
rieure était une forme plus élevée d'objectivité. Mais je cons-
tatai que Husserl était finalement beaucoup plus augusti-
nien que kantien et que derrière l'intuitionnisme transcen-
dantal de la phénoménologie, il y avait chez lui un parti-pris
spiritualiste plus fort que son orientation idéaliste. Cette
constatation m'amena à abandonner la question de savoir ce
qui de l'essence ou de l'existence devait prédominer dans
mon système de pensée. Husserl se présentait davantage
comme un essentialiste tandis que d'autres penseurs pre-
naient plutôt le parti de l'existence, renouant ainsi avec la
théorie thomiste de I1 esse. Ces délibérations me sem-
blaient un peu vaines dans le cadre d'une philosophie de
l'être, d'autant plus que ma conception de l'être est celle
d'un "Je suis" immanent illimité se présentant comme une
totalité absolue ayant pour base un "Je suis" pensant déma-
térialisé engagé dans un processus de conversion devant
l'amener à s'intégrer par intussusception à un plan global
de réalisation. Progressivement, je retins l'idée que le
concept .de vie intérieure nous confronte à une vision handi-
capée de la vie. Pourquoi serait-elle d'abord et surtout inté-
rieure quand elle peut être totale d'emblée ? Mais la vie to-
tale n'est accessible qu'à ceux qui se permettent de vivre
totalement, c'est-à-dire débranchés d'un système dualiste
qui les oblige constamment à évoluer pour atteindre
un état de perfection. J'avais le goût de me sentir être sans

66
préalable, de commencer ma vie au moment où je la pense
en ramenant tout le passé à ce présent originaire par des
constructions rétroactives. Déjà, ma philosophie s'orientait
vers un point métaphysique capable de servir d'ancrage
énergétique à toutes les formes d'expression de la pensée.
La réflexion de Nietzsche comparant la vie intérieure à un
abcès qui se développe entre cuir et chair retint mon atten-
tion. L'intérieur sentait le renfermé. Il était comme un uni-
vers clos sans ouverture sur l'extérieur. Cette idée fut si
contraignante sur l'esprit de Husserl qu'il élabora une phi-
losophie où la suppression du monde ne changerait rien à
l'idée qu'il s'en faisait de l'intérieur, la conscience devenant
une sorte de tour d'observation travaillant sur des signes et
à laquelle le réel lui-même échappe constamment. Husserl
avait beau dire que le noème de la conscience est lui-même
existant, c'est formidable, mais ce n'est pas convaincant. Je
décidai donc d'adopter une vision de l'être fondée sur l'in-
tussusception, vision dans laquelle la connaissance que je
prenais de l'être équivalait à la constitution de mon Moi
comme "Je suis". Ce que je savais de l'être devenait équiva-
lent de ce que je faisais de moi-même. C'était une position
cohérente avec mon épistémologie immatérialiste qui sou-
tient qu'un phénomène est la somme de ce qu'il montre de
lui-même. Dans ma philosophie, il n'y a rien d'extérieur au
sens absolu du terme, rien de définitivement étranger, au-
cune altérité absolue. Tout finit invariablement par se fon-
dre dans la compréhension englobante de mon être et si,
pour justifier cette récupération, j'en arrive à considérer
l'existence de choses a récupérer, c'est seulement dans la
mesure où elles sont projetées au loin en tant que termes
d'abstractions irréalisantes et non comme des réalités abso-
lues. Ainsi donc, si j'emploie encore les termes "intérieur et
extérieur", c'est seulement dans la mesure où ils me permet-
tent d'indiquer un point de vue, une perspective, une visée.
IL est sûr que d'un point de vue subjectif ma pensée trouve
son sens dans un "Je", quoiqu'elle trouve à s'accomplir d'un

67
point de vue superjectif comme compréhension immanente
de tout ce qui est. La fonction de l'intériorité est alors limi-
tée autant que possible, bien que privilégiée face aux as-
sauts inévitables d'une extériorité à laquelle ne peut man-
quer de m'exposer la configuration corporelle de ma per-
sonne physique qui fait illusion sur mon mental. Mais l'ex-
tériorité ainsi considérée n'est toujours donnée qu'en répon-
se à une intériorité, si bien qu'elle est toute relative et
comme indistincte de ce que je suis au coeur de ma pensée.
Finalement, cette volonté d'être qui me caractérise dans
l'intussusception emporte toutes les distinctions qu'elle fu-
sionne dans une même intensité que j'appelle Acte pur. On
voit par là à quel point ma pensée est spécifiée par un dy-
namisme que l'existence des conversions multiples qui ca-
ractérisent ma personne vient confirmer et illustrer. Il est
bien évident qu'à partir du moment où je me sens vérita-
blement être, il n'y a plus de voies qui subsistent. Celui qui
a trouvé son être a tout trouvé. Il lui reste seulement à ac-
corder sa. conduite quotidienne, qui peut être encore mar-
quée par la persona-d'illusion, à cette vérité métaphysique
absolue qu'il assume par un acte du coeur, Le fait que l'inté-
rieur et l'extérieur ne font qu'un est également lié au fait
qu'il n'y a pas de fermeture dans l'être. Dans l'ouvert, tout
trouve son sens et le monde que la plupart des humains
considèrent comme extérieur m'apparaît comme intérieur.
Cela ne va pas de soi dans un univers matérialiste comme le
nôtre où l'habitude de la réflexion est pratiquement perdue
ou profondément affaiblie du fait de s'exercer presque exclu-
sivement en regard des biens de consommation. Nous vivons
apparemment mieux qu'au Moyen Âge, mais en réalité, nos
appareils électroniques nous font perdre le contact direct
avec les choses. Nous les examinons de loin, nous n'y plon-
geons pas. La notion de l'être est sans doute la plus ancien-
ne de toutes les notions, maïs comme personne n'a jamais
pensé qu'il pouvait s'agir de sa propre expérience et pour
ainsi dire de son oeuvre propre, l'être est demeuré quelque

68
chose d'abstrait auquel on pense quand on pense à rien.
C'est lorsque j'ai eu découvert l'énorme dynamisme de mon
"Je suis" immanent que j'ai réalisé que l'humanité s'était
trompée royalement à deux reprises, la première fois avec
Jésus-Christ en acceptant de considérer l'homme comme
une créature de Dieu, et la deuxième fois avec Descartes
quand s'opéra la fameuse bifurcation qui séparait de façon
radicale la pensée de l'étendue. Faut-il s'étonner que Des-
cartes ait choisi dans sa démarche l'ancien doute des scepti-
ques pour fortifier sa découverte de la vérité ? Aucune
confiance profonde en l'être n'était permise à un homme
constamment menacé du bûcher pour hérésie. Il lui fallait
biaiser et, après avoir découvert les hauteurs du "sum" as-
sociées au Cogito, s'exposer à retomber lourdement dans la
matière mentalisée de l'étendue géométrique. Si nous som-
mes confrontés aujourd'hui à du chômage, à des pénuries, à
des malaises de civilisation sans nombre, c'est à cause de
notre allégeance à cette forme subtile de matérialisation qui
a ruiné pour un long moment encore nos chances d'accéder à
une compréhension unitaire de la vie.

(17) Un tranquille océan.— La vie humaine n'a qu'un


but: permettre à l'homme de constituer son être et d'acqué-
rir un centre de gravité permanent. Congédiés les faux es-
poirs en une vie supraterrestre qui ne serait pas déjà soli-
dement implantée ici, le besoin d'un Dieu transcendant qui
ne fait que compenser un défaut pathologique de confiance
en soi, les promesses que les choses devraient s'améliorer
plus tard au moment où nous échouons à assumer toute la
richesse du présent ! Ce qui compte, c'est d'être, mais pas
dans le sens où un individu s'entêterait avec opiniâtreté à
défendre les droits de son Ego. Être ici n'a de sens que par
rapport à une envergure intérieure retrouvée à l'extérieur.
Dans la vie courante, cela signifie que le centre de référence
de l'expérience n'est plus le corps, les émotions ou le mental,

69
mais le "Je suis" en tant que principe d'investissement total.
Mais comment identifier ce qui est éprouvé au coeur de l'af-
firmation de soi ? On le devine, ce ne sera pas en se précipi-
tant vers des buts à courte portée qui relativisent l'individu,
mais en prenant le temps de vivre, en laissant tomber une
foule de dépendances, en refusant de s'accrocher à un prin-
cipe salvateur étranger. Pour que l'être nous apparaisse
comme un tranquille océan, il nous faut d'abord nous mettre
dans l'état d'esprit qui favorise un calme profond et une
confiance illimitée. Les périodes de l'Histoire qui ont été les
plus favorables à cette émergence ont été très souvent des
moments de rémission entre deux guerres, des moments où
l'humanité sentait qu'elle abordait un tournant. Sans doute
pensera-t-on que le fait d'évoquer l'époque où a germé la
philosophie hippie n'est pas une référence solide pour étayer
mon propos. Et pourtant, j'ai vécu cette époque devant mon
dactylo, une cigarette de marijuana à la main, une jolie
femme étendue dans un hamac à mes côtés, un air de musi-
que pop dans la tête. Courir n'était pas nécessaire. Aucune
tension ne menaçait de faire écrouler ce monde puisqu'il
représentait la suspension de toute tension. C'était tous les
jours dimanche. Je savais au fond de moi-même que ce
temps ne reviendrait plus si je ne parvenais pas à en jouir
sans culpabilité. Je me suis donc lancé à la conquête de moi-
même avec toutes les ressources de mon intuition et de ma
créativité. Ce que j'ai d'abord senti, c'est une sorte de forte
marée intérieure, comme si j'étais soulevé par une vague de
fond. Je me laissai porter. Je faisais l'apprentissage de
l'être. Détendu, j'enseignais dans les dernières maisons
d'enseignement supérieur à m'accepter dans leurs murs en
faisant répéter à mes élèves adultes ébahis les principes
libérateurs de ma nouvelle métaphysique de l'immanence.
Je les entends encore énoncer après moi: "L'effort est le si-
gne de l'erreur" ou "Tout sacrifice est vain, les grandes cho-
ses se font facilement". Je rentrais chez moi en voiture en
empruntant les boulevards périphériques de façon à

70
contempler au loin les lumières nocturnes de la ville. Je ren-
trais chez moi le sourire aux lèvres pour jouir de mon ap-
partement dévasté par le départ d'une épouse intolérante.
J'associais dans ma tête les notes de musique, les couleurs
des différents breuvages dont je constituais des cocktails, les
idées qui me venaient en vue de la rédaction de ma thèse
postdoctorale et cette impression puissante que faisait
grandir en moi le fait de me laisser être. Il n'y avait rien
d'autre à faire. De toute façon, il n'y a jamais rien à faire'
pour être. On se sent décloisonné quand on arrête la machi-
ne, quand on cesse de fonctionner en utilisant des pro-
grammes de plus en plus perfectionnés, quand on accueille
l'éventualité d'un échec le coeur léger et qu'on ose s'avouer
que le seul but de la vie est d'apprendre à être. Alors des
impressions lointaines nous reviennent à l'esprit comme le
matin quand la mer est calme et qu'on observe cette séréni-
té languide du pont d'un bateau au plein milieu de l'Atlan-
tique. Nul ne peut commencer à être s'il ne ressent cette
force océanique qui le submerge, le libère, le réconforte, car
l'être est une méditation sans frontière, un approfondisse-
ment illimité de la transparence, une participation à l'in-
commensurable. Au nom de cette sensation qui foudroie les
dernières résistances du mental, nombreux sont ceux qui
deviennent hystériques. IL ne s'agit pas d'une expérience
désastreuse mais d'une crise qui libère. Certains se sentent
poussés à théâtraliser cette action comme dans Le meilleur
des mondes d'Aldous Huxley quand la voix off parle: "Les
pieds du Grand Être, et elle répéta ces paroles: Les pieds du
Grand Être. Le murmure se fit presque expirant. Les pieds
du Grand Être sont dans l'escalier. Et de nouveau il y eut
un silence; et l'attente, qui s'était momentanément relâchée,
se tendit de nouveau, semblable à une corde qu'on tire, plus
raide, plus raide encore, presque au point de se rompre. Les
pieds du Grand Être — ah ! ils les entendaient, descendant
doucement les marches, se rapprochant de plus en plus près
à mesure qu'ils descendaient l'escalier invisible. Les pieds

71
du Grand Être. Et soudain, la limite de rupture fut atteinte.
Les yeux écarquillés, les lèvres ouvertes, Morgana Rotschild
se leva d'un bond. Je l'entends, s'écria-t-elle. Je l'entends."
Mais qu'est-ce qu'elle entend ? me direz-vous. Et qu'enten-
dait Ramakrishna le soir dans son monastère de Dakine-
schwar quand il percevait les pas légers de la Déesse qui
montait les escaliers en faisant tinter les anneaux de ses
chevilles pour venir le voir ? Il se formait une représenta-
tion de quelque chose d'envahissant, de tout embrassant qui
venait des profondeurs de son être. C'était à la fois lui et
quelque chose de plus grand que lui qui continuait d'être
lui. Quand la Déesse arrivait à sa porte, il fondait devant
l'incandescence de sa présence et entrait en extase quand la
chambre s'allumait comme une torche. Autant d'images qui
rappellent le caractère océanique de l'énergie souveraine
libérée en chacun de nous du seul fait de vouloir être tout
l'être. "Sentez venir à vous le Grand Être des jours ! rappe-
lait le Troisième Cantique de Solidarité du Meilleur des
mondes. Réjouissez-vous-en, mourez dans cette foi ! Fondez
aux accents des tambours ! Car je suis vous et vous êtes moi
!" IL y a donc une fête associée à cette poussée océanique,
une fête qui est à la fois une illumination et un éblouisse-
ment pour la personne, puisque celle-ci se voit emportée par
un courant qui l'accomplit en la changeant. Certaines expé-
riences de l'être passent par des révélations qui rappellent
celles de Swedenborg. J'étais sur la terrasse de mon im-
meuble au soleil lorsqu'une amie vint me visiter. Je me sen-
tais décontracté, ouvert, accueillant. Le temps que je la pris
dans mes bras, nos silhouettes surplombant la ville, je ne
compris pas tout de suite ce qui se dégageait de moi. Ce
n'est que lorsque je relâchai mon étreinte que je constatai
que le temps s'assombrissait. Je crus qu'un nuage passait
devant le soleil. Mais il n'y avait pas de nuage là-haut. Le
temps que dura cet embrassement permit â mon être d'af-
fleurer dans ma vie, produisant une lumière éblouissante à
côté de laquelle celle du soleil semblait pâle. Bien sûr, en me

72
repenchant sur cette expérience, j'eus l'impression que des
images flottantes de mon bonheur, hautes comme des pâtés
de maison, constituées d'une lumière céleste, nous avaient
entourés l'espace d'un instant. Mais c'était encore là des
représentations pour me permettre d'accéder à quelque cho-
se qui ne se représente pas mais dont la masse profonde
constitue le tissu cosmique de la félicité, la substance même
de toute vie. Mais alors, m'objectera-t-on, comment se fait-il
que certains dépressifs — et ils sont légion — soient privés
de cette plénitude rayonnante, ne la voient jamais, ne sa-
vent même pas qu'elle existe ? IL y a là une question que la
psychiatrie ne peut résoudre. A vrai dire, c'est un peu toute
l'humanité qui est privée de lumière parce qu'elle ne se
permet pas de vivre avec intelligence, l'intelligence qui est
la faculté de l'être, l'expression limpide de notre tranquille
océan.

73
74
CHAPITRE II

UN ESSOR SANS LIMITE

(18) La poussée êtrique.— Il s'agit d'identifier ici un


phénomène métaphysique qui est au fond beaucoup plus
qu'un phénomène mais que je persiste à nommer ainsi parce
qu'il peut être ressenti et compris. M s'agit donc d'un phé-
nomène intelligible mais dont la manifestation passe sou-
vent inaperçue. Certains philosophes ont développé leur
pensée avec une puissance qui démontre l'existence d'une
telle poussée, bien qu'ils n'en aient jamais fait la théorie et
qu'ils n'aient même jamais nommé le phénomène. Curieu-
sement, ce sont les évolutionnistes qui se sont approchés le
plus de ma conception de la poussée êtrique, bien que leur
vision ne concernât que la vie, comme ce fut le cas chez
Bergson avec sa théorie de l'élan vital. À n'en point douter,
ils ont senti quelque chose, mais l'élan qu'ils ont prêté à la
vie n'a rien à voir avec la vie. S'il existe un jour des sur-
hommes sur terre, ce ne sera pas à cause de la vie, car, de
façon générale, les mutations lui sont défavorables. Ce sera
à cause d'un supplément de direction que l'être aura apporté
à la vie et qui lui permettra de surmonter ses propres illu-
sions. Par-delà le mélodrame vital et même le tohu-bohu
historico-mondial, il y a une force qui ne se laisse pas histo-
riser, contrairement à ce qu'a cru Martin Heidegger, et qui
entraîne même la fin de l'Histoire. Cette force, elle est une
force irrésistible, un aller inéluctable incompressible qui
récupère sous forme de genèses passives tout ce qui la pré-
cède ou ce qui déborde d'elle, si bien qu'elle ruine la théorie

75
augustinienne de l'exitus-redditus inspirée à la fois de la
vision platonicienne du monde d'après laquelle ce qui décou-
le de l'Idée du Bien anhypothétique y retourne, et de la vi-
sion évangélique qui appelle un retour de la création en
Dieu après l'extranéation initiale. Quand je parle de pous-
sée êtrique, je parle donc de ce que beaucoup d'hommes
conscients ont ressenti au cours de leur vie sans toutefois
pouvoir l'identifier clairement à cause de leurs croyances
dualistes qui faisaient d'eux les victimes des distinctions
entre l'âme et le corps, la pensée et la réalité. Dieu et
l'homme. Évidemment, je n'en suis pas arrivé à cette
conception par hasard. Elle n'est pas non plus sortie tout
droit de mon cerveau comme une nouveauté architectoni-
que. Il a fallu qu'au mépris de la morale, de la religion et
des sages conseils de mesure et de prudence dont on m'a
abreuvé, j'en revienne à mon énergie fondamentale, à cette
dynamique intussusceptive que je ressentais en moi lorsque,
m'abandonnant à mon inclination naturelle, à ma libido, à
mes instincts nobles, à mon appétit de beauté, à ma belle
folie, je sentais grandir en moi une capacité d'accomplisse-
ment hors de l'ordinaire, qui transcendait la nature et qui
m'invitait à une transgression joyeuse de tous les interdits.
En fait, c'était simple: il s'agissait d'annuler le processus
"avance-recule" qui paralyse la très vaste majorité des hu-
mains qui passent leur temps à défaire ce qu'ils font pour
constater finalement qu'ils ne peuvent "faire" et même qu'ils
sont "faits". En décidant de m'aimer, de m'approuver, d'ap-
puyer mon être, je laissais celui-ci prendre sa place, péné-
trer ma vie, enrichir mon expérience, stimuler mon cerveau,
transformer les événements et m'inspirer un enthousiasme
êtrique sans aucune proportion avec la joie naïve qui carac-
térise l'adolescence ou la jeune maturité. Je commençai par
parler d'une projection de l'absolu, car il me semblait évi-
dent qu'avant de s'apparaître comme une totalité pensante
autosuffisante, l'individu avait d'abord besoin de voir s'éta-
ler devant lui l'horizon sur lequel il pouvait situer ses va-

76
leurs. Cet horizon, c'était l'absolu. Mais je compris bien vite
que l'absolu, s'il est une esquisse du "Je suis", n'en est pas
moins distinct du relatif auquel il est immanent. Je me suis
donc rabattu sur une vision de l'idéal qui poussait en avant
toutes mes tendances dans le sens d'un dépassement total
et j'appelai "jovialisme" cette nouvelle doctrine qui était
vouée à englober tous les développements de ma philosophie
et même ceux qui avaient précède sa mise en forme définiti-
ve. Des livres nombreux furent publiés qui allaient tous
dans le sens de ce dynamisme originel, de cette volonté du
bonheur, de cette aventure intégrale. J'en étais à l'étape de
la démolition systématique de tout ce qui entrave la poussée
êtrique que je n'avais pas encore identifiée comme phéno-
mène métaphysique global. Mon éthique de l'excès a beau-
coup à voir avec cette démarche dévastatrice dont le but
était de "réveiller le Dieu endormi". Si un jour je publie Le
viol serein des principes moraux, ce sera en reconnaissance
de cette époque où je ne pouvais me conduire qu'à la maniè-
re d'un Gengis Khan spirituel ou d'un Tamerlan psychique.
Beaucoup de mes lecteurs sont restés accrochés à cette pé-
riode de démolition nécessaire à l'éclosion complète d'une
vision intégrale de l'homme et de l'univers. C'est au début
des années 80 que la notion d'un "Je suis" immanent intus-
susceptif commença à marquer mon développement philo-
sophique. Je sentais qu'après m'être longtemps débattu
contre les incohérences de l'appareil manipulateur plouto-
cratique, je pouvais passer à l'étude systématique de l'être
profond. Une pluie d'expériences s'abattit sur moi et je peux
dire qu'elle n'a pas encore cessé. Je compris encore mieux
que le recours à un Dieu transcendant et que la volonté de
travailler fort pour s'éveiller ne faisaient que reporter à plus
tard le moment où l'humanité découvrirait la force opéra-
tionnelle de la poussée êtrique. En effet, il ne s'agit pas seu-
lement de savoir que nous avons un être, notre personne
doit en ressentir les effets dans sa pensée, son comporte-
ment, l'expression de ses désirs. Certains, comme Descartes,

77
ont pu croire qu'après avoir montré comment la pensée ex-
primait l'être ou comment l'être se faisait pensée, il n'y avait
plus rien à dire sur le sujet ni plus rien à éprouver. C'est
pourquoi le cartésianisme s'est perdu dans de vaines spécu-
lations qui finirent par entraîner l'opposition systématique
pratiquement irréversible de la pensée et de l'étendue. Mais
une fois l'esprit ouvert à cette idée, à cette sensation, à cette
compréhension de l'être, il lui reste encore à intégrer dans
la vie de la personne les conséquences d'une telle révélation.
Or, si son développement naturel n'est pas entravé par le
cortège des "tu dois" que la société dresse devant elle, la
personne est spontanément encline à se convertir à ce qu'el-
le a à être, c'est-à-dire à devenir un "Je suis" en regard du-
quel elle finit par s'effacer, sans vouloir se nier explicite-
ment, parce qu'elle est parvenue au terme de son trajet an-
thropologique et qu'elle a accompli sa subsomption à l'être
qui joue dans son développement le rôle d'une constante
intégrative. Il y a donc au coeur de tout individu une incli-
nation à être qu'on a tôt fait d'identifier, pour l'en détour-
ner, comme une inclination au mal, le mal constituant ici
tout ce qui peut détourner l'individu d'une obéissance aveu-
gle à un principe d'ordre qui exige sa soumission incondi-
tionnelle. C'est ainsi que les religions ont fini par considérer
comme un Mage noir, un Diable ou un Antéchrist l'individu
qui voulait vivre en fonction de lui-même. Elles flétrirent
cette volonté jugée egocentrique et narcissique qu'elles iden-
tifièrent à une surestimation de l'Ego, alors que ce mouve-
ment n'avait d'autre but que de permettre à la personne de
respirer enfin, de prendre son envol. Bien entendu, je suis
très conscient que mes réflexions sont révolutionnaires et
qu'elles invitent tous les individus libres à une insoumission
intelligente à la faveur de laquelle la loi générale ne s'en
portera que mieux, dans la mesure où l'exception confirme
la règle. Mais pour pouvoir accéder aux sphères supérieures
d'improvisation transcendantale définies par l'intussuscep-
tion, il faut une reconnaissance de la poussée êtrique. Et nul

78
ne pourra y parvenir s'il ne sent pas grandir en lui le pou-
voir de l'être, s'il ne se sent pas porté en avant par cette for-
ce puissante, mais sans croire qu'il s'agit d'une grâce divine,
tout simplement parce qu'il s'est reconnu dans cet élan for-
midable et qu'il comprend que sa personne est menée par ce
qu'elle a à être, c'est-à-dire par son entéléchie.

(19) La passion de l'éternité.— Il en va de l'être comme


des foules chinoises qui s'identifient à un leader qui les re-
présente. À travers ce dernier, on peut prévoir leur compor-
tement. Il y a dans l'être quelque chose qui nous parle du
tout à travers l'individu et, en chaque individu réalisé réside
une parfaite compréhension de tout l'être. Il faut réfléchir à
cette question avant d'aller plus loin, car à elle se subordon-
nent toutes les autres questions qui vont définir le nouveau
statut de l'homme. L'être dont je parle n'a jamais rien d'abs-
trait, d'inaccessible ou de non révélable. Il est entièrement
donné dans l'individu et peut se faire connaître aussi bien
dans un seul que dans un million. Il s'agit donc de ce qu'il y
a de plus concret dans l'homme et non d'une insaisissable
dimension qu'on ne peut penser qu'au loin. L'affirmation de
l'être met un terme à la prolifération de l'amour du lointain.
Elle rapproche de l'homme ce qu'il pensait incommensura-
ble ou incirconscriptible. Elle lui montre qu'il constitue
comme conscience la seule source de droit, de valeur et de
pensée. Toute référence à un quelconque Dieu transcendant,
une Âme du monde ou une Hiérarchie cosmique est hors de
saison, car ce qui caractérise la vie de la pensée est dans
cette affirmation de soi qui amène l'individu à comprendre
qu'il est absolu, autosuffisant, exhaustif et infractionnable.
Bien sûr, l'individu est à la fois la personne et l'identité fon-
damentale. Et sans aller dire qu'il y a là deux réalités, il
faut comprendre que l'individu aspire à se sentir être tota-
lement et que ce souhait légitime entretient en lui une pas-
sion pour l'éternité. Cette passion ne se manifeste qu'à l'oc-

79
casion de circonstances précises. Les grands libertains qui
ont abusé des jouissances vaines sans songer à leur donner
un fondement ontologique ont comme la nostalgie de l'éter-
nité. Cette passion se retrouve en eux à cause de leur dépit
face aux joies éphémères qui ont monopolisé toute leur vie.
Maïs la passion de l'éternité se retrouve aussi chez ceux qui
ont failli mourir et qui ont gardé de cette expérience des
souvenirs qui leur ont fait découvrir un autre aspect de
l'existence. Ceux qui ont été déclarés morts cliniquement
avant de revenir à la vie ont vu grandir cette passion en eux
au fur et à mesure qu'ils réalisaient l'ampleur de la réalité
avec laquelle ils avaient été mis en contact. Retenons aussi
que certaines personnes voient grandir en elles cette pas-
sion après une vie de travail. Elles ont été usées par le
temps, leur énergie s'est affaiblie, leurs ambitions ont été
mises en miettes, mais il reste en elles un appétit d'éternité
qui continue de donner un sens à leur vie. Seuls certains
jeunes qui ont connu une crise métaphysique ou qui se sont
découvert précocement une vocation philosophique ont
éprouvé une telle passion. En général, il faut avoir vécu
pour la ressentir ou, ce qui est plus rare, en avoir entendu
parler par quelqu'un. C'est ce qui m'est arrivé. Je n'ai pas
connu de crise grave, mais à douze ans, je voulais devenir
philosophe. La lecture de la vie des saints m'a éclairé plus
que celle des grands penseurs. Ces gens-là brûlaient d'un
amour dévorant pour Dieu. Je me demandais comment on
pouvait aimer de la sorte. Je compris que c'est parce qu'ils
entretenaient une relation particulière à Jésus, Bouddha ou
Kali qu'ils pouvaient prétendre aimer Dieu. L'Amor intellec-
tualis dei de Spinoza n'a aucun sens. On ne peut aimer que
quelqu'un ou quelque chose de cette façon-là. C'est l'expé-
rience de Ramakrishna qui m'a le plus frappé. Je compris
que sa passion de l'absolu était au fond un enthousiasme
pour son être propre. On ne peut aimer les autres si on ne
s'aime pas soi-même. Et à partir du moment où l'on com-
prend que les autres sont une extension de soi, alors il de-

80
vient clair que la passion de l'éternité est un fort penchant
pour sa propre envergure, sa propre profondeur, mais dans
un contexte moniste et immanentiste où toutes choses
prennent leur sens à travers l'être ressenti comme soi. La
passion de l'éternité emporte l'individu assoiffé de lui-
même. Il ne sait pas où se trouver. Ce qu'il voit dans la gla-
ce n'est que l'image d'un objet du monde côtoyant d'autres
objets. C'est derrière son regard qu'il lui faut chercher l'im-
mensité dont il est secrètement amoureux. C'est pourquoi
j'ai toujours éprouvé un penchant pour l'expérience de la
bhakti, cette espèce de dévotion qui enflamme les adeptes
de l'hindouisme. IL y a beaucoup de cette ferveur dans le
contact profond que j'ai avec mon être. Je crois bien que
c'est cette expérience qui m'a poussé à aimer les autres, car,
comme certains cartésiens, j'aurais pu me demander indéfi-
niment ce qu'ils faisaient dans ma vie. Quand je dis que
l'identification au corps est la pire des choses, il ne faut pas
voir là un encouragement à vivre sans son corps. C'est l'ex-
clusivité accordée au local qui est dévastatrice ici. Il est évi-
dent que je me retrouve parfaitement dans mon corps, mais
aussi dans les situations où je suis confronté au corps des
autres, ainsi que dans tout l'univers. Il n'y a pas beaucoup
de gens qui ont compris que l'amour suit l'être et que sans
cette passion de l'éternité, il est bien difficile d'aimer vrai-
ment, puisque c'est notre être qui s'aime lui-même dans
tous les êtres. Il y a un certain élément de projection dans
l'amour qui fait qu'on se retrouve si facilement dans la per-
sonne qu'on aime. C'est l'être qui établit ce continuum éner-
gétique. Sans l'être, autrui pourrait très bien nous sembler
étranger, dangereux, menaçant. Hegel, qui méconnaissait le
sens de l'être, n'a-t-il pas dit que toute conscience cher-
chait la mort des autres consciences. Il est pratiquement
impossible, quand on réduit l'être à une catégorie logique,
d'en arriver au concept d'une harmonie universelle. La dia-
lectique hégélienne n'est peut-être pas à l'origine des guer-
res sur cette planète, mais elle a beaucoup contribué à les

81
justifier en considérant comme normale l'opposition des
contraires. Eh bien, elle n'est pas tout à fait normale du
point de vue de l'être. Et Aristote, qui a développé une véri-
table doctrine de l'être, a compris que les contraires sont du
même genre. Quant aux contradictions, elles ne sont que
des formes extrêmes de contrariété. Par exemple, cette op-
position entre l'être et le néant est absurde, sauf pour un
logicien qui prétend pouvoir se former un concept du néant
qu'il opposera à celui de l'être. Mais dans les faits, l'être
n'est que du néant surmonté par une affirmation totale,
impérieuse, inaugurale, fondatrice. L'homme qui éprouve la
passion de l'éternité sait parfaitement que ce qu'il cherche
en tendant sa pensée vers l'infini n'est qu'un aspect de lui-
même qu'il n'a pas encore intégré et qu'il lui reste à consti-
tuer de façon parfaite. Le fini n'est rien d'autre que de l'in-
fini qui s'ignore. À partir du moment où l'esprit saisit cette
tension créatrice qui l'amène à assumer l'éternité dans le
temps, il comprend sans peine qu'un homme choisit sa vie et
qu'il laisse prédominer tout naturellement ou bien la pas-
sion de la temporalité ou bien la passion de l'éternité. Au
fond, il ne choisît pas entre les deux. Il se laisse aller à ce
qui lui semble le plus évident. Si c'est le temps qui domine,
il aura une existence intrique sans qu'on puisse dire qu'il a
perdu quoi que ce soit puisqu'il n'était pas fait pour autre
chose. Si c'est l'éternité qui l'emporte, alors c'est formidable,
parce que l'individu s'ouvre un champ de prospection infini
qui ne peut que le rassasier infiniment. Mais l'anéantisse-
ment n'est pas moins valable pour celui ou celle qui rêve de
se dissoudre dans le tout, de s'oublier totalement et de de-
venir germes d'étoiles ou de planètes. Nous avons une façon
trop dramatique d'évaluer la vie. Elle nous vient sans doute
de la hantise du salut engendrée par le christianisme. C'est
parce que les hommes se sont sentis seuls sans Dieu qu'ils
ont commencé à chercher Dieu. Ils auraient pu tout aussi
bien se sentir complets par soi, mais cela n'est pas arrivé et
ce n'est pas très important. Ce qui compte, c'est qu'ils puis-

82
sent identifier en eux cette passion de l'éternité et qu'ils
en arrivent à penser que seul leur être profond peut la com-
bler.

(20) Le pouvoir d'être cause.— S'il se trouve des pen-


seurs académiques pour s'interroger sur ma façon d'écrire ce
traité, j'exigerai d'eux qu'ils aient créé une oeuvre avant
d'ouvrir la bouche pour me critiquer. Celui qui n'a jamais
osé s'affirmer lui-même, qui ne s'est jamais livré à des tra-
vaux d'envergure, qui n'a pas développé son propre système
ou décidé de faire école n'a pas grand-chose à dire de l'être
ni de la façon d'en parler, car l'être implique qu'on soit en
mesure d'assumer la poussée êtrique sans céder aux sempi-
ternelles rodomontades des lâches et des poltrons. Com-
prendra-t-on un jour qu'il y a une différence profonde entre
l'égocentrisme d'un ego boursouflé et l'autocentration d'un
être qui s'assume intégralement ? En rédigeant le présent
traité, je veux d'abord montrer à l'oeuvre ce pouvoir d'être
cause qui caractérise celui qui voit dans sa pensée un com-
mencement absolu. Tous les mirages du temps et de l'His-
toire, toutes les illusions de la vie, tous les faux accommo-
dements du mental ne réussiront jamais à démontrer quoi
que ce soit quand il s'agit de l'être. Il faut s'attendre de la
part de celui qui rédige un traité sur l'être qu'il soit capable
de manifester son être et qu'il illustre son oeuvre au moyen
de son expérience. IL ne s'agit pas ici d'aligner une série de
réflexions abstraites sur le mot "être", mais bien plutôt
d'élaborer une compréhension qui se déploie au fur et à me-
sure que l'être s'affirme. Je ne sais trop comment pensent
les esprits hésitants qui sont toujours en train de se remet-
tre en question, mais je sais que ce n'est pas mon cas, car
mon désir profond est de vivre selon ce que j'affirme et non
autrement. À quoi sert-il d'être un spécialiste de la santé si
on est toujours malade ? J'en ai trop lu de ces traités sur
l'être dont les auteurs n'étaient que des lèche-cul du systè-

83
me et de minables factotums. Il est temps que le philosophe
illustre de sa personne les propos qu'il tient devant la multi-
tude. C'est ce que j'entends par être cause de soi. Je ne peux
me permettre de gloser sur ce qui m'est inconnu. Je ne peux
évoquer l'opérationnalité du miracle si je suis impuissant à
vivre libre et heureux. C'est de la liberté qu'il s'agit ici, car
elle est le seul pouvoir d'être cause. Ceci dit, je ne remets
nullement en question la critique que David Hume fait de la
causalité mondaine. Il a vu juste sur toute la ligne. Mais
j'affirme que l'individu qui a atteint l'état superjectif en opé-
rant sa propre conversion est indéniablement cause de soi,
car il s'est élevé au niveau de la sphère du passage à l'infini
où s'exerce le pouvoir de l'être. J'entends d'ici les cris de
ceux qui ne se sentent pas capables de s'arracher à la condi-
tion empirique: "Mais comment vous y prenez-vous pour
réussir cette fabuleuse opération ? Existe-t-elle seulement ?
En quoi sommes-nous concernés par cette conversion dont
pratiquement aucun philosophe n'a jamais parlé ?" Mais les
mystiques en ont parlé, les alchimistes aussi. C'est seule-
ment parce que la philosophie s'est limitée à un certain type
d'expérience qu'elle n'a pas assumé comme valable l'expé-
rience mystique ou alchimique. Je ne suis pas aussi opposé
qu'on le pense à l'empirisme, mais si on l'est, il faut l'être
jusque-là. Je trouve étonnant que des philosophes comme
Locke, Mill et Husserl s'en tiennent à l'étude de leurs per-
ceptions comme si celles-ci ne pouvaient que se limiter à
celle d'une feuille de papier sur la table. N'ont-ils jamais
vécu des expériences de liberté, de bonheur, d'immanence,
de dépassement, de dialogue avec l'invisible ? Pourquoi les
ont-ils laissées de côté ? Eh bien, je vais vous le dire: ils
n'avaient pas le culot de se pencher sur des expériences qui
risquaient de mettre en doute leur crédibilité aux yeux des
bigots et des bien-pensants de leur époque ! N'ayant plus à
craindre le bûcher, l'emprisonnement ou les congédiements,
je me permets d'explorer l'univers comme bon me semble et
de le décrire du point de vue de celui qui le crée. À dix-huit

84
ans, le mot de Cocteau: "Vous voulez comprendre le sens
d'un mystère ? Feignez d'en être l'organisateur" m'avait
beaucoup frappé. En effet, pourquoi ne pas considérer toute
chose du point de vue de son créateur ? Et pourquoi ne pas
se considérer soi-même comme résultant de ses propres
pensées, des pensées qu'on aura ou des pensées dominantes
qui enveloppent sa vie au point de provoquer celle-ci à
l'existence ? Contrairement à certains individus qui se sen-
tent piégés par la linéarité du temps qu'ils considèrent en
fonction d'un avant, d'un pendant et d'un après, je n'ai au-
cune misère à me figurer un temps orbital au service de
l'éternité qui m'entraîne à me voir moi-même comme un
maintenant originaire s'articulant sur la conscience que j'ai
de mon présent. Il ne répugne pas à mon intelligence de me
sentir Dieu, car je ne m'identifie pas à mon corps au point
de penser qu'il est plus mien que tous les corps ou que tous
les objets de l'univers. J'utilise celui-ci, mais pourquoi pas
celui-là ou tel autre ? De toute façon, tous les humains com-
prennent bien où je veux en venir chaque fois qu'ils éprou-
vent le besoin de se fusionner par la copulation, les caresses
ou les baisers. C'est comme si l'amour était une tentative
encore faible pour surmonter la séparation ontologique ima-
ginaire qui isole les individus. Ils le savent très bien. La
chair n'est pensable que comme une dialectique du rappro-
chement, de la communion et de la fusion. En tout cas, c'est
un début. Une fois l'expérience de la chair assumée, les bar-
rières du mental commencent à tomber. On est moins portés
à juger. Une personne qui a beaucoup joui est indulgente.
Elle comprend plus facilement le malheur des autoclos. Elle
leur tend une main secourable. Dès qu'un individu atteint
son plus haut sommet, il voit très bien qu'il est Dieu, comme
cela m'est apparu lorsque j'ai réalisé avec stupeur que c'est
moi que j'allais prier à l'église. J'ai cessé aussitôt de me li-
vrer à cette pitoyable pantomime, car je ne pensais plus en
fonction de ce que les autres m'avaient appris, mais en fonc-
tion de moi. Être cause de soi, cause de tout, cela ne veut

85
pas dire: je fabrique le monde comme un ouvrier construit
une maison. Cela veut dire: tout ce qui arrivé m'est donné
en vertu de mes pensées, je suis entièrement responsable
des événements de ma vie, il n'y a jamais eu aucun accident
dans le monde. Mais réaliser ce pouvoir d'être cause, quand
on est encore une personne, qu'on s'exprime à travers une
chair, c'est grandement s'étonner. D'une part, il y a cet
étonnement ravi de la personne en pleine transformation
qui comprend de plus en plus l'origine de ses oeuvres; d'au-
tre part, il y a la certitude du "Je suis" immanent qui gou-
verne sa vie, toute la vie, avec cette sûreté caractéristique
de celui qui sait à l'infini. Dès que l'individu constate à quel
point ses pensées préparent son expérience, sa vie, le mon-
de, il n'en a plus que pour ce mystère en marche que consti-
tue son être et se jure de ne trouver le repos que lorsqu'il
sera résolu. Mais pour comprendre une situation, il faut la
vivre. Pour connaître Dieu, il faut le devenir. Rien n'est
vraiment donné à l'homme sans qu'il n'ait préparé ce don du
fond de lui-même comme quelque chose à conquérir et à
aimer. Être cause de soi, c'est aussi comprendre que si je
suis, c'est parce que j'ai toujours été. C'est là bien mal for-
muler une évidence éternelle avec des mots qui ont trait au
temps. Mais cette réflexion n'en est pas moins révélatrice du
sentiment, qui accompagne ma conscience d'être, de n'avoir
jamais commencé et par conséquent d'avoir commencé tou-
jours parce que je commence maintenant. Ceux qui ren-
voient toujours à un Dieu transcendant pour expliquer leur
existence ne peuvent comprendre un tel raisonnement, car
leur foi entretient la plus profonde des séparations, celle qui
les sépare de Dieu. C'est en développant le sens de la totali-
té à travers une affirmation comme celle-ci "plus je suis moi,
plus je suis tout" qu'il devient possible d'accéder à l'apercep-
tion de sa propre éternité. Mais une telle affirmation n'a de
sens que par une compréhension qui s'élabore avec la réso-
lution de m'en tenir à moi pour résoudre les difficultés de

86
ma vie et de ne plus céder aux sortilèges de l'amour du loin-
tain.

(21) L'audace illimitée.— Lorsqu'il est question de l'être,


il est question de pouvoir. Mais ce pouvoir est invisible, sub-
til, insidieux. La personne porteuse de cette charge êtrique
est donc un homme ou une femme de pouvoir. Un tel indivi-
du ne se comporte pas devant les règles établies de la même
façon qu'un individu sans pouvoir. IL est audacieux, et son
audace ne connaît pas de limite. Examinons ici ce que l'être
apporte à l'individualité à ce niveau. On devine tout de suite
qu'il ne s'agit pas d'un pouvoir créé par la motivation, ni
d'une confiance puérile stimulée par un optimisme sans por-
tée. Aucune bravade, aucune prétention chez l'individu qui
se sent être. Il est beaucoup trop intelligent pour se vanter
de façon inopportune. Vous ne trouverez pas chez lui cette
inflation de l'Ego qui caractérise les personnalités formées
sommairement par la pensée positive. L'individu qui assu-
me son être va n'importe où où ça lui chante, fait n'importe
quoi, se permet tout, non pas sur la base d'une quelconque
vanité, mais parce qu'il sait qu'il peut tout entreprendre
sans avoir à dépenser beaucoup d'énergie. Quand je dis que
l'être est d'abord et avant tout une énergie, je l'entends en
un sens précis, en un sens étymologique: en travail (en er-
gon). En effet, l'être met la personnalité en travail, il la tra-
vaille, il lui impose un ordre qui peut sembler un apparent
désordre, mais il entraîne celle-ci sur la voie du pouvoir. Ce
qu'un homme se permet d'être est essentiellement lié à sa
capacité de vivre l'absolu, c'est-à-dire d'être délié (ab solve-
re). Dès qu'un individu cesse d'être pris dans les filets du
mental, abandonne son faux refuge et accepte de vivre sans
abri, c'est que quelque chose est en train de se passer en lui.
Il ne s'aventurerait pas nu sous les étoiles sans un puissant
sentiment de sécurité ou de protection. Et pourtant, person-
ne n'a moins besoin de protection que lui, puisque rien ne

87
peut menacer l'être. L'audace dont il fait preuve est liée au
sentiment qu'il a de poser des gestes justes, d'utiliser un
penser juste, d'affirmer des choses justes. Maïs, attention
ici: pas dans le sens de la justice, comme quelqu'un qui se
jugerait imbu d'une prérogative, mais dans le sens de la
justesse. IL n'y a rien de plus puissant que l'être, car il se
suffit et comprend tout. IL ne peut donc pas être attaqué du
dehors. L'individu qui se sent être voit toutes choses comme
des modifications de sa conscience. Face aux événements, il
s'incline après avoir fait ce qu'il faut. Il reconnaît ce qu'il est
à l'oeuvre au coeur de la vie. N'étant pas motivé à accomplir
des choses par pure bravade ou par souci de rendement, son
audace est imprévisible puisqu'elle est fondée sur des gestes
que ceux qui vivent sous la loi générale jugent inappropriés.
En effet, celui qui écoute son être profond va son chemin
sans se soucier des avantages que la société lui offre. M
n'aspire pas à être connu par les autres ou à être confirmé
dans son action. IL fait les choses qu'il doit faire parce qu'il
suit son inclination. Celle-ci n'est jamais superficielle ou
intéressée; elle découle de l'automouvement de l'être qui
meut toutes choses en se mouvant lui-même. On peut croire
qu'un tel individu est un danger public, qu'il vit catastro-
phiquement. En réalité, c'est un insoumis, non par esprit
d'anarchie mais parce que sa liberté passe avant tout. Un
individu vraiment libre est imprévisible parce qu'il cherche
d'abord à satisfaire les exigences de son être. Or, celles-ci
n'ont rien à voir avec le succès pour le succès ou l'ambition.
L'homme libre n'a d'égard que pour lui-même sans se sou-
cier des autres, car il sait que de toute façon, du fait de sa
liberté, ils s'en trouveront mieux. Je ne parle pas ici de
l'homme libre de choisir, mais de l'homme qui se laisse être,
qui ne voit aucune limite à cette ouverture et qui entraîne
l'univers avec lui. On me dira qu'un individu est bien peu de
chose dans l'univers, mais s'il est porteur de l'être parce
qu'il s'est allumé, il enveloppe l'univers, tous les niveaux de
réalité, le certain, le possible ou le conjectural. Il est comme

88
un super-Christ qui se sent à la fois un individu et Dieu.
N'ayons pas peur des mots. L'audace d'un tel individu n'est
pas simplement d'ordre terrestre, elle est également supra-
terrestre, car dans l'être, l'au-delà n'est plus séparé de l'ici-
bas, l'invisible du visible. Tout est donné d'un seul coup par
la volonté de celui qui est. Quand il s'avance pour exécuter
une tâche, il constitue Dieu en marche dans le réel. S'il est
sur un champ de bataille, il galvanise ses troupes et s'avan-
ce, attentif, impeccable, parmi les balles qui sifflent, sans se
faire toucher. Mais il pense en lui-même: "Je me repose en
mon être profond. Rien de désagréable ne peut m'arriver. Ce
que j'ai décidé de faire, je l'accomplirai, car mon être me
soutient et prépare mes voies par ses propres moyens par-
faits". On trouvera naïve cette petite formule, mais elle re-
présente une force qui dépasse l'imagination. Pensez à la
tranquille assurance de celui qui, dans la vie courante, se
livre à ses tâches sans sourciller. Peut-il être victime d'une
balle perdue lors du braquage d'une banque ? Impossible.
Toutes les balles se rendent à destination. IL n'y a jamais
d'accident. Ce qu'un homme est, il l'est en accord avec le
réel, car celui-ci correspond à ses pensées. Si le sentiment de
l'être se développe chez cet homme et qu'il est conscient
d'opérer son être en chacun des gestes qu'il pose, alors rien
ne peut l'arrêter. Il peut peut-être être tué, il ne peut pas
être vaincu. Mais encore là, il faut se rappeler qu'on ne peut
pas tuer celui qui ne veut pas mourir. Ce vaste monde où
nous vivons est profondément sûr pour celui qui vit selon
son être sans se soucier du lendemain. Certes, il préparera
l'avenir, mais il ne sera pas écrasé par l'insécurité. Il s'amu-
sera avec celle-ci. Il n'est pas sûr que la plupart de ceux qui
liront mon traité sauront voir la différence qu'il y a entre la
simple confiance de l'homme naïf et la sûreté êtrique de
l'individu superjectif. Au moment où il accomplit une action,
l'individu peut songer à être conscient du geste qu'il pose.
C'est déjà beaucoup, car la conscience amplifie le pouvoir.
Maïs il peut aussi décider de mettre son être en action et

89
d'agir avec l'assurance profonde qu'il ne peut se tromper. Il
peut cependant amplifier le mouvement de son être comme
le font les Impulsati êtriques et devenir quelqu'un de fou-
droyant dans le sens des dieux grecs ou dans le sens des
illuminés de la religion. C'est ce phénomène métaphysique
qui m'intéresse. C'est comme si l'individu s'investissait
d'une charge explosive silencieuse et que celle-ci opérait du
dedans des choses elles-mêmes de façon à réarranger un
ordre compromis par l'action du mental. Mais pour pouvoir
cerner ce phénomène qui relève de la catégorie de l'exploit,
de la catégorie de l'extraordinaire au sens où l'entendait
Kierkegaard, il faut être soi-même animé de cette audace
sans borne qui caractérise l'être.

(22) Impossibilité de l'échec. — En tant qu'être, il est


évident que ma mission est d'exister de plus en plus fort,
d'exprimer tout ce que je suis et de manifester une compré-
hension sans cesse plus étendue. Je n'ai aucun effort à faire
pour qu'il en soit ainsi, puisque la poussée êtrique agit par-
tout et en tout temps. La conscience que j'en prends fait seu-
lement que je peux mieux en bénéficier dans ma vie. Cer-
tains observateurs pourraient croire qu'être nécessite une
concentration constante qui devient vite épuisante et que le
fait de s'entraîner à la pratique êtrique constitue une tâche
au-dessus des forces de l'humanité moyenne. C'est totale-
ment inexact. Le seul fait d'être nous libère, au contraire,
d'un nombre considérable d'obligations, puisque notre "Je
suis" immanent prend en charge les activités de la person-
ne. Se laisser être représente la fin de la morale et de la
religion, puisque l'humain n'a plus à se surveiller constam-
ment pour savoir si sa conduite est conforme aux lois ou à la
volonté de Dieu. Une autorégulation immanente remplace
l'hétéronomie de la loi. Ainsi, le perpétuel souci d'accomplir
le bien et d'éviter le mal se trouve-t-il aboli. L'individu qui
se veut être laisse son être opérer à sa place en ce sens qu'il

90
obéit au mouvement de son être au lieu de tout résoudre lui-
même avec effort au moyen de son mental limité. Débarras-
sé de ce souci, l'humain ne craint plus de se tromper. Et
d'ailleurs, il ne redoute plus le jugement d'autrui. Si on lui
annonce qu'il est en chute libre, il s'en moque, car la gravité
l'attire vers son propre centre où il ne peut être que libre et
heureux. Beaucoup voient dans cette centration sur soi-
même quelque chose qui ressemble à de l'égoïsme. Ils ne
voient pas à quel point ce centre n'est pas égologique. Ce
n'est pas un centre de référence et d'attribution limité. C'est
un centre vaste qui opère de partout, qui n'est pas soumis
aux lois locales. Par exemple, l'activité intellectuelle d'un
individu qui assume son être ne s'exerce pas à partir de cer-
taines localisations cérébrales bien déterminées. L'intelli-
gence opère de partout. Certaines fonctions du cerveau peu-
vent être interverties. Il y a même un centre d'opération
supérieur au cerveau, puisqu'on a déjà vu un enfant naître
sans cerveau et s'en donner un dans les années qui ont suivi
sa naissance. Nietzsche ironisait à peine en disant que son
pied aussi était un penseur. Il en va de même pour toutes
les fonctions de la personne. Dès que l'être entre en jeu, ses
fonctions se transforment, s'émancipent, se convertissent.
Par exemple, la sexualité devient beaucoup plus vaste. Il n'y
a plus trois zones érogènes; le corps tout entier devient éro-
gène, la nature participe à cette érogénisation. Bref, avec
l'être, on ne se limite jamais, on ne se divise pas. L'être mul-
tiplie tout par tout. Son activité qui n'en est pas une au sens
où l'on peut parler d'actions est une constante d'intégration
qui opère à partir de l'invisible au coeur même de la vie ma-
nifestée. Lorsque j'entreprends de parler, d'écrire, de juger
ou d'agir au nom de mon être, je ne peux tout simplement
pas me tromper sur le fond. On peut me prendre en flagrant
délit de commettre une petite erreur, mais je ne peux errer
sur l'essentiel. Cette infaillibilité n'a rien à voir avec celle
du pape, car elle ne découle pas d'un privilège transmis par
l'autorité, mais plutôt par une sorte de rayonnement qui

91
l'aide à se constituer comme un habitus êtrique. La majorité
des gens évalue l'échec en fonction de sa tentative trop hu-
maine pour parvenir à un résultat. Aucun résultat n'est visé
dans l'être. Ce qui doit arriver arrive conformément à notre
pensée dominante et tout est parfait ainsi. Mais pour pou-
voir vivre selon son être, il faut être capable de l'exprimer, il
faut pouvoir se laisser être. C'est là que la majorité des gens
bloque. Ne s'aimant pas, les gens ont de la difficulté à être
spontanés et profonds en même temps. Quand ils sont spon-
tanés ils font preuve d'une incroyable légèreté, quand ils
sont profonds il leur manque la plus élémentaire souplesse
et ils échouent à vivre normalement. Seul l'être permet la
réconciliation des contraires par une compréhension qui
assume le tout dans l'unité. Or, l'être n'est jamais replié sur
lui-même, il vit à travers nous, il est nous, pour peu que
nous consentions à nous laisser être. Personne ne peut ac-
céder à l'être des choses, s'il n'a pas d'être, car dans le mon-
de ontico-existentiel tout s'évalue en terme de participation
à la conscience. Seul le monde ontologico-existential a une
suffisance fondée dans le pouvoir d'exprimer la liberté. On
devine sans doute ici que ce qui permet d'éviter l'échec, c'est
le recours à cette liberté toujours centrée qui refuse de choi-
sir, qui embrasse le tout au lieu de le décomposer en frag-
ments pour se les approprier. Dans la liberté ontologique
fondamentale, tout est créateur. Il ne s'agit plus ici d'es-
sayer d'établir des choix en fonction d'un objectif, mais bien
d'assumer ce que l'on est à travers tout. Je ne vis pas ma vie
comme si mon bonheur et ma liberté dépendaient des choix
que j'exerce. Je ne fais que consentir à moi-même et me
laisser être dans le sens de ce qui m'est le plus agréable.
Pourquoi irais-je me battre contre des moulins à vent dans
des conditions difficiles alors que je peux rester tranquille et
savourer ma pente êtrique ? Eh ouï, je coule vers moi-même,
embrassant avec délice la totalité de ce que je suis ! Pour-
quoi devrais-je entretenir un idéal inaccessible qui finira
par me rendre malheureux ? Pourquoi faudrait-il qu'igno-

92
rant mon bonheur présent je me lance à la conquête d'un
bonheur lointain et hors d'atteinte ? On voit tout de suite
que l'échec découle d'un principe forcé. On veut quelque
chose à tout prix sans réaliser qu'il ne faut rien. Combien
d'individus ruinent leur santé à faire des efforts alors qu'ils
seraient si bien servis en assumant la divine facilité de leur
être ? La bataille qui fait rage dans le monde de l'économie
de marché est ruineuse pour l'humanité, car chacun se veut
en lutte contre tout le monde pour s'emparer de quelque
chose dont personne au fond n'a besoin. Une telle économie
vise à créer aux humains des besoins artificiels et des obli-
gations imaginaires. Bien sûr, les gens ne s'aperçoivent pas
du tout qu'ils sont menés comme un âne par une carotte,
qu'ils n'ont au fond littéralement besoin de rien. La grande
majorité du travail humain est parfaitement inutile. Ce
n'est pas nécessairement là ma conception de l'inutilité. S'il
faut tant faire d'effort pour constater l'inutilité de tout ce
travail, eh bien, je crois qu'il serait préférable de constater
son inutilité tout de suite sans effort ! Certes, pour en arri-
ver là, il nous faudra devenir un peu plus Chinois, un peu
plus Orientaux. J'entends par là qu'il nous faudra écouter
davantage notre intuition et parvenir à un état de sérénité
qui nous permette de mieux laisser émerger notre être pro-
fond. Cette confiance hyperbolique dont je parle dans tous
mes écrits n'est pas seulement une confiance en soi; elle est
une confiance en tout. Elle représente une sorte de stabilité
que rien ne peut ébranler. Il serait peut-être temps de lais-
ser s'exprimer cette force tranquille. Nous sommes pour
chacun de nous le maître attendu, le Messie annoncé par les
Prophètes. Il nous faut seulement apprendre à opérer notre
propre médiation.

(23) Une improvisation supérieure.— Adhérer au mo-


nisme immanentiste, c'est congédier automatiquement la
psychologie et l'attitude intellectuelle qui en découle. Les

93
psychologues ne sont pas de mauvais bougres, sauf qu'ils
sont au service de la loi générale. Dans l'ensemble, leur but
est d'amener un individu à faire le moins de vagues possi-
ble. La créativité en psychologie n'est pas un objet de préoc-
cupation majeur. Déjà, la motivation va plus loin. Les moti-
vateurs tentent de gonfler la confiance de l'Ego. Cela peut
aider la personne à mieux se prendre au piège de la réalité
sociale, car celle-ci va se débattre pour entrer dans le sys-
tème de compétition que présuppose toute technique de ven-
te, qu'il s'agisse de vendre un objet ou de se vendre soi-
même. La créativité propre à la motivation se limite à sti-
muler les réflexes d'un individu; elle ne le rend pas plus
intelligent. D'ailleurs, la psychologie et la motivation insis-
tent sur la connaissance de soi, ce qui constitue en soi un
facteur qui contribue à retarder le moment où l'individu va
s'éveiller, sinon à l'empêcher de s'éveiller. Lorsqu'il est
question de l'être, les notions de connaissance de soi, de mo-
tivation ou de rendement deviennent caduques. L'individu
qui se retrouve en possession de son être comprend pour la
première fois qu'il possède un pouvoir illimité qui n'a rien à
voir avec la place qu'il occupe dans la société. Étonné, il se
demande: "Que puis-je faire avec moi-même ? Que vais-je
faire avec cette énorme énergie ?" C'est que l'être vient sans
mode d'emploi. Il ne renvoit ni à l'expérience, ni à la mémoi-
re du passé, ni aux habitudes acquises. Celui qui s'est donné
un être doit maintenant apprendre à se débrouiller par lui-
même. Il ne pourra compter sur personne. Aucun Dieu ne
lui tendra la main. Une improvisation supérieure de lui-
même s'avère nécessaire ici. Ne nous laissons pas abuser
par le mot. Il ne s'agit pas d'employer ici des moyens farfe-
lus inédits, mais bien de mettre à l'épreuve les formidables
possibilités de l'être. C'est par rapport à cette capacité d'im-
provisation de soi que l'être se manifeste maintenant com-
me un "Je suis" immanent, car il est question pour celui qui
s'ouvre à cette dimension nouvelle de s'arracher au limon de
l'expérience empirique pour s'élever à une sphère d'existen-

94
ce transcendants le où lui sera révélée la nature ultime de
ses possibilités. S'improviser soi-même à cette hauteur im-
plique un sens rare de l'invention de soi-même. Il s'agit, on
le comprend, de se maintenir dans la nouveauté de façon à
ce que chaque jour mon être m'apparaisse comme un don de
moi-même à moi-même, comme quelque chose qui s'est
transformé de telle sorte que je n'aie même plus à évoquer
mon expérience d'hier. Emporté vers mon sommet, qui se
trouve à être le sommet du monde, je ne cherche même pas
à limiter le silencieux effet d'accélération qui modifie entiè-
rement les données de ma vie. Dans cette sphère supérieure
où je m'improvise constamment, il n'est plus question de
m'en remettre à mon vécu. Mon inexpérience de ces hau-
teurs peut même m'aider à me concevoir à neuf chaque jour.
Ce qui caractérise l'improvisation supérieure transcendan-
tale, c'est la prétention absolue que j'ai d'être un Moi pur
sans référence qui baigne dans sa propre absoluité. Cela ne
me dispense pas de soutenir ma famille, de venir en aide à
mes proches ni même de m'impliquer dans quelque affaire
qui peut m'être profitable. Mais l'essentiel de ma vie n'ap-
partient plus à l'expérience comme tel. Être, c'est se permet-
tre de voir toutes choses aussi bien d'en haut que du milieu
d'elles-mêmes. C'est donc adopter une manière de vivre où
les ressources invisibles comptent bien davantage que les
visibles. Chaque fois qu'un individu réalise qu'il en est ren-
du à s'inventer lui-même au lieu de chercher à se connaître,
il comprend qu'il vit maintenant dans l'actualité d'un prin-
cipe qui n'a rien à voir avec les événements du monde. D'où
la tentation chez certains de se retirer du monde une fois
qu'ils ont réalisé leur être. Mais, en tant que principe illimi-
té d'ordonnance, l'être ne se pense bien qu'au coeur de tout
ce qui est et permet alors à celui qui se sait être d'assumer
toutes choses du point de vue absolu comme du point de vue
relatif. Si je dis que cette improvisation de soi par soi est
supérieure, c'est qu'elle ne renvoie ni à des présupposés, ni
à un ordre antécédent, ni à une impulsion qui ne serait

95
pas entièrement de son fait. Celui qui s'improvise a vrai-
ment l'impression de survoler le cosmos sans avoir pris de
drogue. Une légère sensation d'ivresse accompagne la com-
préhension vertigineuse de cette vie totale qui lui semble
maintenant tellement plus vaste que la vie intérieure dont
parle les croyants et les spiritualistes. S'improviser plonge
l'individu dans un contexte tout a fait nouveau. La question
"Qu'est-ce que je vais faire avec moi-même ?" prend soudai-
nement un sens nouveau. IL ne s'agit plus de tuer le temps,
de s'occuper à exister ou de s'imposer un rythme. I1 est
maintenant question de laisser l'impulsion êtrique agir. No-
tre être sait toujours ce que nous devons faire. C'est nous
qui le savons, bien sûr, mais le fait d'être nous ouvre à de si
vastes perspectives que c'est comme si nous étions mus par
un infini dont la motricité ressemble si peu à celle de la per-
sonne toujours en quête d'énergie et de stimulation. Quand
je parle d'improvisation, je n'évoque pas quelque coup de
tête qui me plongerait dans une aventure sans lendemain.
Je pointe du doigt un pouvoir colossal qui me soutient dans
l'accouchement de moi-même au moment où je m'impose de
naître à l'infini que je suis. C'est un peu comme si j'étais
charrié par en avant au moment même où tout m'invite à
m'élancer vers mon sommet. Une telle entreprise n'a de
sens que parce que l'esprit se provoque à la facilité suprême.
Celui qui s'imposerait des efforts pour parvenir à être ferait
figure de forcené au comportement absurde tellement il est
évident que l'être implique une aisance, une facilité, une
simplicité. On parlera ici de la nécessité de se rendre dispo-
nible pour pouvoir s'improviser à cette hauteur. En réalité,
il est seulement question de suivre son inclination, de pren-
dre son essor comme d'autres respirent, de glisser vers soi-
même comme vers un point de ralliement. On a tort de pen-
ser que l'autocentration amène l'individu à ne penser qu'à
soi, car le Soi dont il est question ici dépasse vastement les
[imites du Moi régi par le mental. Pour comprendre ce qui
se passe, une comparaison s'impose. Imaginons un individu

96
qui marche sur la rue et qui sent soudain son bonheur tour-
billonner dans son coeur et dans sa tête. IL sent qu'il va être
emporté par une force qui lui donne le vertige et cherche des
yeux un banc où il va s'asseoir pour reprendre son souffle.
Mais, une fois assis, il aura l'impression que quelque chose
grandit en lui, se lève, dépasse les frontières de son corps,
de la ville, quelque chose ou plutôt quelqu'un qui aurait des
yeux invisibles pour le regarder assis sur le banc de là-haut
à quelques kilomètres au-dessus de tout. Une première ex-
périence de ce genre fera réfléchir notre homme lorsqu'il
aura retrouvé ses esprits. Que m'est-il arrivé ? se demande-
ra-t-il. Et de vivre pour que cette expérience se renouvelle.
Elle se renouvellera inévitablement, mais d'une autre façon.
Un jour il se retrouvera accoudé à la fenêtre de l'hôtel où il
séjourne en vacances. De curieuses pensées lui viendront à
l'esprit. "La terre est ronde, se dira-t-il. À l'horizon, elle dis-
paraît parce qu'elle est courbée vers le bas. Beaucoup plus
loin, beaucoup plus bas, c'est toujours la surface de la terre.
Mon regard pourrait-il se rendre jusque-là sans épouser la
courbure du globe ?" Et de passer à travers le monde. IL ne
songera même pas à s'en étonner, car son regard en ligne
directe se rendra aux antipodes comme s'il traversait les
montagnes et les profondeurs telluriques. Puis, revenu à lui,
il se prendra la tête dans les mains en se demandant
"qu'est-ce qui m'arrive ?" Ce n'est que le début. Celui qui
entreprend de grandir dans son être ne connaît plus de limi-
tes humaines assignables.

(24) L'aventure intégrale.— IL ne suffit pas comme


Louis XIV de croire à son absolutisme pour opérer de gran-
des choses. On peut très bien comme le Roi Soleil régner
avec faste et ruiner la nation. Encore faut-il avoir le sens de
l'aventure intégrale. Jusqu'à maintenant, on ne peut pas
dire que l'être a été associé à l'aventure, car il s'est trouvé
incontestablement dissocié des perspectives que pouvait lui

97
ouvrir la notion d'énergie. Or, s'il est une notion qui aide à
comprendre l'être, c'est bien celle d'énergie. Mais je l'en-
tends dans son sens étymologique, dans le sens d'une force
en travail. Il y a dans la notion d'une activation de l'énergie
quelque chose qui rejoint considérablement ma conception
de l'être. Bien sûr, je ne l'entends pas au sens où Teilhard
de Chardin en parlait. Je ne crois ni en Dieu ni en la matiè-
re et je ne suis pas évolutionniste. Mais je sais que l'énergie
correspond à une attitude de la pensée et que, bien que les
deux termes que je vais employer soient généralement in-
compatibles, c'est "l'énergie d'être" qui est la source de toute
forme d'existence, de tout mouvement créateur, de toute
forme d'essor. Dans l'aventure intégrale, il y a cette idée
qu'une énergie d'être est à l'oeuvre au coeur des choses et
qu'elle est capable d'accomplir. On m'objectera que la notion
chinoise de Tao est passablement différente puisqu'on n'y
rencontre que du vide. Mais le vide du Tao dont parlent les
Chinois et le plein de l'être dont je parle sont une seule et
même chose, un seul et même état. À bien y penser, n'est-ce
pas au coeur du vide que peut se concentrer et se déplacer la
plus grande énergie ? C'est dans ce sens qu'il faut chercher.
J'entends par aventure intégrale ce défi que nous lance no-
tre être d'avoir à assumer notre vie en n'ayant d'autre souci
que nous-mêmes. J'entends par là le souci de notre accom-
plissement et le respect de nos inclinations les plus authen-
tiques. L'aventure intégrale est le fait de celui qui croit da-
vantage en ce qu'il est qu'en toute autre chose. Il fera passer
l'exaltation que lui procure le mouvement de son être avant
le calcul, le contrôle ou la possession. C'est ici que se joue
l'issue du conflit entre l'être et l'avoir. Le Moi social, egocen-
trique, calculateur s'accroche à sa situation, à son statut, à
ses prérogatives, à sa sécurité. Pendant ce temps, il rate sa
conversion au Soi. Il amorce le mouvement d'aller de l'avant
en ce sens, mais il y renonce à la première occasion, obnubi-
lé par le désir de posséder. L'individu qui s'est investi d'un
"Je suis" se comporte d'une tout autre façon. Il n'est guère

98
troublé par l'insécurité, les contrariétés, les coups du sort.
Ce qu'il a à être l'emporte sur son souci de sauver sa réputa-
tion ou de préparer sa retraite. Il peut élever une famille
mais il est sans cesse distrait par l'essentiel qui l'invite à
penser grand. L'aventure intégrale, si elle est bien menée,
ne le distraira pas de ses tâches familiales ou professionnel-
les, mais elle mettra de l'avant tout ce qui a trait à la jouis-
sance de l'être profond: oisiveté créatrice, détente spirituel-
le, permissivité totale, célébration de l'existence, autant
d'attitudes qui invitent la personne à l'écoute de son être, ce
qui nécessite inévitablement de grands loisirs. Dès que le
Soi l'emporte sur le Moi, que la personne s'ouvre aux méca-
nismes de conversion qui vont l'amener à être, une trans-
formation s'effectue dans son mode de vie. C'est comme si
elle ressentait le déchaînement silencieux de l'énergie d'être
soulever son existence, le décor de sa vie, autrui. Ce qui
comptait autrefois à ses yeux semble dénué de tout intérêt
maintenant. Elle n'est plus motivée que par cette question:
"Qu'est-ce que mon être va m'apporter de neuf aujour-
d'hui ?" Lorsqu'on se lève le matin en ressentant la poussée
êtrique, on pense au fond de soi-même: "Ça y est, les choses
bougent !" IL n'y a pas de temps mort pour celui qui vit se-
lon son être. Chaque jour apporte son cortège d'expériences
excitantes, chaque nuit son défilé de rêves féeriques. Les
Grecs qui avaient le sens de l'être se promenaient sur l'Ago-
ra en se demandant: "Quoi de nouveau ?" Ils s'attendaient
toujours à voir se produire quelque chose de nouveau et
d'imprévisible. Ils ne se sentaient pas piégés par hier; ils
vivaient dans l'actualité du moment présent. C'est pourquoi
nous leur devons d'avoir étudié les premiers le concept
d'énergie. lis savaient que Socrate était travaillé par son
"démon", que les dieux étaient travaillés par la "nécessité",
mais dans les deux cas, ils reconnaissaient qu'une énergie
en travail modelait leur vie. Ils en épousaient le mouvement
dans leurs pièces de théâtre comme dans leurs discours poli-
tiques, dans l'organisation de la cité comme dans leurs lut-

99
tes pour la prééminence. Ils se sentaient portés par ce qu'ils
appelaient le "destin", mais en réalité ce qu'ils ressentaient,
c'était l'action de l'entéléchie qui pousse la personne à
s'ajuster à son être, celui-ci ne pouvant s'actualiser qu'à tra-
vers le devenir de celle-là. On comprend tout de suite que
l'immobilité de l'être n'est possible qu'en raison de son dy-
namisme énergétique stable, car ce qui se meut ne peut
trouver à s'accomplir qu'au coeur de ce qui est immobile.
C'est pourquoi l'aventure intégrale repose d'abord et avant
tout sur la confiance. Je peux changer, maïs je reste moi-
même. Je peux mourir, mais c'est pour assumer ma part
d'éternité. Il n'y a de mutation que dans la continuité. Dans
la vie de tous les jours, l'aventure intégrale se reconnaît non
au risque téméraire ou au pari scabreux, mais à l'élan qui
pousse l'individu à faire confiance à ce qu'il ressent en lui
avant de chercher à sauvegarder ses acquis. Tout ce qui
vient se greffer sur un individu au cours de sa vie fait partie
de l'acquis. IL a beau vouloir sauver sa réputation ou sa
fortune, sa santé ou sa carrière, sa volonté de posséder fon-
de sa capacité de perdre ce qu'il a. Celui qui a choisi d'être,
c'est-à-dire qui s'est choisi lui-même absolument, n'a aucun
souci de perdre. À ses yeux, ÏI a déjà tout perdu. IL ne s'en-
combre pas de lourds bagages dans la vie, il sait que partout
où il va, il pourra cueillir le jour. D'où la nécessité pour celui
qui décide de vivre selon son être de prendre et de compren-
dre: prendre le temps de vivre, saisir les occasions d'être,
comprendre toutes choses d'une façon supérieure, s'adonner
à un penser êtrique riche et substantiel. L'homme a appris à
donner, par opposition à la volonté de piller et de retenir,
mais pour être, il lui faut savoir prendre, non pas dans le
sens d'un accaparement mesquin de biens éphémères, mais
dans le sens d'une augmentation de soi au moyen de tout ce
qui reflète le Soi. Comme on le constate ici, l'aventure inté-
grale charrie celui qui veut être. Il commence par suivre
avec appréhension ce mouvement qui l'entraîne, puis, en

100
devenant plus assuré, chevauche cette énergie qui va dans
le sens pour lequel il a opté en se choisissant soi-même.

(25) Le pari sur l'infini.— Le point de vue de la person-


ne est invariablement celui de l'aveugle qui tâtonne pour
trouver son chemin, d'où cette impression qu'ont la plupart
des gens de cheminer. Tous veulent arriver à quelque chose
dans la vie. Rares sont ceux qui s'aperçoivent qu'ils sont
rendus. L'aventure de la personne est hésitante et seules
certaines personnes comme Alexandre le Grand, Jésus ou
Marie Curie sont suffisamment marqués par l'être pour sa-
voir ce qu'ils veulent sans hésitation. Alors, la personne n'a
pas le choix, elle doit parier: parier sur l'impossible, parier
sur l'insaisissable et l'incirconscriptible, parier sur son être.
Mais de quelle nature est ce pari ? Nous sommes loin ici du
pari de Pascal, qui préférait croire que Dieu existe même s'il
n'en avait aucune preuve, plutôt que de perdre son âme. Le
pari dont je parle n'a rien à voir avec l'idée de sauver quel-
que chose. M n'y a rien à sauver. Que peut-on attendre du
monde si ce n'est qu'il nous tombe dans les mains comme un
fruit mûr ? Nous avons ici à examiner la structure de pou-
voir du Moi naïf qui constitue l'élément directionnel provi-
soire de la personne. Si son développement n'a pas été en-
travé par une éducation restrictive, le Moi peut espérer voir
sa naïveté lui servir, puisque la conscience en fera une naï-
veté éduquée. Ce n'est pas le cas pour tous cependant. De
façon générale, le Moi naïf est puissamment mentalisé,
c'est-à-dire qu'il obéit à des catégories logiques, métaphysi-
ques et éthiques pour se débrouiller dans la vie. La sponta-
néité créatrice est à son plus bas ici. Et pourtant, je ne
connais personne qui ne soit mû par un rêve, une ambition,
un idéal. Comme je l'ai montré ailleurs, même celui qui veut
se tuer n'est pas sans absolu. Il y a donc une sorte d'appétit
aveugle qui anime la personne et semble l'arracher à la
mort. Schopenhauer avait vu en lui un vouloir-vivre univer-

101
sel sous la dépendance duquel nous essayons d'accomplir
notre tâche sur la terre. Le vouloir-vivre pour lui était
l'équivalent du noumène chez Kant, tandis que la représen-
tation était l'équivalent du phénomène. En d'autres mots,
Schopenhauer n'était pas un parfait athée comme on l'a pré-
tendu si souvent. Même s'il ne croyait pas à un Dieu trans-
cendant, il substituait l'éternité de la volonté à l'immortalité
de l'âme. Or, cette volonté, cet appétit de vivre, est comme
un trou noir où la personne s'engloutit elle-même en s'usant
à force de vouloir. C'est pourquoi j'ai dit qu'il fallait vouloir
comme si notre volonté était de trop, sans quoi nous ris-
quons de devenir la victime de celle-ci. Ainsi donc, la per-
sonne veut beaucoup mais ignore que cette volonté est un
piège qui fait d'elle un point de chute obscur pour l'énergie
supérieure, une cécité au sein même du voir comme disait
Eugène Fink. Être une personne est périlleux, car l'étroites-
se de cette position ne permet pas de se donner les lumières
requises pour s'éveiller. Et pourtant, l'éveil est possible,
puisque certains individus se sont éveillés. Goethe, Léonard
de Vinci et al-Hallâj sont parvenus à un niveau d'intégra-
tion énergétique qui équivaut à une auto-investiture divine.
Mais il leur a fallu être héroïques pour se lancer dans cette
aventure, car la personne risque tout pour pouvoir être.
C'est là que se situe le pari. Parier sur mon être implique
que je me lance dans l'aventure intégrale en ne me fiant
qu'à mon intuition. C'est un peu agir à l'aveuglette en mi-
sant sur un hypothétique 6e sens pour se sortir du pétrin.
C'est pourquoi la vie de certains grands hommes fut courte.
Je pense ici à Akhenaton, Mozart et Pic de la Mirandole. Ils
ont été brûlés par ce qui devait les allumer. Bien sûr, ils
étaient prêts à sacrifier leur corps, sachant bien que leur
appétit de conversion libérait en eux des poisons. Certains
comme Rimbaud ont vécu plus longtemps, mais leur flamme
s'est éteinte précocement. L'allusion rimbaldienne au dérè-
glement systématique de tous les sens montre assez bien à
quels sacrifices un tel esprit était prêt. Cela étonnera peut-

102
être que Je dise ici qu'aucun sacrifice n'est nécessaire. Une
grande majorité des esprits qui ont fait leur marque dans
l'Histoire ont vécu à l'époque chrétienne, c'est-à-dire qu'ils
n'avaient d'autres modèles d'accomplissement que celui du
sacrifice. La philosophie jovialiste propose une attitude dif-
férente. Par la prétention absolue, l'homme peut s'installer
dans la confiance hyperbolique et accomplir son "Je suis"
par intussusception. Une telle attitude implique qu'on s'en
remette entièrement à l'être au lieu de chercher des voies
d'accomplissement au moyen du mental. Il ne s'agit pas de
se priver du mental ici, mais de constater qu'il est déjà pétri
d'être au moment où l'on se choisit soi-même comme absolu.
Je n'enseigne ni la privation, ni l'abstinence, ni aucune for-
me de catharsis. Je ne crois pas qu'il faille chercher l'anéan-
tissement du Moi, des désirs ou des aspirations naturelles.
Ils vont spontanément s'éteindre en s'intégrant au multi-
perspectivisme de l'être. C'est ici que mon attitude, voisine
du bhoga, s'oppose à celle du yoga trop radicalement exclu-
siviste. Je ne prétends pas qu'il ne faille renoncer à rien, je
dis seulement que je mets l'accent sur l'intégration, l'aug-
mentation, l'intussusception. Mon modèle de développement
n'étant pas judéo-chrétien, aucune purification n'est néces-
saire à la personne pour réaliser ce qu'elle a à être. Il ne
s'agit pas ici d'amener l'âme vers Dieu, mais de montrer que
le "Je suis" s'épanouit au coeur de la personne un peu à la
façon dont le papillon va naître de la chenille enveloppée
dans sa chrysalide. Mourir n'a plus rien à voir avec cette
rupture dramatique à laquelle les religions se sont donné
pour mission de nous préparer. La mort réside dans le fait
de cesser d'adhérer à la limite. Bien malgré eux, les hu-
mains sont amenés à parier sur l'impossible. En un sens, ils
y sont forcés en vertu des conséquences de leur penser inê-
trique. L'idéal serait qu'ils y parviennent en vertu d'une
inclination à l'éternité qui les amène à se transformer. Je
crois que c'est une de mes grandes découvertes d'avoir su
concevoir une genèse du transcendantal parfaitement com-

103
patible avec son apriorité. Grandir en ce sens n'a plus rien à
voir avec l'évolution, car la fin est déjà à l'oeuvre dans le
commencement et tout ce que l'homme a à être se trouve
inscrit dans son entéléchie. L'inévitabilité du pari est donc
évidente. IL s'agit de savoir si nous y serons contraints ou si
nous aurons l'intuition de sa richesse susceptible de nous
aider à nous y lancer consciemment. L'être est un pari sur
l'infini, sur tous les horizons que nous nous donnons, sur ce
que nous projetons dans le ciel à partir de notre psyché. On
m'objectera qu'un individu angoissé est incapable de parier.
C'est la raison pour laquelle je prétends que seul un indivi-
du sain peut s'éveiller, un invalide, un infirme, un malade
ne le peuvent pas nécessairement. Ce n'est pas injuste,
puisque leur entéléchie qui est l'expression de l'ensemble
des actes libres qu'ils poseront le veut ainsi. Mais alors,
faut-il repenser l'éducation ? Seul le culte des grands hom-
mes est susceptible d'éveiller l'esprit et d'amener la person-
ne à s'accomplir en réalisant son être.

(26) La conquête de soi.— Il en va de l'intussusception


de l'être comme de la construction d'un empire. Ceux qui
pensent que l'être s'élabore par adjonction de pièces déta-
chées se trompent lourdement. Bien qu'on puisse en identi-
fier les différents aspects, comme c'est le cas d'un système
philosophique achevé, on en manque inévitablement l'essen-
tiel si l'on ne tient pas compte de sa compréhension globale.
Mais pourquoi ici comparer l'être à un empire ? Pour la
simple raison qu'il tient à la fois d'une vision architectoni-
que de la vie et d'une passion conquérante. En effet, je ne
peux me résoudre à ne considérer l'être que sous l'aspect
d'un principe permanent qui sert de référence aux actes de
la personne. Il y a plus que cela dans l'être. IL y a le désir
d'élaborer sa vie, de lui donner de l'expansion, de la considé-
rer dans sa diversité mais aussi dans sa profondeur. En
même temps, il est pratiquement impossible d'acquérir un

104
être sans cette ferveur qui fait de nous des consacrés. On se
voue à son être avec la dévotion du croyant envers Dieu,
sauf qu'ici, l'objet visé ne se définît pas par sa transcendan-
ce absolue mais plutôt par son immanence totale. Bien sûr,
l'être est transcendant en quelque sorte, car il constitue
l'au-delà de tout ce que l'on peut percevoir ou imaginer,
mais en même temps, c'est à travers ces choses qu'il s'intus-
susceptionne et par elles qu'il s'accomplit. Ce que je veux
dire par intussusception, c'est que l'être n'a de valeur et de
sens qu'à travers son accomplissement. Il ne sera jamais un
en-soi, un autre absolu, ou un au-delà radical. Il est l'au-
delà présent dans l'en deçà. Loin de m'être étranger, il est
plus moi-même que moi-même. Pourtant, il est question ici
de conquête, car ce que j'ai à être ne peut être révélé comme
un don qu'à travers la conquête de moi-même. Cette conquê-
te ne peut être que passionnée et elle présuppose de la part
de celui qui s'y livre une organisation de sa pensée qui l'em-
pêche de se disperser pour pouvoir mieux consacrer ses
énergies à la réalisation suprême. Cet être visé est déjà actif
dans la pensée de celui qui le vise. IL représente l'éternité
courtisée par le temps et trouvant son sens à travers le
temps. Plus que jamais, il faut se rappeler ici que l'absolu
est immanent au relatif. J'imagine la surprise de ceux qui
décèdent soudainement et qui comprennent enfin ces cho-
ses. Ils voient clairement que leur vie était déjà toute pétrie
d'éternité mais qu'ils ne savaient pas reconnaître celle-ci à
l'oeuvre dans les formes temporelles. C'est un des paradoxes
de la pensée que la réflexion que je me fais présentement ne
puisse être clairement comprise qu'une fois mort. On sait
que je n'entends pas la mort comme la séparation de l'âme
et du corps, mais plutôt comme la cessation de l'illusion
d'une impuissance liée à l'identification exclusive au corps
physique. Imaginez un homme soudainement débarrassé de
cette illusion et vivant ses pensées à travers une chair tota-
lement dématérialisée au coeur d'un univers obéissant ins-
tantanément à sa volonté. Un tel homme ne peut que com-

105
prendre ce que je tente d'expliquer présentement. Il voit
bien qu'il aurait compris plus tôt s'il s'était comporté de son
vivant sur la terre comme un délivré. Maïs voilà, les hu-
mains tiennent mordicus à leurs illusions. Ils sont prêts à se
battre pour leurs croyances même quand on leur prouve
qu'ils ont tort. Ce qu'il y a d'étonnant dans la conquête de
soi, c'est que l'être visé apparaît comme hautement problé-
matique, et même comme une douce lubie, non seulement à
ceux qui n'y connaissent rien, mais parfois aussi à celui qui
brigue cette existence êtrique. Beaucoup de gens me de-
mandent: l'être existe-t-il vraiment ? Ils finissent par douter
de ce qu'ils ont entrevu au moment où ils ont décidé de s'en-
gager dans cette voie. C'est peut-être ici qu'il faut le plus se
rappeler que l'être se tient déjà tout entier dans sa quête,
qu'il est déjà présent dans la passion de I’ intussusception et
qu'on ne peut l'imaginer en dehors de la démarche qui nous
pousse à nous exhausser au-dessus de nous-mêmes. La
conquête de soi est donc déjà l'être en marche à travers
nous. Comprend-on pourquoi l'être caractérise déjà l'orien-
tation de celui qui veut se constituer comme un "Je suis"
immanent ? Peut-on penser ici qu'un effort puisse nous rap-
procher davantage de nous-mêmes ? Impossible. Réaliser
l'être, c'est s'abandonner à son propre fond, c'est couler vers
soi au lieu de s'écouler en dehors de soi vers Dieu, C'est en
cela que réside la conquête. Elle nécessite un élan, un essor,
une vigilance, un emportement, un enthousiasme, un appé-
tit de domination, une identification à l'infini, une conver-
sion intégrale, une aventure suprême... mais dans la facilité
de celui qui se sent fort de son empire futur, un peu comme
Alexandre partant à la conquête du monde à la tête de la
cavalerie macédonienne et réalisant que celui-ci est une
Idée. Se conquérir soi-même exige de l'assiduité, une foi en
l'impossible, une chaleur où l'on se sent à chaque instant
réconforté par la vision de ce vers quoi l'on tend. Napoléon
dormant à poings fermés avant Austerlitz est une image du
recueillement intime de celui qui se sait être et qui n'a pas

106
besoin de préparation pour triompher des événements. Il est
impossible de faire sa propre conquête sans se savoir déjà
être comme il est impossible d'entreprendre de résoudre un
problème d'algèbre sans penser qu'il peut être résolu. Celui
qui se voit à l'oeuvre dans l'intussusception considère son
entreprise du point de vue des choses arrivées. Il ne peut
échouer parce qu'il est réconforté par une sorte de souvenir
du futur, assuré par l'entéléchie, et qui lui donne la certitu-
de que son travail n'est pas vain. Le doute ne fait même pas
partie des préliminaires de l'intussusception. Mes exhorta-
tions destinées à ceux qui veulent s'éveiller ne concernent
jamais leurs doutes actuels, mais les doutes qu'ils pour-
raient avoir. S'ils doutent déjà, c'est la fin pour eux. On ne
se remet pas d'un doute, mais on peut se prémunir du doute
qu'on aura. En d'autres mots, seules la confiance la plus
totale, la prétention la plus absolue, la certitude la plus
apodictique permettent l'entreprise de la conquête de soi.
Mais peut-on se conduire comme un chef militaire quand on
est employé de bureau ou mère de famille ? Mes conseils
pour être ne sont guère différents de ceux d'Ovide dans
L'art d'aimer. L'amoureux doit considérer son aimée comme
une place forte à conquérir et son amour doit être militaire.
Dans le cas de l'intussusception, l'aimée c'est nous. Mais un
flottement reste possible. Qu'on pense au mot de saint Au-
gustin: "Était-ce déjà Dieu ? Était-ce encore moi ?" Il ne sa-
vait trop s'il devait considérer son être comme immanent ou
comme transcendant. On connaît le parti qu'il a pris. Le
mien est différent. C'est à moi que je réserve ma conquête.

(27) Libérer son envergure intérieure.— J'ai un prin-


cipe qui m'a toujours guidé: occupez-vous de l'intérieur et
l'intérieur s'occupera de l'extérieur ! J'entends par là qu'il y
a une conductivité parfaite entre l'intérieur et l'extérieur,
pour employer ici deux termes bien relatifs, puisqu'ils sont
inspirés par la diversité des perspectives que rend possibles

107
la personne. La majorité des gens ayant appris qu'ils doi-
vent s'occuper de l'intérieur ont plus souvent qu'autrement
négligé l'extérieur. Quant à ceux qui n'ont vécu que pour
l'extérieur, ils ont inévitablement négligé l'intérieur. Il
s'agit ici de deux dimensions artificiellement constituées
pour répondre aux exigences de l'identification au corps.
L'opposition apparente de ces deux perspectives est à l'ori-
gine de la nécessité de conquérir l'unité. Je fais partie de
ceux qui ont reçu une éducation les portant à privilégier
l'intérieur. Comme je n'avais pas d'autre point de départ, je
me suis mis à réfléchir sur la notion d'intériorité. J'ai dé-
couvert tout de suite qu'elle s'éclatait vers le monde et que,
pour pouvoir s'appartenir entièrement, l'intériorité devait se
fermer sur elle-même, car son mouvement naturel l'entraî-
nait à s'ouvrir. Des mouvements d'idées comme l'augusti-
nisme, l'illuminisme, le spiritualisme et la phénoménologie
transcendantale husserlienne ont contribué à renforcer cet-
te volonté de se replier sur soi. Ce n'est pas du tout en se
sens que je parle du rappel à soi. Je ne crois pas que l'inté-
rieur doive se développer au détriment de l'extérieur. Je
dirais même que je ne crois pas à la vie intérieure, sauf que
c'est de l'intérieur que j'ai commencé à réfléchir et vers l'in-
térieur que mes premiers regards ont été attirés. J'ai tout
de suite compris que des questions comme "qui suis-je ?",
"où vais-je ?" n'étaient possibles que par le replis sur soi.
Lorsque je parle de la non-sortie essentielle de soi, je n'envi-
sage pas une intériorité close sur elle-même mais plutôt une
immanence de l'être absorbant toutes choses. J'ai vite com-
pris qu'exister, pour une conscience, consistait à sortir de soi
pour se tenir auprès des objets dans le monde. Et j'ai très
bien saisi ce que voulait dire Sertillanges quand il affirme
qu'à force d'être une âme, on oublie d'être un homme. Les
plus grands penseurs reconnaissaient la nécessité d'assu-
mer la chair, mais c'était presque toujours dans le contexte
d'une relative opposition entre la chair et l'esprit, si bien
qu'à part les penseurs immanentistes, il s'en trouve très

108
peu qui ont su maintenir un équilibre entre la chair et l'es-
prit. D'un côté, il y a les hédonistes, les épicuriens, les empi-
ristes, les matérialistes; de l'autre, il y a les réalistes, les
spiritualistes, les rationalistes et les idéalistes. Bien que
cette distinction ne soit pas absolue, on rencontre rarement
des penseurs capables d'une vision unitaire où l'homme est
présenté comme un avec lui-même et un avec le monde.
Évidemment, le judéo-christianisme a beaucoup fait pour
privilégier l'intériorité. Mais l'intériorité ainsi privilégiée
n'était pas saine; elle était le lieu métaphysique du conflit
entre la culpabilité et la grâce, entre la transgression et le
devoir, entre l'insoumission et l'abandon à Dieu. Il a fallu
Fourier, Nietzsche et Freud pour montrer que cette intério-
rité était maladive, inquiétante, voire même pernicieuse.
Renforcer l'intériorité devenait donc un impératif dans une
philosophie comme la mienne, non pas au détriment de l'ex-
tériorité, mais de façon à montrer que l'extériorité s'ajustait
constamment à l'intériorité. Mais comment libérer son en-
vergure intérieure ? On devine que cette question est à l'ori-
gine de ma critique de la transcendance divine comme de la
transcendance matérielle du monde. Une intériorité sans
cesse diminuée par la séparation ontologique qui la distin-
gue radicalement de Dieu ne peut pas se développer. Privée
d'un centre de gravité permanent, elle ne peut que se remet-
tre perpétuellement en question. D'où les interrogations
pressantes des croyants, les inquiétudes spirituelles des
illuminés, les doutes qui ravagent les intellectuels. Il ne
peut y avoir de confiance là où règne la séparation. Libérer
son envergure intérieure ne peut se faire que sur la base de
la récupération de l'extérieur dans l'immanence. Or, par
extérieur, j'entends aussi bien ce qui se donne comme un
objet matériel que ce qui se donne comme étranger, aliénant
ou transcendant. Ainsi, malgré l'intimité de l'âme spirituelle
avec Dieu décrite par saint Augustin, Dieu reste un principe
extérieur en qui se fonde la vie, le mouvement et l'être. Une
telle attitude ne peut mener qu'à la fuite dans l'au-delà ou

109
au désespoir de la Croix. Libérer l'envergure intérieure ne
peut signifier qu'une chose: je reconquiers mon autonomie
en m'agrandissant à l'infini, en m'augmentant de mon être;
je m'accrois intérieurement de façon à intégrer l'extérieur.
Bref, au lieu de rester confiné dans la sphère égologique de
mes multiples "Je", victime de l'identification au corps, je
m'ouvre à l'univers, je m'y reconnais. Je l'absorbe. Ce mou-
vement de totalisation, de sphérisation ne peut se faire
qu'au détriment des transcendances factices entretenues
par le paralogisme de l'extériorité. Mais il y a un aussi
grand paralogisme de l'intériorité. C'est la notion d'âme,
savamment entretenue par le chosisme spirituel des théolo-
giens qui a contribué à isoler l'individu en lui-même, ren-
dant impossible la globalindividuation. Beaucoup de jeunes
gens inquiets m'ont demandé à ce point si ce n'était pas une
grande faute de négliger Dieu. Ils ne voient pas que tout ce
qu'il y a de valable dans la transcendance divine se retrouve
dans l'immanence de l'être. Ils ne font que se demander s'ils
ne vont pas être punis pour avoir osé penser qu'ils sont
complets et parfaits. Mais c'est ce que nous sommes au fond
de nous. Jésus n'enseignait pas autre chose en disant: "Mon
Père et moi nous sommes Un". C'est ce que j'entends lorsque
j'affirme que par mon être je me trouve à devenir fils de
moi-même. Les esprits naïfs, encouragés par certains propos
de Jésus dans ses phases d'intériorisation, ont pensé qu'il
fallait prier Dieu, d'autant plus qu'il nous a légué dans
l'Évangile un modèle de prière. Or, Jésus était profondé-
ment partagé entre un Royaume qui n'est pas de ce monde
et un Royaume qui grandissait en lui. Tantôt, il se savait
Dieu; tantôt, il le déniait. On comprend qu'il soit mort dé-
chiré. Or, jamais le culte de l'intériorité ne permettra
d'aboutir à la belle totalité. Libérer l'envergure intérieure,
cela veut dire ouvrir l'intérieur, comme lorsqu'on enlève les
murs d'une maison pour avoir une meilleure vue sur l'hori-
zon, ne laissant que le toit soutenu par des colonnes, puis
éliminant le toit à son tour, de sorte qu'on ne puisse plus

110
différencier l'intérieur de l'extérieur de la maison autrement
qu'en examinant ses fondations. Pour beaucoup, cela en-
traîne une perte d'identité. Pour moi, c'est découvrir mon
identité êtrique parfaite. Je reste moi, je suis tout.

(28) Le consentement à sa propre perfection.— L'in-


capacité des gens à se voir parfaits est particulièrement
troublante. Certains trouvent même une source d'orgueil
dans la volonté de se diminuer à leurs propres yeux et aux
yeux des autres. Sans doute faut-il parler ici avec Paul Diel
de coulpe vaniteuse, tant le fait de se rabaisser passe pour
une vertu grandement estimée. Quelqu'un finit par se croi-
re supérieur à force de se vouloir humble. C'est un véritable
paradoxe. Cependant, c'est moins sur les méfaits provoqués
par le sentiment de sa propre imperfection que sur l'urgence
de se sentir parfait que je veux orienter ici mon propos. La
perfection est un état généralement attribué à Dieu qu'on
hésite à accorder à l'humain. Par contre, les philosophies de
la croissance personnelle qui enseignent la confiance en soi
poussent les humains à s'assumer et à s'affirmer au plus
haut niveau. Ce que j'ai à dire concernant la perfection n'a
cependant rien à voir avec l'inflation de l'ego. IL s'agit de
savoir si l'humain peut consentir à lui-même et, de ce fait,
connaître la vie divine sur terre. J'entends par là une vie où
l'être domine la pensée et lé comportement au point d'être
l'objet fondamental de toute expérience. Je veux vous propo-
ser ici une expérience révélatrice. Demandez à quelqu'un s'il
croit pouvoir devenir riche en pensant constamment à l'ar-
gent, en s'instruisant dès choses de l'argent et en se tenant
avec des gens d'argent. Il vous répondra oui. Demandez à
une autre personne si elle croit pouvoir rester jeune long-
temps et vivre en santé en recherchant la compagnie des
jeunes, en développant son esprit d'initiative et en prati-
quant divers sports. Elle vous répondra oui également.
Alors, demandez à n'importe qui d'autre s'il croit pouvoir

111
devenir Dieu en pensant constamment qu'il l'est, en recon-
naissant la valeur absolue de son être et en assumant sa
propre perfection. Invariablement, il vous répondra non. Et
pourquoi ? Parce que c'est là une entreprise au-dessus de
ses forces. IL ne croit pas pouvoir appliquer à ce domaine les
principes "ce qui domine la pensée de quelqu'un ne peut que
se réaliser" ou "ce que j'exprime revient vers moi aussi sû-
rement que je l'exprime". Oh devine ici que l'obstacle majeur
à l'extension de ces principes au domaine qui nous concerne
est la croyance en un Dieu transcendant, en un Sauveur qui
assure notre salut. Dès qu'un individu se juge incapable de
reconnaître sa propre divinité, il commence à se réclamer de
sa propre imperfection. D'après les principes constitutifs
que j'ai si clairement démontrés dans mon Traité sur l'im-
matérialisme, il est évident que chaque individu devient
progressivement ce qu'il pense. Mais alors, pourquoi tant de
gens persistent-ils à se vouloir imparfaits; cherchent-ils à se
faire pardonner d'exister ? Pourquoi la culpabilité est-elle si
répandue sur terre ? La raison en est dans le défaut d'affir-
mation explicite exhaustive qui caractérise les individus. Ils
sont tous prêts à pratiquer l'accueil inconditionnel d'autrui,
mais ils n'osent pas pratiquer la présentation incondition-
nelle de soi à autrui. Ils se sentent incertains et pour expli-
quer cette faiblesse, ils se réclament du courage d'être im-
parfaits. Mais ça ne demande aucun courage d'être impar-
fait; on n'a qu'à déposer les armes, qu'à cesser de s'estimer
soi-même pour estimer les autres. Le véritable courage
consisterait plutôt à céder à la facilité consciente qui nous
incite à nous sentir Dieu. Voilà qui ne va pas de soi pour la
majorité des gens qui cherchent en autrui une confirmation
de leur valeur. En un sens, le consentement à sa propre per-
fection représente un peu la ruine de la dialectique. Je veux
bien m'associer à l'existence d'autrui mais je ne veux pas
devenir dépendant de lui. Je ne suis séparé de personne,
mais je suis différent de tout le monde. En effet, chaque fois
que j'ai pour une raison quelconque à assumer ma propre

112
perfection, il faut que je le fasse seul, pour moi-même.
N'importe qui peut se sentir Dieu, mais ce n'est pas tout le
monde qui est concerné par un tel sentiment. La peur de
passer pour orgueilleux découle d'un orgueil plus subtil qui
pousse l'individu à chercher les honneurs en s'humiliant.
Cette forme d'hypocrisie est très répandue dans nos milieux
sociaux et on n'apprécie guère celui ou celle qui se juge su-
périeur. Lorsque quelqu'un a un sentiment aigu de son gé-
nie, comme Salvador Dali ou James Joyce, à moins qu'il ne
soit suffisamment habile pour conserver une autonomie fi-
nancière, il est inévitablement voué à l'isolement et à la dé-
préciation collective. Et pourtant, dans le fait de reconnaître
sa propre perfection, il n'y a pas d'orgueil mal placé. Exister
est un miracle permanent. Comment les gens ne voient-ils
pas qu'ils sont formidables ? Je me trouve formidable du fait
d'être moi, de ne pas céder au chantage du milieu, de
m'obéir plutôt que d'obéir aux autres. J'ai remarqué toute-
fois que beaucoup de personnes ayant adopté l'attitude de
l'autodépréciation et de l'autocondamnation se rebellent
contre cette forme d'estime de soi. Ils ne s'aperçoivent pas
qu'ils se rendent malades à force de se vouloir imparfaits.
Ils ne réalisent pas que la vie est calquée sur nos pensées et
qu'un individu qui se trouve inachevé, incomplet, ne peut
vivre totalement. Il vit partiellement et choisit soit la vie
extérieure soit la vie intérieure. Cette incapacité de se re-
connaître parfait vient de l'identification au corps, une iden-
tification radicale, exclusive, où nous sommes pris au piège
du local. Je suis mon corps, dit Gabriel Marcel, oui, mais je
ne suis pas que cela à l'exclusion de tout le reste. Comme le
fait remarquer Maurice Merleau-Ponty, la chair du monde
est donnée dans le prolongement de ma propre chair. Cela
signifie que mon corps sert d'amorce à une compréhension
où le reste du monde m'apparaît comme mien. Dès que l'in-
dividu s'éveille à cette difficulté, il voit tout de suite qu'il n'a
d'autre choix que de reconnaître son identité divine, sa pro-
fonde perfection êtrique. Il abandonne aussitôt toute volonté

113
d'expiation et renonce à l'existence sacrificielle. Quand
monsieur Gurdjieff déclare que si nous tenons à ce point au
sacrifice, c'est l'idée de la souffrance qu'il faut sacrifier,
c'est-à-dire le sacrifice lui-même, il annonce une attitude qui
n'est plus strictement chrétienne, mais qui est peut-être
christique. Chacun de nous a la chance d'être un Christ
pour lui-même, mais qui saisit cette occasion pour affirmer
son identité divine, qui comprend que son être profond doit
affleurer en chaque geste de la vie quotidienne et confirmer
la sainteté d'une vie à la lumière de cet exploit guerrier de
l'éveil ? Il y a toujours eu sur terre des gens capables d'ex-
primer leur être en s'en donnant un, mais n'ayant pas écrit
de traités, la plupart d'entre eux sont probablement restés
inconnus, à moins qu'ils ne soient que trop connus, mais
pour d'autres raisons. Seule la qualité de la pensée pourra
désormais déterminer la perfection de l'individu, car sa vie
ressemblera inévitablement à l'idée dominante qu'il se fait
de lui-même.

(29) Le choix de soi comme absolu.— Cette expression


est inspirée de Kierkegaard. Elle m'a plu énormément. Le
choix de soi est le seul choix qui ne dégrade pas l'homme,
parce qu'au lieu de le diviser, il le rassemble. Le problème
avec Kierkegaard, c'est qu'il se choisit lui-même absolument
au lieu de se choisir comme absolu. Malgré ses protesta-
tions, son choix de soi est limité par la présence anéantis-
sante de Dieu. Sa démarche, cependant, est fondamentale-
ment juste. Il y a chez lui l'embryon d'une augmentation de
soi par soi. Il est venu tout près de comprendre l'intussus-
ception. Mais examinons attentivement cette question, non
plus du point de vue de celui qui se pose sur le plan existen-
tiel, mais du point de vue de celui qui veut assumersa gran-
deur êtrique. Comme je l'ai déjà mentionné ailleurs, on ne
peut pas prier Dieu pour qu'il nous donne un être. Acquérir
un être consiste précisément à assumer tout ce que Dieu est

114
du point de vue de la globalindividuation, c'est-à-dire en
tant que cela me concerne. Je ne peux tout simplement pas
m'oublier moi-même quand il s'agit de l'infini. Si j'échoue à
fonder l'infini à partir de mon pouvoir créateur, l'infini que
je pense est un infini non assumé, donc non existant. Cela
peut surprendre, mais comment parler de Dieu sans parler
de soi ? Que peut-on bien dire de Dieu quand on n'est pas
Dieu ? Ce qui se produit avec le choix de soi, c'est qu'il de-
vient impérieux au cours de toute existence humaine cons-
ciente de rapporter à soi, en un centre permanent, l'ensem-
ble de sa conduite. La foi en Dieu crée un obstacle à ce rap-
pel nécessaire pour éviter la dispersion. H arrive un mo-
ment dans la vie où l'individu comprend que ses choix l'ap-
pauvrissent, car il est toujours en train de se compromettre
par des choix qui l'obligent à diviser, c'est-à-dire à se divi-
ser. À force de choisir, l'individu réalise qu'il n'a jamais sui-
vi sa véritable inclination, car il n'y a pas de choix possible
quand on se laisse accaparer par la seule chose qui compte à
nos yeux. On ne se demande pas si l'on ferait bien de choisir
ceci plutôt que cela. On y adhère. La question du choix de
soi comme absolu se pose absolument lorsque l'individu dé-
couvre que tous ses choix ne l'ont mené à rien. Il aurait pu
procéder autrement et sa vie n'aurait pas été tellement dif-
férente. La plupart des choix que les gens s'imposent n'ont
aucune raison d'être, mais ils se persuadent qu'ils étaient
obligés de choisir. Or, chaque fois qu'un individu se laisse
entraîner par le choix, il oublie d'être. C'est comme s'il lais-
sait le réel décider de sa vie. Or, jamais le consentement au
monde n'a été pour moi l'occasion de renoncer à mon autori-
té. J'ai pleine autorité sur ma vie. Tout ce qui m'arrive est à
l'image de mes pensées profondes. Même les circonstances
accidentelles confirment mon élan. Il n'y a rien de dramati-
que quand on comprend que les événements ne sont rien
d'autre que nos pensées transposées dans le réel. Bien sûr,
ces pensées sont chargées d'émotion, sont amplifiées par
notre imagination et dynamisées par nos croyances. Il n'en

115
reste pas moins qu'un homme qui réfléchit finit par en avoir
assez d'être contraint au choix. IL arrive un jour où il ne
veut plus choisir. Il résiste aux pressions du milieu, aux
incitations des autres, aux conseils de "sagesse". Il ne veut
plus rien savoir du choix. Il s'observe en se demandant: "Et
que se passerait-il si je refusais mordicus de choisir ?" Si
c'est entre deux femmes que le choix s'impose, s'en iraient-
elles ou resteraient-elles toutes les deux ? Si c'est entre deux
emplois du temps, pourraient-ils être jumelés ou finiraient-
ils par s'anéantir ? Il devient passionnant d'observer ce qui
se passe lorsqu'on refuse de choisir. La vie s'organise au-
trement. Certains penseront que c'est bien là le meilleur
moyen de rester tout seul. Mais ce n'est pas le cas. L'indivi-
du qui refuse le choix se trouve à se choisir, car en refusant
d'être pris par une alternative, il se trouve à investir sa per-
sonne d'une charge êtrique qui en fait un absolu. "Je ne me
ferai plus relativiser par le choix, semble-t-il se dire; c'est
moi qui relativiserai le réel en m'affirmant comme absolu
inchangeable, non modifiable". Les réactions du milieu face
à quelqu'un qui prend position pour soi-même vont de l'in-
crédulité à la révolte. Il faut qu'il choisisse, pensent les au-
tres. La famille s'en mêle, les associés, les patrons, les amis.
Il faut tenir ferme. "On ne m'y prendra plus, se dit intérieu-
rement celui qu'on a promené trop longtemps comme un
animal de foire en l'exhibant aux yeux de ceux qui se délec-
tent de sa comédie d'erreurs; j'en ferai à ma tête, j'ignorerai
les dilemmes de l'expérience et je me positionnerai comme
absolu". Pendant ce temps, les autres s'agitent. Ils pensent:
a-t-il perdu l'esprit ? veut-il nous perdre à notre tour ? Mais
en refusant de choisir, l'individu grandit, sa personne s'im-
pose parce que mue par une force qui dépasse la simple sub-
jectivité aux prises avec les sombres questions de l'existen-
ce. Se choisir soi-même, c'est décider de s'amuser. À ceux
qui lui disent: prends ceci ou cela mais choisis, celui qui
s'éveille à lui-même répond: "Je prends tout". Et si cela est
impossible, certains éléments du tout lui échapperont, mais

116
le tout lui-même lui restera. Beaucoup de gens se sentent
obligés de répondre aux exigences du milieu. Certains même
entendent des voix la nuit qui leur ordonnent en rêve de
choisir. Terrassés par ces soi-disant maîtres invisibles, ils se
laissent aller à choisir et le payent cher, sans réaliser qu'ils
succombent à leurs propres hallucinations dualistes. En
effet, il est difficile de résister au choix quand on a été édu-
qué à croire en Dieu et en l'existence du bien et du mal. La
plupart des humains sont piégés par leur éducation. Ils ont
appris que certaines choses ne se font pas et qu'ils seront
punis s'ils les font malgré tout. Ce qui se passe quand quel-
qu'un s'éveille et commence à agir selon son être, c'est qu'il
découvre qu'il peut tout se permettre. Si ce qu'il incline à
faire est défendu, son être lui fournira l'occasion de le faire
de telle façon que son geste ne lui sera pas reproché, mais
de façon générale, ayant instauré en lui un climat d'harmo-
nie, il ne sera pas enclin à tuer ou à voler ses semblables. Le
choix de soi comme absolu est le choix de soi comme Dieu
régnant sur sa vie. S'il existe quelque chose qui ressemble à
Dieu, pour le croyant par exemple, le voit-on intervenir dans
la moindre petite affaire comme s'il s'agissait d'une affaire
d'État ? Bien sûr que non. On le voit plutôt laisser aller les
choses dans le sens où elles vont, jusqu'à ce qu'elles se gâ-
tent ou qu'elles s'arrangent. Pourquoi celui qui se sent Dieu
devrait-il alors prendre sur son dos les affaires du monde et
se sentir concerné par les souffrances de l'humanité ? Il s'oc-
cupe bien de lui-même, il s'applique à s'aimer démesuré-
ment tout en sachant qu'on ne fait jamais tort aux autres en
s'aimant de la sorte. On leur nuit plutôt en faisant de soi
l'objet de sa haine. Mais c'est parler au sens large, puisque
chacun ne subit comme tort que celui qu'il se permet. Lors-
qu'un individu s'applique à ne plus choisir, le monde entier
se transforme sous ses yeux, car c'est bien ce qui se produit
chaque fois qu'un homme se laisse guider par son plaisir, s'il
est sincère, conscient et profond. On a répandu un grand
nombre de sornettes sur le caractère dégradant du plaisir;

117
on a même amené l'humanité à rechercher sciemment la
souffrance, celle-ci étant vue comme une occasion d'expia-
tion des fautes. Mais qui parle de faute parle de culpabilité.
Or, peut-on encore se sentir coupable quand on ne se
condamne plus ? C'est là qu'entre en action l'absoluité du
Moi qui a décidé de prendre au sérieux la tâche d'être soi.
En effet, il n'y a rien de plus ridicule que de se laisser mener
par le bout du nez et de se laisser tourner en bourrique. La
plupart des gens passent leur temps à servir les autres, non
par vocation comme saint Vincent de Paul, mais parce qu'ils
sont totalement décentrés en autrui. Ils ont oublié de quoi
ils sont faits. Celui qui s'est choisi absolument comme abso-
lu n'oublie jamais. Dans les petites comme dans les grandes
affaires de la vie, il rapporte tout à soi, non au petit moi
identifié au corps mais au grand Moi identifié au Soi. Cela
implique qu'il a commencé à mettre en marche le mécanis-
me de conversion qui va l'amener à réaliser sa part d'infini
et à agir de plus en plus en fonction de l'invisible. Mais si
les gens s'appliquaient à réfléchir à ce qu'ils font quand ils
pensent et organisent leurs intentions, ils verraient que
toute action visible commence par un dégagement d'énergie
dans l'invisible, lis constateraient que plus un individu s'in-
vestit d'absolu, plus il a des chances d'être ferme, cohérent
et équilibré, tranquille quand tout le menace, sûr de lui
quand il est confronté au doute des autres, optimiste quand
tout le monde désespère. Une seule pensée bien dirigée peut
arrêter un grand cataclysme, mais vous pouvez être sûr que
ce ne sera pas la pensée d'un poulet qui tourne en rond dans
sa basse-cour ni celle d'un mouton qui s'apprête à être ton-
du. Celui qui pense et agit impérieusement ne peut être
qu'inspiré par son être profond. Et de celui-là, on peut dire
qu'il s'est choisi lui-même car il a choisi sa liberté. Et c'est là
que l'attitude de Kierkegaard est contradictoire. Il reconnaît
que le choix de soi comme absolu équivaut à se créer. Mais
que vaut cette autocréation si Dieu nous a d'abord créés ?
On comprend pourquoi Kierkegaard prétend qu'en choisis-

118
sant au sens absolu, on choisit le désespoir. Je choisis l'abso-
lu qui me choisit, dit-il. IL ne voit pas qu'il s'installe en Dieu
pour adhérer à soi et qu'aucun recours à la transcendance
n'est requis ici pour se choisir comme absolu. Quand je pen-
se à me choisir de la sorte, je ne me sens pas mystérieuse-
ment investi d'une douleur spirituelle. Je me sens plutôt
délivré de tous les a priori mystiques qui conditionnent la
vie de l'humanité. Dieu lui-même devient contingent, tout à
fait relatif, dans le projet global de mon être. Je peux voir
les gens prier et comprendre que cette attitude est réconfor-
tante pour eux, tout en circulant au milieu d'eux avec
l'étonnement de celui qui est l'objet de cette adoration.
Kierkegaard dit quelque part qu'il est isolé comme absolu
en se choisissant lui-même. IL méconnaît totalement le rôle
de la globalindividuation que nous étudierons bientôt. C'est
bien plutôt le relatif qui est isolé. L'adhésion totale à moi-
même m'ouvre au monde entier et transforme le Dieu des
croyants en particularité ontologiquement accidentelle de
ma compréhension. Non seulement je ne suis plus isolé,
mais je deviens une référence de droit pour l'humanité que
j'emporte à ma suite au coeur de l'intussusception.

(30) L'autocentration êtrique.— Être centré sur soi,


comme je l'entends, c'est être centré sur tout sans cesser
d'être soi et d'être à soi. Peu de gens comprennent ce que
cela signifie, à cause de leur préjugé incarnationniste. En
effet, ils croient qu'ils sont un esprit incarné dans une chair.
Impossible de rejoindre le Soi dans un contexte de ce genre,
d'où sa projection sur l'horizon de la psyché où il trône
comme un archétype majeur au lieu d'être ressenti comme
une dimension vécue. L'affirmation de Berkeley selon la-
quelle "toutes choses ne peuvent exister que dans un esprit"
ruine à jamais ce concept incarnationniste. Le corps n'étant
plus que croyance et représentation, il devient impossible de
démontrer que l'esprit y séjourne. C'est plutôt le corps qui

119
baigne dans l'éther spirituel. Pour le monisme immanentis-
te, l'individu est être et le physique n'est qu'un des aspects
de cet être en formation, encore que ce soit comme représen-
tation. Quand je parle d'autocentration êtrique, je ne parle
pas de rapporter des expériences à un Soi préalable, car
c'est précisément de l'autoconstitution de ce Soi à travers le
Moi qu'il s'agit. Il n'est pas question ici d'imaginer un Soi
qui se constitue sans le Moi, mais plutôt de concevoir une
conversion du Moi à la faveur d'une vision du Soi qui le tra-
vaille du dedans. Pour comprendre l'autocentration, il faut
s'ouvrir et cesser de vouloir sauver la personne, ou défendre
ses droits. C'est toute la morale qu'il faut abattre ici puis-
qu'elle légifère constamment au nom d'une humanité qui n'a
aucun droit mais qui s'en arroge constamment en vertu
d'une vulnérabilité trop manifeste. Comment arriver à la
mise en place d'un schématisme constitutif qui rende possi-
ble une organisation de la pensée et de la vie autour d'un
nucléus êtrique dynamisé et conscient ? Nous devons
d'abord nous demander si nous sommes. L'incapacité pour
un esprit de se fixer en un point, sa perpétuelle errance, sa
dispersion, ses multiples remises en question, ses revire-
ments, son autocritique, sa réactivité sont des preuves ma-
nifestes qu'il n'"est" pas. C'est ce que j'appelle l'existence
inêtrique. C'est le lot du plus grand nombre. Certaines épo-
ques ont été si profondément dépourvues d'êtres réalisés
qu'il a fallu des guerres meurtrières entraînant des dizaines
de millions de morts pour rétablir l'équilibre compromis de
la nature par l'utilisation forcée de cette énergie que chacun
refusait de produire en refusant d'être, ce qui aurait eu pour
conséquence de maintenir la société et la nature en état
d'harmonie. L'autocentration êtrique est nécessaire au
maintien des conditions de vie sur terre, car sans elle, pri-
vés de substance, les individus ne peuvent qu'entrer, sous
l'apparence d'un ordre régi par la loi générale, dans un
chaos anarchique gratuit. Dans l'attitude de ces milliards
d'individus qui se sentent intérieurement perdus, aliénés,

120
manipulés, il y a de la mauvaise foi, tout comme dans la
souffrance il y a de la comédie. Il suffit d'observer un hom-
me ou une femme qui sont pris à la gorge par des questions
financières. Ils courent, ils se cherchent, ils désespèrent,
bref, ils vivent à la surface d'eux-mêmes, incapables de re-
faire leur énergie, complètement décentrés. Ils posent alors
des gestes absurdes provoqués par la panique et s'enlisent
davantage. Allez parler d'être à de tels individus ! Ils ne
comprendront pas ce que vous voulez leur dire, trop occupés
à se jouer la comédie de l'insécurité et de l'angoisse. Pris par
ce mauvais cinéma, ils réagissent mal à vos propos. Ils ne
comprennent pas que la maison, la voiture, les placements
qu'ils veulent sauver constituent des obligations imaginai-
res et que rien n'est plus précieux que la paix de l'esprit
pour pouvoir se centrer. Un individu décentré vit dans les
"ténèbres extérieures". Il est perdu à jamais pour un centre
lumineux et rayonnant où il sentirait son être s'embraser.
IL ressent le poids de cette dispersion et sombre dans la
folie egocentrique à force de renforcer son Ego menacé par
ses propres phantasmes. Mais où donc réside le pouvoir du
bonheur-liberté-énergie-conscience ? Il réside dans le pou-
voir d'attraction très doux qu'exerce sur notre esprit la si-
tuation idéale entrevue au cours de la quête de notre vrai
domaine, celui de l'être. Dès notre enfance, même si nous
subissons des mauvais traitements, nous nous faisons une
image du paradis par suite d'un usage spontané de notre
"fantastica". Cette image réconfortante, stimulante et nour-
rissante nous aide à traverser les pires difficultés de la vie.
Elle supplée parfois à l'absence des parents. Entre-temps,
l'enfant subit un dressage qui l'oblige à se détourner de cet-
te image jugée comme du nombrilisme par ses éducateurs.
L'adolescence est l'époque où il se révolte contre ceux qui
veulent le détourner de son paradis. C'est l'époque des défis
et des exploits, des échecs et des coups du destin. La plupart
des jeunes se soumettent et cherchent à se faire accepter,
non sans entretenir une nostalgie secrète du paradis perdu.

121
Ils n'y reviennent parfois qu'à l'époque de la quarantaine,
rarement à celle de la cinquantaine, car ils sont devenus
beaucoup trop rigides pour retrouver la spontanéité créatri-
ce de leur jeune âge. Et pourtant, l'image de ce paradis est
une première illustration du noyau d'énergie qui va devenir
pour l'individu conscient un centre de gravité permanent.
On comprend ici que l'autocentration êtrique va s'organiser
autour d'une vision du bonheur, d'une sorte de réconfort
fondamental, par opposition à l'idée d'une impuissance ori-
ginelle ou d'une débilité de la volonté entretenues par les
religions. Ainsi donc, au coeur de l'être il y aurait une sorte
d'île paradisiaque, un point d'énergie primitif que se donne
l'enfant envers et contre tous. On me dira que l'humanité
tout entière jouit de ce privilège et je répondrai par l'affir-
mative, mais l'individu est trop soucieux de se faire accepter
par autrui pour oser lui désobéir. Or, les autres, tels qu'ils
apparaissent à notre mental, sont des facteurs excentriques
qui nous attirent constamment au loin et nous amènent à
tourner le dos à l'oasis de fraîcheur que constitue cette ima-
ge primordiale dans le désert de la vie. L'autocentration
sera dénoncée par eux comme une forme de complaisance
envers soi-même, voire même d'égoïsme, de narcissisme ou
de fétichisme. Mais l'individu qui a goûté au lait onctueux
de cette première tétée de l'absolu n'y renonce jamais dans
ses pensées sauf qu'il n'accorde pas son comportement avec
cette nostalgie et qu'il meurt frustré. Tout comme il faut
avoir fait beaucoup d'efforts pour comprendre que l'effort est
le signe de l'erreur, il faut s'être senti frustré longtemps
pour désirer s'appartenir, car il ne s'agit pas ici de la vision
béate de l'individu naïf qui se dit chanceux dans la vie. Il
s'agit d'une éducation au bonheur, de l'acquisition d'une
capacité consciente de s'y maintenir, d'une constance sus-
ceptible de nous garder dans cet état. Il n'y a pas d'autocen-
tration sans désir d'être à soi, sans un amour grandissant
de soi, sans un bonheur qui accompagne ses premières ten-
tatives en ce sens. Contrairement à ce que pense Julien

122
Green pour qui "tout homme dans sa nuit... s'en va vers la
lumière", c'est seulement en se considérant comme une lu-
mière, faible peut-être, mais appelée à grandir dans la nuit
du monde, que l'homme parviendra à se centrer. Bien sûr,
nous ne sommes pas ici dans le contexte de la foi, mais dans
celui de l'immanentisme. Il n'y a pas de Dieu auquel s'accro-
cher, mais peut-être que tout a besoin de s'accrocher à moi...
si "Je suis".

(31) Le survol du cosmos.— Lorsqu'il s'agit de l'être, on


est appelé à considérer des faits, des expériences et des évé-
nements qui dépassent de très loin le strict plan humain.
M'interrogeant sur l'homme, j'eus un jour à examiner s'il
existait bien une nature humaine. J'avais encore en mémoi-
re le fameux traité de David Hume et j'avais trouvé ses rai-
sons pour parler d'une nature humaine peu probantes sur le
plan métaphysique, bien qu'esthétiquement défendables. Il
est évident que si l'on s'enferme dans l'idée que l'homme
possède une nature, celui-ci nous apparaît vite figé par une
définition. C'est Pic de la Mirandole, qui, semble-t-il, s'in-
surgea le premier contre cette idée d'une nature humaine.
Par la suite, les grands philosophes parlèrent de l'homme
sans chercher à lui assigner des cadres rigides. La dialecti-
que idéaliste finit par le délivrer totalement de cet embriga-
dement. On sait quel écho ces pensées ont eu dans l'oeuvre
de Jean-Paul Sartre qui en arriva à définir l'homme comme
un projet, il n'était pas si loin de I’ intussusception, mais
comme sa théorie de l'existence l'amenait à écarteler celui-ci
entre un en-soi et un pour-soi irréconciliables, ce projet de-
vait lui apparaître comme voué à l'échec. IL n'en reste pas
moins qu'il a contribué à libérer l'horizon de la philosophie
d'une encombrante notion qui enlevait à l'homme tout privi-
lège de se convertir à quelque chose de plus haut que lui-
même. La voie de la métaphysique immanentiste était trou-
vée. Déjà, Hegel hésitait entre le "travail de la taupe" et le
"vol de l'aigle". En tout cas, il nous a familiarisé avec l'idée

123
que la conscience pouvait survoler le cosmos. Mais à quel
prix ? Ce survol, chez Hegel, n'aboutit qu'à un constat mé-
prisable. L'oiseau de Minerve ne prend son vol qu'à la tom-
bée de la nuit, si bien que le haut vol de la réflexion équi-
vaut à tirer un linceul sur les ruines du monde une fois que
l'action est terminée. Ce n'est pas ma conception de la philo-
sophie. Je me définis moins comme un penseur spéculatif
que comme un praticien de la pensée. Chez moi, la philoso-
phie est associée à un projet de réforme global que je nomme
"programme pour un nouvel univers". Il ne me viendrait
jamais à l'idée de réduire la philosophie à une réflexion qui
retarde sur les événements, qui arrive trop tard. Étant une
pratique métaphysique, la philosophie est directement liée
à la floraison de l'être au coeur de l'individu. Elle accompa-
gne l'émergence du "Je suis" intussusceptif, la définit, la
provoque, en fait un exposé complet. Il ne s'agit donc plus de
s'interroger sur les causes secrètes des choses, mais de me-
ner à terme le projet de créer un monde nouveau. La vérité
en prend un sacré coup, car découvrir la vérité se subordon-
ne maintenant à la construction de la nouvelle réalité. Peut-
être ma philosophie passera-t-elle pour un constructivisme.
Ce n'est pas mon affaire. Ce que je veux souligner ici, c'est
qu'elle est nécessaire à l'élan et à l'essor de la pensée, de la
vie et de l'être. Il n'est plus question de religion dans mon
système car la découverte de la loi d'exception entraîne
l'homme bien au-delà des réflexes de troupeau et de l'an-
goisse du salut. Quand je pense à ce que l'être représente, je
ne peux voir en lui qu'une prodigieuse possibilité d'accom-
plissement qui permet à l'homme de survoler toutes choses
en se surpassant lui-même. Pour les théologiens, mon dis-
cours est impie, puisque la notion d'une existence de Dieu
n'a plus sa place ici. L'homme conquiert la totalité en deve-
nant plus conscient de lui-même. Il s'affirme ensuite comme
esprit et triomphe enfin comme être. Il y a là un triple bond
en avant. Comment ne pas voir un sacerdoce dans son hu-
manité, une consécration dans sa spiritualité et une réalisa-

124
tion suprême dans sa divinité ? Le concept de nature hu-
maine se trouve à éclater ici. Là où il y avait l'homme, il y a
maintenant de la lumière, puis il y a Dieu. Cette émergence
imprévisible, Teilhard l'avait entrevue, mais au terme d'une
évolution de la vie. C'est là que réside l'erreur vitaliste. La
vie n'évolue pas, elle varie. Si elle donne l'impression d'avoir
progressé, c'est qu'elle est tirée en avant par l'être qui modi-
fie ses codes étroits et illusoires. L'amour de la vie dans ma
pensée s'accommode très bien d'un mépris pour les illusions
qu'elle véhicule. Je l'ai un jour définie comme un mauvais
tour que l'espèce joue à l'individu. Pour moi, tout vient d'en
haut et d'en avant à partir de la puissante projection opérée
par le présent où se révèle la présence de l'être. Comprendre
cela nécessite une ouverture à ce qui vient, car ce qui arrive
ressemble inéluctablement à nos pensées, celles-ci n'ayant
de sens que par notre avoir-à-être-nous-mêmes. L'idée d'un
survol du cosmos n'est pas neuve. Déjà, Aristote l'avait en-
seignée à Alexandre. Ce défi d'une vision panoramique de
l'univers devait soulever son énergie conquérante et faire de
lui un individu porteur de l'être. Cette prodigieuse capacité
relevant de la loi d'exception, aucun de ses lieutenants ne
pouvait l'assumer. D'où la décadence de l'empire hellénisti-
que. Il fallut du temps avant que cette capacité de survol ne
se concrétise à nouveau. Pour y parvenir, impossible de
compter sur les Romains, trop terre à terre. C'est donc dans
l'islam, avec la formidable poussée opérée par Mahomet,
qu'elle surgit à nouveau. D'où de nouvelles conquêtes. Puis,
plus tard, avec la Renaissance, ce qui entraîna la découverte
de l'Amérique. Puis, aujourd'hui, avec l'essor américain, ce
qui nous lance à la conquête de l'espace. Partout, je vois
l'intussusception à l'oeuvre, c'est-à-dire le pouvoir qu'a l'être
de s'investir dans un individu qui se le donne et s'en sert
autant qu'il le sert, sachant bien que c'est encore lui-même
qu'il sert. Ce n'est pas un hasard si les premières fusées
lunaires s'appelaient Apollo. Seule une référence au dieu de
la lumière chez les Grecs pouvait justifier et stimuler une

125
telle entreprise. Le survol de l'esprit s'entend à bien des
niveaux. Il est autant dans la conquête de l'espace que dans
la transformation de nos conditions de vie. H ne peut être le
fait que d'un individu qui entraîne les autres à sa suite,
comme ce fut le cas pour le président Kennedy qui entraîna
l'Amérique vers les étoiles pour mourir aussitôt après. Co-
quille vide, me dira-t-on. Sans doute, mais au service de
l'intussusception. Je ne prétends pas ici que le président
Kennedy avait acquis un être. Qu'il suffise de penser que
l'être s'autosignifie parfois dans des individus qui n'accom-
pliront leur entéléchie que pour avorter d'eux-mêmes. Cet
être n'est pas distinct de nous, n'est pas quelque chose de
plus haut ou de plus grand que nous ne pouvons pas attein-
dre; il est ce que nous sommes, projeté en avant. Lorsque je
vois dans mon être un au-delà de moi-même, je suis moi-
même au-delà de mon être. Je veux dire par là que j'accom-
plis mon automédiation en me servant de l'être au moment
où je le laisse m'entraîner à sa suite vers mon propre som-
met. Jamais peut-être n'a-t-on cerné aussi bien la dynami-
que énergétique du "Je suis" immanent, car la seule théorie
de l'Acte pur que nous ayons eue concernait le Dieu trans-
cendant, objet de la théologie. Il s'agit maintenant de nous
examiner nous-mêmes du point de vue de cet Acte pur, de
façon à comprendre qu'en nous, par nous et à travers nous
se met en marche le moteur des siècles. Pour des raisons
différentes de celles qu'invoque Fukoyama, j'adhère à la
notion de la fin de l'Histoire, car je ne vois plus devant nous
que la domination de l'intemporel et du surnaturel accom-
plis dans l'être comme infinité dynamique superjective en
mouvement. Toute la linéarité du temps s'effondre. On fonc-
tionnera bientôt par "durées époquales" comme le disait si
bien Jean Wahl. Nous entrons dans l'air des blocs, des
conglomérats, des super-amas. C'est pourquoi le survol du
cosmos en tant que faculté propre à l'esprit libéré supplan-
tera la réflexion historique ardue et l'analyse événementiel-
le devenue caduque.

126
(32) La dynamique énergétique.— Les mots "dynami-
que" et "dynamite" ne sont pas sans analogie lorsqu'il est
question de l'être. On ne s'imagine tellement pas ce qu'est
l'être dans son déploiement énergétique total qu'on a peine
à en identifier les manifestations lorsque celles-ci se produi-
sent. L'être est une véritable explosion qui bouscule, déran-
ge, menace, inspire et accomplit. Personne ne sait comment
l'être va s'exprimer, mais lorsqu'on devient suffisamment
lucide, on pressent ses coups à travers les impulsions de la
volonté ou la signification de certains événements. Il n'y a
rien de plus secret que la lumière. Or, l'être est entièrement
acte, pure lumière, pure pensée. IL est tout entier dans cha-
cune de ses manifestations, sauf que de notre point de vue
humain, celles-ci nous semblent parfois devancer nos pré-
dictions ou retarder par rapport à celles-ci, étant donné que
notre point de vue, dans ce qu'il a d'empirique, est inévita-
blement successif. Si j'ai parlé d'explosion, c'est dans la me-
sure où la façon dont l'être s'actualise au coeur de l'intus-
susception entraîne une modification de nos habitudes de
vie. Nous sommes habitués de calculer, d'élaborer des stra-
tégies, des scénarios de faisabilité. L'être, lui, procède de
façon énigmatique. C'est comme si, soudainement, nous sa-
vions tout, nous pouvions ce qu'il est impensable de pouvoir
du strict point de vue humain. En effet, l'homme s'entend
assez bien à faire arriver le possible, mais l'être est ce par
quoi l'impossible lui-même devient possible. C'est donc sous
le sceau de l'imprévu, de l'impromptu, de l'inattendu que
notre être va agir, car cet être, c'est nous, c'est "Je suis". Du
point de vue empirique, ce caractère imprévisible de l'être
correspond à l'arbitraire de notre liberté. Celui qui agit se-
lon son être n'agit pas normalement. Son comportement est
soit anormal, soit supranormal; cela dépend des circonstan-
ces. L'être de Hitler ou celui de Jésus s'expriment sous for-
me de conduites qui n'ont rien à voir avec celle de la ména-
gère ou du commis. Nous nous prenons parfois à essayer
d'imaginer ce que serait la conduite d'un conquérant galac-

127
tique venant sonner à notre porte. Pourrait-il seulement se
coucher dans un lit normal ? Saurait-il discuter avec des
individus routiniers ? L'individu qui se donne un être obéit
soudain à des impulsions qui renvoient à des multitudes de
canevas possibles qui vont ordonner sa conduite en fonction
d'un accomplissement qui n'a rien à voir avec les modes
d'emploi courants de l'énergie telle qu'elle est distribuée
dans notre cerveau. C'est pourquoi une conversion de toutes
nos facultés et finalement de la personne entière est néces-
saire pour assumer l'être. Un cerveau normalement irrigué
en sang et en oxygène, malgré ses capacités, ne peut assu-
mer la décharge foudroyante de l'énergie d'être à moins que
celle-ci s'investisse préalablement comme soutien transcen-
dantal de la structure empirique. Je ne veux pourtant pas
dire que le comportement êtrique est mâtiné d'une pointe de
folie, de violence ou de crise. L'être est toujours en posses-
sion de ses moyens. L'individu qui se donne un être n'a ce-
pendant rien de commun avec l'homme moyen, si tant est
qu'il existe , car Bertrand Russell prétend n'avoir jamais
rencontré un homme moyen. Je veux seulement dire que la
personnalité marquée du sceau de l'être tient plutôt de celle
du surhomme, du thaumaturge ou du prophète que de celle
de l'individu naturellement doué. IL n'y a rien de naturel
dans l'être. Gurdjieff prétendait que la voie qui y mène est
contre la nature et contre Dieu. Il n'avait pas tort. En com-
paraison avec nos motivations habituelles, l'être est doué
d'une motricité qui laisse loin derrière nos velléitaires aspi-
rants au succès. L'homme motivé se fouette régulièrement
les flancs pour stimuler son énergie. L'homme de l'être n'a
aucun effort à faire; il assume sa puissance prodigieuse
dans la facilité et, devant sa manifestation, conclut sans
s'étonner ... qu'il en est ainsi, tout comme le fit Schopen-
hauer à quinze ans lorsqu'il entrevit le mont Blanc pour la
première fois. La masse êtrique est d'un tel poids qu'elle
fausse les balances, les estimations les plus objectives, les
aspirations les plus équilibrées. C'est ce que l'on reconnais-

128
sait autrefois, en employant le langage de la transcendance,
lorsqu'on disait que les voies du Seigneur sont impéné-
trables. Or, l'intussusception fait de nous des Seigneurs,
comme si nous étions autant de Christs, autant de Boudd-
has, et même plus encore, La dynamique du "Je suis" intus-
susceptif constitue donc une énergie qui dépasse la compré-
hension intellectuelle tant que l'intelligence n'a pas assumé
sa fonction êtrique de faculté pure associée au grand mou-
vement de l'Eupraxia. Il peut sembler étrange à un lecteur
d'Aristote, de Darwin ou d'Alexander que l'être soit sans
présupposé au point d'avoir à s'inventer des genèses itérati-
ves comme ces comètes qui, dans l'orbite du Soleil, semblent
courir après leur queue. Mais le jaillissement du "Je suis"
est tel que la structure du comportement humain craque de
toute part devant cette décompression d'être. Pour donner
un exemple qui rejoint ici l'entraînement physique des
culturistes, je dirai que l'être est semblable à l'énergie de la
volonté qui amène ces athlètes h soulever des poids de plus
en plus pesants qui déchire finement leurs muscles, ceux-ci
ne pouvant que gonfler chaque fois que les fluides organi-
ques occupent l'espace libéré par les déchirures. Inévitable-
ment, l'être bouscule les habitudes acquises, tasse sur elles-
mêmes les limites qui peuvent s'opposer à lui, écorche les
susceptibilités égoïques et semble même parfois détruire
tout ce qui n'a pas la force de résister à son impérieux essor.
Et pourtant, ses voies sont parfaites. Et je n'hésite pas à
évoquer la "simplicité des voies" dont parlait Malebranche
dans le cas de Dieu pour expliquer la dynamique êtrique. Je
sens que je suis en train d'expliquer comment Dieu opère en
me regardant être et que les conséquences d'une telle phé-
noménologie sur les dogmes de la théologie pourraient être
dévastatrices, car on devine bien qu'il est impossible de
connaître Dieu sans le devenir. Or, comme on ne devient
que ce que l'on est, il appert que la naissance à l'être est une
rencontre avec soi comme si, jusqu'à maintenant, l'homme
n'avait pas coïncidé avec lui-même et que soudainement

129
cette coïncidence parfaite tant cherchée lui devenait acces-
sible. Le pouvoir explosif de l'être est donc paradoxalement
un oasis de paix, de sérénité et de silence. L'homme qui s'est
jeté dans cette aventure avec la peur au ventre risque d'y
laisser sa peau et de s'en sortir brûlé, s'il s'en sort, plutôt
qu'allumé. Et pourtant, rien n'est plus doux que cette éner-
gie êtrique dont le dynamisme est comme une caresse pour
les consciences limpides qui se laissent porter par le grand
flux de leur tranquille océan. Je n'ose pas parler ici d'unevo-
lonté de l'être, car il faut qu'elle soit aussi la mienne pour
que je puisse en parler. Mais il est évident que l'entéléchie,
dans la mesure où elle récapitule toutes les aspirations de
l'individu, semble le mouvoir comme une volonté, puisqu'en
elle se trouve la fin visée. IL ne s'agit pourtant de rien d'au-
tre que la projection de tout ce que j'ai à être en tant que
cela opère déjà en moi comme une masse de certitude qui
m'enfante et m'éveille.

(33) L'accélération immédiate.— Un auteur spirituel


parlait un jour du bruit que fait Dieu en s'avançant dans
une âme. J'avais trouvé l'expression appropriée. Je recon-
nais dans cette description un analogue du bruit que fait
l'être qui prend sa place au coeur de la personne. Pour com-
prendre l'accroissement intussusceptif, il faut réaliser que
l'être occupe l'espace qu'il se crée en chacun de nous. IL est
donc normal qu'il occupe progressivement une place de plus
en plus grande comme si la plénitude toute relative de la
personne pouvait encore recevoir une densité de plus. Dans
un boisseau plein de noix, disaient les scolastiques, on peut
ajouter de nombreuses mesures d'huile. Il y a donc une prise
en charge de la personne par l'être qui est à la fois issu de
sa transformation et quelque chose de plus qui s'affirme à
travers l'intussusception. La charge êtrique est quelque
chose de si étonnant, de si profondément miraculeux, de si
particulièrement satisfaisant qu'on ne peut pas ne pas écla-
ter de joie à l'idée de se sentir investi d'une telle intensité.

130
Mais en même temps, c'est nous qui faisons grandir la force,
c'est nous qui sommes la force. Dès que l'individu se veut
être, il est; mais ce qui subsiste de la personne et qui traîne
encore derrière elle cherche à s'ajuster par une adaptation
progressive à ses nouvelles conditions de vie. C'est là qu'il
faut comprendre la fonction du devenir qui permet au moi
empirique de se convertir et de s'ajuster à son existence
transcendantale. C'est comme si une partie de nous-mêmes
qui vit dans l'absolu était déjà réalisée et qu'une autre qui
vit dans le relatif cherchait à la rejoindre. Du point de vue
humain, cette omniprésence de l'être qui fait craquer les
vieux moules, les vieilles habitudes, les vieilles dépendances
donne l'impression d'une formidable accélération qui nous
arrache à la condition mortelle de la vie planétaire. Ces ef-
fets sont fort connus de ceux qui, ayant absorbé des drogues,
se sentent promis à quelque avenir triomphal. Mais, dans le
cas de la drogue, cette promesse est sans lendemain et l'ef-
fet ressenti n'est qu'une illusion. Il n'en reste pas moins que
la drogue peut habituer quelqu'un à se sentir décoller et que
sans elle, peut-être n'aurait-il pas pu s'ajuster sans angoisse
au formidable défi de l'être. Si je n'avais pas bu pour m'ins-
pirer, si d'autres n'avaient pas connu les défis qui permet-
tent d'échapper au conformisme et à la routine, qui sait si
nous aurions été disponibles pour cette naissance par en
haut qui relativise la vie au nom de l'absolu qui l'englobe au
complet. Bien sûr, l'être est plus que l'absolu, puisqu'il est
aussi le relatif en tant qu'été dans le cadre de la conversion
qui l'amène à se reconnaître dans l'absolu au fur et à mesu-
re qu'il accomplit son entéléchie. Si nous examinons cette
poussée en avant vécue comme une accélération, nous de-
vons reconnaître qu'il ne s'agit pas d'une augmentation de
vitesse ou d'une multiplication d'événements, bien que l'en-
tendement soit mis à rude épreuve par un changement qui
remet en cause ses affectations intellectuelles et spirituel-
les. Les choses se passent autrement. Tantôt la personne se
sent en apesanteur comme si elle expérimentait "l'insoute-

131
nable légèreté de l'être", tantôt elle est soumise à cette dé-
compression d'être qui lui donne l'impression de vivre dans
un temps absolu sans frontière, tantôt encore, elle se sent
emportée par un mouvement où elle se reconnaît sans pou-
voir clairement s'identifier. Seule sa confiance l'incite à te-
nir bon, sachant que les sensations êtriques qu'elle éprouve
ont pour mission de l'habituer à un nouveau statut où son
identité sera préservée sans qu'on puisse dire qu'elle est
davantage ceci que cela. L'expérience des premières impres-
sions provoquées par l'être est celle d'une aventure d'un
genre nouveau qui sollicite toutes nos facultés d'un seul
coup comme s'il ne dépendait soudainement que de nous
que la terre tourne et que les astres se maintiennent dans le
firmament. L'individu qui a trouvé son être peut très bien
avoir l'impression qu'il possède maintenant une responsabi-
lité infinie et sentir en même temps qu'il est tout à fait inu-
tile. Évidemment, dès qu'il se met à raisonner selon son an-
cienne manière de penser, il peut éprouver une étrange an-
goisse, car on s'habitue lentement au fait de ne plus sentir
un Dieu au-dessus de nous qui nous protège ou une matière
sous nos pieds qui nous soutient, et cela parce qu'on est de-
venu tout pour soi. Certaines personnes trébuchent et en-
trent dans cet état par inadvertance. Elles en sortent peu
après avec l'impression d'avoir été déconnectées de quelque
chose de familier. En effet, pendant un certain temps par-
fois très bref, elles ont cessé d'exister en fonction de leur
mental pour se retrouver immergées dans un océan de pen-
sée qui n'a rien à voir avec le raisonnement. Il leur faudra
un certain temps avant de retrouver leur équilibre. Elles
penseront avoir reçu une sorte de coup cosmique. D'autres,
préparées par une joie naturelle, plus familières avec la
création, la liberté, l'harmonie, entreront dans cet état
comme s'il s'agissait de quelque chose de connu. Lorsque j'ai
compris que mon être occupait toute la maison et que mon
bonheur devenait tangible, je me suis précipité dans la cui-
sine, puis dans le salon pour vérifier s'il s'y trouvait aussi.

132
Mais il était partout. Ma rencontre avec l'être m'a laissé
l'impression d'un bonheur enveloppant qui pensait pour
moi, qui me préparait des expériences et me plongeait tête
première dans l'infini. M en a résulté une impression d'im-
mensité. Je ne savais pas que j'étais aussi vaste. Certaines
personnes qui vivent des expériences de ce genre prétendent
être sorties de leur corps. C'est une description absurde.
C'est plutôt le corps qui s'est dilaté de façon à nous permet-
tre de sentir les montagnes, les fleuves, le ciel et les étoiles.
L'impression d'accélération est due au fait qu'il faut beau-
coup moins de temps pour comprendre, pour créer, pour
communiquer, pour recevoir l'équivalent de ce que nous ex-
primons. Si je peux accomplir en vingt fois moins de temps
un travail intellectuel supérieur à celui que j'accomplissais
il y a quelques années, je tiens l'évidence que quelque chose
a changé en moi. Si je peux me souvenir de huit rêves par
nuit alors que j'avais de la difficulté à me souvenir d'un seul
par quinze jours, tout de suite ma réflexion m'oblige à ad-
mettre qu'une transformation profonde s'est opérée. Si les
expériences de synchronicité entre ma pensée et le réel se
sont multipliées au point de ne plus ressentir de différence
entre l'intérieur et l'extérieur, alors je plonge dans le mer-
veilleux; le monde qui s'ouvre à moi est magique, surnatu-
rel. Des hauteurs de mon être descendent sur moi des forces
douces comme des sourires qui illuminent ma vie. La my-
thologie, les religions, les métaphysiques se sont interrogées
sur ce qui pouvait bien introduire un tel changement en
l'homme. Toutes sortes de réponses ont été proposées à cette
énigme. Les plus subtiles n'étaient pas celles qui évoquaient
l'intervention de Dieu ou des esprits, mais celles qui par-
laient de participation à des états comme le Tao, le Mana ou
le Satori. En montrant comment acquérir un être, j'ai l'im-
pression de dépasser vastement ce que le rationnel ou l'irra-
tionnel ont pu apporter comme réponses à cette énigme. Il
s'agissait simplement de comprendre qu'il existe une prati-
que êtrique et que, par rapport au mouvement fort lent du

133
devenir, celle-ci nous propulse loin en avant comme si des
mains invisibles nous poussaient à accomplir notre entélé-
chie.

(34) Délivrance instantanée.— La façon dont le relatif


intervient dans l'accomplissement de l'absolu entraîne par-
fois des retards, des changements d'orientation, des volte-
face, des arrêts brusques, des trajectoires à multiples ryth-
mes, des changements de niveaux et combien de remises en
question. L'émancipation de la pensée se produit souvent
après une longue gestation comme si dans le clair-obscur de
notre psyché s'élaborait des attitudes, des opérations et des
conduites qui nécessitent une préparation complexe et de
nombreux remaniements. Il ne faut pas oublier que le rela-
tif est déjà de l'absolu en quelque sorte et que la personne
porte la marque de l'être qu'elle va se donner, si bien qu'il
est difficile de séparer notre "Je suis" des conditions de son
accomplissement. Il y a dans le travail de l'intussusception
une patience qui respecte les embûches rencontrées par
l'homme. Pourtant, malgré les longueurs imposées par un
lent mûrissement, la délivrance se fait d'un seul coup. Le
mental est comparable à la coquille de l'oeuf que le poussin
attaque de l'intérieur lorsqu'il est prêt à naître. C'est une
enveloppe protectrice nécessaire, mais qui doit être mise en
pièces pour que le poussin puisse vivre. Tant que le mental
de l'individu n'est pas entièrement converti en un mental
êtrique, le Moi ne parvient pas à maturité. Il essaie de s'en
sortir, parfois même il tente des actions désespérées. Il faut
du temps pour accomplir l'infini au coeur du fini. Personne
ne peut vraiment aider le poussin à briser sa coquille, car
seul le poussin sait quand il est prêt à sortir. Le travail doit
se faire du dedans. Dès que le poussin est à l'air libre, il n'y
a plus de différence pour lui entre le dedans et le dehors. Il
regarde les morceaux de sa coquille brisée avec étonnement.
Une fois élevé à l'être, l'individu regarde ses anciennes ha-

134
bitudes avec ce même étonnement. Il ne comprend pas qu'il
ait pu tourner en rond aussi longtemps sans songer à pren-
dre son essor. Parfois la délivrance arrive tôt. Certaines
personnes comprennent vite. Parfois elle arrive tard, mais
ce qu'il faut savoir, c'est qu'elle arrive à temps. Un homme
peut se sentir en gestation toute sa vie sans parvenir à
surmonter l'impasse provoquée par sa grossesse êtrique. Il
se sent lourd de promesses non tenues. Il lui faut seulement
attendre que les choses arrivent. Les hâter ne donnerait
rien. Quand les temps ne sont pas mûrs, vouloir provoquer
un accomplissement peut entraîner des résultats fâcheux. Il
en va ici des choses de l'être comme de n'importe quelle pe-
tite chose de la vie. Par exemple, j'ai essayé de cesser de
boire à plusieurs reprises, mais ce n'était pas le temps.
Lorsque le momentum fut atteint, une paix tomba sur moi
et je sus que je ne boirais jamais plus. Tous les efforts que
j'avais faits avaient été vains. IL suffisait seulement que je
m'accorde à mon rythme profond. Alors tout fut fait si faci-
lement, sans heurts et sans luttes. Toutes les situations de
la vie sont des analogues de l'être. L'être grandit en nous,
prend son essor, nous gratifiant de signes annonciateurs et
de petites expériences compensatrices en attendant le mo-
ment de son émergence. Seule la confiance peut nous aider à
attendre que la chose se produise. Pendant ce temps, la vie
s'écoule. On se dit intérieurement: "Mon aspiration sera-t-
elle un jour comblée ?" On sait dans son for intérieur qu'on
ne peut être comblé que par soi-même. C'est le temps qu'on
maîtrise mal. Il impose à notre vie un rythme ineffable qui
use le fini et accomplit l'infini. Mais sans la grâce, la nature
geint. C'est pourquoi celui qui connaît la joie de la délivran-
ce instantanée s'investit aussitôt dans toute chose comme
pour soutenir le travail de la vie qui n'en peut plus de man-
quer d'être. Il arrive, dans certains cas extrêmes, qu'un in-
dividu soit étendu sur son lit de mort en se demandant
pourquoi les choses ont pris tant de temps. Un mot bien pla-
cé peut alors le délivrer de cette attente. J'envoyai un jour

135
un émissaire à quelqu'un qui devait mourir pour qu'il lui
rappelle qu'il était rendu. L'homme en question attendit que
la personne que je lui avais envoyée arrive. Il reçut la parole
qu'elle lui dit comme si la coquille sur laquelle il avait frap-
pé toute sa vie cédait enfin. IL mourut presque aussitôt tout
rayonnant, entièrement réalisé. Ce genre de mort est une
mort pensée comme fut celle de Socrate. Il y a d'autres
morts, moins sereines, que j'appelle des morts subies, souf-
frantes, passionnnées, remplies d'incertitudes, comme le fut
celle de Jésus, Ces morts-là sont plus sujettes à caution, car
la souffrance n'est pas un signe de l'être. On ne peut pas
martyriser le "Je suis". Si la personne porteuse doit passer
par la mort, celle-ci est pensée plutôt que vécue comme un
grand effacement qui entraîne la dissolution de l'obstacle.
L'avènement de l'être devrait pouvoir être expérimenté dans
le courant de la vie pour que l'homme qui est soudainement
investi de cette immensité se sente un délivré vivant. Mais
alors, à la patience nécessaire à l'éclosion êtrique doit
s'ajouter une sorte d'urgence qui met en alerte les facultés
en travail. La conscience que l'on prend d'une opération ne
peut qu'amplifier celle-ci. Le Jovialisme est une philosophie
qui prépare les hommes à s'accomplir sans souffrance, sans
avoir à quitter la vie prématurément et même sans avoir à
mourir. Peut-être le présent traité aidera-t-il ceux qui,
comme moi, croient à l'idéalisme et à la facilité, à se conver-
tir en lumière, au mépris des lois de la nature et des croyan-
ces humaines.

136
CHAPITRE III

LE COMMENCEMENT DE TOUT

(35) L'émergence.— Je m'attarderai au cours de ce chapi-


tre à réfléchir sur les différents aspects de l'intussusception
et sur la façon dont l'entéléchie favorise la conversion de la
personne en ce qu'elle a à être. Mais comme ces aspects né-
cessitent une approche différente, j'emprunterai plusieurs
avenues pour circonscrire mon propos. Je vous entretiendrai
d'abord de la façon dont la personne va se sentir émerger de
ses profondeurs floues et de la façon dont elle va s'arracher
aux mirages de cette imprécision. Que signifie émerger ?
J'entends par là un mouvement à l'occasion duquel l'indivi-
du sent qu'il s'arrache à son néant et parvient à une expres-
sion de lui-même qui lui donne le sentiment de faire surface,
comme s'il passait d'un état larvaire, un peu machinal, à un
état plus précis, plus libre. Ce que je vais décrire ici m'a été
inspiré par les propos du peintre Chagall auquel on a consa-
cré un documentaire à la télévision. Arrivé en Provence, le
peintre se trouvait dans un parc où s'amusaient des petites
filles. Étendu dans l'herbe, il les regardait bondir côte à côte
comme si elles cherchaient à attraper quelque chose. De son
point de vue, il les voyait s'élever dans le ciel en tendant les
bras comme si elles voulaient embrasser l'univers. Leurs
sauts étaient accompagnés de cris joyeux et de rires. La
fraîcheur de cette scène, sa spontanéité candide, lui inspirè-
rent ses fameuses mariées qui volent. Il se mit à imaginer
des humains survolant le monde comme si leur joie était le

137
moteur de cet envol. Ses propos n'ont tellement frappé que
j'ai vu dans ce geste de tendre les bras en avant et de regar-
der vers le ciel le symbole de l'émergence de l'homme cons-
cient qui s'arrache à l'empiricité de son expérience en dé-
nonçant son fonctionnement machinal. Il n'en fallait pas
plus pour que je reconnaisse là une des figures de l'intus-
susception. Tout tend vers le haut tant qu'il s'agit de gran-
dir, de s'accroître, de pousser. Les fleurs se redressent et
ouvrent leurs pétales aux chauds rayons du soleil. Les ar-
bres tendent leurs ramures vers le ciel. Les hommes cons-
truisent des montgolfières, des avions et des fusées pour
voler. Notre esprit lui-même s'élève au-dessus des contin-
gences de la vie. Ce mouvement d'émerger pourrait égale-
ment être dit une floraison, mais ce qu'il y a d'exceptionnel
dans ce mouvement qui caractérise l'avènement de l'être,
c'est qu'il ne retombe pas sur lui-même comme cela se pro-
duit dans la vie où tout ce qui grandit finit par dépérir. Cet
essor de l'être caractérise toutes les époques. IL n'était pas
moins grand à l'époque de l'homme de Cro-Magnon ou à
celle où fut conçue l'épopée de Gilgamesh qu'il ne l'est au-
jourd'hui. Il y a toujours eu quelque chose qui émergeait au
sein des individus comme au sein des civilisations. Si la na-
ture donne l'impression d'emboîter le pas à la conscience et
à l'être, c'est par pur mimétisme, car acquérir un être pré-
suppose un consentement lucide à sa propre liberté fonda-
mentale, et cela, les arbres ne le peuvent. On me dit que les
planètes le peuvent, qu'elles sont quelqu'un. C'est à démon-
trer. Tenons-nous-en pour le moment â la façon dont l'indi-
vidu se dilate, s'oxygène, se gonfle pour baigner dans son
éther et s'accomplir comme absolu. Bien sûr, on dira que j'ai
ici un parti pris pour l'individu et que je vois en lui ce qu'il y
a de plus parfait dans l'univers. Mais comprenons qu'il
s'agit pour moi de l'individu dans sa singularité universelle,
donc de l'unique, qui est lui-même comme il est tout. Cette
action d'émerger, elle est à la fois un mouvement de l'intime
de l'homme et le résultat d'une décision qu'il a prise d'être.

138
Au fond de lui-même, mû par son entéléchie, il aspire à cet-
te émergence comme à une libération, car il pressent qu'il
va de la sorte se dégager d'une pâte inerte dont il se croit
fait. Il n'en est rien, bien sûr. La matière n'existe pas. Mais
ce qui lui donne cette impression, c'est qu'il a à activer son
énergie et à se donner quelque chose d'incommensurable
qu'il aura à conquérir. On comprend la peur qui frappe ceux
qui, déformés par une morale insurrectionnelle, ont appris
à se méfier d'eux-mêmes. Ils craignent de se tromper, sans
réaliser que dans cette perspective, une erreur est au moins
aussi riche sinon davantage que la vérité. Les individus ti-
morés n'osent pas se lancer en avant, car ils redoutent les
représailles de l'autorité. Maïs cette autorité qu'ils redou-
tent n'est qu'une transposition de la leur qu'ils n'assument
pas. IL y a là un dilemme qui les mine, car, d'une part, il
leur faudrait de l'autorité pour émerger, et, d'autre part,
c'est cette autorité qu'ils vont conquérir en émergeant. Or, il
y a un mot dans la langue française pour décrire cette expé-
rience de l'individu qui doit employer la force qu'il n'a pas.
C'est le mot "improviser". C'est ici que l'être, qui est déjà en
vue, va agir sur celui qui le vise. Une improvisation d'ordre
empirique s'entend toujours dans un sens assez péjoratif,
tandis qu'une improvisation d'ordre transcendantal impli-
que que ce que l'on s'emploie à être nous marque déjà com-
me une finalité agissante opérant au-dedans de nous. Dans
l'émergence, l'individu doit se faire terriblement confiance,
car il ne peut pas se lancer dans l'inconnu, la joie au coeur,
sans être certain qu'il n'agit pas ainsi en vain, sinon c'est un
fou qui se lance tête baissée vers sa propre destruction. On
ne dira jamais trop à quel point il faut pouvoir s'écouter
pour partir à la conquête de soi-même. Il y a quelque chose
de truqué dans le temps tel que nous le vivons sur terre.
C'est comme si nous avions à devenir ce que nous sommes
déjà. Nous aurons à réfléchir sur cette dynamique qui pous-
se l'homme à se précéder lui-même pour s'attirer ensuite
vers lui-même. On ne peut qu'entrevoir ici la dimension

139
complexe de l'homme qui est le reposoir de l'absolu, avant
que la conversion n'arrache sa véritable identité de sa gan-
gue psychophysique pour la propulser en avant. Celui qui
veut connaître cette émergence dont je parle ferait bien de
se livrer à une collecte convergente des signes, des indices et
des téléologies au moyen desquels s'autosignifie son être.
C'est ici qu'il faut situer la projection de l'absolu dont je par-
le dans mon Traité sur l'absolu, L'homme pousse au-dessus
de lui-même et en avant une figure de son idéal pour qu'elle
l'aide à évaluer sa conduite. Pour pouvoir la constituer, il
doit unifier les matériaux obscurs que lui livre sa précom-
préhension de l'être. Lorsqu'il réalise que cet absolu qu'il a
dressé devant lui comme un horizon du monde n'est que
l'expression de cet être qu'il a à être, alors il entreprend de
se laisser être. C'est ainsi que commence l'intussusception.

(36) Un foyer ardent qu'il faut allumer.— C'est main-


tenant sous l'angle du réchauffement de la personnalité que
je veux aborder la question de l'être. Il est évident que pour
tout individu qui a connu les états êtriques supérieurs, cô-
toyer une personne non développée constitue une épreuve,
car les gens ordinaires sont assez froids, même quand ils
sont expressifs. Leurs émotions ne portent pas la marque du
feu êtrique qui consume la personnalité. De ce point de vue,
il est évident que l'individu qui s'ouvre aux puissances du
dedans est en quête d'une chaleur autant que d'un noyauta-
ge. Il sent qu'il doit rassembler ses forces dispersées autour
d'un centre, mais en même temps il comprend que cela ne se
fera pas sans passion. Cette énergie requise pour la fusion
va devoir être employée comme un combustible susceptible
d'alimenter le foyer êtrique. La trouver n'est pas nécessai-
rement un problème. L'énergie surgit à tout propos sans
trop qu'on ait à s'en soucier. L'orienter, cependant, constitue
un défi. En effet, une énergie non canalisée est tout simple-
ment perdue; elle est recyclée au sein des courants qui sou-

140
tiennent la vie phénoménale ontique. Pour allumer le foyer
de l'être, il est nécessaire d'intensifier cette énergie. C'est un
peu comme à l'époque des premiers hommes sur terre.
Avant de comprendre que l'étincelle naissait du frottement
l'un contre l'autre de deux silex, ils n'ont pu utiliser le feu à
volonté, lis le voyaient prendre spontanément lorsque la
foudre tombait ou lorsque les volcans crachaient leur lave
incandescente. Mais ils ne pouvaient le créer à volonté. Cet-
te friction requise pour allumer le feu est nécessaire partout
où il s'agit de réveiller une force productrice. Sans le va-et-
vient du coït qui amène les partenaires à leur plus haut ni-
veau d'excitation, l'orgasme simultané par pénétration ne
peut se produire. Il en va de même pour l'être qui est le pro-
duit d'une attente, d'un désir essentiel, d'un appétit d'infini,
d'une autocréation, bref d'une intussusception. L'être n'est
possible qu'en fonction de ce qui l'annonce et il se présentifie
au coeur de la compréhension comme une réponse à une
quête énigmatique. En effet, l'homme qui veut acquérir un
être ne sait pas trop bien ce qu'il cherche. Les précédents
sont rares, ils ne sont pas recensés dans les manuels et on
ne parle pas en ces termes-là dans les écoles de mystère.
Dans la tradition initiatique, il est beaucoup question de
Dieu, il est rarement question de l'être. IL s'agit toujours de
découvrir quelque chose qui est déjà là comme si la cons-
cience ne pouvait pas être une origine, un commencement.
C'est un peu pour cette raison que je ne m'entends pas avec
Carl Gustav Jung. Quand je lis ses livres, j'ai toujours l'im-
pression que le Moi a à se situer sur l'horizon du Soi qui est
présenté comme un archétype précédant toute forme d'exis-
tence réelle. C'est tout à fait irrecevable pour un homme
comme moi qui voit dans le Soi le résultat parfait de la
conversion du Moi. Or, en considérant le Soi comme préexis-
tant, Jung esquive toute la question de l'autoconstitution du
Soi à travers l'homme et par l'homme, car l'un n'exclut pas
l'autre. Il n'y a pas là deux réalités; il y a une seule et même
chose vue sous des rapports différents. On ne s'étonnera pas

141
que Jung ne parle pas de l'être, car il lui faudrait imaginer
une genèse de l'être impensable selon son empirisme. Le Soi
dont il parle n'est rien d'autre selon moi que la projection
d'une abstraction matérialisée sous forme d'hypostase. On
n'y peut rien, Jung croit en Dieu. Sa foi est complexe cepen-
dant. Elle fait beaucoup penser à celle de Teilhard de Char-
din qui associe la divinité à l'évolution du cosmos. Dans ma
philosophie, il est question que je me donne à être, que j'ins-
talle le Soi en moi de façon à m'amener à ce que j'ai à être à
travers lui. Si le Soi a quelque réalité, c'est parce que je le
pense et que j'en fais le principe de mon dépassement. Une
telle conception n'est viable que dans le contexte où une in-
dustrie est nécessaire pour élaborer l'être. En ce sens, je
rejoins les alchimistes qui sont les maîtres de toute conver-
sion. La transformation du plomb en or n'est qu'une illus-
tration de la métamorphose de la personne en être. Si la
question de séparer le subtil de l'épais se pose, c'est uni-
quement dans la perspective où cette conversion produit des
déchets qui seront recyclés autrement. C'est au coeur de la
transformation de la personne que s'élabore l'être. C'est un
peu ici comme parler de la naissance de Dieu. L'éternité
n'est rien d'autre qu'un présent englobant où je m'inscris
par la globalindividuation. Ce travail sur soi, que j'appelle
parfois travail d'harmonie, a pour but d'amener l'homme à
comprendre qu'il est le jouet des mystifications de son men-
tal et que sa véritable identité est de nature êtrique, c'est-à-
dire qu'il est une totalité autosuffisante en laquelle tout
l'univers se retrouve. L'impact d'une telle conception sur
l'exploration du cosmos pourrait signifier la fin des longs
voyages interplanétaires, puisqu'ils ne signifient rien d'au-
tre qu'une série de modifications de nos sensations dans le
cadre de représentations précises. À partir du moment où il
devient évident que l'être est un foyer qu'il faut allumer,
l'acquisition des connaissances se fait autrement. L'homme
passe beaucoup trop de temps à apprendre et pas assez à
créer. Il est toujours en train d'explorer un réel inconnu

142
alors qu'il est lui-même cet inconnu dont le réel a besoin
pour se tenir debout. D'où mes objections à la connaissance
de soi, puisque l'invention de soi en tant que surgissement
ineffable de nouveauté constitue la clé ultime de la richesse
de la conscience. Imaginons un seul instant que l'individu
ne soit qu'un réceptacle. Cela signifierait qu'il n'aurait ja-
mais fini de se remplir, augmentant perpétuellement le dé-
ficit qui le sépare de la vraie connaissance. Le dogmatisme
de la matérialité abstraite fondé dans l'illusion d'une réalité
extérieure, d'une connaissance extérieure ne peut qu'aboutir
au scepticisme. Plus l'homme est intrépide, plus sa cons-
cience est conquérante, plus il s'allume, et sa quête de Dieu
devient une quête de soi qu'il accomplit par une autoconsti-
tution permanente.

(37) L'intussusception.— J'ai si souvent défini ce terme


dans mes livres et au cours de mes conférences que je me
trouve fort embarrassé de résumer ici toutes les définitions
que j'en ai donné. Le mot intussusception que j'utilise de-
puis le début des années 80 appartient originairement au
langage de la biologie. Je n'ai pas voulu savoir ce qu'en di-
saient les traités spécialisés. Je ne me suis attardé qu'à son
sens étymologique: intus suscipere; s'accroître du dedans.
Ce sens convenait parfaitement à ce que je ressentais au
sujet de l'être. Résumons donc mon opinion sur cette ques-
tion. Mon être, c'est moi; maïs en même temps, c'est tout
l'être. On me dira que l'extension que je donne à mon Moi
est irrecevable. Je n'en ai cure. C'est ce que je ressens, ce
qui m'apparaît clairement, ce qui résout tous les problèmes
de transcendance et de ponts relatifs à l'élucidation des
rapports entre l'individu et l'absolu. Lorsque l'on s'est senti
être une fois, on ne peut plus prier, on ne peut plus cher-
cher. C'est la fin de la quête du sens. On n'attend plus, on
décide. On se donne à soi-même ce que l'on reçoit. Il me fal-
lait élucider de façon explicite et satisfaisante com-

143
ment je comprenais le mouvement de l'être. L’intussuscep-
tion m'apparut comme l'expression de cette poussée en
avant qui m'amène à me dépasser moi-même tout en pré-
supposant ce que je suis. Je vois dans l'élan intussusceptif
une naissance è moi-même à partir de l'éternité. En effet,
l'être constitue un essor où se joue tout ce que l'on pourrait
classer sous la rubrique "vie divine". Le mystère inconceva-
ble de Dieu tel qu'il apparaît aux yeux des théologiens vient
de ce qu'il est impossible d'imaginer un début de Dieu à par-
tir de rien. Dieu représente pour la foi religieuse ou les dé-
monstrations spéculatives des philosophes la fin d'une re-
montée de cause en cause jusqu'à l'ens causa sui Certains
penseurs arabes du Moyen Âge ont même conçu jusqu'à on-
ze moteurs du monde avant de s'arrêter, conscients qu'on ne
pouvait reporter à l'infini le soin d'assurer une fondation du
monde. La question que je me suis posé à ce sujet pourrait
s'exprimer ainsi: puisqu'il faut commencer quelque part,
pourquoi ne pas commencer par moi ? Une telle question
impliquait que je m'appliquais à moi-même le raisonnement
que les théologiens appliquaient à Dieu et que je substituais
mon être à ce Dieu incompréhensible qui est au commence-
ment de tout. D'une part, je réalisais qu'il n'y a pas de deve-
nir divin; d'autre part, je comprenais que l'homme a à deve-
nir ce qu'il est. On se rappellera la misère éprouvée par les
finitistes américains et australiens attelés à résoudre ce
problème. Us en arrivèrent à l'idée que Dieu était en deve-
nir et qu'il se perfectionnait avec l'évolution du cosmos. Je
ne voulais pas aboutir à ce genre de cul-de-sac et je compris
qu'il me fallait carrément abandonner la notion de trans-
cendance absolue et, puisque l'être n'est rien d'autre que la
personne convertie à ce qu'elle a à être, adopter la notion
d'immanence absolue comme cadre de cette conversion. Il
me manquait la notion d'un dynamisme émancipateur, pro-
ductif et créateur. C'est là que je tombai sur l'intussuscep-
tion. Il s'agissait pour moi d'expliquer qu'on ne peut assu-
mer Dieu sans le devenir, que Dieu ne peut être un principe

144
préexistant et, pour reprendre le mot fameux de Nisarga-
datta, que Dieu existe parce que "Je suis". Une réflexion
m'aida à comprendre que j'étais sur la bonne voie. En effet,
dans pratiquement toutes les religions du monde, Dieu se
définit comme "Je suis". Or, si je pense "Je suis", c'est moi
qui dis "je", c'est moi qui pense "je". Donc, ce "Je suis" pri-
mordial, c'est moi. Mais comment cela peut-il se faire ? IL
faut, d'une part, que j'aie toujours été, et, d'autre part, que
je devienne ce que j'ai à être. Mon intemporalisme m'aida à
éliminer l'idée d'un "que j'aie toujours été" pour le remplacer
par un "que je suis depuis toujours, puisque je suis mainte-
nant". Je constatais que dans la volonté d'être, il y a une
tension entre l'indigence de ma personne et la perfection du
"Je suis", bien que je ne puisse séparer la personne du "Je
suis" au point d'affirmer qu'il y a là deux réalités. L'intus-
susception me rend le service de pouvoir m'expliquer à moi-
même comment je m'augmente de ma propre substance en
me définissant à la fois sur le plan du temps "qui use le fini"
et sur le plan de l'éternité "qui accomplit l'infini à travers le
temps". Ma doctrine de l'absolu-(relatif) m'a aidé à com-
prendre que la misère de n'être point Dieu qui caractérise la
personne est immédiatement comblée par la joie d'être Dieu
qui caractérise l'être, la personne passant à l'être en s'enri-
chissant de son poids d'éternité, et cela en se laissant en-
traîner par l'action motrice de l'entéléchie. On devine ici
qu'il me fallait soutenir cette vision par une formidable ex-
périence pour qu'elle devienne crédible à mes propres yeux.
C'est cette expérience que mon oeuvre s'applique à décrire,
tout en rendant intelligible l'idée que je me donne un être,
mais qu'une fois que celui-ci est constitué, il apparaît "com-
me ayant toujours été là", c'est-à-dire comme un "Je suis"
qui s'intussusceptionne dans l'immanence d'une pensée
pour que la personne progressivement dématérialisée, puis
soumise à la conversion, se reconnaisse dans cette infinité
en acte. Il m'est arrivé plus d'une fois de m'éblouir devant
cette métamorphose mystique de l'individu devenu cons-

145
cient, traversant la sphère de son absoluité, pour s'assumer
comme principe superjectif, l'aboutissement de cette longue
conversion se reflétant dans l'éveil primordial qui a conduit
la personne à vouloir s'ouvrir, à se dépasser et à se recon-
naître infinie. On pourrait dire d'une part que c'est Dieu qui
se fait individu dans le mouvement même de l'individu qui
se fait Dieu. On pourrait également remarquer que lorsque
je dis "mon être", c'est moi qui suis "sien", comme si j'appar-
tenais à une plus haute transcendance au coeur de l'imma-
nence de ma pensée quand je définis mon être comme un
au-delà de moi-même. On m'objectera que le mystère de
Dieu n'est pas résolu. Mais il faut bien qu'il y ait de l'être,
puisque l'être est et qu'en me choisissant absolument moi-
même comme absolu, je suis tout l'être. Encore une fois,
de la même façon que les plus grands esprits s'en remettent
à l'expérience comme principe de validation de la cohérence
de leurs réflexions, j'invite tous ceux qui acceptent ce prin-
cipe à élargir leur vision de l'expérience et à comprendre
qu'il existe une expérience de ce que j'énonce clairement ici
qui permet de comprendre mes propos. Une telle expérience
ne peut se définir qu'en se confrontant joyeusement à la
notion d'ens causa sui et en assumant cette joie que fait jail-
lir l'absurde comme un principe qui pourrait ne pas être
mais qui persiste à être. Jean-Paul Sartre est venu tout près
de comprendre cela, maïs il en a été empêché parce que l'ex-
périence de l'absurde mène chez lui à la désillusion. C'est
pourquoi il définit l'homme comme une passion inutile, abo-
lissant ainsi tout sens possible de la vie. Or, c'est par le fait
de cette inutilité que l'homme découvre sa part d'éternité,
puisque ce qui se suffit ne peut qu'échapper au temps du
fait de ne servir à rien. Le fait que l'absurde me mette en
joie a grandement contribué à me permettre de considérer
l'intussusception du "Je suis" en tant qu'expression d'une
opérationnalité divine gratuite s'affichant au coeur de ma
pensée comme une récompense pour avoir osé être moi jus-
que-là. Je reviendrai dans de nombreux autres articles sur

146
cette notion d'intussusception. Elle peut sembler contradic-
toire pour la raison, mais cette contradiction ne m'offusque
pas, puisque je suis.

(38) Le néant surmonté dans la joie.— Je veux main-


tenant examiner l'intussusception de l'être en fonction du
néant qu'elle est appelée à surmonter. Bien entendu, il
s'agit là d'une extrapolation métaphysique, puisque le néant
n'est pas. Toutefois, il faut tenir compte du fait que les phi-
losophes, de façon générale, ne traitent pas du néant absolu,
mais des situations qui peuvent donner l'impression du
néant ou de ses états d'esprit où l'homme ne se sent plus
rien. On envisage aussi le néant, d'une façon toute relative,
comme matrice au moyen de laquelle tout ce qui a à être
vient à l'être. Heidegger a exprimé plusieurs expressions
profondes à ce sujet. Mais le néant me semble beaucoup
moins quelque chose sur le fond duquel s'articule l'être que
ce qui a rendu possible l'être une fois celui-ci réalisé. On ne
peut ignorer toute l'ambiguïté de cet "une fois", puisque
l'être est un acte inaugural, fondateur, absolu, total, décisif
qui se pose au moment même où la personne se le donne,
comme une réponse à toutes les incertitudes empiriques.
C'est donc après coup que le néant m'apparaît prendre toute
son importance, car imaginer que quelque chose a pu exister
avant l'être est tout à fait aberrant. Et pourtant il y a une
genèse de l'être qui est rattachée à la façon dont il s'ébauche
à travers la conversion de la personne. Il en va ici comme
dans le cas du transcendantal qui est à la fois le résultat
d'une conversion de l'empirique et ce qui le rend possible en
tant qu'a priori définissant les conditions de possibilité
d'une telle expérience. Dans le cas de l'intussusception, l'in-
dividu sent soudain qu'il est devenu nécessaire de grandir,
de s'élargir, de prendre son essor. En comparaison de l'état
qu'il veut installer en lui, l'état précédent lui semble frappé
de nullité ou, tout au plus, lui apparaît comme quelque cho-

147
se qui prend son sens en fonction de ce qu'il devient. C'est
pourquoi je dis que la personne s'arrache à son propre néant
en se donnant l'être. On peut ici me faire des objections sau-
vages du genre: comment le moins peut-il se donner le plus
? Or, c'est ignorer que la personne est déjà de l'être, mais
sur le mode du non-été, de la même façon que le fini est déjà
de l'infini maïs en tant qu'il s'ignore. Le néant a donc une
fonction d'illustration dans ce processus d'auto-
accouchement qui caractérise la seconde naissance. On sent
que ce qui a précédé temporellement le sentiment de l'être
est réduit à néant, tellement cela n'existe pas en comparai-
son de cette surexistence qu'entraîne l'avènement du "Je
suis" intussusceptif. Les difficultés que j'éprouve ici font un
peu penser à celles qu'éprouvait Jésus quand il s'interro-
geait sur son état de Christ. La personne se questionnait
comme si elle redoutait d'entendre la réponse qui pourrait
l'apaiser, puisqu'elle savait que celle-ci ne saurait qu'être
source d'angoisse. Or, c'est une des caractéristiques de la
philosophie jovialiste d'envisager ces questions sans le beau
tourment romantique qui caractérise le désespoir existentiel
de ceux qui se sentent portés à la souffrance intentionnelle.
N'étant pas chrétien, je ne crois pas aux mystères doulou-
reux. La souffrance est toujours de trop; elle résulte d'une
étroitesse du champ de la conscience. L'avènement de l'être
vient relativiser les douleurs de l'enfantement métaphysi-
que, car il inaugure le règne de la supraconscîence, celle-ci
ne pouvant qu'entraîner un décloisonnement instantané du
mental. Il reste que du point de vu de la personne, l'être est
ni plus ni moins que du néant surmonté dans la joie, car,
même transformée, elle conserve le sentiment de son identi-
té par-delà l'identification au corps. En effet, le sentiment
d'être au coeur de la personne demeure le même une fois la
conversion achevée. L'homme totalement éveillé reconnaît
cette identité qui guidait ses rêves autrefois. Il la percevait
alors comme une vibration subtile, comme une lueur au
bout d'un long tunnel. Il ignorait qu'il s'agissait de l'être se

148
profilant sur l'horizon de sa vie. Mais cela lui semblait plai-
sant et lui apparaissait comme une promesse d'accomplis-
sement lui apportant un réconfort dans la dure tâche d'as-
sumer le cortège de limitations qui accompagne la vie per-
sonnelle. Quand on y pense bien, il n'y a pas grand-chose à
dire de l'être du strict point de vue intellectuel; on pourrait
presque dire qu'il n'y a rien, sauf que ce rien s'impose com-
me l'ordonnance invisible de toute chose jaillissant au coeur
du moi. Si l'humanité s'est méprise au point de croire qu'il
s'agissait là de Dieu, c'est que, prise au piège de l'identifica-
tion au corps, elle était naturellement portée à valoriser la
vie. Ce n'est qu'une fois qu'on a procédé à l'installation du
"Je suis" qu'on découvre la fadeur de la vie. Dans ce monde
éternel où il n'y a plus ni dedans ni dehors, la vie n'est
qu'un simulacre mélodramatique entretenu par les humains
soumis à l'illusion de__ la loi générale. Mais pourquoi faut-il
qu'il en soit ainsi ? A cette question, il n'y a qu'une réponse:
pourquoi faudrait-il qu'il en soit autrement, puisque c'est en
se confrontant à la limite que l'individu conscient peut le
mieux comprendre qu'il est illimité ?

(39) L'augmentation de soi par soi.— Les mystérieux


transferts qui se font entre le temps et l'éternité sont à la
source de ce que je vais maintenant essayer de décrire. De
la même façon que le néant est traversé par des téléologies
où l'être s'anticipe sur le mode du "ne pas", le temps est sil-
lonné par des courants d'éternité qui s'inscrivent en lui au
moyen de points métaphysiques par où affluent au coeur du
vécu constitué de senti et de représenté des énergies qui
dépassent vastement ce que nos scientifiques peuvent
concevoir. Ces énergies existent bel et bien. Pour les voir à
l'oeuvre, il suffit de développer le clair-voir. Un homme fu-
me sa pipe tranquillement sur son balcon lorsqu'il entre
soudainement dans un état second. Sans doute vient-il de
subir à son insu une décompression d'être, car il se trouve

149
en état d'apercevoir des niveaux de réalité subtils qui
échappent généralement à ses sens. L'arbre qui pousse de-
vant lui sur le bord du trottoir va lui apparaître soudaine-
ment chargé d'un coefficient d'éternité qui le fait vibrer
d'une façon étonnante. On peut dire qu'il se dématérialise
sous ses yeux. On peut dire également qu'il exprime soudai-
nement une énergie qui opère au coeur de la vie sans prati-
quement jamais se rendre manifeste. Or, voilà qu'il la saisit.
Il n'a pas le temps de s'en étonner. Il est pris par le specta-
cle de la monstration de l'être. Le paysage tout entier prend
la même tonalité subtile. À travers l'expérience qu'il fait des
immatériaux, c'est son être qu'il rencontre. Et c'est pourquoi
je n'hésite pas à parler d'une sensation de l'être ou encore
d'une sensation d'être, ce qui signifie exactement la même
chose. L'homme qui vit une telle expérience a l'impression
de communiquer avec des couches inconnues de sens consti-
tuant la pulpe des objets phénoménaux ontiques. Si nous lui
demandions à cet instant précis comment il s'explique ce
qu'il ressent et ce qu'il perçoit, il nous répondrait que c'est
comme si la capacité de ses sens avait doublé et qu'il était
maintenant en mesure d'apercevoir quelque chose de plus
dans le phénomène, bien que cela ne soit pas une forme de
matière ou de substrat constituant une sorte d'arrière-
monde abstrait par rapport à ce qui se montre. Cet homme
aura l'impression de s'être augmenté de quelque chose sans
que rien d'extérieur ne soit venu s'ajouter à ce qu'il perçoit.
Lorsque c'est tout son corps, sa personne, sa vie qui s'em-
brasent de la sorte, ce qu'il éprouve alors pourrait se définir
comme une augmentation de soi par soi. Ce qui jusqu'à
maintenant lui était resté caché se révèle soudainement à
lui par un processus qu'il ne s'explique pas trop bien et qui
lui donne l'impression d'avoir grandi, de s'être développé,
comme s'il y avait plus d'espace en lui pour saisir la nature,
l'univers. Ce n'est pas sans raison que je définis l'être com-
me étant plus nous-mêmes que nous-mêmes. C'est définiti-
vement un plus en tous les sens du mot, un supplément de

150
direction, d'énergie, de vision. L'expérience de l'être nous
démontre que cela ne vient pas d'ailleurs: de Dieu, de
l'homme ou de l'inconscient. Et comme cette féerie touche
non seulement l'homme mais aussi les objets de son expé-
rience, on se doit de noter qu'il y a deux sortes de lois acti-
ves au coeur de la nature: les premières dont le mouvement
est prévisible et observable, que les sciences étudient; les
secondes qui régissent l'univers à partir de l'invisible, lais-
sant planer l'impression qu'il existe des orchestrateurs des
événements. Nous devinons qu'il s'agit de nous et que les
grands suzerains de l'univers auxquels les ésotéristes font
allusion ne sont rien d'autre qu'une illustration colorée de
l'intersubjectivité constitutive de la conscience. Il n'en reste
pas moins que ces deux types de lois fonctionnent si distinc-
tement qu'elles en viennent à s'ignorer mutuellement. Par
exemple, on commence à rapprocher les épidémies de grippe
et l'apparition de maladies nouvelles qui frappent la terre
de façon régulière de la visite périodique des comètes qui
transportent dans leur sillage des micro-organismes qui
pénètrent dans notre atmosphère. Ainsi, avec beaucoup de
patience, on peut en arriver à expliquer pratiquement n'im-
porte quoi. Mais ce genre d'explication ne parvient jamais à
répondre à l'unique question fondamentale que Leibniz posa
un jour: pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que pas ? Voilà une
question embarrassante pour ceux qui cherchent des causes
aux effets qu'ils observent, car il est évident que l'émergence
de l'être provoquée par son autoconstitution ne renvoie à
rien d'autre et que le phénomène serait tout à fait absurde
s'il n'introduisait au coeur de la nature ravagée par une
tendance à courir à sa propre perte un facteur qui tient du
miracle, puisqu'il installe une harmonie qui fait plier les lois
naturelles, les premières dont nous avons parlé, dans le
sens d'un accomplissement universel. Le monde n'étant
qu'un assemblage complexe de représentations, il est un peu
normal qu'il semble s'évanouir quelque part dans le vide
comme si l'énergie originelle dont il est issu s'épuisait à for-

151
ce de s'éloigner de sa source. Mais la source, c'est la cons-
cience, et son principe est lumière de création. Il est bien
difficile de comprendre mon traité si l'on n'a pas lu Le mon-
de comme volonté et comme représentation de Schopen-
hauer. Celui-ci montre très bien que ce qui anime la repré-
sentation est issu d'une volonté gigantesque qui soutient
toute chose et dont le moteur est ni plus ni moins l'illusion.
Schopenhauer préconise le recours au beau et au sublime
pour aider le mental à secouer ses chaînes. Il ne voit pas
que cette volonté abyssale peut se convertir sous le choc
d'une prise de conscience lucide. Influencé par le bouddhis-
me, il préfère préconiser son euthanasie. Mais il n'est pas
si loin de ma pensée. Le dénouement métaphysique auquel
il se donne accès en se délivrant des conséquences de la vo-
lonté fait beaucoup penser à ce qui se passe dans la vie d'un
individu qui laisse son être profond prendre toute sa place.
À la fin de sa vie, Schopenhauer donnait l'impression d'être
entré tout entier dans l'au-delà, ayant échappé à la baccha-
nale du vrai pour accéder à la sobriété d'une vision lucide de
l'être. Ce que Schopenhauer a compris alors est ce que j'en-
seigne à travers mon traité. L'homme doit grandir, mais il
ne peut tirer l'infini que de sa propre substance. On peut
ridiculiser une telle démarche en disant qu'elle fait penser à
celle du prestidigitateur qui sort un lapin de son chapeau.
Mais on peut aussi décider que ce que la foi chrétienne, la
contemplation bouddhiste ou la psychanalyse freudienne
nous invitent à chercher en quelque transcendance insoup-
çonnée est déjà présent en nous, mais de façon dissimulée,
secrète, énigmatique. L'augmentation de soi par soi aurait
alors un sens dans la mesure où elle exprime la maturité
d'une conscience de soi qui s'élève à la supraconscience en se
donnant la pensée qui l'accompagne. Mais, comment peut-il
se faire que l'homme n'ait pas senti clairement son identité
divine au cours des générations ? Peut-être faut-il qu'il l'in-
vente en se chargeant d'énergie pour échapper au néant qui

152
l'aspire, au désespoir qui le guette et à la folie du mental qui
le lie.

(40) Le rôle de l'entéléchie.— Le mot vient d'Aristote,


mais il a été popularisé par Leibniz et Goethe l'a utilisé,
chacun y allant de sa tonalité propre pour expliquer ce qu'il
recouvre. Je me suis intéressé très tôt à ce mot parce qu'il
m'a toujours semblé que ce qui fait que l'homme est homme
n'est pas son passé mais bien ce qu'il a à être. À l'époque de
mes études universitaires, j'ai été frappé par la formule de
Hegel pour qui la fin est dans le commencement. Il m'a
semblé tout de suite que cela concernait l'entéléchie. Le mot
signifie "qui a sa fin en soi", le mot "fin" pouvant être consi-
déré dans le sens d'une finalité motrice comme dans le cas
des causes finales ou bien encore comme la perfection à tra-
vers laquelle et au moyen de laquelle l'individu s'accomplit.
Le dictionnaire Lalande stipule que ce mot peut signifier
deux choses: 1- "l'acte accompli par opposition à l'acte en
train de se faire, et la perfection qui résulte de cet accom-
plissement"; 2- "la forme ou la raison qui détermine l'actua-
lisation d'une puissance". Dans le premier cas, j'y vois tout
de suite une application à ma conception de l'être. L'acte
pur, l'acte accompli, c'est l'être; l'acte en train de se faire,
c'est la personne engagée dans la conversion, qui est déjà
qualifiée par ce qu'elle sera. Dans le second cas, je vois dans
l'entéléchie une force, un dynamisme attractif, un magné-
tisme qui arrache la personne à ses commencements bru-
meux pour l'amener à la pleine lumière de l'être, sans pour
autant vouloir ressusciter la théorie aristotélicienne de l'ac-
te et de la puissance. Je serais d'ailleurs davantage porté à
parler de l'activation de l'énergie personnelle que de l'actua-
lisation de ce qu'il y a de potentiel dans la personne. Si je
pense ainsi, c'est qu'il n'y a vraiment rien dans la personne,
en tout cas rien qui puisse laisser supposer qu'elle est digne
d'un grand destin. Et pourtant, elle peut s'éveiller, guidée

153
par les téléologies laissées en elle par cette entéléchie qui
constitue son avoir-à-être-ce-qu'elle-est. Ainsi donc, je donne
raison à Leibniz qui voit l'action de l'entéléchie dans le
temps, car elle concerne la personne dans sa structure onto-
logico-existentiale inêtrique, mais, du même coup, je ne
peux m'empêcher de donner raison à Aristote quand l'enté-
léchie est, de par sa structure attractionnelle, bien au-delà
du temps. Par contre, je crois avec Aristote que l'entéléchie
n'exige aucun effort de la part de celui qui comprend le sens
de la finalité immanente de sa vie. De la même façon que le
chien ne s'efforce pas de vivre selon son entéléchie de chien,
l'homme ne devrait pas s'efforcer de vivre selon son entélé-
chie d'homme. Mais là où les choses se compliquent, c'est
que l'homme a deux destins: 1- un petit destin qui l'amène à
se réaliser comme homme sans qu'on puisse dire que son
immortalité soit assurée; 2- un grand destin qui l'appelle à
être. Le premier est régi par la loi générale; le deuxième,
par la loi d'exception. Ce qui fait qu'un homme est homme
tient aussi bien de sa truanderie que de sa rationalité. C'est
un milieu entre des extrêmes. Ce qui fait qu'il est être, c'est
qu'il a réussi à réconcilier ces extrêmes pour vivre totale-
ment. Il y a donc une entéléchie restreinte, liée au petit des-
tin régi par la loi générale, et une entéléchie globale, liée au
grand destin régi par la loi d'exception. C'est à cette grande
entéléchie que je pense lorsque je définis l'être comme l'en-
téléchie qui s'intussusceptionne à travers la personne. Ce-
pendant, si je me détourne de l'effort pour expliquer le tra-
vail de l'entéléchie, je dois répondre à la question suivante:
comment se fait-il que si peu d'hommes s'accomplissent
comme être ? C'est une question à laquelle je réponds en
dédramatisant la situation. Je ne vois pas pourquoi l'huma-
nité devrait se sentir privée de quelque chose à quoi elle
n'aspire pas. Je connais bien des gens qui considèrent la vie
après la mort comme une illusion et beaucoup d'autres qui y
croient parce qu'ils sont dans l'illusion. De façon générale,
l'homme n'a pas d'être et l'être ne lui manque pas. Dès qu'il

154
lui manque, — ce qui est fort rare — il est déjà marqué par
l'être. Mais alors qu'est-ce qui fait la différence entre cette
masse humaine dont les énergies se recyclent sans respect
pour les individus et ces quelques élus qui parviennent à la
globalindividuation en accomplissant leur grande entéléchie
? Je ne peux que répondre: ce qui est est ! Je n'ai jamais vu
personne vivre passionnément pour son être sans se faire
emporter par sa finalité immanente qui lui permet de s'ac-
complir. Bref, dès qu'il y a une aspiration, il y a une pléni-
tude êtrique correspondante. Il est aussi facile de s'accom-
plir comme être que de s'accomplir comme homme, sauf que
l'homme qui n'est qu'humain a un destin qui rejoint celui
des phénomènes ontiques, tandis que l'homme qui s'est
éveillé se donne l'éternité comme Dieu. Ce qui a à être sera.
Sans doute peut-on penser que chaque individu sur terre a
un grand destin qu'il n'actualisera pas nécessairement, car
la plupart des hommes sont littéralement incapables d'acti-
ver leur énergie. Ils pensent qu'ils y parviennent par la mo-
tivation, mais ils ne font que gonfler leur Moi sans convertir
celui-ci au Soi qu'il peut devenir. Le travail de la réalisation
est motivé par l'être que l'individu se sent déjà être en quel-
que sorte. Mais en quoi consistent les autres ? s'objectera-t-
on. Ils sont d'aimables compagnons de route ou d'horribles
tortionnaires qui assistent, sans rien y comprendre, à l'ac-
complissement de ceux qu'ils côtoient. Mais ne peut-il se
faire qu'un homme réalisé entraîne à sa suite toute l'huma-
nité et n'est-ce pas ce que tenta de faire Jésus ? Il peut ou
non le faire. Sauver le monde ne doit jamais être une obliga-
tion. Qu'il s'occupe de lui-même. D'ailleurs, on ne peut sau-
ver les gens de force. On ne peut pas leur asséner comme un
coup sur la tête une liberté dont ils ne veulent pas. Autour
de l'être qui émerge dans le fracas de l'énergie qui s'active, il
y a des retombées multiples qui, dans leur chute, semblent
freiner le mouvement de l'énergie qui grandit. Ainsi, tous
ces humains qui souffrent, qui se battent, qui meurent cons-
tituent une sorte d'inertie dont s'accommode la poussée

155
êtrique. Nous n'avons jamais à prendre en pitié ceux qui se
disqualifient d'office pour un accomplissement supérieur,
mais nous pouvons leur tendre une main amie tout en sa-
chant qu'on ne peut pas aider quelqu'un qui ne veut pas
s'aider lui-même. On ne peut pas davantage lui nuire. Mais
alors, pourquoi écrire ce traité ? Pour faciliter la prise de
conscience de celui qui se sent concerné par le grand projet
transcendantal qui consiste à acquérir un être, car l'effort
est le signe de l'erreur. L'abrutissement de la collectivité est
dû au fait que chaque individu persiste à vouloir faire des
efforts. Il n'y a rien à faire au sens strict du mot; il suffit de
se laisser être. Mais cela nécessite une ouverture, un accueil
passionné, une disponibilité mais aussi une disposivité. A
une époque comme la nôtre, sommes-nous encore capables
de croire à l'opérationnalité du miracle et à rêver de l'empi-
re de la terre et des cieux comme récompense pour tout tra-
vail entrepris sur soi-même ?

(41) La confiance hyperbolique.— Il y a une foule de


choses que je fais à l'envers des autres philosophes. Ils par-
tent à la recherche du bonheur tandis que je fais du bonheur
mon point de départ. Ils pratiquent le doute pour parvenir à
la certitude tandis que je fais de la confiance la base de tou-
tes mes entreprises. Je ne crois ni aux hypothèses, ni à la
recherche, ni au doute, mais à l'intuition qui est à la source
de toute certitude. Nous raisonnons trop sur cette terre,
nous manquons de vision. L'esprit de système que j'ai déve-
loppé m'aide à comprendre toutes choses ensemble. Il y a en
moi une paix souveraine qui découle de la conscience de
mon immensité. Je ne peux pas me sentir attaqué, berné,
aliéné. Je ne crains pas qu'on puisse abuser de mon cerveau.
Le doute, même opéré dans le sens cartésien, ne mène nulle
part. Je n'ai pas à découvrir ce qu'il ne faut pas faire pour
savoir ce qu'il faut faire dans la vie. Je n'ai qu'à m'en remet-
tre à ma boussole intérieure. Mon être m'indique la voie.

156
Contrairement à Descartes, je ne pense pas qu'il faille tout
remettre en doute ou tout oublier. Bien sûr, le doute carté-
sien n'est pas d'ordre affectif. Ce n'est pas un doute scepti-
que; c'est un doute méthodique renforcé par un doute hy-
perbolique, celui du Grand Trompeur dont la seule fonction
consiste à s'assurer du caractère absolu de mon doute. On
connaît la réponse de Descartes: pour douter il faut penser
et pour penser il faut être. Mais voilà, Descartes ne raisonne
pas ici. Comme l'a si bien fait remarquer Jacques Maritain,
son Cogito est une intuition synthétique à deux temps. Que
n'a-t-il procédé intuitivement sans douter, par le seul mérite
d'une confiance fondée dans l'être ! C'est ici qu'on s'aperçoit
que l'intuition cartésienne porte très peu sur l'être, car elle
ne parvient pas à s'y maintenir. Descartes n'élabore pas une
métaphysique, il fonde la science en raison. Sa philosophie
ne débouche pas sur une conception êtrique de la pensée;
c'est la science qui l'intéresse. Il finit par s'éloigner si pro-
fondément de son être qu'il en arrive à restaurer à sa façon
la distinction classique entre l'âme et le corps. On me dira
que c'est là une reconstitution après le doute; ce n'en est pas
moins un facteur de division de l'homme et des sciences.
Heidegger, pour sa part, a choisi d'explorer le parti de l'être,
comme pour compenser l'abandon cartésien, cette bifurca-
tion intolérable dont parle Whitehead. Mais on ne peut rien
fonder dans l'angoisse, le sentiment existentiel de dérélic-
tion ou l'inquiétude métaphysique. Ce qu'il faut, c'est une
base solide, une joie rayonnante, un grand appétit de célé-
bration. On ne peut certes compter sur les penseurs du XXe
siècle pour relancer l'optimisme voltairien qui ne serait
d'ailleurs plus suffisant pour faire face aux défis de notre
temps. C'est la raison pour laquelle j'ai créé le système jo-
vialiste avec son épistémologie immatérialiste, sa métaphy-
sique immanentiste et son énergétique êtrique. Mais tout
cela n'aurait rien donné sans une confiance aussi profondé-
ment hyperbolique que l'est le doute de Descartes. Une telle
confiance est fondée dans l'absurde, car le fait d'être sans

157
raison est totalement absurde, sauf que cette absurdité dé-
clenche la jubilation. Imaginez un peu: l'homme pourrait ne
pas être, mais, contre toute attente, il est. Son entêtement à
être bouscule les lois de la nature, car l'humain n'est pas un
moment terminal d'un quelconque processus d'évolution. Il
est quelque chose d'initial, qui n'a rien à voir avec les lois de
l'espace-temps dont parlent les scientifiques. Même s'il
semble avoir emprunté une forme animale, il est esprit. Ce-
la ne veut plus dire grand-chose aujourd'hui puisque les
religions comme les métaphysiques ne parlent plus telle-
ment d'esprit. Pour moi, cela signifie qu'il possède
suffisamment de transparence pour se laisser être. Le projet
d'acquérir un être n'a de sens qu'en rapport avec la dématé-
rialisation qui ruine ma tentation de m'en remettre à une
histoire, à une évolution, à une hérédité. Nous nous ressem-
blons tous parce que nous sommes trop proches les uns des
autres dans l'espace comme dans le temps. Nous sommes
victimes d'une sorte de mimétisme spontané, acharnés que
nous sommes à vivre comme les autres. Si seulement nous
acceptions de développer à outrance notre singularité uni-
verselle, nous deviendrions des archétypes comme les Anges
de la théologie catholique. Chacun d'eux est une espèce.
C'est un peu ce que fait de nous I’ intussusception. Nous
devenons des surgissements irréductibles d'individualité et,
à partir de là, nous passons à l'absolu. Seule une confiance
hyperbolique peut donner le goût à un individu de se jeter
tête baissée dans les perspectives énergétiques que lui ou-
vre son entéléchie. Pour assumer l'expérience de I’ intussus-
ception, il faut se sentir sûr de soi, il faut être conscient de
son envergure. Il ne s'agit pas là de favoriser une boursou-
flure de l'Ego, Il est question d'exploser sans se perdre de
vue comme si seule une expansion illimitée spontanée pou-
vait répondre à l'incitation de la grande entéléchie. Devant
l'exposé de cette force tranquille qui m'anime, de nombreux
interlocuteurs m'ont accusé de nourrir un orgueil insensé.
Curieusement, je n'éprouve que de l'humilité devant ma

158
propre grandeur. Faudra-t-il que je donne des cours prati-
ques de confiance pour que l'humanité cesse de souscrire à
des programmes de sécurité qui misent tout sur la sauve-
garde de la vie alors que c'est l'être qui est bafoué ?

(42) La prétention absolue.— La plupart des philoso-


phes depuis Aristote ont insisté sur la prudence et l'humili-
té. On ne trouve guère plus d'incitation à la confiance, à
l'audace et à la prétention chez Lao-Tseu. On en vient à se
demander ce qui a bien pu retenir les humains si longtemps
d'assumer leur pouvoir personnel et d'oser être ce qu'ils
avaient envie d'être, au mépris des interdits, des objurga-
tions et des pronostics pessimistes. Seuls quelques rois
comme Charles Quint avec son "plus oultre" ou Gengis
Khan avec son "les dieux du Vent sont-ils prêts à me ren-
contrer ?" ont semblé lancer quelque défi à l'impossible en
affirmant la suprématie de leur désir ou de leur volonté. On
aurait pourtant attendu davantage des penseurs cette im-
pulsion si nécessaire à l'intussusception. Malheureusement,
ils sont restés marqués par l'emphase traditionnelle que la
philosophie a mise sur la réflexion, opération qui s'exerce
toujours une fois que les données immédiates de la cons-
cience ont été posées. N'est-ce pas Hegel qui écrivait: "L'oi-
seau de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit
?" signifiant par là que le philosophe se met à l'oeuvre
quand l'Histoire est déjà accomplie. Ce n'est pas la concep-
tion que je me fais de la philosophie. À ce compte, je me vois
bien plus dans la peau d'Alexandre qui a su tirer de la phi-
losophie de son maître une impulsion de conquête que dans
celle d'Aristote qui se bornait à la fin de sa vie à répertorier
les plantes et les animaux. Peut-être cette incapacité d'as-
sumer l'essentiel de leur destin par une formule provocante,
comme celle de mes vingt ans "Conquérir l'esprit, conquérir
l'absolu", tient-elle au fait qu'ils étaient des courtisans assu-
jettis à l'autorité d'un roi, des clercs soumis à Rome ou des

159
professeurs surveillés par la police. Même Descartes, si li-
bre, s'est enfui en Hollande pour éviter le sort de Galilée.
Seul Machiavel a osé dire: "Il vaut mieux être hardi que
prudent". Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'histoire de
la pensée ne m'a pas fourni beaucoup d'exemples pour pou-
voir formuler ma théorie de l'intussusception. Lorsque je me
suis rebellé contre l'autorité de mes maîtres de Montréal et
de Paris, j'ai eu l'impression de donner un grand coup de
pied dans un panier de tarentules. Leur force morale se ré-
duisait au poison de leurs propos obséquieux. Je comprends
Nietzsche d'avoir osé assumer le meurtre de Dieu. Il faut
toujours assassiner l'autorité qui nous enlève le privilège de
nous situer à notre propre hauteur. La prétention absolue,
telle que je la conçois, est une réponse fracassante aux peurs
ancestrales et aux retenues maladives qui ont empêché
l'homme jusqu'ici de penser ce qu'il avait le goût de penser.
Attention ! je ne parle pas d'une vanité de coq de village,
d'une prétention toute relative à maîtriser une situation ou
à diriger les autres. Je parle du culot qu'il faut à un individu
pour s'arracher au joug où l'on confine le populo-barbaro,
car c'est bien de culot qu'il s'agit. Malgré les menaces sym-
boliques dont on accable celui qui veut se réveiller, celui qui
se libère n'a aucun prix à payer. Bien sûr, on tentera de
l'isoler, il subira un certain ostracisme social, mais l'horizon
qu'il ouvrira devant lui est si vaste qu'il permet vite d'ou-
blier la rancoeur des médiocres qui opposent à la volonté de
libération de celui qui se donne un être une coalition misé-
rable à peine susceptible d'être remarquée de lui. Par pré-
tention absolue, j'entends ma capacité de me tenir au som-
met de ma vie, de survoler le cosmos, de me donner à être
Dieu, sans avoir à demander la permission à quiconque et
sans craindre d'avoir agi ainsi. On me dira qu'une telle pré-
tention fait de moi un prétentieux, mais je dirai que je suis
plutôt un prétendant, car je prétends à être aussi intensé-
ment, aussi vastement, aussi profondément que j'ai le goût
d'être. Nous sommes loin ici des préventions timorées, des

160
fausses hontes, des formes les plus variées de la résignation
présomptive face au défi de faire quelque chose de grand de
sa vie. Il s'agit de foncer. Ce concept semble inconnu de la
métaphysique. Qui fonce ? Qui ose dire : j'y vais, je peux ? Il
n'y a pas d'être sans défonce. Langage inhabituel pour les
philosophes universitaires aux lèvres pincées dont l'activité
se résume la plupart du temps, comme me le faisait remar-
quer un collègue new-yorkais, à "enculer des mouches". La
prétention absolue ne s'encombre pas d'hésitations, d'ater-
moiements, de tergiversations. Elle est tout entière mar-
quée par l'audace et, disons-le, par une saine vindicte qui
permet au mental de se libérer des cloisons que les conven-
tions ont dressé autour de lui. Qu'on n'aille pas ici identifier
le mental au mensonge. Le mental n'est menteur que parce
qu'il est déformé par les abus du langage et de l'abstraction.
Lorsqu'un individu vit ouvertement, s'exprime sans faux-
semblant, préconise le contact direct, la morale et la religion
ne peuvent rien contre lui. Nous n'en sommes plus à l'épo-
que de l'Inquisition quoi qu'en pense l'Opus Dei. On ne tue
plus les gens parce qu'ils pensent librement. Alors, il faut en
profiter, car on ne retrouvera peut-être plus une aussi belle
chance de parler de l'être et de s'en donner un au vu et au
su de tous. Si j'ai le goût d'être Dieu, d'être tout, d'être la
suprême puissance dans ma vie, ça ne regarde que moi et je
n'ai de comptes à rendre à personne. Si je mets l'accent ici
sur la prétention absolue, c'est qu'un grand vent libérateur
doit se lever sur la vie intime des gens qui a fini par sentir
le pourri comme les écuries d'Augias. Tout doit être balayé,
emporté, notre culpabilité, nos angoisses, notre poltronne-
rie, nos incertitudes, nos démarches tâtonnantes, nos décla-
rations d'impuissance et nos aveux d'ignorance. Par la pré-
tention absolue, j'entends que je ne suis plus mon ennemi,
que je n'ai plus le goût de m'annuler en luttant contre moi-
même, que je ne veux plus rien contrôler pas plus que je ne
veux me faire contrôler. Qu'il suffise à mon être de paraître
et toutes les questions métaphysiques qui hantent l'huma-

161
nité depuis l'homme de Cro-Magnon seront réglées d'un seul
coup. Comprend-on ici ce qu'il faut de prétention authenti-
que, honnête, culminante pour oser dire: "Je suis" et abolir
du même coup tous les atavismes qui me retiennent encore
de prendre toute ma place, d'occuper l'univers et même de le
déborder ?

(43) L'installation en soi.— Il faut du temps avant de


savoir qui est soi. Tantôt on dit "soi" et l'on pose sa main sur
sa poitrine. Tantôt encore, on invoque le Soi comme une
structure archétypale de la conscience. Enfin, on élabore un
passage du soi au Soi. Il y a là foncièrement une méprise
fondée sur l'idée que le Soi préexiste à toute chose. Or, il ne
saurait être donné que parce que je le constitue à partir des
couches sédimentaires de sens que je porte en moi comme
autant d'appréhensions intentionnelles d'une réalité à faire
qui s'anticipe en elles. Tout cela signifie quelque chose intel-
lectuellement. Tout individu familier avec le monisme im-
manentiste comprend ce que je veux dire quand j'entrevois
l'élaboration de ce que je suis dans la proportion où je me
donne à être le Soi. Mais, pratiquement, il en va tout au-
trement. Pour justifier cette opération, je dois pouvoir res-
sentir avec toute ma masse êtrique ce que je suis en train de
faire. Bref, si je ne suis pas parvenu à définir ce qu'est une
pratique de l'être en agissant de façon êtrique, il devient
impossible de comprendre comment l'homme peut consti-
tuer le Soi en laissant celui-ci s'apparaître comme terme du
trajet anthropologique entrepris par la conversion de la per-
sonne en ce qu'elle a à être. Il me faut donc me familiariser
avec ma propre immensité, expérimenter la force de mes
habitus êtriques patiemment constitués, avoir entrepris de
me convertir à ma part d'éternité et m'être appliqué à sur-
monter les obstacles opposés à mon développement par le
mental. Tout ceci crée progressivement une zone de force où
s'exerce mon pouvoir. Peu à peu, j'en viens à comprendre

162
qu'en laissant mon "Je suis" immanent opérer ma vie, j'ai
plus à gagner qu'en élaborant des stratégies personnelles. A
partir du moment où j'entreprends le travail sur moi-même,
je ne doute plus qu'il me faille m'installer dans la sphère a
priori de mon être même si j'ai déjà, par l'expérience des
constitutions, une idée précise de la communauté gnostique
que je forme avec les autres sujets pensants dématérialisés
compossibles a priori que je ne peux manquer de côtoyer en
m'activant de la sorte, puisque les attractions sont propor-
tionnelles aux destinées. En effet, le fait de me sentir un
membre à part entière de cette franc-maçonnerie de l'intel-
ligence qui brigue l'éveil m'amène à comprendre que je ne
suis pas le premier dans l'histoire de l'humanité à vouloir
acquérir un être. Je peux alors décider de m'installer en
mon être, puisque mon expérience m'apprend que les diffi-
cultés rencontrées au cours de mes premières tentatives
sont purement illusoires et que, d'une certaine façon, ceux
et celles qui ont atteint l'état de Bouddha, de Christ ou de
Seigneur êtrique m'attendent quelque part en moi-même,
douces incitations à me sentir réalisé, puisque nous formons
tout un choeur qui s'appelle Dieu et que chacun éprouve en
entier comme étant ce qu'il est. Bien entendu, cette installa-
tion dans l'être implique un travail d'auto-remémoration qui
oblige celui qui veut se reconnaître comme la Réalité Ultime
à garder les yeux fixés sur son foyer ardent de lumière et à
progresser dans la tâche de s'assumer sans restrictions
mentales, M y a donc ici un décret: on ne me détournera
plus de moi-même, désormais je me tiendrai ferme au coeur
de ma sphère d'intelligibilité et je ne me laisserai pas décen-
trer. C'est ici qu'il faut garder à l'esprit que les plus hautes
vérités sont limpides et transparentes. Aucun secret ne sub-
siste pour celui qui comprend que cette lumière qu'il dégage
prend sa source en lui en tant que principe lumineux et que
cette énergie qu'il fait circuler est celle qu'il voit grandir
dans son immanence par une autoconstitution permanente
qui fonde son renouvellement. L'idée de cette grande instal-

163
lation m'est venue en lisant Francis Bacon qui rêvait d'une
Instauratio Magna dans les sciences. Je me suis demandé
longtemps quel but il poursuivait en agissant de la sorte. Il
y avait dans son attitude quelque chose d'ostentatoire et
d'impérial. Je réalisai que tout individu qui veut entrepren-
dre de fonder sa pensée doit le faire en s'installant en celle-
ci par une décision d'autorité qui confirme et consacre son
être, car l'être n'est rien d'autre que de la pensée consciente
d'elle-même élevée à un niveau intersubjectif où son unité
avec toutes choses devient parfaitement manifeste. On ne
saurait sous-estimer l'importance de la méditation dans
l'art de s'installer en soi, car celui qui ne s'isole pas pour
réfléchir à sa grande Idée a peu de chance de la conserver
comme principe directeur de ses pensées. Heureusement, le
mental ne peut plus créer d'interférences à ce niveau. L'in-
dividu passionné de son être cherche constamment du
temps pour penser à lui et chérît cette Idée dans son coeur.
C'est plutôt des exigences du traintrain quotidien qu'il cher-
che à se détourner, car seule la pensée de son être peut le
réconforter et lui apporter du bonheur. Comprend-on ici à
quel point l'être implique un travail qui amène l'individu à
libérer en lui les riches potentialités entretenues par son
entéléchie ?

(44) Un auto-accouchement.— Socrate disait: "Ma mère


qui est une sage-femme accouche les corps, moi j'accouche
les esprits". On connaît la beauté de la tâche socratique.
Cependant, elle tire son sens d'une dichotomie sagement
entretenue entre le corps et l'esprit. Sur le plan de l'être, qui
nous amène beaucoup plus loin, ce genre de réflexion n'a
pas de sens, d'autant plus qu'on ne peut pas aider quelqu'un
à accoucher de lui-même. Il doit s'accoucher tout seul. Mais
alors, de quoi s'agit-il ici ? S'il y a grossesse, qui a été en-
grossé et par qui ? On devine qu'il s'agit encore de la per-
sonne. Celle-ci aspire à un supplément d'être qui lui par-

164
vient sous la forme d'une Idée qu'elle doit travailler à déve-
lopper. Cette grande Idée va faire son chemin en elle au
point d'en arriver à l'obséder. Elle constitue une réponse à
son inquiétude. En fait, elle vient de l'être qui a à être. Mais
comment ce qui n'est pas encore peut-il être cause ? On re-
connaît la question que ceux qui s'opposaient aux causes
finales posaient à Aristote, Thomas d'Aquin et Leibniz. C'est
ici qu'intervient la distinction entre deux niveaux fonda-
mentaux: 1- celui de la vie qui ne peut se présupposer elle-
même pour exister; 2- celui de l'être qui, une fois constitué,
nous apparaît comme ayant toujours été là. Il faut donc re-
tenir qu'il y a de l'être, mais comme s'il n'y en avait pas. Il
est évident que la personne a à laisser grandir son être. Cet-
te action se passe dans le temps. Mais, par rapport à l'éter-
nité, cette action a déjà porté fruit. Tout est advenu. C'est
pourquoi l'entéléchie opère avec la force des choses arrivées.
D'une part, l'individu veut se donner un être et il doit tra-
vailler à l'installer en lui; d'autre part, ce qu'il se donne est
éternel et constitue le principe de son existence comme s'il
était mû d'en avant et d'en haut. Il y a donc une constitution
d'ordre terrestre exercée par l'individu à laquelle correspond
une autoconstitution êtrique de l'être par lui-même qui opè-
re à travers la constitution terrestre. On peut se demander
comment cela peut bien se faire, étant donné que l'être est
plus moi-même que moi-même. Seule la distinction qui in-
tervient entre l'absolu et le relatif peut expliquer ce qui
dans l'être constituerait à proprement parler un mystère.
Or, comme il y a du temps, une attente, il faut qu'il y ait
une conception de soi par soi. La personne est porteuse de
l'être qui grandit en elle comme la larve porte la libellule
qui va s'arracher à son cocon. Les voix de la constitution
empruntent ici celles de la conversion. À strictement parler,
il n'y a rien de plus dans l'être que dans la personne, sauf
que la personne est étée autrement dès qu'elle éclot et par-
vient à maturité. Ce travail n'appartient pratiquement pas
au visible, puisque les gens meurent sans qu'on puisse dire

165
s'ils ont réussi à acquérir un être ou non. Si j'ai parlé d'auto-
accouchement, c'est que la personne se trouve soudainement
enrichie d'elle-même comme si elle pouvait soudain se per-
cevoir dans toute son ampleur. Ce qu'elle assume ainsi par
la compréhension est déjà inscrit dans l'être, si bien qu'au
moment où elle constate sa réalisation, elle devient tout
être. Ainsi, Jésus n'existe pratiquement plus; le Christ a
pris toute la place. Siddharta Gautama n'est plus qu'un
lointain souvenir lorsque s'affirme Bouddha. On pourrait
argumenter longtemps pour savoir si jusqu'à la mort ou la
conversion en lumière, l'individu reste marqué par la per-
sonne. Nisargadatta n'avouait-il pas souffrir de rhumatis-
mes malgré qu'il se sentît accompli ? C'est ici qu'il est bon
de se rappeler qu'une fois devenu être, tout ce qui relève du
corps, de la personne et du vivre l'est aussi. Il y aurait donc
des souffrances êtriques et des colères êtriques, donc des
émotions contrariantes délestées de leur négativité et de
leur finitude parce qu'allées à l'être. L'auto-accouchement
implique certains abandons. La mère qui vient d'accoucher
n'aura plus besoin du placenta qui est rejeté par le corps.
Ainsi la personne convertie à l'être abandonne-t~elle cer-
tains résidus qui justifient le principe hermétique "séparer
le subtil de l'épais". Ces déchets sont recyclables, bien sûr,
un peu comme le sont les copeaux autour de la table du
charpentier. Quelqu'un ici a produit quelque chose, mais
l'oeuvre une fois terminée dépasse son auteur parce qu'elle
porte la marque de l'ultime réalité. Ainsi l'être dépasse la
personne sans être plus qu'elle. C'est la personne qui s'est
dilatée, augmentée, transformée. On pourrait aussi argu-
menter pour savoir s'il s'agit bien ici de la seconde naissance
selon l'esprit ou d'une troisième naissance selon l'être. Tout
dépend du vocabulaire de chacun. Certains trouveront bien
assez difficile d'être nés une seconde fois sans chercher à
naître une troisième fois. Ce qu'on appelle généralement la
seconde naissance est lié à une mise en valeur de la vie in-
térieure, mais par analogie, elle peut aussi caractériser

166
l'être qui réconcilie l'intérieur et l'extérieur. Si l'on veut ar-
gumenter de façon serrée, on peut utiliser l'expression "troi-
sième naissance". Mais par rapport à cet avènement êtri-
que, la naissance à l'esprit a-t-elle encore un sens ? Ne peut-
on pas directement aller à l'être qui implique beaucoup plus
que l'esprit ? La seconde naissance serait alors impliquée
dans la troisième. Mais une telle argumentation est délica-
te, car qui parle de deuxième ou de troisième naissance fait
référence à une première. Celle-ci a-t-elle bien eu lieu ? Ai-je
encore quelque chose à voir avec la naissance de celui qui
est le fils de ma mère ? Alors quoi ? s'exclamera-t-on; peut-
on encore parler de naissance ? Le mieux serait de s'en tenir
à l'unique commencement de tout, la naissance à soi, la
naissance à l'être. J'ai voulu montrer par les présentes ré-
flexions qu'on peut argumenter longtemps sur la façon d'in-
terpréter les faits, mais qu'aucun doute n'est possible en ce
qui concerne le fait brut absolu, c'est-à-dire que je suis. Tout
individu sait pertinemment où se situer face à cette pers-
pective d'accomplissement suprême. Un jeune homme ren-
contré dans la rue par une chaude nuit d'été m'avait répon-
du quand je lui avais demandé qui il était: "Un tas de mer-
de!" De son point de vue empreint de sincérité, il venait de
me dire la vérité. Il se considérait comme un néant. Or, c'est
déjà beaucoup: savoir qu'on est un néant, c'est déjà avoir
une idée de l'être. Voit-on ici comment l'être agit ? Il se pro-
file déjà à travers le néant. Il permet déjà une évaluation
alors que l'individu ignore qu'il peut acquérir ce qui lui
manque tant et dont il ne saurait dire le nom. L'accouche-
ment de soi-même comme être passe donc par une série
d'aperceptions qui nous révèle progressivement le sens du
"Je suis" dont nous pouvons nous investir dans la mesure où
nous nous sentons déjà concernés par cet être à être du
point de vue relatif ou par cet être qui a toujours été du
point de vue absolu. Il n'en reste pas moins que c'est le nô-
tre et aucune séparation appréhendée ou réelle ne pourra

167
jamais permettre de conclure qu'il constitue un Dieu qui
nous transcende.

(45) La nidification.— Au fur et à mesure que se déve-


loppe ma pensée de l'être, je sens le besoin de préciser cer-
taines choses concernant les divers aspects de cette grande
aventure. Je me suis aperçu que la façon dont l'être grandit
au coeur de la personnalité nécessite de la part de celle-ci
un soin particulier qui fait beaucoup penser à la nidification
chez les oiseaux. Lors de la saison des amours, les oiseaux
commencent à construire leur nid en préparation de la pon-
te des oeufs. Ils s'empressent de rassembler les matériaux
qui vont leur permettre de créer un gîte où les oisillons
pourront éclore et où ils seront en sécurité en attendant de
pouvoir voler. La personne soucieuse de vivre en harmonie
avec elle-même sent d'abord le besoin de trouver sa place
véritable. Il s'agit bien sûr de parvenir à identifier son vrai
domaine qui est de nature métaphysique. Mais, parallèle-
ment à cette entreprise, la recherche d'un lieu physique
propice à la pensée se fait sentir. Nous avons tous un en-
droit privilégié où nous aimons nous retrouver pour penser.
Il en va ainsi parce que celui qui veut développer sa grande
Idée a besoin d'un lieu où il puisse se recueillir. Il cherche
donc à rassembler les conditions qui vont lui permettre de
se consacrer dans ses pensées à son projet transcendantal.
C'est en ce sens que Martin Heidegger a pu parler de dispo-
sivité. En effet, on ne peut se consacrer à une tâche de cette
sorte sans être dispos. Il ne s'agit pas là spécifiquement
d'une émotion, mais d'un état de réceptivité qui favorise la
réflexion. L'individu qui n'est pas dispos n'est pas d'humeur
pour penser. Il manque de disposivité. La nidification est en
rapport avec cet état de sérénité qui favorise l'éclosion de
l'être. Il est ici question de cerner le milieu susceptible d'in-
carner le mieux les a priori êtriques qui entourent la mise
en branle de l'intussusception. Celui qui nourrit le projet de

168
se donner un être se sent contrarié à la moindre perturba-
tion qui l'empêche de se consacrer à ce projet. Son travail
quotidien lui pèse. Il a l'impression que tout le dérange. S'il
ne trouve pas le temps pour penser à sa grande idée,
il devient maussade. Il se met à tourner furieusement en
rond, incapable de coordonner ses pensées, incapable de
produire. La nidification exige la concentration de l'énergie
en un point donné pour que l'espace de recueillement néces-
saire puisse être constitué. L'intussusception implique iné-
vitablement une éclosion, un accouchement, une naissance,
donc certains préalables émotionnels et psychologiques. Une
vie en proie au stress n'est pas favorable au développement
de l'être. Lao Tseu dirait que le Tao s'accommode mal d'un
comportement machinal. Être est une grande affaire qui
exige la possibilité de pratiquer le rappel à soi de façon à
penser à soi correctement. Comment le Moi peut-il songer à
se nidifier, à s'envelopper d'énergies stimulantes s'il est par-
tagé, divisé, dispersé, aliéné, banalisé ou massifié ? Acquérir
un être nécessite un état d'esprit inspiré où l'individu sent
qu'il peut incarner sa grande Idée et entreprendre de se dé-
velopper en toute confiance. La nidification implique que les
conditions sont réunies pour que la conversion majeure de la
personne prenne place. Je mets au compte d'une volonté
d'être cette tendance des poètes d'autrefois à se retirer dans
la nature pour écouter le silence. Je ne veux pas dire ici qu'il
suffit d'aller se promener dans la forêt pour se donner un
être. Mais il est évident qu'ils avaient senti la nécessité de
s'isoler pour se consacrer à soi. Bien sûr, il ne s'agît pas ici
de se couper du monde, maïs de cesser d'y adhérer émotion-
nellement. On sait que la force de rayonnement du soleil lui
vient de sa concentration sur lui-même. C'est dans cette
perspective que s'opère la nidification. Par contre, je n'en-
courage pas l'adepte qui veut parvenir à ce suprême niveau
d'initiation à s'abstenir de toute vie sociale et à vivre en er-
mite. On obtient de bien meilleurs résultats en exerçant sa
quête au coeur des choses elles-mêmes. Pourtant, un certain

169
degré d'inactivité est requis pour penser à soi attentive-
ment. À l'époque où j'ai réalisé mon être, je me rappelle que
je me sentais en vacances et que j'accordais plus d'impor-
tance aux loisirs qu'au travail. Cela faisait partie de ma
volonté de nidification. J'avais besoin de me sentir inutile,
de ne défendre aucune cause, de ne pas avoir en vue un
rendement. Il me fallait m'installer en moi-même, me sentir
bien dans cet abandon, comprendre que j'avais besoin de me
nourrir de moi-même comme le poussin qui se nourrit de
l'intérieur de l'oeuf pour parvenir à maturité. Bien qu'on ne
puisse assigner un moment décisif permettant de circonscri-
re l'acte intussusceptif, je sais à peu près quand j'ai réussi à
me rencontrer moi-même parfaitement et à me sentir Dieu.
Le tout a abouti à une sorte de cérémonie psychique qui
venait ponctuer ce qui était déjà établi depuis longtemps
dans mes pensées. Lorsque le temps est venu de me recon-
naître comme absolu, je ne pouvais plus éprouver aucune
surprise devant cette révélation dont les prémisses avaient
marqué ma vie jusque-là. C'est comme si j'avais su depuis
toujours que ce que j'attendais était déjà arrivé quelque
part. Aussi, je compris que les conceptions habituelles de la
métaphysique ne pouvaient entraîner un tel résultat sans
une pratique concrète de l'être ou Eupraxia. J'avais compris
une chose semblable en étudiant la philosophie de Berkeley;
je devais passer d'une conception immatérialiste intellec-
tuelle à la dématérialisation en acte. C'est probablement à
ce niveau que réside mon plus grand apport à la philoso-
phie, Marx n'ayant songé qu'à une praxis matérielle alors
qu'il fallait élaborer une pratique totale susceptible de s'an-
ticiper jusque dans la nidification initiale de la personne
désireuse de trouver en soi son vrai domaine.

(46) Un centre de gravité permanent.— J'ai tendance


à penser que l'homme est incomplet et que sa présence sur
terre a pour but de le perfectionner au coeur des difficultés

170
les plus grandes pour qu'en se heurtant à ses propres limi-
tes, il en vienne à penser à quelque chose de plus grand
pour lui. Il ne serait donc qu'une structure inachevée, une
simple esquisse de ce qu'il a à être, son physique, son sys-
tème émotionnel, sa vie mentale n'étant que des ébauches
de quelque chose de plus vaste qui n'est pas encore apparu.
C'est en ce sens que des penseurs comme Nietzsche, Auro-
bindo et Teilhard de Chardin ont semblé annoncer un dé-
nouement supérieur pour l'homme de notre époque comme
si celui-ci n'en pouvait plus d'être incomplet. J'ai moi-même
constaté que l'humanité n'est guère plus qu'un bouillon de
culture d'où émergent parfois des individus capables de se
singulariser. Aller prétendre qu'il existe une nature humai-
ne, c'est présupposer qu'il y a une entité qui s'appelle "hu-
manité", alors qu'il n'en est rien. Les prémisses de ce que
l'homme a à être permettent cependant de justifier la possi-
bilité d'un bond en avant et même de plusieurs bonds, s'il
sait rallier en lui les forces vives de son entéléchie. Alors
que l'entéléchie d'un chien le porte à assumer la finalité de
sa nature organique, celle de l'homme a besoin du concours
de sa liberté pour se réaliser globalement, sinon l'homme
n'est rien de plus qu'un appareil pensant qu'on peut bran-
cher ou débrancher. Ayant réfléchi à ce que l'homme pouvait
pour lui-même, je suis tombé un jour sur une déclaration de
Monsieur Gurdjieff qui parlait de la possibilité pour l'hom-
me d'acquérir un centre de gravité permanent. Je réalisai
tout de suite qu'il tenait là une idée grandiose qui venait
justifier le travail ésotérique sur soi-même. En effet, s'il est
facile de comprendre que tout corps physique possède un
centre de gravité, il est un peu plus difficile de s'imaginer en
quoi consiste le centre de gravité d'un homme qui a déve-
loppé son être. D'abord, il ne s'agit pas de quelque chose qui
serait simplement physique. Ensuite, il ne semble pas qu'un
tel centre existe par lui-même. Enfin, pour qu'il puisse exer-
cer sa fonction, ce centre devrait être permanent. Il y a là de
quoi rendre perplexe un individu comme Jean Rostand qui

171
voit dans l'homme un bipède pensant. Comment acquérir un
centre de gravité permanent ? La question est au moins
aussi importante que celle qui consiste à savoir comment
acquérir un être. Je formulerai ici certaines réflexions qui
peuvent nous aider à comprendre les rapports qui existent
entre l'être entièrement développé et la personne. Il est évi-
dent que si l'homme se définit par rapport à Dieu, son cen-
tre de gravité permanent n'est en lui que secondairement
puisqu'il est d'abord en Dieu. Aussi bien dire qu'il n'en a pas
du strict point de vue immanentiste. Et c'est bien ce que l'on
remarque lorsqu'on examine le comportement des humains
qui ne peuvent se fixer en eux-mêmes dès qu'ils s'en remet-
tent à un principe transcendant qui les dépassent et fonde
leur existence, qu'il s'agisse de Dieu, de l'évolution ou de
l'inconscient. Dès qu'un homme se met à réfléchir sur lui-
même, il découvre son propre vide; il comprend qu'il ne
s'appartient pas, qu'il est le jouet des conditionnements qui
s'exercent sur lui. Il se voit déterminé dans sa spécificité par
des forces qu'il ne contrôle pas. D'où l'apparition des théo-
ries déterministes pour expliquer ses dépendances et ses
interdépendances. Mais qu'en est-il de l'homme comme ab-
solu en surgissement ? Un tel individu qui trouve sa raison
d'être en lui-même ne peut plus tirer sa force d'un principe
transcendant. Dès qu'il commence à s'appartenir, il com-
prend la vanité de la prière. Il sent que le mouvement de
transcendance qui l'amenait à situer son centre en Dieu le
ramène à lui. Mais comme Dieu n'existe plus pour lui, il
comprend qu'après avoir été si longtemps décentré, il doit
maintenant construire son centre de gravité permanent. Je
m'éloigne sans doute ici considérablement de la pensée de
Gurdjieff qui se considérait comme un ésotériste chrétien.
Mais ce qu'il y a de plus fondamentalement différent entre
lui et moi, c'est qu'il considérait toutes choses — y compris
Dieu et la connaissance — comme de la matière plus ou
moins subtile, tandis que je suis un immatérialiste considé-
rant toute force métaphysique autre que mon être érigée en

172
principe d'organisation du monde comme une abstraction
hypostasiée. Ainsi, l'idée qu'il y ait un centre de l'univers,
bien au-delà des étoiles observables, est aberrante pour moi,
puisque le monde n'est qu'un ensemble de représentations
au moyen desquelles je m'explique à moi-même mes propres
pensées. Pour se donner un centre de gravité permanent,
l'homme doit donc réaliser un nombre de fois considérable
qu'aucune subsistance pour lui n'est possible à moins d'ac-
quérir un être. En effet, je ne crois pas en l'immortalité de
l'âme telle que le christianisme la définit; il n'y a qu'une
éternité du "Je suis". Or, notre être nous amène bien au-
delà de cette dichotomie théologique qui tend à séparer
l'âme du corps. Lorsqu'il se considère lui-même dans son
orientation naïve, l'homme se voit comme une ébauche; il
comprend qu'il n'est rien et, de ce fait, veut devenir quel-
qu'un. Il faut donc qu'il cesse d'être irréel, c'est-à-dire d'être
une personne, car la personne n'est personne. Par contre,
s'il a tendance à penser dans le sens où je pense, il ne vou-
dra pas jeter sa personne comme un vieux vêtement, il ne
cherchera pas à détruire son ego. Il voudra plutôt les trans-
former, les convertir, en les amenant à réaliser l'être. Il ne
pourra y parvenir sans cette confiance fondamentale dont
j'ai parlé plus haut. La première chose qu'un homme décou-
vre en s'observant, c'est qu'il a vécu jusqu'alors en fonction
des autres, du monde, de Dieu. En aucun moment, il n'a été
un centre pour lui-même. Il ne sait même pas ce que c'est
que d'être centré. Mais il souffre à l'idée d'être décentré. Il
lui faut d'abord comprendre qu'il est dispersé, du fait que
son énergie psychique est distribuée dans des Moi inter-
changeables vécus comme autant de foyers de conscience.
Ce qui est un avantage pour l'individu qui vit dans un cli-
mat d'expansion êtrique consciente est extrêmement désa-
vantageux pour lui, car il voit clairement qu'il est plusieurs
et que cette dispersion lui est néfaste. Prendre conscience de
soi, c'est d'abord élaborer une forme de convergence de tous
ces pôles provisoires de pensée vers un centre qui n'existe

173
pas encore maïs qui va se constituer au fur et â mesure que
lui seront attribués des actes dont on lui remet la responsa-
bilité. Monsieur Gurdjieff a bien montré qu'on ne peut en-
treprendre de faire la synthèse du physique, de l'émotionnel
et du mental sans se hisser au niveau spirituel et sans que
ce nouveau centre, issu de l'observation des trois autres,
n'en ait en vue un cinquième à partir duquel il peut entre-
prendre de "faire". Évidemment, la façon de procéder de
Monsieur Gurdjieff lui est propre. N'ayant pas été formé à
l'orientale, je ne m'embarrasse pas d'une lourde procédure
de ce genre, sachant fort bien qu'il a raison sur le fond, mais
comprenant que c'est en embrasant mon être que tous les
aspects de ma personne vont se coordonner et s'articuler
autour d'un centre de gravité permanent. Comprenons ici
qu'en parlant de la sorte je tends à montrer que la forma-
tion de ce centre magnétique ultime rend inutile l'action des
centres régionaux épars auxquels il se substitue. C'est
comme si, après avoir abandonné l'organisation de sa vie à
différents centres, l'homme décidait de s'en remettre à un
centre unique qui lui permet désormais d'opérer en vertu
d'une seule autorité. Ce travail n'a plus rien de naturel,
puisqu'il ne respecte pas l'orientation normale de l'homme
voué à la décrépitude et à la mort. La formation d'un centre
de gravité permanent est ce qui permet à l'individu de récu-
pérer son autorité perdue aux mains de [a vie en général, de
l'humanité ou de Dieu. Il s'agit donc d'être soi, totalement et
passionnément, au lieu de s'abandonner à des croyances et
de laisser à des médiateurs — sorciers, prêtres ou psychia-
tres — le soin d'opérer notre automédiation. "Je ne me lais-
serai plus jamais décentrer", peut clamer l'homme qui com-
prend soudain qu'il s'est perdu dans le monde chaque fois
qu'il a renoncé à exercer sa volonté en son propre nom. Et
c'est sans doute l'exercice de la bénédiction, venant rempla-
cer celui maintenant désuet de la prière, qui permet le
mieux à un homme de comprendre qu'il peut désormais
rayonner à partir d'un centre qu'il a élaboré en lui au lieu

174
de se laisser diriger de l'extérieur par un principe trans-
cendant qui prend sa vie en charge en le soumettant de l'in-
térieur. L'acquisition d'un centre de gravité permanent est
ce qui manifeste à l'homme avec le plus d'évidence qu'il est
maintenant capable de "faire". Mais ce qui accompagne ce
"faire" ne relève plus de la loi générale dite naturelle. Sa-
chant qu'il peut "faire", voudra-t-il "faire" ? Rarement. C'est
dans cet inconnu que réside la liberté qui peut maintenant
jouir d'elle-même sans avoir à se prouver quoi que ce soit.

(47) Un vortex de forces.— Les images, les notions, les


formules que j'utiliserai ici font partie depuis longtemps de
mon univers spirituel, puisqu'elles renvoient à des expé-
riences passées qui se sont trouvées confirmées au fil du
temps. On m'imaginera, jeune étudiant à l'université, mais
déjà en possession d'une certitude qui m'annonçait mon sys-
tème, penché sur ces questions métaphysiques, m'escrimant
avec les théories à la mode pour déterminer de quelle façon
j'allais aborder le domaine de l'être. Songez seulement au
reproche amical de Jean Wahl m'accusant d'heideggeriani-
ser Berkeley et vous aurez une idée des préoccupations qui
hantaient mon esprit. Plus proche de Parménide que d'Hé-
raclite, mais refusant de les penser l'un sans l'autre, j'étais
tenté de voir dans l'être une énergie primordiale se présen-
tant comme un vortex de forces, donc un tourbillon aspirant
par ses volutes circulaires tous les éléments susceptibles de
se faire happer par lui. C'est l'image du maelstrom emprun-
tée à Edgard Poe que j'ai utilisée dans La dialectique
sexuelle. Je savais déjà que l'être ne peut pas être défini
comme tel mais qu'il exerce une action sur ce qui est en ins-
tance d'être. Il s'agit toujours d'une présence invisible qui
travaille la personnalité, l'expérience, l'environnement, et
dont l'esprit constitue la fonction pensante. Par ma concep-
tion je me rapprochais d'Alexander et de Bergson, mais
comme je n'accordais pas la priorité à la vie mais plutôt à la

175
liberté, ce n'est pas dans une perspective évolutionniste que
j'envisageais le développement de cette force attractive mais
dans un contexte métaphysique où, constamment, une
quantité d'expérience se convertit en conscience. Je ne pou-
vais parler de l'être qu'à partir d'une certaine convergence
comme si tout ce qui était observable dans ma personne al-
lait dans cette direction. Évidemment, le mot "direction" est
un peu inexact, puisque l'être représente l'anéantissement
de toutes les directions. Je savais cependant qu'il constituait
l'horizon de mes pensées et que, si je devais d'abord le pen-
ser comme absolu immanent au relatif, c'était pour mieux
me reconnaître moi-même en lui et en arriver à affirmer la
prédominance du "Je suis" immanent. Mes études me plon-
gèrent d'abord dans l'épistémologie immatérialiste. À l'occa-
sion de ces recherches, ce furent les notions de temps abso-
lu, d'espace absolu et de monde matériel qui furent balayées
de mon mental. Une conséquence immédiate s'imposait: je
ne suis pas dans le monde, le monde est en moi. Une telle
constatation donne un sacré choc à un jeune homme de
vingt ans. Je fus frappé par l'enthousiasme de cette premiè-
re découverte que les Berkeley, Hume, Kant et Schopen-
hauer avaient faîte avant moi. Aucun d'eux cependant
n'avait élaboré une conception de l'absolu semblable à la
mienne. Et, même si mes réflexions à ce sujet ne sont pas
encore publiées au moment où j'écris ce traité, je n'hésite
pas à dire qu'elles appartiennent a la dimension la plus ori-
ginale de mon système. Il me fallait d'abord sentir l'absolu
comme la projection d'un archétype en fonction duquel tout
s'évalue. J'étais en train de me donner une éthique. Je ne
savais pas encore que la seule éthique possible dans le mo-
nisme immanentiste autoégocratique est celle que justifie
l'expansion illimitée de l'être donné comme pensée en acte.
Pendant que mon esprit s'occupait à régler ces questions
spéculatives, un autre type d'expérience se développait en
moi. La lecture de Ramakrishna devait me rappeler à une
dimension rarement examinée par les philosophes, celle de

176
la passion de l'absolu associée à une mystique des actes.
C'est à partir de ce moment-là que je compris qu'une
conception intellectuelle de l'être était nulle et non avenue.
Il fallait élaborer une pratique concrète à partir de la lave
bouillonnante de cette éruption sans fin que constituait
l'émergence du "Je suis" à la fois comme source d'incondi-
tionné dans le réel et comme principe d'attraction pour la
vie. C'est alors que j'eus la vision de la circularité de l'être.
L'être ne se laissait pas penser à la manière d'un flux histo-
rique horizontal. Il ne pouvait être pensé qu'à la verticale
du monde. C'était là la seule façon de briser l'isolement de
la sphère parménidienne en utilisant la spirale. Un dyna-
misme existait bel et bien dans l'être, mais il opérait d'une
façon très différente de l'idée que les penseurs de la vie se
faisaient de l'évolution. Dans l'être, il n'y a jamais de pro-
grès; il y a un approfondissement, une densification, une
augmentation de la transparence. Pour l'individu qui de-
vient être, son Moi fait penser à un gouffre qui aspire toutes
choses, qui abolit les fragiles frontières qui séparent la rai-
son de l'irraison. À la faveur de ma conception de l'être, je
me trouvais à rationaliser l'irrationnel et à irrationaliser le
rationnel. L'opposition entre la foi et la raison, le mythe et
la réalité était abolie. Jamais plus des querelles byzantines
ne limiteraient l'esprit en le piégeant au moyen d'un dilem-
me dont on ne peut sortir et dont Kant tenta de se débar-
rasser par un système d'antinomie en un sens irrecevable,
puisque pour s'en échapper, il fallait avoir recours à la dia-
lectique hégélienne. Contrairement à Kant, je n'adhère pas
à une religion austère qui m'amène à refonder dans la foi ce
que j'ai démoli en raison. Dès le début de mes réflexions,
mon domaine est celui de l'être. Ni Dieu, ni monde, ni âme,
ni inconscient, ni évolution, ni Histoire ne tiennent ici.
L'idée d'une historicité de l'être, c'est de la foutaise. La per-
sonne devient ce qu'elle a à être. L'être, à travers elle, s'ap-
paraît à lui-même. Mais en aucun cas il n'y a une Histoire
de l'être. Imaginez seulement l'être assujetti à ce que Scho-

177
penhauer appelle "le grand carnaval du sempiternel pareil".
La chose est absurde. Il n'en reste pas moins que l'être est
la' grande aventure aussi bien pour les hommes que pour les
extraterrestres s'ils sont capables de pensée libre. Celui qui
possède un être, qui vit en fonction d'un Soi prodigieux qu'il
fonde en lui-même, se pense à la fois comme individu et
comme au-delà. Échappant à la transcendance absolue qui
brise artificiellement le cercle de l'immanence, il peut élabo-
rer ici et maintenant, c'est-à-dire partout et toujours, cette
expérience de l'infini qui se ramène soudainement à l'acte
de la pensée, à cette pratique êtrique pensante, par l'auto-
positionnement infini de soi. Les croyants jugeront peut-être
cette position intenable. Mais je la tiens sans effort, sans
avoir l'impression de penser l'impensable, et je m'y main-
tiens, l'acte par lequel je me fais être m'obligeant sans cesse
à occuper toute la place qui m'est due et que je crée au fur et
à mesure que je me déploie.

[48) Un automouvement constitutif.— Il nous faut


maintenant considérer l'être comme une force lancée à
vive allure et occupant la scène du monde avec autant d'ai-
sance que Napoléon s'imposant aux mamelouks. Je vois
donc dans l'être quelque chose d'ineffable, d'impérieux, de
dominateur, mais aussi d'étrangement libérateur. L'être,
c'est la liberté du fondement s'insinuant aussi bien à travers
la volonté dans la nature que dans les actes humains. Il a
seulement suffi qu'un homme se reconnaisse être et la ma-
gie a opéré. Évidemment, cette métamorphose du tout par
l'être n'est visible qu'à ceux qui sont. Qu'on comprenne bien
ici de quoi il s'agit. Il n'est plus question d'être soi-même,
mais d'être, c'est-à-dire de régner en tant qu'existence am-
plifiée déployant son dynamisme sur les choses. Mais
l'homme participe à cet exploit êtrique. Il constitue l'être.
Cette constitution ne peut être niée. L'homme se donne à
être. Et pourtant,, dans ce mouvement constitutif opéré par

178
l'homme se glisse une autoconstitution de l'être par lui-
même et l'on se demande si la première n'est pas la face
obscure de l'autre dans la mesure où elle se donne comme,
un automouvement furtif, irrésistible, totalisant. Nous de-
vons ici nous pencher sur cet automouvement. Alors quoi,
l'être se meut-il ou ne se meut-il pas ? Son dynamisme est le
fait d'une immobilité si dense, si parfaite, si profondément
silencieuse qu'elle fait craquer l'homme, comme si celui-ci
s'effaçait pour livrer passage à l'infondé. C'est en ce sens
que j'ai pu définir l'homme à la fois comme un corridor spiri-
tuel et comme ce qui s'avance dans ce corridor, l'être se
donnant comme une réponse à l'appel de l'homme, mais une
réponse divine toute pétrie d'humanité, une "soi-même-té",
ce que j'appellerai aussi une ipséité absolue pensée sur le
mode superjectif. On n'est pas loin de Dieu ici, penseront
certains. Mais qu'aviez-vous donc cru ? Que j'allais nier le
Dieu transcendant sans en récupérer l'essentiel dans l'im-
manence du "Je suis" intussusceptif ? Que j'allais réfuter la
matière sans conférer à la représentation le privilège de la
mondanité ? Que j'allais nier l'âme sans intégrer le meilleur
d'elle-même dans la psyché profonde ? Je suis peut-être cri-
tique à l'égard des idées reçues, mais je sais utiliser ce qu'el-
les comportent de créativité. L'être se trouve au carrefour de
ces transformations que ma philosophie fait subir aux
concepts classiques. C'est pourquoi ma conception de l'être
n'a plus rien à voir avec l'intellectualisme d'Aristote ou de
Thomas d'Aquin, avec le rationalisme de Descartes ou de
Hegel, avec l'intuitionnisme de Husserl ou de Scheler. C'est
ma théorie de la conversion qui nous aide le mieux à com-
prendre comment la personne est travaillée par l'être au
moment même où elle se donne à être. Nous n'en sortons
pas: il faut bien qu'il y ait un commencement absolu, mais le
fait d'avoir à commencer maintenant et, constatant cela,
d'avoir à comprendre que l'être est parce qu'il est, donne
l'impression qu'il n'y a pas de commencement. Et pourtant,
dans tout "il y a" s'affirme un pouvoir de démarrage absolu

179
qui s'accorde fort bien avec l'idée d'un surgissement radical.
Et comme les phénomènes en général sont emportés par ce
mouvement d'émergence, les plus avisés des philosophes
modernes parlent de leur apparition comme s'ils s'impo-
saient à la compréhension du seul fait d'être là. La nature
tout entière se trouve entraînée ici par le déploiement de la
volonté d'être qui pourrait très bien être interprétée aussi
comme une insouciance d'être malgré la durabilité de l'être.
Mais qu'est-ce qu'une volonté de trop par rapport à ce qu'el-
le est ? C'est l'autoconstitution de l'être, donnée au coeur de
la constitution que l'homme fait de l'être, en tant que répon-
se de l'entéléchie à l'appel du Moi égaré dans le multipers-
pectivisme mèontique. À quoi cela rime-t-il ? À reconnaître
l'action de l'éternité au coeur du temps dans la mesure mê-
me où ce que je postule me sauve de moi-même en m'arra-
chant à ma condition périssable. "Mais je meurs!" objecte-
rez-vous. Cela ne me concerne même plus. La mort n'est que
l'imagination d'une rupture dans la trame de l'infini. Pour
l'être, il n'y a pas vraiment de naissance, donc il n'y a pas
vraiment de mort. La difficulté inhérente à la théorie de
l'intussusception vient de ce que ce mouvement a à être
compris de deux façons différentes. Il me faut être Dieu
pour saisir que je suis appelé par moi-même et, en même
temps, il me faut être homme pour que cet appel soit enten-
du. Ainsi, à travers le chassé-croisé d'intentions créatrices
qui caractérise le travail lumineux de la conscience s'amorce
cet "être-tel-que-rien-de-plus-grand-ne-saurait-être-pensé"
dont saint Anselme parlait lorsqu'il concluait à l'existence
de Dieu à partir de la pensée de Dieu. Cet argument ontolo-
gique adapté à la sphère de l'immanentisme me ramène à
mon être et le fait intervenir dans ma vie au moment où je
tends à le constituer comme être.

(49) Auto-positionnement infini.— Je sens tout ce que


mes termes, mes attitudes, mes théories ont d'inhabituel

180
par rapport à la tradition philosophique. Contrairement à
mes illustres prédécesseurs, je vis à l'ère des média électro-
niques et de la conquête de l'espace. La religion de mon pays
est l'humour. Autour de moi, il y a mille monologuistes qui
voient dans l'État, l'Église, l'armée leurs têtes de Turc pré-
férées. Ma métaphysique se développe dans un climat où
l'on ne respecte plus rien. Nous ne sommes plus à l'époque
de la transvaluation des valeurs mais à celle de leur éradi-
cation littérale. Lorsque je parle de l'être, je suis conscient
de le faire dans une période de relativisation universelle
provoquée par la mouvance de la modernité. Et pourtant, je
persiste à en parler. Ce faisant, je fournis une illustration
parfaite de l'auto-positionnement infini. Bref, j'affirme en-
vers et contre tous mon droit à être, que dis-je ? mon devoir
d'être. Cela n'est possible que dans une perspective radicale
où j'entreprends de me positionner face à toutes choses
comme la référence absolue de l'univers. C'est en vertu du
jugement que j'énonce sur moi-même que je me pose comme
infini. Au point de départ, il y a la prétention absolue. Je
suis ce que tout le monde va prier à l'église. Je me vois le
centre de convergence d'un flot gigantesque où tout trouve
son sens en moi et par moi. On ne trouvera donc aucune
crise d'identité au fondement de mon auto-positionnement
infini. Je ne suis pas de ceux qui doutent ou qui s'interro-
gent, de ceux qui se livrent à des atermoiements innombra-
bles avant de choisir une voie parmi d'autres, laquelle voie,
étant issue du choix, ne mène nulle part parce qu'elle est le
fait d'un homme divisé. Il n'y a pas de voie à choisir. C'est
moi que je choisis comme absolu. Je me positionne donc
comme étant sans position locale. Je suis le point de réfé-
rence invisible qui ne se manifeste qu'à l'occasion de cette
convergence qui aide à le situer sans vraiment le définir. La
conscience autocentrée n'est-elle pas l'avenir du monde dans
la mesure où tout ce qui se montre ne peut se montrer qu'en
se précipitant en elle comme une réponse à ses intentions
créatrices ? Il est possible que certaines personnes ne sa-

181
chent pas du tout ce que je veux dire ici. C'est indéniable-
ment parce qu'elles s'identifient à leur corps, à une situa-
tion, à une position locale. Ce n'est pas mon cas. Contraire-
ment à Pascal, l'infinie profondeur des cieux ne m'angoisse
pas. Je me sens à l'aise devant l'illimité. Je vois même dans
ma pensée l'ordonnance secrète de celui-ci. Je peux très bien
dormir en pensant que le ciel roule ses nuages et ses astres
et que, ce faisant, il concourt à mon repos et à ma gloire.
Alors, imaginez un peu comment je me sens lorsque je me
meus dans les rues d'une ville ou que je côtoie des hommes
sur le trottoir. Je suis à la fois bienveillant comme celui qui
a réussi à comprendre et tend la main à ceux qui voudraient
en faire autant, et indifférent comme celui qui se sent une
masse de conscience détachée de ce qu'elle observe puisque
étant déjà pleine d'elle-même, elle peut très bien ne pas ad-
hérer émotionnellement au donné de l'expérience. Ayant
enseigné à toutes sortes de niveaux, aussi bien dans des
salles privées que dans des institutions académiques, je sais
comment réagissent la plupart des gens à ma philosophie.
N'ayant jamais lu Fichte, Hegel ou Schopenhauer, ils pren-
nent pour de l'arrogance ce qui n'est qu'une prise de cons-
cience de mon immensité êtrique. Influencés par la religion,
ils ont fini par se croire petits à force de se vouloir humbles.
N'est-il pas temps cependant qu'un homme comme moi
vienne faire la synthèse du satori, du tao, du mana, de la foi
et de Dieu dans l'être ? Ce que ne voient pas ceux qui n'ont
jamais élaboré une philosophie du point de vue de l'absolu,
qui est un point de vue par-delà tout point de vue, c'est qu'il
y a une euphorie, une fête, une joie indéniables à ériger un
système de force qui se veut récapitulatif de toutes choses à
partir d'une position absolue dont on ne peut être délogé.
Car c'est en cela que réside l'expérience de l'être: une fois
qu'on a commencé d'être, on ne peut cesser d'être. Il est pos-
sible que notre époque ait favorisé l'errance existentielle, la
solitude métaphysique et le sentiment d'une absurdité in-
surmontable. Cela expliquerait les inquiets, les sceptiques

182
et les fous de génie qui ont émaillé la littérature de Knut
Hamsun à Albert Camus, de Frédéric Nietzsche à Michel
Foucault. Bien sûr, il fallait que ces gens-là existent pour
préparer l'affirmation globale de l'être. Il fallait même que
certains périssent aux prises avec le vertige anéantissant
qu'ils avaient provoqué en eux. Il n'y a rien de honteux dans
l'échec de ces valeureux pionniers. Mais il faut que quel-
qu'un vienne montrer que le choc du devenir historique et la
relativisation de la modernité n'atteignent point la sphère
de l'être qui les moud en les passant au broyeur de la dia-
lectique et les digère après les avoir assimilés comme de
vaines chimères. Le monde est chiant, car trop de conscien-
ces ont concouru à le faire exister, mais l'être démondéanise
le monde en prenant la relève de la dématérialisation qui
rend impossible l'Autre absolu comme origine de tous les
arrière-mondes qui tombent sous le coup du rasoir d'Occam.
C'est en apprenant à fonder sa pensée en son être comme
source de droit que l'auto-positionnement infini de soi a le
plus de chance de s'affirmer comme un principe de solidité,
d'équilibre et de cohérence.

(50) La formation du nucléus êtrique.— On a beau-


coup réfléchi au cours des générations à ce qu'on pense être
l'homme. Tout en s'inspirant des traditions les plus oppo-
sées, on a proposé différentes définitions. Or, ce qui caracté-
rise toutes ces tentatives, c'est qu'on a prétendu saisir
l'homme tel qu'il est. Il a fallu attendre Sartre pour qu'on
s'aperçoive que l'homme est un projet. Mais là encore, c'était
pour mieux le figer dans une essence, car pratiquement per-
sonne ne croit que l'homme puisse changer. Les théories
évolutionnistes ne prévoient de transformations qu'à long
terme et quant aux autres, qui en admettent la possibilité,
elles repoussent dans un avenir mythique l'avènement du
surhomme. Quand on regarde quel schéma métaphysique a
le plus avantagé l'homme à ce niveau, on est obligé de re-

183
connaître que la religion a ouvert à l'homme une certaine
perspective en indiquant qu'il pouvait devenir un saint.
Bien sûr, elle ne s'est pas aventurée plus loin. Dans la vi-
sion chrétienne de l'homme et de l'univers, celui-ci peut de-
venir un saint, mais pas un Christ. Il y a bien aussi Marx
qui a tenté de montrer le caractère dynamique de l'existence
humaine dans ses rapports dialectiques incessants avec la
nature. Mais l'homme ici demeure un sujet matériel produit
par l'univers* Malgré sa conscience, son autonomie spiri-
tuelle est nulle. Lorsque je me suis penché sur la notion
d'homme, j'ai tout de suite pensé que j'étais là devant une
réalité transitoire, l'homme n'étant qu'une étape entre
l'animal et autre chose. Loin de moi l'idée que l'homme évo-
lue. Je vois plutôt la conscience empruntant différents véhi-
cules pour s'exprimer, comme si l'animal, l'homme et le sur-
homme n'étaient que des modes d'expression de l'identité
profonde. On sait que je ne tire aucune vanité d'être un hu-
main et que je n'ai pas tendance à m'identifier à un quel-
conque statut terrestre. Je suis être et cela me suffit. Mais
pour en arriver là, il a fallu que je me transforme intérieu-
rement, si bien que mes rapports au monde se sont modifiés.
Au cours de mes expériences psychiques les plus poussées,
j'ai bien vu que les humains et les non-humains étaient tous
semblables du point de vue spirituel dès que la conscience
s'allumait chez eux. Les sources de pensée sont beaucoup
plus nombreuses qu'on le croit dans le cosmos. Ce qui re-
tient mon attention, c'est que l'homme a intérêt à se donner
un être et que cette opération, qui l'entraîne bien au-delà du
statut d'humain, passe par la formation d'un nucléus êtri-
que, c'est-à-dire d'un noyau où l'être se rassemble en un
point métaphysique précis de façon à organiser son expan-
sion. L'homme qui ne s'est pas donné un noyau d'énergie
parfaitement subsistante n'existe pas vraiment à mes yeux.
Il est comme une promesse non tenue. L'observation des
faits nous amène à constater qu'il y a beaucoup de néant en
l'homme. Certains humains ne sont même pas entièrement

184
aptes à penser au moyen d'un cerveau. Certains pensent
avec leur coeur, d'autres avec leur foie, d'autres encore avec
leurs pieds. Chacun y va avec ses petits moyens. Je dis les
choses ainsi parce que c'est avec l'être qu'apparaissent les
grands moyens. Celui qui laisse son "Je suis" immanent
opérer sa vie me comprend. Il sait qu'aucun raisonnement
humain n'équivaut à la sagesse de l'être et qu'on aurait
beau invoquer une science divine, si elle est attribuée à un
Dieu transcendant, elle n'est qu'un aperçu forcément carica-
tural du savoir absolu. Acquérir un être signifie pour
l'homme devenir "Je suis". Cela implique que toutes les
connaissances attribuées à Dieu par les théologiens lui re-
viennent en droit, plus la connaissance du tout dont l'être
est le principe constitutif, significatif et agissant, car, même
s'il avait accès au tout, l'homme n'est rien s'il n'a pas d'être.
Or, sur cette terre où chaque individu est emporté aux qua-
tre coins par des passions, des événements inattendus, des
pensées variables, acquérir un être signifie d'abord qu'il
puisse rassembler ses énergies en un point focal et que cel-
les-ci constituent le noyau de son être, c'est-à-dire l'élément
de base par la puissance duquel tout peut s'accomplir. Si le
métabolisme d'un individu peut amener celui-ci à se conver-
tir en lumière, c'est parce qu'il a subi une transformation
radicale à partir du nucléus êtrique. Il est légitime alors de
parler d'un métabolisme nucléaire. C'est quelque chose
d'énorme à quoi nous devons préparer nos esprits, puisque
nous entrons dans une période d'accomplissement êtrique
où ce qui est annoncé pour un avenir lointain risque de se
produire dans l'immédiat. Or, avons-nous le pouvoir de pen-
ser l'immédiat quand il se révèle à nous d'une façon aussi
fracassante ? Avons-nous l'aptitude qui nous permettrait de
vivre dangereusement ? N'oublions pas ici que l'apparition
de l'être équivaut à une véritable catastrophe pour les es-
prits routiniers, car il vient déranger tous leurs plans et
bouleverser leur sens du connu. En effet, être équivaut à
devenir un étranger pour tout le monde alors que tout de-

185
vient du connu pour nous. Comment cela peut-il se faire ?
Cette impression d'étrangeté ne peut venir que de la puis-
sance du nucléus êtrique qui amène l'homme à obéir à un
principe radicalement différent de celui qui règne sur son
humanité commune. Lorsque les autres ne peuvent plus se
reconnaître en nous parce que nous dédaignons ce qu'ils
estiment avoir tellement de prix, ils deviennent violents.
Eux qui travaillent si fort, qui recherchent la sécurité avec
autant d'avidité, qui investissent sur l'avenir au mépris du
présent, ils ne peuvent pas comprendre pourquoi nous ne
tenons plus du tout à travailler, nous ne cherchons plus à
nous protéger des calamités et nous nous déclarons heureux
de n'avoir plus d'ambition ni aucun besoin. Les individus
qui se sont privés toute leur vie ne peuvent comprendre ce-
lui qui cesse de se débattre, qui renonce à ses priorités an-
ciennes et décline tout respect de ses obligations récentes.
Us sont prêts à l'accuser de tous les crimes parce que son
action leur semble aberrante. Mais celui qui a acquis un
foyer permanent de subsistance possède maintenant un nu-
cléus êtrique solide qui lui permet de résister aux ballotte-
ments de l'existence. C'est comme un équilibre qui se main-
tient au coeur des mouvements les plus impétueux. Aucune
tempête ne peut toucher l'être. Tout déchaînement d'énergie
de ce genre n'est qu'un frisson périphérique léger en compa-
raison de la puissance paisible que l'être constitue. La for-
mation d'un nucléus êtrique se fait en rapportant toutes les
expériences à ce nouveau centre. La répétition de ce mou-
vement d'attribution des vécus et des étés à ce centre en-
traîne la formation du noyau métaphysique en l'homme.
Peu à peu, la vieille croûte d'humanité se dessèche et craque
de partout, laissant s'exprimer ce joyau radieux et chaleu-
reux que constitue cette base d'autre chose dont l'homme
n'est que l'esquisse fragile.

(51) Un nexus de possibilités.— Je veux maintenant


examiner l'être sous l'aspect du développement qu'il apporte

186
à la personne. Celle-ci, on l'a remarqué, n'est qu'un masque
d'illusions qu'il faut faire tomber pour que la véritable iden-
tité apparaisse. Il n'y en a pas moins, exprimées dans la
personne, des possibilités latentes déjà présentes au coeur
de l'illusion. En effet, au moment où je doute de la réalité de
la personne, je n'en dois pas moins reconnaître qu'il y a une
personne. Une illusion, c'est plus que rien. Ainsi donc, M y a
en nous des potentialités qui s'expriment épisodiquement
comme les indices d'une tâche à accomplir. Nous sommes
travaillés par des courants qui dépassent de très loin notre
individualité locale et nous emportent au-delà de notre
champ d'action spécifique, ne serait-ce qu'à travers nos rê-
ves et nos intuitions. La philosophie peut également nous
donner nos premières impressions de survol, de compréhen-
sion englobante. Pendant que la personne s'affaire comme la
taupe qui travaille dans l'ombre, il y a en elle quelque chose
qui s'apprête à émerger, comme un regard qui veut se déta-
cher de l'expérience pour mieux l'observer. Au coeur de la
personne, il y a donc un témoin en formation. Notre entélé-
chie nous fait ressentir ces choses puisqu'elles nous mar-
quent dès notre naissance physique et même avant. Quand
je parle d'un nexus de possibilités, j'envisage un carrefour
de forces liées par des accords de similitude permettant de
voir grandir une compréhension favorable à l'émancipation
de la personne. Encore une fois, je précise ici qu'il ne s'agit
pas du tout dans ma philosophie de détruire la personne ou
l'ego, mais d'en soumettre l'activité à une transparence
croissante, de façon à ce que tout ce qui constitue l'indivi-
dualité se soumette progressivement à l'action de l'être au
point de ne plus lui faire obstacle. Ce nexus d'énergies, je le
vois comme la rencontre en chacun de nous de disponibilités
favorables à la concrétisation d'événements psychiques ou
autres susceptibles de nous aider à comprendre notre desti-
nation véritable. L'être travaille en silence et de façon invi-
sible. Il nous meut de l'intérieur du fait de sa seule possibi-
lité. Il favorise les situations propices à une compréhension

187
supérieure de soi-même. Des idées peuvent surgir à l'impro-
viste dans notre esprit, des circonstances peuvent se produi-
re qui vont ouvrir nos yeux, des possibilités latentes non
exprimées vont devenir manifestes et se révéler être des
trésors d'intelligence et de beauté. Ce qui se produit ici peut
être considéré comme une lente maturation de quelque cho-
se qui a longtemps tardé, si bien que les temps sont mûrs et
qu'on sent soudain l'imminence de l'éclosion. Chaque hom-
me met un certain temps à comprendre qu'il est cette lumiè-
re qu'il cherche. La personne se croit toujours dans le noir;
elle élabore des stratégies pour se sortir de l'impasse de la
vie, elle croit au combat. Il n'en va pas ainsi pour l'être qui
n'a rien à combattre en dehors de lui et dont l'action paisible
invite au grand recueillement au coeur même de la dynami-
que qu'il suscite en nous. Le moment crucial où ce nexus de
possibilités devient rentable pour la personne en quête de
conversion est celui où elle comprend qu'elle n'a plus rien à
demander aux autres parce qu'elle peut se nourrir mainte-
nant de son propre fond. Ses dépendances lui apparaissent
clairement et, par conséquent, les conditions de possibilité
de son indépendance. C'est exaltant de comprendre soudain
qu'on s'appartient, qu'on est à soi et que rien ne peut nous
séparer de nous-mêmes. Ce qui semble enveloppé de mystè-
re aux yeux du poète apparaît à ceux du philosophe comme
la genèse limpide de quelque chose qui se constitue à partir
de l'entéléchie comme la fonction itérative d'une grande Idée
qui s'apparaît à elle-même à travers ses possibilités. Cette
époque de la vie où l'individu commence à s'éveiller et tend
vers lui-même peut même apparaître comme la plus stimu-
lante qu'il ait connue une fois qu'il a conquis son être. En
effet, une fois l'être installé, le souvenir de ces moments de
passion et de ferveur sert à alimenter une volonté d'ensei-
gner aux autres la conquête de soi. C'est moins le sentiment
de la divinité accomplie qui inspire le travail sur soi entre-
pris par les individus désireux de s'éveiller que celui de
l'aventure où ils se lancent en frémissant. Notre "Je suis"

188
immanent est indissociable de ses genèses. Il est tout entier
dans les premières manifestations de l'intelligence créatrice
qui s'annonce d'abord comme une sagesse cosmique avant
de se révéler être une auto-investiture divine. Il en va ici
comme pour ceux qui ont terminé leurs études universitai-
res et qui prennent plaisir à revenir vers certaines notions
qui enrichissent désormais leur vie. Je n'ai pas
chaque jour à soutenir ma thèse de doctorat, je suis docteur;
mais chaque jour, je sens que ce que je possède s'enracine
dans des souvenirs, des espérances qui, maintenant qu'elles
sont satisfaites, se donnent comme autant de moments de
grâce. Ainsi donc, au coeur de ce nexus de possibilités se
montrent les esquisses d'un monde fabuleux entrevu autant
qu'inventé, objet d'un travail autant que révélé comme un
horizon lui-même constitué mais servant d'amorce à d'au-
tres constitutions moins vastes et moins définitives. Com-
prendre que ce qui s'offre à moi me lie à l'éternité provoque
en moi un sentiment d'aventure que rien au monde ne peut
effacer et qui est nécessaire à la compréhension de la vie
divine déjà présente au coeur du nucléus êtrique.

(52) À la verticale du monde.— Les gens qui ont été


déclarés morts un bref instant et qu'on a ramenés à la vie
comprendront ce que je veux dire ici. Lorsqu'un homme
meurt, il se passe quelque chose en lui qui ne ressemble à
rien d'autre. Il ne se demande pas avant de rendre son der-
nier souffle de quelle couleur sont ses draps de lit ou encore
s'il a pris soin de remiser sa voiture dans le garage. La vie le
quitte. Ses amours, ses ambitions, ses besoins deviennent
néant. Ses pensées l'abandonnent, sa chair tombe de tous
côtés, il est intérieurement ravagé par l'oubli, l'abandon,
l'inconnu. Alors d'autres yeux s'ouvrent en lui. Parfois, il
voit son corps étendu dans la salle d'opération et assiste
impuissant aux efforts des médecins pour le réanimer. Bien
sûr, il voudrait qu'ils lui fichent la paix. Il n'a pas trop de

189
toute l'éternité pour assumer ce qu'il éprouve maintenant et
qui le met bien au-delà des préoccupations terrestres. On
pourrait dire qu'il se trouve à la verticale du monde. Ce qu'il
décide de voir, peu importe que ce soit ici ou aux antipodes,
il le voit immédiatement. Il ne souffre plus, il ne sait même
plus qui il est, ses intérêts sont pratiquement nuls. Il flotte.
C'est à peu de mots près l'impression éprouvée par celui qui
se trouve précipité dans son être à la suite d'une vision ou
d'un choc bienheureux. Par exemple, je marche en ce mo-
ment au 9e étage d'une tour où je dicte mes réflexions. Si je
m'inscris dans la conscience explicite que la matière n'existe
pas, je me vois suspendu dans le vide en train de me livrer à
une tâche absurde, parlant à ma secrétaire également sus-
pendue dans le vide au moment où elle se livre à des gestes
qui n'ont plus aucun sens si je les considère du point de vue
de l'éternité. Écrire au dactylo est une de ces activités qui
n'a aucun sens dans l'infini. Respirer, se mouvoir, exister
n'ont pas tellement de sens non plus. Mais il est évident
qu'en réalisant ce que j'entends par être au moment où je
perçois ces choses de cette façon, je me sens au sommet du
monde comme si je pouvais observer toute chose d'un point
de vue absolu. On me dira que c'est un peu étrange de com-
parer ce qu'éprouve celui qui vît dans son être à ce que l'on
ressent après la mort. Au fond, c'est absolument la même
chose. Que reste-t-il de mon corps, du mobilier dans le salon
et des voitures que j'observe par la fenêtre si je ne prends
soin de les investir d'être. Ce sont des détails inconsidérés
de l'existence qui n'ont de valeur qu'aux yeux de ceux qui,
s'étant pris dans le monde, se sont oubliés eux-mêmes. Cet-
te grandeur, cette hauteur qui consiste à être voit toute cho-
se avec des yeux différents de ceux du corps. Ce sont les
yeux du Dieu Vivant, c'est-à-dire de tout homme conscient,
mort et ressuscité au sein de ses pensées et constatant qu'il
est infini par une décision arbitraire qu'il peut prendre ou
ne pas prendre. Ici, je me trouve à mettre l'accent sur le
caractère ineffable, insaisissable et incirconscriptible de

190
l'être, car c'est bien ainsi qu'on le ressent face à toutes cho-
ses qu'on voudrait observer par un regard détaché capable
de les isoler. Ce n'est pas sans raison que j'associe l'être à la
verticalité, car celle-ci, si elle est vécue, étée, prend son sens
dans un certain vertige. Voyant toutes choses de haut, j'ai
en même temps la sensation de les saisir dans leur essence.
Notez que je n'ai pas besoin de me livrer à une opération
particulière pour comprendre les choses de cette façon. Je
n'ai qu'à me rappeler que je suis. A la fin de mes conféren-
ces, quand je me promène parmi le public pour lire les visa-
ges, je suis dans cet état fondamental. Ils me donnent accès
à leur essence aussi bien qu'à des détails inouïs. J'ai dit un
jour à un vieil homme que son visage portait la marque des
tempêtes qu'il avait traversées. "Nom d'une pipe, s'écria-t-il,
je m'appelle Storm". Et tous de rire parce que ma vision pé-
riphérique s'était soudainement concentrée sur un détail
banal mais tellement frappant que tous en étaient frappés.
Il en va de même si quelqu'un me demande mon aide. Les
gens commencent à comprendre mon langage. Une de mes
compagnes qui devait être réopérée à la suite d'une premiè-
re intervention chirurgicale m'a demandé: "Peux-tu m'en-
voyer un peu d'être ?" Je savais ce que cela voulait dire. Je
l'ai bénie. Et voilà que l'abcès précédemment constaté par
deux médecins avait disparu lorsque le troisième fit un der-
nier examen à la porte de la salle d'opération. Bien sûr, il ne
peut que traiter les autres d'incompétents, Un abcès ne dis-
paraît pas en quelques heures. D'après la loi générale, non.
D'après la loi d'exception qui est celle-là même de l'être, oui.
Je me rappelle du jour où j'étais allé reconduire à l'hôpital
une amie qui devait subir un avortement. J'avais saisi de
mes deux mains une partie de la charpente métallique de
l'édifice et j'avais pensé: "Être, occupe-toi d'elle", sachant
que je me trouvais à harmoniser l'édifice au complet. Vous
auriez dû voir sortir les médecins et les infirmières, une fois
les interventions terminées. Chacun y allait d'un commen-
taire étonné: "Comme c'était facile aujourd'hui ! Il y a des

191
jours où tout va si bien". Au moment où j'ai saisi la balus-
trade en cuivre qui devenait le point de ralliement de mes
énergies êtriques, j'ai compris que je changeais la nature
des vibrations sur les lieux. Je n'ai rien senti. Cela est arri-
vé. À la verticale du monde, même l'impossible devient pos-
sible. On m'objectera que je ne dois pas manquer de travail
à la surface de la terre. Mais c'est compter sans ma souve-
raine capacité de me mêler de mes affaires.

(53) Aperçus sur la loi d'exception.— Puisque l'être


instaure en nous le règne de l'infini sous le haut patronage
de notre propre autorité, il est bon de réfléchir ici sur le ca-
ractère exceptionnel de ce fait qui tranche si radicalement
avec la façon commune de régler les choses humaines. En
effet, „ qui parle d'éveil parle d'une transformation profonde
à l'occasion de laquelle l'individu humain cesse de fonction-
ner comme une machine pour obéir à une législation inté-
rieure libératrice. On peut donc dire sans exagération qu'un
tel individu entre sous la loi d'exception parce qu'il agit da-
vantage maintenant en fonction de sa liberté qu'en fonction
des motivations, héritées de la mécanicité irréfléchie. Or,
j'ai pu constater que dans son sens profond la liberté se
donne comme la légitimation de l'exceptionnel. Tout homme
désireux de rester libre n'en fait qu'à sa tête en essayant de
ne pas perdre celle-ci. Pour pouvoir satisfaire ses propres
exigences, il doit invariablement contrarier celles des au-
tres. C'est ainsi que l'individu libre devient une source
d'embarras pour ses semblables. Il ne cherche plus comme
eux à se faire reconnaître des autres. Il est tout fier de dire
qu'il n'appartient qu'à lui-même. Être libre et conscient de-
vient alors la source de son bonheur. Si l'on examine la fa-
çon dont la grande majorité des gens se comportent, on ver-
ra qu'ils ont adopté un schéma comportemental commun
régi par l'éducation, la morale ou la religion. Ils vivent plus
en fonction des autres qu'en fonction d'eux-mêmes. Ils se

192
demandent toujours s'ils vont être dans le ton ou s'ils ne
vont pas regretter d'avoir été trop personnels. Certains d'en-
tre eux ne se permettront même pas de réagir devant un
événement sans prendre conseil auprès de ceux qui déter-
minent la "bonne" façon de réagir. Nous sommes très loin ici
de la spontanéité créatrice de l'individu qui a l'initiative de
sa vie, qui prend plaisir à surgir comme un absolu et qui
n'attend aucune reconnaissance des autres pour assurer sa
valeur. Je dirai donc que la loi d'exception est la loi de celui
qui a cessé de se désobéir pour se soumettre tout entier à
l'orientation immanente que son être profond lui suggère. À
l'écoute de lui-même, il sait qu'il a tout à gagner à respecter
sa liberté au lieu de se soumettre au joug de la loi générale.
Toutefois, il n'est pas sans savoir que la loi des autres règne
en maître sur certains aspects de lui-même. Le physique,
l'émotionnel et le mental sont assujettis à une loi d'espèce à
l'égard de laquelle il n'est pas recommandable de prendre
des permissions trop désinvoltes. Cette loi gère aussi bien la
façon dont notre corps est constitué que les liens qui nous
rattachent à la parenté. C'est elle qui détermine la structure
de l'instinct maternel comme celle de notre environnement.
On ne peut se libérer qu'en partie d'une législation aussi
profondément inscrite dans notre chair. Il n'est pas souhai-
table de la heurter de front. Maints génies, maints Césars
ont péri parce qu'ils n'avaient pas tenu compte de son im-
portance. Ayant omis de s'inscrire sous la loi d'exception, ils
se sont retrouvés sans protection face aux contrecoups de la
loi générale qu'ils avaient défiée. Or, ce qu'il y a d'extraor-
dinaire dans la loi d'exception, c'est qu'elle trouve son sens
par rapport à la loi générale. Ne dit-on pas que toute excep-
tion confirme la règle. On voit tout de suite qu'il serait vain
d'entreprendre une guerre contre son propre corps ou de
vouloir démontrer qu'on peut respirer sous l'eau, La loi
d'exception opère de façon plus insidieuse. Son action per-
met à l'être de s'infiltrer dans les secteurs gouvernés par la
loi générale et de transformer progressivement ceux-ci sans

193
que la loi générale n'intervienne. L'individu exceptionnel ne
défie la règle commune que s'il est sûr de son coup. Une at-
titude trop téméraire pourrait lui valoir de se retrouver en
prison, à l'asile d'aliénés ou au cimetière. Ceux qui ont péri
aux mains de la loi générale, que ce soit sous la forme de
l'Inquisition comme Giordano Bruno, sous la forme d'un
complot comme César ou sous la forme d'une exécution pu-
blique comme Jésus, n'avaient pas pris leurs précautions.
Ils se sont lancés à l'attaque du monstre sans assurer leurs
arrières. Un homme comme Jésus n'avait pas d'amis, il
n'avait que des disciples écrasés par sa trop grande enver-
gure. Celui qui vit sous la loi d'exception apprend vite que
son être procède à travers des réseaux, car il peut utiliser
n'importe quel mécanisme déjà utilisé par la loi générale en
lui imposant un supplément de direction qui le transforme
ou le biaise dans le sens d'un accomplissement qui se veut
parfois contre nature. N'oublions pas que l'âme, la nature et
Dieu sont des créatures artificielles de la loi générale pour
suborner les consciences individuelles et les soumettre à
l'action de la massification. La plupart des gens qui se veu-
lent soumis sont des individus aliénés, utilisés parce qu'uti-
les, donc sous influence, c'est-à-dire dépendants. L'individu
exceptionnel sait "jusqu'où aller trop loin". Il joue avec la loi
générale en testant les limites de sa liberté. Après tout, ce
n'est pas un si grand mal que de vouloir rester en vie. On
m'a déjà demandé si j'étais prêt à mourir pour mes idées.
Non, ai-je répliqué, me souvenant de la leçon de Galilée,
mais je vivrais longtemps pour elles. Je n'appartiens donc
pas à cette humanité sacrificielle qui tend le cou à la hache
du bourreau pour démontrer la valeur de ses idées. J'ensei-
gne à travailler sur du velours, non à se faire clouer sur une
croix. Je suis prêt à faire beaucoup pour assurer le pouvoir
de mon être, mais je ne vois pas pourquoi je devrais renon-
cer à mon confort. Il fut un temps où l'on croyait que pour
être sage, il fallait être pauvre ou encore qu'un intellectuel
ne pouvait paraître que léger s'il était beau et souriant. Ces

194
sots préjugés hérités du Moyen Âge n'ont plus cours aujour-
d'hui. L'homme qui se donne un être sait que l'opposition
que va s'attirer sa conduite exceptionnelle ne fait pas de lui
un individu en guerre contre l'humanité. La globalindivi-
duation lui apprend que plus il est lui-même, plus il ren-
contre l'ordre fondamental des choses. Pour mieux illustrer
la façon dont l'individu qui vit sous la loi d'exception opère
dans la vie, j'aurai recours à l'exemple suivant. Nombreux
sont ceux qui se rappelleront la fameuse prière des Églises
chrétiennes: "Seigneur, que ta volonté soit faîte et non la
mienne". Si seulement ils avaient pu dire: "Que ta volonté
soit faite, car c'est aussi la mienne", ils auraient pu faire
grandir leur être, car du même coup ils auraient cessé d'être
séparés de Dieu. Maïs la foi religieuse est séparatrice. Elle
est invariablement celle "d'un incroyant qui croit" à quelque
chose de si radicalement différent de lui qu'on dirait un
athée qui se prend à rêver de Dieu. Ce n'est pas tout à fait
ainsi que j'envisage la réconciliation du Dieu des croyants
avec mon être profond. Mon "Je suis" immanent englobe le
Dieu des croyants à titre de composante êtrique et fait de lui
quelque chose de contingent par rapport à l'unique néces-
saire: l'être. Peu de gens s'y retrouvent quand il s'agit de
vivre la totalité, car celle-ci implique le choix de soi comme
absolu. Cela ne fait que contredire leur orientation empiri-
que qui les amène à tendre vers un idéal inaccessible, bref à
évoluer du mieux qu'ils peuvent, ce qui ne peut aboutir qu'à
un échec en fin de parcours. Dans l'être, il n'est plus ques-
tion de fuir en avant, de se soumettre à l'hétéronomie d'une
loi imposée du dehors à une nature rebelle. D'abord, il n'y a
pas de nature. Ensuite, toute loi extérieure à la conscience
est le fruit d'une abstraction irréalisante. Enfin, tout pro-
cessus qui amène l'homme à se désobéir ne peut être
qu'aliénant même s'il s'agit d'assurer son bien. La loi d'ex-
ception est donc la loi de celui qui, ayant décidé de vivre
selon son être, s'en remet à celui-ci pour prendre en charge
les processus administrés auparavant par la loi générale et

195
donner à sa vie une orientation supranaturelle qui va dans
le sens de la grande entéléchie.

(54) Le respect du support planétaire.— Une des ca-


ractéristiques de ceux qui s'allument et commencent à sen-
tir l'action de leur être est d'aller penser qu'ils se trouvent
soudainement affranchis des limites préalablement instal-
lées en eux dans le cadre de la personne. Un tel comporte-
ment est extrêmement nuisible et nombreux sont ceux
qui ont payé cher pour avoir voulu aller trop vite en affaire.
Par exemple, tel individu a fait sur lui le travail requis à la
cristallisation de son être, mais il ne s'est pas soucié d'assu-
rer une transition souple entre son mode de vie précédent et
celui qu'il vient d'adopter. Il se peut que son être soit instal-
lé mais qu'il ne soit pas capable de tirer les conséquences de
cette installation dans sa vie ou qu'il évalue mal celles-ci. La
force d'entraînement des vieilles habitudes est telle que,
même une fois devenu être, l'individu se laisse aller à des
comportements indignes de son élévation. Ainsi, il peut
souffrir dans son corps des suites de gestes passés qui
continuent de l'affecter aujourd'hui. Son nouveau pouvoir
semble lui suggérer de balayer ces poussières du revers de
la main. S'il doit prendre des remèdes, il peut aller penser
qu'ils ne lui sont plus d'aucune utilité et décider de s'en pas-
ser. Mais le monde relatif qui est celui des enchaînements
ne se laisse pas oublier avant d'avoir été entièrement absor-
bé dans l'absolu. L’individu en question peut se retrouver à
l'hôpital parce qu'il a négligé de respecter son support pla-
nétaire. El conclura alors que son être n'a pas fait son tra-
vail. C'est là une interprétation erronée. La vie sur terre
implique un consentement à certaines limites en vue de les
dépasser, mais cela ne peut se faire qu'avec méthode et pru-
dence. Imaginons quelqu'un qui vit sur une île déserte en-
tourée de crocodiles affamés. S'il n'est pas particulièrement
bien armé pour protéger son cheptel de chevreaux, il devra

196
en sacrifier un de temps en temps pour nourrir les crocodi-
les, sans quoi ceux-ci pourraient bien le dévorer. Cette allé-
gorie me fait beaucoup penser aux devoirs de nature êtrique
que chaque individu a envers la loi générale. Bien sûr, il a
pour mission de la neutraliser et même de la combattre,
mais non de se conduire de telle sorte qu'il en viendra à
perdre la vie. La loi générale est affamée. Elle est dangereu-
se et sans merci. Mais une fois rassasiée elle produit un tra-
vail qui soutient l'être. C'est ainsi que mon sang circule
dans mes veines, que ma respiration se fait et que mon
corps se restaure par le sommeil sans que j'aie grand effort
à faire pour assurer le fonctionnement de mon organisme.
Je dois m'arracher à la mécanicité, mais de telle façon que
celle-ci ne soit pas mise hors d'état de me servir. Quand
j'apprends à conduire une voiture, j'opère avec mon centre
mental. J'ai tout à comprendre et je n'ai pas le temps
de penser à autre chose. Par contre, avec l'habitude, mon
centre physique prend la direction des opérations et je peux
alors conduire ma voiture en m'allumant une cigarette, en
écoutant la radio et en bavardant avec un passager. Ainsi le
mécanisme, non seulement ne s'oppose pas à la liberté, mais
la seconde. Pour en arriver là, il a fallu que j'accorde toute
mon attention une bonne fois à ce que je devais apprendre.
Il en va de même de notre personne. Ce n'est pas parce que
j'ai atteint un état supérieur que je dois l'exposer à des dan-
gers. J'ai tout intérêt à bien vivre en sorte que ma pensée ne
soit pas troublée par ses éternelles récriminations. Il est
donc important que je m'occupe d'elle convenablement pour
qu'elle cesse de faire obstacle à mon projet transcendantal.
Le corps est anxieux face à l'infini auquel je le confronte
soudain après une vie de compromis et de mensonges. Je
dois lui parler, le rassurer, lui faire comprendre que je l'ai
maltraité et que je désire maintenant l'associer à une vie
supérieure où il n'est plus nécessaire pour lui d'être malade,
de vieillir et de mourir. Est-il encore temps qu'il comprenne
ces choses ? À quatre-vingt-dix ans, ma mère ne le pouvait

197
plus. Après un début de conversion en lumière qui a fait
apparaître sur son visage un modeste halo, elle a laissé
tomber. Ce n'est pas bien terrible, car la matière n'existe
pas et la mort ne constitue que le passage de l'expérience du
corps planétaire à celle du corps astral. Je veux donc rassu-
rer ceux qui se demandent s'ils pourront jamais se convertir
en lumière. Notre être ne peut connaître l'échec. Donc, par
définition, il saura utiliser toute situation que les consé-
quences d'une vie terrestre lui imposeront. Le foyer de notre
"Je suis" intussusceptif est si intense qu'à côté de lui le
monde lui-même n'a plus beaucoup d'importance. Alors,
imaginez un peu ce que le corps physique peut valoir. Ce
n'est même pas une petite flammèche face à ce grand
éblouissement de lumière que constitue notre être. L'essen-
tiel est de comprendre ici que l'être emportera tout et qu'il
ne subsistera à la fin que le sentiment de notre identité di-
vine qui se résume à une immensité lumineuse en acte.
C'est pourquoi les individus réalisés n'ont plus tellement de
soucis pour les choses périssables. Ils s'en accommodent
quand celles-ci leur semblent contraires et ils en jouissent
quand elles vont dans leur sens.

198
CHAPITRE IV

UN ACCORD TOTAL

(55) Le consentement à l'existence.— Qui veut avoir


une idée précise de ce que j'entends par être doit se dire
qu'une conception élaborée de l'être ne peut se définir en
dehors de la notion d'existence, car être implique une exis-
tence poussée à l'extrême. Pour être, il est donc important
de comprendre ce que signifie exister. Il s'agit là d'une no-
tion qui va bien au-delà de la vie. Elle dépasse aussi le visi-
ble. Et pour montrer à quel point elle est vaste et complexe,
n'était-ce pas Kierkegaard qui demandait si une mouche
avait autant d'existence que Dieu ? Bien sûr, l'existence
chez lui est associée à la subjectivité. C'est peut-être ici ce
qui va nous permettre de faire une première distinction en-
tre être et exister, puisque j'associe l'être à la superjectivité.
On devine qu'il s'agit là d'une dimension qui nous entraîne
au-delà de l'opposition qui existe dans les philosophies clas-
siques entre la subjectivité et l'objectivité. J'entends par
subjectivité l'exaltation du "Je suis" immanent en tant que
source d'un penser êtrique qui englobe tout ce qui relève du
sujet et de l'objet. De quoi s'agit-il ? Pour le comprendre,
nous devons d'abord réfléchir sur l'existence. Dans cette
notion, l'espace et le temps ne sont pas plus constituants
qu'ils peuvent l'être pour comprendre la notion d'être. En
effet, l'existence ne concerne pas seulement des humains,
des événements ou des objets phénoménaux ontiques rele-
vant des formes a priori de la sensibilité que sont l'espace et

199
le temps, mais aussi des éléments du monde astral, causal,
infini qui relèvent des formes a priori nouvelles d'une sen-
sibilité convertie en même temps que la personne que sont
l'éther et l'éternité. Elle transcende jusqu'à un certain point
la structure ontico-existentielle du monde et la structure
ontologico-existentiale de l'homme. Ce qui fait qu'elle est si
différente de l'être tant qu'elle n'est pas stimulée à l'extrême
et qu'elle ne s'embrase pas par la poussée êtrique, c'est
qu'elle n'a pas d'autonomie propre et que, contrairement au
dynamisme de l'être, elle demeure étrangement statique et
même passablement passive tant qu'elle ne connaît pas l'ac-
célération que confère la superjectivité à la subjectivité. On
devine ici qu'une telle accélération ne deviendra possible
qu'une fois tous les problèmes existentiels et existentiaux
soumis à un arbitrage êtrique. Or, ce qui fait que les diffi-
cultés rencontrées au cours d'une vie s'aplanissent, c'est la
capacité de chacun de consentir aux difficultés de l'existen-
ce, non dans le sens où l'on se résout à les accepter parce
qu'on se sent impuissant à les surmonter, mais plutôt dans
celui où celles-ci nous apparaissent comme des événements
énergétiques qui viennent consteller l'horizon de notre psy-
ché. Celui qui est capable de se sentir d'accord avec tout ce
qui lui arrive sent l'existence culminer en lui. On dirait que
ce consentement fait flamber son être. De quoi en retourne-
t-il ? Disons d'abord qu'une compréhension de la vie qui s'ef-
fectue au nom de l'absolu permet de saisir comment le rela-
tif se subsume à l'absolu et même se fusionne avec lui. Une
fois qu'on a réalisé ce qui se passe lorsque l'absolu assume le
relatif, on comprend que tout est parfait et on cesse de se
battre avec les problèmes de la vie quotidienne. Perdre n'est
pas plus dramatique que gagner, de ce point de vue. Être
malade n'est pas moins gratifiant qu'être en santé. Être
dépouillé de tout n'est pas plus désavantageux qu'être riche
à jeter l'argent par les fenêtres. On devine que l'état qui
préside à une telle compréhension implique que l'individu
soit parvenu au détachement suprême dans la jouissance

200
totale, car, contrairement à ce que pensent certains philoso-
phes, le détachement n'a de sens que dans l'abondance et
non dans la privation. Il n'est donc pas possible de consentir
au monde si on ne voit pas en lui une expression de la per-
fection qui se dégage du fait de vivre l'absolu, de se sentir
absolu, ce qui ne peut manquer de se produire une fois qu'on
s'est choisi absolument. Mais examinons plus attentive-
ment en quoi ce consentement à toutes choses peut fa-
voriser l'expansion de l'existence et sa culmination dans
l'être. On sait parfaitement qu'un individu soucieux n'est
pas disposé à la réflexion ou à l'action. Il pense à lui certes,
mais en se recroquevillant sur lui-même. Or, l'existence im-
plique l'ouverture. D'après la racine étymologique de ce mot,
l'existence mène à l'extase. Du moins, cette dernière est-elle
son aboutissement naturel. Un individu réconcilié avec lui-
même ne peut qu'être réconcilié avec toutes choses. Il peut
certes être encore combatif, mais son engagement existen-
tiel est un combat pour quelque chose et non contre quelque
chose. On voit tout de suite que quelqu'un peut s'animer,
devenir un intense foyer de création, lutter pour la supré-
matie de ses idées, sans être en guerre avec le monde, sans
considérer les autres comme ses ennemis, sans se juger dé-
favorisé par les circonstances. Quand je prétends que tout
est parfait pour celui qui s'est éveillé, j'entends par là qu'il
n'a rien à redire à l'ordre des choses, puisqu'il comprend
qu'il n'arrive à un homme que ce qui lui ressemble. Si, à sa
connaissance, il n'a émis aucune pensée de limitation, alors,
quelle que soit la nature de ce qui lui arrive, il ne peut qu'y
consentir. Il agrée de tout son coeur à des événements que
sa personne ne comprend pas mais que son être a préparés
pour lui. Il sait dans son for intérieur que son être ne peut
pas connaître l'échec et se soumet à sa législation immanen-
te comme à l'expression la plus parfaite de sa propre pensée.
L'homme qui se conduit de cette façon ne peut que s'aug-
menter de lui-même à l'infini dans le bonheur-liberté-
énergie-conscience.

201
(56) Être mène à l'approbation du monde entier.—
J'opposerai la notion d'approbation dans le contexte moniste
immanentiste aussi bien au rejet de l'existence qui caracté-
rise l'hindouisme qu'à l'idée d'acceptation proposée par le
christianisme. Nisargadatta dit quelque part que le monde
entier a sa désapprobation. Je comprends ce qu'il veut dire.
Voir les gens vivre mal, les voir s'enfoncer dans la souffran-
ce à cause de leurs magouilles, constater qu'ils n'ont pas du
tout le goût de se réformer, voilà ce qui peut soulever la dé-
sapprobation. Ma philosophie cependant ne se développe
pas dans un contexte de renoncement ou de purification. Je
soutiens même que la seule façon de faire disparaître le mal
de la surface de la terre est de l'approuver. Bien sûr, je ne
vois pas le mal ici du point de vue moral. Une telle notion
représente une absurdité par carence. Je vois plutôt le mal
d'une façon toute relative là où il y a la souffrance, la mé-
chanceté, la destruction, la violence. Et comme il s'agit plu-
tôt des reliquats d'une conception abstraite et antithétique
du monde, il n'y a pas de mal absolu pour moi, pas plus qu'il
n'y a de bien absolu. Il n'en reste pas moins qu'à aucun mo-
ment je ne saurais rejeter ou condamner le mal dans sa gé-
néralité. Je vois plutôt en lui une occasion de se développer
et de s'enrichir. Le mal n'est rien d'autre que le fumier dont
le bien a besoin pour devenir le mieux. Approuver le mal,
c'est donc l'intégrer à une perspective plus haute où il cesse
de nuire. En ce sens, le monde entier a mon approbation.
Oui, j'approuve la violence et la guerre, la souffrance des
innocents et l'angoisse des laissés-pour-compte. Lutter
contre de telles manifestations du mental diviseur serait à
mes yeux se faire prendre au piège d'une morale qui croit en
la souffrance rédemptrice. Or, ce qu'on appelle le mal ne
sert à rien, sinon à indiquer l'étroitesse du champ de la
conscience qui l'a rendu possible par une choséification du
moment négatif de la pensée. En ce sens, je suis très proche
de Hegel, sauf que n'étant pas dialecticien au sens absolu, je
vois plutôt dans le mal une occasion de dépassement qui

202
s'adresse également au bien. Il est à noter ici pour mieux
éclairer ce débat que Nisargadatta est beaucoup plus un
yogi qu'un bhogi, tandis que je suis essentiellement bhogi. A
mes yeux, la réalisation ne peut se faire qu'en approuvant la
vie sans restriction mentale d'aucune sorte. Nisargadatta
croit que c'est s'encombrer d'un bien lourd bagage que de
vouloir assumer la totalité par la récupération de tous les
moments de l'existence. Or, ce n'est pas en tant qu'avoir que
je les intègre à ma vision, mais en tant qu'étés par mon être.
Je n'ai pas un passé, je suis mon passé. Il reste maintenant
à examiner l'usage que les chrétiens proposent de l'accepta-
tion. Un tel concept n'a de sens que dans la perspective d'un
travail sur soi dans le cadre duquel la souffrance intention-
nelle est valorisée comme le seul moyen d'avoir accès à la
réalisation. On sait que ma voie est celle de la facilité cons-
ciente. Il ne s'agit donc pas ici de briguer quelque accom-
plissement par des sacrifices et des renoncements, mais à
fuir toute occasion de faire des efforts par souci d'intelli-
gence. Si une situation difficile se présente à un chrétien, il
se voit incité au nom de l'Évangile à l'accepter, car c'est là se
soumettre à la volonté de Dieu. Si la même situation se pré-
sente à un jovialiste, jamais il ne l'acceptera, car l'accepta-
tion représente une forme de soumission dans l'impuissan-
ce. Par contre, il va approuver ce qui lui arrive, car il y a
dans l'approbation une sorte de reconnaissance de la pen-
sée. Ce qui m'arrive ne peut que ressembler à mes pensées.
Cette situation porte le sceau spirituel qui m'est propre.
L'approuver est donc faire acte d'autorité. Bien que la per-
sonne ne comprenne pas toujours ce qui lui arrive, son être
profond se charge de lui faire voir le bien-fondé de cette ex-
périence. Je peux donc refuser une situation et l'approuver
en même temps. J'approuve ce qui relève de l'être, je refuse
la souffrance imposée à la personne. En effet, lorsque quel-
que chose ne va pas, il y a toujours un moyen de changer la
situation. Or, ce n'est pas en se résignant fatalement à la
volonté de Dieu qu'on y parvient, mais en faisant preuve

203
d'imagination. L'effort, je le répète, n'a rien d'intelligent. Il
résulte d'une sorte de réitération apathique qui pousse le
mental à se buter sans cesse contre les mêmes obstacles
sans parvenir à les surmonter. L'intelligence qui est source
de facilité sait qu'il y a une solution à chaque problème et
voit même en eux une source d'information et de richesse.
C'est ici qu'on peut sans doute le mieux sentir la différence
qu'il y a entre la soumission à Dieu et l'initiative de l'être.
Notre "Je suis" immanent ne se berce jamais d'illusions. Il
sait qu'il possède la clé de toutes les situations et il s'en sert
pour décadenasser le mental. Sa force de fusion est telle
qu'il peut même dissoudre le mal et le rendre divin. En un
sens, l'être représente une forme de violence créatrice. Il
s'impose brutalement aux faits et nie les réalités schizo-
phréniques qui, manquant de fluidité, refusent de s'intégrer
à un plan supérieur. L'activité mentale anarchique a beau-
coup fait pour durcir la réalité, créer des codes, des coutu-
mes et des institutions rigides, séparer l'homme de Dieu, la
conscience de la réalité, l'âme du corps. L'être n'a cure de
ces divisions artificielles, fonctionnelles et sérielles. Il em-
porte tout dans son élan irrésistible et façonne le monde
autrement, l'intégrant à sa vision d'éternité. Il opère en fa-
vorisant les conversions nombreuses qui, par leur conver-
gence, aboutissent au point d'assemblage qui permet la re-
distribution des énergies selon un schème parfait.

(57) L'investissement êtrique.— Vivre comme une per-


sonne, c'est se sentir à l'étroit. Assumer son être, c'est s'ou-
vrir à l'infini. La personne est constamment confrontée à
des problèmes qu'elle résout tant bien que mal. L'être laisse
s'écouler en toutes choses la précieuse substance de la pen-
sée pure qui est parfait bonheur et entière liberté. Quand la
personne est mal prise, elle se tourne vers Dieu, l'État ou
les autres, car elle a besoin d'être réconfortée. On devine
que celui qui assume son être n'a d'autre souci que celui

204
d'être. Cela se traduit par la capacité de se laisser être et de
laisser être les autres, de les laisser libres, sans chercher à
intervenir dans leur vie, mais aussi de respecter ses propres
tendances sans chercher à les moraliser. Bien sûr, il est aisé
de parler ainsi quand il s'agit de l'être, ce qui découle de
l'être ne relevant jamais de l'opposition entre le bien et le
mal. Tout ce qui relève de l'être est énergie, c'est-à-dire lies-
se éternelle. L'individu qui a conquis son être jubile, il com-
prend sa chance merveilleuse et il cherche à donner aux
autres le goût de se privilégier comme il le fait. Il se peut
cependant que les autres ne soient en état ni de le compren-
dre ni de l'apprécier. Il m'est arrivé de parler à des gens qui
étaient dans l'affliction la plus grande. Pour pouvoir les ré-
conforter, il fallait que je réveille en eux une aptitude à sai-
sir mon être, que je bâtisse carrément leur réceptivité à mon
endroit. Je me suis vite aperçu qu'il me fallait leur prêter un
peu d'être pour qu'ils puissent recevoir ce que j'avais à leur
donner. De façon générale, j'appelle cela rendre quelqu'un
plus intelligent, plus disponible. Mais dans le concret de
l'action, cela signifie que je fais de cette personne l'objet
d'un investissement êtrique de ma part. Il est évident que la
majorité des gens n'ont pas d'être, mais que si on éveille en
eux ce pouvoir, ne serait-ce que le temps où ils nous cô-
toient, ils ne pourront que s'en sentir mieux à la longue, car
l'être représente pour tout individu qui ne sait pas diriger
sa vie un supplément de direction qui, tout en respectant sa
liberté, lui donne la force d'aller au bout de lui-même. Cela
ne veut pas dire que je peux donner de l'être à quelqu'un.
L'être est le cadeau que l'on se fait à soi-même de la vie
éternelle. Personne d'autre ne peut nous le faire. Cette ri-
chesse doit être ardemment désirée et recherchée. Mais il
arrive qu'on ait à soulager quelqu'un de sa misère. Ceci est
une entreprise extrêmement délicate. D'abord, il faut être
sûr qu'il nous invite à le faire, car on ne peut imposer ses
bons services à quelqu'un qui ne nous les demande pas. En-
suite, il faut être sûr qu'en essayant de l'aider on ne finira

205
pas par lui nuire, toute intervention dans la vie d'autrui
doit se faire au nom de l'absolu et non pour des motifs qui
relèvent de la sympathie ou de la charité. La majorité des
gens ne veulent pas être aidés même s'ils se plaignent cons-
tamment et quand, en fin de compte, ils consentent à de-
mander de l'aide, ce n'est toujours qu'à reculons et en nour-
rissant des sentiments de haine parfaitement dissimulés à
l'égard de celui qui les aide. Aussi, celui qui est prêt à inves-
tir son être en autrui ou dans une situation doit pouvoir le
faire sans s'attendre à de la gratitude ni même à des résul-
tats positifs. Ce que j'appelle un investissement êtrique est
une disposition du "Je suis" immanent à soutenir ce qui n'a
pas la force de se maintenir par soi-même. C'est pourquoi je
considère que bénir est la forme la plus achevée de l'inves-
tissement êtrique. Chaque bénédiction est une constitution
dont le but est de transformer la réalité en quelque chose de
plus convenable. Lorsque quelqu'un souffre, il faut com-
prendre qu'il s'est donné une réalité abominable, mais il ne
peut faire qu'elle cesse d'exister par un fiat de sa volonté,
car elle est le résultat d'actes dont les conséquences se font
maintenant sentir dans sa vie. Bien sûr, l'individu qui souf-
fre constitue ces conséquences ici et maintenant au coeur de
sa compréhension et il ne lui est pas nécessairement possi-
ble de faire qu'il en soit autrement parce qu'il est lié par une
mémoire qui le fait dépendre du poids de ses actes passés.
Rappelons que cette dépendance est expérimentée en vertu
d'une décision présente et que tout le passé se déploie main-
tenant au coeur de l'instant. Il n'en reste pas moins que ce-
lui qui souffre comprend quelque part qu'il récolte ce qu'il a
semé. Aussi, au coeur de sa volonté de cesser de souffrir y a-
t-il une contre-volonté qui lui rappelle que cette souffrance
est juste et qu'il reçoit ce qui lui ressemble. Pour des raisons
qui tiennent à l'arbitraire du "Je suis" immanent, un hom-
me réalisé peut intervenir dans le cours de la vie d'un autre
qui ne l'est pas et le soulager de ses misères. Certes, il n'est
pas lié par cet acte généreux, car si l'autre souffre, c'est pour

206
s'apprendre quelque chose, si bien que s'il cesse de souffrir,
il ne l'apprendra pas. Ici se pose la question de savoir si l'on
a le droit de guérir des gens malgré eux. Je n'interviendrais
pas de force dans la vie de quelqu'un. Même quand il s'est
agi de mon père que j'aimais profondément, avant de lui
donner mon soutien pour continuer à vivre, je tenais à m'as-
surer de sa bouche que c'était bien ce qu'il désirait. Un in-
vestissement êtrique est un investissement d'énergie d'être
qui a pour but de rendre tout plus harmonieux quand les
choses vont vraiment mal. C'est un acte spécial qui nécessi-
te beaucoup de jugement, car il ne s'adresse pas seulement
aux personnes, mais aussi aux situations, aux événements,
à tout phénomène qui nous semble déréglé et dont nous vou-
lons rétablir le cours. Or, comme je l'ai fait remarquer plus
haut, notre "Je suis" étant tout-ce-qui-est ne peut s'investir
en rien d'autre que lui-même à moins que cet investisse-
ment soit celui de l'être en tant qu'absolu dans le relatif. À
ce moment-là, l'homme éclairé peut intervenir dans le cours
de ses propres processus biologiques et même se ressusciter
s'il est mort dans des circonstances qui ne lui ont pas permis
d'achever ses tâches. Dans l'exemple que je cite présente-
ment, pour comprendre ce qu'est un investissement êtrique,
il faut se rappeler que l'être opère au sein de toutes choses.
Supposons donc un homme décédé prématurément dont le
corps se retrouve à la morgue avant d'être embaumé. Fu-
rieuse et désespérée, sa femme se présente pour identifier le
cadavre. Hystérique, elle se met à le frapper brutalement au
thorax en le martelant de coups de poing, sans s'apercevoir
qu'elle lui donne un massage cardiaque. Revenu à la vie, cet
homme déclarera qu'il était dans un endroit fort paisible et
que rien ne manquait à son bonheur sauf de ne plus enten-
dre cette voix désagréable, celle de sa femme, qui criait au
loin. Mais comme la voix se faisait insistante et qu'il pensait
en lui-même qu'il était bien égoïste de laisser celle-ci avec
toutes ces responsabilités, il décida d'obtempérer à ses cris
et de revenir à la vie. Il a donc émis un jugement qui lui a

207
permis d'établir qu'il n'était pas mort au bon moment. Il
s'est ressuscité lui-même en se servant de sa femme, son
être ou ce qui fait figure d'être au sein de l'entéléchie por-
teuse du destin intervenant directement dans sa vie à tra-
vers les composantes de la situation. Mais peut-on parler
d'un investissement êtrique fait à soi-même dans le cas d'un
homme dont on ne sait s'il a un être ? Comme on le voit, la
question est complexe. Je mentionnerai ici que la seule pos-
sibilité de l'être, même si elle n'est jamais actualisée, suffit
à opérer des miracles. Examinons maintenant une situation
bien différente. Il s'agît d'un cas où deux parents désespérés
cherchent à sauver leur enfant atteint de leucémie. La ma-
ladie est déjà suffisamment avancée pour que le petit ne
puisse plus quitter son lit. Supposons cependant que le père
de cet enfant soit un médecin spécialisé dans le domaine et
qu'une partie de sa vie se soit passée à chasser cette idée
qu'il se trouverait bien démuni si son propre fils devenait
leucémique. Or, voilà que la situation qu'il redoutait tant
s'est concrétisée. L'enfant va mourir. Après avoir tout tenté,
en désespoir de cause, le médecin se tourne vers la méta-
physique et demande à une personne-ressource de l'aider à
bénir son fils, c'est-à-dire de l'aider à constituer pour lui un
état de santé parfaite. Il sera assez difficile de procéder sans
mettre l'enfant dans le coup. Mais si on lui explique soi-
gneusement que les forces de la lumière, telle une armée
rangée en ordre de bataille, vont attaquer les forces des té-
nèbres que constituent les cellules anarchiques qui détrui-
sent son corps, il est probable que l'enfant voudra participer
à cette lutte pour détruire les ennemis qui nuisent à sa san-
té. Il fournira alors aux personnes qui le bénissent un sup-
port intérieur favorisant la guérison. Si l'on tient compte du
fait que bénir consiste à investir d'être toute chose qui en
manque, on peut être pratiquement sûr, si l'entéléchie de
l'enfant implique la possibilité d'une intervention de ce gen-
re, qu'il sera guéri. On s'aperçoit donc que le pouvoir de
l'être est un pouvoir qui se partage au coeur d'une commu-

208
nion où toutes choses s'équilibrent chaque fois qu'un désé-
quilibre menace l'ordre du monde. Il s'agit maintenant de
comprendre que l'investissement êtrique constitue un sou-
tien apporté a l'univers, un appui inconditionnel à soi aussi
bien qu'à autrui, et cela dans la perspective où un supplé-
ment d'être peut être accordé sans qu'il puisse jamais y
avoir trop d'harmonie dans le monde.

(58) Des vécus étés, opérés.— La conjoncture provoquée


par ma réflexion sur le retentissement êtrique m'oblige
maintenant à considérer les choses du point de vue de leur
structure étée. Je dois préciser à nouveau ce qui l'a déjà été
dans un autre traité, à savoir en quoi consiste la nature étée
de certains phénomènes, vécus ou synthèses. On sait que le
mot été est surtout employé en français en rapport avec
l'expression avoir été. Or, je l'emploie ici dans le sens de être
été. Certains traducteurs français de Heidegger se sont au-
torisés ce néologisme pour pouvoir rendre le sens du texte
allemand. On dit bien être constitué, être participé, être
transcendé et même être néantisé. Mais ces expressions ne
sont pas assez fortes pour exprimer l'état de ce qui est pris
en autorité par un "Je suis" immanent qui opère en tant
qu'étant. En effet, lorsqu'il est question d'un investissement
êtrique, il est question de faire participer certains éléments
empiriques à la vie transcendantale comme s'ils pouvaient
être pris en charge par un pouvoir qui les investit et les
transforme. Je parle donc ici, plus particulièrement, de vé-
cus étés, opérés, c'est-à-dire d'éléments de l'expérience rece-
vant un supplément d'être, un surplus de direction de la
part d'un pouvoir agissant qui exerce sur eux une capacité
d'intégration. Pour mieux faire comprendre la chose, nous
nous référerons à la façon dont le chrétien est soutenu, ins-
piré, été par Dieu au niveau transcendant. Il est évident que
l'homme de la foi chrétienne n'a pas l'autonomie suffisante
pour s'expliquer par lui-même et se tirer d'affaire seul face

209
au mal. Il a donc besoin d'un soutien, d'une Rédemption,
opérés sur terre par un médiateur christique. Il en va de
même sur le plan immanent lorsqu'on considère la débilité
ontique du relatif qui nécessite le soutien de l'absolu. Il suf-
fit de constater la tendance du relatif à s'auto-annuler,
comme s'il cherchait vaguement à se supprimer, pour com-
prendre qu'il nécessite l'intervention d'une énergie qui agit
du milieu de lui-même et lui sert de dedans. En ce sens,
l'être doit être considéré comme le dedans de tous les de-
hors, car il constitue en tant que principe immanent suprê-
me l'élément réconciliateur de toutes les parties du tout sé-
parées par le mental. Le fait qu'un vécu soit été met en évi-
dence le manque de consistance de la vie qui constitue une
vaine parade face au défi de l'intussusception. La vie n'a de
sens que dans la mesure où elle s'articule autour d'une
conscience. En elle-même, elle ne mène nulle part; elle n'est
qu'un accident biologique de nature événementielle qui
frappe l'imagination sans parvenir à se suffire par lui-
même. J'ai déjà examiné ailleurs la structure d'un vécu qui
est constitué à la fois d'une face "sujet" et d'une face "mon-
de", pour employer le langage de la phénoménologie, ce qui
signifie à peu près qu'il est dans son objectivité constitué
comme du représenté et dans sa subjectivité constitué com-
me de l'expérimenté, pour employer le langage de l'immaté-
rialisme. Il y a donc une unité du vécu maintenue par la
conscience, sauf que la différence fondamentale qui existe
entre Husserl et moi, c'est que la technique de la mise entre
parenthèses laisse en suspens la question de la matière et
substitue intentionnellement à la réalité matérielle le noè-
me du monde, tandis que pour moi qui soumet le monde à la
dématérialisation, la représentation fait figure de matière,
elle devient le matériau immanent opéré par la conscience,
bref l'unité de la pensée et de la réalité est assumée à l'inté-
rieur d'un vécu constitué comme une monade obéissant à la
dynamique propre au circuit de l'ipséité où elle se greffe
comme une réalité anipsale étée. Examinons par exemple le

210
cas d'un individu qui n'a pas la force d'assumer le sens de la
vie et qui vient consulter un individu réalisé en vue d'obte-
nir un soutien ontologique qui peut le sauver du suicide. Il
est évident que tant qu'il fréquentera cet individu dont il
attend un investissement êtrique, il va supporter plus faci-
lement d'exister et pourra même, une fois qu'il l'aura quitté,
bénéficier d'une énergie autoconstituée qui lui permettra
désormais d'affronter la vie avec plus de sérénité. On peut
dire d'un tel individu qu'à défaut de se tirer d'affaire lui-
même, il a accepté de mener une existence étée par un plus
fort que lui. Bref, il a demandé à un autre de se substituer à
sa volonté défaillante. Ce faisant, il n'a pas abandonné toute
responsabilité face à la vie; il a seulement constitué un sou-
tien auquel il a prêté une action transcendante. En réalité,
tout cela s'est passé dans l'immanence de sa pensée. C'est
pourquoi on dit que le maître apparaît quand le disciple est
prêt. Souvent, le relatif, pour nommer de façon générale
l'ensemble des structures susceptibles de recevoir un sup-
plément d'être, appelle consciemment la médiation de l'ab-
solu qu'il ne peut assumer lui-même mais dont ÏI attend un
secours lui permettant éventuellement de se constituer
comme un "Je suis" intussusceptif. Prenons maintenant
l'exemple d'un individu qui aspire à sa propre médiation. On
devine sans peine que ce qui chez un individu nécessite un
supplément d'orientation relève du physique, du vital ou du
mental. C'est donc par l'intermédiaire de l'entéléchie, qui
présuppose dans les commencements ce qui est prévu dans
leur fin anticipée, que l'énergie émanant du causal, du cos-
mique ou du divin, apprésentés comme structures opératoi-
res modelantes, va intervenir. Ainsi, s'étant amené à vivre
des difficultés physiques par suite d'une mauvaise gestion
de ses pensées, un individu volontairement conscient peut
faire intervenir son "Je suis" immanent dans le déroulement
des opérations du physique de manière à soumettre celles-ci
à une autorégulation immanente, fort différente du contrôle
qui serait exercé par l'esprit dans la perspective de la dis-

211
tinction classique entre le corps et l'âme, maïs produisant
un effet harmonisateur certain qui amène le corps à être
opéré comme un vécu été. Comme on le constate, il est très
intéressant de voir opérer l'être quand on considère l'inves-
tissement êtrique du point de vue de ce qui est reçu, assu-
mé, élevé, intégré. Tout ceci n'a de sens que dans la mesure
où le monde-comme-représentation aspire tout entier à pas-
ser à l'infini, c'est-à-dire à convertir sa structure ontico-
existentielle en participation à l'énergie êtrîque donnée
comme structure ontologico-existentiale. En d'autres mots,
ce qu'il y a de merveilleux dans une telle vision, c'est que le
relatif se prédispose à l'action de l'absolu tout comme le
néant aspire à être de toutes ses forces par l'énergie absen-
te, niée, en retrait de sa structure mèontique, le néant étant
considéré ici comme un négatif de l'être traversé par de
multiples appels à être.

(59) Une explosion silencieuse.— Les questions que se


pose le néophyte désireux d'acquérir un être et, par consé-
quent, de se familiariser avec tout l'être qu'est son "Je suis"
immanent, sont innombrables. Au cours des années, des
centaines de personnes engagées dans cette voie m'ont posé
ces questions. L'être peut-il grandir ? Peut-on demander à
Dieu de nous donner de l'être ? L'être correspond-il à l'âme
spirituelle ? Est-il nécessaire de faire des efforts pour réveil-
ler son être ? Ou encore: l'être préexiste-t-il à son accomplis-
sement ? Ces questions, on le constate, relèvent toutes d'une
pratique êtrique avec laquelle le néophyte est désireux de se
familiariser. Contrairement aux conceptions classiques de
l'ontologie où le fait de spéculer sur l'être ne changeait rien
à la vie de l'individu, dans ma conception moniste et im-
manentiste, le seul fait de penser l'être implique que l'in-
dividu se mette au travail dans le sens d'acquérir cet être.
L'entreprise est sans précédent, car elle ne correspond pas
aux démarches habituelles des croyants, des hermétistes ou

212
même des philosophes. Il ne s'agit pas ici de se satisfaire
d'une explication, mais de transformer sa vie dans le sens
d'un développement intégral, donc dans la perspective
de vivre la totalité. Or, par rapport à la perception que le
Moi psychophysique peut avoir de lui-même, la vie selon
l'être représente une augmentation, une dilatation, une ex-
pansion si prodigieuses qu'il devient nécessaire pour expli-
quer le passage de l'état personnel à l'état êtrique d'avoir
recours à une médiation peu ordinaire. C'est en ce sens que
je qualifierai l'avènement de l'être au coeur de la conscience
d'explosion silencieuse qui modifie à jamais le travail du
mental, la vie émotionnelle et l'expérience du corps. Cette
explosion, elle existe bel et bien, sauf qu'elle peut être sentie
à différents niveaux avec plus ou moins de force. Certains
mystiques ont eu l'impression que leur corps explosait et ils
ont souffert pendant des années alors qu'ils tentaient de
recoller les morceaux, pour employer une expression parti-
culièrement significative. D'autres ont senti une grande
paix descendre sur eux comme s'ils recevaient une averse de
bénédictions. Certains comme moi ont eu l'impression que
s'ouvrait au coeur de leur vie une corne d'abondance qui
déversait dans leur compréhension la richesse d'un Soi pro-
fond inaltérable. Toutes ces expériences se recoupent. Per-
sonnellement, je n'ai pas eu l'impression d'avoir à souffrir.
Je n'ai pas eu de misère avec mes émotions, mais celles des
autres m'ont dérangé. La paix que je ressentais en moi me
mettait bien au-delà des tribulations que ceux et celles qui
me côtoyaient éprouvaient à mon contact. J'ai sans doute dû
mécontenter un certain nombre de personnes qui, attirées
par mon rayonnement, voulaient toutes obtenir quelque
chose de moi. Or, j'étais prêt à leur offrir mon être, pas à me
soumettre à leur mental égoïste et convulsif. Il est difficile
de ne pas aimer quelqu'un qui laisse déployer son être de-
vant nous. Mais la plupart des gens qui assistent à un tel
spectacle veulent faire main basse sur cette richesse au lieu
de réveiller la leur propre. Sans s'en apercevoir, ces gens se

213
trouvent à mettre leur volonté personnelle limitée dans le
chemin de cette grâce explosive qu'ils convoitent et ils sont
emportés par le flot océanique qui chamboule leurs ambi-
tions et annihile leurs plans. Ainsi, ce qui aurait dû être une
expérience de communion chaleureuse aboutissant à l'exta-
se commune devient une expérience de confrontation ac-
compagnée de souffrances et de désillusions. Le fait que
l'amour soit à l'origine de cette attraction ressentie par des
individus dont le mental n'est pas encore décloisonné est à
l'origine des difficultés rencontrées. L'amour, en effet, ne
donne rien de bon quand il se limite à être un sentiment
admiratif qui confine à la possession névrotique d'autrui. Je
ne doute pas un seul instant que dés personnages histori-
ques importants comme Jésus, Bouddha ou Jeanne d'Arc se
soient heurtés aux convoitises de ceux qui voulaient se ré-
chauffer au contact de leur rayonnement océanique. Com-
bien d'amours se sont changées en haines par défaut de
pouvoir accaparer cette richesse. Il aurait fallu d'abord s'ou-
vrir. Mais le travail n'ayant pas été fait a abouti au déchaî-
nement de forces qui ont opéré en sens inverse de l'effet at-
tendu, déclenchant parfois des événements aussi graves
qu'une épidémie, une famine ou la guerre. Celui qui se sent
exploser silencieusement par suite de cette décompression
d'être dont j'ai parlé, non seulement ne souffre pas, mais a
l'impression d'une délivrance fantastique instantanée dont
il peut ressentir les effets jour et nuit pendant des mois
avant de s'habituer progressivement à l'immensité du cos-
mos intérieur qui lui est ainsi révélée, rendant accessible
soudainement l'univers dit extérieur comme un ensemble de
coordonnées fondant les représentations du monde dans le
coeur de l'individu. Évidemment, l'explosion de la persona-
d'illusion entraîne des modifications nombreuses et impré-
vues dans l'organisation psychologique du Moi empirique et
hâte sa conversion au Moi transcendantal. Des perspectives
inattendues s'ouvrent alors devant l'individu volontaire-
ment conscient qui donnent l'impression d'avoir dépassé,

214
non seulement les limites de son corps, de sa personne et
même de sa vie, mais aussi celles de l'univers, car il s'aper-
çoit soudain, en un sens, qu'il était là avant que le monde
n'existe et qu'il sera là une fois que celui-ci aura disparu. Ce
que je veux communiquer ici, c'est ce qu'un individu éprouve
lorsqu'il s'aperçoit qu'il ne peut plus parler normalement
aux gens de son entourage parce qu'il est déjà plus vaste
que lui-même et, par conséquent, plus vaste qu'eux. Ces
gens peuvent toujours lui demander certaines choses, mais
encore faut-il qu'ils se rendent compte que l'identité qui leur
est révélée de la personne qu'ils ont connue représente
maintenant quelque chose de tout à fait étranger à leur
pensée. Une fois qu'il fut devenu Christ, les voisins qui
avaient vu grandir Jésus ne le reconnurent plus et ses amis,
qui assistaient impuissants à la confusion de ses proches,
lui dirent un jour: "Ta mère et tes frères te cherchent, ils
croient que tu as perdu l'esprit". Imaginez un peu ce qui dut
se produire dans son entourage et vous comprendrez mieux
ce qui va se produire dans le vôtre quand vous allez assu-
mer les conséquences de votre être en laissant votre "Je
suis" immanent prendre toute sa place. Certains auront
l'impression d'avoir reçu un coup sur la tête, d'autres se ré-
pandront en railleries devant ce qu'ils appelleront votre folie
des grandeurs. Mais il y en a un petit nombre cependant qui
voudra comprendre ce qui vous arrive et qui acceptera de se
laisser guider par votre lumière en attendant que la leur
s'allume.

(60) Le parlêtre.— J'ai examiné plus haut la notion d'in-


vestissement êtrique. À cette occasion, j'ai mentionné la
bénédiction comme moyen autorisé par les constitutions
pour exercer ce genre d'investissement. Je me propose
maintenant d'examiner le langage de puissance ou parlêtre
comme moyen d'investir l'énergie d'être dans le champ de la
compréhension globale êtrique. De quoi s'agit-il ? Voilà une

215
des rares notions appartenant au domaine de la philosophie
dont j'ai entendu parler dans les années 80 et dont je ne
connais pas la provenance. Elle me servira néanmoins à
illustrer un aspect de mon discours dans la mesure où j'en
donnerai une définition susceptible de satisfaire mon pro-
pos. Contrairement aux philosophes de l'historicité qui asso-
cient volontiers l'être à un devenir marqué par le temps
dans le sens où l'Histoire s'introduit au coeur de l'être et fait
de celui-ci un mouvement repérable au coeur du visible, je
crois qu'il n'y a rien de moins historique que l'être. Bien sûr,
lorsque je parle de l'être, je parle du "Je suis" intussusceptif
immanent et non du Dasein de Heidegger qui définit
l'homme comme le "là" de l'être ou de "l'être-au-monde-à-
travers-un-corps" des phénoménologues qui constitue un
aspect existential de l'être sans nécessairement mettre le
"Je suis" en question comme principe superjectif absolu. Il
me faut donc envisager un mode de propulsion énergétique
pour tout ce que l'être donne à savoir et à penser de lui-
même. Le parlêtre est directement lié au dégagement de la
puissance êtrique dans la mesure où celle-ci se fait discours,
expression, décompression d'être. Nous devons examiner
plus attentivement pourquoi et comment l'être parle. Dans
un premier temps, lorsque l'homme se confronte avec ses
propres pensées, il doit reconnaître que son être profond lui
parle. Il lui parle à travers la poussée êtrique, à travers
l'inspiration, et même sous la forme d'un langage qui reten-
tit dans sa tête comme je l'ai personnellement expérimenté.
L'être est donc associé à un discours immanent où l'homme
se raconte à lui-même ce qu'il est, se révèle son essence et
s'investit de sa propre substance. Du "ça parle en moi", nous
passons ici au "je me parie". Toute personne sensée recon-
naît la nécessité de se parler après s'être absentée trop long-
temps d'elle-même. Ses vis-à-vis, reconnaissant qu'elle n'est
plus harmonieuse, lui lanceront: "Parle-toi !" Il ne s'agit pas
ici d'une invitation à entretenir un soliloque stérile, mais
bien à renouer contact avec les profondeurs de la psyché qui

216
nous abreuve en rêves, en intuitions et en paroles. Il ne
s'agit pas de la parole en tant qu'expression à distance de la
pensée, mais de la pensée parlante, donc, de cette énergie
du discours immanent qui imprime aux pensées le choc du
Logos expressif. Mais l'être de l'homme parle aussi aux au-
tres à travers les attitudes, les paroles ou les écrits quoti-
diens. N'est-ce pas Emerson qui signalait que ce que l'hom-
me est parle plus fort que ce qu'il dit ? Il entendait par là
que si les expressions sonore ou scripturaire sont indénia-
blement liées au langage de l'être comme modalités dyna-
miques, il n'en reste pas moins que l'être profond, en tant
que principe de radiation, bouleverse les attitudes, les
plans, les projets d'un individu et, à travers lui, ceux de tous
les individus qui l'entourent. Pour un seul homme qui ac-
cepte de libérer son être, des millions d'autres peuvent être
touchés. Donc, non seulement l'homme se parle, mais il par-
le aux autres et il les entend parler. Les concepteurs mo-
dernes appellent cela communiquer. Mais leur vision est
malheureusement trop souvent matérialiste, si bien qu'ils
finissent par limiter le pouvoir de communiquer chez
l'homme à deux possibilités: celle de l'émetteur et celle du
récepteur. C'est un peu simple, pour ne pas dire totalement
erroné, car nos existences sont enchevêtrées, non seulement
par la compénétration des compréhensions, mais aussi par
la télépathie universelle qui est le liant énergétique par ex-
cellence. Il peut arriver qu'un homme en ait assez de s'ex-
primer selon des voies normales parce qu'il a constaté que la
communication aboutit à l'incommuniqué. Il se peut même
qu'un tel homme, sans pour autant sombrer dans le mutis-
me, introduise un élément inconnu dans son langage habi-
tuel. Il n'y parviendra pas en corrigeant celui-ci par l'utilisa-
tion de règles nouvelles mais plutôt en le soumettant à une
surdose sémantique provoquée par la poussée êtrique deve-
nue consciente de son pouvoir expressif. La découverte du
langage de puissance s'est effectuée chez des gens aussi dif-
férents que Hegel, identifié à sa conception du vrai comme

217
délire bachique, Rabelais, accusé de logomachie éléphantes-
que, et Herman Melville, dont la prose est comparée à une
"ratatouille transcendantalo-pseudo-philosophique". Mais
de quoi s'agit-il en fait ? Il s'agit d'un langage puissant in-
vesti d'être qui s'exprime tantôt sous la forme d'un "caphar-
naüm rocambolesque", tantôt sous celle d'une effervescence
survoltée venant bousculer toutes les frontières reconnues.
Car, reconnaissons-le, toute personne qui laisse parler son
être transforme son milieu par sa seule présence et oblige
celui-ci à subir la poussée irrépressible d'un discours qui
s'articule au coeur de l'énergie pour venir flamboyer sous la
plume ou sur les lèvres de celui qui s'en sert. Le parlêtre est
donc à mettre au compte de cette explosion silencieuse qui,
par l'énergie qu'elle déplace, force la signification des pen-
sées, des mots, des signes de façon à provoquer grâce à eux
un mouvement expansionniste de la conscience qui touche
autrui, renverse ses croyances naïves, bouscule ses supersti-
tions et ses préjugés, pour enfin occuper toute la place et
régner au nom de la Parole. Le langage de puissance est
celui-là même qui transforme les conceptions du monde, les
civilisations et les mentalités. En s'autorisant de lui, même
s'il se désigne à la vindicte populaire ou à celle des intellec-
tuels hypocrites et chauvins, l'homme éveillé oppose aux
idées reçues le souffle puissant d'une inspiration inaltérable
qui confronte l'éphémère avec l'immuable.

(61) L'expressivité.— Lorsque j'ai commencé à compren-


dre ce que signifiais le mot "être" et plus précisément ce
qu'impliquait le fait d'être, j'ai réalisé qu'il était question
alors de l'expansion de la personne, mais à partir d'un prin-
cipe en lequel elle se convertissait et qui se trouvait à fonder
la dynamique de cette expansion. Si je pouvais la traduire
ici dans un langage simple. Je dirais: "Je m'exprime, donc je
suis". Mais ce que je veux préciser dans le présent article,
c'est moins la forme que va prendre cette expression que sa

218
structure immanente que je nommerai expressivité.
Contrairement à ce qui se passe chez les mystiques tradi-
tionnels qui sont des adeptes de la connaissance contempla-
tive, le développement du "Je suis" immanent incite à une
action d'un genre tout particulier qui s'exerce dans tous les
sens et que j'appellerai Eupraxia. J'entends par là un déga-
gement d'énergie qui accompagne aussi bien le geste que la
pensée, la communication que l'environnement, la conscien-
ce que l'univers. Ce qui se produit semble invisible de prime
abord parce que l'action s'exerce à travers d'autres actions,
en vertu d'un plan incompréhensible — si plan il y a — et
au nom d'un pouvoir qui tient plutôt du mythe que de la
reconnaissance rationnelle. Pourtant, l'être se fait sentir et
se donne à penser. Même s'il se trouve retiré loin de tout ce
qu'on peut caractériser comme identifiable, il opère au sein
du manifesté, entièrement donné dans ce qui se montre,
parfaitement étalé au coeur de l'immédiateté réfléchie. Cet-
te présence modifie toutes choses du seul fait de sa progres-
sion au coeur de l'expérience, des événements, des pensées
de tous et même des lois les plus élémentaires de la nature.
Et celui qui l'assume se voit propulsé en avant comme s'il
devenait une véritable dynamo, sans toutefois que cette
énergie ressemble un tant soit peu à de l'agitation, de la
nervosité ou de la fébrilité. À côté d'un tel homme ou d'une
telle femme, on peut aisément ressentir l'impact de l'être.
L'individu semble augmenté d'une force indiscernable et
incirconscriptible qui fait de lui une masse êtrique in-
contournable. Il peut aussi paraître absorbé dans des pen-
sées méditatives, mais sa superjectivité, malgré l'aspect
mystique du choc qu'il donne à ceux qui le côtoient, nous
confronte à une force agissante qui semble presque neutre
tant elle nous paraît obéir à une rigueur implacable, bien
que l'émotion ait sa part ici. C'est un peu en ces termes que
je définirais l'expressivité d'une personne ayant réalisé son
être et ne se donnant pratiquement plus comme une per-
sonne. Quand l'être prend toute sa place, on a le sentiment

219
que chaque mot, chaque geste, l'allure générale de l'individu
allumé sont chargés d'une sorte de violence contenue propre
à toute manifestation pensée de l'énergie d'être. Ce n'est pas
que la personne en question se contrôle, mais elle est si in-
tensément présente à chaque détail de son comportement
qu'elle donne l'impression d'être ramassée sur elle-même,
condensée à l'extrême et en même temps parfaitement
rayonnante. L'expressivité n'est pas liée strictement au sec-
teur local où le moi psychophysique opère; elle concerne
l'ensemble des manifestations naturelles coextensives à la
conscience ainsi déployée. Ceux qui sont attentifs à eux-
mêmes reconnaîtront ici le pouvoir propre à la conscience
d'amplifier les phénomènes qu'elle positionne. Il est possible
pour tout homme aux prises avec des difficultés relatives à
sa personne de se charger lui-même comme une pile électri-
que au moyen de son être. Son lot, son verbe, sa puissance
croîtront immédiatement. S'il canalise cette force vers un
domaine précis, celui-ci sera immédiatement investi. Par
exemple, il est possible de pratiquer son invisibilité dans
une société où l'on ne veut pas être reconnu chaque fois que
la chose s'avère nécessaire. On peut également se glisser
auprès du lit d'un mourant et l'assister silencieusement
sans que la famille ne songe à s'étonner de cette présence
impromptue qui modifie les vibrations de la chambre. L'ex-
pressivité est à l'oeuvre partout où l'être s'exprime, se dé-
ploie, s'épanche, émet sa force compréhensive tout embras-
sante. Ce que je définis comme valable dans le contexte ter-
restre où toute action se voit soumise à un nombre de lois
incalculable l'est encore plus dans des domaines moins res-
treints auxquels notre compréhension nous donne accès,
lorsque par exemple nous explorons différentes couches de
sens de la conscience relatives à des niveaux de réalité plus
subtils. J'oserais dire que partout où s'affirme notre "Je
suis" immanent entre en action une force qui ne relève ni de
la nature, ni de la motivation personnelle et dont la capacité
de toucher les choses et les gens est littéralement illimitée.

220
(62) Le Logos, une transcendance dans l'immanen-
ce.— Ceux qui croient que j'ai fermé la porte à tout jamais
à la transcendance parce que j'adhère au monisme imma-
nentiste se trompent lourdement. Dès qu'il est question du
Logos, la notion de transcendance apparaît, car l'ex-
pressivité est liée à un dire originel à travers lequel notre
être entreprend de s'exprimer. Le parlêtre n'est possible que
par ce Logos expressif qui est le sceau intelligible du pou-
voir êtrique. Il faut maintenant considérer ce thème avec
toute l'ampleur que nécessite une telle réflexion. J'entends
par Logos l'éclat caractéristique de l'être quand celui-ci se
donne comme lumière, savoir, raison, dire et semence, car
c'est toujours du Logos dont nous parlons quand nous envi-
sageons l'être sous une de ces rubriques. Dans mon Art des
systèmes, j'ai abordé la question de la raison en rapport
avec l'être. J'ai mentionné qu'il y avait une raison parfaite-
ment réconciliée avec l'irrationnel dont l'être se servait pour
se manifester dans le système. J'entendais alors par systè-
me l'expression parfaite du savoir, c'est-à-dire la pure lu-
mière de l'être envisagée du point de vue de la raison. On
s'étonnera peut-être que j'aie associé l'être au système. Et
pourtant, qu'est donc notre être sinon un système de force
qui pénètre notre vie comme un principe inséminateur qui
la fertilise ? Dès que l'être apparaît, c'est-à-dire dès que l'in-
dividu se met à se comporter comme quelqu'un qui a un
être, tous les éléments d'une vie harmonieuse en raison se
mettent en place et le désordre empirique préalable à l'avè-
nement de l'être qui accompagne encore un certain temps
l'intussusception sert de base à l'affirmation d'un ordre qui
ne le répudie point mais l'entraîne à sa suite comme maté-
riau d'une ordonnance supérieure. C'est peut-être en ce sens
que le poète Yeats pouvait dire à James Joyce: "Il y a suffi-
samment de chaos en vous pour faire un monde". Toutefois,
si nous examinons la façon dont l'être se répand dans le sys-
tème, nous trouverons là une description magnifique du
travail du verbe immanent ou Logos expressif en tant qu'il

221
déchaîne l'énergie d'être au coeur de la transcendance. Le
dire originel implique toujours une dynamique expressive
qui libère une force signifiante, car lui aussi est lié à la dé-
compression d'être qu'il chevauche comme un pouvoir de
formulation qui fait comprendre à la personne son "Je suis"
immanent. À travers le système de la pensée, c'est la totali-
té qui est visée. Or, la totalité est toujours claire. C'est son
détail qui ne l'est pas à cause de la recherche confuse du
mental qui constitue un écran entre l'intelligence et la com-
préhension. Dès qu'un individu apprend à exprimer son
être, le Logos entre en oeuvre. Pur reflet de l'être qu'il pré-
cède dans la parole, le Logos s'autosignifie au coeur de l'ex-
pression, c'est-à-dire qu'il s'articule dans l'espace que per-
met le dégagement de l'énergie d'être. Cet espace est celui
de la parole parlante qui tonne sur le monde bien au-delà
des tangages habituels qui se perdent dans leur
charabia limité. Il y a toujours quelque part une force claire
qui s'exprime et par laquelle on sent que tout est dît. C'est
en ce sens que Monsieur Gurdjieff pouvait affirmer que si
les humains se donnaient la peine de lire ce qui a été écrit,
ils s'apercevraient que toutes les explications ont été don-
nées depuis longtemps et que toutes les solutions à tous les
problèmes ont été trouvées. Il entendait par là qu'il existe
un savoir constitué complet et parfait qui est accessible à
l'homme dans la mesure où il veut bien en définir les condi-
tions de possibilité dans son esprit. Dès mes premières ré-
flexions philosophiques, j'ai voulu remédier à l'infirmité des
théories par une vision complète qui constituait pour moi la
forme la plus parfaite du savoir achevé. Je ne me suis pas
demandé si j'avais les moyens de répondre à toutes mes
questions. J'ai seulement pensé: mon être profond est la
réponse à ces questions. À partir de ce moment, j'ai com-
mencé à dialoguer avec cette partie archétypale de ma
structure psychique que je m'appliquais à laisser être au fur
et à mesure que je me donnais à la connaître. Peu à peu, j'ai
découvert qu'il n'y avait pas un secteur des sciences, pas un

222
domaine de l'expérience où je n'avais des lumières entière-
ment satisfaisantes. Mon premier contact avec le Logos a
donc dérivé d'une compréhension qui me donnait à penser
qu'en moi, quelque chose qui n'était pas entièrement consti-
tué me donnait déjà des preuves de sa possibilité. C'est ainsi
que l'être se manifeste d'abord à celui qui veut s'accomplir
et opérer sa conversion. J'aurais pu penser que le Logos
était historique comme ces chrétiens qui croient que Dieu
parle dans le monde. J'ai plutôt choisi de penser que le Lo-
gos était anhistorique et que son pur rayonnement me met-
tait en contact avec un être translucide entièrement donné
en chacune de ses manifestations. Je saisis bien sûr l'analo-
gie qui existe entre le Verbe de Dieu et le Logos immanent
tel que je le conçois. Ceux qui ne se permettent pas d'avoir
accès à leur être propre demandent à Dieu de leur parler et
celui-ci leur parle réellement puisqu'il est constitué comme
devant le faire. Rien ne se refuse jamais totalement à l'at-
tente. Mais ceux qui se donnent un être à vivre et qui lais-
sent "Je suis" opérer leur vie entendent cet être leur parler
comme si du fond d'eux-mêmes montait une sagesse qui
s'exprime de façon à guider leur personne. Si la religion
n'avait pas durci inutilement cette croyance à la transcen-
dance, la métaphysique immanentiste s'entendrait fort bien
avec la théologie. Mais voilà, les théologiens s'attendent à
entendre parler Dieu et ils lui prêtent le pouvoir du Verbe
au lieu de le reconnaître à l'oeuvre en l'homme comme l'ex-
pression de son être profond. Notons ici que je suis beaucoup
plus proche des croyants que des matérialistes classiques
qui se confinent volontairement dans une consommation
sans lendemain du monde. Par contre, je ne peux pas ne pas
reconnaître que le Dieu de la croyance est une forme de ma-
térialisation de l'être projetée à distance sur un horizon du
ciel où l'on s'attend à voir surgir des signes. Lorsqu'un indi-
vidu s'est rencontré lui-même et qu'il comprend que le mon-
de se déploie en lui, il n'attend plus une confirmation exté-
rieure venant de Dieu ou de quelque principe transcendant.

223
Tout lui parle en ce sens que tout lui renvoie la perfection
de son être propre. À partir de cette immensité qui le nour-
rit, il peut faire des rêves, élaborer des théories, se livrer à
la créativité sans Jamais manquer d'inspiration, puisque
son être est parole et que le flux intarissable de la parole
régénère sa pensée et sa vie.

(63) Le dire-vrai et le non-dit.— Dès qu'un homme se


met à penser son être, il doit tenir compte de l'être dans
tous les secteurs de sa vie. L'être est associé à la lumière,
mais il l'est tout autant à la vérité, bien que celle-ci se défi-
nisse dans un rapport de cohérence avec la pensée plutôt
que comme une adéquation au réel. Il suffit d'être pour que
tout change. Dans le courant de sa vie, un homme peut en-
tretenir sincèrement à son sujet certaines faussetés simples
comme croire par exemple qu'il est ce qu'il n'est pas et n'est
pas ce qu'il est. Si nous appelons mensonge l'ensemble de
ces formes erronées qui s'inspirent de l'illusion qu'il entre-
tient à son propre sujet et à celui des autres, force nous est
de reconnaître qu'un homme moyen est appelé à mentir tou-
te sa vie, soit qu'il arrange la vérité, soit qu'il se trompe à
son propre sujet et entérine cette erreur comme relevant
d'un jugement vrai. Ce que la psychanalyse nomme de plus
en plus le dire-vrai est une notion combattue par les usages
de la société actuelle qui s'affiche de plus en plus comme
une source d'illusion entretenue par le mental. Parler de
dire-vrai n'a pratiquement plus de sens en dehors de la tâ-
che qui consiste à exorciser le non-dit. Dans l'être, il n'est
pas question de ne pas dire; tout devient manifesté, rien ne
peut être caché. Il n'y a donc pas au sens strict de non-dit à
partir du moment où le "Je suis" immanent opère une vie.
Mais la masse du non-dit qui précède la décision de vivre
selon son être est telle qu'une fois intussusceptionné, l'être
doit encore s'imposer par la force de sa compréhension au
mental pourvoyeur de faussetés et d'illusions. Je n'ai pas à

224
relater ici la contradiction intime du non-dit dans un esprit
qui aspire à la vérité. Ce qui n'est pas dit devient du langa-
ge refoulé, tassé sur lui-même, pourrissant. En ce sens, Jac-
ques Lacan a raison de soutenir que l'inconscient est langa-
ge. Mais il est langage entravé, modifié, entretenu comme
une boule de connaissances niées au sein de la conscience
qui joue à s'effacer devant ce phénomène. C'est pourquoi je
considère l'inconscient comme un jeu de la conscience qui se
leurre elle-même. Ce mauvais cinéma ne peut que retarder
le moment de la délivrance chez celui qui aspire à l'être et
son malaise ne fait que grandir tant que la décision n'est
pas prise de tout dire même à ceux qui ne peuvent pas rece-
voir le message, car il y a suffisamment de lacunes dans la
communication pour ne pas courir la chance d'annoncer la
vérité totale à tous, même si plusieurs ne peuvent la sup-
porter. Il est absolument impérieux de rejoindre tous ceux
qui ont à l'entendre. C'est pourquoi il ne peut pas y avoir
d'inconscient dans l'être. Dès qu'un individu constitue son
"Je suis", il se révèle, il s'annonce, il se montre de toutes les
façons possibles. Il n'est plus question alors de s'adonner à
la prospection de l'inconscient comme s'il s'agissait d'une
boîte à surprise qu'il faut maintenant vider de son contenu.
La révélation de l'être va anéantir le faux-semblant, le non-
dit et l'inconscient lui-même. Toute volonté d'enquête sur
les fondements de la conscience est vaine quand celle-ci se
voit soudainement occupée par l'être qui brûle les limites
par la pression qu'il exerce sur tout ce qui n'est pas être. Le
dire-vrai ici n'a plus tellement de sens, puisqu'il devient
carrément le dire tout court. Être, c'est dire, non pas sur la
base d'une vie qui s'historialise, mais sur la base d'une éter-
nité qui s'apprésente sous la forme d'un perpétuel mainte-
nant. Il se peut que la personne soit friande d'historicité. On
a parlé de l'historicité des Évangiles par exemple. Tout ceci
est existentiellement absurde. Toute existence, fut-ce celle
de Jésus, qui n'est pas entièrement occupée par l'être au
point d'anéantir toute trace d'Histoire est fondamentale-

225
ment absurde. On essaie de contourner cette évidence sau-
vage en disant que Jésus vit maintenant, qu'il est notre
contemporain. Mais Socrate et Gengis Khan sont également
nos contemporains éternels, puisqu'ils constituent des cons-
tellations de notre psyché au moyen desquelles nous opé-
rons notre propre médiation dans l'être. Seul le système est
le vrai, car seul le tout est vrai, et il l'est par l'être. Une vé-
rité détachée, isolée, partielle n'a aucun poids si elle n'est
pas soutenue par un système de référence qui fonde son as-
sertibilité garantie. Par exemple, même de mon vivant, que
peut-on dire de ma naissance ? Du point de vue de mon être
profond, je n'ai rien à voir avec celui qui est né le 8 février
1941 et qui a pris le nom de famille de son père. C'est main-
tenant que je vis ma naissance, non comme un moment local
de l'Histoire, mais comme un surgissement d'absolu qui se
veut un "Je suis" pour toujours. C'est donc le dire, dans son
sens absolu, qui rejoint le mieux la compréhension globale
êtrique. Mentionner que ce dire est vrai, c'est mettre l'ac-
cent sur le caractère circonstanciel de ce vrai qui tire son
sens du non-dit. Or, dans le contexte êtrique, le non-dit s'ef-
face; il s'efface même à reculons au point qu'on peut parler
d'une modification de la vérité du passé à partir d'un "Je
suis" omniprésent comme lorsque Jésus dit: "Avant
qu'Abraham ne fût, je suis". Ce qui rend possible ce dire
universel, c'est qu'il est d'abord un dire absolu, non pas pen-
sé à partir d'un absolu transcendant qui se poserait en un
autre sens que celui de la conscience, mais à partir d'un ab-
solu d'être enveloppant toute autre forme de visée du relatif.
L'homme qui parle devient alors son être se rendant intelli-
gible. Il devient l'oracle de son "Je suis", si bien que chacune
de ses paroles devient expression de toute la vérité. C'est
ainsi que celui qui vit l'être a toujours raison.

(64) La monstration de l'être.— Monsieur Gurdjieff se


penchant à la fenêtre de son compartiment pour regarder

226
ses disciples sur le quai de la gare montra de lui-même
quelque chose de si différent de ce qu'ils s'attendaient à voir
qu'ils ne le reconnurent pas. Que s'est-il donc passé à ce
moment-là ? Une transfiguration comme celle de Jésus dans
l'Évangile ? Une modification de ses traits comme celle
qu'on peut observer chez les médiums en transe qui parais-
sent prendre la forme du contact invoqué ? Il y a un peu de
tout cela dans un tel phénomène. Pour ma part, je me
contenterai de dire qu'il s'agit d'une monstration de l'essen-
ce, cette dernière étant considérée comme être manifesté
dans l'individualité identifiable, donc comme cet être plutôt
que cet autre. Une réflexion plus approfondie est nécessaire
ici afin de comprendre la nature de la monstration. Il n'est
pas simplement question ici de se montrer. N'importe qui
peut le faire sans que ce geste puisse sembler paradoxal ou
énigmatique. Nombreuses sont les femmes qui donnent un
choc à leur mari lorsque celui-ci les voit fin prêtes à partir
au bal ou au théâtre. Il ne risque pas cependant de se mé-
prendre sur leur identité. L'homme sait pertinemment qu'il
s'agit de sa femme et non d'une étrangère. Dans le cas de
Monsieur Gurdjieff, on a affaire à tout autre chose. Il sem-
blait parfaitement normal. "Il était tel que nous l'avions
toujours connu, note Ouspensky. Après le second coup de
cloche, il monta dans son compartiment et apparut à la fe-
nêtre. Un autre homme, c'était un autre homme ! H n'était
plus celui que nous avions accompagné au train. En l'espace
de ces quelques secondes, il avait changé. Mais comment
dire où était la différence ? Sur le quai, il était comme tout
le monde, mais, de la fenêtre du wagon, un homme d'un tout
autre ordre nous considérait. Un homme dont chaque re-
gard, chaque mouvement, était empreint d'une importance
exceptionnelle et d'une dignité incroyable, comme s'il était
tout à coup devenu un prince régnant, ou le souverain de
quelque royaume inconnu, regagnant ses États, et dont
nous étions venus saluer le départ". Ouspensky ajoute ce-
pendant quelque chose d'extrêmement révélateur: "Certains

227
d'entre nous ne se rendirent pas clairement compte, au mo-
ment même, de ce qui se passait, mais nous vécûmes tous,
émotionnellement, quelque chose qui transcendait le cours
ordinaire de la vie. Cela ne dura que quelques secondes".
Cette faculté qu'avait Monsieur Gurdjieff de se montrer à
quelques intimes dans toute la splendeur de son être est
peut-être exceptionnelle, mais elle n'en est pas moins une
des capacités fondamentales de celui qui est né à lui-même.
Un tel phénomène peut être vécu dans une foule, mais il ne
s'adresse pas à la foule. Il concerne essentiellement ceux qui
sont capables d'un contact direct avec l'essence. Lorsqu'un
individu décide de se "montrer", il entraîne généralement à
l'écart les privilégiés auxquels il veut faire vivre cette expé-
rience. Ceux qui ont expérimenté ce phénomène douteront
même parfois du caractère objectif de ce qu'ils ont vu. Mais
en aucun temps ils ne douteront de l'émotion ressentie et
pourront même déclarer comme Ouspensky: "Nous avons
senti quelque chose qui touchait au miraculeux". Il peut
sembler étrange, voire même déplacé, de parler de miracu-
leux lorsqu'il s'agit de la monstration de l'être qui, en aucun
cas, ne peut être assimilé à quelque chose de sacré. En effet,
ce qui caractérise l'être, c'est qu'il est bien au-delà des reli-
gions. Pour le comprendre, il faut être capable d'élaborer,
comme le disait Orage, "une métaphysique sans théologie".
Mais alors, que fait donc l'individu qui se montre ? Puisque
nous avons à comprendre ce qu'est l'être, il serait peut-être
bon de nous interroger sur la façon dont s'y prend celui qui
veut se montrer dans sa gloire êtrique. Eh bien, c'est qu'il le
veut, au sens plein du mot "vouloir" ! L'homme qui peut
montrer son être est un homme qui peut "faire", c'est-à-dire
qu'il possède le pouvoir d'être cause. C'est donc un homme
totalement libre, car la liberté est le pouvoir d'être cause.
C'est là un pouvoir exceptionnel que celui qui "est" n'assume
qu'avec parcimonie, car les choses n'ont pas besoin d'être
causées pour arriver. Elles arrivent tout seules en vertu des
coïncidences significatives préparées par la pensée s'enten-

228
dant ici dans son sens le plus élémentaire. Quand un tel
homme intervient dans le cours des événements, c'est au
nom de la plus haute raison êtrique dont les mobiles échap-
pent généralement au commun des mortels. C'est ainsi que
certains grands suzerains de l'univers chargés d'administrer
la loi générale interviennent parfois pour rectifier un par-
cours lorsqu'ils constatent que l'humanité s'est engagée sur
une voie de non-retour où elle est menacée de destruction.
Combien de fois cependant n'ont-ils pas refusé d'intervenir
pour respecter la liberté humaine ? L'individu qui assume
son être en totalité est réalisé. Étant réalisé, il devient le
compagnon de tous les individus réalisés appartenant à dif-
férentes époques. Il peut donc entrer en contact télépathi-
que avec eux tout comme c'était le cas pour moi avec Berke-
ley quand je rédigeais ma thèse de doctorat et que je ressen-
tais sa présence au-dessus de mon épaule, comme s'il avait
regardé ce que j'étais en train d'écrire. J'ai eu ce genre de
perception très nette avec mon père qui est décédé. C'est
donc dire que cette aptitude à saisir la pensée des invisibles
est un des attributs spécifiques de la vie êtrique. Dans l'ab-
solu, nous vivons dans une ultime compréhension, si bien
que dire "je suis" ou "nous sommes", c'est strictement la
même chose. Le pouvoir est partagé sans être diminué au
coeur de la symbiose commensaliste êtrique. Il en est ainsi,
non par suite d'une concession à l'endroit d'un alter ego,
mais par suite d'une fusion due à l'amour que l'être nourrit
envers lui-même lorsqu'il se reconnaît chez les autres. At-
tention, nous sommes loin ici du narcissisme primaire qui
caractérise l'Ego. Cette dignité supérieure de l'être dont
parle Ouspensky est essentiellement une dimension de par-
tage où chacun s'enrichit de tous les autres sans cesser
d'être tout pour soi. La monstration de l'être rejoint donc
une expérience où l'être se communique de proche en proche
à tout ce qui n'a pas d'être, ce qui appartient .à la réalité
ontico-existentielle relevant d'une responsabilité assumée
par la réalité ontologico-existentiale. Comprendrons-nous

229
un jour à quel point l'être constitue la pulpe intime de tout
ce qui est vaste, profond, infini, savant, harmonieux et pur ?

(65) L'être comme offrande.— Il est un peu normal


qu'après avoir parlé de la monstration de l'être nous abor-
dions maintenant l'offrande de l'être. De quoi s'agit-il ? La
plupart des religions de la planète devinent obscurément
que l'essentiel de la vie humaine réside dans la communion.
Mais comme chaque conscience individuelle cherche la mort
des autres consciences, il est bien difficile de vivre cette
communion dans un état de guerre perpétuel. Héraclite
croyait que la guerre est l'état normal de l'existence et que
c'est à cause d'elle que les choses se renouvellent, que la vie
change. Or, quand il a pensé cela, les moyens de destruction
modernes n'existaient pas. À partir du moment où l'on peut
anéantir la planète d'un seul coup, la perspective du chan-
gement se transforme étrangement. Dans une situation ul-
time comme celle-là, peut-il encore profiter à quelqu'un ? À
notre époque, Héraclite se convertirait peut-être en fixiste
désireux d'échapper à tout prix à la mouvance de la moder-
nité, ce flot ininterrompu de changements qui emporte tout
avec lui. Les penseurs d'aujourd'hui épris de profondeur ne
peuvent être que des philosophes de l'immuable. Bien sûr,
ils peuvent se pencher sur les notions de néant, de chaos et
de crise, mais leurs cris, s'ils n'ont aucune alternative à pro-
poser à ces brutales solutions de continuité, risquent de se
résumer en un "au secours !" dont la dernière syllabe se
perd dans le fracas de l'anéantissement. Au moment où cer-
taines personnes qui se penchent à leur fenêtre voient l'en-
fer dans la rue, il est bon de se demander ce que nous pou-
vons faire sur-le-champ pour faire régner le paradis. On a
beau dire que nous vivons à une époque de surconsomma-
tion, la plupart des gens n'ont pas grand-chose à offrir, car
ils vivent dans un dénuement de plus en plus grand. Toute-
fois, n'est-ce pas Khalil Gibran qui disait qu'on donne peu

230
quand on donne ce qu'on a, mais qu'on donne beaucoup
quand on donne ce qu'on est ? Encore une fois, qu'est-ce que
l'être pour la majorité des gens ? La plupart ne savent pas
pourquoi ils existent ni même s'ils existent. Certains ne
s'aperçoivent même pas qu'ils sont déjà morts. Il faudrait
abroger les lois concernant les homicides dans le cas où un
meurtrier s'aviserait de tuer quelqu'un qui est déjà mort.
Serait-il encore coupable d'enlever la vie à un autre si celui-
ci pouvait être identifié comme un mort qui n'est pas encore
entré en fonction ? On voit tout de suite que le mot de Khalil
Gibran est loin d'être évident quand on commence à se
questionner sur l'être. Le droit romain prétend qu'on ne
peut donner ce qu'on n'a pas. Mais peut-on donner ce qu'on
n'est pas ? Examinons donc comment s'effectuera l'offrande
de l'être chez ceux qui "sont". Il semblerait, à bien y penser,
qu'on ne puisse laisser s'intussusceptionner son être sans
être déjà engagé dans une dimension de communion et de
partage. Toute la notion d'accessibilité de l'homme à ses
semblables se pose ici. La notion moderne de vie privée a
permis à la plus grande partie des individus des grandes
villes de se replier sur eux-mêmes au point d'en venir à
ignorer l'humanité. Cinq cent mille personnes vivent tout à
fait seules au centre-ville de Montréal. Qu'est-ce qu'elles
font donc ainsi isolées ? Quand elles ne regardent pas la
télévision, elles déplacent les meubles de leur salon ou
passent l'aspirateur pour la cinquième fois consécutive, li-
sent les mêmes revues en attendant la délivrance improba-
ble que leur apporterait une grave maladie, un incendie ou
une inondation. L'idée d'une communion qui s'imposerait
d'elle-même par un débordement affectif, spirituel et pour
tout dire êtrique est de moins en moins familière aux gens
qui se battent pour revendiquer leur droit à l'isolement. Des
humains enfermés chez eux qui ne veulent plus sortir, des
reclus volontaires qui s'ennuient en attendant la mort, des
individus fossiles qui se font livrer leur pitance à domicile
en cherchant à se distraire par des jeux insipides n'ont au-

231
cune idée de ce que représente l'offrande de l'être, ce suprê-
me sacrement de l'humanité. Probablement n'ont-ils jamais
expérimenté l'acte de donner son être à quelqu'un, de le sou-
tenir globalement au moyen de sa présence générale. Seuls
les grands saints d'autrefois et peut-être quelques imbéciles
heureux ont-ils une idée de ce dont je parle ici. On devine
qu'il ne s'agit pas de charité. Ce serait se débarrasser un
peu vite de la tâche pressante d'aider ses semblables. La
charité met le donateur à l'écart de celui qui reçoit. Celui
qui fait à autrui l'obole d'un sourire ou d'un dollar devient
un intouchable. Il se sauve vite pour ne pas se faire attraper
par la misère. Je me retrouvai l'autre soir en présence d'une
femme particulièrement misérable qui attendait de moi un
mot d'espoir. C'était la fin de ma conférence, ce moment
inspiré où je fais des lectures de visages. Désireux de ne pas
lui mentir à son propre sujet, je lui déclarai: "Vous n'avez
pratiquement aucune chance de vous en sortir. Mais s'il
devait y en avoir une sur mille, accepteriez-vous de courir
celle-ci ?" Son visage s'éclaira d'une brusque espérance et
elle me lança un long et sonore oui si plein de sincérité, de
candeur, de confiance, que je compris qu'en lui disant la
vérité, je venais d'allumer quelque chose en elle. Je crois
bien que je lui ai donné un peu d'être. Mais il a fallu que je
passe outre aux convenances et que je lui dise ce qu'aucun
travailleur social ni peut-être aucun psychothérapeute n'au-
rait osé lui dire, car c'était là un mot apparemment cruel et
intolérable. Pourtant ce mot l'alluma. Il lui restait une
chance et, si petite fut-elle, elle voulait la courir. Ce qui s'est
passé ici relève d'une offrande. J'ai suffisamment estimé
l'essence de cette personne pour reconnaître qu'elle avait
droit d'entendre la vérité. On m'objectera peut-être que
toute vérité est relative et que ce que je lui ai dit relève
d'un jugement personnel possiblement erroné. Mais ici je
rappellerai que la vérité réside davantage pour moi dans la
déclaration du coeur, qui peut sembler coûteuse parce qu'el-
le exige le courage de s'exprimer, que dans l'adéquation à la

232
réalité. J'ai bien vu que je ne m'étais pas trompé lorsqu'elle
accueillit ma déclaration avec reconnaissance. C'était com-
me si j'avais déposé en elle une semence de lumière qu'elle
acceptait de voir grandir. Je ne veux illustrer mes considé-
rations sur l'être que par des expériences aussi simples. Ce
sont celles qui permettent le mieux de comprendre cet élan
ressenti par si peu d'hommes et étouffé par la plupart com-
me un geste compulsif révélant leur vulnérabilité. Beaucoup
se disent: "Et si je me trompais ?" Et sur cette base, ils se
taisent. Eh bien, j'oserais leur répondre qu'il vaut mieux se
tromper en exprimant cet élan du coeur que de rester sur
son appétit et de se restreindre à jamais par peur de com-
mettre une bévue. Cet essor de l'être qui est sans limite, ce
commencement de tout, cet accord total sont ce qui donne à
la vie son prix et je ne saurais feindre d'ignorer une si gran-
de richesse.

(66) Le décloisonnement du mental.— Tout ce que


nous pouvons dire de l'homme n'est que représentation.
C'est toujours un pouvoir invisible que nous appelons Moi
qui se représente ces choses. Parler du mental, c'est donc
parler d'une certaine façon de penser; tout comme parler de
l'intelligence, c'est parler d'une autre. Mais ni le mental ni
l'intelligence ne devraient être considérés en soi, car il ne
s'agit là que d'une manière de parler. Vous m'objecterez que
d'après ma conception nos facultés se réduisent à ce que
nous pouvons en dire. C'est vrai en tout point: le langage est
directement constitutif de nos facultés et de leurs perfor-
mances. Certains crieront au nominalisme ! Or, je ne veux
pas restreindre ici l'essentiel de la pensée à un ensemble
d'énoncés bien coordonnés. Je veux plutôt montrer qu'il y a
dans le langage une profondeur constitutive pleine de cons-
cience qui anime aussi bien les représentations naturelles
que les représentations psychiques. Dans les deux cas, c'est
toujours nous qui constituons les choses. Nous pouvons donc

233
constituer pour notre usage un mental erroné et confus aus-
si bien qu'un mental clair et performant. Celui qui a dit que
l'homme devait en arriver à penser sans son mental s'est
trompé. Il n'est pas question d'éliminer le mental, mais de
l'harmoniser, c'est-à-dire de constituer l'ensemble de nos
pensées de façon à ce qu'elles soient marquées par l'être au
lieu de lui faire obstacle. Je peux donc, par l'exercice de la
philosophie, parvenir à penser de façon cohérente. Tous les
philosophes depuis John Locke ont rêvé d'une réforme de
l'entendement. Ils ont proposé des règles pour parvenir à
penser avec justesse, objectivité et congruence. J'ai remar-
qué à quel point l'observation des penseurs non formés par
la philosophie me révélait des lacunes dans leur fonction-
nement mental. La philosophie contribue décidément à neu-
traliser les préjugés, les illusions et la réactivité du mental.
Mais c'est à notre "Je suis" immanent qu'il incombe, en
noyautant notre pensée, d'opérer sur le mental la plus pro-
fonde influence. Le seul fait de se sentir être débarrasse le
mental de ses corvées inquiètes, de ses calculs incertains et
de ses hypothèses sans lendemain. Être donne de la force,
de la confiance et de la certitude. Pris en charge par cette
énergie, le mental se corrige lui-même sans que nous ayons
à intervenir pour lui imposer des règles du dehors. Il est
étonnant de constater à quel point le silence, la paix et la
clarté s'installent dans un esprit lorsque l'être prend sa pla-
ce. Ce que j'appelle décloisonnement mental est une opéra-
tion qui s'effectue spontanément comme si l'esprit recevait
soudain une bouffée d'oxygène. Comme le mentionne Nisar-
gadatta, il n'y a pas grand-chose à faire pour jouir de l'auto-
réalisation, il suffit seulement d'y consentir. Mais les obsta-
cles à ce consentement sont nombreux, car le mental est
pusillanime, confus et menteur. Nous l'avons voulu ainsi
parce que nous nous sommes laissés prendre au piège de la
personne en nous identifiant au corps. Le mental ne fait
qu'obéir à nos réactions d'insécurité et de panique en élabo-
rant des mécanismes de défense, des stratégies compensa-

234
toires et des affabulations émotives. Bien sûr, on peut soup-
çonner ici une pétition de principe, car au moment où j'af-
firme que l'être nous apporte la confiance et la paix, je re-
connais qu'il nous faut déjà être paisibles et confiants pour
que l'être s'installe en nous. C'est la raison pour laquelle un
tel travail d'accomplissement intérieur doit être fait en pré-
sence d'un témoin impeccable ou tout au moins dans la
compagnie spirituelle des maîtres dont les écrits nous sont
accessibles. L'individu abandonné à lui-même a bien de la
difficulté à vivre dans le calme. Ou bien c'est un campa-
gnard qui vit loin des stimulations intellectuelles de la ville
et n'a même jamais entendu parler d'éveil, ou bien c'est un
citadin auquel manque la paix la plus élémentaire pour
pouvoir penser. Il est évident qu'à moins d'être un yogi ou
un bhogi né, il y a peu de chance qu'un homme s'éveille par
lui-même. Mais la sollicitation subtile qui dérive de la lectu-
re, des conférences, des rencontres suffit parfois à allumer
un coeur vaillant. Ce que les métaphysiciens, de Aristote à
Hegel, n'ont pas clairement compris, c'est que l'être n'est
pas quelque chose que l'on trouve dans le monde comme un
coefficient ontologique qui caractériserait les phénomènes,
les événements ou les personnes. Il n'y a pas une telle chose
que l'être avant que l'individu volontairement conscient se
soit donné le privilège d'être. Il n'y a qu'une structure de
rêve qu'on appelle homme ou univers. Tout ceci n'a rien de
solide, d'absolu, de fondamental. C'est quelque chose d'aussi
fragile qu'un château de cartes. Toutes les souffrances des
victimes de la maladie ou de la guerre ne sont que des vécus
factices et sans profondeur dont le surgissement est éphé-
mère et la signification nulle. Seul l'être peut donner du
corps à une souffrance. Il est effectivement possible de souf-
frir de façon consciente. Il existe des souffrances êtriques
comme il y a une joie êtrique. La souffrance trouve alors son
sens en se convertissant en conscience et en joie. Très peu
de gens, cependant, savent utiliser leurs souffrances. Le
christianisme ésotérique est fondé sur l'idée de la souffrance

235
intentionnelle. Une telle intention n'existe pas dans le
contexte immanentiste. La souffrance se définit sur un fond
d'éternité qui n'a plus rien à voir avec la rédemption du mal.
Une souffrance êtrique est moins vécue qu'étée. Elle est as-
sumée par la masse de l'être et ne constitue plus qu'une
cécité mineure pour le regard de la conscience qui est rempli
de lumière. Nous sommes bien loin ici des mécanismes de
décantation de la souffrance suggérés par les morales de
l'acceptation. Tout ce qui n'a pas la force de se soutenir par
soi se trouve intégré par la compréhension globale de l'être.
De nombreux lecteurs qui se sont penchés sur mon journal
philosophique m'ont dit que j'avais beaucoup souffert à cer-
taines époques de ma vie. Je leur ai répondu: "Pas tant que
ça. Au moment où je souffrais, j'étais trop occupé à décrire
ma souffrance pour m'y adonner totalement". Une expérien-
ce convertie en conscience perd en valeur existentielle ce
qu'elle gagne en signification essentielle. C'est donc en par-
tie par la conversion des données immédiates de l'expérien-
ce que le mental apprend à se décloisonner. Il suffit de faire
intervenir le témoin dans ce que vit la personne pour que
celle-ci se voit allégée d'une expérience qui pourrait la cou-
ler. Il faut comprendre que notre être nous rend moins dis-
ponible pour la souffrance, car elle constitue un facteur lié à
l'organisation de la personne. Une souffrance êtrique n'est
plus qu'un peu de malheur associé à beaucoup de lumière.
Une des caractéristiques du mental formé par abstraction
est de fonctionner sous hypnose. Il faut qu'il soit endormi
pour tolérer la souffrance, l'effort, l'aliénation. Nous éveiller,
c'est ne plus être disponible pour des expériences qui nous
relativisent et qui nous décentrent. Les conditions de possi-
bilité du malheur n'étant plus données, le bonheur prend
naturellement sa place. C'est pourquoi je dis que le mental
est constitué. Il répond parfaitement à la façon dont la pen-
sée pense. Il devient extrêmement limité pour la pensée qui
se limite et se décloisonne pour une pensée qui s'illimite.

236
C'est ainsi que s'effectue le travail sur soi qui préside à la
formation de l'être.

(67) Un approfondissement de la transparence.— Au


cours de mes premières années de recherche en philosophie,
je pensais que la joie était la source de la lumière, mais au
fur et à mesure que j'ai développé mon propre système à
partir de l'observation de moi-même, j'ai compris que la lu-
mière était la source de la joie. Cela ne m'est pas apparu
immédiatement. J'étais encore trop captivé par les ré-
flexions a priori pour pouvoir accorder à l'expérience l'im-
portance qu'elle mérite. Le fait d'avoir pris connaissance des
écrits de Berkeley et de Leibniz a cependant attiré mon at-
tention sur l'existence d'une luminosité intramondaine.
L'univers baignait dans une sorte de transparence. A la pla-
ce de la matière impénétrable, obscure et rigide, il y avait
un cosmos translucide constitué d'intelligibilités. Curieuse-
ment, la théorie leibnizienne des monades rejoignait l'esse
est persipi de Berkeley. De son côté, Leibniz voyait partout
des raisons claires qui répondaient à la thèse de l'harmonie
préétablie; du sien, Berkeley réduisait la profondeur secrè-
te des choses à l'ensemble des profils qu'elles laissaient
dans la conscience de tous, sa théorie annonçant celle de la
transphénoménalité chez Sartre. Tout ceci m'influença
énormément. En me promenant dans la rue, en observant
mes condisciples de l'université, je remarquais que l'univers
est clair. Sans doute étais-je emporté par l'optimisme de
l'après-guerre qui caractérisait la "génération lyrique" des
baby-boomers, bien qu'en y pensant davantage, j'étais pro-
bablement le seul à fonder cet optimisme dans une épisté-
mologie immatérialiste. Le fait que je me détournais avec
aversion de la politique m'aidait probablement à développer
ma weltanschauung marquée par l'idéalisme et la facilité.
Malgré les nombreux obstacles semés sur ma route au cours
de ma vie, je n'ai jamais rencontré d'opposition réelle à ma

237
lumière, si bien que j'en vins à considérer toutes choses sous
cet angle. Tout n'était pas rose autour de moi; mais j'avais
l'impression que chaque vécu de souffrance, de pauvreté et
de misère, s'il devenait conscient, pouvait être transformé
en joie. Très vite, la conscience m'apparut comme une
transparence qui s'ajoute à celle des choses, une clarté ac-
compagnatrice de l'expérience. Être ne pouvait signifier rien
d'autre qu'un surgissement d'absolu. Et partout où cet abso-
lu se manifestait, le monde s'immatérialisait comme par un
coup de baguette magique. Ainsi donc, dans mon système de
pensée, la lumière venue de la conscience s'imposa comme
une source de joie. Aujourd'hui, ces réflexions me semblent
toujours vraies. Je n'ai jamais été confronté à une souffran-
ce telle que je n'aie pu la convertir en joie à force de l'exami-
ner. C'est comme si la persistance du regard attentif épui-
sait la souffrance en lui enlevant sa charge d'altérité. En
devenant mienne, elle me devenait chère et finissait par
s'intégrer comme un moment négatif à ma positivité suprê-
me. L'idée qu'un approfondissement indéfini de la transpa-
rence était possible m'est venue à l'esprit à l'occasion d'une
conférence consacrée à l'infini que j'ai donnée devant un
groupe de professeurs de Montréal. Même si je suis un être
de réflexion, j'ai toujours privilégié l'immersion dans le vécu
ou le représenté pour mieux en épouser le contour. Un phi-
losophe de l'immanence ne peut que favoriser la connais-
sance par imprégnation, par connaturalité. On ne peut trop
compter sur lui pour élaborer une théorie logique de l'induc-
tion ou de la déduction. Il va plutôt procéder par totalisa-
tions de la pensée de plus en plus compréhensives de façon
à pénétrer l'essence de toutes choses déjà donnée comme
perçue, sentie, constituée. Ma conception de l'être comme
"Je suis" intussusceptif immanent favorise cet approfondis-
sement de la transparence fondamentale des choses qui ne
sont, comme le disait Berkeley, qu'autant d'idées. En effet,
dans la mesure où il se reconnaît dans le tout, mon être ins-
talle partout une intelligibilité qui ne peut que défavoriser

238
le morcellement que la science impose au réel en le frag-
mentant sous forme d'objets divers et substituer à sa quête
hypothétique une intropathie permanente qui m'aide à sai-
sir les choses du milieu d'elles-mêmes. Il ne s'agit pas là
d'un recours à l'irrationnel pour imposer à la conscience de
l'homme moderne un mode de pensée mythique. Il s'agit
néanmoins d'une compréhension du monde qui a le mérite
d'amener l'individu à se reconnaître dans le tout et, par
conséquent, à accomplir sa globalindividuation. L'approfon-
dissement de la transparence tel que je le préconise ne peut
que développer l'intuition et entraîner un élargissement de
la notion d'intussusception à l'ensemble des connaissances,
chaque concept s'intussusceptionnant dans la réalité qu'il
révèle.

(68) Blitz sur la supraconscience.— Ceux qui s'imagi-


nent que les grandes découvertes du domaine êtrique se font
progressivement se trompent lourdement. La naissance de
l'être est littéralement une catastrophe pour la personne qui
perd tous ses repères. Si elle avait des projets ou des plans,
ceux-ci sont anéantis au nom d'une vision plus haute qui les
élimine ou les récupère dans un cadre qui n'a plus rien
d'humain. Un penseur comme Aurobindo a tenté de fournir
une explication évolutive du développement de la conscience
en montrant comment celle-ci passait du mental au surmen-
tal, puis au supramental. Mais en est-il bien ainsi ? Cer-
tains ont pu se servir de ce schéma de développement pour
parvenir à une claire vision de la vie et d'eux-mêmes. Mais
la force brute du "Je suis" n'a rien à voir avec ce doux sché-
matisme qui nous donne l'impression d'être en ascenseur et
de pouvoir arrêter à tous les étages. Maritain, avec ses De-
grés du savoir, avait tenté quelque chose de ce genre. Ce
type de classification permet d'identifier certains actes de
l'esprit, mais il ne donne en rien une vision juste de l'éner-
gie êtrique. Ce que j'appelle la supraconscience représente

239
la conscience devenue absolue. Elle est plutôt anticipée au
stade actuel de nos réflexions que systématiquement inves-
tie. C'est pourquoi je parle d'un blitz sur la supraconscience.
Chaque auteur a ses définitions. Quand Husserl parle de
conscience absolue, il n'est pas loin de ma conception, sauf
que malgré sa volonté de faire apparaître un élément irré-
ductible qui échappe aux réductions phénoménologiques, il
ne parvient pas à montrer comment le "Je suis" intussus-
ceptif occupe le champ immanent de la conscience absolue et
encore moins à nous décrire le type de pratique êtrique qui
caractérise la supraconscience. Il nous faut donc ici nous en
remettre à des évidences issues de l'exploration sur le ter-
rain qui ont le démérite de ne pas toujours satisfaire entiè-
rement les exigences logiques de la spéculation philosophi-
que bien qu'elles nous fournissent des exemples précis de
vécus opérés dans le cadre d'une conscience qui n'est plus
strictement accompagnatrice de l'expérience puisqu'elle
couvre tout le champ de l'être et que c'est celui-ci qu'elle
saisit explicitement. Comprend-on pourquoi le recours à la
globalindividuation est précieux ? Il subsiste à tout moment,
quelle que soit la sphère explorée, quelque chose qui rappel-
le l'individu à lui-même et l'empêche de se dissoudre dans
sa propre immensité tout en lui faisant voir celle-ci comme
l'aboutissant d'un long processus de conversion au moyen
duquel il reconnaît son identité divine. Si je me penche un
moment sur la supraconscience, je me dois de montrer
comment elle opère à partir du moment où elle se saisit
dans son apriorité et élargit sa compréhension aux dimen-
sions de l'être. Dans la vie quotidienne, cela signifie un
contact avec un monde inconnu de la plupart des humains,
un monde pourtant fait d'élévation, de bonheur et de liberté.
Les premières expériences qui accompagnent cet automou-
vement immanent nous donnent l'impression d'entrer dans
une zone translucide et calme où l'esprit trouve enfin le re-
pos, mais simultanément, elles libèrent en nous un dyna-
misme qui permet de tout entreprendre, pour peu qu'il y ait

240
encore quelque chose à entreprendre lorsqu'on baigne dans
l'éther substantiel de l'être. Ce qu'il y a de plus frappant
lorsque l'on séjourne dans cet état, c'est qu'on peut recon-
naître aisément les personnes qui portent sa marque lors-
qu'elles se présentent à nous fort opinément comme si nous
les avions appelées. C'est en ce sens que Louis Pauwels a pu
dire que l'intelligence est une société secrète. Entendons:
l'intelligence créatrice, l'intelligence cosmique, celle que Plo-
tin situait au deuxième échelon de son univers en commen-
çant par le haut. Il est évident que la supraconscience sim-
plifie beaucoup la tâche de celui qui s'était heurté jusque-là
à des obstacles répétés dans le développement de son oeu-
vre. L'individu éveillé devient alors un intouchable, non
qu'il jouisse d'une protection certaine, bien qu'il ne soit ja-
mais menacé, mais précisément parce qu'il n'est plus dispo-
nible pour le relief des objets intramondains qui tombent
sous le coup de la compréhension ontico-existentielle. J'au-
rai probablement été l'auteur qui a le plus abondamment
illustré une activité de ce genre intégrée au mouvement de
l'être. Par exemple tout ce qui nous semblait vide et nul
dans la vie se révèle soudain à nous comme animé de forces
et d'énergies extraordinaires. Ce que l'on appelle le mal ou
le négatif s'annule devant nos yeux, s'associe au positif en
amenant celui-ci à se convertir à quelque chose de beaucoup
plus haut. Cette supraconscience fait de chaque individu le
conquérant de l'espace immanent qu'il libère en laissant son
être prendre toute sa place. La grande affaire consiste à
pouvoir en arriver à assumer dans la facilité l'ensemble de
ces transformations. L'effort, la souffrance, le sacrifice sont
profondément nuisibles à l'élévation de l'individu. Il vau-
drait mieux que celui-ci songe à s'effacer du chemin des
énergies qu'il appelle plutôt que de tenter de faire des ef-
forts pour les harnacher. Il ira d'abord dans la direction où
elles l'emportent afin de pouvoir les amener un jour avec lui
là où il veut aller. J'ai parlé tout à l'heure d'intelligence
dans le sens plotinien. Il ne faudrait pas croire que ma vi-

241
sion de ces choses s'inspire d'un Dieu transcendant ou d'un
principe d'où tout dérive. Je ne suis pas néoplatonicien de
tendance. Il n'y a rien de très conquérant dans le fait de se
sentir soulevé par une énergie qui nous dépasse. Bien que
j'invite le néophyte à la capitulation devant l'intussuscep-
tion de l'être, ce n'est que pour mieux lui faire comprendre,
loin de l'agitation vaine des pensées du mental, qu'il est le
premier concerné par cette opération qu'il dirige dans l'abso-
lu. La supraconscience est ce qui nous révèle le mieux dans
le détail des choses, comme dans leur totalité, ce passage à
l'infini qui donne l'impression d'un coup cosmique comme si
chaque chose opérait son immatérialisation au coeur de
l'éblouissement de l'être. Le comprendre signifie qu'on est
passé dans l'invisible et qu'on est capable de cette chaleur
inspiratrice qui est à la base de toutes les conversions. il n'y
a rien de froid, de rigide ou d'abstrait ici. Avec la supracons-
cience, nous entrons dans le domaine de la vie divine. C'est
sans doute la Mère qui a le mieux cerné la question: "Tout
se passe comme si notre vie spirituelle était faite d'argent,
tandis que la vie de l'être est faite d'or". Elle a bien compris
le sens océanique et subtil de la supraconscience qui pointe
derrière chaque acte de lucidité, chaque mouvement de
conversion, chaque expérience d'intussusception. Fonda-
mentalement, c'est le sentiment de l'être présent en chaque
chose qui nous invite à saisir que plus rien ne nous limite
parce que l'aperception de notre totalité ne cesse d'accom-
pagner notre vie.

242
CHAPITRE V

L'ORGANISATION DE L'IDENTITÉ

(69) Le présent révèle la présence.— Disons d'abord


que le présent exprime le mouvement de la conscience origi-
naire qui est la souche de toutes les formes de conscience
qui peuvent se développer dans le courant de la vie, de la
conscience thétique des objets Jusqu'à la supraconscience.
Ce mouvement de la conscience ne se développe pas dans un
cadre spatiotemporel, comme voudraient le faire croire les
évolutionnistes quand ils nous assurent que l'émergence de
la conscience dans le temps s'est faite à la suite d'un proces-
sus de maturation. C'est plutôt de ce mouvement originaire
de la conscience qu'originent l'espace et le temps puisqu'ils
sont les structures a priori de la sensibilité au moyen des-
quelles le schématisme imaginatif va ordonner la construc-
tion de la réalité. Ainsi donc, la conscience n'est pas dans le
temps, mais le temps existe à cause d'elle. Il n'y en a pas
moins une certaine mesure de la conscience qui découle de
sa présence à elle-même, quand, se pensant, elle se donne à
être. Il s'agit du présent intemporel qui exprime la présence
de l'être. Or, pour un individu vivant dans un cadre plané-
taire comme le nôtre, se maintenir dans ce présent exige
une perpétuelle invention de soi, car la connaissance de soi
à elle seule ne permettrait pas au Moi psychophysique de se
maintenir dans le présent sans fuir de tous côtés vers un
passé ou vers un futur, et peut-être même aussi vers un
ailleurs. Il nous faut donc considérer la conscience comme

243
s'articulant autour d'un Soi profond qui constitue l'hori-
zon de la psyché et qui, pourtant, est lui-même constitué.
Or, la conscience ne se donne pas le Soi comme un élément
qui préexiste à l'ordre du monde. Il n'y a rien de semblable
chez moi à ce qu'on trouve chez Jung quand il parle du Soi
archétypal comme quelque chose qui a toujours été là et qui
fonde les consciences individuelles. La démarche de Jung,
non seulement n'est pas phénoménologique au sens trans-
cendantal du terme, mais elle n'est pas métaphysique au
sens immanentiste tel que je le conçois. L'élément constitu-
tif de la vie immanente n'est tout simplement pas envisagé
chez lui, parce qu'il ne peut carrément pas envisager la vie
comme l'expression d'une pensée "enjeée". La vie pour lui
n'a rien à voir avec le développement du sentiment du Moi
et encore moins avec la conversion de celui-ci au Soi comme
en un autre soi-même. Cependant, contrairement à Husserl,
je ne saurais parler de conscience perdue dans le temps.
Cette expression qui n'a aucun sens démontre que Husserl,
malgré la suspension de l'adhésion de la conscience à la thè-
se naturelle du monde, n'a jamais clairement réglé la ques-
tion de la réalité extramentale et encore moins celle de la
matière. Sur ce point, il est strictement kantien et Kant
reprend la question du monde comme elle se posait avant
Berkeley. En effet, si Berkeley nie l'existence de la matière,
Kant se contente de la déclarer problématique par un jeu
d'antinomies qui l'amène à rejeter son usage sans avoir à
légiférer sur son existence. Ainsi donc, bien que le concept
de monde comme totalité matérielle, assez semblablement à
ceux d'âme et de Dieu, ne puisse en rien fonder une démar-
che métaphysique chez Kant, la question de la matérialité
n'est pas résolue par sa critique. Il demeure en partie réalis-
te face à l'existence du noumène cautionné par la raison
comme "une nécessité possible et une possibilité nécessaire",
position suprêmement ambiguë si l'on tient compte que sa
définition de la pensée, dépouillée de toute profondeur subs-
tantielle, ne peut se ressourcer dans un "Je suis" immanent,

244
mais trouve plutôt sa caution dans une morale qui fonde
autrement ce qu'elle invalide spéculativement. Aux prises
avec cette ambiguïté, Husserl cherche à élaborer un monde
parallèle qui se donne comme le sens a priori du monde ma-
tériel escamoté. Ainsi, chez lui, le noème se voit attribuer le
statut d'un étant sans qu'on puisse soupçonner que tout un
aspect des choses subsiste entre des parenthèses qu'il refuse
d'abolir. Faut-il s'étonner qu'il laisse subsister dans la noè-
se, sous la forme de la hylé, un résidu du monde réel au
coeur de la sphère intentionnelle ? Il ne peut faire autre-
ment, puisqu'il ignore ce qu'est la dématérialisation. La hylé
constitue ainsi une résurgence du noumène kantien qui
nous rappelle constamment qu'une partie de la conscience
est aux prises avec le temps pendant qu'une autre fonde le
temps. Cet inutile charabia typiquement allemand ne me
satisfait pas en tant que penseur moniste immanentiste et
je déclare la conscience fondatrice du temps plutôt qu'en-
gluée dans le temps. Si l'on me rappelle qu'il existe un
homme naïf perdu dans le monde, je répondrai que sa naï-
veté même cautionne ce que je viens de dire puisqu'il n'est
rien de plus qu'un élément obscur au coeur de la clarté
consciente qui en cerne la transcendance de lumière. Si j'en
reviens au présent de la présence, c'est maintenant pour
montrer que cette structure êtrique primaire, en fondant le
maintenant originaire comme principe temporalisant de la
conscience, se donne comme le moment initial de toute exis-
tence. "Puis-je avoir jamais commencé à exister ?" demande
Husserl dans un moment soudain de lucidité, c'est-à-dire
quand il s'aperçoit que l'homme n'est rien d'autre que l'abso-
lu de la conscience se temporalisant dans un Moi. Bien sûr,
il annonce la mort de l'homme dans le monde, puisque celui-
ci est naturellement né dans le monde. Mais cette question
ne se pose plus dans le cadre de l'immatérialisme, puisque
le monde n'est plus que représentation et qu'il est associé à
la pensée dont il est coextensif. En effet, pour moi qui suis
tout centré sur l'être, il n'y a pas d'homme dans le monde, il

245
n'y a de monde qu'en l'homme. La linéarité du temps appa-
raît donc comme une création artificielle du mental qui, une
fois soumise à la dématérialisation, permet d'intégrer les
vécus avec leur face de représentation, comme des moments
anipsaux, au circuit de l'ipséité érigée en principe immanent
récapitulatif de toutes les genèses itératives de la compré-
hension. Libérée du temps absolu et de l'espace absolu, la
conscience de l'homme définie par l'immanence de la pensée
peut tout à loisir se donner un être et voir celui-ci se refléter
dans les réalités objectives qu'elle constitue, si bien que le
présent devient la marque de toutes choses et que celles-ci,
pour peu qu'on sache cerner leur coefficient d'éternité, nous
apparaissent dématérialisées, prêtes à passer à l'infini et
marquées par cet infini qui s'apprésente déjà en elles. Sur
la base de ces réflexions, on peut mieux montrer mainte-
nant comment opère la conscience originaire, puisque c'est à
travers elle que va s'élaborer le destin de l'homme et qu'il
faut penser celui-ci pour comprendre son être.

(70) Le maintenant originaire.— Lorsque nous exami-


nons le temps dans la perspective de l'être, il nous faut par-
ler du présent de la présence qui constitue la jonction du
temps et de l'éternité, bien qu'il soit à proprement parler
intemporel. Maïs, lorsque nous examinons le temps dans la
perspective de la conscience, il nous faut parler du mainte-
nant originaire comme source a priori d'une élaboration ex-
périmentale du temps. Ce maintenant originaire se trouve à
être le maintenant fondateur de toute temporalisation de la
conscience. Je veux m'expliquer ici au sujet de cette réalité
transcendantale. Le maintenant originaire est la clé du
temps immanent, c'est-à-dire de ce temps où baignent les
vécus avec leur face monde inscrits dans le circuit de l'ipséi-
té. Quelle est la différence avec le temps transcendant ? Elle
est fort simple. Le temps transcendant est celui des horloges
et des calendriers; il renvoie aux phénomènes célestes me-

246
surables et définit la longueur des années, des mois, des
semaines et des jours. Le temps transcendant est lié à l'em-
piricité de l'expérience, il est celui qu'utilise le mental pour
définir l'ordre temporel selon un avant et un après. Ce
temps ne m'intéresse que dans la mesure où il est entière-
ment absorbé par le temps immanent qui détermine la na-
ture des surgissements phénoménaux du monde ontico-
existentiel. Il est donc lié à l'espace immanent comme cons-
tituante sensible de la phénoménalité soumise au schéma-
tisme imaginatif de la conscience constitutive. Attention ici,
nous sommes loin de Husserl malgré une certaine parenté
de langage. Husserl parvient à la considération du temps
immanent après l'opération des mises entre parenthèses
successives et des réductions eidétique et phénoménologi-
que. Le temps transcendant, en tant que temps suspendu
par les parenthèses, garde toujours sa valeur absolue hors
des parenthèses. Dans ma pensée, le temps transcendant
est une fiction du mental avec laquelle on doit compter mais
qui ne renvoie en fait à rien d'essentiel. J'appelle originaire
le maintenant qui sert de noyau au temps immanent, parce
qu'il est à plus d'un titre inaugural d'une attitude de tempo-
ralisation nécessaire pour comprendre l'Histoire. Compre-
nons ici que ce maintenant originaire se situe dans le cou-
rant du présent qui se constitue constamment comme signe
de la présence fondatrice de l'être. Le maintenant originaire
effectivement réel appartient à cette sphère totale du temps
immanent où il traduit pour la conscience l'ordonnance êtri-
que supérieure. Le maintenant originaire est donc l'élément
central autour duquel va s'articuler l'écoulement du temps
comme flux des vécus, initiant pour chaque individu l'im-
pression de durée qui détermine le cours de sa vie. En tant
que traducteur du dynamisme du présent fondamental, le
maintenant originaire exprime ce mouvement absolu de
l'être qui se déroule hors du temps mais à partir duquel le
temps immanent va se constituer comme forme a priori de
la conscience. C'est d'ailleurs à cette forme temporelle

247
conjointe à la forme spatiale que se rattache l'unité de l'ob-
jet temporel transcendant défini comme représentation
dans le cadre d'une compréhension libérée de toute abstrac-
tion hypostasiée par la dématérialisation. Acquérir un être,
du fait du mouvement intussusceptif du "Je suis", c'est fon-
der le temps transcendant dans l'immanence de la pensée
comme élément discontinu se rattachant à la continuité
êtrique. Cela entraîne la contemporanéité de tous les ins-
tants du temps au coeur du présent, si bien que l'individu
réalisé conçoit la totalité de sa vie dans le cadre de ce mou-
vement originaire du présent fondateur qui lui permet de
sentir chaque élément du temps. L'auto-remémoration qui
fonde le rappel à soi joue ici un rôle de récapitulation dans
la collecte convergente des instants du temps qui, mal em-
ployé, fonde la nostalgie qui rend dépendant du passé et
l'espoir qui rend dépendant de l'avenir. Lorsqu'un individu
comprend dans sa vie, par une pratique êtrique adaptée à la
situation, que les différentes instances temporelles que sont
le passé, le présent et l'avenir ne sont en réalité que des
éclats en provenance d'un foyer unique exerçant sur la vie
une action fondatrice archétypale, alors tout change pour
lui. Il commence à se renouveler à partir de l'invisible, si
bien que la persona-d'illusion perd en intensité ce que son
"Je suis" intussusceptif gagne en envergure. Dans le monde
de tous les jours soumis à la loi générale, tout n'est que
naissance et mort. Mais la découverte du sens profond du
maintenant originaire nous ramène à l'action décisive et
intrépide de ce qui n'étant jamais né se trouve à naître cons-
tamment au présent et, par voie de conséquence, ne meurt
ni ne renaît jamais.

(71) Le "Nous Sommes".— La question d'une compréhen-


sion au présent de la force de l'être soulève celle de la diver-
sité des individus qui briguent l'être. Par exemple, on pour-
rait se demander: y a-t-il plus dans plusieurs personnes qui

248
"sont" que dans une seule qui "est" ? Je réponds sans amba-
ges, non ! L'être est indivisible, inséparable, infractionnable.
Mais il ne peut être multiplié non plus, même s'il est un
élément multiplicateur pour la personne. Immuable, il ne
peut être ni enrichi ni appauvri. Quelque épithète qu'on lui
ajoute, on ne fait que l'affirmer, sans plus, même quand on
le nie. Le "Nous sommes" est donc une réalité où l'être ap-
paraît au sein d'un groupe d'individus qui le partagent.
Tous vivent l'être, mais la totalité de cette énergie est pré-
sente en chacun. Il n'en reste pas moins qu'en employant un
pluriel pour désigner l'être d'un groupe, on se trouve à invo-
quer la cohésion du groupe. Lorsque les maîtres s'associent,
leur réunion n'ajoute rien à ce que vaut chacun d'eux, sauf
qu'ils prennent plaisir à se retrouver. Ce "Nous" du "Nous
sommes" invoque bien davantage la communauté gnostique
des consciences fusionnées qu'une caractéristique spécifique
de l'être. Par son essence même, l'être est un facteur de ras-
semblement qui permet aux individus de vivre en commu-
nion, puisqu'ils voient l'être partout où se porte leur regard.
Certains groupes d'initiés vont préférer le sentiment d'une
solidarité dans l'être à celui d'un pouvoir individuel s'affir-
mant par la volonté libre. C'est en ce sens que je peux dire
qu'un homme comme Jésus était Christ et en même temps,
comme l'indique le titre de mon livre, qu'il existe cent mil-
lions de Christ. La teneur en Christ sur terre ne change pas,
quelle que soit la quantité de personnes éveillées. Lorsqu'on
entre dans l'infini, il n'y a pas de petit, de moyen et de
grand infini, et même si Leibniz a pu parler de plusieurs
infinis, l'infini reste lui-même au singulier comme au plu-
riel. C'est en vertu de cette immuabilité de l'être que le pré-
sent qui l'exprime doit être compris comme le moment abso-
lu récapitulatif de tous les autres. Lorsqu'une société
d'hommes éclairés, comme ce fut le cas autour de Socrate,
de Jésus, de Hegel ou de Renoir, s'allume d'un seul coup, on
entend décidément parler davantage d'eux parce qu'ils sont
plusieurs. Mais cela n'enlève rien aux génies solitaires

249
comme al-Hallâj et Kierkegaard qui assument la solitude
impériale du "Je suis" sans jamais être confirmés par un
"Nous sommes". On me dira que je mets tous ces hommes
au même niveau et qu’ils ne le sont pas. Je sais seulement
que l'être brille d'une lumière égale et que le fait d'avoir
tant parlé de Jésus ne le rend pas plus être à mes yeux que
Toulouse Lautrec ou Hitler. La notion d'être vient ramener
les considérations subjectives, sociales ou politiques à une
compréhension fondamentale incontournable. Jésus savait
ces choses, car il mentionne même qu'on peut accomplir de
plus grands miracles que lui. Pourquoi pas ? Par exemple, il
n'est sûrement pas l'homme qui a souffert le plus sur cette
terre. Il n'est probablement pas plus sage que Socrate. Les
guerres de religion n'auraient jamais lieu si l'on s'avisait
d'évaluer les maîtres, non en vertu de leur indice de popula-
rité, mais en fonction de leur être profond. Toutes les ques-
tions de hiérarchie qui ont été suscitées au sein des cosmo-
gonies les plus diverses ne tiennent pas compte du fait qu'il
n'y a pas de degrés dans l'être. Le principe "être ou ne pas
être" est valable aussi bien ici qu'ailleurs. Toutefois, ceux
qui veulent signaler leur appartenance à une sphère quel-
conque de la vie où chacun se retrouve associé à son sem-
blable peuvent utiliser une formulation élargie du Cogito
cartésien en déclarant "Nous pensons, donc nous sommes".
Cette façon de voir est particulièrement intéressante lors-
qu'il s'agit de rappeler que l'être est déjà présent au coeur
de l'intersubjectivité constitutive de la conscience. Il est bon
de se rappeler ici que rien n'arrive sans la permission de
l'être, mais qu'à vrai dire, il est un peu aberrant d'aller pré-
tendre que l'être a fait ceci ou a fait cela, comme mon ami, le
sorcier Gérard Saint-Victor, prétendait que le Cosmique
voulait telle ou telle chose. Le "Nous sommes" est intéres-
sant à considérer sous l'angle de la participation des indivi-
dus qui sont engagés à travers leur trajet anthropologique,
car il permet de comprendre la convergence de leurs desti-
nées. Si Fourier a pu dire que les attractions sont propor-

250
tionnelles aux destinées, c'est qu'il sentait la force attractive
de ce "Nous sommes" sur les individus engagés dans un pro-
cessus d'autoréalisation. Le "Nous sommes" apparaît alors
comme un paramètre permettant d'identifier ceux qui cher-
chent à s'éveiller de façon à comprendre qu'il y a entre eux
une communauté d'intentions, ce qui rend l'existence des
personnes non encore totalement converties plus facile. Ce
qui caractérise notre époque, c'est qu'une véritable collégia-
lité êtrique est possible entre tous ceux qui se définissent
par leur être. Cela n'était pas possible à l'époque de Jésus
qui ne partageait pas sa mission d'égal à égal avec ses disci-
ples. Si ces hommes avaient réellement vécu l'être tel que je
le conçois, ils n'auraient pas vécu chastement mais auraient
partagé leurs femmes. Peut-être l'ont-ils fait sans que nous
le sachions. Bien sûr, il se trouvera encore des gens à notre
époque pour vouloir imposer leur volonté à autrui et j'ima-
gine qu'il existe maints saints hommes qui jouissent jalou-
sement de leurs prérogatives sans vouloir les partager. Mais
c'est peut-être là une lacune au niveau de leur compréhen-
sion personnelle. Celui qui a compris s'attend à recevoir la
lumière qu'il donne et s'il ne la reconnaît pas dans les au-
tres, il sera le premier à en pâtir, puisqu'il devra affronter
seul le mystère de sa divinité. Une telle vision est sans dou-
te possible dans le contexte jovialiste parce que le recours à
la tragédie comme principe ultime de rédemption a été jugé
désuet par ceux qui ont compris que leur être ne peut s'as-
sumer que dans la facilité et la fête.

(72) L'identité fondamentale.— Si notre existence sur la


terre fait souvent penser à du cinéma, c'est parce que nous
avons l'impression de jouer un rôle quand nous agissons en
fonction de la personne. Je ne suis sûrement pas le seul,
cependant, à avoir constaté que je jouais également un rôle
dans mes rêves. Je me rappelle avoir remarqué que j'utili-
sais pour me mouvoir au pays des songes un corps de rêve et

251
une personnalité de rêve. Tantôt j'étais incapable d'accom-
plir en rêve ce que je réalisais dans la réalité, tantôt j'étais
incapable d'accomplir dans la réalité ce que je réalisais en
rêve. Je finis par penser que le rêve me mettait en contact
avec un type de réalité non ordinaire où un duplicata de
moi-même doué de liberté agissait en mon nom. Peut-être
même portait-il aussi un autre nom. En poursuivant mon
analyse, je découvris que je dialoguais souvent dans ma tête
avec des personnalités qui se comportaient comme de véri-
tables prête-noms. Au début, je pensais qu'il s'agissait de
personnalités imaginaires avec lesquelles j'échangeais.
Mais, peu à peu, je dus me rendre à l'évidence que ces alter
ego avaient une existence propre et parfois même me dépas-
saient en sagesse. J'acceptai d'abord comme hypothèse, ce
qui devait devenir par la suite une certitude absolue, qu'il y
avait plusieurs personnes au sein de mes pensées. Je m'en-
hardis même à penser que j'étais chacune de ces personnes
selon que je changeais d'état et me permettais d'accéder au
niveau de réalité où elle opérait. Ainsi, par le rêve, le dialo-
gue mental ou encore l'expérience subliminale, je prenais
contact avec ces personnes ou, plus précisément, comme
dans le rêve surtout, je devenais l'une d'entre elles. C'est
ainsi que j'ai pu dialoguer avec ma mère décédée bien avant
que celle-ci ne meure en m'introduisant dans le présent in-
temporel au moyen de ma conscience subliminale. J'accepte
donc aujourd'hui comme normal que mon identité fonda-
mentale, c'est-à-dire mon être profond, regroupe en lui de
nombreuses personnes qui constituent d'autres aspects de
moi-même susceptibles d'enrichir mon expérience. J'en suis
même arrivé à l'idée que cette identité fondamentale distri-
buait des rôles et préparait des expériences pour chacune
des personnes qu'elle prenait en charge. Ainsi, par exemple,
je peux organiser en rêve les conditions d'une découverte
que je ferai dans la réalité quotidienne une fois réveillé.
Mais je peux également investir ma psyché onirique de pen-
sées de veille qui vont germer en elle et m'amener à rêver

252
dans le sens de ces pensées. Aujourd'hui, il m'est aisé de
comprendre comment fonctionnent les chamans et les sor-
ciers. Ce sont des franchisseurs qui voyagent d'une réalité à
l'autre en utilisant des corps différents qui leur servent de
véhicule adapté aux vibrations des univers visités. Je peux
également comprendre que nous sommes à la fois plusieurs
et un, car nos différents Je (je marche, je ris, je pense) se
rapportent à différents Moi (mon Moi amoureux, mon Moi
philosophe, le Moi de mon adolescence), lesquels s'intègrent
à une variété de personnes (André Moreau, René Ramadou,
le Grand Jovialiste) qui, elles, dépendent d'une identité fon-
damentale en laquelle elles se retrouvent toutes entière-
ment. Ainsi le problème de l'existence de plusieurs person-
nes en Dieu se trouve résolu par l'expérience que je fais
chaque jour de l'organisation de ma vie. J'ai toujours trouvé
un peu simpliste qu'on n'accorde pas aux choses imaginées
le statut de réalité. Je ne doute pas davantage que les cho-
ses qui réapparaissent dans mes méditations ne soient réel-
les. Bien entendu, le fait que je sois un immatérialiste m'ai-
de à comprendre ces choses. Ma conception du "Je suis" in-
tussusceptif m'y aide également beaucoup. J'ajouterai, afin
de mieux comprendre la nature des interrelations entre les
membres d'une même famille consanguine, que des échan-
ges de rôles, soutenus par des identifications successives,
peuvent avoir lieu dans le courant de la vie entre les mem-
bres de cette famille. Une fois le père décédé, le fils se senti-
ra père sans avoir d'enfants, comme lorsqu'on dit "Le roi est
mort, vive le roi !" L'identité de la personne est la chose la
moins solide qui soit tant qu'elle n'est pas fondée dans
l'identité fondamentale. Il en va de même pour le caractère
empirique, souvent extrêmement variable, tant qu'il n'est
pas fondé dans l'invariant du caractère transcendantal. Les
réflexions de Kant à ce sujet sont extrêmement pertinentes.
C'est à travers ces jeux de rôles que se fait le choix d'une vie
et que s'exerce, en particulier, le choix de soi comme absolu.
Nous sommes sur terre des individus à multiples facettes.

253
La personne humaine peut paraître connaître l'échec, cela
ne veut pas dire que les autres personnes avec lesquelles
elle coïncide au sein de l'identité fondamentale soient mises
en échec. On s'étonne parfois de voir certaines personnes
survivre magistralement à des décisions qu'elles prennent,
tandis que d'autres, moins ouvertes, moins compréhensives,
sont annihilées par le poids de leurs actes. Le président
Truman ne semble pas avoir été affecté par la décision qu'il
prit au cours de la Seconde Guerre mondiale de lancer une
bombe sur Hiroshima et ses mémoires n'accordent que
quelques lignes à cet événement sans précédent dans l'His-
toire. Pourtant, l'aviateur qui fut chargé de lancer la bombe
ne put jamais, lui, trouver le repos intérieur et erra d'hôpi-
tal en hôpital le reste de sa vie. Il n'avait peut-être pas la
conscience que j'ai de vivre ma vie à plusieurs niveaux de
réalité. Cette conscience aurait pu lui permettre d'éviter de
se faire absorber par l'expérience vécue à un seul de ces ni-
veaux. À défaut de connaître avec précision les autres per-
sonnes qui vivent avec nous dans notre compréhension de
nous-mêmes, le recours à l'identité fondamentale, c'est-à-
dire à notre "Je suis" immanent, est toujours secourable.
Quand je parle d'être vaste et de libérer notre envergure
intérieure, je ne fais pas qu'émettre un souhait pieux. J'ai à
l'esprit l'expérience de l'organisation de ma vie au moyen de
laquelle j'assume une pluralité de rôles sans me laisser
prendre par aucun. Je ne prétends pas ici que toute identifi-
cation soit mauvaise, je soutiens seulement qu'aucune iden-
tification ne devrait être absolue. Je suis mon corps physi-
que, mais je suis aussi beaucoup d'autres corps. Je ne me
laisse pas prendre par ce corps au point d'aller penser que
mon identité fondamentale est foutue s'il meurt. Je vois en
lui une représentation de mes pensées adaptée au cadre
planétaire où j'ai à me définir pour compléter mon oeuvre.
Celle-ci consiste plus d'ailleurs en une certaine somme
d'énergie qu'en une certaine quantité de livres et de confé-
rences. Le jour où nous serons plus lucides, tout simplement

254
parce que nous nous permettrons de l'être, nous nous don-
nerons accès à la diversité des formes de notre vie et com-
prendrons que notre jeu sur l'échiquier de l'univers est plus
complexe qu'il n'y paraît.

(73) Moi ici, moi là, moi partout.— Penchons-nous


maintenant sur les conséquences désastreuses du paralo-
gisme de l'extériorité afin de mieux comprendre le sens du
Moi profond. Dès qu'il y a un Moi, on peut être assuré de
trouver des traces de l'être, de l'être qui n'est pas encore ou
de l'être qui ne sera jamais. Une certaine nécessité accom-
pagne l'affirmation du Moi. Ce qui le coupe des autres Moi,
c'est le sentiment qu'il est séparé d'eux par son corps, par
son identité de surface. Or, cette impression doit être étu-
diée de plus près. Le Moi, ce n'est pas encore la personne.
C'est une première synthèse des vécus de l'expérience de
façon à obtenir une certaine unité d'implication et d'action
de l'esprit. Quand je dis Moi, je pense à une unité provisoire
d'un groupe d'expériences. Mais je ne veux pas toujours dire
la même chose quand je réfère à mon Moi. Mon Moi du dé-
but de la vingtaine avait comme devise: "conquérir l'esprit,
conquérir l'absolu". Mon Moi du début de la cinquantaine ne
peut plus avoir cette devise, car l'objectif a été réalisé. Je
suis un autre Moi et pourtant je suis la même personne. Je
dois donc considérer ici que le Moi que je ne suis plus est
toujours moi d'une certaine façon, sur le mode du n'être
plus. Je ne peux le considérer comme extérieur, car il fait
partie de l'immanence de ma pensée. Comment se fait-il que
je considère les autres Moi que je rencontre chaque jour
comme des Moi extérieurs à ma personne ? Cela vient de ce
que je ne me reconnais plus en eux. Peut-être autrefois le
pouvais-je, quand j'étais enfant et que je côtoyais d'autres
enfants qui jouaient dans un parc. Au cours de nos jeux, nos
Moi se complétaient plus qu'ils ne se heurtaient. À cette
époque, nous pouvions être nus dans un carré de sable sans

255
songer à nous offusquer de la nudité de l'autre, parce que
l'autre n'était pas vraiment l'autre. La promiscuité de nos
jeux nous rendait confraternels dans la chair étalée. En
grandissant, l'éducation nous a séparés par des distances
plus imaginaires que réelles. Berkeley a clairement établi
que la distance ne peut pas être perçue. Mais elle peut être
construite pour maintenir les autres à l'écart. Pour pouvoir
retrouver le sentiment de communion de l'enfance, il faut
maintenant devenir un saint comme le cardinal Léger, qui
embrassait les lépreux, ou mère Teresa de Calcutta, qui
étreignait les morts en les chargeant dans sa charrette.
Mais si nous examinons de plus près cet état de sainteté,
nous découvrirons qu'il est fondé sur la ruine du paralogis-
me de l'extériorité. Est saint celui qui peut dire: tout est
moi, le vivant comme le mourant, l'humain comme le non-
humain. Ce n'est sans doute plus la chair ici qui sert de mé-
diateur plastique, mais une certaine subjectivité consubs-
tantielle et connaturelle. Peut-être les poètes romantiques
ont-ils beaucoup à nous apprendre à ce sujet. Quand ils se
promenaient dans les bois en chantant leur douleur, que
faisaient-ils d'autre sinon de se confier à la nature comme si
elle était un prolongement de leur chair et de leurs pensées
? Mais pour en arriver là, il faut pouvoir communier vérita-
blement aux autres. Cela est possible par le sentiment,
l'identification affective ou parce qu'on s'est reconnu être à
travers eux. Cette Einfühlung affective ou êtrique tend à
homogénéiser nos rapports à autrui. Il n'en va pas de même
dans la compétition, le commerce, la guerre. Les individuali-
tés se heurtent. Autrui me devient extérieur et moi-même,
emporté par ce courant, ne suis-je pas aussi extérieur ? Je
est un autre, clamait Rimbaud, exprimant l'exil de l'indivi-
du arraché à lui-même et converti en objet mondain.
Curieusement, le poète liquide la subjectivité au profit d'une
objectivité qui me fige dans une extériorité muette. Cette
tonalisation renversée fait de moi l'extérieur de l'extérieur.
Devenu anonyme, il ne me reste plus qu'à me définir par cet

256
anonymat en tant que présence-absence révélatrice d'une
intimité qui n'est plus. Victime du paralogisme de l'extério-
rité, je ne suis plus qu'une tâche à accomplir et, pour y par-
venir, je dois fuir dans la société des autres et calquer ma
conduite sur la leur. La matérialité abstraite n'est pas ab-
sente de cette extériorisation qui m'aliène et me blesse. Le
fantôme de la matière est parfois plus traumatisant que la
réalité. Si je veux me retrouver moi-même, il faut que j'ins-
crive mon Moi, par-delà la personne, dans le courant de
l'être. Ce n'est qu'en procédant ainsi que je peux échapper à
la passivité de l'existence objective et retrouver mon dyna-
misme. Bref, il me faut adopter une position qui dissolve la
hantise de l'extériorité en moi. C'est par l'autopositionne-
ment de l'infini comme acte pur assumé au coeur de mon
vécu que j'y parviens. C'est par la conversion au sens le plus
intime de lui-même que mon Moi acquiert sa vraie dimen-
sion. C'est parce que je me suis parfaitement rencontré que
je peux considérer les autres comme évoluant dans la sphère
de ma compréhension englobante êtrique. Par exemple, au
moment où je dicte ces lignes, le téléphone sonne. C'est Ma-
thieu, un jeune homme d'une vingtaine d'années que j'ai
connu quand il avait dix ans. Il fréquentait le fils de mon
ami Yves qui demeurait avec nous. Il appelle pour me de-
mander le numéro de téléphone de ce dernier. Je me préci-
pite à l'étage inférieur pour lui communiquer le numéro en
question. Ce faisant, je constate que moi, qui suis un hom-
me de 56 ans, je cours, la joie au coeur, pour rendre service
à ce gamin qui a grandi. Je devrais être mécontent, il m'a
interrompu dans ma dictée. Mais non, il va me servir de
prétexte pour démontrer comment fonctionne l'Einfühlung.
Si je suis si heureux de son appel dont l'unique fonction ap-
parente est de me mettre à son service, c'est que j'ai associé
à l'intimité de mon être ce tendre enfant, qui est un homme
aujourd'hui, et que je suis content de pouvoir aider. Honnê-
tement, vous croyez que je peux le traiter comme un autre ?
Il est moi, comme tant d'autres sont moi. Ce n'est pas dans

257
le monde qu'il circule, c'est en moi. Mais pour penser cela, il
faut que mon Moi se dilate aux dimensions de mon être.
Pour la compréhension englobante êtrique, il ne peut y avoir
d'individu isolé, même pas au bout du monde. Regardons
seulement les faits physiques: Le sang du Pygmée de la fo-
rêt Zaïroise est parfaitement compatible avec le mien, il voit
les objets à distance parce qu'il a deux yeux comme moi, il
respire le même air que moi, il peut pleurer si je le blesse.
Je n'ai pas besoin de le rencontrer pour me reconnaître en
lui. Moi ici, moi là, c'est toujours moi partout.

(74) Les voies incommunicables.— S'avancer dans le


domaine de l'être, c'est passer derrière l'horizon, là où les
valeurs perdent leur sens, et se retrouver dans le monde
infini où nous situons les morts, que nous hésitons à croire
vivants parce qu'ils échappent à jamais au contrôle des ap-
pareils terrestres, à toute forme d'utilisation mécanique.
Certains sont effrayés par les vocations de ce monde fabu-
leux fréquenté par les sorciers, les saints ou ce qu'ils appel-
lent Dieu. Mais l'homme qui s'éveille n'a pas peur de perdre
la raison parce qu'il l'a déjà perdue, dans le sens d'un aban-
don du jugement commun que les hommes portent sur les
choses. Lorsque je parle de l'être, on doit comprendre que je
suis allé jusqu'aux sources de l'infondé pour y découvrir l'ul-
time fondement et que, dans cet état où se confondent les
vivants et les morts, je me suis trouvé bien en tant que lu-
mière pensante exprimant le tout et détaché même du tout.
Les intellectuels contemporains, les penseurs politiques, les
spécialistes de la communication, les professeurs d'universi-
té ne peuvent comprendre l'être parce qu'ils sont perpétuel-
lement occupés à en gommer le sens par un discours analy-
tique réduisant la pulpe concrète de la vie à une série
d'énoncés logiquement concevables. Or, il n'y a rien de logi-
que dans l'être. Son automouvement est la ruine du sens au
nom d'un sens plus élevé qui se moque de la civilisation. La

258
méditation transcendantale, le zen, le taoïsme ont peut-être
une petite idée de ce que j'entends par être, car ils favori-
sent des voies incommunicables qui permettent à l'homme
moderne de transcender la banalité du quotidien et le stress
inhérent à ses fonctions. Comprend-on ici pourquoi celui qui
est engagé dans une grande entreprise a bien peu de chan-
ces d'aspirer à l'être ? Il ne se reconnaît pas dans ce "land"
qui se pense à la verticale du monde. Il n'a pas nécessaire-
ment le goût de s'arrêter, comme Jean Sirois, un dentiste de
l'Outaouais, qui se retire périodiquement dans un monastè-
re bouddhiste pour méditer. Être n'est pas un but pour
l'homme occupé. Ce n'est même pas un point de départ. Une
telle réflexion le dérange de sa poursuite sans fin du succès.
Et puis qui voudrait s'intéresser à ce qui relève de la folie,
de l'excès, du scandale, d'une révolution du silence, d'une
violence faite au sens commun, d'un mouvement qui entraî-
ne l'homme à devenir inutile ? Mais voilà, il suffit d'entrer
dans l'être pour se rencontrer à travers les masses d'invisi-
bilité. C'est comme fuir une foule en marche vers le néant
pour se totaliser, pour faire le plein, en affrontant le vide. Il
ne s'agit pas ici de satisfaire à des obligations morales ou à
des incitations religieuses, mais de nous livrer à une saisie
des a priori qui permettent à l'homme de se sentir achevé et
complet. Acquérir un être, c'est se renouveler en acquérant
une nouvelle jeunesse, c'est devenir limpide, translucide,
loin des fantômes de la civilisation et pourtant lié plus que
jamais au quotidien. Devant ces voies incommunicables que
l'être ouvre devant nous, certains se sentent pleins d'hésita-
tion. Ils veulent consolider leur compréhension alors que
seul l'être est source de consolidation. Il est relativement
facile de prévoir dans quelle mesure l'être va changer notre
vie, mais lorsque se produit le coup d'absolu, on s'aperçoit
qu'on n'avait pas prévu le retentissement émotionnel de
l'autorévélation de l'être au coeur de la vie. "Le mode de
production de la vie matérielle, écrivait Marx, domine en
général le développement de la vie sociale, politique et intel-

259
lectuelle". Marx a raison quand on considère l'ensemble des
hommes. Mais je ne suis tellement pas productif au sens où
la société entend ce terme qu'on pourrait croire que je me
suis appliqué à comprendre la vérité en un sens inverse du
reste de l'humanité. Pour pouvoir me consacrer à mon être,
il m'a fallu être contrariant pour les autres et même les dé-
cevoir sérieusement. Parfois c'était des femmes qui m'ai-
maient, parfois aussi des associés consciencieux qui se sont
séparés de moi parce qu'ils me voyaient courir à ma ruine le
sourire aux lèvres. Eh bien, c'est fait ! Je suis ruiné et
content de l'être. J'ai brûlé tous les ponts derrière moi pour
m'avancer dans l'être sans jamais être tenté de revenir en
arrière. Je suis un bienheureux fou, me dira-t-on. En un
sens, c'est vrai; mais ce fou est en demande. . Les gens ac-
courent se baigner dans mon atmosphère comme s'ils y
trouvaient un port, un havre. Que viennent-ils donc y cher-
cher ? Quelque chose qui provient d'ailleurs sans venir de
quelque part. Ils cherchent à se dépayser. Ils sont tout
étonnes d'apprendre que tout ce qu'ils ont fait dans la vie
est nul parce qu'ils l'ont fait sans intention seconde. Ils se
sont laissés prendre par ce qu'ils ont fait, ils ont voulu dé-
fendre des valeurs, ils se sont impliqués. Pendant ce temps,
je me désimpliquais. Mon collègue de CKAC, Gilles Proulx,
m'a dit: "Ça m'a pris vingt-cinq ans à comprendre que tu
avais raison. La politique, c'est comme la religion: un em-
brigadement inutile". Curieusement, je situe cette quête de
l'être du côté de ce que les hommes d'affaires pressés de
l'univers nomment la démobilisation morale. On disait ré-
cemment que les nantis des pays occidentaux sont de moins
en moins prompts à donner aux organismes de charité. Ils
ont compris qu'on donne peu quand on donne de ce qu'on a.
Mais peut-on donner ce qu'on est sans s'être donné un être ?
On voit tout de suite que les affaires sont mal engagées.
C'est autant à une déchristianisation qu'à une démythologi-
sation que mène le projet de s'appartenir, de ne plus se lais-
ser emporter par les objectifs sociaux, de vouloir être soi-

260
même si le reste de l'humanité nous supplie à genoux de
renoncer à une telle folie. Quand je parle d'Eupraxia, je ne
renvoie pas à une quelconque praxis matérielle dont l'objet
serait de transformer les rapports de l'homme avec la natu-
re et la société. Je pense plutôt à la nécessité de me totaliser
pour moi-même, de me retrouver en entier au lieu de me
sentir dispersé. Je pense aussi à ma volonté de ne plus me
sentir étranger devant le monde des dématérialisés, des
ressuscites, des éternisés. Dans l'être, nous formons une
grande fraternité d'égaux marqués par l'infini. Il n'est plus
nécessaire de sacrifier aux exigences d'une vie qui nous fait
vivre l'enfer sur terre. Un individu qui vit selon son être
peut très bien regarder un gratte-ciel s'écrouler et sourire
en pensant que cette destruction n'est qu'un tout petit dé-
but, car c'est le monde entier qu'il rêve de voir s'écrouler. Il
y a dans le fait d'être une si grande force qu'on finit par
trouver plutôt vaine l'ambition humaine qui épuise la per-
sonne et la conduit au tombeau. Seule une compréhension
supérieure permet à l'individu d'échapper au paralogisme
de l'extériorité comme altérité fuyante et contraignante.
Une telle compréhension implique la fréquentation de la
pensée pure. Il nous faut devenir des cosmonautes du mon-
de infini, des ingénieurs du grand renouvellement, des poè-
tes de l'insondable.

(75) Les libres-états-d'être.— Au cours du présent cha-


pitre, nous avons essayé de comprendre comment s'organise
l'identité fondamentale. Nous sommes déjà en mesure d'af-
firmer que cette identité ne se constitue pas à partir d'iden-
tifications diverses. Elle est plutôt une façon de nous révéler
à nous-mêmes dans l'unité de notre être. Nous avons dû
établir, pour parvenir où nous sommes arrivés, que l'univers
de la personne débouche sur d'autres univers au moins aus-
si vastes, souvent plus subtils et qui sont compris dans le
champ que nous ouvre le penser êtrique et que j'appelle la

261
compréhension englobante êtrique. Jusqu'à maintenant,
nous avons pu constater que le travail du Moi consiste à
prendre conscience de son envergure. Cela se fait par la ré-
flexion, en augmentant la diversité des objets de la pensée,
par les rêves qui nous familiarisent avec des réalités paral-
lèles souvent imbriquées dans celle que nous connaissons le
mieux et que nous vivons au quotidien, par l'intuition qui
est une source illimitée de connaissances puisqu'elle nous
permet de sonder l'ineffable. Cependant, nous devons nous
rappeler ici le mot de Maître Eckhart: "Celui qui croit ne
sait pas, celui qui sait ne croit pas". En d'autres mots, nous
devons tenir compte du fait que les illusions sont nombreu-
ses lorsque l'on commence à explorer l'invisible. On croît
avoir compris quelque chose là où il n'y avait rien à com-
prendre, on croit avoir vécu une grande expérience alors
qu'on a tout simplement été la victime des mystifications du
mental. Pour mieux comprendre ce que signifie être, il nous
faut donc apprendre à repérer et à identifier les libres-états-
d'être qui vont nous permettre de nous sentir en parfaite
harmonie avec toutes choses. Remarquez que je ne parle pas
ici d'états d'âme, car je ne voudrais pas limiter l'expérience
êtrique aux domaines psychique et spirituel. Être représen-
te beaucoup plus à mes yeux. Pour mieux nous faire une
idée ici de ce que représente un libre-état-d'être, j'invoque-
rai les premières expériences que fait celui qui, se penchant
sur lui-même, se met à l'écoute de son être. Au cours des
premiers articles de ce traité, j'ai évoqué, entre autres, la
sensation de l'être, le sentiment de l'être, la pensée de l'être.
Ces premières réflexions sont d'une importance capitale,
puisque l'expérience que nous faisons de nous-mêmes va
devoir utiliser ces avenues pour pouvoir coaguler progressi-
vement dans notre pensée la présence de l'être. J'ai appelé
ces expériences paroxysmales. Je voudrais les regrouper ici
par blocs. Le premier rassemble les expériences d'unité,
d'identité, de totalité, d'infinité. Le deuxième a plutôt trait
aux expériences d'attente, de rencontre, de communion,

262
d'ouverture, de participation et d'abandon. Le troisième est
relatif aux expériences de perfection, d'achèvement, d'im-
mensité, de dépassement, de renouvellement et de remplis-
sement. Le quatrième porte sur des expériences de bonheur,
d'anéantissement, de fusion, de débordement, d'ivresse di-
vine, d'intimité, de compréhension et d'immanence. Le cin-
quième, quant à lui, met en cause des expériences d'idéa-
tion, de création, de liberté, de vision, d'intussusception, de
conversion et d'Eupraxia. Les libres-états-d'être sont liés à
ces expériences, ce qui montre à quel point le domaine dé-
borde vastement celui que l'empirisme avait réservé à l'ex-
périence sensible. Prenons, par exemple, une expérience
frappante comme celle de l'immanence et essayons de la
décrire. Un individu qui fait sur lui-même un travail d'ob-
servation se réveille aux petites heures du matin avec l'im-
pression qu'il est partout. Il se voit dans son lit, il regarde le
mobilier de sa chambre, il voit le ciel bleu par la fenêtre.
Mais en même temps, il a l'impression que son corps, sa
chambre, le ciel bleu sont en lui. Il s'étonne. Dans cette ex-
périence, la distinction entre l'extérieur et l'intérieur n'a
plus cours. Il se sent flotter dans une sorte d'infinité ré-
confortante où il s'ébat au sein d'un océan où il se sent lui-
même à perte de vue. H découvre la tonalité propre à cet
univers sans frontière et comprend ce qu'est l'immanence
pour la première fois. Il vient d'expérimenter un libre-état-
d'être. Donnons maintenant un autre exemple. Imaginons
un créateur qui a entrepris une sorte d'exploit. Il a invité
tous ses amis à venir l'entendre dicter ses pensées jusqu'à
épuisement à trois secrétaires au cours d'une séance de
création nocturne. D'abord réchauffé par un long préambu-
le, entouré de ses amis, notre homme se met à dicter. Il les
introduit au sein de sa pensée profonde. L'impression de
pouvoir tout comprendre et tout expliquer provoque en lui
un état d'enthousiasme prodigieux qui entraîne l'euphorie
générale. Vers quatre heures du matin, les secrétaires dé-
clarent forfait et ses amis s'en vont. Il reste avec sa joie et

263
ne parvient pas à trouver le sommeil parce qu'il est trop
heureux. Voilà un libre état d'être. C'est à dessein que j'ai
choisi une expérience d'immanence et une expérience de
création. Dans l'immanence, on découvre le lien qu'il y a
entre toutes choses. C'est plutôt une expérience qui rejoint
l'énergie statique. Dans la création, on est définitivement
plus actif et l'on se donne sans compter. Voilà une expérien-
ce qui rejoint l'énergie dynamique. Examinons maintenant
une expérience de participation qui nous fait voir la dialec-
tique qui existe entre les êtres. Une femme devient amou-
reuse de son professeur. Plus elle le rencontre dans l'intimi-
té, plus elle a le goût de parler de lui. Elle lui amène cons-
tamment de nouveaux élèves qui viennent l'entendre. Cons-
tatant leur présence, le professeur s'enflamme et donne une
meilleure performance. Éblouie par le rayonnement de son
amant, la femme se sent transportée et devient comme une
planète jumelle de celui-ci, constituant dans la salle où il
parle un pôle qui reçoit l'énergie de ce dernier et la lui ren-
voit. Cette dialectique entraîne une intensification des rap-
ports entre tous les intervenants et d'autres personnes se
joignent au groupe, stimulées par cette interaction. À moins
qu'un événement discordant n'intervienne, l'enseignement
de ce professeur ne peut qu'exercer un attrait grandissant
chez ceux et celles qui sont désireux de s'enflammer à son
contact. L'expérience vécue par lui et sa compagne ne peut
que les entraîner à s'aimer davantage, et ils connaissent
tous deux un libre-état-d'être fondé dans la participation qui
naît d'une double transcendance transcendée. Dans les trois
exemples que je viens de donner, on s'aperçoit que la com-
préhension globale des situations vécues joue un rôle dé-
terminant dans l'homogénéisation des éléments qui les
constituent. Il ne s'agit plus ici à proprement parler de
communication, mais de communion. Éprouver un libre-
état-d'être, c'est entrer en symbiose avec tous les éléments
d'une situation. C'est même se fusionner à la personnalité
d'autrui au point de vivre l'unité, tantôt de son propre point

264
de vue, tantôt du sien, comme lorsque Louis Pauwels décla-
re dans Saint Quelqu'un: "Le jardin et moi, nous nous re-
gardons vivre ensemble avec mes yeux". Il y a donc plus
qu'un échange ici, il y a une mutuelle intropathie. Je de-
viens l'être de quelqu'un pendant qu'il devient le mien. C'est
ce que je veux dire quand je dis que dans l'être on ne se di-
vise plus mais qu'on se multiplie. Je reviendrai sur les ques-
tions relatives aux libres-états-d'être, car ils peuvent mieux
nous faire comprendre notre être à travers les situations
que nous vivons.

(76) Les niveaux de réalité.— Je voudrais rappeler à


tousceux qui entreprennent la lecture de ce nouvel article
que ma conception de l'être s'élabore dans un contexte épis-
témologique débarrassé de la croyance à la matière ainsi
que dans un contexte métaphysique où la pensée est d'abord
une pratique de l'être avant d'être une activité théorique. Il
est donc important de comprendre qu'en étudiant la ques-
tion des niveaux de réalité, mes réflexions vont s'élaborer
dans la perspective de l'immatérialisme et en rapport avec
les constitutions de la conscience. Chacun de ces niveaux de
réalité est par conséquent entièrement constitué de repré-
sentations et ces représentations renvoient à des intentions
réalisatrices orchestrées à partir de l'aptitude constitutive
de la pensée. Si, par exemple, en sortant de mon apparte-
ment, j'observe la structure moléculaire des murs et des
plafonds pendant que j'attends l'ascenseur, je me dis que je
suis devant un ensemble de représentations autour desquel-
les s'articulent des complexes de sensations et que tout ceci
fait partie de ma compréhension immanente de la réalité
planétaire tridimensionnelle. Il me suffit de convertir la
fonction de mes yeux pour qu'attentif à l'essence de ces
murs et de ce plafond, je les voie grésiller doucement comme
si je percevais l'animation moléculaire qui les anime. On
m'objectera que j'ai un problème avec mes yeux, que les

265
hauts et les bas de mon taux de sucre ont créé de petites
hémorragies dans le fond de mon œil qui m'amène à voir les
choses comme si leur texture ressemblait à celle des mots
croisés. Pourquoi pas ? Je ne vois pas pourquoi une explica-
tion en éliminerait une autre. Je n'en suis pas à me ques-
tionner sur le "comment" de la réalité. Je constate ce que je
perçois et je me demande ce que je peux faire avec le monde
qui m'est ainsi révélé. Puis-je voyager à travers ces molécu-
les ? Puis-je entrer dans le mur ? Et si je ne le peux à cause
de la structure moléculaire de mon corps qui est trop dense,
le puis-je par une appréhension affective de sa structure ou
par une pénétration intuitive de son essence ? Toujours est-
il qu'en m'interrogeant sur ce que je perçois dans le corridor
où je me trouve, je me questionne sur la structure générale
de l'univers. Chaque niveau de réalité doit avoir sa densité
et son rythme propre. Vivre sur terre, c'est s'exposer à une
vie brève, sans doute déterminée par le nombre des rota-
tions que la terre fait sur elle-même en un an. J'imagine
qu'il en serait tout autrement sur une planète de la taille de
Jupiter ou sur un astre un million de fois plus grand. Je
pense ici aux perspectives prodigieuses que nous ouvre la
conscience lorsqu'elle nous permet de rencontrer des inter-
locuteurs appartenant à d'autres dimensions. Nos rêves
constituent une occasion unique de lever les frontières qui
nous limitent à un niveau de réalité. En effet, dans les rêves
nous pouvons rencontrer une chenille pensante, une Arté-
mis aux mille mamelles, un fantôme qui passe à travers les
murs ou un extraterrestre. Je n'adhère pas nécessairement
à la théorie qui voit dans nos rêves des symboles. Par
contre, je pressens qu'ils constituent une réalité en forma-
tion qui concerne ma vie de tous les jours comme s'ils
étaient des laboratoires d'expériences. Peut-être vivons-
nous dans la réalité la plus dense qui soit, puisque nous
sommes appelés à connaître les sept aspects constitutifs du
spectre êtrique: le physique, le vital, le mental, le spirituel,
le causal, le cosmique, l'absolu. Lorsque Castaneda nous

266
parle des êtres inorganiques rencontrés dans les rêves, bien
sûr il nous tient un discours de sorcier. Mais il prend bien
soin de spécifier que ces êtres inorganiques ont soif de notre
énergie et que notre conscience peut rester accrochée aux
vibrations qu'ils dégagent. Ce ne serait pas la première fois
que quelqu'un reste absorbé dans un monde qu'il contemple.
Je pense ici à cet architecte qui chaque soir après son tra-
vail se consacrait aux plans d'une ville qu'il souhaitait cons-
truire sur Pluton. Après des années de concentration sur ce
projet, il dut subir des soins psychiatriques. Mais, après
quelques mois de consultation, après qu'il fût lui-même dé-
livré de sa hantise, ce fut au tour de son psychiatre à de-
mander l'aide de ses collègues parce qu'il s'était laissé sé-
duire par les attraits de cette mystérieuse ville sur Pluton.
On peut toujours m'objecter que ce sont là des hallucina-
tions, qu'il n'y a et n'y aura jamais de ville sur Pluton. C'est
bien se méprendre en ce qui concerne le pouvoir de la pen-
sée. Prenons le cas du comédien Jim Carrey qui s'était fait à
lui-même un chèque de 10 millions de dollars en 1987 avant
de connaître la gloire à Hollywood. Il conservait ce chèque
dans son portefeuille et le regardait régulièrement en se
disant qu'un jour, cet argent serait bien réel. Dix ans plus
tard, il signa un contrat de 10 millions dans la cité du ciné-
ma. Je ne dis pas ici qu'il suffit de penser à quelque chose
sans rien faire pour que cette chose se produise. Mais avez-
vous déjà essayé de vous consacrer à un rêve sans jamais
chercher à le réaliser ? C'est tout à fait impossible. Invaria-
blement, votre vie va s'orienter dans le sens du rêve. J'ai
pour mon dire qu'il n'y a pas un niveau de réalité qui ne soit
constitué par la conscience comme représentation et que
tout ce que nous pensons, même de façon à peine ébauchée,
constitue un germe de monde en devenir. Il faut donc qu'il y
ait en nous, correspondant à ces niveaux de réalité, des cou-
ches de conscience qui en constituent l'élément noétique
structurel susceptibles d'expliquer la façon dont ces niveaux
de réalité sont apparus. Ces couches d'intelligibilité pure

267
constituent autant de directions significatives que peut em-
prunter notre énergie créatrice. Je ne doute pas un seul ins-
tant que notre schématisme constitutif opère à travers des
couches de sens minérales, végétales, animales, mentales,
spirituelles, etc. et que celles-ci, selon qu'elles sont coordon-
nées avec les autres, permettent la constitution d'objets
phénoménaux, de structures événementielles et de manifes-
tations personnelles parfaitement identifiables, qui possè-
dent en elles, en tant que réalités, tous les éléments regrou-
pés par les visées de l'existence soutenant leur constitution.
Mais s'il en est ainsi, nos vécus, à quelque niveau qu'ils se
situent, se trouvent à être des structures monadiques du
genre de celles que Husserl a entrevues lorsqu'il parle des
vécus noético-noématiques, sauf que dans ma conception,
aucune mise entre parenthèses ni aucune réduction ne pré-
sident à leur formation, puisque c'est le monde en tant que
représentation qui constitue le noème de ces vécus, et non
quelque succédané du réel subsistant dans un monde inten-
tionnel préalablement isolé, et que c'est la pensée en tant
qu'intention limpide qui en constitue la noèse. Comme on le
constate, c'est en nous, au coeur de notre compréhension,
que s'élaborent les différents niveaux de réalité en tant que
représentations associées à nos pensées au coeur des vécus.
On m'objectera encore que je suis bien hardi d'aller appeler
vécus des expériences psychiques qui ne renvoient qu'à des
possibilités de réalité sans confirmation expérimentale. Et
pourtant, je reste persuadé que rien de ce que nous conce-
vons n'est jamais perdu et que dans nos choix, les possibles
qui n'ont pas été choisis continuent leur odyssée en tant que
source de mondes parallèles que nous pouvons toujours re-
trouver et dont nous pouvons toujours constater le dévelop-
pement. Ceux qui croient que la réalité est simple se trom-
pent. D'abord, elle n'est pas extramentale. Ensuite, elle
n'est pas unique. Enfin, le propre de l'esprit libéré est de
pouvoir accéder à tous les niveaux de réalité, car en se re-
connaissant à l'oeuvre au coeur des constitutions, il se trou-

268
ve à comprendre et à connaître par le principe la structure
intime de ces niveaux de réalité. Nous avons encore une fois
l'occasion de constater à quel point ma conception de l'être,
en nous rendant familiers tous les aspects de la vie, nous
permet de nous installer au coeur de l'étrangeté des choses
comme si nous en constituions le sens premier.

(77) Un univers tout en perspectives.— Plus l'être


s'affirme au coeur de la personnalité, plus celle-ci prend de
l'importance aux yeux du mental. Or, être signifie qu'une
énorme puissance capable de relativiser aussi bien Dieu que
la matière prend leur place au sein de la compréhension. Le
monde cesse de se poser en absolu et se dévoile comme un
univers de perspectives qui ne peut plus retenir l'attention
de l'homme avec la même insistance. En effet, la découverte
que le monde est entièrement donné dans la pensée réduit
considérablement le rôle dès sciences et induit l'esprit à voir
les choses plus globalement. C'était le projet de Descartes,
mais il fut malencontreusement biaisé par le parallélisme
qu'il établit entre la chose pensante et la chose étendue.
Voilà des termes fâcheux chez un homme qui voulait élabo-
rer une Science Admirable capable d'englober toutes choses.
Il faut dire que Descartes, qui cherche à se débarrasser de
la scolastique qui lui colle à la peau, court au plus pressé.
En lisant ses oeuvres, il faut que son lecteur sente l'urgence
d'une prise de position inaugurale. C'est le Cogito qui va lui
permettre de s'installer dans une telle attitude. Descartes
tient un commencement absolu. Mais au moment où il
triomphe par le "Je suis", au lieu de chercher à explorer
comme je le fais les véritables dimensions de l'être, il re-
tombe lourdement dans l'ordre des choses. Il veut devenir
"maître et possesseur de la nature". Voilà une noble ambi-
tion, mais du fait qu'il existe maintenant une distinction
entre les sciences de l'esprit et les sciences de la nature, son
projet est voué à la faillite, puisqu'une telle maîtrise ne de-

269
viendra possible que par la technologie. L'accent va être mis
sur les moyens et non sur la fin. C'est la raison pour la-
quelle l'usage que nous faisons de l'électricité passe par des
fils au lieu de donner cours à une expérience énergétique
inspirée de l'être. Nous nous sommes perdus dans le monde
des moyens et notre pouvoir ne peut s'exercer qu'à travers
la contrainte des instruments. À cause de cette méprise, il
faut reprendre tout le travail à zéro, là où les chamans l'ont
laissé, avant la découverte de la médecine et de l'ingénierie
moderne. La première chose qu'un chaman apprend, c'est à
se mouvoir à travers les différents niveaux de réalité en
utilisant sa volonté. Pour pouvoir opérer ainsi, il doit recon-
naître que ce que nous appelons le monde extramental est
une fumisterie dont le coefficient d'étrangeté bloque l'accès
à ceux-ci. En effet, si je crois que la matière existe, il me
devient impossible de visiter la lune sans franchir de gran-
des distances; je suis confronté à des ordres de grandeur
purement artificiels puisqu'ils renvoient à des sensations et
des représentations que j'ai hypostasiées. Le fait de savoir
que la lune est là dans le ciel et qu'elle est un corps matériel
ruine à jamais ma capacité de connaître l'univers. Mais si
elle est une représentation et que je la considère comme
telle, il y a tout un secteur de ma vie qui va changer. Au lieu
de me précipiter dans l'espace, je vais réfléchir à la lune
dans mes pensées. On m'objectera peut-être ici qu'une telle
démarche ne me fera pas connaître la lune. Qu'en sait-on ?
Des enquêteurs de la police, incapables d'identifier un cou-
pable par les moyens conventionnels, ont confié à un mé-
dium un objet ayant appartenu à celui-ci. Au lieu de dépen-
ser de grandes énergies à trouver le coupable dans la réali-
té, le médium a regardé dans son esprit pour pouvoir le loca-
liser. Les gens ne sont jamais bien loin, puisqu'ils sont en
nous. Imaginez un peu ici ce que je pense des frontières de
l'univers. Je ne suis pas accessible au romantisme de l'ex-
ploration de l'espace. La matière n'existe pas, il n'y a que
des perspectives. Encore faut-il savoir emprunter ces che-

270
mins que nous ouvre l'énergie de la conscience en nous don-
nant accès aux différents niveaux de réalité. Nous trouvons
bien amusant qu'un sorcier hindou nous annonce son départ
pour Mars ou Vénus. Il y sera sûrement bien avant les ex-
plorateurs qui mettront les pieds sur ces planètes. Le monde
moderne, sous prétexte de respecter la loi des trois états
définie par Auguste Comte, considère comme une régression
le fait de s'intéresser aux méthodes des chamans. C'est une
grave erreur. Même les hommes de l'âge de pierre qui vivent
dans les déserts de l'Australie en savent plus que nos méde-
cins. Évidemment, ils vont nus dans la nature, eh contact
avec les énergies, tandis que nous, nous portons des vête-
ments qui nous étranglent et nous nous enfermons dans des
maisons. Faut-il s'étonner que nous connaissions des diffi-
cultés économiques considérables en cette fin de millénaire ?
Je ne doute pas qu'il soit très pratique de pouvoir composer
le numéro de téléphone d'un ami et de l'avoir instantané-
ment au bout du fil. Mais si les installations téléphoniques
viennent à manquer, nous nous retrouvons isolés. Il n'y a
pas d'isolement possible pour ceux qui pratiquent active-
ment la télépathie. Au lieu d'étudier la nature des miracles
qu'ont réalisés les saints, nous nous sommes tournés vers la
science pour qu'elle nous apprenne des techniques. Il est
pourtant évident que Saï Baba et le curé d'Ars ont fait des
miracles. Nous mettons cela sur le compte de la foi. Nous ne
voulons pas en savoir davantage. Il n'y a aucune faculté
universitaire spécialisée dans l'étude des miracles. On pré-
fère apprendre les lois de la chimie. À défaut de pouvoir
nous ressourcer à la sagesse des chamans cependant, nous
pouvons demander à notre être profond de nous ouvrir
l'univers. Il y a un moyen de tout connaître, j'en suis sûr;
mais ce n'est pas en allant à l'école que nous y parvien-
drons. H nous faut pratiquer l'art de rêver, de jouer avec les
énergies. "L'homme qui a trouvé son être, écrit Frédéric
Nietzsche, ne marche plus, il danse". Un travailleur, un
chercheur, un esprit préoccupé ne sont pas concernés par

271
une telle réflexion. Ils obéissent à une éthique de la quanti-
té. Ils croient que la connaissance dépend du nombre d'in-
formations accumulées. Us ne diraient jamais: nous allons
faire une petite danse pour guérir untel. Et pourtant, ils
sont tout admiratifs devant les premiers pas de leurs en-
fants et, s'ils étaient malades, la joie spontanée de ceux-ci
pourrait les guérir. Bien sûr, l'énergie emprunte des che-
mins. Il ne peut en être autrement dans un contexte plané-
taire. Mais encore faudrait-il se permettre de les connaître.
Si l'univers est un ensemble de perspectives, le moins qu'on
puisse faire est d'essayer d'en découvrir l'origine en soi au
lieu de chercher au loin ce dont le fondement est dans notre
coeur.

(78) Les points-carrefours.— Même l'individu qui n'a


aucune idée de ce qu'est la vie êtrique comprendra ce que je
veux dire ici, car la presque totalité de nos expériences porte
la marque de l'être, même si la plupart de ceux qui les vi-
vent n'acquerront jamais un être. On s'étonnera peut-être
que je parle avec une certaine indifférence de ces masses
humaines oublieuses de l'être. C'est que j'ai renoncé à être
le sauveur des autres depuis fort longtemps et que les cho-
ses, étant ce qu'elles sont, vont toutes vers un accomplisse-
ment qui n'est définitivement pas si mauvais, même si
beaucoup de gens ne réalisent pas dans leur vie la grande
entéléchie. Ainsi donc, au moment où j'aborde la question
des points-carrefours, points métaphysiques dirait Leibniz,
points d'énergie dirait Teilhard de Chardin, points d'assem-
blage dirait Castaneda, je trouve normal de recourir à l'ex-
périence de chacun pour élucider cette notion, car la plupart
des humains au cours de leur vie connaîtront cette expé-
rience qui consiste à se trouver à un carrefour, à en sentir
l'énergie et à comprendre qu'ils sont rendus à un tournant
de leur vie. Le Yi King lui-même parie de ce tournant com-
me s'il s'agissait d'un moment privilégié de la vie à l'occa-

272
sion duquel l'homme confirme son orientation ou la change
complètement. On devine aisément ici qu'il semble bien im-
possible de parler de différents niveaux de réalité sans
concevoir des points charnière qui leur permettent de com-
muniquer entre eux. Le seul fait d'en parler montre qu'il
existe une compréhension commune qui les englobe tous,
puisqu'ils sont constitués de pensée et qu'ils s'offrent à la
réflexion comme des intervalles permettant de sauter d'un
monde à l'autre. Ce n'est pas sans raison que les gnostiques
se définissaient comme des franchisseurs. Ils savaient, tout
comme Husserl d'ailleurs, le plus gnostique de tous les
gnostiques, que ces différents niveaux de réalité sont à
l'égard les uns des autres dans un état d'imbrication-
révélation, un peu comme ces pays dont les frontières sont
perméables et dont les habitants des zones limitrophes par-
lent un langage commun. Je pense au portagnol parié à la
fois par les Brésiliens et les habitants des pays voisins qui
se sont mutuellement imprégnés d'une culture commune là
où ils se côtoient le plus. On aurait beau imaginer dans
l'univers un ailleurs absolu, une matière noire ou une anti-
matière, jamais on ne pourrait faire que l'expérience que
nous faisons de notre réalité de tous les jours n'en soit pas
imprégnée. Le monisme immanentiste nous permet de ré-
aliser qu'aucun monde n'est totalement étranger à aucun
autre. Des frontières, comme celle qui existe entre la vie et
la mort, il en existe des centaines de sortes dans l'univers.
Des masses d'individus sont appelées à les franchir et à se
retrouver après avoir tout perdu de leur essence, par une
sorte de mutation qui exige la continuité. Cela ne veut pas
dire qu'ils gardent tous la même identité, mais ce dont ils
sont faits continue à se développer et entre dans la composi-
tion de dimensions plus vastes qui les englobent. Ce que
j'appelle un point-carrefour peut être comparé au point de
rencontre des plaques tectoniques qui se touchent le long de
la faille de San Andréa en Californie. Là où l'on croyait se
trouver devant le tissu uni d'une composante mondaine,

273
voilà que s'ouvre une brèche qui permet de faire le point en
tout ce qui concerne les questions relatives aux constitu-
tions. Encore une fois, n'oublions pas que tout ce que nous
pouvons nous représenter est constitué, pensé par une cons-
cience intersubjective, que je pourrais définir comme un
équivalent du Dieu créateur des croyants. Nous sommes
cette conscience intersubjective; chacun de nous l'est. Cela
signifie qu'au moment où la décharge énergétique de la pen-
sée s'inscrit dans un schème qui va permettre aux constitu-
tions d'opérer sur la base d'intentions réalisatrices, le lieu
où se coagule le scénario de pouvoir en vue d'entraîner la
création de la réalité est à proprement parler un point-
carrefour, un point d'énergie. Afin de mieux expliquer ce qui
se passe ici, je donnerai un exemple connu des amoureux.
Lorsque ceux-ci sont emportés par une passion naissante,
ils arrivent invariablement à un point où la question de sa-
voir s'ils désirent s'engager face à l'autre personne est posée
dans toute son acuité. Ce point peut être considéré comme
un abîme à franchir. C'est sans doute en pensant aux amou-
reux que le poète Holderlin a dit: "L'abîme n'est rien pour
celui qui a des ailes". L'amoureux sincère n'hésitera pas un
instant; il va s'élancer. Il sait très bien qu'en agissant de la
sorte, il a atteint un point de non-retour. Mais celui qui hé-
site, qui réfléchit avant de sauter, on le devine, ne sautera
jamais. Il n'est pas prêt, il s'est arrêté. Il ne connaîtra ja-
mais non plus l'expérience de l'amour, à moins qu'il ne s'es-
saye une seconde fois et qu'il surmonte l'angoisse du saut. Il
en va de même pour l'individu qui est en train de consti-
tuer son identité fondamentale. Il sait qu'il ne peut envi-
sager de se donner accès à l'être sans adhérer à tous les as-
pects de l'être qui s'expriment au coeur de la personne. Il
doit donc à tout moment être prêt à prendre la décision qui
l'engage pour la vie dès qu'il sera parvenu à un de ces
points-carrefours. Chacun de ceux-ci l'oblige à se demander:
"Est-ce bien ce que je veux ?" Une telle question est d'autant
plus angoissante que la poussée êtrique est moins forte. Or,

274
comment le serait-elle ? Sûrement par un manque de
confiance, de ferveur et d'audace. Moïse ne parvînt jamais à
entrer dans la Terre promise malgré qu'il y eut conduit son
peuple. Mais dans un cas comme le sien, son incapacité
confine au sublime, et nul ne doute qu'il n'ait atteint son but
d'une autre façon, à un autre niveau de réalité. Son aventu-
re fait un peu penser à celle de Gilgamesh dont on dit qu'il
se vit frustré de la conquête de l'immortalité, mais que les
dieux immortalisèrent pour le récompenser de son valeu-
reux échec. S'il existe une raison d'être optimiste quant au
sort de l'humanité, c'est bien en considérant les points-
carrefours qu'on peut l'être. Ceux-ci offrent une perpétuelle
occasion de reprise, même si à chaque tentative avortée,
l'échec peut sembler définitif. Peut-être ai-je été un peu trop
sévère en ce qui concerne cette grande partie de l'humanité
qui ne réalisera jamais son être. Peut-être devrais-je ajou-
ter: à ce niveau de réalité. Mais, comme je l'ai montré, il y
en a beaucoup d'autres qui sont eux aussi soumis au pouvoir
d'entraînement du dynamisme de la pensée. Pourquoi ce qui
est impossible ici serait-il impossible ailleurs dans d'autres
conditions ?

(79) L'effectivité en acte.— Le temps est venu de définir


ce que j'entends par efficacité, efficience et effectivité. Tout
ce qui concerne le langage de l'action est important quand il
s'agit de l'être, puisque celui-ci est agir pur, causation ful-
gurante, capacité instantanée d'intervention dans les choses
de la loi générale. Ceci équivaut à dire que l'être ne respecte
rien, puisqu'il est tout en tout. Les projets que vous pourriez
formuler en tant que personne seront invariablement cham-
bardés par le mouvement de l'intussusception. La personne
ne peut pratiquement rien "faire" d'elle-même. Elle est "fai-
te". Pour parvenir à "faire", ce qui est exceptionnel, la per-
sonne doit s'engager dans une pratique êtrique, ce qui si-
gnifie qu'elle doit laisser agir son être profond et capituler

275
devant les tâches auxquelles elle a accepté de se consacrer
de façon un peu étourdie. H se peut qu'une personne com-
prenne qu'elle a surestimé ses forces et qu'elle ne peut me-
ner à terme les engagements qu'elle a pris. C'est en pensant
à elle que Nietzsche a dit qu'on pouvait déposer ses far-
deaux et même les piétiner si cela pouvait nous enlever du
stress. Cela ne veut pas dire que la personne n'est plus fia-
ble; elle ne l'a jamais été. L'être qui prend la place va régir
sa vie en l'amenant à découvrir sa liberté, ce qui veut dire
que la vie de la personne va devenir effectivement réelle.
Qu'on pense ici au titre d'un livre de Monsieur Gurdjieff La
vie n'est réelle que lorsque "Je suis". Il a clairement vu ce
que l'être apporte comme effectivité à la personne. Il la
confirme en l'amenant à se dépasser. Cette effectivité a le
sens d'une ordonnance qui prend effet. Elle est donc mar-
quée du sceau de l'autorité du "Je suis". L'effectivité de la
personne investie par l'être n'a rien à voir avec son efficaci-
té. Quelqu'un peut avoir accompli son être et jouer aux car-
tes toute sa vie. Bien sûr, les voisins se demandent quand
ils le rencontrent: "Mais qu'est-ce qu'il a ?" Ils ne parvien-
nent pas trop bien à saisir la nature des vibrations qui l'en-
veloppent. Certains d'entre eux pensent qu'il est comme un
mort qui n'est pas encore entré en fonction. D'autres qu'il
est le plus vivant de tous les vivants. Il n'offre aucune prise
à ceux qui veulent le définir. Même les plus raisonneurs se
trompent à son sujet. Il est comme une borne à laquelle se
heurte la raison. Le pouvoir de la pensée marquée par l'être
est tel qu'il peut toucher les gens à distance. Certains indi-
vidus en passant dans la rue peuvent se dire: "Il y a dans
cette maison quelqu'un qui est". Comme s'il avait voulu ca-
ractériser l'étrangeté, la densité, mais aussi l'extraordinaire
présence de celui qui est, Louis Pauwels lui a consacré un
livre sous le titre Saint Quelqu'un. Il a très bien saisi l'effec-
tivité en acte de la personne porteuse de l'être. Elle est im-
prévisible, indéfinissable, incirconscriptible. L'être existe si
fort en elle qu'en regard de cette poussée et de par la dis-

276
proportion qu'elle installe au coeur de la vie humaine, cette
personne peut être comparée à un meuble pensant. Il y a si
peu de chance pour qu'une telle grandeur soit apparue au
sein d'une telle banalité qu'on reste confondu devant cette
étrange association de sainteté et de monotonie. On a ob-
servé chez certains taoïstes chinois cette espèce de densifi-
cation de l'énergie qui n'aboutit pourtant à rien et ne mène
nulle part. Leur efficacité est comme réduite à néant. Ces
sages se promènent, s'occupent de leurs affaires, vivent au
sein de leur famille comme s'ils étaient des voyageurs à l'hô-
tel, des visiteurs sur la terre. À première vue, ils sont com-
me des hommes ordinaires qui accomplissent leurs activités
quotidiennes. Mais tout le monde sait autour d'eux qu'ils
sont extraordinaires et on vient les consulter de loin. Un
village qui a la chance d'abriter un tel homme est sanctifié
par une sorte de gloire êtrique. L'homme en question est
pratiquement immobile chaque fois qu'on l'examine. Il ne
quitte guère sa maison et ne se fait pas remarquer par ses
engagements sociaux ou ses loisirs. On pourrait dire que son
efficacité est au point mort. Mais quelle efficience quand il
décide d'agir ! Sa capacité d'intervention, de nature excep-
tionnelle, est particulièrement irrésistible. Un homme de ce
genre n'agira peut-être qu'une seule fois dans sa vie et on
l'entendra dire, comme si seul le pluriel pouvait expliquer ce
qui s'est fait: "Nous sommes intervenus." Cela signifie que
tout ce qui est en lui a agi d'une façon êtrique. Ne dépen-
dait-il que d'un mot de cet homme pour que le monde
échappe à la catastrophe ? C'est à ce genre d'individu réalisé
que la Bible fait allusion quand elle dit qu'il suffit d'un "jus-
te" pour qu'une ville soit sauvée. La majorité des hommes
qui savent "faire" ne font pratiquement rien, car leur pou-
voir est tel qu'ils n'ont pas besoin d'agir. Ils laissent le mon-
de suivre son cours. Par contre, il arrive que la loi générale
soit inapte à gérer une affaire qui relève de la liberté hu-
maine. Pour éviter une catastrophe, un homme éveillé, qui a
réalisé son être, peut décider d'intervenir. Mais il n'est pas

277
obligé de le faire. Il peut très bien s'en abstenir. Son effi-
cience n'est pas conditionnelle au bon vouloir des autres ou
à l'urgence du moment. Il le fera si ça lui tente, car rien
n'est vraiment important à ses yeux. Toutes choses sont
égales pour lui, quoiqu'il soit lui-même un puissant facteur
d'inégalité. L'effectivité en acte est le caractère de ce qui se
présente de façon inéluctable. C'est comme la marque du
destin sur un événement. L'efficience relève plutôt de ce qui
est décidé par quelqu'un qui possède le pouvoir de la causa-
lité parce qu'il est libre à un suprême degré. C'est en ce sens
qu'Aristote et Thomas d'Aquin parlaient de Dieu comme
cause efficiente. L'efficacité ne peut pratiquement plus être
évoquée quand il s'agit de l'être. Elle concerne une personne
qui donne un bon rendement. Mais cette idée de rendement
ne rend pas compte de l'invisible. Elle renvoie plutôt à un
pouvoir de production trop visible parce qu'axé sur le profit.
C'est pour parler de la personne porteuse de l'être que j'ai
conçu le thème de la dynamique de l'inaction. Elle n'est plus
efficace dans le sens empirique du terme ou, du moins, elle
n'appartient pas à cette catégorie, mais sa réalité est effec-
tive et sa liberté peut être particulièrement efficiente. M'a-
t-on compris?

(80) Urgence concrète.— L'organisation de l'identité fon-


damentale exige une intrépidité dans l'action que je pour-
rais caractériser par l'urgence concrète. On trouve un exem-
ple de cette nécessité impérieuse d'agir dans la Bhagavad-
gîtâ, lorsque Krishna invite le roi Arjuna à se lancer dans la
guerre l'esprit serein, et dans l'Évangile, quand Jésus signa-
le qu'il est venu apporter non la paix mais le glaive. Dans
les deux cas, il est question d'être. Peu importe qu'il s'agisse
d'un contexte religieux où l'homme doit ajuster sa volonté à
celle de Dieu, une nécessité s'impose: il faut agir. L'hindou
doit rendre compatible en lui son désir de sainteté et ses
occupations de guerrier, le chrétien doit s'engager sans délai

278
sur la voie du salut, au risque de se perdre s'il ne le fait pas.
Ce ne sont pas les motifs de l'action qui m'inspirent ici, mais
plutôt cette volonté d'être qui dépasse toute considération
morale. S'il en est ainsi, c'est qu'elle ne souffre aucun délai.
L'organisation de l'identité fondamentale s'effectuera tou-
jours au sein des conflits intrapsychiques qui amènent
l'homme à hésiter. En effet, celui-ci passe sa vie à se ruiner
intérieurement à cause des choix difficiles qu'il s'impose. On
connaît bien la structure dynamique de la conscience morale
mise en lumière par Kierkegaard et qui consiste dans l'al-
ternative. Ou bien... ou bien. Il en sera toujours ainsi tant
que l'individu ne parviendra pas à se choisir lui-même
comme absolu et, ce faisant, à s'installer dans l'être. Cela
donne à la vie un tour bien singulier, car elle est faite pour
la sélection naturelle qui permet aux plus beaux spécimens
de l'espèce de prévaloir. Or, en acceptant d'être, l'homme
ruine à jamais cette sélection qui n'a plus aucune raison
d'être, puisqu'il peut se sentir Dieu maintenant, s'installer
dans une joie surhumaine que rien ne justifie et se donner
le savoir absolu. Voilà qui ébranle inéluctablement l'édifice
darwinien, spencerien, bergsonien et teilhardien. Quelque
chose d'énorme peut surgir maintenant et anéantir les di-
rections éphémères que se donne l'humanité dans sa quête
tâtonnante d'un avenir meilleur. Aucune conscience morale
ne peut résister au choc de l'être, car il pulvérise l'alternati-
ve. Il n'y a plus un "Ou bien... ou bien". L'idée même du
choix semble saugrenue dès que l'être monte à l'horizon de
la psyché où il se donne comme le Soi absolu. Comprenons
bien ici: il ne s'agit plus de Dieu, il s'agit de nous en tant
qu'infini rendu à lui-même. Bien que le développement de
soi et la prise de conscience de la conjoncture ontologico-
existentiale exigent une grande patience, c'est néanmoins
dans l'urgence que s'élabore l'intussusception du "Je suis"
immanent superjectif. Trompés par ce qu'ils croient être une
promesse de délivrance lointaine, certains individus sont
prêts au sacrifice ultime pour se rendre dignes d'un tel ac-

279
complissement. Ainsi, les membres de certaines sociétés
secrètes se précipitent-ils volontairement dans la mort pour
échapper à l'errance cosmique où leur existence sur la terre
les convie. Mais ce qui caractérise la plupart de ces sectes,
c'est l'angoisse toute chrétienne du salut qu'elles ont réussi
à caricaturer comme si le fait de s'angoisser pour le lointain
n'était pas déjà suffisamment caricatural. Il est important
de rappeler ici le mot de Baird Spalding qui voit dans la
mort un accident évitable. Il se trouve à remettre en ques-
tion la voie inaugurée par Jésus et que j'appelle la voie de la
souffrance intentionnelle. Il n'est pas nécessaire de vieillir,
il n'est pas nécessaire de mourir pour parvenir à un accom-
plissement. Aucune condition préalable ne s'impose à l'être,
si ce n'est cet ardent désir d'infini retourné vers soi parce
qu'on a compris que toutes les prières sont inutiles, l'infini
étant central partout. Au coeur de cette urgence concrète
qui oblige l'homme à tout miser sur son être et à jeter au feu
de son foyer ardent les scories de l'existence, l'idée d'une
inévitable transformation de ce que l'on appelle encore par-
fois la voie initiatique s'impose à l'observateur impartial. En
effet, il ne s'agit plus ici de rendre l'âme spirituelle disponi-
ble à l'action d'un Dieu transcendant en l'amenant à se dé-
tacher du corps, des plaisirs de ce monde et de l'attrait
sexuel. Envisager une initiation par étapes, comme
le faisait encore Rudolf Steiner au début du XXe siècle, est
pratiquement impensable dans le contexte moniste imma-
nentiste, car il ne s'agit plus de se soumettre à une sévère
purification, à une impitoyable catharsis en vue de se ren-
dre digne d'une jouissance céleste espérée plus que confir-
mée, mais bien de déceler les signes annonciateurs d'une
naissance êtrique qui va nous tomber sur le dos d'un seul
coup, nous laissant sans voix devant une telle splendeur à
laquelle nous n'aurons pas trop du reste de notre vie pour
nous habituer. L'initiation telle que je la conçois est plutôt
dans la révélation intuitive que l'homme est fait pour l'être
et qu'il n'a qu'à s'en donner un pour être entièrement com-

280
blé... par lui-même. Mais comment l'homme peut-il réaliser
qu'il est son propre thérapeute, son propre prophète, son
propre initiateur ? Il ne peut comprendre cela qu'en laissant
son "Je suis" opérer sa vie, comme s'il laissait à des énergies
infinies issues de son être, dont il ignore le sens, le soin de
résoudre les grandes questions de son existence pendant
qu'il se consacre à ses plaisirs et va à la fête. Il ne peut en
être autrement. L'idée malencontreusement répandue par
les religions depuis des millénaires visait à convaincre
l'homme de son insignifiance et de son inaptitude à diriger
sa vie sans un soutien transcendant. Cela nous a donné une
humanité transie d'espérance, tendue vers une promesse de
rédemption, donc incapable d'assumer le présent comme le
plein de l'être et d'en jouir sans avoir à demander la permis-
sion à quiconque. Bien sûr, la métaphysique que je professe
est celle des Césars avec un mental de Christ et des Gengis
Khan êtriques. H n'y a pas l'ombre d'une pensée sympathi-
que à la démocratie dans ma philosophie. L'égalité des indi-
vidus n'est qu'une garantie qu'ils seront également exploi-
tés. Dans la volonté d'être, il y a l'urgence concrète de deve-
nir inégal, différent, ingouvernable. Celui qui assume son
être devient son propre dirigeant. Il s'amuse, il triche, il
change les lois qui ne font pas son affaire dans sa vie, il
s'impose, mais aussi il sourit, il séduit, il convainc de la né-
cessité du changement, il entraîne à sa suite le reste de
l'humanité qui résiste mollement, mais son penser est tou-
jours juste, son autorégulation immanente toujours impec-
cable, sa liberté toujours absolue.

281
282
CHAPITRE VI

UN INFINI DE DÉCISION

(81) Haeccéité, ipséité, aséité.— J'ai mentionné que


l'être s'anticipe dans les choses, les événements et les gens,
Je veux maintenant examiner comment il s'intussuscep-
tionne, non seulement à travers la personne, mais à travers
tout. En effet, dès que le "Je suis" devient manifeste chez un
individu, celui-ci prend une tonalité unique et émet des vi-
brations d'un genre différent qui transforment le milieu où
il vit. Qu'on examine des gens comme Maître Philippe de
Lyon ou Monsieur Gurdjieff. Ils dégagent une aura de forces
qui rassure le voyant et inquiète l'aveugle. Je dirais qu'ils
sont extrêmement reposants pour la vue, car de telles per-
sonnalités contribuent à embellir l'existence. Autour de ces
hommes remarquables, tout semble s'affubler d'un coeffi-
cient d'élévation: l'atmosphère dans laquelle ils vivent, le
mobilier, les objets familiers. L'être est un puissant harmo-
nisateur. Leur voiture, s'ils en conduisent une, semble résis-
ter à l'usure du temps et rayonne doucement. Toutes choses
trouvent alors un éclat irremplaçable, comme si la présence
d'un individu réalisé les portait à s'immatérialiser d'elles-
mêmes et à accomplir leur épiphanie. C'est une chose de
regarder n'importe quelle tabatière et c'en est une autre de
regarder celle de ces personnalités uniques. L'objet sous la
main semble saisi par la gravité de quelque événement qui
le transforme. Il n'est plus une simple chose, il devient la
chose. C'est en ce sens que j'emprunte le mot "haeccéité" à
John Duns Scot. Je ne pourrais dire si je respecte sa pensée

283
en utilisant ce mot qui représente l'essence de ce qui est
donné là. L'objet devient un "ce-là". On ne peut l'ignorer. Il
s'impose à nous comme s'il était chargé. Son haeccéité, c'est
sa "cela-té". On éprouve le vertige devant certains de ces
objets: l'horloge de Frédéric II de Prusse qui s'est arrêtée au
moment de sa mort, le piano de Beethoven, les Iris de Van
Gogh, la robe que Marilyn Monroe porta dans les "Misfits",
etc. Certaines personnalités transforment leur environne-
ment comme si celui-ci portait leur marque, leur sceau per-
sonnel. Lorsqu'un homme est réalisé, cela va plus loin. On
est prêt à se battre pour un morceau de la vraie Croix, on
éprouve des émotions transcendantes devant les sandales
de Shri Akkalkot. On sent qu'on se trouve là devant des ob-
jets investis à travers lesquels une parcelle du rayonnement
êtrîque de l'individu superjectif s'est attardée. Mais l'être
s'anticipe aussi dans les consciences comme si l'ipséité d'un
individu réalisé pouvait s'entrevoir dans ses yeux. Qu'est-ce
que l'ipséité ? C'est le circuit de la pensée sur lequel se gref-
fent les vécus anipsaux. Certains individus dégagent une
forte impression, comme s'ils représentaient un pouvoir,
comme si à travers eux on sentait la présence d'un collège
psychique. Une rencontre avec le pape, le dalaï-Lama, le
secrétaire général de l'O.N.U. donne cette impression. Ce
n'est pas seulement un individu qui est devant nous, c'est
une colonne de force. La réalité de l'ipséité nous frappe cha-
que fois que nous comprenons qu'un individu a atteint la
singularité universelle. Ses paroles, bien qu'ayant la spon-
tanéité du langage oral, semblent s'articuler comme le lan-
gage écrit. Le général de Gaulle donnait l'impression de par-
ler au nom de l'Histoire, au nom de la France. Par sa bou-
che, tous les Français s'exprimaient. Il avait la grandeur
d'un mythe et la simplicité d'un paysan. On sentait que cet
homme de grande taille pouvait s'agenouiller devant Dieu.
L'ipséité est ce qui, en chaque personne consciente, nous
rappelle que le pouvoir constitutif qui s'exprime à travers
elle est intersubjectif, car l'ipséité dépasse la simple subjec-

284
tivité, elle va plus loin, elle détermine un circuit de force où
circulent des énergies organisées. De même que l'haeccéité
donne à penser que l'objet va s'animer devant nos yeux, l'ip-
séité nous fait participer à la transparence de la pensée au
moyen des gestes chargés d'être qui expriment la fluidité de
l'intussusception. Or, si nous allons plus loin dans l'ordre de
l'être, nous en arrivons à parler de ces géants de l'Histoire
ou de la pensée dont la seule vue en impose à l'humanité. Je
pense ici à Hegel voyant passer Napoléon sous ses fenêtres
et s'imaginant voir l'Âme du monde à cheval. Il est évident
qu'à ses yeux. Napoléon était doué d'aséité. Un retraité de
la Grande Armée pouvait s'exclamer en montrant au mur
un dessin représentant Napoléon: "Ce sera toujours lui, le
Père Éternel". L'aséité permet donc à un homme de montrer
avec évidence à ceux qui l'approchent qu'il se suffit à lui-
même et qu'il existe par soi. C'est le genre d'homme qui a
accompli son entéléchie, qui a incarné son propre concept
pour parler comme Hegel. J'imagine que si on rencontrait
Jeanne d'Arc, on aurait la même impression, même si on
sait que c'est une croyante et qu'elle entend des voix. C'est
comme si certains individus incarnaient dans leur vie quel-
que chose d'inéluctable et d'indiscutable, une force opérant
à travers toutes choses, un pouvoir de représentation tou-
chant les consciences, une présence intégrale dominatrice.
Et en même temps, celui qui existe par soi, qui a compris
qu'il est sa propre origine, celui-là est facilement considéré
par les autres hommes comme un père, un parrain, un pro-
tecteur. Il est assez fort pour s'en remettre exclusivement à
lui-même. Il doit donc avoir un jugement juste, sinon sa
pensée, en l'obligeant à comparaître devant le tribunal de la
raison, ferait de lui un prévenu permanent. En effet, un tel
homme doit répondre de ses actes devant sa propre éthique.
Il peut certes se tromper, il ne peut pas tromper les autres.
Étant le terminus des aspirations humaines, il ne peut plus
prier, mais il peut bénir. À travers l'haeccéité, l'ipséité et
l'aséité se profile l'absolu de l'être posé comme un anti-

285
destin venant briser le joug de la loi générale. Ces manifes-
tations du "Je suis" intussusceptif immanent apparaissent
donc à différents niveaux de compréhension comme l'ex-
pression d'un pouvoir capable de s'investir en toutes choses.
C'est pourquoi je vois dans l'être un infini de décision qui
fait corps avec notre volonté de surmonter notre humaine
condition.

(82) La singularité universelle.— Voilà une notion qui


va nous permettre de comprendre comment l'individu appa-
remment isolé qui s'éveille à l'être connaît malgré lui une
influence auprès de ses semblables qui débouche sur une
action d'envergure. L'énergie dégagée par l'être est telle-
qu'un individu réalisé ne peut pas rester caché bien long-
temps. Même enfermé au fond d'un cachot obscur, ses vibra-
tions atteignent l'univers. En parlant d'haeccéité, d'ipséité
et d'aséité comme je l'ai fait plus haut, j'ai voulu mettre l'ac-
cent sur le fait que le "Je suis" s'investit dans la pensée, la
vie sociale, la nature et même les objets inanimés comme s'il
devenait le principe orchestrateur de l'harmonie universelle.
Or, le "Je suis" n'est pas à proprement parler universel. Il
est absolu. Il relève donc plus du domaine du transcendan-
tal que du domaine du transcendant. Et pourtant, l'individu
qui s'accomplit comme individu absolu exerce un indéniable
attrait universel. Dans ce qu'il révèle de lui-même d'irréduc-
tible, il convient à tous les hommes, car tous ont besoin de
sentir ce dégagement d'énergie qui rassure, qui oriente et
qui inspire. Il y a donc une densité êtrique qui se communi-
que de proche en proche à tous ceux qui côtoient un individu
réalisé. Cette intensité est intimement liée au parlêtre qui
est la modalité expressive fondamentale de l'être. Par-delà
les transcendantaux, les existentiaux, les pronominaux et
les immatériaux, comme nous le verrons plus loin dans ce
traité, le parlêtre s'affirme comme le champ de dégagement
de la force liée au Verbe de Pouvoir qui représente l'énergie

286
dicible de l'être. En effet, l'être se dit d'une façon magistrale.
Le discours immanent de la pensée est une des voie em-
pruntée par l'être pour se faire entendre de l'individu qui se
tourne vers lui. Cette expérience à la fois intuitive et dialec-
tique lie l'homme à l'élément essentiel de sa vie, à son
noyau. Une telle manifestation d'énergie ne passe pas ina-
perçue. Ce que l'homme est s'affirme péremptoirement à
travers ses regards, ses gestes, l'intonation de sa voix, sa
démarche, ses vêtements. Mais aussi à travers le type d'ex-
périence qu'il provoque et le type de démarche qu'il suscite.
On pourrait presque dire que tous les gens ont les yeux sur
l'être dès qu'un homme s'accomplit autour d'eux, un peu
comme le roi qui a fait tuer Krishna ne pouvait s'empêcher
de penser à lui et, de ce fait, se trouvait sanctifié par ses
pensées même de haine. L'homme qui laisse s'exprimer son
être rend service à ses concitoyens dans la mesure où il libè-
re devant eux le véritable objet de leur intelligence, ce pour-
quoi celle-ci est faite. La supra-intelligibilité de l'être
conduit les humains à comprendre les choses autrement,
comme si l'être leur donnait accès à un champ de réflexion
qui met en relief l'intelligibilité de toute chose. La singulari-
té universelle est l'état atteint par l'individu dans son irré-
ductibilité même alors que, se poussant à être à l'infini, il se
révèle comme modèle de la belle action. En effet, ceux qui
sont incapables d'assumer leur part d'absolu ont besoin que
quelqu'un leur montre son être pour leur faire comprendre
que la vie a encore du sens. Lorsqu'ils ont découvert cet
homme ou cette femme qui va les inspirer, c'est moins ses
paroles que son énergie qui va les attirer. Les paroles, ils ne
les comprennent pas. Mais l'énergie, ils la sentent, elle les
réchauffe, les arrache au mouvement de retombée sur eux-
mêmes qui ponctue chacun de leurs élans. L'effondrement
intérieur des gens est lié au manque de résonnance qui ca-
ractérise la transcendance. Ne dit-on pas si souvent que
Dieu est sourd aux appels des hommes ? Mais s'est-on avisé
que si la transcendance est muette, c'est qu'elle n'a rien à

287
dire ? Les abstractions hypostasiées se taisent. L'horizon
infini n'est que beau lorsqu'on échoue à être infini soi-
même. C'est pourquoi l'homme réalisé confronte les autres
hommes à eux-mêmes. Il apparaît comme un prototype uni-
versel et en même temps, il est profondément individuel.
Rencontrer un tel homme est une bouffée d'oxygène pour
l'homme naïf perdu dans le monde, intoxiqué par son stress
et aux prises avec la mécanicité irréfléchie. Mais, de façon
plus précise, en quoi consiste la singularité universelle ?
Elle est ce qui permet de reprendre courage lorsque, consi-
dérant la caducité de la vie, on découvre enfin la stabilité en
rencontrant quelqu'un qui dépasse la commune mesure.
Combien de gens se sont laissés abattre en lisant Camus,
Malraux et Sartre, se disant que si ces grands esprits
n'avaient pas trouvé un sens à la vie, ils ne pouvaient
qu'échouer eux-mêmes dans cette entreprise ? Mais il y a un
sens à la vie: c'est celui qu'on lui donne sur la base de celui
qu'elle n'aurait jamais si elle était laissée à elle-même. C'est
ici qu'un renversement s'opère. L'homme réalisé n'est plus
l'homme du retour à [a nature. Il est l'homme du miracle
dont le magistère s'exerce même parfois contre la nature,
contre les institutions et contre l'idée que l'on se fait de
Dieu. Imaginez un peu le discours qu'un homme comme Jé-
sus tiendrait au pape s'il le rencontrait au Vatican. Ses pro-
pos foudroyants contrasteraient violemment avec la pruden-
ce bonhomme du pontife, car si le pape cherchait d'abord à
éviter de se mouiller dans la conversation, le Dieu, lui, s'y
impliquerait totalement dans sa nudité métaphysique.
Peut-être Jésus lui dirait-il qu'il y a trop de chrétiens et pas
assez de Christs. De tels propos seraient irrecevables pour
quelqu'un qui administre la religion comme une affaire. De
toute façon, le dégagement êtrique d'un Jésus, d'un Gurd-
jieff, d'une Blavatsky est mauvais pour les affaires. L'affir-
mation de la vérité est mauvaise pour le tiroir-caisse. Mais
ça ne s'arrête pas là: elle est ruineuse pour le sens commun.
En effet, ce que l'être exprime dépasse vastement le bon

288
sens, la raisonnabilité, la sagesse champêtre de nos fer-
miers. Il s'agit de tout autre chose. Être est menaçant.
Quand la singularité universelle s'incarne dans un homme,
celui-ci est à la fois aimé et haï. Si c'est un chef militaire
comme Napoléon, ses ennemis en déroute protestent en di-
sant qu'il ne se bat pas selon les règles. Si c'est un poète
comme Omar Khayyam, ses détracteurs le dénoncent com-
me un sacrilège et un voluptueux. Mais ses ennemis l'admi-
rent secrètement. Ils sont prêts à le tuer, quitte à aller prier
ensuite sur sa tombe. Ce qu'il y a d'extraordinaire ici, c'est
que le surgissement impromptu de l'être n'épargne person-
ne. Votre facteur, un beau matin, peut vous regarder avec
des yeux êtriques, et voilà que votre vie est changée. Un
docker peut s'avérer être un saint; c'est peut-être lui qui
cloue du prélart sur la galerie de votre voisin. C'est ce que
voulait dire Jésus quand il affirmait: "Il y a plusieurs de-
meures dans la maison de mon Père". Le Père, c'est la figure
transcendante de l'être adoptée par la religion, et les de-
meures auxquelles il fait allusion sont tous les états dans
lesquels peut s'investir l'être. Comme on le constate, le mys-
tère de l'être peut être élucidé, mais on n'y parvient qu'en
étant.

(83) L'individu et l'absolu.— On sait que l'absolu consti-


tue chez moi une notion stratégique vouée à remplacer la
notion de Dieu dans la conscience d'une humanité qui aspire
à une métaphysique sans théologie. Si je parle d'absolu ici,
c'est parce qu'il constitue la destination finale de l'individu
qui doit en assumer la fonction par la globalindividuation. Il
est quand même important de préciser préalablement que
l'absolu à travers l'Histoire n'a pas toujours été considéré
comme je le considère: c'est-à-dire comme une notion sus-
ceptible de réconcilier tous les hommes dans leur quête
éperdue du sens fondamental de leur vie. Dès que mon es-
prit s'est attardé à examiner cette notion, j'ai compris que

289
les incroyants avaient recours eux aussi à une normativité
immanente pour définir la qualité de leurs actes. Je ne
m'étonnais pas qu'un athée puisse avoir une vie équilibrée
et vertueuse et même parfois qu'il puisse faire honte à bien
des croyants hypocrites, peu soucieux de faire concorder
leur conduite et leur foi. Pour tout dire, j'ai vite découvert
que Dieu n'était qu'un cas particulier dans l'ensemble des
déterminants de l'absolu, car chaque individu peut avoir son
absolu, considérer celui-ci comme fondamentalement diffé-
rent de l'absolu des autres hommes et n'en pas moins vivre
de l'absolu, celui-ci constituant dans l'ordre ontologique une
première ébauche de l'être. Ce qui est surtout évident à mes
yeux, c'est que l'absolu aide l'homme qui n'a pas encore
trouvé son être à superviser sa vie à partir d'un horizon qui
dépasse son expérience quotidienne. L'homme se donne un
absolu pour pouvoir se comprendre, cet absolu constituant
le miroir de ses pensées, un reflet pur de ses aspirations les
plus fondamentales. Inévitablement, l'absolu renvoit à l'être
de l'homme sans que celui-ci l'ait encore constitué. Naturel-
lement, l'absolu ne peut être donné que dans une projection
qui vient doter le monde relatif d'un horizon idéal. C'est
pourquoi l'absolu peut revêtir autant de formes. Pour le
croyant, c'est Dieu; pour le rationaliste, c'est la raison; pour
le sceptique, c'est le doute; pour le nihiliste, c'est le déses-
poir; pour le bébé naissant, c'est le sein maternel; pour le
fou, c'est la promenade du dimanche. Personne n'est sans
un absolu, sauf que la visée inhérente à la projection de
l'absolu est relative au type d'idéal choisi par l'homme. Au
fur et à mesure que mes réflexions progressaient, je compris
qu'en devenant être, l'homme se prend lui-même comme
absolu, non pas tant dans le sens d'une glorification de son
humanité que dans la magnification d'une pensée où l'être
s'intussusceptionne. Il me restait à résoudre la question de
l'individualité. Je me demandai en quoi elle consistait. Est-
ce que je connaissais un individu ? En avais-je jamais ren-
contré un ? C'était peut-être en ce sens que Jésus s'appelait

290
"le fils de l'homme". Il revendiquait son individualité totale.
A ce compte, personne n'est un individu avant d'avoir réussi
à s'affirmer comme être. Les humains rencontrés quotidien-
nement sont des spécimens qui servent à identifier l'huma-
nité en chacun de ses membres. Ils ne sont guère plus im-
portants que les oies par rapport à l'esprit-groupe qui com-
mande leurs déplacements. Devenir un individu, c'est dé-
passer l'humanité commune, car il n'y a rien de mou chez un
individu, rien de confus. L'individu se sent irréductible par-
ce qu'il est unique. M est conscient de son surgissement ab-
solu. Il ne se rapporte à personne d'autre que lui. Sa force, il
la tient de lui-même. Si Dieu existe, il faut qu'il soit un in-
dividu. Et comme l'infini est central partout, celui qui se
donne un être pense: cet individu sera moi ! Je ne veux pas
dire ici que l'individu est égocentrique. Non, il est vaste
comme le monde. Étant unique, il n'a pas de frontières.
Tous les autres sont lui. Par contre, son individualité le
propulse en avant. D'où les notions de poussée êtrique, de
dynamique intussusceptive, de dépassement superjectif. Se
tenant au milieu de lui-même, l'individu est tout entier mo-
tivé par la puissance créatrice qui l'habite et le pousse à
vivre totalement. L'absolu prend alors tout son sens, celui
que nous révèle l'étymologie : ab solvere / délier de. Celui
qui possède l'absolu a résolu le noeud de ses intrigues, il l'a
dénoué. Il n'est plus lié, il est délié, ouvert, libre. L'individu
est donc sans lien. En ce sens, Max Stirner a raison de voir
en lui la plus haute valeur. Mais Stirner est un matérialis-
te. Il ne comprend rien à l'idée de l'être. À ses yeux, l'indivi-
du ne peut être qu'un anarchiste, parce qu'il se définit en
marge de la totalité. Mais pour un moniste immanentiste
comme moi, qui a lu Kierkegaard, l'individu est le tout se
pensant comme unique partout où un homme reconnaît son
être. Sur ce plan, Kierkegaard était très proche de Hegel.
Hegel demande à l'État de reconnaître l'homme sur le plan
de l'immanence. Kierkegaard demande à Dieu la même cho-
se sur le plan de la transcendance. Mais aucun ne résoud la

291
difficile conjoncture des rapports entre Dieu et l'être en di-
sant: Dieu existe parce que "Je suis" ! Nous en sommes ren-
dus là. C'est pourquoi l'individu tel que je le conçois est le
tout se pensant lui-même comme "Je suis". L'absolu devient
le gage d'une libération totale. Pour pouvoir la penser, il
faut l'avoir vécue. C'est pourquoi la métaphysique sera
peut-être sans une théologie, mais elle ne sera pas sans une
mystique de la conversion, l'absolu n'étant rien d'autre que
le dépassement de la logique analytique du Moi dans la dia-
lectique synthétique du Soi.

(84) La globalindividuation.— La réalisation d'un indi-


vidu est liée à l'augmentation de lui-même dans l'ordre de
l'être. Cette phrase, parfaitement incompréhensible pour le
profane, constitue à elle seule la clé de voûte de mon systè-
me. Par réalisation, j'entends un accomplissement ultime,
total, qui tient de l'auto-investiture divine et du miracle
permanent. Par individu, j'entends ce à quoi aboutit le pro-
cessus de conversion lorsque la personne, quittant le flou
qui l'entoure, s'inscrit impeccablement dans la perspective
de son entéléchie. Par augmentation, j'entends l'accroisse-
ment de l'être qui soulève toutes choses, entraînant l'hom-
me, les événements, la nature vers un "plus" inimaginable
du strict point de vue mental. Ces termes étant définis, il
me reste à montrer comment tout ce que l'homme a pu faire
sur terre au cours des siècles est lié à cette volonté d'expan-
sion de sa conscience. Il veut grandir, se sentir infini, vivre
absolument, participer du tout et être ce tout, réaliser Dieu
et partager Dieu. Aspiration et tension infinies marquent sa
vie sur terre. Une révolte gronde en lui. "L'homme est péris-
sable", dit Sénancour. Il se peut. Mais périssons en résis-
tant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce
soit une justice. Ce texte cité par Unamuno dans Le senti-
ment tragique de la vie montre bien comment la prise de
position idéaliste de Berkeley, celle de Schopenhauer, moins

292
chrétienne et plus bouddhiste, et finalement la mienne
viennent compléter l'insatisfaction existentielle, comme si
un optimisme délirant ne pouvait que coiffer l'aspiration
empirique contrariée. N'oublions pas que c'est sur la base de
la pensée la plus noire, d'après laquelle la vie n'a pas de
sens, que je définis l'homme comme le décideur du sens,
comme l'individu par qui l'absolu arrive. Il ne s'agît pas ici
de ruiner la métaphysique en la débarrassant de la théolo-
gie, mais de la favoriser par l'organisation de la synergie de
nos actes volontairement conscients. Il faut comprendre que
la globalindividuation, cette opération par laquelle l'indivi-
du se reconnaît tout, se fait tout, s'augmente de tout,
n'aboutit pas à faire de l'être une hypertrophie de l'homme
dans sa caducité, mais bien plutôt à montrer comment ce
que l'être est vient s'alimenter en son contraire, le néant
humain. Le point de départ a toujours été un acte de
confiance. Même quand Descartes doute, il y a derrière son
doute une forme de confiance, puisqu'il ne se précipiterait
pas dans le doute s'il ne savait pas qu'il peut en sortir. Cette
confiance est soutenue par le sentiment que l'être laisse
chez ceux qui se sentent prédisposés à être, sans quoi, com-
ment la pensée de Spinoza à l'effet que chaque être s'efforce
de persévérer en son être pourrait-elle être juste ? Il y a une
poussée. Il faudrait être aveugle pour ne pas la remarquer.
L'homme tout entier n'a de sens que comme appel de ce qu'il
a à être. Unamuno dit encore: "Être, être toujours, être sans
bornes ! soif d'être, soif d'être plus ! faim de Dieu ! soif
d'amour éternel et rendant éternel ! être toujours ! être Dieu
!" Il a parfaitement saisi ici le projet initial de l'homme. Ce
projet, cependant, ne devrait pas renvoyer à quelque grand
singe ou quelque humanoïde primitif assoiffé d'évolution. Il
concerne l'homme et la femme d'aujourd'hui qui en ont as-
sez de ne pas aimer leur vie, d'avoir à tolérer des conditions
d'existence indignes d'eux, de se sentir fatigués et de voir
leur vie pétrie par l'ennui. Il est normal qu'une grande aspi-
ration naisse au coeur de l'homme, comme une volonté

293
d'éveil, un goût de tout casser, de ruiner à jamais les vaines
prétentions du mental qui enseigne la soumission, le contrô-
le et l'ordre. L'homme se met à rêver d'un génial désordre,
d'une prodigieuse bacchanale du vrai, d'une libération tin-
tamarresque. La défonce totale, ce n'est pas de se droguer
ou de se soûler, mais de s'enivrer d'absolu, d'être un ivrogne
de Dieu. La globalindividuation a pour but d'amener l'hom-
me à comprendre que seul l'absolu peut le satisfaire et qu'il
s'agit là d'un état de liberté qui ne souffre pas de limites.
"Chaque homme vaut plus que l'humanité entière", ajoute
Unamuno. Il a compris que c'est l'individu qui sauve le reste
et que si l'homme veut s'accomplir comme Dieu, il doit
d'abord assumer son "Je suis", donner force à sa présence,
s'inscrire dans l'actualité d'un moment pur, refuser d'en
sortir, s'affirmer totalement. On a souvent dit dans les tex-
tes religieux que l'individu qui aspire à de telles choses pè-
che contre l'esprit. Eh quoi, l'homme voudrait prendre la
place de Dieu ! s'exclament les théologiens. Mais non, dis-je,
il ne veut pas prendre la place de Dieu, il veut prendre sa
place. Et sa place est vaste, illimitée. L'individu n'a rien de
ponctuel, de local; il ne s'identifie pas à l'homme, il n'est pas
enfermé dans un corps, il ne se laisse pas diviser. Il repré-
sente l'éternité au coeur du temps, mais cela, il faut le voir.
Et nul ne peut le voir s'il n'a pas senti sa chair s'éterniser,
s'immatérialiser, passer à l'infini. Comprenons que l'époque
n'est pas favorable à une telle expérience. L'homme contem-
porain porte encore les stigmates de vingt siècles de mal-
heur chrétien. Une chair triste ne peut pas devenir une
chair sainte. La globalindividuation, c'est donc aussi la vo-
lonté de récupérer le tout de l'homme, sans laisser derrière
quelque chose de lui qu'il n'aurait pas voulu emporter. Nous
ne sommes pas faits pour la mort, c'est ce que nous dit la
globalindividuation. Nous sommes faits pour nous élever et
pour élever avec nous toute la nature. La science, en cette
fin du XXe siècle, est inapte à comprendre ce qu'est la Me-
tanoïa. Elle traite d'illuminés les Nietzsche, les Gobineau,

294
les Chamberlain, les Aurobindo. Elle voit là le terreau du
nazisme. Je passe moi-même pour un nazi parce que j'ai le
culte du corps, parce que je crois que nous sommes tous iné-
gaux et que notre destinée est de performer. Je veux trop
grandir pour ne pas être un dominateur. Imaginez ! Si l'on
se fie à la loi générale, l'excellence n'est possible que dans la
contrainte et la raisonnabilité. Maïs qui peut contraindre
l'être ? C'est un principe de désobéissance, de transgression,
d'audaces irrésistibles et de coups fumants. Celui qui veut
s'éveiller fait mieux de se fier à ses emportements au lieu de
les redouter. Ce n'est pas en se soumettant à la loi générale
qu'on peut la surmonter, mais en s'y opposant avec assez de
ruse pour ne pas devenir la victime de son insoumission.
Donc, pour être, ça prend de l'intelligence. Celle-ci est la
faculté de l'impossible. Sans elle, comment assumer sa part
d'éternité ? Comment s'affirmer et comment se réaffirmer
tout au long de la vie en restant fermement installé en soi,
même à l'approche de l'extermination ?

(85) La conversion (Metanoïa).— Tout homme en son


coeur aspire à une conversion. Cette aspiration remonte à la
nuit des temps et l'homme moderne n'y échappe pas. Ce-
pendant, il ne sait trop en quel sens se convertir et à quoi.
La mouvance de la modernité a provoqué la relativisation
de toutes ses valeurs. Dieu reste un concept affectif pour le
croyant, une illusion pour les autres. Il ne peut justifier une
conversion. Mais qu'entend-on au juste par ce terme ? Ni
plus ni moins que le passage à l'infini, et qui est concerné
par lui ? L'homme en tant qu'il aspire à être, à se renouve-
ler, à s'exhausser au-dessus de sa condition. Lorsque Empé-
docle d'Agrigente déclare: "Ce n'est plus un mortel que vous
voyez en moi, mais un Dieu immortel", il a en vue une
transformation de ce genre, un mouvement de conversion
qui plonge l'homme dans l'inconnu et fait de lui le suprême
inconnu. Il ne s'agit pas ici de la conversion chrétienne de

295
l'âme à Dieu, ni de la conversion néoplatonicienne aux cho-
ses intérieures. Il s'agît d'aller à l'être avec tout ce que l'on
est. L'esprit cesse d'être fasciné par la domination de l'inté-
rieur. Il ne se laisse plus entraîner à mépriser le corps, l'ins-
tinct ou l'ivresse. Il comprend que sa vocation est celle de la
totalité. On se convertit parce qu'on veut être total. Aucun
abandon ici. Nous ne sommes pas dans un système de yoga,
mais dans un système de bhoga. Aucune purification n'est
nécessaire. Pourquoi devrais-je renoncer à moi-même pour
être, puisque c'est en étant de plus en plus moi-même que je
m'augmente de mon être ? La conversion à l'être est donc
une récupération de tout ce qui s'oppose à l'être et qui va se
trouver embrasé par lui. Tout contrôle risquerait de com-
promettre l'expérience. Un individu qui se maîtrise, qui se
surveille, qui s'épie ne peut s'exalter. C'est toute la concep-
tion classique de la vie spirituelle qui se voit congédiée ici.
Dans la conversion, la chair est reconnue comme un élément
divin, la sexualité devient lumière; elle ne cesse pas d'opé-
rer. Pourquoi faudrait-il cesser d'éprouver l'orgasme pour
pouvoir regarder toutes choses avec le regard du Dieu Vi-
vant ? On voit l'aberration des anciens systèmes de croyan-
ce: pour devenir un saint, il fallait renoncer aux tentations.
Dans le monisme immanentiste, pour se réaliser, il faut y
céder, car ce qui me tente est ce qui m'entraîne vers mon
propre centre, bref, vers une dimension qui s'ouvre à tout et
me fait rayonner sur tout. Le centre que je décris ici n'est
pas plus intérieur qu'extérieur; il est immanent. Aller pen-
ser que l'homme doit s'oublier pour aller à Dieu est aber-
rant. Pourquoi devrait-il s'oublier pour aller vers lui-même ?
Ne faut-il pas plutôt qu'il se souvienne ? La conversion de la
personne en ce qu'elle a à être est donc un changement qui
s'autorise du dedans, qui se fait par l'être appréhendé, et
non du dehors, comme lorsqu'il s'agissait de renoncer à soi
pour aller à Dieu. Le mystique d'autrefois pouvait dire: Dieu
me donne tout. L'homme réalisé dit: je me donne tout, je me
donne à être Dieu. Ce geste, pratiquement inconcevable aux

296
yeux d'un croyant, est l'ABC du philosophe qui s'engage sur
la voie de la totalité. Ce que les mystiques appellent la vi-
sion en Dieu est une technique employée par le Moi pour
résoudre le problème de l'existence. Le mystique ne voit pas
qu'il opère lui-même sa situation et qu'il se sert de Dieu
pour se changer de l'intérieur et se comprendre comme
Dieu. L'homme qui cherche à se réaliser, se sentant fort de
son empire sur toute chose, concrétise dans sa vie son être
profond. Il le vit au quotidien, il l'affirme et, de ce fait, vit
par soi. Quand saint Paul disait: "Ce n'est pas moi qui vis,
c'est Dieu qui vit en moi", il n'était pas très loin de ma posi-
tion. IL comprenait sa vie comme un accomplissement par
Dieu et pensait la transcendance au coeur de l'immanence.
Mais il n'assumait pas son automédiation complète. L'hom-
me qui cherche la réalisation peut dire: "Je suis déjà ce Dieu
que j'ai à être". Il se sent qualifié par ce à quoi il aspire en
vertu de l'entéléchie qui est le moteur de sa vie et le princi-
pe de son apparition comme homme. Sa conversion est liée à
ce qu'il est déjà de toute éternité, il part du point zéro pour
aller à l'infini en qui il se reconnaît. En effet, c'est parce que
l'être accomplit son intussusception au coeur de la personne
qu'une conversion est possible. Je dis tantôt que l'être s'in-
tussusceptionne et tantôt que la personne s'intussuscep-
tionne. Il faut comprendre ici que l'être est déjà la personne
et que celle-ci, dans la mesure où elle peut réfléchir, pres-
sent le pouvoir de son être qui augure de sa conversion. On
me dira que tout cela ressemble à une pétition de principe.
Mais essayez donc d'expliquer Dieu, comme ens causa sui
sans faire une pétition de principe. Il faut bien commencer
quelque part, n'est-ce pas ? Alors aussi bien ici qu'ailleurs,
aussi bien maintenant que plus tard, aussi bien moi qu'un
autre. C'est pourquoi j'ai écrit Cent millions de Christ.
Pourquoi devrions-nous être indéfiniment les exemplaires
imparfaits d'un modèle parfait ? Pourquoi notre vie devrait-
elle être un produit de dérivation ? N'y a-t-il pas suffisam-
ment d'élan en nous pour que nous puissions grandir jus-

297
qu'aux cieux ? Si vous en doutez, pensez à cette expérience
qui nous permet de comprendre que le monde est en nous.
Tant que vous ne l'aurez pas vécue, votre argumentation est
vaine.

(86) Les lois de l'énergie d'être— Ceux qui n'ont jamais


compris ni utilisé le pouvoir de l'être auront de la difficulté
à se faire une idée de ce dont je vais traiter ici. En effet,
pour pouvoir saisir ce que j'entends par les lois de l'énergie
d'être, il faut déjà avoir un aperçu de ce que j'entends par
être. Il faut même avoir commencé à élaborer une pratique
êtrique. Tout ceci va bien au-delà de la pure conceptualisa-
tion à laquelle s'attend le lecteur d'un traité de philosophie.
Jusqu'à maintenant, le côté pratique de la philosophie rele-
vait de la morale. On envisageait alors une évaluation de la
conduite humaine à partir de la loi. En créant la notion de
praxis, Marx soulignait que la pensée pouvait renoncer à la
théorie pour devenir un travail. Mais ce travail relevait
d'une dialectique de l'affrontement des contraires et impli-
quait un engagement de l'individu dans la lutte des classes.
Nous sommes donc loin d'une pratique êtrique. J'entends
par là que l'individu s'en remet à son être pour agir au lieu
d'élaborer des stratégies personnelles de son cru. Mais
comme il est entièrement ce qu'il est, son être opère alors à
la façon d'un acte de supervision de sa vie, comme si le fait
de s'en remettre à son être entraînait un supplément de
direction par l'afflux d'une énergie productrice. Cette éner-
gie que j'appelle énergie d'être obéit à des Ibis précises.
Premièrement, elle ne peut renoncer à ce qu'elle est. Une
fois que l'homme s'inscrit dans le dynamisme de l'être, il ne
peut plus faire marche arrière, car il est complètement
transformé. L'énergie d'être est quelque chose d'absolu qui
ne peut pas changer. Et comme elle constitue un pouvoir de
cohérence et d'harmonie, on ne peut pas lui imputer d'er-
reurs, si bien que celui qui s'en remet totalement à elle ne
peut pas connaître l'échec. Deuxièmement, elle opère à tra-

298
vers toutes choses. En effet, l'énergie d'être est l'énergie du
"tout en tout", de "tout ce qui est". Elle n'est donc pas quel-
que chose de transcendant comme la grâce dans le contexte
de la croyance en Dieu. L'être étant le dedans de tous les
dehors, c'est du milieu des choses elles-mêmes qu'elle opère.
Troisièmement, elle ne tient compte ni du bien ni du mal.
Celui qui a appris à être ne voit plus ni bien ni mal autour
de lui, il ne voit que son être. C'est pourquoi il a l'impression
que les gens le regardent avec son propre visage, que les
événements sont à l'image de ses pensées, que tout l'univers
concourt à satisfaire le moindre de ses désirs. L'individu
réalisé ne cherche à satisfaire aucune morale, aucun princi-
pe marqué du sceau de la transcendance, aucune vision fon-
dée dans le paralogisme de l'extériorité. Il agît globalement
même quand il se livre à une activité de détail, car c'est tout
son être qui s'implique dans l'action à chaque instant. Qua-
trièmement, elle voit mieux ce qui convient à l'individu que
ce qu'il pourrait voir lui-même. Il arrive que la personne
s'aveugle. Lorsqu'elle comprend la vie du point de vue de la
religion, elle demande l'aide de Dieu qui, possédant la scien-
ce infuse, saura la tirer d'un mauvais pas. Mais lorsqu'elle
comprend la vie du point de vue de l'être, elle s'en remet à
lui, tout en sachant que celui-ci ne déborde pas sa propre
responsabilité. En effet, l'énergie d'être est au service de
l'individu. Elle prolonge celui-ci dans toutes les sphères de
la vie pour le meilleur et sans le pire. Cinquièmement, elle
tend à réaliser l'entéléchie de l'individu selon ses propres
moyens parfaits. L'être étant plus nous-mêmes que nous-
mêmes, il ne peut s'employer qu'à notre bonheur. Il arrive
parfois que les contradictions de l'existence nous font douter
de cette orientation de l'être. Mais il nous faut toujours tenir
compte que l'être opère à travers la personne et qu'inélucta-
blement, le point de départ de l'action entreprise réside
dans le choc des contraires qui sont à l'origine des conflits
intrapsychiques. Il ne faut donc pas s'étonner que l'être
semble opérer tantôt de l'extérieur, tantôt de l'intérieur,

299
tantôt par opposition, tantôt par identification. Il en va ain-
si parce que la personnalité humaine est profondément
contradictoire. Confrontée à un système dualiste ( le haut/le
bas, le près/le loin, le jour/la nuit, le chaud/le froid, le bien/le
mal, etc. ), elle doit résoudre ses conflits en faisant appel à
un facteur de réconciliation. Si elle se tourne vers Dieu, elle
choisit la soumission. Jésus est un exemple de cette attitu-
de. Si elle se tourne vers l'être, elle choisit l'audace intrépi-
de. Alexandre le Grand illustre ce point. Ayant orienté ma
vie à l'être, je peux mieux discerner ce qui relève de l'éner-
gie d'être, car il ne se passe pas un jour dans ma vie sans
que je prenne profondément conscience de mon être. Je
prends soin de me sentir constamment dans cet état fonda-
mental, si bien que ce qui m'arrive ou ce que je pense m'ap-
paraît toujours comme une modification de cette force sans
frontière que je suis.

(87) La préséance métaphysique.— C'est une des carac-


téristiques de ma pensée de vouloir poser mon être avant
toutes choses et d'opérer ma vie à partir de l'être. Mes moti-
vations personnelles, mes expériences profondes, ma maniè-
re d'exister sont donc toutes tributaires de mon "Je suis".
Qu'ai-je donc fait pour en arriver là ? La majorité des hu-
mains "fonctionnent" à partir d'un centre particulier. Lors-
que leur corps est en jeu, ils opèrent à partir de leur centre
physique. Lorsqu'ils ont des activités amoureuses, c'est leur
centre émotionnel qui est en cause. Lorsqu'ils ont besoin de
raisonner, leur centre mental entre alors en action. Us pro-
cèdent ainsi parce qu'ils ne sont pas capables de laisser leur
être diriger leur vie. Par exemple, la plupart des humains
n'éprouvent jamais des sensations êtriques. Quand ils sont
en amour, ils donnent l'impression d'avoir contracté une
maladie. Lorsqu'ils raisonnent, ils peuvent conduire leurs
réflexions jusqu'à l'absurde, même si cela peut entraîner des
catastrophes. C'est pourquoi ils ont besoin d'une morale. Il

300
faut que quelqu'un leur dise jusqu'où ils peuvent aller et
quand ils doivent s'arrêter. C'est comme s'ils étaient dé-
pourvus d'intuition, incapables qu'ils sont d'autorégulation
immanente. Us posent donc des gestes excessifs rarement
ajustés à la réalité à laquelle ils font face. Chaque individu
réagit contre tous les autres et tous les autres contre lui.
Pour obtenir une certaine synchronisation, ils doivent faire
intervenir une discipline aussi rigide que celle de l'armée.
Tous leurs actes sont régis par des contrats. Et même là, on
se bat au sommet de la pyramide comme on le fait à la base.
Les jeux de pouvoir sont impitoyables. On pourrait croire
que Hegel a raison de dire que chaque conscience cherche la
mort des autres consciences. Cependant, il arrive qu'une
personne s'éveille, c'est-à-dire qu'elle cesse carrément d'être
une persona-d'illusion pour se consacrer à son être profond.
L'observateur profane qui voudrait déterminer à quelle ca-
tégorie appartient une telle personne n'a aucune chance d'y
parvenir, car l'action de celle-ci ne résulte plus d'un centre
en particulier, elle est supervisée par l'être. Voilà qui est
confondant pour un individu normal qui est habitué d'avoir
affaire à des personnes strictement physiques, émotionnel-
les ou mentales. Sa confusion vient de ce qu'il se trouve
soudainement devant une personnalité globale, devant un
être éveillé. Lui, l'observateur, se sent maintenant observé
comme si un pouvoir qu'il ignore avait retourné contre
lui le champ de sa concentration. Bien entendu, il est inutile
de lui donner trop d'explications. Il ne pourrait pas com-
prendre à moins d'avoir été dûment préparé à saisir ce gen-
re de réalité. Prenons, par exemple, un de ces hommes d'af-
faires pressés de l'univers, il est habitué à "fonctionner",
mais il ne peut "faire" au sens strict. Certes, il peut se livrer
à des transactions, acheter, vendre, déplacer des gens, don-
ner des ordres, mais en donnerait-il pendant cent ans qu'il
ne serait pas encore parvenu à "faire". La raison de cette
impuissance est simple: pour agir, il faut être. C'est pour-
quoi, j'opère toujours à partir de mon "Je suis" immanent,

301
même si je ne prends qu'une tasse de café. À tout instant,
mon être profond sait ce qu'il faut faire. Si la personne n'est
pas encore suffisamment intégrée, elle peut se rebeller. Elle
ne comprend rien à ce schématisme êtrique qui organise son
comportement à partir de motivations qui échappent à ses
calculs. Pour ces gens qui ne savent trop comment se diriger
dans l'existence, bien qu'ils donnent l'impression de tout
savoir, l'être est toujours le dernier connu, si toutefois ils
parviennent à soupçonner que l'être est possible. Pour ceux
qui opèrent à partir de leur "Je suis", il en va tout autre-
ment. Pour eux, l'être est le premier connu. Il n'est que trop
évident à leurs yeux que, quoi qu'ils fassent, c'est leur être
qui opère leur vie. Ils ne se posent donc pas de questions sur
le sens de leur destinée, ils sont toujours en train de le cons-
tituer. Mais là encore, ce sens est énigmatique aux yeux de
la plupart, car l'absolu dans leur vie se comporte comme un
anti-destin. L'individu réalisé donne l'impression de n'être
pas accordé aux exigences de la vie sur terre. Pourtant, il se
tire d'affaire mieux que les autres qui agissent à travers des
conditionnements et obéissent à des dépendances. C'est que
la liberté dans son sens profond n'est pas du tout la faculté
de choisir, mais la capacité de se laisser être à travers tou-
tes choses. Si, en agissant, j'ai toujours la certitude que c'est
sur mon être que je travaille, le panorama de ma vie, le sens
des événements, les motivations des autres me semblent
alors tout différents. Je ne cherche plus alors à me protéger
d'une fourberie, je ne soupçonne plus un autre de vouloir me
trahir, je ne me sens pas abandonné si quelqu'un me quitte,
car tout ce qui se passe dans ma vie est pour le mieux, étant
donné que mon être opère toujours selon ses propres moyens
parfaits. La préséance de l'être est donc quelque chose de
très important dans la vie d'un individu qui a décidé de vi-
vre comme Dieu au sein de ses pensées profondes, dans la
joie perpétuelle et la liberté complète. Il sait que les centres
physique, émotionnel et mental ne sont que des succursales
d'une énergie qui peut très bien opérer sans eux ou à tra-

302
vers eux, à sa guise. C'est pourquoi l'épistémologie immaté-
rialiste qui soutient ma métaphysique critique le chosisme
des facultés de l'âme pour s'en remettre à un dynamisme
immanent global qui opère toutes choses à partir d'un cen-
tre infini. S'habituer à une telle supervision peut se faire en
douceur ou de façon plus difficile, selon que le Moi résiste à
cette prise en charge parce qu'il ne se reconnaît pas dans le
Soi. Pourtant, aucun contrôle n'intervient ici. L'être, ce n'est
pas l'âme, l'inconscient ou l'intelligence; c'est quelque chose
de beaucoup plus vaste, d'infini, donc de non localisable. Si
on coupe la tête de quelqu'un qui pense à son être, il conti-
nue à penser à son être sans sa tête. Cela me semble évi-
dent, car le corps n'est pas un objet matériel maïs une re-
présentation. Je ne dis pas qu'on peut en faire l'économie de
façon arbitraire et qu'il est préférable de se suicider que de
vivre avec lui. Je prétends seulement que lorsqu'il fait dé-
faut, il ne nous prive de rien, car le corps n'est pas une par-
tie nécessaire de l'être, il est une composante contingente.
Bien sûr, si j'aime mon corps, si je le traite bien, si je le bé-
nis, je ne vois pas pourquoi j'aurais à me séparer de lui. La
conversion en lumière dont parlent les antiques traditions
est une chose bien réelle et beaucoup moins compliquée que
la mort. Pour y parvenir, il suffit de mettre son être de
l'avant. C'est ce qu'ont fait les grands illuminés et c'est ce
que j'enseigne à mon tour.

(88) Nous venons d'en avant.— Tout ce que nous vivons


est inscrit dans notre entéléchie, car celle-ci est dépositaire
de l'ensemble de nos gestes libres exaltés comme une finali-
té présente en chacun de nos commencements. Nous n'en
finissons jamais de nous représenter cet ultime accomplis-
sement à travers nos actes quotidiens qui constituent une
répétition générale du Grand Oeuvre. Essayons de com-
prendre mieux cette étrange hérédité du futur qui joue à
plein rendement au coeur du présent. De notre point de vue

303
d'individu terrestre, le futur n'est rien d'autre qu'un ensem-
ble de possibilités qui vont résulter de nos choix. Mais du
point de vue de l'être qui constitue notre essence, le futur
s'apprésente en chacun de nos gestes, comme si tout ce que
nous avions à être nous marquait constamment. S'il en est
ainsi, c'est que la personne est relative tandis que l'être est
absolu. Ce qui est visé au coeur de la personne est atteint
dans l'être. Ce qui fait l'objet d'une tension créatrice au sein
du relatif se voit confirmé par l'absolu englobant. Très peu
de penseurs ont été capables de comprendre la vie terrestre
de ce point de vue, car chacun hésitait à reconnaître que
l'avenir peut être cause. On sait les difficultés rencontrées
par Aristote et Leibniz lorsqu'ils abordèrent la question des
causes finales. Or, on ne peut expliquer la vie autrement,
sans quoi il nous faut faire intervenir un Dieu transcendant
responsable de l'existence humaine ou adhérer à l'hypothèse
farfelue de l'évolution soutenue à tort par les scientifiques.
Platon avait adopté une vision mitoyenne. Il suggérait que
l'âme avant la naissance contemplait les essences éternelles
en vue de se choisir une carrière terrestre. L'entrée dans la
vie ne pouvait alors se concevoir qu'à la façon d'une incarna-
tion au cours de laquelle l'âme, engloutie dans une chair,
devenait amnésique. Par la suite, tout le processus de la vie
consciente consistait à retrouver la mémoire perdue et à
revenir vers la contemplation des essences éternelles par la
dialectique ascendante. Évidemment, Platon croyait à .un
Dieu transcendant. Par conséquent, il admettait la distinc-
tion entre l'âme et le corps. Et finalement, il considérait le
travail sur soi comme le principe du retour à Dieu. On peut
comprendre qu'il y ait eu par la suite collusion entre le néo-
platonisme et le christianisme. Ma vision est forcément dif-
férente, puisque dans le monisme immanentiste, il n'y a pas
de Dieu, pas de distinction entre l'âme et le corps, donc pas
de retour. M n'y a qu'une perpétuelle prise de conscience de
soi en fonction... de l'accomplissement final qui sert de mo-
teur à notre élan vers lui, puisqu'il ne peut se penser qu'en

304
fonction de notre être qui ruine la dichotomie entre l'ici-bas
et l'au-delà, le temps et l'éternité, le relatif et l'absolu. Qu'il
y ait quelque chose vers quoi nous tendons, je ne le nie pas.
Mais que cela préexiste à notre existence ne peut être sou-
tenu sans contradiction. Il me faut donc pour expliquer la
poussée êtrique un schème qui me permette de vérifier le
mot de Fourier selon lequel les attractions sont proportion-
nelles aux destinées. Ce mot ne vaut pas seulement pour
expliquer les rapports de sympathie entre les humains mais
aussi et surtout pour expliquer le type de vie que l'humain
se donne en rapport avec ce qu'il a à être. Il est donc impor-
tant ici de comprendre cette structure que j'appelle l'avoir-à-
être de l'homme, car l'être n'est possible que par rapport à
cette aspiration. Le mot de Malraux "Je suis venu au monde
pour répondre au besoin que j'avais de moi-même" explique
toute l'ambiguïté inhérente à la situation de l'homme qui
doit être représenté comme une sorte de néant aspirant à
l'être. On me demandera ici: mais pendant combien de
temps l'homme doit-il être anticipé pour qu'on puisse le
concevoir réalisé ? Cette question nous renvoie à la notion
de genèse itérative qui sert à expliquer comment l'individu
s'invente un commencement biologique au moyen de consti-
tutions rétroactives. C'est tout le problème de la préparation
occulte des événements qui est posé ici. Le temps est ainsi
fait qu'il semble imposer à la réalisation une attente lourde
des fruits convoités comme si l'avenir pesait de tout son
poids sur les commencements. C'est aussi la question de
savoir si ces préparatifs précèdent l'acquisition de la cons-
cience ou la suivent. On sait quelle réponse j'ai donné à cet-
te question. Ils la suivent un peu comme la queue de la co-
mète précède celle-ci dans sa course vers le Soleil. Qu'on
puisse s'imaginer une genèse de notre vie pour expliquer en
fonction du passé ce qui est provoqué par l'immixtion du
futur dans le présent semblera inouï à certains. Mais ne
faut-il pas que les conditions de toute expérience soient
données au préalable avant que celle-ci n'ait cours dans le

305
temps ? D'une part, il s'agit de comprendre cet a priori qui
détermine l'expérience sans en être, donc qui échappe au
temps, et d'autre part, le fait que cet a priori semble précé-
der l'expérience dans le temps puisqu'il en détermine la
possibilité jusqu'à la fin, inspire celle-ci et se veut récapitu-
latrice de ce qu'elle aura été lorsqu'elle sera achevée. Il est
donc important de comprendre qu'il y a un point de vue par-
delà tout point de vue qui nous permet d'assister au déve-
loppement de notre vie en tant que spectateur désintéressé
de celle-ci, comme si notre pensée nous fournissait une pla-
te-forme d'observation extratemporelle qui nous montre à la
fois le déroulement de l'expérience et son aboutissement.
Bien sûr, nous pouvons toujours intervenir dans le vécu et
modifier l'entéléchie dont la structure est conçue de telle
façon que cette modification elle-même en fasse partie. On
voit ici comment est résolu dans un contexte immanent l'an-
tique conflit entre la prédestination et la grâce dans un
contexte transcendant. Dans ce second contexte, l'interven-
tion de Dieu anéantissait le destin, puisqu'il se réservait la
possibilité de sauver le pécheur de la damnation par un ul-
time recours. Dans le premier contexte, c'est la liberté hu-
maine qui exerce le pouvoir jadis réservé à Dieu, celui qui
consiste à se sauver soi-même. Seule une grande confiance
permet l'exercice de cette liberté, on s'en doute, car les
atermoiements existentiels de la liberté de choix ne peuvent
que ruiner le recours au transcendantal comme principe et
source du salut, sauf qu'ici, il n'est plus question d'échapper
à l'enfer, mais d'échapper à l'anéantissement au sens où
Sartre montre le pour-soi, déçu de ses efforts pour surexis-
ter, retomber lourdement dans l'en-soi. Il y a donc une sorte
de rémission par l'être, comme si le "Je suis" avait une fonc-
tion sanctifiante venant délivrer la personne à tout jamais
de ses hésitations. C'est peut-être en ce sens qu'on peut le
mieux comprendre à quel point le "Je suis" immanent intus-
susceptif est un infini de décision.

306
(89) Enjeu infini.— La voie de développement que nous
offre l'être est littéralement infinie. Qu'on pense ici au che-
min parcouru. Pour les premiers Pères de l'Église, l'immor-
talité de l'âme n'allait pas de soi. Elle n'avait rien de natu-
rel. Elle était un don de Dieu. En cherchant à démontrer
l'immortalité de l'âme, Thomas d'Aquin s'est trouvé à enle-
ver son caractère précaire et presque miraculeux à l'immor-
talité. Avec les Pères primitifs, l'homme se savait vulnéra-
ble naturellement et comptait sur la grâce de Dieu pour as-
surer sa permanence. Plus tard, avec Schopenhauer, l'éter-
nité de la Volonté se substitua à l'immortalité de l'âme. Mû
par cet élan prodigieux, l'homme n'avait d'autre recours que
de chercher à s'affranchir de ce formidable déterminisme en
cherchant refuge dans le néant de la "conscience meilleure".
Évidemment, à moins de s'arracher à la tyrannie de la Vo-
lonté en acculant celle-ci au suicide, l'homme était voué à
passer au broyeur de l'Histoire et se voyait totalement rela-
tivisé. Les bagnards de Toulon condamnés aux galères cons-
tituaient pour Schopenhauer une illustration de la vie misé-
rable de l'homme qui reste rivé à sa destinée. Il en va de
même pour l'homme d'aujourd'hui dont la vie n'a pratique-
ment aucun sens s'il ne réussit pas à se donner un être. Le
don de Dieu ou la providence étouffante de la Volonté se
trouvent remplacés par le soutien de l'être. Or, cet être, il ne
va pas de soi. On ne naît pas être, on le devient. L'homme
n'a même pas la vocation de l'être. Ce n'est qu'après coup
qu'il s'invente une genèse, qu'il justifie son accomplissement
par un appel. Il est livré à son arbitraire. Il peut très bien
ignorer toute sa vie qu'il aurait pu être sans que cela lui
manque en quoi que ce soit. Mais l'apparition de l'être sur
terre fait quand même l'objet d'un enjeu infini. En me choi-
sissant moi-même comme absolu, contrairement à Kierke-
gaard qui demande à Dieu de garantir son choix, je ne suis
jamais sûr au fond de moi-même si j'ai raison ou tort d'agir
ainsi. Mais j'agis en prenant conscience que mon champ
d'action est limité et qu'il me faut oser être sans quoi je

307
m'éteins. Sur ce point, les croyants, une fois sur leur lit de
mort, n'en savent pas plus. Ils ont cru toute leur vie que
Dieu les soutenait, mais quand ils s'interrogent, que savent-
ils vraiment de ce Dieu réconfortant ? Rien, même pas qu'il
existe. C'est une raison de plus pour eux de s'abandonner
totalement à lui, car à cause de lui, ils ne peuvent faire. Il
faut donc que lui, Dieu, fasse tout pour eux. C'est la suprê-
me abdication dans la suprême ignorance. Par contre, celui
qui a tout misé sur son être a eu le mérite toute sa vie de
vivre, d'agir et de penser par soi en s'en remettant à lui-
même. Il a fortifié sa confiance en acquérant un centre de
gravité permanent, il a allumé son être au point de briller
comme un soleil rayonnant, et, de plus, comprenant que
l'infini est central partout, il a la certitude de ne pas s'être
décentré, de ne pas avoir cédé aux attraits d'une transcen-
dance illusoire. Il a sa sincérité et sa fermeté pour lui. Il n'a
jamais reculé. Il écarte la mort comme une irréalité men-
songère qui dérive d'un dérèglement de l'imaginaire comme
si l'on pouvait inscrire une rupture dans la trame de l'infini.
On me dira ici que la vie de celui qui se choisit absolument
est solitaire. J'en conviens. J'ai même parlé de la solitude
impériale du "Je suis". Mais comme il converge vers son
centre de toutes les parties de lui-même, cette solitude n'est
pas un isolement et sa pensée n'est pas un solipsisme. En
fait, il se conduit comme auraient dû se conduire tous les
humains qui ont reçu l'enseignement de Jésus: en se com-
portant comme des Christ plutôt que comme des chrétiens.
On me dira que de se maintenir ainsi est ce qui demande la
plus grande force. Et pourtant, le monisme est sûrement la
position spirituelle la plus avancée, puisqu'elle brise radica-
lement tout germe de dualité au coeur du mental. Comme le
dit Unamuno, "Chez les forts, le désir anxieux de perpétuité
l'emporte sur le doute de l'atteindre et leur trop plein de vie
se déverse dans l'au-delà de la mort". Reprenons cette phra-
se en termes immanentistes: l'homme réalisé se voit perpé-
tuellement confirmé par ce qu'il est et la mort cesse d'exis-

308
ter pour lui parce que son être, ayant réconcilié l'intérieur et
l'extérieur, constitue un gage de vie éternelle. Toutes sortes
de théories ont été élaborées au sujet de la survivance mé-
taphysique de l'homme. On m'a dit récemment que c'était
un trou dans le corps éthérique de l'homme qui entraînait
sa mort. Toujours la même bonne vieille hypothèse d'après
laquelle l'homme est incomplet et ne peut aspirer à l'immor-
talité que part un soutien du ciel. Il s'agît ici d'établir une
fois pour toutes ce que représente la croissance intussuscep-
tive du "Je suis". Cet être dont le surgissement est appelé
par la conversion de la personne est certainement de nature
à colmater toutes les brèches, à surmonter toutes les défi-
ciences. J'entends encore Paul Ricoeur épiloguer longue-
ment sur la blessure fondamentale de l'homme. J'entends
toujours Teilhard de Chardin parler de la rédemption hu-
maine par le Christ évoluteur. Je constate, dans chacun de
ces cas, que tout le raisonnement qui mène à l'existence
d'un Dieu transcendant repose sur une identification de ce
que nous sommes à l'homme précaire, manqué, incomplet.
Mais les choses changent sans cette identification. Celui qui
refuse de s'identifier à l'homme cesse de se couper de ce qui
n'est pas l'homme. Il se réconcilie avec ces énergies qu'on
appelle la vie, la conscience ou Dieu. Non seulement il n'en
est plus séparé, mais il comprend qu'en assumant sa totalité
par la globalindividuation, il est ce principe inconnu, étran-
ger, insaisissable vers lequel tend le croyant. Quand saint
Paul s'est présenté devant l'Aréopage à Athènes, il a dit aux
Grecs que ce "Dieu inconnu" auquel ils avaient fait une pla-
ce dans leur Panthéon était Jésus de Nazareth. Que ne leur
a-t-il pas dit qu'ils étaient ce Dieu inconnu. Au lieu de les
sortir d'eux-mêmes en confirmant leur étroitesse, il les au-
rait renvoyé à eux-mêmes en la faisant éclater. Mais saint
Paul manquait de données philosophiques pour assumer le
choc reçu sur le chemin de Damas. Il a cru que quelqu'un lui
parlait et il a pensé que c'était un autre. Mais ce langage de
puissance, ce parlêtre qui sourd du dedans de nous-mêmes

309
n'est que l'amplification de notre propre voix convertie en
Verbe de pouvoir, la personne étant allée à l'être. Il est pos-
sible qu'un maître de la dimension de Jésus qui tiendrait
aujourd'hui le même langage que celui de l'Évangile ferait
faillite, car il se susciterait des émules mais pas des disci-
ples. Bien sûr, il y aurait toujours, accrochée à lui, la masse
des lèche-cul qui rendent hasardeuse l'influence d'un tel
homme. Il les décrocherait sûrement. Mais imaginez-le
cherchant à me convaincre de le suivre. Tâche ardue s'il en
est. Je le traiterais comme un frère et, pendant qu'il ferait
ses miracles, je me bidonnerais en lui rappelant qu'il est un
peu exhibitionniste et que sa joie devrait lui suffire. En ef-
fet, c'est la joie d'un homme qui le rend imperméable aux
bonimenteurs qui lui parlent de transcendance. Que peut-on
ajouter au paradis d'un individu qui se suffit ? L'homme
moderne, tant décrié par les penseurs spirituels a peut-être
compris quelque chose d'extrêmement important, puisqu'il
ne permettra pas qu'on lui donne ce qu'il peut prendre. On
m'objectera que sa vanité est sans borne. Je parlerai plutôt
de sa prétention absolue. N'est-elle pas le commencement
radical de quelque chose de nouveau ? Et, à ceux qui s'objec-
tent à son élévation, ne pourrais-je pas répliquer qu'il
n'éprouve qu'humilité devant sa propre grandeur ? En effet,
l'être se manifeste toujours dans le recueillement comme s'il
fallait se reposer en son sein pour pouvoir mieux le révéler.

(90) Le choc de l'être.— Peut-être est-il bon de rappeler


ici que le fait de commencer à vivre selon son être ne résulte
pas d'une inspiration gratuite comme s'il s'agissait d'une
idée parmi d'autres. On ne se lance pas dans l'aventure in-
tégrale comme on achète une maison ou comme on fonde
une famille. Il s'agit ici d'une expérience qui remet en cause
toute la vie et anéantît les points de repère d'un individu. À
partir du moment où il vît selon son être, tout change dans
sa vie. Toutes ses références deviennent caduques. Qu'est-

310
ce qui a bien pu motiver la décision de "brûler ce qu'il a ado-
ré et d'adorer ce qu'il a brûlé ?" Ça ne peut être qu'un choc
profond, bouleversant, irréversible. Autrefois, ceux qui s'ap-
prêtaient à entrer en religion parlaient d'une vocation. Ils se
sentaient appelés par Dieu. Certains auteurs ont évoqué le
bruit que produit Dieu en s'insinuant dans une âme. J'ima-
gine qu'il y a un moment où celui qui consacre sa vie à Dieu
comprend que son existence ne sera plus jamais la même.
Ce peut être celui où, couché devant l'autel, face contre ter-
re, il reçoit la consécration de l'évêque. Mais que dire de la
prise de conscience du jeune homme qui découvre son homo-
sexualité en comprenant que la personne dont il est amou-
reux n'est pas une femme mais un homme. Il reste un mo-
ment frappé par cette évidence et les balises qui l'aidaient
jusque-là à ne pas déborder le cadre strict de sa vie ne sont
plus d'aucun usage. Quand il présente son ami à ses pa-
rents, ÏI sait qu'il a choisi un mode de vie qui l'implique to-
talement. Mais ce prêtre qu'on ordonne et cet homosexuel
qui pose un geste ne sont pas confrontés au choc de l'être.
Ils seront encore vivants demain et les autres jours de leur
vie. Ils pourront continuer de vivre normalement comme si
de rien n'était. Le prêtre pourra même avoir des aventures
sexuelles, l'homosexuel se permettra peut-être un certain
temps de vivre avec une femme. Mais aucun d'eux ne sera
remis en question au point de penser qu'il est mort et res-
suscité. Sait-on ce que cela signifie que d'être un suicidé
vivant sans pourtant avoir tenté de porter atteinte à ses
jours ou sans être passé à travers une grave maladie ? Le
choc ici réside dans le fait que je ne suis plus seul à voir le
monde avec mes yeux. Le monde se regarde avec ceux-ci, car
ils sont maintenant les yeux du Dieu Vivant. Le choc vient
de ce que mes dents, mes cheveux, ma peau pourraient
tomber et que je ne le sentirais pas, car je suis pris par l'ab-
solu en un sens tel que je peux compromettre ma santé, mes
biens, ma réputation, ma vie sans penser perdre quoi que ce
soit d'essentiel, puisque ce n'est plus moi qui vît mais l'être

311
que je suis. Cela ne signifie pas que je ne m'appartiens plus.
Nous sommes ici dans un contexte de transcendance. Au
contraire, tout est moi, tout est mien, sans que j'aie eu à
l'acquérir, sans que j'aie à le conserver, sans que je puisse le
perdre. L'être entraîne une transformation telle que seuls
ceux qui sont décédés, s'ils ont cristallisé suffisamment de
force en eux pour pouvoir observer leur vie au moment mê-
me où ils sont dépouillés de leur corps, ont une idée de ce
que cela représente. L'individu qui se réveille un bon matin
et ne voit plus son corps comprend ce que je veux dire. Où
est mon corps ? se demande-t-il. Qu'est-il devenu ? Suis-je
encore ? Imaginez sa surprise de constater qu'il "est" tou-
jours, mais que cela signifie qu'il "est" tout et pas simple-
ment son corps, puisqu'il n'y a plus maintenant que de la
lumière à l'infini et qu'il est cette lumière vivante. Le choc
vient aussi de ce qu'on reste incrédule devant l'ampleur du
changement qui s'est produit. Se peut-il que je sois devenu
ce que je n'ai jamais pensé être ? Se peut-il que je sois entré
dans un état absolu sans avoir eu à me battre, à me priver,
à me livrer à des exercices spirituels ? Celui qui se voit faire
l'amour dans son être s'étonne qu'il puisse encore être capa-
ble d'une telle chose alors qu'il se sent Dieu. Il comprend
que les consignes d'abstinence et de chasteté n'ont aucune
espèce de signification du point de vue de l'absolu et que ce
n'est pas en se privant qu'il va connaître l'expansion de
l'être. Par rapport à cet embrasement êtrique généralisé, les
petits gestes de chaque jour sont totalement relativisés.
Quelqu'un pourrait entreprendre de se détacher progressi-
vement de ces gestes sans jamais arriver à quoi que ce soit,
car l'absolu ne peut pas être vécu en rompant des liens, en
s'imposant une discipline, en se faisant souffrir. C'est l'abso-
lu, une fois installé, qui relativise tous ces liens. Une fois
devenu être, il n'est plus important de faire ou de ne pas
faire. Ce qui compte seulement, c'est d'assumer la charge
d'éternité de toutes choses et de voir celles-ci passer tran-
quillement à l'infini comme si elles brillaient d'un rare éclat

312
avant de disparaître du champ de vision des mortels. Rien
n'est pourtant anéanti. Le monde se survit sous des espèces
inconnues. Une fois dématérialisé, on comprend qu'il donne
accès à tout; sa conductivité est universelle. Encore faut-il
avoir réalisé qu'il est coextensif à la conscience et qu'il bai-
gne maintenant dans la lumière de l'être.

(91) L'illimité chevauche la lumière.— Il faut com-


prendre que notre univers planétaire tridimensionnel n'est
à peine plus qu'une image fuyante, ce qui me fait dire qu'il
est une représentation, pour l'esprit qui se veut être. Le fait
que nous soyons fonctionnels par la prédominance de la mé-
canicité irréfléchie dans nos vies nous amène à croire que
l'univers est une chose très importante. Mais un tel point de
vue est toujours celui d'un individu profondément relativisé,
si bien que ce qu'il perd en réalité, c'est l'univers qui le ga-
gne. Mais ce n'est toujours là qu'une charge d'illusion. Il en
va de même pour les actes humains et les revendications de
l'espèce humaine à la surface de cette terre. Sur le coup, on
peut croire que certaines actions d'éclat sont celles d'un in-
dividu puissamment réalisé. On s'aperçoit vite qu'il s'agit
seulement d'un dégagement d'énergie assez futile dont cet
individu n'a même pas eu la responsabilité. En effet, qui
déclenche les guerres ? Napoléon ? Hitler ? Quand on exa-
mine les choses de plus près, on s'aperçoit que tout arrive
tout seul et que les Napoléon et les Hitler ne sont au fond
que des hommes de service. "C'est dans le fantastique que
réside l'essence des choses", note quelque part John Cowper
Powys. Quand on parle d'être, il faut comprendre qu'il s'agit
là d'un pouvoir invisible, absolu, qui pénètre toutes choses
et l'emporte sur toutes les autorités. Comment ne pas évo-
quer l'illimité qui s'intussusceptionne au coeur de la cons-
cience ? Il nous reste à élaborer une épistémologie de l'agir
immanent qui nous livrera les secrets d'une pratique êtri-
que. Quand je parle de réalisation de soi, je vais plus loin

313
que ce qu'on entend par le devenir de la personne. Par
exemple, je ne vois pas celle-ci s'exercer dans une bonne
perception de la réalité; elle se moque de la réalité. Elle ne
va pas non plus dans le sens de l'acceptation de soi et des
autres; elle ne tolère rien. Je ne peux invoquer non plus une
quelconque progression pour justifier sa manifestation; elle
arrive d'un seul coup. Inutile alors de parler d'une autono-
mie croissante; l'absolu est dévastateur. Pas plus que d'une
amélioration des relations interpersonnelles; les autres
n'existent plus. Quant à la mobilité du système de valeurs,
aussi bien l'oublier; aucune valeur ne survit à la réalisation
de soi. Quand je parle de l'être, il n'est donc plus question de
motivation au sens terre à terre du terme. L'être est aux
antipodes des notions de rendement, de production et de
profit. Possédant la richesse infinie, il signifie la fin de la
quête de Dieu, de la quête de l'argent, de la quête de
l'amour. On voudrait laisser croire que la réalisation de
l'être aboutit à une augmentation de l'activité. C'est possible
dans certains cas. Mais je parlerais plutôt d'une capitula-
tion de la personne qui comprend que son intérêt est de res-
ter tranquille et de cesser de s'agiter. Essayer d'aborder
l'être du point de vue de la psychologie, c'est comme cher-
cher à enfermer un éclair dans un garde-robe pendant un
orage électrique. La maison va sauter, c'est tout ce qui va
arriver. On ne peut pas apprivoiser l'être; il dispose de la
personne. L'illimité ne procède jamais de la bonne façon. Il
défait vos projets, chambarde tout. Et surtout, il n'a pas de
bonnes manières. Il n'y a rien d'hermétique, de confiné,
d'implosé ici. L'être est une explosion qui nous guérit d'un
seul coup de notre besoin d'amour, de notre peur d'être seul,
de nos rancoeurs contre l'humanité, de notre désir de réus-
sir et de notre agressivité naturelle. Un individu qui s'aper-
çoit du jour au lendemain qu'il est gonflé à bloc d'une éner-
gie incommensurable n'est pas nécessairement reposant
pour ceux qui voudraient le voir poinçonner au bureau ou
respecter ses supérieurs. Ne voit-on pas que notre "Je suis"

314
nous prépare une société d'hommes et de femmes libres. On
ne pourra plus parler devant eux de "nos dirigeants" sans
les faire s'esclaffer, car de tels hommes et de telles femmes
sont leurs propres dirigeants. Les enfants et les adolescents
qui entendent parler de ce pouvoir autovalidant de l'être ne
sont pas nécessairement désireux d'être des premiers de
classe, mais ils deviennent les plus intelligents, les plus
conscients, les plus heureux. Chez les enfants et les adoles-
cents normaux, malgré certaines crises de protestation typi-
ques de cette période de la vie, c'est, comme chez leurs pa-
rents, la sécurité qui l'emporte. L'individu, si jeune soit-il,
qui commence à vivre selon son être, fait de l'insécurité son
élément familier. Il n'a pas besoin de la protection de Dieu,
il ne cherche pas le soutien de la matière, il ne se tourne pas
vers les autres pour se voir confirmer dans son être. Il sait
ce qu'il peut tirer de lui-même et se voit déjà sage. Sa sages-
se n'est pas une façon de se prémunir contre l'univers ni une
volonté de progrès. En effet, dans le premier cas, elle l'amè-
nerait à élaborer une stratégie défensive qui se trouverait à
confirmer sa vulnérabilité. Dans le deuxième cas, elle
l'amènerait à fuir en avant et à se décentrer. Non, sa sages-
se consiste à se suffire et à pouvoir se combler lui-même
totalement. On pourrait croire que le fait de se sentir être
libère des forces de stagnation dans l'homme et qu'il n'ira
pas plus loin. Mais l'être dépasse vastement l'antithèse de
l'action et de l'inaction. Il n'a pas à faire d'efforts, à lutter
pour voir son identité reconnue, à se défendre des critiques,
des mésinterprétations, des condamnations. Il s'en fout.
C'est une force qui va. Comprenons qu'il s'agit ici de notre
pouvoir et que cette disposition est celle du bonheur-liberté-
énergie-conscience. Chaque fois qu'un individu fait interve-
nir son être, le champ des valeurs saute. Quelque chose
vient remplacer l'ordre du mérite. La loi morale ne sert plus
à rien. La force qui grandit en l'homme le prend en charge
et assume sa conduite. Il se reconnaît en elle comme s'il se
voyait plus grand que nature. Aussi, ne lui fait-il pas obsta-

315
cle et adopte-t-il un comportement ouvert, dépourvu d'idées
préconçues. Certes, il peut chercher à se représenter son
être. Mais comment le décrire, comment nommer l'illimité
chevauchant la lumière ? Certains s'y sont essayés, mais
que signifie l'expression, quand on dit que c'est "une sorte
de cathédrale volante grandiose et pachydermique" ? On n'a
pas dit grand-chose. Et pourtant, il faut parfois avoir re-
cours à de telles outrances verbales pour donner une idée de
ce qui se passe. C'est peut-être la Gnose qui a raison: "Suis
celui que tu es, et tu me trouveras. Suis-moi, et tu nous per-
dras tous les deux".

(92) S'arrêter et oublier l'inessentiel.— Je reconnais


l'élévation d'un individu à sa souveraine capacité d'oublier
l'inessentiel. Ce n'est pas parce que j'enseigne le rappel à soi
que je méprise l'oubli. Il faut oublier. J'oserais dire: presque
tout. Mais comment pouvons-nous oublier le fatras qui en-
combre notre mental alors que tout dans la vie quotidienne
nous amène à y faire référence constamment ? C'est simple,
il nous faut congédier les importuns et abandonner les pro-
jets des autres pour nous consacrer au nôtre seul qui consis-
te à perdurer dans notre être. Mais alors, pourquoi les au-
tres nous prennent-ils d'assaut ? C'est qu'ils ont reconnu en
nous quelqu'un qui pense à eux et qui a besoin d'eux. Le
jour où ceux-ci s'aperçoivent que nous sommes prêts à les
rencontrer par plaisir, par amitié, ils cessent de vouloir
nous vendre quelque chose et de nous persécuter avec leurs
sempiternelles demandes. On me dit que dans la société, il
nous faut être un demandeur ou répondre aux demandes
des autres. C'est vrai en partie, mais on peut mettre l'accent
sur le plaisir plutôt que sur le besoin, sur la communion
plutôt que sur la communication, sur un sentiment de bien-
être plutôt que sur le sentiment d'être utile. Bien sûr, tout
cela s'oppose au matérialisme mercantiliste pour lequel
l'existence tout entière est vouée à acheter ou à vendre

316
quelque chose. C'est ce qui précipite la planète en entier
dans une fuite en avant, vers un progrès continu, la création
de technologies nouvelles, un rendement supérieur, etc.
Rien de tout cela n'est mauvais en soi, mais je revendique le
privilège de pouvoir quitter mon bureau pour aller donner
du pain aux oiseaux, d'annuler un rendez-vous pour aller
prendre un bain de soleil sur ma terrasse, de ne pas me
promener avec un cellulaire pour avoir la paix quand j'ai
besoin de me retrouver. Être signifie s'arrêter pour jouir de
soi, pour s'immerger dans son tranquille océan. Avez-vous
remarqué qu'il y a toujours quelqu'un qui veut nous faire
faire de l'argent, captiver notre intérêt, nous faire adhérer à
un programme, bref nous mettre au travail ? Je dois être un
homme désespérant pour ceux qui veulent me convaincre de
me lancer en affaires, d'adhérer à une entreprise, de pro-
mouvoir une cause. Je ne marche pas. On n'obtiendra rien
de moi. Je veux m'appartenir. Il y a déjà trop de préoccupa-
tions dans mon mental. J'ai besoin d'oublier tout, sauf mon
être. Je suis indifférent au progrès. Ce qui m'importe, c'est
d'avoir du temps, d'en jouir pleinement, de demeurer vrai et
de m'aimer. Je n'ai recours à la raison que pour justifier ma
position auprès de ceux qui voudraient m'obliger à la quit-
ter. Autour de moi, on me parle d'affaire; je réplique en par-
lant de mon être. Beaucoup de gens se targuent d'être alors
qu'ils n'ont qu'un ego gonflé. Je les vois venir avec leurs gros
sabots. Us ont toujours une idée à me proposer, une ambi-
tion à réaliser, un idéal à défendre. Ce n'est pas mon attitu-
de: que ma vie se soutienne d'elle-même ou bien qu'elle
s'écroule. Mon niveau d'indifférence à l'égard de l'agitation
humaine pourrait surprendre un grand nombre de ces
hommes d'affaires presses de l'univers. "Je veux vous rendre
riche", me disait un de ces hommes. "Allez-y et fichez-moi la
paix", lui ai-je répondu. "Mais j'ai besoin de votre concours",
m'a-t-il rétorqué. "Il faudra me rendre riche sans ma parti-
cipation", ai-je conclu en m'en allant. H a dû penser que
j'étais fou. En réalité, mon être avait percé à jour ses straté-

317
gies de bonimenteur à la con. Je l'ai donc oublié. Mais s'il
revient et s'il insiste, je pourrais l'annuler. Mon désir de
rester libre et en paix pourrait aller jusque-là. Bien sûr,
l'idée de posséder une grosse voiture, une maison et je ne
sais trop quoi encore ne me répugne pas, mais je ne veux
pas m'en occuper. Je suis un jouisseur irresponsable. Je fuis
les obligations imaginaires dont la plupart des gens s'acca-
blent. Je ne veux pas faire comme eux et devenir esclave de
la routine. Une amie est venue me vendre des aimants sus-
ceptibles de rétablir le magnétisme corporel menacé par la
vie citadine. Elle avait mal au genou. Pendant qu'elle
m'ajustait ses aimants sur tout le corps, j'ai mis ma main
sur son genou. Elle est repartie guérie. Elle m'a rappelé
pour me remercier, mais elle ne m'a rien vendu. C'est une
gentille personne, mais je ne suis pas acheteur. L'homme
actif joue plusieurs rôles dans sa vie. Il se laisse absorber
par chacun d'eux. Il oublie de rester le témoin de ce qui lui
arrive. S'il pouvait s'observer, il déciderait d'abandonner un
tas de projets et d'oublier un grand nombre de choses. Mais
comme il est incapable de cesser d'adhérer émotionnelle-
ment à ce qu'il a entrepris, il se bat sans cesse pour obtenir
des résultats. On me dira ce qu'on voudra, mais je me fous
des résultats. Beaucoup m'objecteront que j'écris pour être
lu. Même pas, j'écris pour mon plaisir. Au moment où je
trace ces lignes, il y a sept ans que mon oeuvre n'est plus
disponible en librairie. Je vends mes livres dans mes salles
de conférence. Être lu par mille personnes ou être lu par un
million, quelle différence ? Pour vendre un million de livres,
il faut travailler très fort. Tout ceci est fort dérangeant. Le
sage veut la paix. Les livres que je ne parviens pas à vendre,
je les donne à des étudiants. Et j'en publie d'autres parce
que mon plaisir d'écrire est plus grand que celui de ne rien
faire. On m'objecte aussi que je parie pour être compris.
Mais la plupart des gens ne comprennent rien à mon langa-
ge au second degré. Leurs oreilles se laissent charmer par
les sonorités qui sortent de ma bouche. Je sais très bien ces

318
choses. Mais comme je ne peux pas ne pas parler, je parle
pour mon plaisir. On m'a souvent demandé pourquoi je met-
tais l'emphase sur le corps physique, sur la sexualité, la
dolce farniente. La raison de cette attitude est fort simple: si
votre corps n'est pas reposé, détendu, comblé, comment
pourriez-vous être réceptif ? Acquérir un être résulte d'une
résolution qui grandit au fur et à mesure que se fait sentir
le besoin du bonheur et de la liberté. Un individu qui se bat
pour survivre, qui est inquiet de l'avenir, qui souffre d'in-
somnie à cause de ses dettes ne peut tout simplement pas
comprendre de quoi Je parle présentement. Il est incapable
d'oublier ses problèmes, mais il réussit parfaitement à s'ou-
blier lui-même. Ce que j'enseigne est exactement le contrai-
re. Peut-être un jour rencontrerai-je face à face ceux qui ont
intérêt à ce que tout le monde s'oublie. Alors, je leur parle-
rai.

(93) L'être et la blessure fondamentale.— Si j'en juge


par les plaintes qui jaillissent des poitrines humaines, la
terre est loin d'être la planète du paradis. Monsieur Gurd-
jieff aurait-il raison ? Serait-ce la sainte planète du purga-
toire ? Il faut dire que la terre a peu d'attrait aux yeux d'un
chrétien qui entretient en lui la nostalgie de la patrie idéale,
de la Jérusalem céleste. On comprend que les Évangiles
aient fait si bon ménage avec le platonisme. Ils partagent
non seulement l'idée d'un royaume qui n'est pas de ce mon-
de, mais ils ont une conception dramatique de la condition
humaine. Leur point de vue pourrait se résumer en une
courte phrase: ' ça va mal sur terre et les hommes sont fou-
tus à moins d'un miracle. Le platonisme leur offrait la pos-
sibilité d'une élévation jusqu'au monde des essences éternel-
les par la dialectique, le christianisme leur offrit la grâce de
la Rédemption en réponse à leurs prières. Les marxistes,
malgré leur épistémologie matérialiste, n'en ont pas moins
reconnu en l'homme un individu aliéné. Il ne faut pas s'en

319
étonner; le marxisme, comme la psychanalyse et l'existen-
tialisme, est de souche chrétienne. Quoi qu'il fasse, l'homme
est condamné à l'absurde. Je pensais échapper à ces tour-
ments existentiels en allant étudier à la Sorbonne avec Paul
Ricœur. Mal m'en prit; c'était un croyant qui ne voyait en
l'homme que finitude et culpabilité résultant d'une blessure
fondamentale. Heureusement, je n'étais pas là pour étudier
la théologie mais l'immatérialisme de Berkeley. Ricoeur a-t-
il cru un moment que j'étais sympathique au protestantisme
qui régnait en maître à la Sorbonne parce que je m'intéres-
sais à un évêque anglican du XVIIIe siècle ? Il dut vite dé-
chanter, car mon monisme immanentiste ne me poussait
pas à traiter l'immatérialisme dans la perspective où la
création d'un univers par un Dieu transcendant s'inscrit
directement dans les organes sensoriels de l'homme. Je jus-
tifiais l'existence du monde-comme-représentation par le
recours à une conscience constitutive et le surgissement des
sensations comme matériau sensible par la réverbération
ontique. Je n'eus pas le loisir de discuter de Dieu lors de ma
soutenance de thèse, puisque je m'en tins à un exposé de
l'immatérialisme classique. Tout n'allait pas très bien entre
mon directeur de thèse et moi, car en étendant le processus
de la dématérialisation à la conscience, je me trouvais à fai-
re l'économie de l'inconscient tout en réduisant Dieu, dans
la théorie de Berkeley, à la fonction d'un support épistémo-
logique des sensations. Dans une telle philosophie de la
transparence, il devenait impossible de parler d'une souillu-
re originelle et encore moins d'une blessure fondamentale.
Les haricots étaient cuits. Ricoeur vit le piège, mais trop
tard. Il ne put que se désolidariser de mes prises de position
et ce furent les autres examinateurs qui sauvèrent ma sou-
tenance. Je n'avais pas encore à cette époque élaboré ma
conception intussusceptive du "Je suis" immanent, car je me
serais attiré l'hostilité de tous les cartésiens de la Sorbonne.
Il était déjà bien suffisamment scandaleux que Berkeley fut
un anticartésien notoire. Mais qu'essayais-je donc de faire

320
en éliminant le recours à l'inconscient et à la matérialité ?
Je préparais en catimini le retour en force des thèses de
Hume et de Kant favorisant l'élimination de l'âme et de
Dieu. Comme on le constate, je m'arrangeais pour qu'il n'y
ait plus que l'être comme principe justificatif de toutes cho-
ses. Je devinais qu'une vie dominée par le "Je suis" est une
vie limpide, sans flétrissure, que rien ne peut vouer à
l'échec. Dans la vision chrétienne de l'homme et de l'univers,
le péché n'est possible que parce que la chair est faible. Ces-
sez d'adhérer au dualisme du corps et de l'âme et toute idée
d'une blessure fondamentale disparaît. Dans une telle vi-
sion, les problèmes naissent toujours d'en bas, d'où la
condamnation de la sexualité par une spiritualité réduite à
la vie intérieure. L'immanentisme psychologique berkeleyen
s'accommodait très mal de la vie intérieure, la conscience
devenant un tout translucide en dehors duquel rien ne peut
être pensé. L'intérieur et l'extérieur ne font qu'un. Seul le
problème de la transcendance divine restait à résoudre.
Berkeley n'y toucha pas; son fidéisme le lui interdisait. Les
philosophes sur ce point furent, soit très pusillanimes (Hu-
me, Kant, Husserl), soit très radicaux (Marx, Nietzsche,
Freud). Seul Schopenhauer osa proposer un système origi-
nal qui s'inspirait de Berkeley, mais il préféra opter pour
une métaphysique bouddhiste au lieu de s'orienter vers ma
thèse de l'intussusception de l'être. Dans son cas comme
dans le mien, cependant, on constate une résolution extrê-
mement ferme de délivrer la conscience de tous les fantômes
gothiques. Ma contribution vient du fait qu'une joie divine
irrépressible s'associe au surgissement du "Je suis" imma-
nent. En ratant l'être, de très peu j'en conviens, Schopen-
hauer se trouva à plonger dans le pessimisme. C'était prêter
le flanc à une récupération par le christianisme. Il échappa
à cette menace en se tournant vers le bouddhisme et en
prônant une euthanasie de la volonté. C'en était fait de la
déchéance qui accompagne la volonté faillible. En optant
pour l'être, je me trouvai à jeter les bases d'une vision jovia-

321
liste de l'homme et de l'univers. En effet, en tant que donné
dans l'actualité d'un présent radical, l'être s'affirme comme
principe de joie car il n'y a jamais de malheur dans l'instant
pour un individu conscient, il n'y a que la joie de constater
que tout est parfait. C'est donc en m'en remettant à une
métaphysique de l'être que furent emportées les dernières
tentatives de justification critique d'une blessure fondamen-
tale et j'expliquai la souffrance par une étroitesse consentie
du champ de la conscience. Il n'en fallait pas plus pour que
ma philosophie soit traitée comme une création de la raison
naturelle, alors que je vois pourtant en elle l'expression d'un
savoir absolu capable de passer au hachoir de la dialectique
les velléités sporadiques d'une époque tentée de revenir vers
la Matière et Dieu. Renvoyés dos à dos, ces deux concepts
n'ont plus aucune fonction dans ma pensée.

(94) L'être couvre le monde et le dépasse.— Nous


avons dit que l'homme qui vit son être est dès lors sans abri,
car son être représentant la totalité de ce qui est ne peut
être contenu par rien. Cela nous amène à nous demander en
quel sens notre être couvre le monde et le dépasse. Il nous
faut d'abord réfléchir à ce que représente un pouvoir qui ne
peut être contenu par rien. Un tel pouvoir est indéniable-
ment caractérisé par son autosuffisance puisqu'il ne réfère à
rien d'autre. Il est donc complètement indépendant. Et s'il
faut nous le rappeler constamment, c'est que nous vivons ce
pouvoir du point de vue humain sur cette terre. N'allons pas
croire qu'il s'agisse de notre dernier horizon. Il y a d'autres
terres et d'autres cieux. Les entretiens de Fontenelle sur la
pluralité des mondes prennent ici un sens psychique et mé-
taphysique prodigieux. Et pourtant, ce que nous sommes
englobe toutes ces perspectives sans jamais se laisser dé-
border par elles. C'est donc dire à quel point nous sommes
vastes. On m'objectera: si je regarde par la fenêtre, com-
ment puis-je soutenir cette prétention ? La réponse est dé-

322
sarmante: en pensant à ce que je regarde par la fenêtre ! En
effet, c'est toujours la pensée qui règle tous nos problèmes et
nous en crée de nouveaux. C'est par elle que nous sommes
heureux ou malheureux, confiants ou inquiets. C'est donc
elle qu'il faut éduquer à penser, non pas en termes d'anti-
nomies mais en termes d'unipolarisme et d'unification par
convergence. Effectivement, nous ne pouvons pas nier la
diversité des choses, mais nous pouvons comprendre qu'elle
n'est qu'un chatoiement à la surface de cet océan que consti-
tue l'être. Si jusqu'à maintenant nous avons pensé de façon
binaire, cela ne veut pas dire qu'il nous est impossible de
penser de façon molaire. Notre être peut être dit également
un pouvoir en ce sens qu'il nous permet de tout sentir à tra-
vers nous et de voir en toutes choses une projection de notre
être. C'est "Je suis" qui s'étale devant nos yeux, qui pénètre
le monde, autrui, l'invisible et se pense au-delà. C'est parce
que je peux penser à cet être qu'en regardant par la fenêtre,
je ne me sens pas limité. Je me vois moi-même ville, fleuve,
montagne, ciel. Pour en arriver à penser ainsi, il faut le vi-
vre. C'est quand je comprends que la distance qui me sépare
de la maison d'en face n'est pas vraiment une distance et
que je me prolonge jusque-là dans le plein de mon être que
je peux réellement commencer à sentir l'unité de toutes cho-
ses. M y a bien un début à ces expériences. Cela peut se fai-
re dans votre salon lorsque, dans un moment de transe,
vous voyez les molécules d'air que vous respirez, vous sentez
la densité de l'atmosphère autour de votre corps, vous com-
prenez qu'elle relie votre corps à tout ce qui, comme lui, est
une représentation soutenue par une volonté humaine ou
une volonté dans la nature. Nous n'avons pas tous ces pro-
blèmes la nuit lorsque nous rêvons. Nous sommes les ima-
ges qui défilent dans notre esprit et, si nous voulons bien
comprendre le sens du rêve, il nous faut considérer chacune
de ces images du point de vue de notre être. Je suis cette
personne qui m'attaque avec un couteau, je suis cet im-
meuble qui vacille sur ses fondations, je suis cet arc-en-

323
ciel qui unit deux rives, je suis ce bambin qui vagit dans son
berceau ou encore, je suis celui qui se dit à lui-même: tu vas
vivre ou tu vas mourir. Nous pouvons procéder ainsi dans la
réalité de tous les jours. Profitez du beau temps pour aller
vous rouler dans le foin et vous fusionner avec la nature.
Profitez d'un orage électrique pour vous promener nus sous
la pluie qui réveille l'électricité vitale par la pulvérisation
des gouttelettes d'eau qui explosent au contact de l'épider-
me. Sentez votre corps fusionner avec la mer quand vous
plongez dans la vague écumante. Sentez-vous avec la peau
de l'autre quand vous faites l'amour. Abolissez les frontiè-
res. Renoncez à croire que les corps sont matériels. L'amour
n'est que la fusion de deux magnétismes. Laissez-vous
grandir à deux dans l'être, puis à trois ou à cinq. Celui qui
veut sentir son être couvrir le monde aura toutes les occa-
sions d'y parvenir s'il peut s'ouvrir, se laisser être, se sentir
de partout. Le corps est quelque chose de lié, de noué, qu'il
faut délier, dénouer, car c'est lui dont le mental se sert pour
river la personne au local. Merleau-Ponty soulignait que la
pensée elle-même comporte une référence au local comme si
elle était liée à lui par un élastique. C'est à ce niveau qu'in-
tervient mon épistémologie immatérialiste et qu'opère la
dématérialisation. Nous avons toujours à comprendre que
l'être ne s'impose qu'à partir de la conversion de la person-
ne, que l'absolu règne une fois que le relatif s'est reconnu en
lui, mais seulement à ce moment-là. Comprendre que l'être
couvre le monde et le dépasse implique une gestion de ce qui
est au nom du "Je suis" immanent. Et, par "ce qui est", je
n'entends pas qu'un monde, qu'un degré de réalité, mais
plusieurs aussi tangibles que ce dernier, les autres mondes
dits possibles n'étant pas des variantes idéales de celui-ci
mais des composantes réelles d'une compréhension où mon
être est le "tout-en-tout". Bien sûr, je me meus comme per-
sonne, mais cela ne signifie qu'une chose: ma conscience est
constamment modifiée par des complexes de sensations qui
se renouvellent incessamment, mais elle reste la conscience,

324
par-delà le prétendu jeu des paramètres dits extérieurs, ou
encore des indices perceptifs. Dès qu'on parle de la conscien-
ce de quelqu'un en mutation, qui s'installe dans l'être, qui
comprend tout par son être, la question de sa non-insularité
se pose, car son être fait de lui une réalité de fusion. De ce
point de vue, tous les corps, tous les événements, toutes les
structures sont gonflées d'être. Et c'est bien pourquoi corps,
événements et structures sont toujours en train de passer à
l'infini, c'est-à-dire qu'ils rejoignent la dimension invisible
où ils se retrouvent associés à ce qui les constitue d'une
même manière. Tout ce qui est animé et harmonisé par la
pensée de l'être est non fermé. La conscience que nous avons
de produire nos pensées, nos expériences, les choses elles-
mêmes nous établit dans l'unité d'une compréhension qui
fonde l'univers et le dépasse. Réaliser cela, c'est éviter le
piège d'une positivité fermée qui, dans sa naïveté, se réserve
pour elle-même sans jamais pouvoir passer à l'infini. L'au-
tomouvement de l'être nous conduit à envisager sans crainte
la négativité, à l'assumer sans nous laisser absorber, à nous
en servir pour donner de la profondeur à la positivité et
pousser celle-ci vers un sommet que j'appelle le positif-plus,
que seules les catégories dialectiques d'un Pseudo Denys
l'Aréopagite, appliquées dans le contexte immanent de la
pensée de l'être, pourraient élucider dans le sens d'une su-
perjectivité triomphante.

(95) Une figure dont le centre est partout et la cir-


conférence nulle part.— Tous les attributs transcen-
dants que le Moyen Âge accordait à Dieu conviennent émi-
nemment à l'être dans l'ordre de l'immanence. Il s'agit de
savoir si le cerveau humain est prêt à vivre l'aventure à la-
quelle le convie le "Je suis" immanent. Il ne s'agit pas pour
moi de matérialiser le cerveau comme Schopenhauer l'a fait
par suite d'une anomalie de sa théorie épistémologique. Je
ne suis pas de ceux qui croient que le cerveau pense. Je di-

325
rais plutôt que le cerveau est pensé et à la rigueur, je lui
accorderais le privilège de traiter la pensée comme une don-
née fondamentale qu'il s'agit d'ajuster au système nerveux
de l'humain. C'est ici que nous avons à affronter les diffi-
cultés les plus grandes, car le cerveau n'est pas habitué à
traiter la pensée de l'être et, quand elle lui parvient, c'est
invariablement de façon déformée. Ici, on peut se poser des
questions comme celles-ci: comment faire entrer le ciel dans
le cerveau ? comment habituer le cerveau à répertorier l'in-
fini ? On le constate sans peine, une éducation du cerveau
devient nécessaire. Après tout, c'est avec cet organe que
nous assumons notre vie terrestre. Les théoriciens de l'évo-
lution ont parlé de modifications successives du cerveau au
cours des âges. Mais peut-il se modifier présentement de
façon à satisfaire aux exigences de l'être ? Je réponds oui
sans hésiter. Nous sommes confrontés ici à une conjoncture
nouvelle: comment l'infini va-t-il s'intégrer à nos vies
concrètement ? Est-ce qu'une pratique êtrique peut nous y
aider ? Nous avons affaire ici à un thème de pensée incir-
conscriptible. En effet, lorsque les philosophes du Moyen
Âge parlaient de Dieu, ils le voyaient à la fois partout et
nulle part. Si une telle dimension fait partie de l'homme,
que va-t-il pouvoir en faire ? Tout est une question d'appro-
che. Puisque l'être est le "tout-en-tout", le cerveau est de-
vant ce concept total comme l'homme empirique devant le
savoir absolu de Hegel. Ce dernier définissait le savoir abso-
lu comme le savoir que l'absolu prend de lui-même à travers
le savoir de l'homme. Il y a quelque chose du genre dans la
compréhension englobante êtrique, sauf qu'ici, il ne s'agît
plus d'un savoir abstrait opéré par la médiation de l'absolu
mais d'un savoir qui projette l'homme dans la superjectivité
comme individu conscient en voie de conversion. Par l'action
de l'être, le cerveau peut devenir un instrument parfait, non
plus un organe limité, mais un principe de distribution de
l'énergie êtrique dans l'organisme humain. Mais pour com-
prendre cela, il faut parvenir à saisir une région de cons-

326
cience liée à un Soi beaucoup plus vaste que le Moi transi-
tionnel auquel nous sommes habitués. Il nous faut réussir à
expérimenter une palpation subtile et pluridimensionnelle
de cet infini de décision que constitue notre être, ne pas
avoir peur d'utiliser l'être pour penser l'être, d'y aller par
des concrétions de la pensée de façon à toucher l'impalpable,
à le cerner. L'être n'est pas un concept fictif, il est le princi-
pe fondamental de la pensée unifiée. Parvenir à utiliser son
énergie, c'est changer la vie, un peu comme lorsqu'on se
trouve démuni devant un problème et qu'en nous immer-
geant dedans, il nous fournit sa solution. Il faut donc de-
mander à l'être d'aider le cerveau ? suggérerez-vous. Tout à
fait. Ce que j'appelle être plonge dans une dimension de
l'existence complètement différente de notre réalité quoti-
dienne, au point que, lorsqu'on parle de l'être, c'est à partir
d'états altérés de la conscience ou, comme je l'ai mentionné
plus haut, d'expériences paroxysmales. Lorsqu'un individu
devient être, son individualité semble soudain se dissoudre
dans une dimension sans limite. On pourrait croire qu'il
est absorbé, englouti, qu'il va disparaître comme individu.
Mais non, une fois cette impression assumée, il se retrouve,
plus fort qu'avant. Certains parleront d'une perte des fron-
tières du Moi et d'identification soudaine avec la totalité. Il
ne faut pas abuser de ces expressions, car si le Moi se
convertit, il ne disparaît pas pour autant. Examinons un
peu notre cerveau, cet organe si nécessaire pour comprendre
toutes choses sur le plan spatio-temporel. Il n'utilise qu'une
petite partie de son énergie. S'il réussissait à laisser tomber
son système de défense et à permettre à l'énergie d'être de
se surimposer à ses activités, il augmenterait ses capacités
à l'infini. Chaque fois qu'il y parvient, l'individu a l'impres-
sion de flotter, de s'élargir aux dimensions de l'univers. On
parle alors de sortie du corps. En réalité, le corps ne
contient rien, c'est une image. On est déjà partout, mais il
faut nous en rendre compte. Pour pouvoir devenir le traduc-
teur de la pure pensée de l'être, le cerveau doit capituler

327
face à ses fonctions habituelles, renoncer à gérer ses activi-
tés pour laisser l'être prendre sa place. Il lui suffit seule-
ment de prendre du repos, de ne plus chercher à résoudre
des problèmes en ne comptant que sur ses propres forces.
Lorsque l'être nous touche, c'est comme un million de volts
qui passent à travers notre corps. Il y a un choc extraordi-
naire, mais on pourrait croire que c'est une caresse, car il
est bien en deçà et bien au-delà de ce que l'on est habitué
d'expérimenter. Notre être profond pense de partout à la
fois, c'est ce que j'ai essayé de dire dans mon épistémologie
immatérialiste en signalant que notre pensée s'exerce à tra-
vers divers foyers de conscience. La plupart des gens qui
sont confrontés avec leur être ont l'impression de vivre une
fantastique explosion au ralenti, d'expérimenter une sou-
daine et foudroyante expansion d'énergie. Ils ne savent pas
ce qui leur arrive. Certains sourient pendant des mois, d'au-
tres font une dépression comme s'ils ne pouvaient pas se
remettre de l'apparition d'une telle beauté. Les croyants se
mettent à répéter intérieurement qu'ils ont rencontré Dieu.
Tout ce qui leur semble infiniment supérieur à l'homme, ils
ne peuvent l'admettre comme étant eux-mêmes. Il faut
qu'ils le prêtent à quelqu'un d'autre, à une force. Or, notre
être est nous, il est plus nous-mêmes que nous-mêmes. Il
représente pour la conscience un moment de grâce, comme
si soudain elle pouvait percevoir toutes choses d'un point
de vue infini. Ceux qui pensent en terme d'être ne voient
plus le sexe, l'argent, la mort d'une façon biologique, maté-
rialiste ou limitative. La chair n'est plus faible et sale; elle
est sainte. L'union sexuelle n'est plus un acte bestial, c'est
un sacrement. L'argent n'est plus compromettant, il est pur
dans les mains pures. La mort n'est plus odieuse, c'est une
irréalité. L'être alors prend toute sa place. La plupart du
temps, les gens vivent mal parce qu'ils traitent toutes cho-
ses du point de vue des data hylétiques. Mais, comme le
faisait remarquer Karl Menninger, la Cinquième Sympho-
nie est plus que des vibrations dans l'air. En d'autres mots,

328
ce que la personne exprime dépasse la personne. Ce qui est
connu ici n'est qu'une façon de nous atteindre sur ce plan. Il
y a trop de sens, trop de facultés, trop de consciences qui ne
sont pas éveillés. L'être vient ouvrir toutes les voies d'accès
à la lumière. "Si les portes de la perception étaient net-
toyées, toutes choses apparaîtraient telles qu'elles sont,
écrit William Blake. Car l'homme s'est retranché au point
qu'il ne voit plus rien, sauf à travers les étroites fissures de
sa caverne".

329
330
CHAPITRE VII

LA PRISE EN CHARGE

(96) Le refus de se faire relativiser.— Le pouvoir d'un


individu s'évalue à sa capacité d'être par lui-même. Bien
sûr, savoir composer avec les autres, être à l'écoute des au-
tres, pouvoir s'ouvrir sont des qualités, mais que sont-elles
si l'individu ne peut se suffire intérieurement, s'il cherche
toujours à se faire compléter de l'extérieur parce qu'il se
sent incomplet par lui-même ? On devine que c'est tout le
problème de l'amour qui est ici posé. Nous y reviendrons.
Pour le moment, l'important est d'essayer de comprendre
que la dépendance dans laquelle se tiennent les humains à
l'égard des autres, du monde et de Dieu les relativise pro-
fondément sans qu'ils puissent jamais espérer s'en sortir
s'ils ne renoncent pas au poids accablant des transcendan-
ces. Mais comment rester lié aux autres dans la société sans
devenir dépendant d'eux, sans avoir besoin d'eux ? En déve-
loppant une conception du plaisir qui remplace celle du be-
soin. Je ne veux pas dire ici que je n'ai pas besoin du gara-
giste, du plombier ou du dentiste. Mon besoin envers eux
n'est pas un besoin absolu, tandis que le besoin envers un
être aimé peut me décentrer au point que je ne m'appar-
tienne plus. Mon attitude est simple ici. Il s'agit de ne plus
me laisser aller à aimer par besoin pour en arriver à aimer
par plaisir. Mais pour prendre du plaisir à aimer sans être
décentré par l'autre, il faut que mes besoins soient entière-
ment combles par moi-même. Cela est littéralement impos-
sible si je me définis comme une personne et si j'ai des habi-

331
tudes d'individu limité et local dominé par un mental res-
trictif et un ego aux prises avec la coulpe vaniteuse. C'est
donc le recours à l'être qui s'impose dans une situation sem-
blable. Un croyant, par exemple, est totalement incapable
de se passer de Dieu, mais il réussit très bien à se passer de
lui-même. Dans mon cas, les choses se produisent autre-
ment: je peux me passer de Dieu, mais je ne peux pas me
passer de moi-même. J'ai besoin d'avoir du temps pour pen-
ser à mon être. Ma joie vient de mon être, car ce que je suis
fait tout mon bonheur. On connaît ma réponse à un Témoin
de Jéhovah qui me déclarait avec enthousiasme: "J'aime
Jésus-Christ". Je lui répondis: "Moi aussi, mais je m'aime
davantage". Je refuse de me faire relativiser par mes
croyances, mes habitudes ou mes besoins. Évidemment,
pour mettre son Soi de l'avant comme je le fais, il faut s'ai-
mer infiniment. Or, un individu séparé de Dieu ne peut pas
s'aimer infiniment; c'est Dieu qu'il aime de cette façon.
Quant à lui, il s'aime de façon limitée. C'est l'idée d'une sé-
paration ontologique entre l'homme et toutes choses qui
ruine son amour de soi. Si Dieu, le monde et moi ne faisons
qu'un, parce que tout ce que je suis recoupe ces différents
secteurs isolés par le mental, alors, je peux m'aimer infini-
ment. Maïs si je suis incapable de me choisir comme absolu,
il faudra que j'abandonne le privilège d'être autonome face à
la loi morale qui m'imposera son hétéronomie, face à Dieu
dont je dépendrai en tant que créature, face au monde qui
gagnera en poids matériel et extramental ce que je perds en
importance comme sujet conscient et libre. Ne voit-on pas ici
qu'il est impossible de s'oublier si l'on veut reconnaître l'im-
portance de son être ? Cette recherche d'identité est essen-
tiellement une quête du sens profond de soi. Elle aboutit à
la constitution de l'être quand on s'aperçoit que ce que l'on
cherche n'existe pas et qu'il faut le faire exister. Les psycho-
logues ne vont pas jusque-là. Ils parlent de découvrir ses
propres malheurs, de s'estimer soi-même. À aucun moment,
ils ne parlent de construire son être. Par leur recours à l'in-

332
conscient, la place est déjà occupée. J'oserais presque dire...
par un autre, Freud ayant clairement établi qu'on ne peut
connaître l'inconscient à moins de le considérer comme un
autre. Or, un homme qui en est rendu à se demander ce que
son inconscient veut est totalement relativisé par son men-
tal lui-même qui l'amène à reconnaître qu'il vit sous la tu-
telle d'une vision dualiste et qu'il n'est même pas le maître
au sein de ses propres pensées. Se prendre en charge soi-
même exige donc qu'on balaie ces fausses dépendances qui
nous empêchent d'avoir accès à notre propre fond sous pré-
texte qu'il nous sera toujours inconnu pour en arriver à se
constituer soi-même au mépris de tout ce que les autres ont
pu dire dé nous, fussent-ils psychologues ou psychiatres.
Nous sommes ici dans une dimension qui dépasse le règne
de l'amour. Si l'on a pu dire que la sécurité est une condition
préalable à l'amour, c'est qu'on ignorait le pouvoir de l'être
qui ne pourra grandir qu'au sein d'une "bienheureuse insé-
curité". Notre être, en effet, n'a pas besoin de sécurité; il est
la caution métaphysique de notre vie et de tout ce qui exis-
te. Il est la garantie qui naît dans la confiance et confirme
cette confiance. Mais pour que l'être puisse assumer toute
sa puissance, il faut qu'on cesse de croire à la liberté de
choix comme permettant de déterminer ce qui est bon pour
soi. Personne ne sait ce qui est bon pour soi. Qui choisit
prend pire, qui choisit se divise, s'appauvrit. Ce que la per-
sonne estime bon n'est pas nécessairement bon pour l'être.
La personne peut errer; l'être ne peut connaître l'échec. La
personne attend le bien de ses choix; l'être apporte le mieux.
Lorsque l'individu utilise son pouvoir d'être et qu'il bénit,
souvent il ne reçoit pas le bien qu'il attend mais le mieux
qu'il n'attend pas. Cela signifie qu'il a besoin de se prendre
en charge du point de vue de l'être en laissant son être agir
au lieu d'imposer à sa vie ses propres stratégies débiles. Le
refus de se faire relativiser découle de la volonté de se lais-
ser être par-delà les limitations qu'entretient la vie person-
nelle. La psychologie met beaucoup l'emphase sur le fait

333
d'être une personne. Pourtant, dès qu'il s'agit d'être, la per-
sonne s'éclipse. Elle ne peut pas résister à ce pouvoir qui
supervise ses activités, se substitue à sa volonté, règle ses
problèmes selon des moyens inconnus sans qu'elle puisse
dire que ce n'est pas elle qui agit vraiment. La personne est
dépassée par l'être. Et pourtant, il n'est rien d'autre que le
Moi converti, élargi, infinitisé, rendu à lui-même par l'acte
d'accomplir sa propre entéléchie. En effet, le Moi est le Soi
en tant qu'il s'ignore. Il a à faire sa propre conquête. Quand
le Soi aura pris toute sa place, il n'y aura plus de problème.
L'être aura absorbé la personne sans ruiner son identité, il
aura accompli l'individu sans que celui-ci s'oppose au tout,
car l'individu accompli ne peut que se reconnaître comme
étant le tout.

(97) La capacité de s'appartenir.— Ce qui permet à un


individu d'agir selon son être, c'est sa créativité. Celle-ci
s'oppose pratiquement toujours au travail, car, qui veut être
créateur doit revendiquer ses droits à la paresse. Ceci
convient fort mal à l'état d'esprit qui règne dans nos gran-
des sociétés capitalistes où pratiquement personne n'a le
temps de flâner. Chacun doit être occupé. On vante les mé-
rites de l'abnégation. Au Japon, les ouvriers sont éduqués à
offrir des heures supplémentaires gratuites à leur patron.
C'est à eux de prouver leur loyauté à l'égard de l'appareil.
Du point de vue de l'être, c'est le monde à l'envers. La créa-
tivité exige du temps libre, une certaine désorganisation et
sûrement une bonne dose de chaos. Ces exigences sont pra-
tiquement incompatibles avec l'idée du travail. Dans le
monde du travail, l'individu ne s'appartient pas. Son enga-
gement est banalisé, massifié. S'il ne fait pas l'affaire, on
peut le remplacer. On ne peut pas remplacer un créateur.
Ce qu'il apporte est original et imprévu. Pour créer, il faut
s'appartenir. Mais dans un monde comme le nôtre, un indi-
vidu qui veut s'appartenir sera invariablement classé com-

334
me un marginal. Aussi, lui faut-il s'inscrire sous la loi d'ex-
ception, la loi de celui qui n'obéit qu'à lui-même. Attention,
ceci est important. Maints Césars périrent aux mains de la
loi générale parce qu'ils n'avaient pas songé à utiliser le
pouvoir exceptionnel de leur liberté pour changer l'ordre du
monde. Alors, le monde s'est vengé. Il en va de même pour
les grands saints martyrs, les génies incompris, les pion-
niers hardis, les artistes originaux, sauf pour ceux d'entre
eux qui sont excentriques, car leur excentricité constitue un
signe d'appartenance à une structure. La conscience de leur
excentricité ajoutée à celle-ci amplifie leurs vibrations, si
bien que la loi générale les reconnaît comme une nécessité
qui la confirme par opposition. Ceux qui ont été les victimes
de cette loi implacable qui exige des sacrifices en compensa-
tion des transgressions dont elle est l'objet sont des esprits
qui, ayant voulu se fier uniquement à leurs propres forces,
se sont retrouvés vulnérables, puisque la loi générale opère
du dedans aussi bien que du dehors, étant donné qu'elle
régit tout ce qui est représentation. La capacité de s'appar-
tenir implique donc un mouvement qui contredit l'essence
de la loi générale, qu'on appelle aussi la loi d'espèce, qui
veut que tout spécimen humain lui appartienne. D'où l'im-
portance pour ces spécimens ou personnes de se "globalindi-
vidualiser" pour pouvoir devenir irréductibles. Il n'est donc
pas question ici d'adaptation au monde réel, puisqu'appren-
dre à être, c'est ruiner le paralogisme de l'extériorité en
s'opposant à la schizophrénie d'une certaine réalité durcie
par un usage matérialiste. Ainsi en est-il des institutions
relevant de l'appareil manipulateur ploutocratique. Dans
l'être, il est question d'adapter le réel à soi en utilisant sa
tendance à s'ajuster aux pensées dominantes d'un individu.
Un autoexamen perpétuel est nécessaire ici afin d'empêcher
que certaines pensées de privation, de restriction et de limi-
tation ne justifient un retour intempestif de l'énergie coagu-
lée dans la représentation. Comprend-on pourquoi la morale
entraîne immanquablement des "retours" menaçants pour

335
l'individu ? La morale amène celui-ci à se contrôler, donc à
penser en fonction de concepts de séparation. Le réel ne
peut que s'ajuster à ce type de pensée et frapper l'individu
qui en est le porteur, puisqu'il ne vit pas dans l'harmonie.
Le fait d'être un travailleur empêche de vivre dans une
harmonie complète. Certains individus prétextent qu'ils
sont tout à fait harmonieux parce qu'ils aiment leur travail.
C'est comme s'ils soutenaient qu'ils sont tout à fait libres
parce qu'ils aiment la limite qui les écrase. C'est une har-
monie très partielle, peu durable, faite de compromis ina-
voués, où l'individu s'est convaincu qu'il est normal de rui-
ner sa vie à force de la gagner. Dans le travail, on rencontre
toujours une bonne dose de coercition incompatible avec
l'état de détente requis par la création. Plus un individu est
intelligent, moins il travaille, moins il subit les heurts de la
vie, moins il s'identifie comme étant ceci ou cela. Il se com-
porte comme s'il était un courant d'énergie qui pénètre tou-
tes choses. Le choc en retour des pensées limitées ne peut
l'atteindre parce qu'il est toujours en train de s'illimiter. Et
plus il s'illimite, plus il s'appartient. Il en arrive même à
reconnaître que tout est sien, parce que tout est lui. Nous
revenons ici à notre réflexion sur la moïté telle que nous
l'avons envisagée à l'article 73. On a tendance à penser que
l'individu se dilue à force de s'universaliser. C'est faux, il se
singularise. Dès qu'un individu comprend qu'il a tout à ga-
gner à s'ouvrir, il abandonne toute forme d'exclusivisme, en
amour comme en affaire, dans sa vie privée comme dans sa
vie sociale, dans ses croyances religieuses ou ses positions
philosophiques. C'est la raison pour laquelle il peut appuyer
le monde entier, se retrouver en plusieurs partenaires
amoureux sans se sentir divisé, être à tous sans cesser
d'être à soi. Lorsqu'un individu s'appartient vraiment, il est
définitivement trop vaste pour se laisser engloutir par une
passion, un rôle, une identification. Il a l'impression qu'il
peut tout puisqu'il pense son être à travers tout ce qui est,
comme ces Indiens Hopi qui sont convaincus de faire lever

336
le soleil par leurs prières matinales. Bien sûr, c'est un
exemple, car, comme le dit Nisargadatta, le soleil n'est pas
concerné par ses levers ou ses couchers. Ce dont nous par-
lons ici est relatif à l'être. Et tant que l'être n'est pas ressen-
ti, compris, intégré, l'Eupraxia ne peut avoir cours.

(98) L'importance de s'aimer.— Jusqu'à maintenant


dans l'histoire de la philosophie, on a presque toujours rap-
porté l'amour à Dieu, rarement à l'être. Comment cela peut-
il se faire ? N'est-ce pas une drôle d'idée que d'aller penser
que Dieu aime les hommes ? Pour faire une telle affirma-
tion, il faut être aveugle face aux problèmes humains et aux
crises de la nature ou penser dans son for intérieur que
Dieu est impuissant à enrayer les imperfections de son oeu-
vre. Mais la foi religieuse n'en est pas à une contradiction
près. À mes yeux, parler de l'amour de Dieu, c'est faire de
l'anthropomorphisme. Si "cet être tel que rien de plus grand
ne saurait être pensé", pour citer ici saint Anselme, existait
d'une quelconque façon, je ne crois pas qu'il éprouverait de
l'amour pour qui que ce soit, car un tel sentiment est si dé-
risoirement humain qu'on ne peut l'attribuer en propre à la
divinité. Si on me disait que Dieu j est vaste et qu'il éprouve
une indifférence attentive à l'égard de l'homme, ce discours
me rejoindrait peut-être. Mais qu'on abuse de mon intelli-
gence en disant que Dieu ; pleure, que Dieu souffre et qu'il
est prêt à sacrifier son fils pour les hommes, alors je me re-
fuse à prendre au sérieux des propos aussi ridicules. Par
contre, peut-on s'aimer soi-même ? Je viens de dire que je ne
voyais pas comment Dieu pourrait être amour. Mais si cette
opinion me semble aberrante, c'est parce que je ne vois pas
pourquoi les humains devraient être l'objet de cet amour.
Pourquoi faut-il tant aimer ? Ne serait-il pas préférable
d'aimer moins et d'être plus ? Le seul bienfait que j'attribue
à l'amour, c'est qu'il est toujours possible de s'aimer soi-
même, et même que tout amour des autres devrait commen-

337
cer par là. En ce sens, aimer son être est invariablement
perfectionnant pour la personne. Je n'irai pas dire cepen-
dant que l'être est amour. Comment pourrait-il s'identifier à
l'amour ? Comment pourrait-il subir les tourments de
l'amour ? Pourquoi aimer devrait-il avoir quelque importan-
ce pour l'être ? Ce qu'on ne voit pas, c'est à quel point l'être
est vaste et, puisqu'il n'y a d'être que parce que je me recon-
nais être, à quel point je suis concerné dans mon Moi par
cette vastitude. Je ne conseille à personne d'aimer n'importe
qui, mais je l'engage fortement à s'aimer de tout son coeur.
On a répandu l'idée qu'il existait un amour universel. Voilà
une contradiction dans les termes. L'amour ne peut être
qu'individuel. C'est un sentiment inapte à devenir une va-
leur collective de rachat. J'ai mentionné à plusieurs reprises
que le bonheur était beaucoup plus fondamental que
l'amour parce qu'il n'avait pas besoin des autres. Lors-
qu'étant heureux, je reconnais que tout m'est bonheur, je me
trouve à saisir la totalité de ce qui est comme étant moi, car
rien ne peut me contrarier, me nier, me limiter ou me reje-
ter. C'est toujours la personne qui est soumise à des restric-
tions et à des limitations, jamais l'être. C'est la raison pour
laquelle il n'y a aucun enseignement religieux qui enseigne
à être. Les grands prêtres des religions savent trop bien que
si l'individu apprend à être, il n'aura plus besoin de Dieu,
puisqu'il se suffira à lui-même dans un immense bonheur.
Faudra-t-il encore qu'il aime ? À part soi, je ne vois pas qui
d'autre il pourrait aimer sans projeter sur eux ce qu'il est.
Attention, je ne dis pas ici que l'amour est une projection, je
dis plutôt que c'est toujours nous que nous aimons quand
nous aimons les autres. Vouloir connaître l'autre en tant
qu'autre, comme le prétendait Aristote, est tout à fait farfe-
lu. L'autre n'existe pas comme absolu; il n'est toujours
qu'une modification de l'absolu que je suis. Lorsque j'accorde
mon attention à quelqu'un, je suis dans un état où ma cons-
cience est modifiée. Au fond, l'amour que j'accorde à cette
personne ne la concerne même pas. "Je t'aime, fait dire Ga-

338
briel Marcel à un de ses personnages, et est-ce que cela te
regarde ?" En contrepartie, il faudrait qu'autrui s'attende à
ce que je ne sois pas ému par son amour. "Je vous aime", me
disait quelqu'un l'autre jour. "En bien, félicitations !" lui ai-
je répondu. Ce sentiment est si profondément limitatif que
je ne peux que renvoyer à lui-même celui qui m'aime de la
sorte. Je pourrais aussi lui répondre qu'il s'engage dans une
voie de souffrance en s'ingéniant à m'aimer. Mais il faut
rappeler ici que je ne suis pas du tout du genre à quéman-
der l'amour d'autrui. Sa haine fera tout aussi bien mon af-
faire. Et même, la haine durable de certaines personnes m'a
déjà beaucoup enthousiasmé. Je me disais: il pense à moi !
j'occupe une grande place dans ses pensées. En fait, je suis
tellement persuadé que l'amour d'autrui nous décentre que
je ne peux être que rempli de commisération envers quel-
qu'un qui me déclare son amour, car je sais qu'il va souffrir.
Or, il faut être vaste pour penser ainsi. La majorité des gens
sont flattés qu'on les aime et contrits qu'on les déteste. Cela
va même si loin que lorsque quelqu'un est battu par son
conjoint, il se sent terriblement coupable de ne pas avoir su
lui inspirer l'amour. Mais je ne suis pas responsable de ce
qu'on m'aime ou qu'on ne m'aime pas. Je m'en fous. Je suis
si bien avec moi-même, je suis si heureux de m'appartenir,
j'ai tellement le goût de me nourrir de mon propre amour et
d'être généreux envers moi-même que je ne peux envier
ceux qui sont grandement aimés. Je ne le suis pas moins
qu'eux, cependant, car il semble, sur cette terre, qu'on fuît
celui qui nous aime et qu'on aime celui qui nous fuit.
N'étant pas pressé d'être aimé, parce que j'occupe toute la
place dans mon propre amour, on ne peut que m'aimer
éperdument. L'amour que j'ai pour moi-même me met donc
à l'abri de l'amour des autres qui est trop souvent possessif,
jaloux, anxieux, exigeant, dominateur, intéressé. Qu'ils ail-
lent tous au Diable ! Je les aimerai malgré eux, non parce
qu'aimer est bon, mais parce que je me reconnais en tout ce
qui est.

339
(99) La merveille que vous êtes.— Nous avons connu
au XXe siècle des tables de catégories variées, fort différen-
tes de celles auxquelles Aristote, Kant ou Ravaisson nous
avaient habitués... Je pense ici aux catégories infamantes de
Milner portant sur le chaos, le mal, le vide, l'anarchie, le
désordre et aux catégories existentialistes de l'angoisse, du
néant, de l'absurde, du malentendu et de la révolte. Mais
s'agit-il là de catégories métaphysiques ? Si j'examine la
chose du point de vue immanentiste, je dirais plutôt qu'il
s'agit de catégories psychologiques et affectives qui ont vu le
jour à l'époque moderne et qui s'inspirent des misères de la
guerre et du dérèglement de la faculté de penser. Aucun des
grands métaphysiciens du XXe siècle n'a osé présenter une
table de catégories qui tienne compte du magique, du mer-
veilleux, du chaleureux, du réconfortant, de l'optimiste, du
saint et du drôle. Pourquoi a-t-on omis de répertorier les
bienfaits de l'existence ? Est-ce parce que les hommes sont
trop mal en point ? Il faut dire que ces braves humains sont
aux prises avec les obligations qu'ils se sont créées en nais-
sant. D'où le titre fort révélateur d'un livre de Cioran : De
l'inconvénient d'être né. Mais Cioran est un émigré qui a la
nostalgie au coeur. Il vient du monde slave qui n'en finît
plus de s'effondrer. C'est un décadent, un cynique, un suici-
daire. Peut-on compter sur lui pour badiner ? Il n'est pas
indifférent au sort du monde. Mais ce n'est pas pour le dé-
noncer, c'est pour l'accabler. Voilà un pauvre en esprit mû
par le doute qu'Ernest Hello appelait une autophagie intel-
lectuelle. Et voilà Cioran qui se bouffe lui-même, avec ses
catégories de l'absurde, ses écoeurements cosmiques, sa vo-
lonté de décomposition. A-t-on vraiment besoin de réflexions
de ce genre à la surface de la terre où il y a tant d'hommes
qui s'abaissent et se nuisent ? Celui qui veut s'avantager
lui-même n'y trouve pas son compte. S'il veut entreprendre
une réforme de l'entendement, comme on disait au siècle de
Locke et de Malebranche, il doit commencer par se réformer
lui-même. La chose n'est pas facile si l'on considère que la

340
plupart des humains se jugent équivalents à un tas de fu-
mier. Pour vaincre le désabusement, il faut d'abord pouvoir
considérer la merveille que nous sommes. Mais qu'y a-t-il de
merveilleux en l'homme ? me demanderont les cyniques. Et
d'énoncer les tares du corps humains que je ne sais trop
quel pape avait mises de l'avant pour montrer à quel point
l'homme est misérable: il sue, il crache, il ronfle, il pète, il
pisse, il chie, il sent mauvais. On devine que l'individu ob-
jectif est bien mal renseigné sur l'homme. Le pervers sexuel
en sait plus que lui, car il peut aimer la merde, l'urine et la
sueur, que dis-je ? s'en délecter. Beaucoup de théologiens
ont dénoncé l'enfer humain; peu nous ont appris à l'aimer de
façon à en faire un paradis. C'est que les catégories morales
du doute, du soupçon et du péché ne favorisent pas la
conversion alchimique. Il y a ici un abus de séparations
ontologiques. Pour découvrir la merveille que nous sommes,
il nous faut nous aimer. Voilà un sentiment peu accessible à
l'individu qui a appris en fréquentant ses semblables qu'il
est un trou-de-cul. Qui peut aujourd'hui se contempler avec
émerveillement dans la glace, s'embrasser les mains de sa-
tisfaction, passer ses nuits à jubiler en pensant à soi ? Très
peu de gens sont fiers d'eux. Et pourtant, un rien pourrait
les amuser s'ils savaient s'examiner d'un oeil goguenard,
complice et indulgent. Il y a fort à parier que si l'on ne sait
pas reconnaître la merveille que l'on est, on ne saura pas
davantage découvrir le merveilleux autour de soi. Mais
qu'est-ce qu'il a donc de si exceptionnel, ce monde ? deman-
deront les sceptiques en faisant la moue. Il est formidable.
Et il l'est parce que nous le sommes. Pourquoi le paresseux
ne pourrait-il pas trouver sa paresse formidable ? Pourquoi
le sadique ne pourrait-il pas trouver sa méchanceté sensa-
tionnelle ? Et pourquoi celui qui vient de connaître une fail-
lite retentissante ne pourrait-il pas trouver son échec épa-
tant ? On le voit, personne ne sait comment jouir de ce qui
est croche, failli, erroné, mal ou ridicule. On ne sait que fai-
re avec le négatif, car aucune philosophie n'a jamais proposé

341
un usage positif du négatif. C'est ce que permet une méta-
physique du "Je suis" intussusceptif. Elle vient montrer
qu'un individu peut grandir même dans la merde, que cha-
que obstacle peut être un tremplin pour avancer plus vite,
que celui qui trébuche sans tomber fait un pas plus grand.
On le devine, ce que j'enseigne ici n'a rien à voir avec la pla-
te naïveté des Mormons ou des Témoins de Jéhovah. Je ne
suis pas de ceux qui disent "Tout le monde il est beau, tout
le monde il est gentil". Je crois que notre naïveté doit être
éduquée, que notre immédiateté doit être réfléchie, que le
mal lui-même doit être travaillé, rendu rentable. En effet,
pourquoi ne pas rentabiliser le mal ou ce que l'on considère
tel ? L'Église demande bien aux bingos de financer sa sur-
vie. Pourquoi la prostitution, la vente de la drogue, le com-
merce des armes ne pourraient-ils pas financer l'aide au
Tiers-Monde ou les recherches d'un surdoué ? Ce qui déses-
père la plupart des esprits sans profondeur, c'est qu'ils lais-
sent le monde dans l'état où ils le découvrent. Le monde n'a
pas de sens, alors ils pleurent. Mais si le monde n'a pas de
sens, ne pourrait-ce être drôle, amusant, caricatural, folle-
ment hilarant ? Pourquoi la bêtise ne ferait-elle pas sourire
? Pourquoi les crétins savants ne pourraient-ils pas rem-
placer les machines à calculer ? On voit tout de suite que
c'est la créativité qui manque le plus. Notre pouvoir imagi-
natif est à plat. Si nous l'utilisions à pleine capacité, nous
pourrions contourner l'exploitation humaine des grands
trusts financiers, banaliser l'appareil manipulateur plouto-
cratique. Je m'aime, dit le sage; est-ce un tort de penser ain-
si ? Je suis une merveille, pensé-je moi-même; pourquoi de-
vrait-on m'accuser d'être narcissique, vaniteux, mégaloma-
ne ? Un individu qui s'aime fait du bien à tout le monde. La
rose qui se veut belle embellit tout le jardin. Il est possible
que certains individus prennent plaisir à se sentir humiliés
et bafoués et prêtent le flanc aux abus et aux mortifications.
Ils peuvent bien penser ce qu'ils veulent tant qu'ils ne me
dérangent pas. Mais alors, s'ils le font, je me juge justifié de

342
les confronter à mon bonheur, de les provoquer au nom du
merveilleux, de rendre leur existence diminuée insoutenable
par comparaison avec ce que cela signifie que d'être allumé,
d'être un soleil rayonnant. La merveille que vous êtes peut
anéantir toute la tristesse des guerres, l'angoisse du péché
et la détresse existentialiste. Encore faut-il que vous soyez
capable de faire du merveilleux une supercatégorie de l'être.

(100) Prendre toute sa place.— Le monde moderne est


le lieu d'une confrontation entre les tenants de la production
qui ont besoin de motivation, d'efficacité et de rendement, et
les tenants de l'être qui ont besoin d'inspiration, de souples-
se et de temps. Évidemment, les deux camps se croisent en
maints domaines. Ce n'est pas là une distinction coulée
dans le béton. Pourtant, celui qui veut "être" est amené à
changer de rythme. Il lui faut du temps pour penser à soi,
pour soupeser les moments d'éternité de l'existence, pour
savourer les instants inutiles empreints d'une ineffable
beauté. C'est là une attitude bien différente de celle qu'ont
adopté les hommes et les femmes d'affaires pressés de l'uni-
vers. Ces derniers semblent donner le ton à notre société de
consommation. Alors que les pays soviétiques constituaient
un ultime rempart contre ce stress capitaliste en permet-
tant aux citoyens de se décharger de leurs responsabilités
sur la structure administrative de l'État, voilà qu'ils se sont
convertis eux aussi à l'économie de marché. L'Inde et la
Chine ont suivi. C'est l'engouement total. La course en
avant pour avoir plus semble partout éclipser la tranquille
aspiration à être plus. Et pourtant, les individus lessivés
par ce système, une fois parvenus au terme de leur vie, re-
connaissent leur lassitude, leur vide, leur absurdité. Qui a
vu ces colonies de mourants installées au soleil de la Floride
sait de quoi je parle. Ils ont cherché à occuper leur place en
misant sur l'avoir plutôt qu'en misant sur l'être. Oh, ils l'ont
eue leur place, une toute petite place dans le système, une

343
place modeste, garantie à vie, dépourvue d'horizons ! Il ne
s'agit pas ici d'accabler ces victimes consentantes du "cau-
chemar climatisé" que constitue la société de consommation,
mais bien de faire voir aux générations montantes qu'une
société fondée sur l'avoir aboutit à l'ennui, au sommeil et à
la massification. Celui qui cherche à être lui-même n'adopte
pas des réflexes de troupeau. Bien sûr, tout comme l'esclave
qui se libère dans le Mythe de la Caverne de Platon, il est
condamné par ceux qui aiment leur esclavage et dont il
pourrait mettre la sécurité en péril par ses velléités d'indé-
pendance. Il n'en reste pas moins que celui qui a compris
qu'il est un esclave se sent presque obligé, s'il est lucide, de
remédier à son état en se libérant. Mais qui est lucide 7 Les
cyniques ? Sûrement. Une telle lucidité peut-elle mener au
bonheur ? Sûrement pas. Alors qui d'autre ? Les évolution-
nistes ? La question est de savoir ici si l'on peut être lucide
quand on chemine. Les déconstructeurs ? J'en doute.
L'homme brisé, réduit à ses composantes, granularisé ne
sait même plus qui il est. Alors les chrétiens ? Mais peut-on
être lucide quand on se sait sous influence et qu'on souhaite
le rester ? D'ailleurs, ils ont la condamnation trop facile
pour ne pas être condamnés eux-mêmes par ce qu'ils
condamnent. La lucidité n'est possible que si l'on accepte
d'avoir les mains libres pour lutter et pour bénir. Lorsque
notre résolution est prise, il devient plus facile de choisir la
liberté, c'est-à-dire de se choisir soi-même absolument. Mais
alors un tel choix, bien que j'aie amplement montré qu'il
nous délivre d'une alternative, ne nous amène-t-il pas à
nous dresser contre le système auquel nous tournons le dos
? Pas nécessairement et pas toujours de façon ouverte. On
peut très bien être un résistant de l'ombre sans monter aux
barricades comme je le fais, tout en étant suprêmement ac-
tif. Le changement profond n'est pas toujours visible. Il in-
tervient dans la manière de vivre et non dans les faits et
dits d'une personne. Prendre toute sa place signifie qu'on
s'en remet d'abord à soi dans les choses de la vie. On prend

344
la place occupée par Dieu, par les autres, par l'inconscient,
la matière. Cette place qu'on occupe est la nôtre. Il y a
comme un transfert de pouvoir qui s'effectue. Si je prends la
place de Dieu, il y a dans mon être quelque chose qui récu-
père certaines qualités prêtées à Dieu. Il en va de même
pour la matière, pour les autres, pour l'inconscient. Je récu-
père mon autonomie sur la base d'un élargissement de ce
que je suis. Je m'aperçois soudainement que les frontières
que j'imaginais entre l'homme et Dieu étaient des frontières
entre moi et moi. C'est en cela que consiste la révélation
êtrique. Prenons le cas du développement des sociétés. Le
primitif demandait au sorcier de l'aider à comprendre les
colères de la nature. Étant donné l'impuissance générale de
l'humanité, la chose semblait aller de soi. Par la suite, le
croyant demandait au prêtre de l'aider à comprendre la vo-
lonté de Dieu. À cause d'une longue habitude chez l'homme
à se définir en fonction de la transcendance, la médiation du
prêtre était encore tolerable. Puis vint le moment où le pa-
tient demanda à son thérapeute de lui expliquer les incita-
tions de son inconscient. Alors, peu à peu, l'imposture appa-
rut. Le patient se trouvait à demander à un autre d'interve-
nir entre lui et lui, c'est-à-dire d'opérer à sa place, par une
délégation de pouvoir, son automédiation. C'est alors qu'on
comprit qu'on était allé trop loin. Lorsqu'on est lucide, on
est prêt à accepter un témoin impeccable, pas un médiateur
obsolète. C'est pourquoi j'ai dénoncé la Rédemption de Jé-
sus, au même titre que l'enquête psychanalytique, comme
une fraude spirituelle proposant à l'homme un soutien
transcendant inutile en échange de son abdication morale.
Et l'homme a marché dans cette combine. Il a plus que mar-
ché, il a couru se mettre la tête sous le joug. L'humanité est
désormais en tutelle. La place que les gens ont accepté de
prendre est un petit espace étroit qui ressemble un peu aux
alcôves de nuit en forme de cercueil où se glissent les Japo-
nais dans les hôtels à prix modique de Tokyo. Quand on y
pense bien, cela équivaut à vivre en prison en se disant que

345
tout va pour le mieux. Prendre toute sa place est quelque
chose de bien différent. C'est laisser son être s'occuper de sa
vie, lui laisser l'initiative de remplir tout l'horizon, sans
qu'on ait à se justifier ou à s'expliquer. "Allah est grand",
dirent les Égyptiens du Caire à Napoléon qui venait de dé-
truire leur armée. "Oui, mais je suis ici", leur répondit-il
laconiquement. Je reconnais là la démarche de l'être qui
occupe toute la place sans se soucier des bonnes manières.

(101) Se permettre d'être.— Le monde que je regarde


par la fenêtre de mon appartement est assez semblable à
celui que je vis une nuit, à trente-deux mille pieds d'altitu-
de, par le hublot d'un avion qui me transportait vers l'Euro-
pe. Il y avait là, dehors, des barres d'énergie violettes qui
tombaient des hauteurs du ciel vers la terre, mais en même
temps, j'avais l'impression qu'elles aspiraient la vie empiri-
que au coeur du transcendantal par un mouvement ascen-
sionnel prodigieux. Je sais que les bosquets et les arbres du
Mont Royal s'étalent de l'autre côté de la rue sous le ciel
bleu, mais dans mes pensées, ce que je vois, c'est cet univers
énergétique puissant qui prend pour nous la forme des bos-
quets et des arbres par une belle journée ensoleillée. Quand
j'y pense, c'est comme si une exclamation muette montait en
moi: "Pauvre petites choses du monde !" J'imagine que les
poètes ont déjà pleuré sur l'éphémère beauté d'une Gloire
du matin ou sur les liserons verts si fragiles qui s'enroulent
autour d'un chêne. Mais l'ont-ils fait parce qu'ils sentaient
la colossale décharge d'énergie qui traverse le monde ? Cela
n'est pas sûr. Une chose est certaine cependant: chaque fois
que je me permets d'être, c'est-à-dire de sentir mon être et
d'en assumer toutes les conséquences, j'ai l'impression qu'il
me faut protéger les choses de cette énergie meurtrière dont
l'expression majestueuse peut tuer les coccinelles qui dor-
ment au soleil dans les feuilles naissantes de mon hibiscus
ou les oiseaux insouciants qui viennent manger sur mon

346
balcon. Il y a une indéniable impression de puissance asso-
ciée à l'auto-mouvement de l'être, quelque chose de fracas-
sant qui emporte les frontières factices de notre petit monde
régi par les catégories rassurantes du mental. S'il fallait que
notre "Je suis" se dévoile aux regards innocents, il y aurait
un grand naufrage des consciences comme chez ceux dont on
dît qu'ils s'arrachent les yeux après avoir vu Dieu. Je me
suis senti tout petit, moi aussi, et j'ai trouvé cette situation
intolérable. Alors, j'ai osé revendiquer tout l'être pour moi,
j'ai voulu prendre ma place au complet sans me soucier
de savoir s'il était permis de le faire. La métaphysique a
rarement traité les questions d'ordre psychologique qui en-
tourent l'émergence de l'être chez un individu. Et pourtant,
ces questions relèvent de son domaine. Aucun psychologue
ne reconnaîtra jamais que ce qu'il y a de plus profond en
l'homme n'a jamais été étudié par les manuels et ne fait
aucunement partie des réalités sur lesquelles il réfléchit.
C'est choquant, quand on est psychologue, de penser que
l'être d'un individu grandit et qu'il dépasse notre compré-
hension, que cette énergie souveraine n'est ni âme, ni Moi,
ni inconscient, mais quelque chose d'autre qui n'est au pro-
gramme d'aucune université, qui ne fait pas partie de la soi-
disant "nature humaine". Il est évident que si je me penche
sur les premières impressions que j'ai ressenties en me don-
nant un être, je dois avouer que je n'en avais jamais
connues de semblables. J'ai été aspiré par un vide mena-
çant, comme s'il n'y avait plus de mur au huitième étage où
je me tenais et que je pouvais tomber dans la rue. Mais
c'était mon vide que je ressentais ainsi. À un autre moment,
j'ai eu l'impression que cette force courait après moi dans
l'escalier intérieur de la maison où je me trouvais, comme si
l'on avait versé derrière moi le contenu de cinq poches de
pommes de terre qui se seraient mises à dévaler les mar-
ches à ma suite. Je me suis retourné, inquiet. Quelles drôles
de manifestations était-ce là ? Il m'a fallu du temps avant
de comprendre que l'être est quelque chose d'infiniment

347
plein. Quand Jean-Paul Sartre a saisi cela, il s'est dît: "Ça
ne peut être moi, je suis vide et cela est si plein !" Il n'a pas
été capable d'accorder l'être au pour-soi. A ses yeux, le pour-
soi est un "ne pas être". Seul l'en-soi est être, mais sa folle
densité nous aspire, nous étreint, nous anéantit. Je l'ai sen-
tie moi aussi, sauf que je n'en ai pas eu peur. J'ai pensé que
ce que je percevais de si plein était "mon" être et qu'il était
normal qu'il m'apparaisse ainsi, puisque ma personne est si
vide. Mais là encore, il y a une différence majeure entre la
métaphysique de Sartre et la mienne. Il n'y a pas d'en-soi
che2 moi. Il y a un soi limpide comme l'océan en qui mon
Moi vient se mirer. Et ce Soi, il n'est pas là depuis toujours
sans que je l'aie constitué. Il est là depuis toujours parce
que je l'ai constitué. Si la formule ne vous plaît pas, dites-
vous qu'il s'est laissé être à travers ma volonté et que ce
qu'il révèle de lui-même est ce que je suis quand je me re-
connais en lui. Mais alors, pourquoi l'homme doit-il en arri-
ver à poser cet acte qui consiste à se permettre d'être ? Est-
ce que cela ne va pas de soi ? Oui, si l'on tient compte que
seule notre volonté se dresse comme un obstacle sur le che-
min qui mène à l'être, ce chemin dont Heidegger nous dit
qu'il ne mène nulle part. Non, si l'on comprend que l'homme
est son pire ennemi et qu'il a appris à redouter la facilité
comme s'il ne se sentait pas digne d'un accomplissement
sans effort. Bien entendu, cette volonté de suer sang et eau
pour réaliser ses projets est ce qui ruine les chances de sur-
vie de l'humanité, car la vie divine n'est jamais l'apanage
des travailleurs meurtris, mais celui des joueurs badins qui
se moquent des conséquences de leurs actes parce qu'ils se
savent installés dans l'être et que rien ne peut venir les dé-
ranger. Cette insouciance, cette indifférence attentive, cette
béate paresse, on la retrouve dans les descriptions que les
poètes antiques donnent des dieux grecs. À les en croire, les
dieux n'avaient rien d'autre à faire que festoyer en échan-
geant des propos lestes et se mêler arbitrairement des affai-
res des hommes, ce qui constituait la source première de

348
leurs distractions. Et pourquoi les dieux sont-ils décrits de
la sorte ? C'est parce qu'ils sont immortels. C'est fou ce que
la certitude qu'on ne va pas mourir peut changer la vie.
Pourquoi me presser, se dit l'Immortel; j'ai l'éternité devant
moi. Curieusement, c'est l'attitude qu'inspire la métaphysi-
que du "Je suis" immanent intussusceptif à l'homme mortel.
"Moque-toi de ta propre mort, refuse de lever même le petit
doigt pour te sauver, capitule devant les ridicules menaces
de la vie, apprends à te détendre", lui murmure-t-elle à
l'oreille. Nous sommes loin ici de la panique chrétienne face
à la menace de la damnation. Aucune inquiétude du salut
chez celui qui vit selon son être. "Il m'emportera bien où il
voudra, songe-t-il avec confiance. Ce que je suis ne peut me
tromper". D'où cette conviction de s'enligner vers soi-même
comme si l'on suivait la direction du fil à plomb, avide de
son centre, heureux par anticipation de se posséder. Se
permettre d'être, on le voit, ne convient pas au consomma-
teur moderne. L'avoir vers lequel toute ses forces sont ten-
dues lui bouche la vue et s'il veut tant posséder, c'est qu'il
cherche vainement à remplir le trou béant que son manque
d'être ouvre sous ses pas.

(102) Du local à l'incirconscriptible.— C'est en relisant


certaines déclarations de Martin Heidegger comme quoi
l'être-au-monde est essentiellement souci que je réalise
l'abîme qui nous sépare, lui et moi. Je sais que nous vivons
à une époque où exister est en soi un problème. Les gens se
sentant mal, ils vivent mal, ils se triturent les méninges en
s'interrogeant inlassablement sur de fausses questions et
finissent par souhaiter leur propre disparition. Il en est ain-
si parce qu'ils se sont identifiés à la personne, au vivre, au
corps physique. Ils vivent dans la préoccupation et se lais-
sent engloutir par le magma ontique du vécu, comme s'ils
étaient incapables de s'arracher au souci en cessant d'adhé-
rer émotionnellement au monde. Les gens de mon époque

349
sont collés sur le monde, ils en bavent, ils me font penser à
des mouches prises dans de la mélasse. Il faut dire qu'un
philosophe comme Heidegger n'est pas du tout du genre
ludique, festique ou érotique. C'est un angoissé aux prises
avec les difficultés de l'existence. D'un point de vue germa-
nique, ma philosophie doit sembler paradoxale, parce que
pour moi la profondeur signifie clarté. On ne peut pas ima-
giner un Heidegger clair. On peut encore moins l'imaginer
joyeux. Il est difficile de lui prêter une aventure amoureuse
même légère. On ne flirte pas dans la Forêt Noire. C'est le
lieu où l'on s'abîme dans l'infondé. Un penseur existentiel
ne peut pas être joyeux, il est pris par le désarroi du monde.
Par contre, un métaphysicien immanentiste ne se laissera
pas récupérer par le mélodrame vital et l'on ne pourra
compter sur lui pour participer à des campagnes de charité.
Il sait que chacun reçoit le salaire de ses pensées et que s'il
vit dans le souci, c'est qu'il s'est laissé engluer par le souci.
Heidegger n'est pas intelligent. Il est lourd; il a peur. En ce
sens, je ne suis pas du tout surpris qu'il ait trouvé dans
l'augustinisme une partie de son inspiration. L'homme de
saint Augustin est un pécheur qui ne s'en sort pas sans la
grâce. L'homme de Marx est un aliéné qui ne s'en sort pas
sans la révolution. Quant à l'homme de Heidegger, il ne
peut même pas rêver s'en sortir. Il est la victime du local, du
ponctuel, du fonctionnel. Il est le "là" de l'être. On ne peut
imaginer pire situation à mes yeux, car je fais partie de cet-
te race trop rare de métaphysiciens joueurs et sans soucis.
Je refuse de me laisser émouvoir par les individus souf-
frants qui vivent l'enracinement dans le temps. Je n'ad-
hère pas au romantisme inversé de l'homme existentiel en
révolte. Et je sais pourquoi je suis capable de me moquer
des vicissitudes de la vie. Jouer au yo-yo ou prendre les fes-
ses d'une fille me délivre des grands maux de la vie. N'est-ce
pas incroyable ? On ne peut imaginer Heidegger jouant au
yo-yo. Il est sombre, il est puissant, il est mortel. Au fond, il
démissionne devant la structure de l'être-au-monde-à-

350
travers-un-corps, car il ne parvient pas à considérer celle-ci
comme une transcendance au coeur de l'immanence de la
pensée animée par le "Je suis" intussusceptif. Il faut dire
qu'il a tourné le dos à l'idéalisme. M veut sentir le poids des
choses dans toute leur choséité. À aucun moment il ne se
dit: quel cinéma que ce cauchemar du monde ! Il est resté
terrorisé par la guerre qui a fait peser une lourde menace
sur son existence. Et là, il a eu peur de mourir. C'aurait été
un fantôme à exorciser chez lui. Mais il a plutôt décidé
d'élaborer une réflexion autour de cette peur, au lieu de la
tirer au canon. Ce qui caractérise ma philosophie de l'être,
c'est qu'elle se développe au niveau où les dieux grecs je-
taient un regard ironique sur les hommes empêtrés dans
l'existence. Or, nous pouvons tous adopter l'attitude des
dieux grecs. Il suffit simplement de se choisir comme absolu
et de cesser de croire à l'hypnose de la matérialité abstraite.
Libéré de Dieu et de la matière, il devient plus facile de
s'inventer soi-même et de connaître la délivrance instanta-
née. On me dira que certaines personnes ne peuvent pas
s'en sortir. Mais c'est en tant que personnes qu'elles ne s'en
sortent pas, pas en tant qu'être. L'être ne souffre pas dans
les bidonvilles de Calcutta. Il est allègre et joyeux. Tous les
gestes libres d'un individu, qui constituent son entéléchie,
font qu'il ne peut se retrouver dans une telle situation, par-
ce qu'en se choisissant lui-même comme absolu, il détruit le
cinéma mental, il refuse tout asservissement à une situa-
tion. Quand je parle de l'être, je parle d'une vision sans fron-
tière, qui ne se laisse pas piéger par le local, qui se veut in-
circonscriptible. C'est là un idéal pour tout individu qui en a
assez de se sentir englué dans le monde. Il doit d'abord re-
connaître qu'il se sent ainsi à cause de ses pensées. C'est
l'obsession de l'égout, du trou fétide qui l'a plongé dans le
marasme. On peut en sortir. Aucun enfer n'est permanent, à
moins bien sûr de s'y sentir comme chez soi. L'individu qui
se prend en charge donne un coup de pied dans la poubelle
de l'Histoire et refuse d'adhérer au mauvais sort qui fait de

351
l'homme un Sisyphe condamné à rouler son rocher. Toute
intelligence est une clarté agile, une force joyeuse qui nous
délivre de la misère qu'elle convertit en lumière. C'est parce
que les gens ne sont pas intelligents qu'ils se heurtent au
mal de leurs pensées et se font meurtrir par la vie. L'amour
nous a rendus bêtes, il faut réagir au nom de l'intelligence
créatrice.

(103) La sérénité des moments d'exception.— Le pou-


voir constitue dans la vie d'un individu une expérience par-
ticulière sur laquelle il n'a pratiquement pas d'autorité, à
moins d'être dans un de ces moments de grâce où il se sait
tout permis. Mais alors, il est détaché de l'action entreprise
et n'utilise le pouvoir qu'à la façon dont un chaman caresse
un tigre. En d'autres mots, ce que j'appelle pouvoir est une
force tellement énorme qu'il n'est pas vraiment nécessaire
de s'en servir une fois qu'on le possède. Le mot ici est peut-
être un peu fort. Le pouvoir n'appartient à personne, mais il
reste disponible pour ceux qui en ont besoin, à condition
qu'une certaine inutilité se rattache à leurs actes. Pourquoi
ai-je parlé de pouvoir et de quoi s'agit-il ? On connaît le pou-
voir de l'amour; c'est une sorte de pouvoir impuissant qui
opère par la séduction, par la vulnérabilité. Il y a aussi le
pouvoir de la lumière et celui du temps. À vrai dire, on le
constate, ce qui confère au pouvoir sa puissance, c'est la sé-
rénité des moments d'exception qui le rendent possible.
Examinons-les. Dès que j'utilise le mot "exception", vous
pouvez être sûrs qu'il s'agit de liberté, car la liberté est la
légitimation de l'exceptionnel; elle est ce qui fait qu'un indi-
vidu qui assume son être vit sous la loi d'exception. Les
moments exceptionnels sont donc liés à la jouissance de la
liberté. Or, comme celle-ci ne réside pas dans le choix mais
dans l'acte de nous laisser être et de laisser être toutes cho-
ses, on retrouve dans l'expérience de ces moments de grâce
et d'harmonie un petit quelque chose d'impondérable qui

352
rend la vie plus légère, plus mystérieuse et plus profonde.
J'ai connu des moments de ce genre dans les ultimes
contacts que j'ai eus avec ma mère avant sa mort, quand
j'allais la faire marcher à l'hôpital pour l'empêcher de s'an-
kyloser. Elle était si fragile, si poétique, déjà marquée par
l'invisible, pleine de reconnaissance envers la vie et de
cette douceur qui l'a toujours caractérisée, qu'il était impos-
sible de ne pas réaliser que ces moments de plénitude vécus
avec elle étaient uniques. Quand, partout où nous allions, je
la faisais marcher avec précaution, ayant développé un sys-
tème qui consistait à la faire asseoir après vingt pas, et
qu'elle voyait avec quelle prévenance je veillais à ce que ces
précieux instants la mettent au comble du bonheur, elle me
remerciait de façon continuelle. "Merci, mon fils, me disait-
elle. Merci de me faire marcher même si je suis si vieille.
Merci de m'aimer encore. Merci d'être si disponible pour
moi". Tous ces mercis me transformaient. C'était comme si
elle m'avait enveloppé d'amour et de bénédictions. Je me
sentais rayonnant, dématérialisé, glorieux. Là où nous
étions, il y avait une telle densité de joie et de paix que mê-
me une bombe, en éclatant, n'aurait pu l'altérer. Nous
étions littéralement invincibles en ce moment de félicité
totale. Le pouvoir remplissait les lieux où nous nous trou-
vions. Nous tissions, pour l'avenir de nos relations dans l'in-
visible, une communion indestructible, comme si nous
n'avions rien d'autre à faire que d'ajuster l'écheveau de nos
pensées pour l'éternité. Bien sûr, j'ai vécu d'autres moments
de pureté et de bonheur qui renvoyaient à cet état d'être
dont j'ai parlé à plusieurs reprises et qui s'exprime chaque
fois que nous réussissons à percevoir la tonalité fondamen-
tale. La densité de ces moments est inaltérable. Les ques-
tions relatives aux choses de la vie quotidienne perdent tou-
te leur importance. Qu'il pleuve, qu'il neige, que la ville soit
menacée par la guerre ou qu'un tueur armé s'apprête à nous
abattre, rien n'y fait. Nous connaissons une sérénité à cou-
per au couteau, que rien ne peut troubler, limiter ou nier. Je

353
me suis demandé quelle était cette force qui se tenait parmi
nous dans des moments de ce genre. Était-ce quelqu'un ?
Était-ce quelque chose ? C'est une énergie fondamentale qui
donne l'impression que l'air lui-même que nous respirons
est vivant. Je n'ai pu trouver de meilleure réponse à cette
question qu'en me tournant vers mon être, source ultime de
liberté et de bonheur. Certes, notre "Je suis" immanent se
laisse connaître à travers une variété d'impressions qui sont
liées à ses modes d'expression fondamentaux: les transcen-
dantaux, les existentiaux, les pronominaux et les immaté-
riaux, dont j'ai déjà parlé dans un autre traité et auxquels je
reviendrai dans un chapitre ultérieur de ce traité. Qu'il suf-
fise pour le moment de comprendre que notre être est le
principe d'embellissement de notre vie et que le mettre de
l'avant, c'est nous mettre en contact avec la beauté, la paix
et l'harmonie. Pourtant, face à la violence du fini, au désor-
dre et à la méchanceté, notre être peut se montrer implaca-
ble, non du fait d'une volonté personnelle, mais par l'action
d'une harmonie préétablie qui ne souffre point la contradic-
tion. Lorsque nous avons besoin de ressentir en nous la clar-
té requise par une entreprise qui nécessite notre disponibili-
té et notre engagement, notre être opère de façon fulgurante
comme s'il débordait le cadre des lois de la nature, qui relè-
vent elles aussi de la loi générale. Je nomme son action
l'opérationnalité du miracle. C'est le plus haut niveau d'in-
tégration de la pensée au cours d'une pratique êtrique.
L'homme concourt à cette beauté en acte, mais en réalité,
c'est quelque chose de plus lui-même que lui-même qui agit
pour le mieux dans le meilleur des mondes.

(104) Une convergence unificatrice.— Quels qu'aient


pu être les difficiles parcours de l'humanité au cours des
millénaires, que le continent Mu ait existé avant d'être en-
glouti dans le Pacifique en laissant derrière lui des foyers de
civilisation épars ou qu'il ne soit qu'une légende destinée à

354
fortifier chez ceux qui entrent en contact avec elle le désir
de retrouver un tel niveau de développement, il est évident
qu'une convergence de données, de renseignements, de tra-
ces, de signes a contribué à unifier un enseignement qu'on
retrouve aussi bien chez les Chinois, les Indiens et les Égyp-
tiens que chez les Celtes ou les Incas et qui nous parle par-
tout d'un drame mystérieux accompagnant la naissance de
l'esprit. Mais réfléchissons un peu et interrogeons-nous afin
de découvrir si ces bribes d'un savoir occulté ne sont pas
comme les reflets de ce que nous nous donnons à connaître
aujourd'hui et comme le résultat de constitutions rétroacti-
ves destinées à nous donner des échantillons historiques
d'une réalité absolue gérée ici et maintenant au sein de nos
pensées. Ainsi donc. Mu, l'Atlantide, l'Eldorado, Sumer, Ba-
bylone, Athènes, ne seraient que les traces d'un ensemen-
cement par l'esprit ayant pour fonction de justifier ce que
nous sommes appelés à devenir en nous montrant, par la
multiplication des genèses passives, les métamorphoses
d'un sens itératif depuis longtemps établi au coeur de l'être
mais se donnant à percevoir au gré de nos fantaisies par
quelque réminiscence subtile réveillant notre propre pro-
fondeur à l'occasion des signes abandonnés par le passé.
Mais de quoi s'agit-il en fait ? Je semble dire, me rappellera-
t-on, que tout est lié, qu'aucune catastrophe, aucune muta-
tion, aucune interruption n'entraîne une perte irrémédiable.
Comment peut-il en être ainsi ? On devine que ce lien subtil
qui lie les phénomènes de nature ontico-existentielle aux
structures apprésentatives ontologico-existentiales ne peut
être qu'invisible, sans quoi des traditions millénaires se-
raient perdues, abandonnées, anéanties. Or, il n'en est rien.
Le savoir, disparu à une époque où les maîtres manquaient
pour le divulguer, semble réinventé à une autre époque
quand les maîtres réapparaissent pour le communiquer. On
a tort de croire que des trésors inestimables ont disparu
sans laisser de trace, que des pans de monde ont été englou-
tis, que ce que l'homme a pu être à une certaine époque a

355
carrément cessé d'exister. Bien sûr, il est tentant de le croi-
re si l'on pense que ce que nous sommes aujourd'hui est por-
té par un énorme passé qui nous pousse en avant. Mais le
passé n'est plus en état de faire quoi que ce soit. Il n'est plus
qu'un élément du présent, un coefficient d'ancienneté de
l'éternité de l'instant. C'est plutôt ce que nous avons à être
qui tire sur toutes choses comme si ce que nous sommes de
toute éternité animait nos genèses et provoquait les com-
mencements. Nous en revenons à l'action unificatrice de
l'entéléchie qui nous montre comment notre avoir-à-être-ce-
que-nous-sommes détermine notre surgissement actuel en
tant même que structure du présent. En effet, le futur ne
peut être cause s'il est pensé comme un en-soi. Une telle
vision n'est possible qu'au coeur d'un présent intemporel qui
voit dans le futur un achèvement au coeur de ce qui se fait
maintenant. Cette convergence unificatrice que je considère
active au coeur des mondes, des sociétés et des individus
vient changer l'orientation que l'on a toujours donné à la
temporalité, car l'Histoire n'est pas le déroulement d'évé-
nements extramentaux, mais la cohérence de diverses
transcendances au coeur de l'immanence qui les reçoit, les
inspire et leur permet d'être. C'est en nous que sont les ré-
ponses aux interrogations concernant le passé, car c'est en
nous que sommeillent les civilisations disparues en atten-
dant l'heure de la résurrection. Ce que nous sommes au-
jourd'hui domine la scène du monde, de tous les mondes.
C'est ici et maintenant que l'univers prend son sens à tra-
vers une liberté qui aide à cerner le sens de l'être à travers
son immense arbitraire. Donc, pas de hasard, mais de l'arbi-
traire; pas de déterminisme radical mais une nécessité ins-
pirée; pas d'errements sans but mais une convergence de
tout au sein de la pensée. De telles constatations ne peuvent
que produire un certain désenchantement chez les théolo-
giens, les archéologues ou les psychanalystes toujours en
quête d'un sens caché qu'ils ne se permettent jamais de
constituer à partir de ce qu'ils sont. Vous comprenez bien

356
que si aucun Dieu primordial n'a fait le monde, que si aucu-
ne civilisation-mère n'a fondé toutes choses, si aucun savoir
inaugural perdu n'a entraîné cette quête fanatique de frag-
ments inconnus, nous n'avons plus qu'à nous tourner vers ce
que nous avons à être, c'est-à-dire vers nous-mêmes, vers
notre être en tant même qu'il récupère tous nos parcours
personnels dans sa sphère infinie. Je comprends la désillu-
sion de ces grands fouineurs en quête de documents, de ta-
blettes, de téléologies mystérieuses. Peut-être devraient-ils
s'en remettre à la théorie énigmatique de Teilhard de Char-
din concernant la suppression automatique des origines.
Peut-être que si elles ont tendance à s'effacer, c'est qu'elles
ne sont pas requises pour expliquer ce qu'il advient de nous,
ce que nous sommes. Et si c'était le contraire ? S'il fallait
nous inventer nous-mêmes éternellement pour qu'apparais-
se ce passé dont on veut tout savoir et qui n'a pas grand-
chose à nous dire ? Peut-être le temps est-il venu de réaliser
que nous sommes porteurs des traditions qui se sont tues,
de la Parole perdue que cherche inlassablement l'ésotéris-
me. Examinons notre être avec attention, regardons-le
pousser comme un tronc d'énergie où se rencontrent des
millions d'embranchements semblables aux racines souter-
raines mais aussi aux branches d'un arbre qui trouvent leur
point d'unité dans ce tronc. Peut-être le temps est-il venu de
faire taire toutes ces commères qui alimentent les sciences
humaines comme les sciences exactes de leurs hypothèses
romancées concernant le big-bang, le Paradis terrestre ou
l'avènement de l'homme pour orienter notre attention vers
le pur jaillissement de l'être qui grandit par intussuscep-
tion, sans explication, au milieu de cette vie qui court à la
mort, n'étant pas né lui-même et ne mourant jamais.

(105) Les assises de la synergie.— La compréhension


englobante êtrique n'est pas nécessairement ce que l'on
croit. Il ne s'agit plus ici de s'identifier au point de vue hu-

357
main. Pourquoi me limiterais-je à être humain quand je
peux être Dieu ? Certains pensent qu'une telle réflexion est
anormale. Mais si j'ai le goût de nier l'évidence qui frappe
tout le monde parce que, précisément, je ne me sens pas
comme tout le monde, pourquoi ne me le permettrais-je pas
? Beaucoup de gens se font une gloire d'être humains. Les
notions de dignité, d'amour propre, d'honneur témoignent
de cet emballement pour l'humain. Eh bien, l'humain ne
m'emballe pas du tout ! En tout cas, pas au point de vouloir
faire son apologie, de le citer en modèle à l'univers. Quand
je me sens être, je suis pensée pure. Contrairement aux cou-
rants philosophiques qui voient dans la pensée l'expression
de la dualité, je ne me sens pas déchiré, quand je pense,
entre le subjectif et l'objectif, l'intérieur et l'extérieur. Je
vois la pensée comme un tout transparent, se pensant, s'in-
vestissant dans le détail de chaque réflexion, de chaque voli-
tion, de chaque perception, sans que pour autant la pensée
soit limitée. Je n'oppose pas la pensée au jeu, à la fête ou à
la création. Je ne vois pas en elle un palier inférieur par
rapport à tout ou rien, car si je peux poser tout ou rien, c'est
bien parce que je pense. Et quand je dis que je pense, je
n'exclus pas que la pensée se fasse "je", qu'elle "s'enje". Je ne
vois pas pourquoi le fait de dire "je" me limiterait ou limite-
rait quoi que ce soit. Comprenez-vous ici que toute énergie
est synergie, que toute position de soi est position de l'infini
? Si je peux dire qu'en étant moi je suis tout, il s'ensuit que
je suis aussi les autres. La notion d'"étranger" au sens où
Camus la pense n'a de sens qu'au plan empirique. Je peux
être un étranger pour les autres qui n'accèdent pas au
transcendantal. Les autres ne peuvent jamais être des
étrangers pour moi. C'est en ce sens que je peux soutenir la
personne qui m'attaque, appuyer mes contradicteurs, sup-
porter tout l'univers. Il est impensable d'être en harmonie
avec tout sans l'être avec chacun. Mais alors, que se passe-t-
il quand quelqu'un fait une crise de rage ? Il se donne en
spectacle en exprimant sous forme hypostasiée les velléités

358
du Moi psychophysique. Et je peux certes réagir sans être
pris par l'émotion qui m'anime. La colère subite d'un indivi-
du peut me faire sursauter. Je peux même m'enfuir s'il est
armé. Mais je ne perds pas de vue que ce sont là des repré-
sentations, que ce jeu est tout en surface et que l'essentiel
est invisible et silencieux. S'entraîner à voir le monde com-
me un spectacle aide à comprendre les inoffensives préten-
tions d'autrui quand il aspire à la reconnaissance. Derrière
chaque individu qui revendique des droits, il y a un mental
aberrant qui panique. Lorsque je vois des policiers frapper
sur un Noir dans la rue, je ne me révolte pas en pensant à la
souffrance du Noir. Je me dis qu'il libère une énergie qui ne
cesse d'être intéressante à mes yeux du seul fait qu'elle
m'oblige à penser et réveille la mienne. Il en va des explo-
sions émotives des gens comme des taches qui apparaissent
périodiquement à là surface du soleil. Je ne vois pas pour-
quoi je me soucierais davantage des émotions humaines que
des phénomènes célestes. J'ai toujours apprécié Hegel
quand il disait que le ciel étoile lui faisait penser à une
éruption de boutons sur le visage d'un adolescent. Quand
j'ai lu cette réflexion la première fois, je me suis dit que la
fréquentation d'un tel homme ne pouvait que m'être salu-
taire. Il arrivait juste à point pour me guérir des outrances
mystiques d'un Pascal atterré par les abîmes infinis. À ce
moment-là, Hegel m'est apparu comme un bureaucrate de
l'absolu, un peu comme quelqu'un qui, voyant descendre le
Bon Dieu du ciel, s'assoirait pour prendre des notes. Il est
impossible de songer à un mode de dispensation de l'énergie
sans s'investir de ce calme olympien, de cette sérénité badi-
ne. Quand Salvador Dali dit quelque part: "Je ne pense pas,
je joue", je comprends ce qu'il veut dire, mais moi, quand je
joue, je pense que je joue, je me vois jouer, mon jeu est plein
de pensée et ma pensée est jeu. Je sais ce que Dali voulait
dire: il est difficile de raisonner quand on joue ou de songer
à jouer quand on raisonne. Mais je n'identifie pas la pensée
au raisonnement. Certes, je suis capable d'en faire de forts

359
bons, mais je vois plutôt la pensée s'articuler de telle sorte,
au nom de la plus haute raison êtrique, qu'elle dépasse de
loin les lois du syllogisme pour s'imprégner de vérité. Cette
justesse de la pensée n'est possible qu'à la faveur d'un en-
traînement du mental dans un sens qui l'amène à renoncer
progressivement à ses chimères pour envisager les choses
telles qu'elles sont. J'entends par synergie cette force de
toutes les pensées au coeur de la pensée pure, quand notre
être, s'installant dans la pensée de lui-même, s'exprime sous
la forme du savoir achevé. On peut toujours voir dans cette
dynamique qui aproportionne toutes choses un équilibre
secret qui permet aux forces vives de la vie de s'ajuster les
unes aux autres pour créer une harmonie. Mais, fondamen-
talement, la synergie n'est possible que lorsque le travail du
"tout-en-tout" s'accomplit sans interférences psychiques
susceptibles de venir brouiller les cartes. Je choisis le mot à
dessein. En effet, il s'agit d'un grand jeu cosmique, d'une
magie divine qui tient toutes choses en haleine comme si le
mystère de l'existence consistait dans l'étalement du mira-
cle permanent qui le rend possible. Chaque fois qu'un indi-
vidu tend la main à un autre pour le soulager de sa misère,
il amplifie la synergie. Mais il faut que ce geste se fasse de
façon détachée et compréhensive et non par suite d'une
compassion émotive qui lie notre coeur. On se méprend au
sujet de la charité. Ce n'est pas une vertu, c'est de la glu
émotivo-affective. Les grandes choses se font de façon limpi-
de, sans ces sempiternels atermoiements du coeur. Supervi-
sant l'activité humaine, les yeux du Dieu Vivant nous re-
gardent.

(106) Un transfert de responsabilité.— Savez-vous ce


que signifie passer d'une conduite personnelle, marquée par
un mental restrictif et réactif à une conduite êtrique, impré-
gnée d'un sentiment d'éternité, de vacances et d'exploit ?
Les gens biens qui constituent la société et qui se veulent

360
des hommes supérieurs, informés, indépendants me font
rire. Je ne vous parle pas ici d'un individu moyen qui bombe
le torse ou qui revêt un uniforme avec des médailles, qui
rêve d'avenir ou qui administre ses biens, je vous parle ici
d'un individu converti, allé à l'infini et pourtant de plus en
plus lui-même du fait même d'être allé à l'infini. Je ne vous
parle pas de progrès, d'évolution ou de rendement. Je vous
parle d'un état supérieur, étranger à l'humanité, radicale-
ment différent du monde de l'expérience et pourtant impré-
gnant celui-ci de sa sollicitude azurée, car, ne l'oublions pas,
celui qui a réalisé son être continue de vivre sa vie, mais
d'un point de vue par-delà tout point de vue. Comment s'ef-
fectue le transfert de responsabilité de l'homme au dieu, de
la personnalité transcendantale au Moi pur, du chétif ani-
mal raisonnable au foyer ardent de lumière ? Une grâce est
nécessaire pour entrer en cet état. Et cette grâce réside dans
le surplus d'intelligence non utilisé par la volonté, quand
l'intelligence continue à penser une fois ses charges habi-
tuelles assumées. Mais comment pense l'intelligence qui ne
sert plus à rien ? Il est évident qu'elle se moque des soucis
de la commune humanité, qu'elle joue avec les dangereux
problèmes qui angoissent les hommes, qu'elle ne sert aucu-
ne cause, car, étant libre, elle ne peut que se réjouir de sa
propre lumière sans vouloir en faire quoi que ce soit de pré-
cis. C'est cela qui est admirable dans le fait d'acquérir un
être. On cesse de se battre pour de piètres avantages, de
s'inquiéter pour l'avenir, de vivre dans l'insécurité des
comptes impayés. Et, libéré du dedans, voilà qu'on se libère
du dehors. Il ne s'agit pas ici de laisser tomber ses obliga-
tions, mais de comprendre qu'elles sont imaginaires sans
leur accorder plus d'importance qu'à un dessin animé. Évi-
demment, les charges de la famille sont les plus contrai-
gnantes chez celui qui veut vivre selon son être. La famille
ne comprend pas et elle ne comprendra jamais. Qu'il s'agis-
se de la femme de Socrate ou de la mère de Jésus, les pro-
ches parents ne voient que du feu dans cette grande tâche

361
qui consiste à être. C'est eux qui nous ramènent à la loi gé-
nérale et qui nous rappellent nos devoirs envers celle-ci. Il
n'y a rien comme l'instinct maternel ou l'instinct paternel
pour museler un génie. L'enfant qui se sait appelé par un
grand destin ne peut que mentir à ses parents qui ne com-
prendraient pas son choix de vie s'il leur disait la vérité. Tôt
ou tard, il leur reprochera de l'avoir obligé à leur mentir,
non à cause de leur sévérité, mais à cause de l'amour, car on
n'ose pas toujours blesser les gens qu'on aime en leur disant
la vérité. Certes, la loi d'exception va aider celui qui veut
s'émanciper en lui montrant les avantages qui se rattachent
à son être. Ce sera un moment d'autant plus difficile à pas-
ser qu'on est davantage attaché à la personne qui joue le
rôle de gendarme ou de tyran dans notre vie. C'est pourquoi
on ne doit pas laisser à la seule personne le soin d'assumer
sa liberté. Le transfert de responsabilité dont je parle va à
l'être, au Moi pur, à l'individu globalindividualisé. Si je ne
jouis pas d'un soutien immanent qui m'aide à aller au bout
de ce que j'ai entrepris, il est vain de me heurter tout seul à
la loi générale. Nombreux sont les êtres d'élection qui ont
été broyés par l'appareil manipulateur ploutocratique parce
qu'ils n'avaient pas utilisé toute leur intelligence. Le coeur
ne suffit pas, je ne le répéterai jamais assez. Par contre,
l'intelligence à laquelle je fais allusion est quelque chose de
plus que l'intellect ou le mental. C'est l'état d'esprit de celui
qui, se sentant appelé, entreprend d'agir sans provoquer
inutilement les trägers ou supports de structure qui possè-
dent un pouvoir de représailles. Il y a donc une délégation
de forces de la personne à l'être, comme si la personne ac-
ceptait de compter moins pour que l'être prenne toute la
place. Contrairement à ce qu'ont pensé certains auteurs
spirituels, il ne s'agit pas de sacrifice ici. La personne com-
prend son intérêt lorsqu'elle a su courageusement mettre en
branle les processus de conversion qui favorisent l'installa-
tion de l'être. J'oserai parler ici de la supervision que l'être
exerce sur "la personne, non sans rappeler que l'être n'est

362
pas distinct de la personne au point de constituer une force
de contrôle. Il est plutôt une assomption de transparence,
l'appel lancé à une maturité, comme si la personne savait
qu'elle est vouée, de par son entéléchie, à être cette force qui
régit sa vie. Nous vivons dans un monde où les rapports
entre les humains poussent ceux-ci à s'identifier les uns aux
autres, si bien qu'un nivellement par le bas définit leurs
rapports réciproques, créant un mental commun banalisé et
massifié comme seule règle de conduite de leur vie. Il faut
savoir se prémunir contre ces pensées banales, communes,
normales, contre ces coutumes, ces enchaînements qui vont
d'homme à homme, de maison en maison, de pays en pays,
pour se consacrer à son irréductibilité qui seule permet une
communion entre irréductibles. Un transfert de responsabi-
lité implique que la morale des devoirs et du contrôle cède la
place à une éthique de l'excès et du "plus". L'homme qui
était habitué à une petite vie, devient un conquérant de
l'immanence par une prise de conscience gigantesque. Toute
sa vie devient un travail de pensée. C'est en se familiarisant
avec cette transparence qu'il peut entreprendre sa révolu-
tion transcendantale et se montrer digne d'un accomplisse-
ment éternel.

(107) Des faits êtriques qui parlent.— Voulant faire de


l'humour, Chesterton avait dit un jour qu'il y avait deux
catégories de choses: les choses qui existent et celles qui
n'existent pas. On pourrait presque dire que les faits êtri-
ques appartiennent à cette dernière catégorie de choses, en
ce sens qu'ils renvoient à une dimension soit inconnue, soit
paradoxale de la réalité. Bien sûr, d'un autre côté, on pour-
rait dire que ces faits surexistent, qu'ils possèdent une si
forte existence qu'ils obnubilent le sens commun. Une chose
est certaine, la raison raisonneuse est passablement mal-
menée par les faits êtriques. En effet, tous ceux qui ont la
fâcheuse manie de classifier les événements, les choses et

363
les gens ne trouvent pas leur compte lorsqu'ils se retrouvent
devant ce genre de faits absolu. Mais qu'entend-on par là ?
Je reconnus un jour l'image du Golem dans une odeur d'épi-
ce qui montait du port de Montréal. Voilà un fait êtrique.
On m'objectera qu'il faut d'abord connaître le Golem, savoir
de quoi il s'agit, puis, être capable de le reconnaître dans
une odeur. C'est beaucoup demander à un individu qui se
dit normal et s'en tient au sens commun pour évaluer les
choses de la vie. Je dirai cependant, à ma décharge, qu'il
n'est peut-être pas nécessaire de connaître le Golem pour
pouvoir identifier son image. Le Golem, c'est comme le reflet
en négatif de notre être de lumière. Il est une zone d'ombre
au seuil de la grande révélation. C'est un concept initiatique
qui renvoie à la Kabbale juive. Le reconnaître dans une
odeur n'est pas si absurde qu'il y paraît à première vue.
Combien de phénomènes physiques sont associés à des ex-
périences métaphysiques ! Même les expériences mystiques
s'accompagnent de réactions physiologiques, non en ce sens
que celles-ci expriment celles-là, mais dans le sens où celles-
là se produisent aussi dans la chair qu'elles modifient com-
me un corrélat autant senti que représenté. Mais alors,
nous nous trouvons ici au carrefour des influences les plus
variées dans la mesure où le fait êtrique chevauche tous les
secteurs de la connaissance sans paraître se limiter à au-
cun. Prenons un exemple différent. Cela se passe dans la
maison de mes parents. J'ai vingt ans. Je descends l'escalier
intérieur qui mène à la porte d'entrée donnant sur le trot-
toir. Ma mère, en haut de l'escalier, me salue affectueuse-
ment en me souhaitant une bonne journée. Une partie des
mots qu'elle a prononcés à cette occasion ne me parvien-
dront jamais... pour la simple raison que, pendant de brefs
instants, j'ai connu un black-out de mes facultés. Exami-
nons la chose de plus près. Cet escalier devait bien com-
prendre treize marches. Rendu à la quatrième marche, au
moment où mon corps était lancé dans la descente et conti-
nuait de se comporter mécaniquement, l'escalier disparut

364
sous la forme que je lui avais toujours connu. À la place
desmurs et des rampes, il y avait des perspectives énergéti-
ques. Au-dessus de ma tête, c'était comme le ciel. Sous mes
pieds, je sentais les marches, mais je ne les voyais pas,
J'étais engagé tout entier dans un processus de dématériali-
sation où je voyais autant l'escalier en moi que je me voyais
dans l'escalier. Mes oreilles semblaient bouchées par de la
ouate, si bien que tous les sons s'étaient tus. Je n'entendais
donc pas le bruit de mes pieds qui touchaient les marches et
je n'entendais plus la voix de ma mère. Tout ce que je peux
dire, c'est qu'il y avait beaucoup de lumière et qu'une forme
d'énergie d'étendue s'était substituée aux perceptions psy-
chiques habituelles. Il me restait trois marches à descendre
lorsque mon cerveau enregistra la dernière partie de la
phrase que ma mère avait commencé à prononcer lorsque
j'étais quelques marches plus haut. À ce moment même, je
vis la porte qui avait son air habituel, je tendis la main vers
la poignée en cuivre, je la tirai vers moi et sortis dans la
rue. Me retournant, je vis la silhouette de ma mère en haut
de l'escalier. Tout semblait normal. Et pourtant, tout était
changé dans ma vie. Je venais d'entrer dans un monde in-
connu qui ne m'empêchait pas de fonctionner dans mon uni-
vers familier mais qui faisait voler en éclats les certitudes
sensibles et métasensibles que je connaissais. C'était bien là
un fait êtrique. On pourra me dire que j'ai été victime d'un
éblouissement après avoir mangé trop vite ou que j'ai connu
un bref moment d'inconscience par suite d'une surcharge de
mon système nerveux. Je ne nie pas ces explications. Un fait
êtrique les englobe toutes. Mais tout comme le tout est plus
que la somme de ses parties, le fait êtrique constitue l'élé-
ment invisible, déconcertant, énigmatique et pourtant révé-
lateur d'autre chose qui, en faisant irruption dans ta vie,
t'oblige à percevoir et à sentir autrement. Je croîs que ces
expériences faisaient partie d'une série de changements
intervenus en moi par suite de ma découverte de l'immaté-
rialisme. Si la matière n'existe pas, si les phénomènes

365
n'étaient plus des objets matériels mais bien plutôt des re-
présentations, alors je pouvais changer la fonction de mes
sens par une conversion spontanée de leur usage normal qui
les amenait à me faire découvrir une autre réalité. Je don-
nerai un dernier exemple significatif. J'étais à la campagne
en compagnie d'une femme aimée. C'était l'été, au bord de
l'eau, avant de me rendre donner une conférence. Il faisait
un soleil radieux et je m'avançai avec cette personne sur le
quai en ciment qui bordait le fleuve. L'eau était verte et sa
surface était agitée par un vent sec brûlant. Je me sentais
en vacances. Nous étions dans la lumière et j'éprouvais un
léger vertige de bonheur. Je ne sais trop si c'est l'immensité
de l'horizon, l'air trop pur ou le soleil trop fort qui me mirent
dans un état de réceptivité peu commun, mais lorsque je
revins vers ma voiture, que j'avais stationnée non loin du
quai, j'entendis dans un bosquet un son particulièrement
troublant qui se mêlait au bruit des feuilles animées par le
vent. C'était comme une note douce et lourde. Ne connais-
sant pas le solfège, je ne pourrais l'identifier qu'en signalant
qu'elle me faisait penser à l'architecture molle de la volupté.
Mon oreille se tendit au moment où, d'un geste impérieux,
j'imposais le silence à ma compagne. Elle entendit aussi ce
son inexplicable qui semblait confondu avec la stridulation
des insectes et les bruits de fond de ce village paisible où
semblait régner l'éternité. Ce son me mit dans un état de
bonheur si aigu que je connus une extase étrange. Mon
coeur était remué comme si l'univers m'avait fait un cadeau.
J'appris un jour que ce son qui m'avait tant bouleversé était
celui d'un oiseau, la tourterelle triste. Je pus l'identifier plu-
sieurs années plus tard, alors que je me promenais avec la
Déesse et qu'elle le reconnut. C'était un fait êtrique, quelque
chose qu'on n'oublie jamais, presque rien si l'on peut dire et
pourtant, quelque chose de si total, de si complet, de si ex-
haustif qu'en lui on reconnaissait l'infini. Ces faits êtriques
qui nous parlent sont les échos du bonheur-liberté-énergie-
conscience dont notre être est constitué, comme une source

366
claire qui déverse dans nos vies des impressions océaniques,
des masses de silence et parfois d'étranges transcendances
qui se dessinent sur un fond d'immanence.

(108) La leçon des intervalles.— Une des caractéristi-


ques de la philosophie de l'être est de savoir reconnaître le
continu même au coeur du discontinu. En effet, l'être a à se
signifier en toutes choses. L'individu qui peut dire "Je suis"
comprend qu'à travers cette affirmation, tout vient à l'être.
Il y a donc des masses d'énergie qui sortent du néant, de
l'infondé, de l'inactuel, de l'incommensurable, de l'incircons-
criptible. Lorsque l'être s'impose à toutes choses, tout se
transforme comme sous l'action d'une énergie bienveillante
qui, ignorant parfois les lois dialectiques de la nature et de
la société, opère en fonction de prescriptions immanentes
impossibles à définir. Pour mieux comprendre ce qui se pas-
se ici, il nous faut revenir à ma définition de l'être comme
étant le "tout en tout". Cela ne signifie pas que tout est être
mais seulement que l'être est tout. Ce n'est pas tout à fait la
même chose. Quand nous examinons la façon dont les évé-
nements se produisent, dont les expériences s'enchaînent,
dont les pensées s'attirent, nous constatons que tout ne se
réduit pas à des questions mathématiques. Il y a des
conjonctures qui dépassent vastement ce que les nombres
peuvent expliquer. Par exemple, il y a des ruptures de
rythme inexplicables d'un simple point de vue mathémati-
que, car elles dépendent de la liberté et ne peuvent ni se
mesurer, ni se prévoir. Pensons par exemple à l'or du mil-
lième matin dont parlent les alchimistes. Une opération
peut échouer neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois et donner
des résultats la millième fois. Pourquoi en est-il ainsi ? C'est
qu'on a toujours ignoré le travail latent du temps qui assou-
plit, ameublit, use, transforme, cristallise ou anéantit toutes
choses. Si nous dirigeons notre attention sur la fonction du
spirituel dans l'homme, nous découvrons là un profond en-

367
seignement sur la fonction des intervalles. En effet, comme
je l'ai clairement montré dans "l'allégorie de la chambre
obscure" qui prend place dans mon livre La folie de Dieu, ce
qu'on appelle le spirituel n'existe pratiquement pas en soi.
Ce n'est qu'un intervalle, pour ne pas dire un vide complet.
La constitution du spirituel n'a de sens que dans la mesure
où celui-ci s'emploie à travailler conjointement sur le physi-
que, le vital et le mental. Et s'il cherche à établir une coor-
dination entre les trois, c'est qu'il a déjà en vue le causal.
L'homme spirituel sait parfaitement qu'il ne pourra devenir
parfaitement libre, c'est-à-dire cause de lui-même, que s'il
réussit à intégrer les instances précédentes qui représentent
autant de points d'appui pour grimper plus haut. En réalité,
le spirituel n'est qu'un intervalle entre ce qui relève de la
vie empirique et ce qui relève de l'existence transcendanta-
le. L'homme spirituel est l'homme du bond en avant, c'est
celui qui saute dans le vide pour grandir, qui ose affronter
l'inconnu parce qu'il mise sur ce qu'il peut devenir. Nous
sommes ici à l'opposé de la foi chrétienne qui ne risque rien
puisqu'elle repose en Dieu. Ici, tout peut être perdu, car
l'homme doit se reposer sur sa propre force qui n'existe pas
encore au sens strict, puisqu'il a à fonder celle-ci en pariant
sur elle. Le spirituel est probablement l'intervalle le plus
susceptible d'illustrer le principe de mutation dans la conti-
nuité. Contrairement à ce que les grands saints ont pu croi-
re, le spirituel n'est qu'un principe de synthèse qui tend à
disparaître dès qu'il a rendu possible l'avènement de l'être.
Je ne veux pas dire ici que l'être n'est pas spirituel, j'en-
tends qu'il n'est pas que cela. Mais l'étant, il le transcende,
car l'être immanent à toutes choses n'en est pas moins l'au-
delà face auquel elles ont à se situer. Or, cet au-delà, ce
n'est pas le monde d'un Dieu transcendant, un arrière-
monde, un horizon inaccessible, c'est ce que Je suis lorsque
je me permets de vivre en état d'éternité. Même pour la
plupart des humains, qui cherchent à subordonner leur vie
au principe d'une évolution, il est manifeste que la poussée

368
en avant ne peut se faire qu'à travers des crises, des remises
en question et même des régressions. C'est leur façon de
donner un nom aux intervalles qui font que toutes choses
sont soudainement possibles après avoir été longtemps im-
possibles. Il est même un domaine où l'on ne songerait pas à
impliquer le principe des intervalles qui, pourtant, leur
obéit pleinement. C'est celui de l'amour. Si nous prenons
l'exemple du Chinois qui veut conquérir la jeune Française
dans le film inspiré du roman de Marguerite Duras,
L'Amant, nous constatons que le moment où la jeune héroï-
ne va dire oui tranche imperceptiblement sur le moment où
elle se désistait encore. La caméra nous montre le Chinois
qui approche sa main timidement de celle de la jeune fille
sur la banquette de la voiture. On sait que quelque chose est
en marche, mais on ne sait pas encore comment l'action va
se jouer. La caméra doit respecter ce mouvement, car elle
nous montre soudain la main du Chinois sur la cuisse de la
jeune fille. Comment s'y est-il pris ? Que s'est-il passé entre-
temps ? A-t-il carrément mis la main sur sa cuisse ou bien y
est-il allé par étapes ? Mais alors, quel que soit le nombre de
ces étapes, s'il a fallu qu'il, s'en produise, on sait que ce n'est
là qu'une série de mouvements continus qui vont aboutir à
un consentement. Même si ce consentement, une fois accor-
dé, après une série de non de plus en plus faibles, semble un
aboutissement logique de l'action, il n'en représente pas
moins un commencement absolu par rapport à ce qui a
précédé. La caméra nous montre soudain la jeune fille mon-
tée à bord de la voiture où l'attend celui qui va devenir son
amant. Sa décision est prise. Elle va le suivre dans sa gar-
çonnière. Ils vont consommer l'amour. Mais ceci ne s'est pas
passé sans qu'un intervalle n'intervienne. Celui-ci s'est pro-
duit quand elle a décidé de faire un bond en avant, de sau-
ter dans l'inconnu. À partir de ce moment-là, elle marchait
autrement en se dirigeant vers la voiture. Le Chinois l'a vu.
Aussi, le chauffeur est-il descendu tout naturellement pour
ouvrir la portière. Rien n'a été dit, mais la jeune fille a parié

369
sur l'inconnu dès qu'elle a compris qu'elle pouvait "faire",
bref que rien ne l'empêchait de poser un acte libre. C'est la
nature de ce rien qui m'intéresse ici, car tout devient possi-
ble parce que rien n'empêche l'action. Cette action n'est pas
ordinaire. Celui qui agit fonce en avant d'une façon qui
pourrait nous sembler téméraire. Il est mû par une certitu-
de qui dépasse toutes les évidences. Il obéit à son avoir-à-
être-ce-qu'il-est. C'est quand on a compris cette structure
ontologico-existentiale de l'homme qui s'articule sur l'être
qu'il se permet d'être qu'on découvre que les intervalles as-
surent la continuité à condition qu'on les remplisse d'une
confiance totale.

(109) Quand l'invisible se rend visible.— Nous ren-


dons-nous compte à quel point ce que nous voyons de nos
yeux de chair n'est que la coagulation subtile d'impressions
fort complexes captées à partir de l'invisible ? Nous sommes
toujours en train d'adapter au visible ce que nos sens inter-
nes nous révèlent de l'invisible. Ce travail constant fait de
nous de véritables ingénieurs qui contribuent à libérer dans
le fini une quantité considérable d'énergies disponibles dans
l'infini. Mais en même temps que s'effectue cette prise en
charge de l'infini au moyen de facultés qui ont pour mission
de l'adapter à nos besoins, notre personne entière se conver-
tit progressivement à ce qu'elle voit et à ce qu'elle sent
comme si elle prenait conscience que c'est en s'affinant
qu'elle pourra comprendre la machinerie invisible. Le fait
que nous vivions sur deux plans imbriqués l'un dans l'autre
nous oblige à saisir les choses à la fois comme homme et
comme "Je suis" réalisé. L'homme est confronté au physi-
que, au vital et au mental. Le "Je suis" au causal, au cosmi-
que et au divin. Entre les deux opère la médiation du spiri-
tuel. Il ne faut pas penser qu'il s'agit ici de deux mondes
séparés comme le monde de l'étendue et le monde de la pen-
sée chez Descartes, comme le monde de la nature et celui de

370
la grâce chez Malebranche. L'homme est un être de conver-
sion qui, au moment où il opère sa transmutation, se sent
encore lié à la personne alors que tout l'appelle à l'être. Et
plus il s'avance dans le domaine de l'être, plus il en ramène
de riches échos dans la personne, entraînant l'invisible à se
manifester sous la forme du visible. Le fait que tout ceci
s'accomplisse sans aucun renvoi à un Dieu transcendant
oblige l'homme à être tout pour lui comme s'il était à la fois
celui qui change et l'immuable qui le reçoit. Dans son expé-
rience de tous les jours, les traces d'un ajustement progres-
sif de l'invisible au visible sont nombreuses. Les faits êtri-
ques étudiés plus haut sont le résultat d'une immixtion de
plus en plus grande de l'infini dans le fini. Les expériences
paroxismales dont j'ai parlé sont également à mettre au
compte du surgissement perpétuel de l'invisible dans notre
monde. Parfois, nos yeux semblent nous trahir. Nous avons
peine à reconnaître quelqu'un que nous connaissons pour-
tant bien parce qu'il est entré dans un état qui le transfor-
me et l'inspire. S'il fallait que nous notions au jour le jour
toutes les anomalies que la présence de l'invisible au coeur
du visible provoque dans nos sens, nous pourrions écrire des
livres innombrables. Berkeley qui était particulièrement
attentif à la façon dont le spirituel affleure dans le sensible
croyait que Dieu nourrissait nos sens directement. Sous
cette imagerie fidéiste un peu puérile, nous reconnaissons la
réverbération ontique au moyen de laquelle nos représenta-
tions expriment, comme en un miroir, les jaillissements de
conscience en provenance de l'esprit. Le contexte moniste
immanentiste où je développe ma pensée nous rappelle
constamment que nous sommes le siège de l'invisible et que
ce que nous percevons nous est donné à percevoir par notre
propre esprit. Aussi est-il bon de nous rappeler ici que le
physique, le vital, le mental et le spirituel constituent des
couches de sens intelligibles dans l'esprit au moyen desquel-
les la conscience constitue les objets du monde, les événe-
ments, la présence d'autrui, les surgissements d'absolu.

371
C'est parce que nous possédons en nous l'invisible que nous
pouvons le voir travailler le visible quand nous observons le
déroulement des existences. La vie d'un homme est une ex-
périence passionnante à étudier. Chaque individu est un
terrain propice à l'action de l'invisible. Même si ses percep-
tions ne sont pas encore suffisamment développées, ses rê-
ves, ses intuitions, certaines manifestations subliminales
concourent à lui faire comprendre progressivement qu'un
objet offert à son attention n'est jamais simplement une
chose inerte, mais quelque chose de plus vivant, de plus dy-
namique, de plus profond qui véhicule une présence subtile.
Les scientifiques modernes nous ont habitués progressive-
ment à reconnaître l'énergie là où il n'y avait que représen-
tation. Bien sûr, ce n'est encore qu'une ébauche, puisque
cette énergie leur semble d'abord et avant tout d'origine
matérielle. Et quand ils échappent à ce réductivisme, c'est
pour voir en elle une énergie spirituelle. Pour parler adé-
quatement de l'invisible, il faut faire entrer en ligne de
compte la notion d'énergie êtrique qui est la seule énergie
totale. Une vision comme la mienne s'inspire des manifesta-
tions de cette énergie issue de mon "Je suis" profond.
Contrairement à ceux qui voient en l'homme un individu
local réduit au rôle d'interprétant de l'univers, je vois en
l'homme un point de chute constitué comme une limite qui
permet à l'énergie êtrique d'opérer de façon à manifester
son caractère illimité, car ce n'est qu'en rapport avec le fini
que l'infini peut seulement prendre sa mesure. C'est peut-
être en ce sens que, dans une autre perspective, certains
théologiens ont pu dire que Dieu a besoin des hommes. Dès
que nous réalisons ce pour quoi nous sommes faits, nous
sommes engagés dans un jeu complexe qui nous oblige à
nous convertir en ce que nous sommes vraiment. À partir du
moment où la conversion commence à s'effectuer, une infinie
richesse entre dans notre vie comme si nous libérions des
trésors de pensée en nous. C'est ce que j'ai voulu signaler en
parlant de délivrance instantanée. Ce que j'appelle pensée

372
ici dépasse vastement le raisonnement. C'est une certaine
qualité de transparence, dé légèreté, de profondeur rieuse
qui vient transformer l'expérience en un champ bouddhique
de compréhension constitué comme l'étoffe cosmique de la
félicité. Toute perception de l'invisible, si secrète qu'elle soit,
si insaisissable qu'elle puisse paraître, introduit en nous
une béatitude, un goût de célébration, le principe d'une ex-
tase dont nos sens souvent fermés ont besoin pour s'ouvrir.
Nos yeux ont faim d'infini. C'est pourquoi ils déclinent avec
le temps. Le fini les use, les fatigue. Quelqu'un se plaignait
un jour à Ramana Maharshi qu'il devenait aveugle. Le saint
lui répondit que c'était Dieu qui lui fermait les yeux aux
choses d'ici-bas pour les ouvrir à celles de l'infini. Évidem-
ment, il parlait dans une perspective transcendante. Pas
besoin de devenir aveugle, dans un contexte immanentiste,
pour accéder à l'infini. Il faut pouvoir voir le Brahman les
yeux ouverts, car une compréhension profonde de la vie
nous apprend que le Dieu que nous sommes transparaît en
chaque choses connues, en chaque peau caressée, en chaque
effluve universelle reçue.

(110) Le bonheur archétypal.— Comment peut-on seu-


lement songer à être heureux sans réaliser son être ? La
question se pose dans toute son acuité à notre époque où
l'humanité est en quête de moyens nouveaux pour connaître
le bonheur et la paix perpétuels. On devine qu'une telle as-
piration n'a pas la même portée qu'à l'époque de Kant, puis-
qu'il devient de plus en plus difficile de faire la guerre sans
détruire la planète. Kant pouvait faire des voeux concernant
le bonheur humain et la paix perpétuelle sans jamais ris-
quer d'être entendu, car les hommes de pouvoir de son épo-
que n'écoutaient personne. À la nôtre, le bonheur et la paix
deviennent pensables pour les peuples. Il nous faut seule-
ment comprendre que c'est à partir de chaque individu vo-
lontairement conscient qu'ils deviendront possibles. C'est

373
dans une telle perspective qu'il nous faut envisager l'être
comme principe d'équilibration des énergies, d'harmonisa-
tion universelle et de bonheur infini. Mais précisément,
quand nous parlons de bonheur, de quel état s'agit-il ? Il
s'agit indubitablement d'un état passionnel, mais pas au
même titre que l'amour. J'ai insisté sur le fait que l'amour
était une émotion individuelle inapte à devenir une puis-
sante passion collective parce qu'elle représente la forme la
plus achevée de la vie avec ses interruptions, ses intermit-
tences et ses régressions, tandis que le bonheur est un état
plus fondamental qui est lié à l'être à titre structural. En
effet, la passion du bonheur est une passion de l'absolu qui
concerne spécifiquement l'individu qui se sent bien avec soi.
C'est une volonté d'épanouissement qui pousse I ressentir le
bonheur comme la conséquence d'un engagement fondamen-
tal. Nous sommes loin ici du Dieu d'amour qui réglait toutes
les questions terrestres au moyen d'une mansuétude dou-
teuse, puisque l'enfer lui-même découlait de son amour et de
son respect de la liberté des hommes qui pouvaient à chaque
instant se détourner de sa grâce. Quand nous parlons de
bonheur dans un contexte moniste et immanentiste, nous
parlons d'une passion archétypale qui sert de panorama à
l'histoire des hommes. Bien que le bonheur puisse être res-
senti comme une passion individuelle, on sait qu'il est es-
sentiellement une réalité de partage capable de combler un
grand nombre ensemble, tandis que l'amour reste sujet aux
déchirements et à la compétition. En effet, on a souvent vu
les humains discuter entre eux afin de savoir qui aimait le
plus, mais on les a rarement vu discuter pour savoir qui
était le plus heureux. C'est que dans le bonheur, il y a quel-
que chose de contagieux. Un homme heureux veut tout le
monde heureux. Un homme amoureux, au contraire, est
prêt à rendre tout le monde malheureux si sa passion n'est
pas satisfaite. L'amour mène à l'insécurité, à la jalousie, à la
domination, à l'esclavage, à la futilité. Sans être, l'humanité
est perdue, car elle demandera à l'amour de la rendre heu-

374
reuse sans comprendre que la chose est impossible. Or, dès
que l'être apparaît, la bataille pour savoir qui est le meil-
leur, le plus fort, le plus comblé cesse aussitôt. Quand c'est
la fête, même les ennemis héréditaires s'embrassent. Le
bonheur communique une ivresse qu'on rêve de partager.
L'amour soulève la méfiance et donne un mal de tête. Cela
ne veut pas dire qu'il est impossible d'aimer. Cela signifie
que pour aimer avec toute l'ampleur que requiert ce noble
sentiment, il faut avoir du bonheur à donner. Mais comment
donner ce qu'on n'a pas, et surtout, comment donner ce
qu'on n'est pas ? Le bonheur apparaît comme une supers-
tructure des sentiments qui relève du plein de l'être. Si j'en
parle en ces termes, c'est que le bonheur pousse à la fête et
que, pour que celle-ci éclate, il faut que des conditions de
base soient établies. Une fête spontanée s'éteint comme un
feu de paille. Il y a bien longtemps que j'ai cessé de penser
que le hasard pouvait me rendre heureux. Si j'abandonne
aux circonstances de la vie le soin d'être intérieurement
comblé, il est probable que je ne le serai jamais ou que je le
sois très brièvement, si je le suis. Le bonheur nécessite une
planification consciente et sage. C'est ce que négligent la
plupart des gens qui tombent amoureux de façon impromp-
tue sans comprendre qu'ils donnent tête baissée dans un
piège. L'amour pour eux commence avec l'illusion et finit
avec la désillusion. On m'objecte souvent que je cherche à
imposer un savoir-faire à l'amour. Mais que vaut un amour
instinctif, irréfléchi, impulsif, primesautier, dépourvu de
conscience. Un tel amour est source de désordre, de querelle
et de rupture, donc d'appauvrissement et de pénurie. H est
donc nécessaire de l'encadrer culturellement et spirituelle-
ment. Et je ne vois qu'un moyen d'y parvenir: c'est de recou-
rir au bonheur comme à une panacée êtrique dont le but est
de nous guérir de nos illusions. L'individu qui comprend
qu'il est heureux fait le plein de l'être. Il se ressource à un
horizon, il participe à un archétype, il s'inscrit dans un sys-
tème. Que vous le vouliez ou non, le bonheur est une garan-

375
tie qui a lui-même besoin de garanties. C'est un principe
fondamental dont il faut s'assurer avec vigilance. En d'au-
tres mots, ce ne peut être le terme d'une longue quête; il
faut que ce soit un point de départ. On me dira que je suis
un volontariste du bonheur. J'objecterai que je suis un vo-
lontariste en tout et que je vois dans la volonté une émotion
organisée qui s'est intégrée à un système rationnel. En d'au-
tres mots, s'il existe une volonté du bonheur, c'est parce que
le bonheur est déjà marqué par cette pratique êtrique fon-
damentale que j'appelle Eupraxia et qui résulte de la fusion
des facultés dans l'accomplissement de l'être. Dès qu'un in-
dividu commence à comprendre qu'il n'y a pas de hasard, il
réalise qu'il doit mettre son être de l'avant, car s'il n'y a pas
de hasard, ou bien il est soumis au déterminisme le plus
implacable ou bien il laisse triompher l'arbitraire de sa li-
berté en tant que sainte nécessité du "Je suis" immanent. Il
y a une grande différence entre le fait d'être déterminés par
des circonstances extérieures qui nous transforment en au-
tomates involontaires et le fait de se déterminer soi-même à
partir de la plus grande indétermination qui soit, c'est-à-
dire l'être. Mais comment ce qui est insaisissable et incir-
conscriptible peut-il m'aider à préciser ma vie ? Cela ne se
peut que parce que l'absolu anime le relatif et l'amène à se
convertir en lui par des chemins qui font de toute limite
l'occasion de l'illimité.

376
CHAPITRE VIII

LA TOTALITÉ OPÉRANTE

(111) Immanence et conduction êtrique.— L'être est le


plus formidable agent conducteur qu'on puisse concevoir.
Concevoir ? penserez-vous. Oui, j'ai bien dit: concevoir ! Une
conception de l'être qui ne serait pas entièrement limpide ne
pourrait satisfaire aux exigences critériologiques de mon
épistémologie immatérialiste. Ce que je dis de l'être doit
être limpide, intelligible, immédiatement accessible, direct,
fulgurant et instantanément opérationnel. Quand je dis que
l'être est tout, je me vois sur le champ comme étant tout.
Bien sûr, c'est une façon de penser, de sentir, de s'intuition-
ner à travers tout, de s'intussusceptionner, de se globalindi-
vidualiser. Parler de conduction êtrique signifie que l'être
est entièrement communicable, totalement préhensible, in-
finiment manifesté. Un être qui se tiendrait au-delà de sa
manifestation et qui ne serait pas tout entier dans ce qu'il
montre ne saurait être un "Je suis" immanent authentique.
Ce qu'il nous faut saisir ici, c'est que l'immanence de l'être
doit être pensée en un sens tout différent de celle de l'esprit,
car l'esprit, tout en étant le révélateur de l'être, n'en est pas
moins une couche significative de la conscience à partir de
laquelle sont constituées les dimensions spirituelles. Nous
nous servons donc du spirituel, du culturel et du social
comme nous nous servons du mental, du vital et du physi-
que pour constituer la réalité que nous percevons chaque
jour à travers les phénomènes ontiques livrés à notre com-
préhension englobante. Je ne pourrais reconnaître la spiri-
tualité d'un homme si je ne possédais pas déjà le spirituel

377
comme couche significative de là conscience qui se donne à
être à travers la réalité qu'elle constitue. Il me faut donc
envisager pour l'être un type d'immanence totale qui est
celle de l'absolu au relatif, de l'infini au fini, de l'idéal au
réel, sans quoi, en quoi l'être pourrait-il se retrouver puis-
qu'il est déjà tout ? Que pourrait-il accueillir en lui puisqu'il
n'y a rien d'autre à accueillir ? L'immanence de l'être est
donc ce qui fait que notre "Je suis" se reconnaît en toutes
choses, non en ce sens que la tabatière sur le bureau et mon
crâne sont de même nature, mais en ce sens que ce qu'il y a
de plus pur en moi coule en toutes choses comme le principe
d'une correspondance qui me permet de vivre en état de
coïncidence avec le monde et les autres. Certes, les autres
ne sont jamais les autres en tant qu'autres, puisqu'ils sont
des corrélats d'actes constitués par ma conscience dans l'ai-
re de ma compréhension. Ce qui fait que je peux sentir les
autres par sympathie, empathie ou intropathie, c'est que je
me retrouve en eux par une parenté êtrique qui me les rend
à jamais comprésents, bien que, réciproquement, je puisse
leur apparaître comme tout à fait étranger dans la mesure
où ils m'affublent d'un coefficient d'altérité plus ou moins
prononcé. Mes rapports avec les autres, de mon point de vue
qui est un point de vue au-delà de tout point de vue, appa-
raissent donc comme des configurations sur le firmament de
mon cosmos intérieur. Je n'ai aucune difficulté à compren-
dre que les dieux de la mythologie grecque apparaissaient
aussi bien comme des individus capables de se mouvoir sur
terre que comme des constellations dans le ciel, lis apparte-
naient à deux ordres de grandeur: celui de nos pensées em-
piriques et celui de nos visions transcendantales. C'est en ce
sens que Nisargadatta a pu dire qu'il pouvait utiliser aussi
bien son corps personnel qui est un attribut d'un Moi actif et
son corps universel (le monde) qui est un attribut de la ré-
alité ultime. Il voulait dire par là qu'il se mouvait, comme
les dieux, au niveau des archétypes de lumière de la psyché-
univers tout en continuant de donner des consultations sur

378
terre dans son être-au-monde-à-travers-un-corps. Quand on
comprend l'envergure immanente d'un "Je suis" globalindi-
vidualisé, on ne peut manquer de le considérer autant com-
me une totalité opérante que comme un individu réalisé,
c'est-à-dire qui a atteint à la singularité universelle par son
auto-médiation en tant qu'absolu. La conduction êtrique
s'entend alors dans le sens d'une effusion qui permet à l'in-
dividu de s'approprier toutes choses du dedans en tant que
siennes, en tant que Soi. Mes lecteurs et mes lectrices se
demande-t-ont ici quel genre de réalité je suis en train de
décrire. Il s'agit d'une réalité qui ne peut être vécue qu'en
pensée, comme toute réalité, avec ceci de particulier qu'elle
fait l'objet d'un investissement de pensée et qu'elle est as-
sumée au moyen d'une intention seconde. En d'autres mots,
au moment où je pense que j'accomplis mon automédiation
et que je m'érige eh singularité universelle, il en est vrai-
ment ainsi et je peux le ressentir par une sorte de prégnan-
ce immanente qui me permet de m'identifier comme acte
vécu, été et opéré. Cela demande une grande transparence
avec soi-même et l'on devine que je n'appartiens pas au
groupe des penseurs qui prétendent qu'on ne peut avoir une
parfaite intuition de soi ou qu'on ne peut se connaître qu'au
moyen de son être-au-monde-à-travers-un-corps. Pourquoi
ériger de vaines limites ? On peut se connaître n'importe
comment, sous n'importe quel angle, puisqu'on s'invente de
partout et à travers tout, la diversité de nos corps, opérant à
divers niveaux de réalité, nous permettant de nous sentir de
diverses façons, pour peu qu'on veuille bien ouvrir les portes
de la perception. Cette conduction dont je parle est ce qui
permet à l'être de se sentir "chargé" par le détail de toutes
choses, qu'il s'agisse d'une charge ontique ou ontologique,
empirique ou transcendantale, naturelle ou surnaturelle,
réelle ou astrale. À partir de cette supraconductibilité, tout
devient possible.

379
(112) La non-sortie essentielle de soi.— Nous avons à
examiner ici, dans un contexte d'immanence métaphysique,
la différence qui existe entre le replis sur soi qui mène à la
claustration égologique et la non-sortie essentielle de soi qui
est un signe d'ouverture totale. Il nous faut d'abord tenir
compte de ce que nous avons dit dans l'article précédent.
L'immanence caractérise, comme le faisait remarquer Mau-
rice Blondel, "ce qui réside en quelque sujet d'une manière
permanente et foncière", mais aussi, "ce qui procède d'un
être comme l'expression de ce qu'il porte essentiellement en
lui". En ce sens, toutes choses sont immanentes au "Je suis",
ce qui veut dire que le "Je suis" porte en lui toutes choses et
qu'il s'investit en elles. On devine que l'immanentisme que
je professe est réfractaire à toute forme de référence à un
Dieu transcendant, à un arrière-monde, à un en-soi ou à un
ailleurs absolu. Dans l'immanence êtrique s'abolit l'idée de
l'altérité absolue. Les autres ne sont que Moi en tant qu'au-
tres ou eux en tant que moi. De toute façon, il s'agit de moi
partout: eux-moi, nous-moi, je-moi, et tout cela dans une
perspective où ma pensée se fait Moi, c'est-à-dire s'"enje", où
je me fais pensée. On s'aperçoit tout de suite que ma défini-
tion du Moi ne recoupe que très partiellement celle de David
Hume et que je ne limite pas l'empire de celui-ci à mon ex-
périence. L'expérience des autres est aussi mienne. Je fais
flèche de tout bois. Je pense avec tous les cerveaux, je com-
munie à l'humanité et j'entraîne celle-ci dans l'immanence
de mon être. La réalité n'est pas faite de physionomies jux-
taposées s'excluant mutuellement. Rien ne vient vraiment
du dehors. Le passage de l'implicite à l'explicite, du poten-
tiel à l'actuel, au coeur de l'expérience, ne nécessite aucune
adjonction ou intervention extérieure. C'est l'expérience qui
devient conscience, la conscience qui se fait pensée pure, la
pensée pure qui se donne un être, et l'être qui se donne tout.
Tout est intérieur à tout dans l'immanence. Comment pour-
rais-je prétendre sortir de moi pour aller à la rencontre des
autres, quand ceux-ci sont déjà moi et que l'humanité vit en

380
moi ? Un au-delà de la pensée est impensable. Je sais qu'on
a opposé à ce principe qu'il peut exister comme non-pensé,
mais pour énoncer une telle chose, il faut déjà le et la pen-
ser. L'ambiguïté qui existe dans l'esprit des gens à ce sujet
vient de ce qu'ils identifient la pensée au cerveau. Peut-on le
leur reprocher quand on sait que Schopenhauer lui-même
inclinait à le faire ? Or, ce n'est pas mon cas. Le cerveau
n'est qu'un bon traducteur de la pensée. Comme le corps
tout entier, il joue un rôle. On comprend que je veuille en
prendre soin, mais de là à m'identifier à lui, il y a un abîme
que je ne franchirai pas. Quand on parle d'existence, au
sens où les existentialistes en parlaient, on parle d'une di-
mension ouverte de l'humain et, plus précisément, ouverte à
autre chose. Le primat accordé à l'existence sur l'essence
entraînait une remise en question de l'immanence de toutes
choses à la pensée, car l'existence devenait un principe abso-
lu. En ce sens, les existentialistes étaient très près de Tho-
mas d'Aquin qui définissait Dieu comme un être dont l'es-
sence consiste à exister. Le rapprochement ne s'arrête pas
là. L'existence, pour un philosophe comme Karl Jaspers, est
une sorte de transcendance pure qui éclaire la vie humaine.
C'est une belle théorie, sauf que pour l’exprimer, il doit la
penser, utiliser des mots chargés de pensée, travailler sur ce
thème de pensée et imposer en pensée une (imitation à la
pensée. Voilà une puissante gymnastique dont le seul but
est d'éviter de reconnaître son idéalisme. Relisez Karl Marx
et vous aurez la même impression. Ce matérialiste est un
idéaliste déguisé qui pense la matière au moyen de la dia-
lectique et transforme celle-ci en pensée concrète opérée par
la Praxis. Je ne me suis jamais inquiété face au matérialis-
me de Marx. C'est un homme qui vit au sein de ses pensées
et qui rêve de changer le monde en changeant celles-ci, ce
que tout bon motivateur américain enseigne ouvertement.
C'est quand on se penche de plus près sur les grands systè-
mes de la philosophie qu'on comprend qu'ils constituent des
univers absolus dont il est inutile d'essayer de sortir, puis-

381
que le système englobe tout du point de vue d'une raison
êtrique suprême. La non-sortie essentielle de soi est donc
l'idée qui germe au coeur du système quand la pensée
s'aperçoit que tout ce qu'elle pose, elle le pense. Quand
Blondel déclare que "rien ne peut entrer en l'homme qui ne
corresponde à quelque besoin d'expansion", il ne fait
qu'énoncer une évidence fondamentale explicite qui renvoie
à ma vision quand je dis que l'extérieur et l'intérieur ne font
qu'un dans l'être. La non-sortie essentielle de soi est ici
quelque chose qui dépasse vastement le point de vue êtrique
de l'Ego prisonnier de lui-même. Être vaste à ce point-là,
c'est être ouvert de partout. Toute fermeture implique qu'on
se ferme à quelque chose. Or, le point de vue qui reconnaît
que notre être profond est tout ne se ferme à rien. En tant
qu'humain, je peux être en désaccord avec un autre humain.
Mais, en tant qu'être, comment ne pourrais-je pas, au même
moment, le soutenir dans son être ? L'homme que je suis est
un homme de controverse, de discussion, d'agitation. Par-
tout où je vais, un cercle se forme. La bagarre menace
d'éclater. Mais tout ceci se fait dans un contexte où je sou-
tiens le droit des autres de me contredire, en parfaite har-
monie avec leur être, qu'ils en aient un ou que je les inves-
tisse du mien pour le temps de la discussion. Le fait de sen-
tir mon être comme une totalité opérante m'aide à com-
prendre le continuum énergétique infractionnable qui sous-
tend les positions antagonistes. Si Hegel avait connu l'in-
tussusception du "Je suis", il n'eut pas eu recours à la dia-
lectique, car aucune synthèse n'eut été requise, les antino-
mies étant animées à la base par un même fondement. Sur
ce point, Kant était en avance sur lui, même s'il le précède
historiquement, au moment où il songe à faire de l'imagina-
tion transcendantale la souche ontologique de la sensibilité
et de l'entendement dans la première édition de la Critique
de la raison pure. En fait, il faut déjà être perdu pour soi-
même pour aller soutenir la possibilité de quelque chose qui
soit extérieur à la pensée. Évidemment, une telle compré-

382
hension présuppose une expérience abyssale qui n'est acces-
sible qu'à la masse êtrique de l'individu, car toute autre
forme de connaissance nécessite un nombre trop grand de
conditions de possibilité pour être réunies. Nous en reve-
nons donc à cette idée fondamentale que l'idée de l'être, la
pensée de l'être, doivent être soutenues par un sentiment de
l'être, vécu, été, opéré.

(113) La pensée infinie rassembleuse.— Une des ca-


ractéristiques de la totalité êtrique est qu'elle exerce sur
l'ensemble des choses en lesquelles elle se reconnaît un pou-
voir d'enveloppement, de rassemblement et d'irrésistible
attrait. Il nous faut maintenant nous demander en quel
sens la totalité opère à travers l'individu et par l'individu, Il
faut d'abord abandonner cette idée que l'être ne peut se
connaître que de loin. Il est une masse de transparence im-
médiatement accessible, si bien qu'exercer l'être, c'est le
connaître. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'in-
visible n'est pas le contraire du visible; c'est un visible qui
nous échappe. L'infini n'est pas le contraire du fini, c'est du
fini qui s'est converti, qui s'est rappelé de lui-même. Il en va
de même pour cet étrange empiétement de l'être sur toutes
choses. Tout se ressent de l'affirmation de l'être, de son in-
vestissement au coeur de la vie, du lien secret qu'il constitue
dans la lumière entre tout ce qui serait irrémédiablement
séparé sans lui. La pensée infinie qui caractérise l'être est
donc une force systématique qui opère de façon intra-
ontologique, un peu comme une force qui se donnerait à
penser à la verticale du monde. Lorsque dans mon Grand
traité sur l'immatérialisme je m'applique à montrer que la
conscience opère à partir de différents foyers, je prépare
mon lecteur à comprendre l'être comme un faisceau de dé-
placements illimités d'où fuse une énergie sans frontière. Il
est question ici de comprendre de quelle façon notre être
s'intussusceptionne et quelles en sont les conséquences au

383
niveau physique, vital et mental, mais aussi au niveau
phénoménal et environnements. Quand j'examine l'in-
tussusception, je prends conscience que je produis de l'être,
comme si celui-ci surgissait au creux de la personne, dans le
négatif constitué par le non-être. Il s'agit donc d'une produc-
tion pure qui jaillit au coeur d'une passivité, qui surmonte
une impossibilité d'être par un miracle continuel. L'être ne
peut s'exercer au sein d'une pensée que dans la mesure où il
se rallie toutes choses. Son action n'est pas linéaire, mais
insinuante, circulaire, dynamique, même là où une structu-
re gère un développement. La conscience dans cette pers-
pective ne doit pas être comprise comme une série de "Je
pense" qui s'enfileraient à la suite les uns des autres dans le
flux de la pensée, mais bien plutôt comme une communion
dans l'être. Tous les Cogito ne sont que des surdétermina-
tions marquées par une efflorescence de la pensée pure qui
s'affirme à travers eux comme si mon être s'investissait
dans tous ces "Je pense" et me permettait de les intégrer
dans une compréhension. Par la personne, l'être se trouve
absorbé dans un tourbillon spatialisant-temporalisant
comme si l'infini faisait le jeu du fini, l'absolu du relatif,
l'inconditionné du conditionné. C'est pourquoi la visibilité de
la persona-d'illusion comporte une dose d'invisibilité comme
si le reflet de ce que j'ai à être, tel une téléologie, s'affirmait
comme le principe dynamique de mon devenir. Mais alors, le
fait que mon être me permette de m'approprier toutes cho-
ses sur la base d'une immanence qui leur sert de champ
d'apparition m'oblige à comprendre que je suis beaucoup
plus que ce que ma personne semble affirmer d'elle-même.
Je vois ma vie comme une prégnance de possibles et mon
être comme une impossibilité maîtresse qui règne sur cette
prégnance en se surmontant elle-même comme ultime rap-
port à mon centre infini. Si je suis métaphysicien, c'est que
le sensible ne m'apparaît jamais uniquement comme le sen-
sible. Pendant que mes yeux voient la couleur, quelque cho-
se d'autre au sein de ma vue habite cette couleur et lui don-

384
ne une profondeur. Si ma conscience est une synthèse jail-
lissante, une synthèse productrice, c'est que mon "Je
suis" l'habite déjà en tant que pensée infinie rassembleuse.
Ce que j'énonce ici représente l'anéantissement d'une genè-
se historique du monde. C'est à tort que nous expliquons ce
qui vient à partir de ce qui a été. C'est plutôt ce qui sera qui
engendre la possibilité même du passé au coeur de mon pré-
sent habité par des téléperceptions nourries à la source de
mon entéléchie. La pulpe même de l'être, son caractère inal-
térable, sa force Mante résident dans cette communion du
dedans et du dehors, de l'ici-bas et de l'au-delà, du mainte-
nant et du toujours, dans le contact en épaisseur avec soi,
avec tout. Ce qui est intéressant ici est de comprendre
qu'aucune énergie n'est possible sans toutes les autres qui
la rencontrent dans la compréhension englobante. C'est
pourquoi l'idée d'un commencement ou d'une fin de l'univers
est en soi dépourvue de sens, à moins qu'on veuille bien ac-
cepter l'idée que l'univers commence et finit à chaque ins-
tant dans l'ampleur d'une présence à soi qui échappe à l'an-
goisse de l'anéantissement. L'éternité est accessible à la
pensée dans la mesure où celle-ci accepte de se voir comme
omnitemporalisante, car il est impossible d'accéder à l'éter-
nité sans comprendre que tous les temps se valent du point
de vue d'un présent omnitemporel et que chaque grande
pensée est contemporaine de toutes les autres.

(114) Acte pur et immuabilité.— Les pères grecs de


l'Église chrétienne pensaient que la connaissance de Dieu
dépend de la connaissance de son économie, c'est-à-dire de
la façon dont opèrent la Providence, le gouvernement divin,
la révélation et l'Incarnation. Une réflexion sur ce qu'ils
pensaient de Dieu dans son effrayante pureté m'a vite ame-
né à réfléchir sur la nature du "Je suis" intussusceptif en
tant qu'entéléchie parfaite de l'homme. Les auteurs latins
sont moins intéressants sur ce plan, car ils sont plus éloi-

385
gnés de l'influence exercée par la mystique prophétique,
c'est-à-dire par la mystique du désert. Il faut attendre
pseudo-Denys l'Aréopagite pour retrouver une aperception
idéale de la vie divine. On devine que ces tentatives pour
saisir la nature du Dieu transcendant et sa constitution in-
trinsèque sous forme d'hypostases marque les débuts hési-
tants d'une métaphysique intéressée à examiner l'idée de
l'être comme principe absolu pensé par l'homme qui se rend
absolu du fait même de cette pensée. Plus tard, les ré-
flexions de Thomas d'Aquin sur les rapports entre l'être et
Dieu ont contribué à me faire réfléchir sur la notion même
de l'être dans la mesure où celle-ci permet d'établir au sein
de la pensée un centre de référence absolu qu'il suffit d'as-
sumer comme expérience de soi. Bien entendu, les distinc-
tions entretenues entre l'homme et Dieu par des millénaires
de spéculations creuses n'ont jamais troublé réflexion, car je
n'ai jamais été tenté de m'identifier à l'idée d'homme, pas
plus que je n'ai cherché à connaître Dieu comme un autre.
Ce qui a marqué ma pensée dès le début, c'est le sentiment
d'appartenir à une totalité que je pouvais opérer de mon
point de vue. Or, par l'autopositionnement infini de moi-
même, le fait que l'infini soit central partout prenait sou-
dain une importance capitale dans la distribution des va-
leurs thématiques pour ma pensée. Du seul fait de me sentir
être, il ne répugnait pas à mon intelligence de me considérer
comme Dieu. N'était-ce pas ce que des individus supérieurs
comme Alexandre et Jésus avaient fait ? Je n'ai jamais été
capable de me considérer comme un produit d'espèce, com-
me un animal raisonnable plus ou moins perfectionné à la
suite d'une longue évolution, ni même comme une créature
de Dieu. Au cours de ces années d'apprentissage intellec-
tuel, il m'importait peu de savoir qui j'étais. Il me suffisait
de comprendre mon présent en tant que jaillissement impé-
rieux de lumière, d'autorité et de force. L'origine de mon
corps, mes parents, la vie, le monde étaient des préoccupa-
tions très secondaires par rapport à la nécessité de m'assu-

386
mer comme un commencement absolu ici et maintenant. La
position de Spinoza me plaisait malgré que je regrettasse
qu'il n'assume pas d'emblée la direction de la totalité.
Quand je regarde l'histoire de la pensée, c'est comme si la
plupart des humains avaient eu peur de reconnaître qu'ils
sont Dieu, c'est-à-dire acte pur. En moi, la tendance à pen-
ser que j'ai toujours été le même et que je vais le rester s'est
cristallisée très tôt. Même confronté à la dissolution, au vide
ou au néant, je savais que ma pensée ne pouvait que domi-
ner toutes les formes de marasme susceptibles de la tou-
cher. Ce n'est qu'à partir du moment où j'ai compris que
l'idée de Dieu n'avait été conçue que pour stimuler l'homme
à grandir sans réserve que j'ai vraiment décidé de prendre
la première place dans mon univers et de voir en toutes cho-
ses une modification de ce que je suis. Une fois accepté ce
point de vue, on peut très bien se permettre d'adhérer à
n'importe quelle religion sans jamais cesser de penser que
ce Dieu que prient les fidèles dans les temples n'est rien
d'autre qu'une expression de ce que je suis profondément.
D'où cette impression profonde que Dieu existe parce que je
suis. Mais voilà, il n'existe pas en tant qu'autre, en tant que
transcendant ou en tant que Premier principe distinct de
moi. Je suis cela, je suis tout. Je ne suis pas le premier à
penser ainsi. Mais en Occident, une telle réflexion perturbe
les esprits. C'est la raison pour laquelle j'ai cherché à fonder
ce besoin de se sentir Dieu, si profondément inhibé chez la
plupart des hommes, bien que parfaitement exprimé dans
leurs dérives, leurs projections et leurs fuites, dans un pro-
cessus aisément identifiable qui permettrait aux humains
de comprendre comment i 1s se transforment... pour devenir
ce qu'ils sont déjà et depuis toujours. Il n'en reste pas moins
que c'est tout Dieu qui grandit ici et que je ne vois pas com-
ment je pourrais me satisfaire d'une union à un Dieu déjà
constitué. C'est que, voyez-vous, je m'apparais comme ayant
toujours été Dieu seulement une fois que je me permet de
l'être dans mon quotidien. Dans cet instant de grâce, toute

387
l'éternité subsiste. Je peux bien prendre le temps d'assimi-
ler mon essence véritable au coeur d'un projet anthropologi-
que qui me mène vers moi-même, il n'en demeure pas moins
que je suis la fin de ma quête. Il n'est pas moins absurde de
penser ainsi que d'aller penser qu'un Dieu a existé de toute
éternité sans moi. Nous devons renoncer au schématisme
puéril qui inspire les théories de la création de l'homme par
Dieu. Il est tout à fait inadmissible qu'à l'époque de la
conquête spatiale, il nous faille nous en remettre à une cos-
mogonie primitive pour expliquer l'apparition de l'homme
sur la terre. Tout ceci est grotesque: c'est la terre et le Cos-
mos tout entier qui apparaît au coeur de la conscience, qui
séjourne en nous. Si l'on y tient, on peut faire commencer
l'univers et lui assigner une fin. Mais cela a-t-il une si gran-
de importance ? Ce qui est important, c'est de nous sentir
être et de comprendre que nous n'avons ni commencement
ni fin et que nous ne sommes pas liés par notre naissance
biologique. C'est ce que je veux dire quand je dis que mon
être est acte pur, qu'il est immuable, absolu. Tout ce que la
théologie pourra jamais dire de Dieu m'est attribuable en
quelque sorte dans la mesure où je pense ces attributs di-
vins comme des attributs êtriques. Par rapport au tout-en-
tout que je constitue pour moi-même, tout ce qui vaut pour
Dieu vaut pour moi, puisqu'aucune séparation ne m'isole de
quoi que ce soit et que mon système énergétique récupère et
englobe toute forme de transcendance au coeur de l'impensé.
Le fait que Je puisse penser ces choses sans être éperdu
d'amour comme le sont les mystiques lorsqu'ils s'épanchent
dans l'union avec Dieu montre à quel point la compréhen-
sion englobante êtrique est de nature bien différente de cet-
te perpétuelle quête d'amour qui caractérise de façon géné-
rale le monde chrétien. C'est parce qu'il s'agit d'abord d'être,
de vivre totalement sa liberté, d'assumer toutes choses par
une compréhension êtrique, que les questions relatives à
l'amour sont secondaires dans mon système. Dans le multi-
perspectivisme où je me situe, l'amour n'est ni un transcen-

388
dantal ni un existential; c'est tout au plus un pronominal.
C'est donc dire à quel point l'idée de l'acte pur, étant par soi,
rempli de soi, complet par soi est étrangère à cette mutabili-
té de l'amour. J'appelle révolution transcendantale le retour
au "Je suis" immanent comme priorité pour la pensée.

(115) La tonalité fondamentale.— Des scientifiques ont


parlé d'un bruit de fond de l'univers. Bien entendu, il s'agit
là d'une manifestation qu'on peut interpréter de bien des
manières selon qu'on est matérialiste ou immatérialiste. Or,
la compréhension nous révèle quelque chose de beaucoup
plus fondamental et que je définirais comme le bruit produit
par l'être au coeur de la personne. C'est une sorte de vibra-
tion, bien que l'être ne vibre pas par lui-même, une force qui
se donne à percevoir dans certains moments capitaux, lors-
que le destin nous fait comprendre l'importance de ce que
nous sommes en train de vivre. J'appelle tonalité fondamen-
tale cette force vibrante qui remplit les yeux, les oreilles, la
peau, le coeur d'une présence dense et subtile. Elle n'est pas
strictement d'ordre physique, mais le physique en reçoit
l'écho et, parfois, on peut la percevoir de façon précise. On
ne sait trop alors ce que l'on perçoit. C'est seulement ensuite
qu'on réalise de quoi il s'agit. Je me rappelle avoir eu des
expériences surprenantes avec cette énergie. La perception
qu'on en a concerne plusieurs sens, même si c'est surtout
une chose qu'on peut entendre. Je me rappelle avoir eu une
drôle d'impression dans une foule. J'étais attablé dans un
restaurant lorsque soudainement, je vis mon corps qui bril-
lait dans la pénombre. Je levai les yeux vers la personne qui
m'accompagnait pour savoir si elle percevait la même chose
que moi. Elle ne me répondit ni par l'affirmative ni par la
négative, mais me fit comprendre que quelque chose était en
train d'arriver. Je réalisai soudain que je n'entendais plus la
foule autour de moi. Mes oreilles étaient bouchées comme si
on y avait enfoncé des morceaux de ouate. On aurait pu dire

389
que j'entendais le silence. Bien sûr, c'était beaucoup plus
que l'absence de bruit. Ce n'est qu'après avoir identifié ce
son opaque, subtil, insinuant à plusieurs reprises que je
décidai de le nommer la tonalité fondamentale. Évidem-
ment, elle est liée au surgissement de notre être dont nous
pouvons ressentir les effets à travers toutes choses. Couché
sur la montagne, dans l'herbe l'été, les bras en croix, non
seulement je me sens emporté par le mouvement de la terre
qui tourne sur son axe, mais je perçois très clairement la
tonalité fondamentale. Elle est dans le sol sur lequel je re-
pose, elle est dans les grands arbres autour de moi, elle est
dans les nuages. Un jour, je me rendis visiter quelqu'un à
l'hôpital. Je pensai que cette personne avait grandement
besoin de ma présence et j'entrepris de la bénir. Ce jour-là,
je me sentais plus spécialement en harmonie avec toutes
choses. Je décidai d'investir d'énergie êtrique l'hôpital au
complet. À peine avais-je commencé à laisser émaner de ma
substance le fluide énergétique subtil qui s'emparait main-
tenant de la structure de l'hôpital, des meubles, des pa-
tients, du personnel, que je perçus clairement la tonalité
fondamentale. Auparavant, il s'agissait d'une vague impres-
sion qui s'emparait de moi à l'improviste. Maintenant, je
savais qu'il me suffisait de bénir dans certaines circonstan-
ces particulières pour entendre cette chose inhabituelle qui
fait pourtant partie de tous les sons que l'humanité entend
quotidiennement. Cette tonalité est dans le cri des enfants
qui jouent dans un parc le dimanche, elle est dans le bruit
que fait un avion à réaction au décollage. Elle est dans la
sirène des ambulances et des voitures de pompiers qui pas-
sent dans la rue. Elle est dans le grondement du tonnerre
au loin. Mais, ce qu'il y a d'étrange, c'est que je l'ai déjà en-
tendue en regardant les yeux jaunes d'un chat immobile.
Cette tonalité est aussi dans les yeux. Elle remplit tout le
champ visuel, elle fait vibrer l'oeil. Parfois, mon oeil enre-
gistre cette force et tressaute comme s'il recevait un signal.
À d'autres moments, c'est comme si ma vue s'accordait avec

390
l'invisible et que je voyais autrement, comme si le monde
éclatait en data signalétiques infinitésimaux. C'est définiti-
vement au moment où j'ai eu ma grande expérience avec la
lumière, quand je ne voyais plus ni mon corps, ni mon envi-
ronnement, et que je me sentais être la lumière, que j'ai le
mieux senti cette force vibrante qui soulève le monde, qui
accompagne ceux qui meurent dans les régions éthériques,
qui préside aux grands événements, à ceux-là dont Nietz-
sche dit qu'ils viennent à nous avec la douceur du pas des
colombes. On se demandera ici comment il se fait que la
majorité des humains ne connaissent rien de la tonalité
fondamentale et pourquoi je suis le seul à en parler. C'est
que la très grande majorité des gens sont loin d'être des
immatérialistes. Quand quelqu'un leurs parle, ils n'enten-
dent que le son de sa voix, pas le bruit de l'être. Quand ils
regardent un visage, ils ne voient que sa peau, pas un déga-
gement d'énergie. Quand ils sont devant l'océan, jamais ils
ne voient le visage de Poséidon. Comment pourrait-on voir
ce qu'on a toujours considéré comme une fable ? N'oubliez
pas que pour percevoir, il faut se donner ce que l'on perçoit.
Comment un incroyant pourrait-il percevoir la silhouette de
Jésus qui s'approche de lui ou celle de Kâli qui monte l'esca-
lier en faisant tinter les anneaux à ses chevilles ? On s'aper-
çoit ici que, dans le cas de la tonalité fondamentale comme
pour tout le reste, c'est ce que nous constituons qui entre
dans notre compréhension. Celui qui ne croit pas qu'il peut
acquérir un être ne risque pas d'entendre l'être qui bruit des
mille voix du monde à travers toutes choses. Comprenez-
vous ici pourquoi la création se fait par la pensée au mo-
ment où nous percevons sans qu'un Dieu transcendant ait à
intervenir pour nourrir nos sens affamés ? Il suffit de com-
prendre ce que signifie l'être pour voir se manifester les at-
tributs de l'être: les transcendantaux, les existentiaux, les
pronominaux et les immatériaux. Tout le monde peut re-
garder un beau visage et ne voir que de la peau ou quelque
impression de douceur et de légèreté. Qui peut voir l'être ?

391
Uniquement celui qui est. Le semblable est connu par le
semblable. Il n'arrive à un homme que ce qui lui ressemble.
Chaque pensée reçoit son salaire quotidien. Comprenez-
vous comment le monde se crée dans votre regard, dans vos
oreilles ?

(116) L'harmonie abyssale.— Il nous faut maintenant


envisager les choses du point de vue de l'éternité et nous
habituer à l'idée que la vie dans l'être, en "Je suis", est une
vie transformée. Examinons d'abord ce qui peut donner de
la profondeur à notre vie quotidienne. Si l'être met en nous
une immensité, comment cela se perçoit-il ? Les autres le
savent-ils ? Pas nécessairement. Ils peuvent même vouloir
brimer la liberté de quelqu'un qui se sent être, car le contact
avec une telle intensité les perturbe, les dérange, les humi-
lie. Ils ne savent pas nécessairement de quoi il s'agit. Ils
peuvent être subjugués un certain temps par le charisme
d'un tel individu et l'instant d'après lui faire d'amères re-
proches, l'accuser d'avoir ruiné leur vie. J'ai si souvent été
confronté à des gens qui pensaient pouvoir saisir mon es-
sence au moyen de leur mental parce qu'il était si facile
d'entrer dans ma vie, de se laisser aimer de moi ou encore
de m'aimer. Peu à peu, quelque chose d'insaisissable se ré-
vélait à eux et, loin de me manipuler comme ils le croyaient,
voilà que cette chose en moi les confrontait dans leur vie
hypocrite, incertaine, inachevée. Certaines personnes m'ont
pris en aversion et ont cherché à me nuire. Mais ce genre de
velléité est voué au même résultat que la décision de Xerxès
de faire fouetter la mer après la défaite de Salamine. On
peut s'en prendre à la personne marquée par l'être, cela ne
veut pas dire qu'on va réussir à la blesser. Comment l'agita-
tion de la surface pourrait-elle perturber la paix des profon-
deurs ? Il y a une harmonie abyssale au coeur de l'être que
rien, même la menace de l'anéantissement, ne peut trou-
bler. Il y a, bien sûr, ceux que la présence d'un individu ré-

392
alisé détend et réconforte. Ils sont rares les hommes et les
femmes qui se sentent bien auprès de quelqu'un qui a gravi
son propre sommet. Souvent ils viennent chercher auprès de
lui une paix, un réconfort, un certain type de silence qui
leur manque. Il peut leur arriver aussi de se lasser d'une
telle constance. Ils repartent et on les retrouve quelques
années plus tard en train de s'adonner à des exercices pué-
rils, un peu comme quelqu'un qui, ayant connu le miracle,
trop faible pour rester dans cette exaltation, aurait entre-
pris de vivre dans l'anonymat de ses pensées, comme épuisé
par ce grand épanchement. Examinons maintenant le cas de
celui qui sent son être grandir. Comment perçoit-il sa pro-
pre profondeur ? Soyons franc. Il m'arrive d'être soûlé au
contact de mon immensité, comme si ma personne recevait
un coup d'absolu, se mettait à divaguer. Je pense à Rama-
krishna qui se prenait pour un singe et se mettait à gamba-
der en mangeant des bananes autour des théologiens venus
étudier son cas. Mais, ce n'est pas toujours ainsi. Le fait
d'être encore lié à une vie personnelle dans un cadre terres-
tre m'amène à ressentir mon être à travers les différentes
facettes que ma compréhension m'en révèle. Cette profon-
deur, cette harmonie abyssale est quelque chose qui donne
l'impression de s'élever en nous à partir d'un point indéter-
miné et sans jamais connaître de fin. Face à l'océan tran-
quille, au ciel nocturne constellé d'étoiles, au silence envoû-
tant de la forêt, je peux sentir cette force qui reflue vers moi
comme si la nature n'en finissait pas de me renvoyer des
images de mon être. Il faut dire que c'est une aventure pas-
sionnante que de voir ainsi les choses, les événements et les
gens venir à nous en portant la marque de nos vibrations,
de nos pensées, de notre présence tranquille. Certains ont
beaucoup de misère à regarder la ville par la fenêtre en
pensant: moi ! Ils ne se voient pas dans la ville. Leur mental
crée des barrières entre les choses et eux. Ils ont de la misè-
re à s'identifier au jardin, au parc, aux voitures qui circulent
dans les rues. Ils ne peuvent pas dire: moi ! en faisant un

393
vaste geste du bras pour indiquer l'horizon. Ils indiquent
plutôt leur poitrine ou leur image dans le miroir, jamais le
ciel bleu. Cette harmonie abyssale de l'être permet à l'hom-
me de se sentir tout entier dans l'expression de soi, sans
partage, sans division. Dans cette communion, il exulte, il
s'exalte, il comprend toutes choses... parce qu'il est toutes
choses. La profondeur de l'être peut être également ressen-
tie dans la vastitude des sentiments éprouvés. Un amour
n'est plus simplement une émotion, c'est comme une averse
de bénédictions, une rencontre avec l'incommensurable.
Même la colère ou le chagrin deviennent des sentiments
êtriques qui s'ouvrent sur des horizons inconnus, comme si
la nature, la vie, la pensée offraient aux impressions vécues
l'opportunité d'un dépassement illimité. C'est peut-être le
mot le plus révélateur: dans l'être, l'homme s'illimite, il
s'agrandit, il se gonfle de lumière, d'oxygène, de légèreté, de
bonheur, d'énergie, d'infinité. Il ne faudrait pas mésestimer
non plus les secousses de bonheur que peuvent nous donner
parfois les choses toutes simples. Une petite coccinelle qui
dort au soleil dans l'alcôve naturelle que lui offre une jeune
pousse de verdure au printemps peut remplir de joie le
coeur de celui qui s'attend partout à des surprises, puisqu'il
sait que partout son être l'attend. Jésus a dû éprouver des
sensations de ce genre si l'on s'en remet à l'Evangile de
Thomas : "Le Tout est sorti de moi et le Tout est parvenu à
moi. Fendez du bois: je suis là; soulevez la pierre et vous me
trouverez là", (logia 77)

(117) L'écoute en esprit.— Les dieux ont de multiples


oreilles et portent attention aux bruits du monde. Étant au
sommet, ils ne regardent pas en haut. C'est en bas qu'ils
regardent, vers les mortels incertains et volages. On voudra
sûrement savoir, après 2000 ans de christianisme, ce que
j'entends ici quand je parle des dieux. J'envisage en eux une
humanité poussée à l'extrême, passée au feu de l'être, allée

394
à l'absolu, nourrie d'inconnu, pétrie d'invisible, dématériali-
sée, convertie. Bref, je me prends en exemple, tel que je suis
dans mon être, dans mes rapports immanents avec les invi-
sibles, les célestes, les immortels. Tous ensemble, aussi bien
qu'en particulier, nous sommes Dieu. Ce langage n'est-il pas
abusif ? se demanderont les athées, les sceptiques et les
croyants, car, il faut bien l'avouer, ils font tous partie d'un
même genre, c'est-à-dire du genre auquel appartiennent
ceux qui n'osent pas être totalement, à l'infini. Hôlderlin
serait d'accord avec moi. Homère aussi, lui qui savait si bien
faire dialoguer les mortels et les immortels, qui envisageait
pour certains hommes éveillés une sorte de divinisation,
comme si les dieux voulaient honorer ceux qui ont atteint
un sommet dans leur genre. Mais comment puis-je oser me
placer parmi les Immortels et même me sentir Dieu tout
entier ? me demanderont les gens sérieux, raisonnables, les
logiciens, les néopositivistes. Je ne peux que me référer à ce
que je sens en moi-même. Ils devraient me comprendre,
puisqu'ils doivent bien eux aussi se sentir en un certain
sens. On me dira qu'il ne suffit pas de se sentir soi-même
pour croire qu'on est Dieu sans avoir un sérieux problème
mental. Et pourtant, je me suis interrogé sur cette conjonc-
ture. J'ai cherché à savoir ce qui pouvait bien faire la diffé-
rence entre un homme comme moi qui se sent Dieu et un
fou qui se prend pour Jésus-Christ. J'ai eu une réponse. Elle
tenait en un mot: la vocation ! Il y aurait donc, du plus pro-
fond de nous, un appel à l'auto-investiture divine. Il s'agît
seulement de ressentir cet appel, d'être à l'écoute en esprit,
à l'écoute de soi, à l'écoute de la vie, à l'écoute du monde.
Certains, bien sûr, ne veulent rien entendre. Ils ironisent
sur de semblables perspectives de dépassement illimité. Ils
sourient de façon entendue en se regardant les uns les au-
tres. Eh bien, ils ne m'empêcheront pas de ressentir ma
transparence, de m'y plonger, d'y voir se dissoudre les caté-
gories d'Aristote et de Kant, le contour des objets familiers
et jusqu'à mon propre corps. Il faut avoir compris que tout

395
est lumière pour cesser de se réclamer d'être homme, d'être
ceci ou cela, pour comprendre qu'on est tout, qu'on est le
Tout. L'écoute en esprit est le propre de l'individu qui se
penche sur lui-même comme sur un gouffre de clarté. Fichte
voyait en lui "la nuit où toutes les vaches sont noires". Il
voyait ce qu'il avait disposé au plus profond de lui-même,
car chacun se constitue à sa manière, allant même parfois
jusqu'à prétendre qu'il y a en soi quelque chose à connaître.
Mais précisément, il n'y a rien. Et à moins de s'inventer,
que pourrait-on y découvrir sinon... ce qu'on y a déposé en
fraude ? S'inventer: le mot fait rêver. N'est-ce pas pourtant
ce que des gens comme Jésus, Marx et Hegel ont voulu ac-
complir ? Du point de vue énergétique, je ne vois aucune
différence entre Jésus et eux. Mais ce qu'ils ont été ne me
suffit pas encore. Il me faut me sentir Dieu sans avoir re-
cours au Père Céleste, au Tao, au Satori ou à je ne sais quel
Urgrund pour y parvenir. Seul l'enthousiasme êtrique peut
permettre de penser ainsi. Celui qui n'a pas reconnu en lui
la poussée de son "Je suis" immanent cherche toujours à
s'en remettre à des autorités et à des révélations pour agir,
pour penser et pour être. Les meilleurs de tous les saints
chrétiens, les plus formidables des illuminés, les avatars de
toutes sortes ne sont rien s'ils ont été produits par un autre,
s'ils dépendent de quelque grand Dieu qui les dépasse tous,
s'ils s'en remettent à un destin qui gère leur vie. Comprend-
on ce que je veux dire quand j'affirme que la structure de
mon avoir-à-être-ce-que-je-suis fait partie de mon être en
tant que celui-ci s'intussusceptionne au coeur de la personne
? Comprend-on que j'ai trouvé là l'idée majeure des derniers
35,000 ans ? pour essayer de donner une limite temporelle
intelligible à l'histoire de l'esprit sur cette terre ? Qu'on sa-
che que j'apprécie beaucoup Martin Heidegger, mais je dé-
plore qu'il n'ait pas réussi à se sentir Dieu et qu'il ait plutôt
choisi d'annoncer un Dieu du futur dans ses derniers écrits,
Il a sûrement été éclairé jusqu'à un certain point par cet
être qui venait couronner le "là" de l'homme. Mais ce n'est

396
pas suffisant. Chacun doit parvenir à se comporter comme
la totalité opérante. Peut-être certains insectes et certains
animaux qui obéissent aveuglément au code de la horde
sont-ils plus proches que les humains de ce climax êtrique
qui peut seul nous faire connaître la divinité. Il ne leur
manque que la liberté, car il n'y a rien de plus beau que le
concours des libertés qui se coordonnent entre elles pour
pouvoir parvenir, par une communion profonde, à une fin
unique où chacune trouve son couronnement. Pourquoi le
fait de laisser mon être profond prendre toute sa place de-
vrait-il enlever quoi que ce soit à quiconque ? Ne voit-on pas
qu'il y a infiniment de place dans l'infini pour que chacun
puisse se permettre d'exister infiniment ? L'écoute en esprit
résulte du fait que, dans son être, l'homme se sent vaste,
serein, attentif, capable de décanter le monde, de prendre sa
mesure et même de l'oublier. Ce dernier mot est peut-être
plus important qu'il n'y paraît. Il renvoit à la réponse
d'Ulysse à Nausicaa qui lui demande ce qu'est l'immortalité:
"C'est quand tu oublies les hommes et que les hommes t'ou-
blient". Un tel oubli de I’ inessentiel n'est pas incompatible
avec le rappel à soi si nécessaire pour fonder l'être, car ce
qui compte le plus aux yeux de celui qui brigue la réalisa-
tion suprême, c'est de savoir qu'il peut tout oublier sans se
priver de quoi que ce soit s'il se souvient de lui-même.

(118) Vision panoramique.— Apprendre à être, c'est ap-


prendre à s'ouvrir, à grandir, à s'augmenter de soi-même,
donc de tout, car le Soi est tout. Et comme je ne fais pas de
différence entre un petit soi et un grand Soi dans ma philo-
sophie, trouvant inutile d'imposer des séparations là où il
n'y en a pas, il s'avère que la compréhension de son être
propre ouvre à la compréhension du tout. On devine qu'à
force de penser à ces choses et d'en parler, il arrive un
temps où elles deviennent plus réelles que le réel, plus
vraies que la vérité, plus infinies que l'infini. L'intussuscep-

397
tion qui nous ouvre à la superjectivité ne peut que créer les
circonstances qui vont faciliter l'expérience de la vie totale
pour la personne. C'est un peu ce qui s'est produit lorsque
Scipion Émilien, jeune officier en Afrique, se trouva une
nuit transporté en songe au milieu des astres, où son grand-
père adoptif, Scipion l'Africain, puis son père Paul-Émile se
présentèrent à lui et lui révélèrent la vie éternelle. Cicéron
relate la confession de Scipion dans sa République et prend
bien soin de noter en détail ce songe extraordinaire qui
constitue à mes yeux le sommet mystique de l'Antiquité gré-
co-latine. C'est un peu normal que je parle du songe de Sci-
pion au moment où j'aborde la question de la vision pano-
ramique que notre "Je suis" profond rend possible. Bien sûr,
le langage du Songe n'est pas le mien. Il est plutôt celui des
initiés de la tradition orphico-pythagoricienne pour qui naî-
tre, c'est mourir. D'après cette tradition, il existe un monde
fabuleux où nous sommes appelés à prendre place lors de
notre mort terrestre qui constitue en fait une naissance. On
comprendra que je sois réceptif à une telle vision, sauf que
je m'applique, par la prise de conscience que je fais de mon
être, à vivre l'infini sur terre et à me sentir exister dans
mon corps physique comme si j'étais déjà enveloppé par les
archétypes de toutes choses. Au cours de cette révélation,
Scipion va apprendre comment fonctionne l'univers et va
comprendre à quel point son orgueilleuse patrie compte
pour peu dans cet ensemble prodigieux. "J'avais honte de
notre empire qui ne constitue qu'un petit point dans l'infi-
ni", s'exclame Scipion en jetant un coup d'oeil sur Rome à
partir de ce lieu rempli d'étoiles et tout éclatant de lumière
où il se trouvait. C'est comme s'il s'était soudainement vu
transporté au sommet du monde et qu'il pouvait l'envelop-
per d'un regard vaste et panoramique. Il lui était aisé alors
de comprendre la grande chaîne universelle qui lie toutes
choses et de porter attention à l'harmonie des sphères qui
résulte de la disposition parfaite des astres dans leur mou-
vement éternel. Il apprend que les oreilles des hommes sont

398
assourdies par le retentissement de ce bruit céleste et que
c'est la raison pour laquelle le sens de l'ouïe est le plus im-
parfait chez eux. Comme pour l'inviter à rester vaste, l'Afri-
cain en profite pour lui dire: "Ramène donc toujours tes re-
gards vers le ciel". Il lui montre les habitations des hommes,
la piètre étendue de leur renommée, leur vie éphémère,
comme si, par eux-mêmes, ils ne pouvaient pas se suffire.
"Ceux même qui parlent de vous, combien de temps en par-
leront-ils ?" laisse-t-il échapper. Je ne cherche pas ici à mon-
trer qu'il existe un univers transcendant qui dépasse vas-
tement le nôtre. Mon but est de rappeler que notre être a
pour tâche, tant que nous sommes sur terre, de nous pour-
voir en visions, en sorte que nos regards s'habituent à cette
immensité qui devrait nous être naturelle. L'enseignement
que reçoit Scipion du haut du monde a quelque chose qui
ressemble beaucoup au Jovialisme dont la métaphysique
tout entière pousse l'individu humain à assumer son exis-
tence superjective. "Apprends donc que tu es dieu, lui dit
l'Africain; car il est dieu celui qui vît, qui sent, qui se sou-
vient, qui prévoit, qui exerce sur ce corps, dont il est le maî-
tre, le même empire, le même pouvoir, la même impulsion
que les dieux sur l'univers". Bien sûr, l'enseignement de
l'Africain tend à ramener l'homme mortel à la contempla-
tion des choses célestes et à la reconnaissance de l'existence
d'un principe unique qui le dépasse. Mais quand il dit, "Le
principe du mouvement réside dans l'être qui se meut par
lui-même", Il énonce quelque chose qui trouve une réson-
nance très différente dans le contexte moniste immanentiste
qui est le mien. Le fait d'apprendre que je ne suis séparé de
rien m'oblige à considérer cet être qui se meut par lui-même
comme étant le mien, car, comment pourrais-je l'attribuer à
un Dieu transcendant sans me l'attribuer par le fait même ?
Ce qui est intéressant dans le Songe de Scipion, c'est la lar-
geur de vue qu'il acquiert au cours de cette expérience, une
largeur de vue qui ne peut être manifestement le fait que
d'un individu agrandi aux dimensions de l'univers et même

399
au-delà, puisqu'il peut porter sur celui-ci un jugement objec-
tif. Il est évident qu'aucun visiteur de l'invisible, m'abordant
comme l'Africain et Paul-Émile ont abordé Scipion Émilien,
ne pourra me tenir un langage en tout point semblable à
celui-là, car, en me montrant la pluralité des mondes qui
s'étalent devant moi, je ne pourrais que conclure à l'immen-
sité de mon être plutôt que d'en attribuer la compréhension
à un Dieu transcendant. N'oublions jamais que la grande
question qui se pose lorsque nous sommes en présence de
l'infini ou d'un spectacle prodigieux qui nous rend accessible
des merveilles est celle-ci: "Qui se donne à percevoir toutes
ces choses ? qui les comprend ainsi dans leur immensité ?
qui s'est investi dans cette situation ? il est évident que ce
ne peut être que moi. La grande affaire, lorsque des expé-
rience de ce genre se produisent, c'est que très peu de gens
ont le courage de reconnaître qu'ils en sont l'origine puis-
que le semblable est connu par le semblable. Ils se disent
inspirés de quelque Dieu, ils s'en remettent à l'infini comme
si c'était un Autre. L'humilité s'empare d'eux soudainement.
N'étant pas habitués à leur propre grandeur, ils hésitent à
se reconnaître dans les choses grandes. Or, je peux assurer
ici, à quiconque se préparera dans le secret de son coeur à
assumer son être profond, qu'il connaîtra des expériences en
harmonie avec cette compréhension, car il est tout à fait
impossible que celui qui se sent Dieu ne connaisse pas la vie
divine et n'éprouve pas des expériences qui vont dans le
sens de sa ferme conviction. Lorsque Heidegger parle de
l'objet comme du "ci-jeté-devant", il est évident qu'il commet
une erreur d'interprétation. Il s'agit plutôt du "ci-jailli-
devant", car le mot "jet" que l'on retrouve dans objet, su-jet,
super-jet signale qu'il s'agît là d'un jet comme si l'on parlait
d'un jet d'eau, d'un jaillissement et pas du tout comme si
l'on jetait quelque chose. Ceux qui ont de la difficulté à
comprendre qu'ils sont Dieu devraient se rappeler qu'ils
sont des jaillissements, qu'ils sont mus par cette poussée
êtrique qui leur vient de leur être profond et qu'en aucun

400
cas ils ne sont des individus locaux jetés ou abandonnés
dans le monde, isolés des autres qui ont été jetés aussi. Sans
doute me dira-t-on que j'outrepasse ici l'explication de Hei-
degger, mais il est bon de se rappeler qu'aucun individu se
prétendant mis en situation par son propre corps et s'identi-
fiant à ce corps ne pourra jamais décoller de son Ego corpo-
rel et accéder à l'immensité d'un "Je suis" intussusceptif
immanent. Pour pouvoir expérimenter la vision panorami-
que de toutes choses, il faut s'en trouver digne et le manifes-
ter.

(119) La psyché-univers.— Les tentatives les plus va-


riées de cette portion de l'histoire de la philosophie qui a
subi l'influence du cartésianisme pour analyser séparément
la pensée et la réalité ne peuvent ignorer qu'au fond de cha-
cun de nous il existe une dimension que j'appelle la psyché-
univers et où l'intérieur et l'extérieur ne font qu'un. Nous
allons examiner ici comment cette dimension se rend acces-
sible à nous et influence aussi bien nos raisonnements que
nos visions et nos gestes quotidiens. Commençons par nous
interroger sur la signification de la psyché-univers. A quoi
cette expression nous fait-elle penser ? À une Âme du Mon-
de ajustée à l'existence individuelle, bref à une pensée sen-
tie, vivante, magique, tout imprégnée des couches organi-
ques du corps, du "vivre", de la personne. Contrairement à
ce que pensait Jung, il n'y a pas ici une atténuation de l'ori-
ginalité individuelle de ces couches profondes. Je vois moins
en elles une composante collective qu'un élargissement de
l'individuel. Quand je parle de psyché-univers, je ne fais pas
allusion à un univers matériel ou à un monde sans cons-
cience. Je vise une totalité inachevée avec son principe mo-
teur et ses franges d'incertitude comme si la réalité était
déjà tout imprégnée de pensée et la pensée de réalité. Par
contre, je suis d'accord avec Jung quand il dit: "L'individua-
tion n'exclut pas l'univers, elle l'inclut". Je ne pense pas

401
qu'il irait jusqu'à dire qu'elle amène l'individu à se recon-
naître comme absolu, puisque Dieu n'est rien d'autre qu'un
sentiment de plénitude vécu par lui comme une expérience
de soi-même. Mais allez donc savoir ce qu'un penseur a vou-
lu dire lorsqu'il a touché à autant de domaines sans avoir
recours à une articulation philosophique d'ordre systémati-
que. Quand Jung parle de la "réalisation de son Soi", en-
tend-il seulement que l'individu s'unit au Soi ou va-t-il jus-
qu'à penser qu'il n'y a pas de Soi sans un individu qui s'unit
à lui en le constituant ? Comme on le voit, les nécessités de
l'enquête psychologique ne rencontrent pas nécessairement
les exigences de la constitution transcendantale. Lorsque
Jung écrit par exemple: "Théoriquement, on ne peut fixer de
limites au champ de la conscience puisqu'il peut s'étendre
indéfiniment. Empiriquement, cependant, il trouve toujours
ses bornes quand il atteint l'inconnu", ne cherche-t-il pas à
préparer une place à l'inconscient sans s'être assuré que
celui-ci existe réellement ? Pourquoi ne pas affirmer tout
simplement que la pensée s'"en-je" et qu'en "s'en-jeant", elle
se fait vie, mais que dans cette vie, elle reste la pensée et
qu'en s'affirmant comme pensée vivante, elle se pose comme
psyché-univers, récupérant les bases organiques dont on se
sert pour justifier l'inconscient ? En fait, pourquoi parler
d'inconscient ? Pour justifier la mauvaise foi d'un sujet qui
refuse la responsabilité de ses actes ? On finit par faire de
l'inconscient une réalité objective "possédant un savoir"
sans s'apercevoir qu'on revient à la "chose qui pense" de
Descartes. Ce qui se produit avec la psychanalyse, c'est
qu'elle est prête à admettre l'inconscient comme un autre,
comme une personnalité distincte du Moi voué à rester clos
sur lui-même, victime des limitations du mental. La notion
d'inconscient montre la volonté de taire la tendance du Moi
à se convertir au Soi en s'inventant un être, en s'arrachant
au néant de la personne, en récupérant ses bases organi-
ques comme autant de genèses passives venant alimenter la
représentation. Curieusement, certains psychanalystes

402
comme Jacques Lacan sont venus bien près d'avouer que
l'inconscient est une fumisterie, d'abord en reconnaissant
qu'il est langage, pour ne pas dire vain bavardage, c'est-à-
dire qu'il se réduit à ce que l'on peut dire de lui, ensuite en
exprimant dans des paroles furtives le peu d'importance à la
situation de l'homme englué dans le monde, comme lorsqu'il
lance à Umberto Eco: "Mange ton Dasein." Que voulait-il
dire par cette parole que rapporte Louis Althusser ? Je crois
qu'il voulait dire quelque chose d'assez semblable à ce qu'un
saint avait dit un jour à quelqu'un qu'il voyait hésiter avant
de s'asseoir sur un banc où l'on avait écrit le nom de Boudd-
ha: "Si tu as compris qui est Bouddha, assieds-toi dessus".
Cette parole furtive de Lacan est claire à mes yeux: si tu
crois qu'il existe quelque inconscient en toi, bouffe-le, digè-
re-le et chie-le ! En d'autres mots, nous sommes des êtres de
lumière qui ne peuvent survivre qu'en devenant des bouf-
feurs d'ombre, c'est-à-dire en faisant constamment disparaî-
tre ce qui menace le plus la pensée, donc la "nolonté" au
coeur du vouloir-penser à la source de toute attitude negê-
trique qui cerne d'angoisse le moment de l'intussusception.
La psyché-univers, telle que je l'entends, ne se réduit pas à
une sorte de welt-stoff fondant grossièrement un isomor-
phisme psychophysiologique. C'est quelque chose de beau-
coup plus subtil qu'une simple identification (comme si le
monisme pouvait se penser sans un immanentisme), qu'une
juxtaposition de deux substances artificiellement séparées
au préalable ou qu'une choséification du style schopenhaue-
rien visant à matérialiser la pensée dans le cerveau. La psy-
ché-univers est vivante, animée par le double mouvement
du circuit de l'ipséité et de l'association du vécu au repré-
senté, enveloppée par la tension créatrice que provoque l'in-
tussusception dans la mesure où elle sert de souche et de
condition de possibilité à sa manifestation. Pour compren-
dre l'importance que j'accorde à la psyché-univers, il faut se
rappeler qu'il n'y a pas de psyché en soi, mais une pensée
qui s'invente des genèses itératives pour s'expliquer son

403
surgissement dans le temps au moment même où elle est
elle-même la source de la temporalisation. C'est pour avoir
pensé que "le rêve est une porte étroite dissimulée dans ce
que l'âme a de plus obscur et de plus intime, s'ouvrant sur
une nuit originelle cosmique qui préformait l'âme bien
avant l'existence de la conscience du Moi" que Jung en est
arrivé à soutenir l'idée d'un inconscient. Privé du ressort de
l'intussusception êtrique, il a voulu chercher un commence-
ment ailleurs que dans le présent; il a voulu expliquer
l'homme à partir d'autre chose. Typiquement allemand, il
s'est imaginé un Dieu obscur faisant penser à l'Urgrund de
Jacob Boehme et, pour avoir laissé filer l'occasion qui lui
aurait permis d'expliquer la dynamique de la conscience par
le "Je suis" intussusceptif, il s'est condamné à explorer indé-
finiment les soubassements du conscient et à conduire des
milliers de patients à penser avec lui qu'il y avait quelque
chose à exhumer en nous, comme si ce que nous sommes
dépendait d'une évolution, alors que, de par la structure
mèontique de la personne, il n'y a rien à connaître en nous
et que la seule issue à cette situation est de nous inventer
de fond en comble.

(120) L'être engloutit toutes les définitions.— Pen-


chons-nous ici sur la façon dont l'énergie d'être s'organise
dans notre vie. Le monde-comme-représentation auquel
nous sommes confrontés est le résultat d'une poussée qui
vient de l'intérieur et s'épanouit à l'extérieur, sauf que cet
extérieur fait déjà partie de la pensée, car la pensée est
énergie et se meut dans l'orbite de l'être. L'intensité d'une
pensée détermine sur le champ l'apparition des éléments
qui vont entrer dans l'organisation de la représentation.
Ceux-ci vont se manifester progressivement selon un ordre
de manifestation. Or, en aucun cas, le manifesté ne pourra
être pensé en dehors de l'être. Tout ce que je me donne à
connaître, à percevoir, à sentir, à vouloir n'a de sens que par

404
mon être. À travers les constitutions intersubjectives, c'est
moi qui élabore mon corps, qui fait apparaître la réalité.
C'est donc dire à quel point ce qui me semble venir de l'exté-
rieur est intimement lié à ma vie profonde. Une créativité
perpétuelle m'anime de l'intérieur et me pousse à concevoir
le monde selon mes croyances et mes désirs. On comprend
pourquoi j'insiste tant pour dire que le monde est en nous et
non nous dans le monde. Si ma pensée n'était pas sans cesse
axée sur l'être, si mon intelligence n'était pas la faculté de
l'être, on pourrait émettre des doutes sur l'explication que je
donne. Mais tout ce que nous pouvons imaginer, percevoir et
concevoir est donné dans l'être par un jeu subtil qui m'amè-
ne à faire corps avec tout ce qui est. Non seulement je suis
un avec le monde que je constitue, mais il est tout à fait
vain pour moi de chercher un abri, puisque je suis l'abri de
ce monde constitué. Chaque jour, j'ai à m'expliquer com-
ment j'englobe le monde, la vie, toutes choses. Quelles que
soient les définitions que je donne de mon existence comme
homme, il est évident que mon être engloutit ces définitions.
Il les absorbe, car il est, à l'égard de toutes choses, ce qui est
le plus indéterminé, et à l'égard de soi, ce qui est le plus
déterminé. Je sais donc parfaitement qui je suis, non par
une connaissance de moi-même mais par une invention de
ce que je suis qui occupe tout le présent, mais je n'ai pas
besoin de savoir en détail ce qui se produit autour de moi. Je
n'ai pas à arrêter mon esprit sur le processus de la circula-
tion du sang pour que celui-ci circule, ni à pousser avec ma
volonté sur le soleil pour qu'il se lève le matin. Et pourtant
cela arrive devant moi, en moi et à travers moi. Le fait que
mon être soit si vaste fait que je n'ai pas besoin de me
concentrer sur un sapin du Grand Nord canadien que per-
sonne ne verra jamais pour justifier son existence. Il fait
partie de la richesse immanente de mon être. Tout ce que je
peux concevoir constitue le détail de ma vie et de ma pen-
sée. Les expériences de ma vie qui me donnent du fil à re-
tordre n'échappent pas aux lois de constitution qui les défi-

405
nissent, car elles ont été conçues par mon être profond pour
m'apprendre quelque chose. Il est évident que des contrarié-
tés peuvent surgir dans ma vie, mais elles sont les corrélats
d'actes au moyen desquels je gère mon énergie. Jamais ma
personne ne pourra se convertir en être si je ne me lance pas
dans des expériences qui comportent des risques. Vivre
consciemment, c'est s'obliger à assumer l'aventure intégrale,
c'est affronter l'insécurité de tous les instants à laquelle
nous confronte l'arbitraire de notre liberté. Si, malgré la
mécanicité irréfléchie que maintient encore mon Moi psy-
chophysique, je réussis à maintenir en moi un sentiment de
confiance, c'est bien parce que mon être prend toute la me-
sure de mon existence humaine et en définit l'ampleur
par des investissements au moyen desquels je me rends la
vie de plus en plus supportable. Je sais que je suis beaucoup
plus que cet homme que j'ai décidé d'être pour un temps,
qu'une destinée éternelle m'est réservée du fait même de me
choisir moi-même comme absolu. À partir du moment où
cela est bien établi en moi, je peux entreprendre de gérer
ma vie sans me nuire. Je peux éliminer une grande partie
des difficultés de l'existence en consentant à ce que je suis.
Si je décide de suivre un chemin pénible, comme ce fut le cas
de Jésus, pour des raisons métaphysiques qui n'engagent
que moi, les souffrances encourues n'ont pas la même portée
que celles des humains qui vivent sous la loi générale. Le
fait que tout devient être dans ma vie entraîne que même la
haine, la souffrance et le mal acquièrent un statut êtrique
qui les transforme et permet de les intégrer à des vues har-
monieuses qui dépassent de loin les perspectives dissonan-
tes auxquelles ils réfèrent. Quand je dis que mon être en-
gloutit toutes les définitions que je peux donner de moi, j'en-
tends par là que je suis maître de me choisir comme je l'en-
tends, sans tenir compte du fait que je suis soit un individu
évolutif, soit une créature de Dieu, soit un accident du cos-
mos, soit une production des extraterrestres. Toutes les dé-
finitions que je peux donner de moi-même appartiennent à

406
ce cinéma dont j'ai abondamment parlé et qui constitue
l'existence machinale et endormie des gens. Chaque fois que
je me comprends comme être, il m'est facile de m'ouvrir à
des formes de connaissance nouvelles que jamais l'humanité
n'a soupçonnées, car, en m'inventant moi-même, je me lais-
se être comme infini en acte, comme présence intégrante
s'ouvrant sur des mondes qu'elle rend possibles du seul fait
de les penser. Peut-être m'objectera-t-on que l'être balaie
toutes choses, que plus rien ne tient devant lui. C'est sans
doute vrai, sauf dans le cas de celui qui, étant j puissam-
ment constitué et cristallisé, ne se laisse pas balayer J du
revers de la main, puisqu'il est cet être même qui constitue
son identité superjective. Le grand mot ici est donc j de nous
familiariser avec l'intégralité de notre être en apprenant à
le constituer comme un ingénieur dont les pouvoirs illimités
feraient apparaître une superstructure dynamique capable
d'opérer les individus et les mondes.

(121) Être toujours rendu.— Contrairement aux rêveries


des hippies qui les portaient à rechercher "le pays où l'on-
n'arrive jamais", la métaphysique immanentiste enseigne
plutôt que nous sommes rendus. Que faut-il penser de cette
expression sibylline ? Tout est dans la façon de concevoir la
vie. Lorsque les hippies roulaient leurs cigarettes de marie,
ils accordaient une plus grande attention au fait de les rou-
ler qu'à celui de les fumer, car, pensaient-ils, tout est dans
la préparation. Aussi pouvaient-ils passer une heure à rê-
vasser en roulant un joint entre leurs doigts. Une telle vi-
sion méditative de l'existence porte l'esprit à décrocher du
réel pour s'évader dans des dimensions transcendantes qui
lui procure des satisfactions que la réalité est inapte à lui
donner. On retrouve ici le schématisme puéril des grandes
religions qui gonflent le coeur des croyants d'espoir à l'idée
qu'un jour ils seront délivrés de toutes leurs peines. C'est la
même attente d'un paradis qui a poussé les communistes à

407
rêver du Grand Soir. Notre mental tout entier est absorbé
par l'idée d'une attente de quelque chose qui ne viendra
probablement jamais. C'est contre cette tendance qui carac-
térise une certaine philosophie de la vie que réagit le mo-
nisme immanentiste que je professe. Il est évident que le
fait de rêver à un avenir meilleur nous détourne grande-
ment d'avoir à savourer le présent comme l'expression de
notre être parfait. Je ne veux pas dire qu'il est facile de vi-
vre sans espoir. Une longue habitude a amené les humains
à rêver de délivrance au lieu d'assumer leur liberté sans
délai. C'est ce qui les a conduits à prier, à élever leur âme
vers Dieu, comme si la réalité de tous les jours était impro-
pre à leur faire vivre de grandes joies. Je sais qu'il faut lut-
ter pour échapper à cet engrenage qui nous pousse en avant.
Dans cette perspective, une des premières notions dont l'es-
prit doit se délivrer est celle du progrès, car il nous pousse à
vouloir toujours faire mieux au lieu d'agir parfaitement tout
de suite. Platon s'opposait à cette idée farfelue, car il pen-
sait que le spectacle du devenir détournait les enfants de la
contemplation éternelle et contribuait à faire d'eux des ci-
toyens inquiets de l'avenir et incapables d'assumer leur pré-
sent pour le meilleur et sans le pire. Une des conséquences
qu'entraîne la compréhension de l'être est précisément
d'échapper à cette tension linéaire qui fait de nous des
consommateurs du futur par anticipation. L'avènement du
"Je suis" au coeur d'une personnalité contribue à jeter en
elle les bases d'une vision solide qui lui donne à connaître le
bonheur-liberté-énergie-conscience sans avoir à se ruiner
dans une quête qui n'en finît plus. C'est de là que vient cette
impression d'être toujours rendu. Contrairement à ce que
l'on pourrait croire, une telle impression ne détourne pas
l'homme d'une vie idéale en l'amenant à se contenter de cel-
le qu'il a. Le Jovialisme n'a rien à voir avec le stoïcisme. Il
ne s'agit pas ici de sombrer dans la résignation présomptive,
mais bien plutôt de remplir le présent à ras bord de façon à
ne jamais connaître l'insatisfaction cruelle de ne pas avoir

408
atteint son idéal. En fait, l'être est un tueur d'idéal, il ruine
à jamais cette prétention de la pensée à toujours vouloir
grimper plus haut. Celui qui est rendu en haut ne cherche
plus à grimper. Il regarde autour de lui. Il jouît de sa posi-
tion élevée. Contrairement à ce qui se passe lorsqu'on
éprouve une satisfaction indolente où l'on s'ennuie presque
d'être aussi heureux, l'être apporte une vivacité d'esprit,
une poussée dynamique, une ruée en avant qui ne se défi-
nissent pas en fonction d'un objet à atteindre, mais plutôt
comme l'acte même d'être, comme si l'essentiel était dans
cette aventure. C'est que l'être est à lui-même sa récompen-
se. Celui qui vit son être se moque des malheurs de l'huma-
nité ou des bonheurs que la société de consommation lui
promet en remplacement de sa liberté inutile. L'individu qui
est capable de se suffire est sûrement une source de décep-
tion pour ses semblables, car ils ne peuvent l'embrigader.
Tout en étant extrêmement impliqué dans ce qu'il fait, il
refuse de s'engager. L'homme réalisé n'est pas un de ces
leaders qui poussent les autres au combat. Il n'a rien à voir
avec ces chefs de départements qui stimulent leurs troupes
de vendeurs le lundi matin. Il n'y a pas d'objectif à réaliser
ici, si l'on entend par là un centième de seconde à gagner
aux Olympiques ou une vente supplémentaire qui nous met
en tête du classement. Acquérir un être nous fait voir le
monde d'une autre façon. L'humanité s'agite beaucoup pour
obtenir de modestes avantages, alors qu'il lui suffirait de se
centrer pour connaître l'abondance. Il est tout à fait anor-
mal qu'un individu qui connaît ma philosophie de l'être soit
pauvre, seul ou abandonné. Le ciel se sent-il rejeté ou soli-
taire ? L'océan souffre-t-il de solitude ? On voit tout de suite
que les qualificatifs utilisés pour décrire la vie des individus
les veulent humains, trop humains. Au moment où je dicte
ces lignes, je vois un autobus crachant une lourde fumée
noire passer sous mes fenêtres. Derrière les vitres teintées
se pressent des touristes entassés comme des sardines. Ces
gens se livrent à une gymnastique fatigante et coûteuse,

409
mais ils sont tout heureux de voir qu'on les promène d'un
bout à l'autre de la ville sans que leur savoir n'augmente
d'un cran. Voici l'exemple précis d'un exercice vain qui
contribue à abrutir les gens moyennant une somme énorme
qui leur permettra de revenir de leurs vacances fourbus et
appauvris. On voit tout de suite la dépense d'énergie, la mé-
canicité de la démarche, le rituel blasé de ces instants plani-
fiés, la fausse conception du loisir qu'on occupe à défaut de
pouvoir en jouir sans rien faire. Est-ce cela vivre: promener
son corps, contrôler ses émotions, soumettre son mental à la
torture ? Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans
l'humanité. On veut toujours aller plus loin. Mais qui songe
à plonger au coeur du présent, sans chercher à se fuir, sans
se tenir à distance de soi-même ?

(122) Trouver sans chercher.— Être implique que l'indi-


vidu éveillé se sente toujours au milieu de soi-même, en
pleine compréhension de tout, avec le sentiment inébranla-
ble de s'appartenir et de pouvoir dominer toute situation.
Cette confiance est recherchée par tous les humains, sauf
qu'on croit malheureusement pouvoir l'acquérir par des pra-
tiques douteuses qui vont de l'autosuggestion simple aux
technologies matérialistes avancées. Cette confiance est ce
qui accroche les gens lorsqu'ils rencontrent un individu ré-
alisé, car elle semble s'opposer comme une masse irréducti-
ble aux fluctuations événementielles, aux décisions des
hommes et aux mouvements de la nature. Évidemment,
dans une telle perspective, la stabilité qui caractérise
l'homme éveillé et réalisé relève d'un long entraînement qui
amène la personne à se familiariser avec son être profond.
Cette aptitude à vivre en soi et pour soi constitue un habi-
tus êtrique extrêmement important, puisque sans son ap-
port, il serait impossible à l'individu ouvert à 360 degrés de
ne pas se perdre dans son rayonnement. Le "Je suis" imma-
nent est donc indiscutablement un être absolu, en ce sens

410
qu'il n'a pas besoin d'autre chose pour être, bien que tout ce
qui peut être considéré d'un point de vue éphémère n'en
prenne que davantage le signe du relatif face à cette force
métaphysique considérée dans sa pureté. Ce qui caractérise
le "Je suis", c'est qu'il constitue un système de force ouvert à
tout dans la mesure même où il est fermé sur soi, car il
contient l'ensemble de ce qui est. Sa structure ne peut se
loger dans aucun autre système, car il les absorbe tous. La
conscience pure qu'un individu prend de son être absolu,
c'est cela la supraconscience. La force immanente qu'elle
dégage permet à l'esprit d'être instantanément auprès de
tous ses sujets de préoccupation, si bien qu'il lui devient
impossible de s'égarer en quelque sens que ce soit. On ne
s'étonnera pas de constater que la personne, dans la mesure
où elle obéit encore à un système spatio-temporel, bénéficie
de cette identification à l'être, car cela lui permet de trouver
sans chercher. Bien sûr, pour en arriver là, il lui a sans dou-
te fallu chercher beaucoup. Exceptionnellement, ÎI arrive
que certaines personnes jouissent d'une entéléchie à action
rapprochée. Elles n'ont pas à vivre dans l'inquiétude d'une
quête qui les confronte de longues années au désespoir exis-
tentiel. En Orient, on les appelle des yogis ou des bhogis
nés. C'est sans doute ce qui m'est arrivé, car, malgré mon
Grand rêve initiatique du 15 septembre 1973, qui confirma
mon orientation ultime, je ne me rappelle pas d'un moment
précis où j'ai commencé à être. Bien sûr, j'ai dû prendre
conscience quelque part dans le temps que j'avais un être,
mais si vous me demandez ce que j'en pense au fond de moi-
même, je dirai que je fus frappé dès mon arrivée en ce mon-
de par la conviction que j'étais venu enseigner aux autres et
non apprendre d'eux. Et comme on enseigne moins ce que
l'on sait que ce que l'on est, je devins professeur de ce que
j'étais avant même d'avoir atteint ce qu'on appelle l'âge de
raison. Mais là encore, je ne suis pas trop sûr d'avoir été
ultra-rapide dans l'accomplissement de mon entéléchie, tant
il me semble qu'un devenir de la personne est nécessaire à

411
l'accomplissement de l'être. Je n'ignore pas, comme le men-
tionnait Max Scheler, que l'homme sur terre est un cher-
cheur de Dieu. La multiplication des Églises encourage
d'ailleurs les humains dès leur enfance à chercher. Tous
n'ont pas la chance, comme le jeune Baird Spalding, de ren-
contrer à quatre ans un professeur de métaphysique hindou
capable de leur faire comprendre illico ce que la très grande
majorité des humains non seulement ne comprendra jamais,
mais ne soupçonnera jamais. Je reconnais qu'il est affli-
geant pour un individu qui a compris ces choses de côtoyer
la masse de ceux qui circulent dans le brouillard de leurs
pensées floues, victimes des résidus divers de leurs croyan-
ces et de leurs habitudes. Le fait que notre vie, comme pré-
sence-là, nous enfonce dans le monde ne doit pas nous faire
oublier que le monde est en nous dans notre présence non-
là. Le champ infini des vécus qui gravitent autour de nos
différents "Je" au moyen du circuit de l'ipséité ne peut abolir
la conviction profonde de celui qui est qu'il constitue une
force océanique capable d'emporter toutes ces bribes d'expé-
riences et ces velléités présomptueuses d'ordre égologique.
Comme l'a bien noté Husserl, vivre dans le monde signifie:
opérer la position du monde. Prendre conscience de cela
nous en dégage aussitôt, car il suffit de nous demander: qui
opère ? pour nous tenir immédiatement à l'écart de cette
expérience. Ainsi, celui qui cherche le sens de sa vie se sent-
il dégagé de cette quête dès qu'il comprend qu'il est un cher-
cheur, car celui qui comprend cela ne cherche pas. Non seu-
lement il a tout trouvé, mais il s'est trouvé. Il nous faut donc
examiner toutes choses du point de vue de cette confiance
primordiale qui anime notre être. Celui-ci, considérant son
expérience et dans la mesure où il s'investit en elle, trans-
forme tous ses vécus en étés, c'est-à-dire en unités d'être
assumées par son "Je suis". Nous aurons l'occasion de nous
pencher sur la question de l'être-été dans le second tome de
ce traité. Pour le moment, qu'il nous suffise de comprendre
que le fait de ne plus avoir à chercher découle directement

412
du fait que l'être repose en lui-même et que la personne,
associée par sa conversion à son entéléchie, jouit de ce repos
comme étant le sien au moment où elle cherche encore un
peu. D'où l'impression d'absurdité qu'elle éprouve lorsque,
s'observant elle-même en tant que témoin, elle se voit agitée
par sa paranoïa habituelle face à la réalité et comprend
qu'elle n'y peut rien changer, c'est-à-dire que cette attitude
devra progressivement s'épuiser devant les progrès de la
compréhension englobante êtrique. Comprend-on ici pour-
quoi je dis que tout est expérience et qu'en même temps,
dans la mesure où l'expérience se convertit constamment en
conscience, l'être lui échappe en vertu du rôle qu'il joue
comme principe attractif favorisant la conversion ? Il n'est
donc pas question pour moi d'aller penser que l'être et la
personne constituent deux réalités séparées; ils peuvent
tout au plus être des pôles provisoires de points de vue
voués à se compléter par un élargissement du premier, qui
est de nature empirique susceptible de lui faire réaliser sa
véritable nature transcendantale. Comprend-on également
pourquoi aucune suspension du jugement, aucun doute mé-
thodique, aucun dérèglement systématique, aucune mise
entre parenthèses ne sont nécessaires pour que l'humain
parvienne à la globalindividuation ? Il n'y a rien à exclure
ou à réduire; tout est à récupérer, même les déchets.

413
414
CHAPITRE IX

UN SUPPLÉMENT EXHAUSTIF

(123) Éveil et réveil.— Certaines personnes ont besoin de


se réveiller. Cela n'en fera pas pour autant des individus
éveillés. Quelle est la différence entre ces deux expressions ?
Celui qui se réveille se demande ce qui lui arrive. Il ne sait
plus où il en est. Il s'interroge même sur lui-même. Qu'il
s'agisse du réveil matinal ou du réveil de quelqu'un qui
s'ouvre enfin les yeux à la réalité, dans les deux cas il y a un
choc. On se trouve tiré d'un état où l'on n'avait plus le souci
de soi. Les yeux fermés ou ouverts, plus rien ne comptait.
Quelqu'un pourrait être mort sans le savoir et son étonne-
ment au réveil ne serait pas plus grand. L'étonnement, d'ail-
leurs, vient surtout du fait qu'on est toujours un peu surpris
de s'être abandonné au sommeil nocturne ou de s'être ab-
senté de soi-même. Celui qui guette le moment où il va s'en-
dormir dans l'espoir d'en être conscient court vers une désil-
lusion. Ce n'est pas ainsi que les choses se passent. Pour
pouvoir dormir consciemment, il faut s'accompagner avec
une conscience de rêve qu'on a mis en place pendant l'état
de veille. Ainsi, le rêve nous étant familier, il devient possi-
ble de continuer à rêver autrement, en s'observant. Mais
peu dé gens ont conscience de rêver, encore moins de dor-
mir. Tous, cependant, peuvent faire l'expérience du réveil,
soit parce qu'ils viennent d'entendre la sonnerie du réveille-
matin, soit parce qu'ils ont été l'objet d'une énergique bous-
culade de la part des événements. Or, le réveil peut être
suivi d'un nouveau sommeil. L'individu qui vit sa vie de
façon nébuleuse ne sait finalement pas s'il veille ou s'il

415
dort. Il ouvre et ferme les yeux sans être trop conscient de
ce qu'il fait. Il est diverti de son essence profonde par la rou-
tine. La vie l'emporte. Il sait seulement que les choses arri-
vent et qu'un jour viendra l'heure de sa mort. Il se peut tou-
tefois qu'un tel individu, pas encore tout à fait conscient
d'être un individu, trouve anormal de vivre ainsi dans le
flou. Il éprouve un malaise difficile à cerner, car, de façon
générale, les choses vont assez bien pour lui. Ce malaise
vient de ce qu'il n'est pas vraiment éveillé. Ses yeux sont
grands ouverts, mais il ne voit pas vraiment. Il arrive un
jour où un individu en a assez de voir arriver sa vie au ha-
sard des circonstances. Il veut décider de la façon dont il va
vivre. S'il est assez conscient de son état, il se peut qu'il ces-
se soudainement de se rendre au travail ou de vivre avec un
conjoint pour aller faire une retraite fermée ou passer quel-
ques semaines de vie vagabonde. En effet, un beau jour,
quelqu'un s'en va au bureau comme chaque matin, mais il
n'arrive jamais à destination. Non seulement il n'appelle
pas son patron, mais il ne rentre pas chez lui le soir et n'ap-
pelle pas sa femme. Un homme habitué de se déplacer en
habit peut jeter son veston sur la voie ferrée et grimper à
bord d'un train sans destination connue. Un autre s'arrête
dans un champ et se met à donner à manger aux oiseaux.
Cela peut aussi arriver à une femme. Ce jour-là, elle ira
peut-être mener ses enfants chez sa voisine et s'en ira dans
un grand hôtel vendre son corps au plus offrant, comme ça,
parce qu'elle en a assez, sans doute parce qu'elle se sent
déjà une prostituée en acceptant de faire pour de l'argent,
une sécurité, un confort, des choses pour lesquelles elle n'a
aucune inclination. H se peut qu'un tel individu m'appelle et
me demande: "Qu'est-ce que je fais ?" Il n'y a rien à faire,
bien sûr. Il suffit de s'écouter, de faire le silence, de s'asseoir
quelque part, sur un banc public ou dans l'herbe. Un grand
mouvement se met alors en branle dans l'esprit, comme si
une machine à tisser, longtemps arrêtée, se remettait à
fonctionner. Quelle excitation, quelle délivrance ! Mais que

416
faire avec toutes ces pensées neuves qui ne vont nulle part ?
Les laisser couler comme un flux d'énergie, les observer
sans inquiétude. Parmi ces pensées, il y en aura qui vont lui
parler d'éveil. Soyez sûrs que si un tel individu est suffi-
samment attentif, il tombera sur quelqu'un ou quelque cho-
se qui va enclancher le mécanisme de l'éveil. Je parle de
mécanisme parce que tout se passe encore au niveau de la
personne. Mais il est évident que l'éveil est rien moins que
mécanique. Je me rappelle de ces deux femmes qui sont ve-
nues chez moi et m'ont demandé: "Veux-tu nous éveiller ?"
Au fond d'elles-mêmes, elles savaient que je pouvais. En
d'autres mots, elles pensaient que je pourrais les aider à
s'éveiller mais que c'était à elles de faire le travail. Elles
étaient deux; c'est plus facile que tout seul. Si l'une se ren-
dort, de ce sommeil qui est tout entier inspiré de la machi-
nante de la personne, l'autre pourra lui donner un coup de
coude qui l'obligera à rester éveillée. Il est important de no-
ter ici que l'éveil ainsi conçu ne ressemble pas du tout au
réveil de l'individu qui sursaute dans son lit ou qu'un évé-
nement tire de sa nonchalance. Il s'agit ici de tout autre
chose. L'individu qui s'éveille opère sa vie au nom d'un prin-
cipe nouveau que j'appelle être. C'est comme s'il déplaçait le
foyer de son attention et devenait conscient de quelque cho-
se qu'il n'a jamais remarqué auparavant. En même temps
qu'il devient attentif à cette nouvelle dimension, son intui-
tion se développe. "Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?"
se demande l'homme ou la femme qui a rompu avec l'illu-
sion. Il n'en sait trop rien. Lorsque quelqu'un entre dans cet
état, je lui recommande de rester calme, de se décharger de
toute responsabilité et de jouir de sa liberté reconquise. Il
est possible que l'éveil le pousse à poser des gestes étranges.
Quelqu'un peut mettre le feu à sa maison parce qu'il n'en a
plus besoin. C'est une outrance dont se détourneront les
plus intelligents. Mais l'éveil va bien au-delà de l'intelligen-
ce, même si l'intelligence aide à s'éveiller. Quelqu'un d'autre
peut aussi décider de continuer à travailler et de s'occuper

417
de ses affaires tout en étant intérieurement complètement
décroché. Celui-là a plus de chances de s'en tirer, car ce
n'est pas en rompant avec le monde qu'on apprend à être,
mais en assumant son être en toutes circonstances. Je ne
peux pas condamner cependant celui ou celle qui laisse tout
tomber et part pour l'Orient en s'improvisant cuisinier à
bord d'un cargo. Par contre, mon expérience peut aider celui
qui tombe dans l'éveil comme dans un gouffre. En effet, s'il
a entendu parler de ces choses, il est moins surpris de ce qui
lui arrive. Il ne se sent pas aussi dépaysé qu'un autre qui
n'a aucune idée de ce genre de chose. C'est la raison pour
laquelle dans mes interviews, mes conférences et mes publi-
cations, je communique à ceux que l'éveil intéresse une foule
d'expériences susceptibles de leur servir s'ils tombent dans
cet état. J'ai dit: tomber» J'ai employé ce mot à deux repri-
ses. Que veut-il dire ? Il exprime le caractère radicalement
nouveau de l'éveil par rapport à l'état précédent dont il nous
tire. J'imagine que celui qui s'est toujours promené sur le
plancher des vaches et qui saute soudainement en parachu-
te à dix mille pieds d'altitude doit avoir une impression as-
sez semblable. Alors qu'au sol il cherchait son oxygène sur
les trottoirs d'une grande ville par une chaude journée d'été,
voilà qu'il a soudainement beaucoup d'air, des tonnes d'air
et de transparence où il se précipite allègrement comme s'il
venait de trouver la solution globale à tous ses problèmes
d'oxygénation. L'être donne cette impression d'immensité,
car il rappelle à l'individu humain, familier du travail, qu'au
fond de lui-même il est en vacances, qu'il n'a pas à rentrer à
la maison parce qu'il est désormais sans abri, qu'il n'a à
penser qu'à son être et que tout le reste viendra par sur-
croît. Il y a donc dans l'éveil la satisfaction d'un désir
d'éternité comblé, comme si l'on mettait soudainement le
doigt sur une réalité qu'on n'avait fait qu'imaginer jusqu'ici.
Celui qui connaît l'éveil sait maintenant qu'il est allé cher-
cher un supplément exhaustif à sa vie.

418
(124) Forcing et supraconscience.— Tout individu dési-
reux de s'éveiller le peut. Comment va-t-il s'y prendre ?
Puisqu'il est question d'acquérir un être et que l'éveil pro-
fond de l'individu en dépend, il va donc falloir qu'il utilise la
force. Tout va résider sur le sens qu'il va donner à cette ac-
tion. Il n'y a aucune limite objective. Les seules résistances
que l'individu rencontre dans ses entreprises viennent de
lui. Sa prise de conscience de lui-même est comme l'expan-
sion d'une lumière qui dissipe le brouillard. Parfois, une
perspective se dessine. La lumière s'y engouffre. Il pressent
quelque chose qui le dépasse et en même temps qui l'attire.
C'est comme s'il recevait un appui de cela même qu'il cher-
che et dont il n'est pas encore très assuré. Ainsi, avant que
ne s'accomplisse l'intussusception de l'être, déjà l'être tra-
vaille le néophyte, l'instruit, le transforme. Or, l'être ainsi
anticipé possède déjà toute la sagesse des choses arrivées. À
travers l'action de son entéléchie, l'individu connaît son
point, d'aboutissement dans la mesure où il sait ce qui le
mène. Dans la grande lumière de l'accomplissement final, il
y a des forces autant à conquérir qu'à intuitionner. Ce qui
n'est pas encore pèse de tout son poids de lumière sur l'om-
bre d'une vie marquée par les attitudes personnelles. En
d'autres mots, l'homme qui veut s'éveiller connaît déjà ce
qu'il cherche et peut en jouir par anticipation comme s'il se
sentait fort de son empire futur... qui devient par le fait
même son empire présent. Dans sa quête de soi-même, car
l'être n'est rien d'autre que ce qu'il est depuis toujours sans
que ce "toujours" soit actualisé dans sa vie, il peut recevoir
des indications contradictoires en provenance des hauts
deux de sa psyché-univers. C'est que, quelque part, il est
déjà réalisé... en vertu de ce qu'il deviendra. Ces indications
peuvent tantôt le pousser à une saine paresse — relaxe, aie
confiance et soumets-toi à l'action inspirée de ton être ! —
tantôt encore lui inspirer une action intrépide, une sorte de
forcing pour devenir maître de la supraconscience. Par for-
cing, j'entends ici une augmentation de l'intensité de la pen-

419
sée au cours de l'épreuve qui consiste à se conduire comme
si son être était réalisé. Du fait de cette conduite comme si,
il l'est obligatoirement, par la force d'entraînement du mi-
métisme transcendantal. qui amène la personne à s'identi-
fier à l'être dont elle n'a pas encore la jouissance, mais qu'el-
le pressent actif en elle, puisque c'est elle-même qui est im-
pliquée dans la conversion. Ce forcing qui s'accompagne
d'une accentuation de l'attention en vue de mener à terme
l'oeuvre commencée réside tout entier dans la résolution qui
accompagne la volonté de celui qui veut en terminer avec
cette tâche. C'est donc avec un esprit combatif, ardent et
rebelle que l'individu va s'adonner tout entier à sa volonté
océanique d'être, risquant le tout pour le tout, fonçant tête
baissée au mépris des conventions, des préjugés ou des
conseils de prudence. L'instant d'après, on le retrouvera
détendu, indifférent, presque passif devant les échéances.
C'est qu'il a déjà commencé à penser autrement. Il y a une
très grande parenté de démarche entre celui qui se remet
d'une grande maladie et qui a appris à respecter son rythme
et celui qui vient de recevoir un coup d'absolu qui l'a obligé
à voir les choses autrement. Au fur et à mesure qu'un indi-
vidu s'installe dans l'être, la vie qu'il a menée peut lui appa-
raître comme une maladie dont il s'est guéri. Si par exemple
il a abusé de l'alcool, et qu'il est devenu sobre, il peut décou-
vrir des ivresses êtriques beaucoup plus puissantes. C'est
comme s'il était soûl à longueur de journée. Bien sûr, ÎI se
familiarisera avec ces impressions très fortes qui fondent
sur lui comme des tempêtes d'énergie, de réalité et d'absolu.
En certaines circonstances, il se sentira mené à écouter son
être profond, son "Je suis" infini qui s'exprime dans sa tête,
dans sa vie. En d'autres circonstances, il va pousser sa
chance comme s'il dépendait de sa seule volonté que son "Je
suis" grandisse. C'est à ce moment-là qu'il va pratiquer le
forcing. Il donnera alors l'impression d'être un individu qui
cherche à s'éveiller dans un rêve. Cela m'est arrivé très sou-
vent. À force d'être conscient, j'ai fini par dormir consciem-

420
ment, si bien qu'au moment où je rêvais, je m'incitais à ne
pas oublier le rêve pour pouvoir le noter au réveil et même,
je prenais la décision de me réveiller. Le forcing vers la su-
praconscience est comme cette volonté manifestée dans mes
rêves de pousser ma compréhension à l'extrême et d'entraî-
ner en me réveillant l'invisible dans le visible. C'est un peu
ce qui se passe quand on fait l'apprentissage de l'immanen-
ce. On apprend à intégrer à la pensée ce qui nous semblait
autrefois venir de l'extérieur de la pensée. Ce travail, par
lequel la personne se libère progressivement de ses limites,
ne se fait pas en une journée. Chaque jour, l'esprit va plus
loin. Et même si l'être fait sentir ses effets instantanément,
nous ne devons jamais oublier qu'il s'accomplit moyennant
le devenir de la personne qui cherche, qui scrute, qui pous-
se, qui renonce à ses conduites écologiques et accepte de se
faire prendre en charge par son "Je suis" immanent. La su-
praconscience ici n'est rien d'autre que la conscience pure
investie d'être. Mais c'est pure merveille que de la voir des-
siller les yeux de la personne, de la désabuser, de lui faire
voir les choses sous leur vrai jour, car rien n'égale en éclat
la lumière de la supraconscience au moment où elle s'impo-
se à l'esprit comme une délivrance immanente.

(125) Illumination et immersion.— Chaque type d'ex-


périence est défini par quelque chose d'ineffable. L'immer-
sion en Dieu vécue par les saints et l'immersion de la per-
sonne dans son être propre chez l'individu réalisé sont deux
expériences tout à fait différentes. L'une aboutit à l'unité
par la transcendance, l'autre par l'immanence. Bien enten-
du, elles illustrent toutes deux une certaine vision du mon-
de. Pour connaître l'immersion en Dieu, il faut croire en
Dieu et s'être investi dans la thèse de la croyance. Le saint
ne sait pas de quoi il parle quand il parle de Dieu. C'est une
sorte d'ignorant illuminé, pris en charge par une lumière
vers laquelle il a été tendu toute sa vie sans trop pouvoir

421
définir en quoi elle consiste. L'individu réalisé ne procède
pas de la même façon, n'attend pas les mêmes résultats de
son action et considère qu'il ne peut rien obtenir sans se le
donner. Il vit toutes choses du dedans, même le dehors. Sa
force grandit quand il déploie son être. La plénitude ressen-
tie au coeur de la réalisation n'a rien à voir avec les délices
de l'amour extatique. Ce qui le ravît, le transporte et le
comble, c'est le sentiment d'être à soi éternellement, de se
posséder comme Dieu se possède. L'homme réalisé est donc
une sorte d'athée qui se fait Dieu par le pouvoir de sa
concentration joyeuse sur lui-même et sur tout. Son désir
n'est jamais de s'unir; il est tout. On ne peut dire de lui que
son âme est inquiète; il n'a pas d'âme. Au lieu de s'écouler
en Dieu comme si celui-ci constituait son centre infini, il
grossit ses flots, grandit dans toutes les directions et crée
l'espace qui reçoit son être en assumant celui-ci. Il y a une
certaine parenté entre les mystiques de toutes les religions.
Qu'ils soient hindous, bouddhistes ou chrétiens, ils s'aban-
donnent à un Tout Autre. Ceci les distingue de l'homme ré-
alisé qui s'abandonne à sa façon à un Tout Moi. La nature
de cet abandon varie selon les attitudes. Le mystique renon-
ce à ce qu'il est, l'homme réalisé l'assume en totalité en se
reconnaissant être. Tantôt suprême autorité de sa vie, il
agit avec une puissance de décision rare; tantôt personne
irrésolue s'inscrivant dans l'être, il brigue l'inspiration de
celui-ci, mais à cette différence près que celui-ci n'est pas un
autre. Certains s'étonneront que je définisse Dieu comme un
autre, comme l'Autre absolu. Bien sûr, s'il me crée, m'em-
porte, me nourrit, m'élève et que cela n'est pas dans ma na-
ture, il faut bien que je reconnaisse que ce n'est pas moi qui
agit. Nul saint ne prétendra jamais harnacher Dieu, opérer
Dieu ou lui commander en quelque façon. L'homme réalisé
emporte son être autant qu'il se laisse emporter par lui.
C'est un homme d'exploit, de performance, d'audace. Il agit
par lui-même. C'est ainsi que j'ai pu répondre quand on m'a
demandé qui m'avait envoyé: je me suis envoyé moi-même.

422
Jésus n'aurait pas pu dire une telle chose. En tout cas, il ne
l'aurait pas osé, car il aurait fallu qu'il se sente le père du
Père, c'est-à-dire qu'il reconnaisse la priorité de sa pensée
en tant que celle-ci lui permet de penser le Père par une
commodité de langage exprimant en termes courants la si-
gnification de son être. Qu'aurais-je à dire à Jésus si je le
rencontrais ? Le voyant arriver en marchant sur les flots,
j'attendrais qu'il atteigne le rivage et le prendrais dans mes
bras. À aucun moment, je ne me sentirais limité par le fait
de ne pas savoir marcher sur les eaux. Mon initiation a por-
té sur mon être et non sur des techniques héritées des Es-
séniens. Si l'on m'objecte qu'en cas de naufrage sur la mer,
je coulerais avec les autres, je répondrai que mon être ne
peut pas faire naufrage. Tout se joue ici. Les croyants me
reprocheront de souffrir d'une boursouflure de l'Ego. Je leur
répondrai que je suis riche de moi-même et que j'ai peu de
souci de ce qui peut m'arriver, pourvu que je me garde à
l'être. On constatera que dans l'attitude du croyant, il y a
une grande émotivité. Il se précipiterait aux genoux du Sei-
gneur; moi, je l'inviterais à prendre un café. Nous parlerions
de l'éternité entre gens forts qui n'ont rien à se prouver. Le
regard translucide et bleu du Seigneur serait un fortifiant.
Je me dirais: s'il lit en moi, il va comprendre que je me sens
Dieu. Je serais très excité par une telle rencontre, mais je
ne tomberais pas dans le lyrisme larmoyant des prières.
Nous parlerions certainement des femmes et de l'amour. Il
me rappellerait sans doute qu'il s'abstient des choses de la
chair. Je lui répondrais que, mon être embrassant toutes
choses, je le retrouve dans la jouissance et la beauté. Cer-
tains croyants pourraient m'objecter qu'il y a une forme
d'amour total qui dépasse le sexe. Curieusement, chez moi,
cette forme d'amour total l'inclut. Et puis, l'amour n'est pas
le dernier mot de tout en ce qui me concerne. Pour aimer, il
faut être. Ce n'est pas mon amour qui me donne de l'être,
mais mon être qui me permet d'aimer. Quand Jésus me di-
rait qu'il est allé au Père, je lui ferais observer que je ne vais

423
nulle part, puisque je suis rendu. Notre échange de points
de vue ne pourrait manquer d'aboutir à la grande question
de l'illumination. Alors que les croyants ont mis toutes leurs
espérances en la lumière de Dieu, j'aimerais rappeler à Jé-
sus que je me sens comme lui la Lumière et la Vie. Et c'est
en ce sens que j'ai pu dire qu'il y a trop de croyants et pas
assez de Christ. Les premiers cherchent la lumière, les se-
conds brillent. Peut-être y aurait-il un regard de connivence
entre Jésus et moi. Orgueil insensé, s'écrieront les humbles.
Juste reconnaissance de moi dans l'autre, préciserai-je, car
le semblable est connu par le semblable, ne l'oublions pas. Il
n'y a pas cinquante mille façons de connaître Dieu, il faut le
devenir. Ou bien on le devient par immersion dans une
transcendance, ou bien on le devient par intussusception,
mais alors on ne devient que ce que l'on est, c'est-à-dire
tout. Il serait intéressant de faire valoir devant Jésus ma
thèse d'après laquelle je ne suis séparé de rien. Cette idée
d'une compréhension englobante êtrique ne lui répugnerait
sans doute pas et, peut-être consentirait-il à reconnaître que
ce que les chrétiens appellent le Père n'est rien d'autre que
son être profond. J'ai toujours trouvé suspecte l'expression
maçonnique "recevoir la lumière". Je lui substitue volontiers
cette autre expression "se donner la lumière". On ne peut se
donner la lumière qu'en s'embrasant par une activât ion de
l'énergie, c'est-à-dire en entrant en travail de façon à nous
inscrire dans le dynamisme de l'entéléchie. Bien sûr, c'est la
personne qui s'embrase. Cependant, elle ne s'embrase pas
au contact d'un Tout Autre, mais par la conversion de ce
qu'elle est en ce qu'elle a à être, car l'être est toujours vécu
comme une dimension de conquête par la personne qui a à
se rendre digne de ce qu'elle vaut au niveau le plus haut.
L'illumination êtrique est donc inexorablement liée à l'éveil
et, comme l'être se retrouve en tous, ce n'est pas faire acte
de dépendance que de s'appuyer sur quelqu'un qui nous as-
siste dans la tâche de nous éveiller, car il est nous dans la

424
mesure où nous l'associons à notre être par notre désir
d'être qui ne peut être que communion.

(126) Subjectivité et superjectivité.— L'être représente


un "plus" gigantesque en toute vie humaine. Il apporte des
débouchés à l'expérience, une délivrance à la personne, une
compréhension supérieure à l'esprit. Bref, apprendre à vivre
selon son être plutôt que de chercher à se contrôler ou à se
soumettre à des lois étrangères est extrêmement profitable.
Il s'agit de voir maintenant pourquoi un si grand nombre
d'individus ne veulent pas s'avantager eux-mêmes en vivant
de la sorte et cherchent même à se nuire sciemment en de-
venant leur pire ennemi. Avez-vous déjà rencontré quel-
qu'un qui, au mépris de tous les attraits de la jouissance, de
la douceur et de la liberté, s'est mis lui-même dans une si-
tuation où il ne peut qu'être frappé par la loi générale et
expier de la façon la plus douloureuse sa haine mortelle de
l'humanité ? Vous comprendrez alors que l'acquisition d'un
être ne va pas de soi. Tous ne cherchent pas à expier ou à se
suicider. Certaines personnes sont même honnêtement dési-
reuses de réussir leur vie. Mais elles s'y prennent si mal,
elles excellent tellement à bâtir la nuit les obstacles qu'elles
rencontrent le jour, qu'elles finissent par transformer les
peccadilles qui ont suscité toute leur vie leurs critiques
acerbes et leur réprobation mesquine en emmerdements
majeurs susceptibles de ruiner leur fin de vie. Que se passe-
t-il donc dans l'esprit des humains ? Je crois qu'à moins de
se laisser gagner par la douceur qui se dégage d'un être
d'exception mis sur leur route pour les éclairer, ils ne sont
pas suffisamment intelligents par eux-mêmes pour organi-
ser les conditions de leur bonheur et de leur liberté. Ou
peut-être encore cherchent-ils à éviter de passer pour intel-
ligents en pratiquant l'humilité, la dénégation, le renonce-
ment et l'auto-apitoiement. C'est ce confort dans la petites-
se, la fausse honte et le malaise qui rend impensable une

425
exaltation êtrique susceptible d'entraîner un dépassement
radical des restrictions entourant la persona-d'illusion.
Peut-être faudrait-il chercher au coeur de la subjectivité
pensante des individus la clé de cette automortification par
le refrènement et le contrôle comme si chacun s'appliquait à
fuir de toutes ses forces ce qu'il désire le plus, le paradis. Il
faut comprendre ici que la subjectivité est marquée par la
sensibilité, la vulnérabilité et l'intériorisation. Par la sensi-
bilité, elle s'expose à pâtir de sa situation existentielle. Par
la vulnérabilité, elle s'ouvre la voie des douleurs et se définit
comme une victime potentielle. Par l'intériorisation, elle
s'oblige à réfléchir à ses actes, mais trop souvent tombe
dans le souci qui s'impose à elle comme un enfer permanent.
Bien sûr, la subjectivité est susceptible d'une conversion. La
subjectivité empirique est certes menacée du seul fait d'être
coupée de l'objectivité, mais la subjectivité transcendantale
se dégage de cette division épistémologique ruineuse en
trouvant en elle la loi de l'objectivité elle-même. On pourrait
croire que c'est là la solution finale aux difficultés de la
conscience réaliste confrontée à un univers extramental
brutalement opposé à ses désirs. Mais par-delà la subjecti-
vite transcendantale étudiée par des philosophes aussi re-
marquables que Kant, Fichte et Husserl, qui se sont élevés
très haut dans la sphère de l'idéalisme, il existe une super-
jectivité métaphysique qui fonde dans l'être les acquis qu'ils
ont limité à la sphère de la pensée subjective. Il est impor-
tant de remarquer ici que ce dépassement ultime du conflit
ouvert entre la subjectivité et l'objectivité n'appartient pas à
proprement parler au domaine de la connaissance, car l'être
ne se soucie pas de connaître ou d'être connu. Sa clarté se
réserve pour l'intussusception. En d'autres mots, cela veut
dire que l'être étant tout, il est superflu de prévoir une
connaissance de l'être qui serait celle de la personne se te-
nant à l'écart de l'être qu'elle étudie, puisqu'elle se trouve à
être entraînée par l'être dans un processus de conversion où
connaître n'est plus le sommet de l'art de la pensée. Si je

426
suis en train de me transformer en quelque chose d'autre
qu'un animal raisonnable, le point de vue de l'animal rai-
sonnable n'est plus du tout intéressant et n'a pas d'avenir
pour moï. Considérer toutes choses du point de vue absolu
de l'être, c'est donc abandonner une série de points de vue
relatifs qui servent maintenant de combustible à l'allumage
du moteur êtrique. Ici, je le répète, il ne s'agit plus de lutter
contre soi, de se retenir, de se corriger ou de se contrôler,
mais bien de tout jeter au feu êtrique qui consume la per-
sonne et ne retient d'elle que ce qui a trait à l'éternité et
relève de l'invisible. La superjectivité constitue donc une
subjectivité lancée en avant sur la base d'une objectivité
assumée dans le dépassement même qui nous amène au-
delà. Il y a donc ici l'idée d'une projection considérable
d'énergie, ce qui rejoint la perspective d'un décollage à la
verticale déjà évoqué dans le présent traité. Comprendre
cette superjectivité, c'est se familiariser avec les différences
graduelles de clarté qui caractérisent l'individu jeté dans la
formidable aventure de l'être. Un défi considérable se pose
ici au mental aux prises avec ses catégories, son existence
égologique, ses dépendances événementielles. La superjecti-
vité équivaut à un changement de signe qui altère la valeur
de la subjectivité sans en annuler la substance. Il est ques-
tion ici de devenir parfaitement clair dans ses aspirations,
d'oser lancer le Moi dans la perspective dialectique d'une
conversion au Soi et de rassembler l'ensemble des opéra-
tions réflexives qui peuvent nous faire prendre conscien-
ce de cette opération et nous transporter dans l'exécution de
cet acte radical à travers lequel l'impossible se possibilise.
Au coeur de la superjectivité, tout ce qui n'était encore que
mécanisme et procédure dans la subjectivité se fond en une
lumière opératoire qui modifie l'équilibre de la personne en
l'entraînant plus haut, plus loin en elle-même, comme si elle
la dotait d'une puissance de production jaillissante et qu'elle
lui permettait de se surmonter par une expérience d'éman-
cipation. La superjectivité est une hauteur à partir de la-

427
quelle la constitution des transcendances majeures d'ordre
ontologico-existential et des transcendances mineures d'or-
dre ontico-existentiel peut seulement trouver son sens, car
la grande question pour chaque humain est toujours de sa-
voir ce qu'il est venu faire sur cette terre, pourquoi il est
venu à la vie et qu'est-ce qu'il espère tirer de son expérience.
C'est à ces questions que répond la superjectivité en entraî-
nant la constitution d'un point de vue si élevé qu'il éclaire
tous les autres au point de les rendre inutiles ou de les faire
disparaître.

(127) La lumineuse sauvegarde de la loi d'excep-


tion.— Le travail sur soi coextensif à la prise de conscience
de l'être amène l'individu à se poser certaines questions qui,
par la pratique même qu'elles inaugurent, constituent le
fondement de la métaphysique. En effet, que serait une
connaissance intellectuelle de l'être qui se limiterait, comme
celle des philosophes de jadis, à en cerner le contour analo-
giquement, ce qui équivaut à dire qu'on n'en sait rien; que
serait, dis-je, cette connaissance sans une pratique vécue
qui la soutienne, la confirme et l'applique à la vie ? Ce ne
serait là qu'un savoir théorique sans débouché qui finirait
par aboutir, comme la scolastique du Moyen Âge, à des que-
relles inutiles, comme celles qui visaient à déterminer com-
bien d'anges pouvaient se tenir sur la pointe d'une aiguille.
La pratique êtrique cependant ne se limite pas au travail
sur soi. Son but est d'amener l'esprit à comprendre la vie en
l'arrachant aux préoccupations de détail qui monopolisent
l'attention au préjudice de la vision d'ensemble qui embras-
se toutes choses par un seul acte d'être. S'il nous faut acqué-
rir sur terre cette unité sans laquelle la survie de l'individu
n'a plus aucun sens, aussi bien s'adonner à sa constitution
avec tous les éléments nécessaires à cette entreprise. Lors-
qu'un individu veut bâtir sa vie, il doit avoir des préoccupa-
tions d'architecte. Il sait très bien qu'il n'y parviendra qu'en
établissant en lui un équilibre permanent seul capable d'as-

428
surer la pérennité de sa démarche. "Il faut toujours cons-
truire des châteaux dans les nuages, écrit Henry David
Thoreau; c'est seulement après qu'on leur met des fonda-
tions". Thoreau qui était transcendantaliste voulait dire par
là que sans une conception élaborée de la vie, il est impossi-
ble de bien vivre, car l'idée que nous nous faisons de [a vie,
comme de l'amour ou de la mort, détermine la façon dont
nous vivons, aimons et mourons. Or, il est impossible de
laisser se déployer l'être à travers la personne sans préparer
celle-ci psychologiquement à vivre en fonction d'un centre de
gravité qui dépasse de fort loin la législation du Moi empiri-
que comme point de référence pour l'expérience. Maints ini-
tiés ont péri pour avoir négligé de fonder leur révolution
personnelle dans une compréhension supérieure efficace. Oh
! Ils savaient guérir, ils pouvaient accomplir des miracles,
mais ils ne purent échapper à la destruction, car ils avaient
minimisé le poids de la Némésis qui s'abat sur quiconque
défie la loi générale. Peut-être ignoraient-ils qu'il existe une
loi d'exception qui protège ceux qui sortent des sentiers bat-
tus et dérangent l'ordre établi. Peut-être le mot "protection"
est-il mal choisi ici. L'individu qui vit selon son être n'est
pas en danger. Mourir n'est rien pour lui. Mais il se peut
qu'en abrégeant ses jours par sa témérité, il nuise au succès
de son entreprise. Je ne peux m'empêcher de songer aux
oeuvres que Mozart eût pu donner à l'humanité s'il avait
vécu quarante ans de plus. Et Pic de la Mirandole n'eut-il
pas gratifié l'humanité de quelques traités remarquables
plus explicites que son Heptaplus s'il n'avait pas disparu
aussi rapidement de la circulation, encouragé en cela par les
nonces du pape partis à ses trousses ? Ne parlons pas de
protection, puisque l'individu qui a un être n'est plus mena-
cé; parlons de sauvegarde lumineuse, parlons d'accomplis-
sement sans sacrifice, car je ne croîs ni au sacrifice ni à la
souffrance. Et je ne vois pas pourquoi un individu devrait
payer parce qu'il s'est élevé trop haut ou qu'il a découvert
des connaissances secrètes. Le choc en retour qui frappe

429
ceux qui ont ébranlé l'ordre social n'a de sens que dans la
mesure où ils le redoutent et l'attendent. Jésus n'a-t-il pas
annoncé son châtiment pour avoir pris le parti de l'être ?
Connaissez-vous quelqu'un qui n'ait pas annoncé les mal-
heurs qui l'attendaient pour avoir osé affronter la loi géné-
rale ? Toutes les grandes victimes de l'Histoire avaient mi-
nutieusement préparé leur sortie. De Socrate à Gandhi, de
Jésus à John Kennedy, on ne rencontre aucun de ces grands
sacrifiés qui n'ait été consentant devant le caractère fatal de
son destin. Maïs que leur est-il donc arrivé à tous ? D'où
vient cette mentalité expiatrice ? Nietzsche annonce qu'il
doit disparaître pour que Zarathoustra grandisse. Est-il si
difficile de soutenir qu'on triomphera avec éclat et facilité ?
La loi d'exception est le pouvoir immanent qui permet à ce-
lui qui change l'ordre des choses d'être intouchable malgré
son apparente vulnérabilité. Un tel pouvoir est comme un
paramètre distinct de l'être qui aide l'individu encore aux
prises avec la personne à se tirer d'embarras et à savoir
comment s'y prendre. En développant mon système de force,
j'ai appris qu'il y avait un art d'oser, de transgresser la loi,
de franchir certaines limites. Cet art ne peut être fondé que
dans une saine réserve personnelle face à son grand pouvoir
d'être. Par exemple, si ma vie se présente comme un jeu de
hasard, j'agirai en sorte de pouvoir me retirer du jeu avant
de commencer à perdre. J'ai toujours pensé que celui qui
voulait bénéficier de ses avantages trop longtemps sans rien
concéder se mettait lui-même en difficulté. Sur cette terre, il
faut se faire excuser d'être trop brillant ou trop fort, non
auprès de ceux qui pourraient vouloir se venger de nous par
envie, mais auprès de cette loi générale soupçonneuse et
inquiète de ses droits qui cherche à punir et à sévir chaque
fois que ceux-ci sont menacés. C'est la raison pour laquelle
mon oeuvre n'a pas connu un succès subit. Un secret méca-
nisme me poussait à me retirer au moment où je semblais
en plein contrôle d'une situation. Ou encore, malgré un suc-
cès évident, quelque chose faisait qu'on me retirait le pou-

430
voir de le prolonger. Et chaque fois, au lieu de me plaindre,
je comprenais la sagesse de cette loi parfaite qui agissait
pour mon bien et en laquelle j'ai fini par reconnaître la loi
d'exception. C'est comme si le temps où il fallait payer un
prix pour avoir introduit la perfection dans le monde était
révolu. Il est possible que la culpabilité universelle encoura-
gée par les grandes religions perde du terrain face aux dé-
couvertes modernes qui nous montrent l'homme parfaite-
ment capable de se dégager des contraintes que la société
exerce sur lui. Au moment où le Nouvel Ordre Mondial me-
nace d'enlever toute liberté aux individus, la poussée en
avant de ceux qui assument leur être sous la lumineuse
sauvegarde de la loi d'exception est sur le point de mettre en
échec cette tentative de soumission des consciences à grande
échelle. Que dire ? on ne peut tout simplement pas venir à
bout de la liberté !

(128) L'être s'accomplit moyennant son devenir.— Il


est inutile de nier l'existence du mouvement comme l'ont
fait Parménide et Zenon. Nous nous mouvons par nous-
mêmes, même si cette apparence de mouvement se réduit à
une série de modifications de notre expérience. Si nous
avons le goût de nous lever, de marcher, de courir, nous le
pouvons. Un paralytique ne le peut pas, certes, mais il peut
se faire comprendre par un mouvement des paupières ou un
grognement, et ses signaux seront saisis par ses interlocu-
teurs, ce qui prouve amplement qu'il se meut, même à une
échelle réduite. Tout se meut d'ailleurs. Le granité des mon-
tagnes, cristallisé depuis des milliards d'années, n'en est
pas moins mû d'une vie profonde qui, malgré une apparente
immobilité, anime la beauté figée du roc. De toute façon,
devrions-nous imaginer les réalités les plus radicalement
opposées à la vie, elles n'en sont pas moins nos représenta-
tions et dansent dans nos regards. Sans doute m'objectera-t-
on ici que c'est plutôt nous qui dansons que la réalité et que

431
même, lorsque j'ai l'impression de voler dans le corridor de
mon immeuble en parlant à une de mes compagnes, mes
pieds n'en touchent pas moins le sol. Mais ce sol dont vous
parlez, qui le voit, qui le perçoit au moment où j'ai l'impres-
sion de voler ? Et ma compagne, si elle est tout absorbée par
mes paroles et se mire dans mon regard, qui vous dit qu'elle
ne vole pas aussi, et tout l'édifice avec elle ? La majorité des
gens se comportent comme s'il existait une réalité matériel-
le. Ils se disent intérieurement qu'elle est inamovible, impé-
nétrable, inexplicable et ils le croient parce qu'ils se heur-
tent chaque jour à cette réalité qu'ils ont voulue telle. Mais
moi, je vous dis que tout se meut, que nous nous mouvons et
que c'est à travers ce mouvement qu'il transcende que notre
être immuable grandit. Qui peut comprendre que l'être s'ac-
complit moyennant le devenir de toutes choses, qu'il est et
qu'il n'est pas cela qui s'offre à nos yeux sans pourtant que
l'on puisse posséder sa substance ? Parce que les gens n'ont
pas beaucoup étudié la pensée, ils n'associent pas sponta-
nément le monde-comme-représentation à un rayon de
conscience qui transcende le Moi pour venir s'étaler dans la
couche phénoménale ontique de la compréhension. Qui peut
croire que le Moi continue à vivre dans de tels actes et qu'il
est déjà en quelque sorte installé dans le monde qu'il occupe
par sa volonté au moment même où la faculté représentati-
ve de l'esprit se donne à penser et le monde et le Moi ? Cer-
tains vécus constitués dépendants de Cogito précis qui s'ex-
priment à travers eux sont porteurs du monde et nous le
font éprouver comme coextensif à la pensée. Tout l'univers
objectif n'est qu'un ensemble de corrélats de la conscience
pensés en esprit. Il faut d'abord commencer par décanter le
monde. C'est la raison pour laquelle j'ai entrepris mes gran-
des réflexions en élaborant mon Traité sur l'immatérialisme
pour en venir, seulement après, à mon Traité sur l'être. Il
me fallait voir clair, comprendre que le monde n'est qu'un
reflet d'une dimension profonde que je porte en moi. Il me
fallait aussi découvrir que mon "Je suis" m'apparaîtra d'au-

432
tant plus comme un absolu que je comprendrai la relativité
totale de ce monde que je veux voir plutôt comme une cou-
che ontique de l'expression de mes pensées. Contrairement
à tous ceux qui croient à une réalité ultime, j'ai plutôt ten-
dance à adhérer à l'idée d'une pensée ultime. C'est là que
tout commence, qu'il est possible de pressentir l'ampleur de
la libération qu'entraîne la critique de la matérialité abs-
traite. Comment pourrais-je me développer si j'ai l'impres-
sion de vivre dans un corps où mon âme est enfermée ? C'est
là un très mauvais schème de pensée fondé sur la notion
d'incarnation. Je ne peux pas m'imaginer prisonnier de la
matière quand tout en moi me rappelle la volupté d'être
libre, quand les plus beaux spectacles qui s'offrent à mon
esprit ne sont pas ceux que mes yeux de chair me révèlent
maïs ceux que le clair-voir me réserve quand je change la
fonction de mes yeux. L'erreur vient de ce que la plupart des
gens pensent que leur conscience s'est développée dans un
corps peu après leur naissance. Ils ne voient pas que cette
expérience de la naissance est celle de leur mère et que leur
premier acte de pensée est celui qui leur a révélé leur exis-
tence lorsqu'ils avaient trois, cinq ou sept ans. Ils ne sont
pas capables de maintenir la notion de devenir dans le cadre
de l'intussusception. Au lieu de faire de la conscience une
force créatrice, une synthèse de production, ils l'imaginent
découlant des métamorphoses de la matière. Une telle
conception rend impossible l'avènement de l'être. Comment
celui qui se croit un enfant de Dieu limité par la mort pour-
rait-il se donner un être qui englobe Dieu? La prémisse qu'il
adopte fonde son impuissance. L'être n'est pas un résultat
du devenir; il est ce par quoi le devenir de la personne trou-
ve son sens dans sa conversion à ce qu'elle a à être. Parler
d'une naissance de l'être, maintenant et toujours, ce n'est
pas assigner un commencement à ce qui n'en a pas; c'est
concevoir ce qui a toujours été comme surgissant mainte-
nant. On s'abuse quand on veut faire de l'être un résultat.
L'homme se donne l'être, constitue son être, se fait être de la

433
seule façon que l'être peut être fait ou conçu. Dans son acte
de libérer l'être, c'est l'être tout entier qui libère l'homme.
Une fois cette chose comprise, la vie devient immensément
facile. L'individu ne cherche plus d'horizon lointain qui
pourrait assouvir sa soif d'infini. Il reçoit à chaque instant
la grâce de son être comme une bénédiction secrète qui
transforme sa vie et l'inspire.

(129) L'être n'a pas d'histoire.— Il ne s'agit pas par


mon propos d'exclure les transcendances, mais bien de les
intégrer à l'immanence de la pensée pure comme autant de
modalités expressives s'allumant au fil des constitutions et
dotant la personne d'une capacité de transformation. L'His-
toire n'est pas une réalité en soi, mais une fiction servant à
situer certains axes de développement humain. S'il fallait
faire l'Histoire dans le sens d'une compréhension globale de
tous les actes labres posés, on n'en finirait plus. Ce que l'on
appelle l'Histoire n'est rien d’autre qu'une tentative d'ap-
proximation cherchant à établir un fil conducteur entre di-
vers événements plus ou moins connus, plus ou moins com-
pris. Il n'y a d'histoire que problématique et contingente.
Parler d'une histoire de l'être comme Heidegger l'a fait relè-
ve de la fumisterie. Un grand homme peut avoir ses faibles-
ses. J'en ai sûrement aussi, mais pas au point de m'aveugler
sur cette masse compacte d'énergie qu'on appelle l'air du
temps et qui constitue la représentation la plus simple qui
puisse accompagner nos perceptions. Par exemple, je suis à
ma fenêtre et j'entends gronder la circulation des voitures
qui remontent du centre-ville. Mais en même temps, je vois
le ciel bleu ainsi qu'une légère couche de pollution à l'hori-
zon, j'entends le bruit d'un avion à réaction qui décolle. Le
tout se fond en quelque chose d'indiscernable que n'importe
quel observateur peut percevoir aussi bien à bord d'un ba-
teau devant la mer en furie qu'au-dessus des champs de
bataille. Il y a quelque chose dans l'air qui gronde, qui bou-

434
ge, qui vit et dont l'essence accompagne chaque perception.
Cela n'a ni largeur, ni épaisseur. C'est comme la réverbéra-
tion de notre énergie qui sourd à travers les mille bruits du
monde. C'est le commun dénominateur de nos pensées en-
trevu à travers notre sensibilité. C'est cela que Heidegger a
pris pour l'Histoire. Il a senti quelque chose en marche et il
a cru que c'était l'humanité, que tous les hommes étaient
mus par un même destin et qu'il pouvait recenser une partie
des événements qui marquent les différentes époques de la
vie. Mais voilà, la matière n'existe pas, le monde est une
représentation et seul le Vouloir-vivre universel fait du ta-
page. Le reste n'est que si lence. Nous avons tout inventé
parce que nous aimons les discours. Nous aimons qu'on nous
compte une histoire avant de nous endormir. Ce cinéma
auquel nous vouent nos actes quotidiens est une illusion. La
majorité des choses que nous percevons ont été forgées à
coups de théories. Nous sommes les créateurs d'un univers
que nous cherchons maintenant à connaltre parce que nous
avons oublié que nous l'avons créé. C'est trop bête à la fin.
Et nous allons accorder une importance à l'histoire de cette
illusion parce que nous souhaitons ne pas nous perdre dans
cet air du temps où s'active notre énergie d'être comme seu-
le source de nouveauté. En réalité, ce que nous appelons
l'Histoire n'est rien d'autre qu'un alibi. Nous cherchons à
situer notre existence par rapport à celle des autres parce
que nous n'osons pas lui donner un sens qui ne relèverait
que d'elle-même. Nous cherchons dans notre passé les origi-
nes de nos comportements, nous attachant à des détai Is de
la vie d'aujourd'hui qui ressemblent à celle d'hier. Mais l'es-
sentiel est inimitable et surgit perpétuellement comme du
neuf, car notre "Je suis" immanent dans sa floraison absolue
nous situe d'emblée au-delà de la connaissance au-delà des
définitions et des comparaisons. Ce n'est qu'en regardant
par la fenêtre qu'on peut entrevoir le sens caché de tout ce
qui existe. Le matérialisme moderne qui s'est substitué au
matérialisme ancien a clos nos yeux et nos oreilles, nous

435
laissant attentifs uniquement à la structure des objets, à
leur configuration spatiale et à l'émotion ressentie devant
eux. Mais, en réalité, ce que nous percevons est fluide. La
sirène de l'ambulance que j'entends par la fenêtre se déta-
che un instant du vrombissement normal des choses qui
parvient jusqu'à moi. Mais quelles sont ces choses qui vont
dans toutes les directions? Puis-je les décrire une à une
quand je ne regarde pas dehors? C'est seulement une masse
d'énergie qui nourrit mes sens et que j'ai voulue telle. Le
son de la sirène décroît et me revoilà silencieux à ma table.
À différents niveaux de perception, des éléments percepti-
bles peuvent surgir, se détacher un instant du fond dont ils
sont issus et retourner à ce fond après avoir monopolisé mon
attention. Jour et nuit, une masse de sensations traverse
mon corps, mon esprit, ma vie. J'ai appris à vivre avec ce
flot. Au coeur de cette énergie, des figures s'imposent à moi.
Napoléon, Balzac, Einstein, mes parents, mon concierge.
Mais croyez-vous que la meilleure façon d'en prendre cons-
cience est de les situer dans un contexte historique ? Pas du
tout. Lorsque je m'imagine ces figures qu'on dit appartenir à
l'Histoire, elles m'entourent comme si elles se joignaient à
moi en se fixant, le temps que j'y pense, sur le circuit de
mon ipséité comme autant d'évocations se supperposant à
mes pensées habituelles. En ce sens, tous ces gens auxquels
je pense sont mes contemporains. Ils vivent maintenant
dans mes pensées. J'ai beau me répéter: Napoléon est fran-
çais, il est mort il y a 170 ans. Jeune lieutenant d'artillerie,
il a traversé à pied les jardins du Luxembourg, il est mort
en exil sur l'île Ste-Hélène, mais cela ne me renseigne pas
sur son essence. Ce n'est pas à ces traits que je le reconnais,
mais à l'énergie éternelle qu'il dégage. Si j'aime Napoléon,
c'est moins pour la nature de ses actes que pour sa "façon" à
lui de les poser. C'est sa manière que je retiens et non sa
matière. D'ailleurs il n'y a que cela à retenir. C'est toujours
ainsi que nous entrons en contact avec l'essence des gens.
C'est de cette essence que nous tombons amoureux lorsque

436
nous y reconnaissons nos propres vibrations. Une femme
peut être belle, mais ce n'est pas là le déclencheur de la pas-
sion. C'est son essence qui nous rejoint. En fait, nous n'ai-
mons que des archétypes et je comprends les dieux de
l'Olympe d'avoir transformé en constellations les humains
qu'ils voulaient honorer. Ils les ont rendus infiniment aima-
bles en leur permettant d'acquérir une singularité univer-
selle. Évidemment, lorsque nous considérons l'essence, nous
sommes encore loin de l'être, mais nous avons quitté le do-
maine fantaisiste et problématique de l'Histoire. C'est en
nous que reposent les grands hommes du passé comme au-
tant de personnalités éternelles comprésentes à notre être.
Ce n'est qu'arrachés au simulacre de l'Histoire que nos ges-
tes prennent toute leur signification, car leur portée n'a de
sens que si elle fait l'objet d'un investissement êtrique.

(130) Avec l'être, sans l'être, contre l'être. — On a


reconnu ici une triple distinction que j'ai établie entre les
termes êtrique, inêtrique et negêtrique dans mon Grand
traité sur l'immatérialisme. Il est temps d'y revenir d'un
point de vue strictement métaphysique. J'ai dû utiliser le
mot "êtrique" pour parler de ce qui relève de l'être comme
surgissement pur et de ses qualités, tandis que le mot "mé-
taphysique" concerne davantage la science de l'être comme
absolu d'existence et le mot "ontologique" la science de l'être
en tant qu'essence. Évidemment, en parlant de l'être comme
je le fais, je me dissocie puissamment des deux grandes doc-
trines officielles qui ont marqué la métaphysique au cours
des siècles derniers, celle de Thomas d'Aquin qui fait de
l'être un objet de la connaissance analogique et celle de He-
gel qui fait de l'être une catégorie logique de sa dialectique.
Ma vision de l'être est essentiellement pratique. L'intussus-
ception se définit comme une pratique de la pensée en vue
de se donner l'être. On ne connaît pas l'être au sens où
Thomas d'Aquin l'enseigne; on "est" l'être par un surgisse-

437
ment essentiel de soi qui amène la personne à se convertir
en ce qu'elle a à être. Le fait que le centre de ma vie soit un
"Je suis" intussusceptif dote ma vie d'un contenu riche,
débordant, rayonnant. La théorie analogique de Thomas
d'Aquin ne me donne pratiquement rien à connaître, puis-
que l'être ainsi dévoi lé devient une caractéristique de tou-
tes choses qui ne résulte pas d'un "fiat" de ma part. Pour
être, je dois m'engager en moimême et entreprendre de
grandir sur la base d'une confiance illimitée; je dois me sen-
tir sûr de ce que je suis, même si je ne sens pas encore tout
ce que je suis. Il y a un élan fantastique dans le fait de lais-
ser grandir son être que le croyant qui met sa foi en Dieu ne
connaîtra jamais, car il s'agit ici de l'aventure absolue qui
amène (l’individu à se sentir Dieu dans la mesure où il peut
assumer cet être qu'il se donne, cet être à travers lequel il se
met au monde. La vision intussusceptive de l'être est éga-
lement beaucoup plus concrète que la conception panlogiste
hégélienne. Le "Je suis" immanent intussusceptif se moque
de la logique. Par son surgissement même, il perturbe l'or-
dre des choses naturelles et entraîne celles-ci vers un ac-
complissement qui n'a plus rien à voir avec le devenir d'un
cosmos matériel en évolution. Est dit êtrique, dans le sens
où j'entends ce mot, tout ce qui relève de l'être comme prin-
cipe à travers lequel je me reconnais à la fois comme indivi-
du et comme totalité. Du fait d'être, je transforme toute ma
vie et, par la conscience que je prends de mon être, j'investis
tous mes actes de ce "Je suis" immanent, si bien que je peux
parler de sensations, d'émotions, d'attributs et d'habitus
êtriques. Ce qui est êtrique devient le véhicule du transcen-
dantal au sein du monde empirique. Par cela, on comprend
que l'immanence de l'être à lui-même sert de clé à l'intégra-
tion transcendantale de toutes choses, le concept d'imma-
nence devenant prioritaire par rapport au concept de trans-
cendantalité. Cependant, il me faut trouver toutes sortes
d'explications pour illustrer ce qui se passe dans la vie d'un
individu avant qu'il ne devienne être, c'est-à-dire en tant

438
qu'il est déjà marqué par cet être qu'il ne possède pas encore
ou en tant qu'il est troublé, en creux, par cet être qu'il ne
possédera jamais. C'est la raison pour laquelle j'ai eu re-
cours au terme "inêtrique". L'existence de la plupart des
gens est inêtrique, parce qu'elle est marquée du sceau d'une
pauvreté qu'elle ne pourra jamais surmonter du fait de l'ab-
sence de l'être, donné quand même comme un "ne-pas-être"
en tant que présence niée, présence retirée ou même pré-
sence impossible. L'existence inêtrique est l'existence com-
mune de l'humanité, abandonnée à elle-même du fait de se
vouloir sans recours ou de se refuser tout recours qui l'aide-
rait à surmonter sa structure locale, irréversiblement priva-
tive. On me dira que cela n'empêche pas les choses d'être
belles et les gens d'être agréables. Oui, comme ces fleurs qui
ne fleurissent qu'un matin ou comme ces personnes qui s'en-
ferment dans la solitude êtriquee du local comme des "auto-
clos". C'est de cette humanité inêtrique dont Gurdjieff a par-
lé lorsqu'il dit qu'il n'y a pratiquement aucun espoir pour les
hommes à moins d'un miracle. Ce miracle est celui de la loi
d'exception sous laquelle s'inscrit celui qui accepte de naître
à lui-même. L'être, en ce sens, représente la possibilisation
de l'impossible. Notre "Je suis" est un surgissement im-
promptu de quelque chose qui est, à proprement parler, im-
pensable à partir des catégories humaines. C'est pourquoi
j'ai dit que si l'espace et le temps constituaient des formes a
priori permettant d'expliquer l'existence inêtrique des hu-
mains en situation dans le monde, l'éther et l'éternité cons-
tituent les formes a priori d'une existence êtrique où l'indi-
vidu par un processus d'excellence s'élève à la globalindivi-
duation. De façon générale, j'utiliserai le terme "inêtrique"
pour caractériser certaines attitudes qui ne sont pas dignes
de celui qui veut vivre selon son être. Par exemple, il y a
quelque chose d'inêtrique dans la peur ou l'espoir, puisque
la peur caractérise l'état de celui qui n'a pas d'être et l'es-
poir l'état de celui qui remet à plus tard le soin d'en avoir
un. Par contre, il y a quelque chose de negêtrique dans le

439
meurtre, car une personne entièrement constituée selon son
principe septénaire ne pourrait jamais enlever la vie à quel-
qu'un d'autre, car c'est elle-même qu'elle condamnerait à
mort et, puisqu'elle serait déjà marquée par l'être, qu'elle
condamnerait à vivre comme une "chose éternelle". Exami-
nons donc ce que signifie le terme "negêtrique". Il s'agit là
d'un état où l'individu refuse le salut représenté par son
entéléchie en cherchant à se détruire et à détruire toutes
choses par un auto-enfoncement dans le refus. Faute d'un
vocabulaire adéquat, on a appelé "mages noirs" ceux qui,
ayant compris, se sont engagés irréductiblement dans une
voie negêtrique. Nous avons ici un exemple de ce que le dé-
sespoir mal employé peut entraîner dans la vie humaine. Le
désespoir d'un individu borné, qui refuse son être au nom de
son être lui-même, en fait une chose paralysée par le refus
d'être et enfermée en elle-même. Bien sûr, toutes les prisons
finissent par se dissoudre et, avec elles, leurs prisonniers. Je
ne suis pas assez entêté pour aller penser avec l'Église ca-
tholique que certaines personnes se condamnent elles-
mêmes à une éternité de souffrance pour s'être détournées
de l'amour de Dieu. Tout ceci est un ramassis d'incohérence
et d'absurdité contradictoires et grossières, un très mauvais
cinéma pour attardés mentaux en proie à des obsessions
infernales. Disons seulement que ce qui relève de l'existence
negêtrique se veut, à dessein, totalement incompatible avec
la promotion du "Je suis" intussusceptif comme principe
d'émergence dans le bonheur-liberté-énergie-conscience. Je
connais certaines personnes qui font des crises de rage en
pensant à moi, car elles devinent obscurément que la pous-
sée êtrique est de nature à ruiner leurs sottes convictions
superstitieuses sanctifiées par une croyance en Dieu limita-
tive. Il est même possible que la structure parentale dénon-
cée par Jésus, quand il réalise que sa mère et ses frères le
croient fou, est de nature à constituer un obstacle perma-
nent sur la voie de ceux qui, voulant s'éveiller, doivent en-
trer en lutte contre la loi générale pour mieux affirmer leur

440
être. L'amour, l'instinct maternel, la parenté, les revendica-
tions de la persona-d'illusion, le vivre comme "cécité au sein
même du voir" représentent des obstacles majeurs d'ordre
negêtrique conçus par la loi générale pour s'opposer à l'au-
toconstitution de l'être. Cela ne veut pas dire que l'amour et
la parenté ne peuvent aller dans le sens de l'être. Disons
seulement que c'est une chose très rare. Je suis très cons-
cient que mes réflexions actuelles demeurent pratiquement
incompréhensibles à un croyant qui a été éduqué dans la
mentalité que l'amour de Dieu sauve et que sur terre, c'est
l'amour humain qui peut le mieux aider l'humanité. J'ensei-
gne tout à fait le contraire. Dieu peut même constituer un
obstacle de nature negêtrique absolu pour tout individu dé-
sireux de se réaliser. C'est pourquoi dans mon schéma sep-
ténaire (physique, vital, mental, spirituel, causal, cosmique
et divin), l'élément divin constitue une forme de contingence
par rapport à l'être qui est le seul nécessaire. On trouve un
raisonnement opposé à celui-ci dans la doctrine de Thomas
d'Aquin qui voit l'être culminer de façon éminente en Dieu,
tandis que chez moi, ce qui est divin ne peut qu'être dépassé
dans l'être, le nom de Dieu n'étant associé au "Je suis" que
pour indiquer que celui qui se met sous sa propre autorité
est Dieu pour lui-même. Je conclurai en disant que chacun
peut être à sa façon, car "il y a des manières essentiellement
et absolument différentes d'être" comme il y a des manières
essentiellement et absolument différentes de causer. En
d'autres mots, c'est dans l'Eupraxia que se trouve le noeud
énergétique de toute causation êtrique éclairée, car c'est par
elle que le savoir culmine dans une pratique qui peut seule
illuminer le monde.

(131) L'autoréalisation.— Il semble que nous possédions


toute l'autoréalisation requise pour vivre dans l'éveil et in-
tégrer à la personne le mouvement de l'éternité. Ce que je
veux dire ici est simple: nous possédons les moyens de per-

441
former dans notre être sans jamais atteindre un plafond.
C'est nous qui nous imposons des limites en nous laissant
enfermer dans le système de restrictions de la persona-
d'illusion. Donc, qui parle d'autoréalisation parle d'un état
garanti pour tous ceux qui y aspirent. Il suffit de s'installer
dans l'être pour que les forces vives libérées par cet état
soient disponibles pour nous. Bien sûr, il est souhaitable de
faire subir à la personne un entraînement pour que se for-
ment en elle les organes de perception êtrique. En effet,
comment se lancer dans cette aventure intégrale qui consis-
te à être sans s'organiser pour répondre à l'appel du dedans
qui constitue à la fois une sollicitation pressante et un défi ?
Certains s'imaginent qu'un traité sur l'être ne parlera que
de la connaissance de l'être. C'est pécher par obscurantisme.
Un traité sur l'être a pour but d'amener l'homme à une pra-
tique êtrique consciente, c'est-à-dire à effectuer sur lui un
travail dans le sens de l'autoréalisation. Je me suis détour-
né de l'effort, du sacrifice, des exercices de concentration, du
jeûne, des mantras, de la prière pour me consacrer essen-
tiellement à ce que j'aime de tout mon coeur et cela m'a
amené à être avec une telle intensité que je ne vois aucune
autre voie susceptible de donner de meilleurs résultats.
Mystiques, gnostiques et théosophes nous ont trompé en
affirmant l'existence d'un monde des âmes et des esprits.
Leur spiritualisme ne vaut guère mieux que le matérialis-
me. Il existe pourtant bien un monde invisible, mais il n'est
pas transcendant, ailleurs ou inconnaissable. Dès que nous
pensons, nous y sommes. La pensée n'est-elle pas invisible ?
Alors, imaginez le reste. Apprendre à être, c'est s'initier à
vivre de sa propre substance. L'homme ne découvrira qu'en
lui-même le moyen de grandir. Les initiés qu'il croise sur sa
route ne sont que des porte-parole de son être profond. Il n'y
a pas de disciples, il n'y a pas de maîtres. Il n'y a que la to-
talité à assumer en prenant conscience de son individualité.
Comprend-on ici à quel point l'individu qui veut s'éveiller,
qui veut découvrir à travers toutes choses ce supplément

442
exhaustif que constitue son être, doit d'abord rechercher la
jouissance ? Comme le disait Rudolf Steiner: "La jouissance
informe, instruit, enseigne". Il est rare qu'un initié parle en
ces termes. Il est trop souvent question de contrôle de soi,
d'auto-censure et d'efforts draconiens sur la voie de l'initia-
tion. Steiner dit encore: "Si vraiment on ne disposait pas de
plus de cinq minutes par jour, cela suffirait déjà. Tout dé-
pend de l'usage qu'on ferait de ces cinq minutes". Vous ren-
dez-vous compte ? cinq minutes pour apprendre à être, pour
s'enligner sur son centre de gravité permanent, pour consti-
tuer son nucléus êtrique. Tout est dans l'intensité et la fer-
veur. Il suffit d'aimer son être, de souhaiter le voir prendre
toute sa place, pour ressentir en soi un bonheur indescripti-
ble. Le reste de la vie se passe à laisser s'exprimer dans sa
personne la sérénité de ces moments d'exception. L'homme
ainsi déterminé ne peut se livrer à la dispersion de sa vie
mentale soumise au bavardage quotidien. Il doit d'abord
rassembler ses forces pour accomplir sa tâche, afin d'attein-
dre un état de paix et de calme susceptible de pacifier la
personne soumise aux soubresauts d'un Moi angoissé. Stei-
ner parle de "transférer dans sa vie le centre de gravité de
son être". En effet, c'est bien de cela qu'il s'agit. L'individu
qui n'a pas appris à penser selon son être ne peut pas devi-
ner à quel point l'être va l'aider à penser juste. Ce n'est
qu'en prenant conscience de la clarté qui se fait en lui qu'il
comprend mieux la raison de son existence sur terre et qu'il
voit avec effroi où le comportement aberrant des endormis
mène ceux-ci. En effet, il n'est pas facile de voir quelqu'un
qu'on aime devenir la victime de son comportement machi-
nal, fonctionnel et routinier au point d'en arriver à s'oublier
tout à fait. C'est toujours avec beaucoup d'étonnement que
je vois des gens se meurtrir volontairement en pensant que
leurs souffrances peuvent les faire évoluer. C'est comme s'ils
avaient subi depuis leur enfance un très fort préjugé à
l'égard du plaisir, de la joie, comme si l'existence sur terre
ne pouvait être qu'angoisse. Il est effectivement difficile de

443
ne pas être angoissé devant Dieu, la mort, l'inconnu ou le
destin quand on s'identifie à son corps. Attention ici, le fait
de posséder toute l'autoréalisation nécessaire pour opérer
lucidement sa vie ne signifie pas qu'on va exercer ce pou-
voir. Certaines personnes se suicident en songeant mélanco-
liquement au magnifique futur qui leur était réservé mais
qu'elles ne connaîtront jamais. Il était bien là le futur, tel
un bonheur promis garanti par l'entéléchie. Mais la sottise
du comportement endormi est telle que l'individu peut cher-
cher à se détruire en croyant qu'il s'accomplit. Tel individu,
par exemple, casse des gueules et brise des vies sans même
penser qu'il sera rejoint un jour par le poids de ses actes. Tel
autre remet constamment à plus tard le soin d'être lui-
même sans comprendre que le temps que personne ne
dompte ne compte pas. C'est une chose de se laisser aller et
c'en est une autre de se laisser être. Il y a donc une autoréa-
lisation effective qui se donne comme une sorte de rêve en
partie réalisé d'où l'on peut tirer une immense énergie
comme si le futur mettait à la disposition du présent des
forces qui relèvent de l'éternité. Mais qui veut se sentir Dieu
? Je ne connais pas beaucoup de métaphysiciens qui se sont
élevés à la hauteur d'une pratique êtrique. Ils ont plutôt
cherché à se cantonner dans la connaissance comme dans
un enclos douillet capable de les préserver de l'ignorance, lis
n'ont rien fait de ce qu'ils savaient. J'écris ce traité pour que
ceux qui veulent être comprennent qu'ils devront s'engager
tout entiers dans le travail entrepris sur eux-mêmes et qu'à
moins de mettre en oeuvre une Eupraxia, ce qu'ils appellent
"être" ne sera qu'un vain mot.

(132) Invérifiabilité et irréfutabilité.— Au moment où


j'écris ces lignes, j'ai un ami qui est aux portes de la mort.
Les médecins ont déclaré qu'il était désormais un légume et
que seules les machines le maintenaient en vie. Je me suis
demandé en pensant à lui: que reste-t-il de ses convictions,

444
de ses certitudes, de ses croyances maintenant que son
corps ne lui est plus d'aucune utilité ? Bien sûr, c'est là tou-
te une initiation. Peut-être son esprit est-il encore lié à sa
condition et plane-t-il au-dessus du département des soins
intensifs, où son corps séjourne, et voit-il sa mère lui tenir la
main dans l'attente d'un signe vital qui ne viendra plus. Il
n'est peut-être pas encore assez libre pour comprendre qu'il
n'a pas à rester là et qu'il appartient maintenant au monde
de ses pensées. Il est possible que tout au long de sa vie il
ait adhéré à des convictions plus ou moins solides. Il s'est
sans doute battu pour des idéaux auxquels il tenait. Le fait
que sa vie se soit terminée précipitamment est peut-être dû
à son auto-censure. Il a été un homme dur. Peut-être se
l'est-il reproché. Que reste-t-il de cet appareil moral capable
d'auto-condamnation; de ce système de force éphémère qui
l'a maintenu en vie pendant cinquante ans ? de cette orga-
nisation mentale dont il était si fier parce qu'il avait beau-
coup travaillé à acquérir des connaissances ? Probablement
rien. Un homme se construit une maison et se juge à l'abri.
Puis survient une tornade qui emporte la maison et lui-
même. Que reste-t-il de ses petites habitudes, des préoccu-
pations qui meublaient son cerveau avant la destruction de
la maison ? On voit bien que ce qui se passe sur terre ne
pèse pas lourd. Même un individu qui a travaillé toute sa
vie à faire entrer l'invisible dans son expérience comprend
vite qu'il ne reste pas grand-chose de celle-ci lorsque la mort
anéantit son existence de façon irrésistible. Il doit néan-
moins rester quelque chose. C'est du côté de l'état d'esprit
qu'il avait qu'il faut chercher. Pendant sa vie, il a adhéré à
des principes sans doute totalement invérifiables. On en-
tend parler de la loi de la chute des corps, mais qu'en est-il
au juste 7 On parle du choc en retour des pensées, mais
quand il n'y a plus personne, cela est-il encore si important ?
Sans doute a-t-il pensé au cours de sa vie que, malgré que
ses positions aient été invérifiables, elles avaient quelque
chose d'irréfutable. On sait fort bien que tout raisonnement

445
est réfutable, qu'une passion ne tient pas longtemps dans
l'éternité, que la lutte d'un homme dans l'existence n'a plus
aucune signification quand il n'a plus de corps au sens où
nous en parlons sur terre. Je crois que le moment où un in-
dividu peut considérer sereinement son corps, sa vie, ses
parents du point de vue de l'éternité est celui où il parvient
à sa vérité. Bien sûr, elle était déjà établie en lui sur terre,
mais maintenant, il la voit toute nue. Il a compris que la vie
est une forme de cinéma. Il est possible qu'un homme com-
me Hitler qui a entraîné la mort de cinq millions d'hommes
soit dans un état d'esprit assez semblable à celui qui s'est
livré toute sa vie à la chasse aux papillons. Si tout ça n'est
que du cinéma, que la vie soit un film violent ou un film
triste ne change pas grand-chose. Une fois la projection
terminée, l'écran redevient blanc. On s'aperçoit que c'est
toute la moralité de la conduite qui est ruinée ici par l'irrup-
tion de l'éternité dans une vie. Prétendre que ceci est bien,
que ceci est mal n'a plus aucune importance. Le poids des
actes vaut pour le contexte terrestre. Ensuite, le rien absolu
balaye tout... à moins qu'il ne subsiste quelque chose qui
s'est fortifié au courant de la vie, qui a su résister à la disso-
lution de la mort. À ce moment-là, il faut parler d'être. C'est
la seule chose qui peut donner du poids à la vie humaine,
car c'est une chose à la fois invérifiable et irréfutable. Mais
qui est ? J'imagine qu'en parler constamment, avoir tou-
jours les yeux fixés sur ce projet, tendre de toutes ses forces
vers les choses impérissables est une excellente façon de ne
pas périr, comme le faisait remarquer Nicolas de Cuse.
L'être comme supplément exhaustif s'impose à nouveau à
notre pensée. Ce serait la seule chose qui permette à un
individu de vivre sur terre, dans un corps d'homme, la vie
de l'au-delà, la seule chose qui permette à un individu de se
sentir léger parce qu'en comparaison, rien d'autre n'a de
véritable densité. Il est possible que la majorité des gens qui
se réveillent soudainement de ce long sommeil de l'existence
se rendorment aussitôt, comme quelqu'un qui se retourne

446
dans son lit après avoir été tiré un moment de son sommeil
par un bruit impromptu. L'éveil ne reste pas chez ceux qui
n'ont pas l'habitude de l'éveil. Seule une pratique êtrique
permet de rester éveillé. C'est pourquoi la mort est pour la
majorité des humains le dernier, l'ultime sommeil. Cela ne
fait pas mal. Qui dort ? Personne.

(133) Une exhaustivité non contraignante.— La façon


dont notre être intervient dans notre vie est essentiellement
liée à notre liberté. Notre être profond prépare pour nous
des situations que nous souhaitons voir se produire, des
rencontres que nous désirons voir arriver, des expériences
qui comblent les voeux de notre coeur. On m'objectera que
nous ne souhaitons pas nous faire arracher un bras. Mais je
préciserai à ce sujet qu'il n'est pas sûr que ce ne soit pas ce
que nous avons voulu lorsque cela arrive. Prenons le cas de
ce chauffeur de camion dont la petite fille est mourante à
l'hôpital. M déclare à qui veut l'entendre qu'il sacrifierait
volontiers son bras gauche pour qu'elle retrouve la vie.
Pourquoi le bras gauche ? Son mental s'est fixé sur ce point,
c'est tout. Moins d'un mois plus tard, sa fille sort de l'hôpital
pratiquement guérie. Mais lors d'un grave accident de la
route, il perdra son bras gauche au volant de son camion. Il
est évident que si l'on demande à quelqu'un à brûle-
pourpoint: "Souhaitez-vous perdre un bras ?" Il vous répon-
dra que non. Mais la pensée, contrairement à ce que croient
les logiciens, ne fonctionne pas à coups d'énoncés. Elle orga-
nise la constitution des phénomènes à partir de sa sensibili-
té propre. Un voeu secret exprimé avec une grande intensité
intentionnelle trouvera à se réaliser. Ce que j'appelle être
est toujours au service de la personne, car cette immense
puissance n'a d'autre but que de l'aider à se réaliser. Elle
n'ira donc pas à l'encontre de son orientation fondamentale.
Un homme est foudroyé par une crise cardiaque. On ne re-
joint sa femme que six heures après son décès. Leurs rela-

447
tions n'étaient pas très bonnes, mais elle considère bien in-
juste le destin qui lui fait perdre son mari et la laisse avec
trois enfants. Elle se rend donc à l'hôpital identifier le corps
et, prise d'une crise d'hystérie, se met à frapper de toutes
ses forces avec ses poings sur la poitrine de son mari en
criant: "Reviens, espèce de salaud !" Elle ne s'aperçoit pas
qu'elle est en train de lui donner un massage cardiaque.
Une fois revenu à la vie, il déclarera: "J'étais si bien, mais
des cris lointains perturbaient ma paix". C'était ceux de sa
femme. Même si elle avait un comportement exécrable, il
pensa qu'il ne pouvait pas la laisser seule et il décida de
revenir à la vie. C'est lui qui s'est ressuscité en vertu d'une
décision qui lui est propre. Quand je dis que nous pouvons
revenir du royaume des morts, je n'ai pas dit comment.
Mais cela se fait. Notre être représente quelque chose d'ex-
haustif, c'est-à-dire qu'il représente l'absolu de notre volon-
té. Mais que voulons-nous vraiment ? Et voulons-nous seuls
? Si des philosophes aussi avertis que Maurice Blondel ont
pu parler de volonté voulante et de volonté voulue, et si j'ai
pu dire moi-même que notre volonté entraîne avec elle une
foule d'obstacles à sa réalisation et véhicule même parfois
sa propre auto-annulation, c'est bien parce que ce que nous
appelons vouloir dépasse vastement un simple "Je veux". La
volonté ne se réduit pas au Cogito de la volonté. Ce que
nous sommes dépasse l'exercice de nos facultés. Nous utili-
sons celles-ci parce que nous avons appris à séparer les dif-
férents domaines régis par le mental, mais en vérité, nous
pouvons opérer autrement. Au cours de leur existence ter-
restre, les gens croient que c'est avec leurs bras qu'ils por-
tent leur tasse de café à leur bouche. Mais si la tasse de ca-
fé, le bras et la bouche ne sont que des représentations,
l'agréable sensation de sentir couler un café chaud dans sa
gorge découle d'un acte de l'esprit. Mais tant qu'ils sont vi-
vants, les hommes ne réalisent pas cela. Et une fois morts,
ils croient qu'ils n'ont plus d'emprise sur la réalité terrestre
parce qu'ils n'ont plus de corps physique. S'ils savaient que

448
leur emprise est encore plus grande sur ce monde qu'à
l'époque où ils vivaient, ils seraient bien surpris. Au fond,
c'est notre esprit qui meut notre corps et tous les objets au-
tour de lui. Établissant une connexion entre la représenta-
tion du bras et celle de la tasse de café portée à sa bouche,
l'esprit croit que c'est le corps qui agit. Mais le corps est agi
et tout le reste avec lui. Tout est emporté par le mouvement
de l'esprit. Et l'esprit lui-même est animé par la possibilité
de l'être même si celle-ci ne se concrétise jamais. Étant
malhabiles dans l'aperception de l'infini, nous entretenons
tout au long de notre vie des erreurs coûteuses. Si nous
pouvions reconnaître l'action de l'invisible, nous pourrions
dès maintenant accomplir de grandes choses. Mais nos pré-
jugés matérialistes, nos attitudes déplorablement fonction-
nelles, notre comportement machinal font de nous des en-
dormis qui ont de la difficulté à s'expliquer l'architecture
mobile des actes qu'ils posent dans la vie. Seul notre être
profond peut nous aider à comprendre ce que nous sommes
venus faire sur cette planète. Pourquoi tant d'efforts ? Pour-
quoi tant de sacrifices ? Pourquoi la mort ? Quand on y re-
garde bien, c'est un monde de fou. Et pourtant, notre esprit
a à s'y retrouver; il a à découvrir le sens invisible des choses
visibles, bref à se préparer à une expérience de l'infini à
partir des limites intolérables imposées par le fini. Il est
évident que vivre en fonction de l'être, c'est introduire la
facilité, la limpidité et l'exhaustivité dans sa vie; c'est ren-
dre possible tout ce qui nous a toujours semblé impossible.
L'être représente une sorte de surabondance qui exalte la
chair, les émotions, les pensées. À cause de lui, une person-
ne peut entreprendre le travail sur soi qui va la mener à la
véritable immortalité, qui n'est pas celle de la mémoire mais
celle de l'éternité de son "Je suis". C'est parce que l'être ré-
pond à l'acte de nous laisser être qu'il nous entraîne par-
delà ce que nous sommes à devenir plus nous à l'infini.

449
450
CHAPITRE X

L'ÊTRE COMME PARTAGE

(134) L'être connu de l'être.— Sur cette terre, nous


sommes constamment confrontés à autrui. L'autre est là
devant nous, il nous parle, il nous touche, il agît sur nous
comme nous agissons sur lui, il nous concerne au plus pro-
fond de nous-mêmes et, même quand on le fuit, même
quand il nous répugne, il existe une promiscuité indiscuta-
ble entre lui et nous. Une femme peut très bien se sentir
salie par le regard de convoitise d'un gueux laid et repous-
sant, il n'en reste pas moins qu'il est dans son voisinage et
qu'il peut intervenir dans sa vie. Ma philosophie entre en
jeu au moment où je commence à comprendre qu'autrui est
appelé à moi en vertu de mon essence et qu'il existe une
communion entre lui et moi au niveau où nous pouvons
nous rejoindre tous deux. Ceci est bien important, sans quoi,
comment pourrais-je avoir un contact amoureux avec une
femme qui ne se sent pas Dieu, qui n'a aucune idée de l'im-
matérialisme et qui ne cherche qu'un homme à aimer dont
elle pourra laver les chaussettes ? Il est évident qu'il me
faudra ajuster mon intensité êtrique à cette femme pour ne
pas qu'elle sorte entièrement démolie de notre relation.
Pour qu'il se passe quelque chose entre nous, je ne devrai
pas lui demander autre chose que ce qu'elle peut donner.
Tout ce que je peux faire pour empêcher qu'elle ne se détrui-
se à mon contact, c'est de lui prêter un peu d'être pour qu'el-
le puisse supporter ma présence ou de l'éduquer philosophi-

451
quement pour qu'elle en vienne à vouloir connaître la totali-
té de cette présence. Si je veux pouvoir vivre en société sans
m'imposer à autrui comme le font les tyrans domestiques ou
nationaux, je devrai demander à mon être d'intervenir dans
notre relation pour savoir à quel niveau je peux communi-
quer avec quelqu'un. Certaines personnes ne peuvent tout
simplement pas intégrer l'énergie d'un individu éveillé. Ou
bien elles vont devenir hystériques, perturbées, dangereuses
pour elles-mêmes, ou bien elles vont réagir agressivement,
inconsidérément, parce qu'elles se croient attaquées ou hu-
miliées. Il est donc important que mon être s'ajuste aux vi-
brations d'autrui pour pouvoir déterminer s'il peut se don-
ner totalement à travers ma personne ou s'il doit s'adresser
à un aspect de la personne d'autrui. Quand je dis que l'être
reconnaît l'être, j'entends aussi qu'il reconnaît le non-être.
Imaginez la décharge d'énergie impliquée dans un acte
sexuel entre un initié dont l'être flamboie et une prostituée
dont l'énergie est éteinte et même implosée. Une telle éven-
tualité risque peu de se produire mais, si par l'absurde il
arrivait que la chose se concrétise, on assisterait probable-
ment à une explosion magistrale capable de détruire un pâ-
té de maisons. L'initié sait pertinemment qu'il ne peut se
commettre avec n'importe qui sur le plan sexuel. Par contre,
si une prostituée se rend chez lui en vue d'échanger intellec-
tuellement, comme cela s'est déjà produit dans ma vie, et
que, gagnée par une certaine ferveur enthousiaste, elle offre
ses services à l'initié en lui faisant comprendre qu'ils n'en-
courront aucun frais, celui-ci doit se montrer plein de réser-
ve. C'était l'hiver, la femme avait bu et l'alcool, sûrement
autant que la détresse, la mettait en sueur. Elle me deman-
da si elle pouvait enlever sa robe. Je lui dis que Je n'y
voyais aucun inconvénient. Elle se retrouva devant mes
yeux vêtue de ses seuls vêtements de dessous, ma fois fort
aguichants. Je pouvais admirer son corps magnifique tout
en comprenant que son état rendait impossible une relation
sexuelle entre nous. Je la serrai contre moi, caressai son

452
visage, la réconfortai. Elle fut sûrement très étonnée de voir
que ses charmes n'opéraient pas sur moi. Mais aux yeux de
quelqu'un qui voit toutes choses à travers son être, elle était
aussi peu attirante qu'un morceau de foie de veau légère-
ment sanguinolent étalé sur le comptoir d'un boucher. Pour-
tant, tous ceux qui la virent sortir de mon bureau, devant le
spectacle qu'elle donnait avec sa paire de seins qui semblait
gonflés à l'hélium, se donnèrent des coups de coude enten-
dus en pensant: "Il est quand même veinard, le maître !"
S'ils avaient su que je n'avais pas touché à cette femme, ils
auraient sans doute pensé que j'étais impuissant ou fou.
Même si elle n'a pas changé la nature de ses vibrations, cet-
te femme est restée mon amie. Nos rapports sont excellents.
Mais à moins d'une conversion êtrique aussi subite qu'inat-
tendue, il ne se passera jamais rien entre nous. Une prosti-
tuée, si attrayante soit-elle, porte sur elle des vibrations de
mort assez semblables à celles que devaient dégager les em-
ployés de la maison des morts, chargés d'embaumer les ca-
davres, chez les Égyptiens de l'Antiquité. Quand je dis que
l'être est un puissant facteur d'identification de l'être, j'en-
tends par là qu'au moment où je rencontrerai quelqu'un,
mon être saura si cette personne est investie d'être et adop-
tera l'attitude propice à un échange entre nous. Les effluves
negêtriques qui émanent d'une prostituée ne sont certes pas
comparables à celles d'une personne ordinaire qui n'a pas
d'être. C'est comme si la prostituée était vêtue de non-être
sans pour autant constituer une sorte de trou noir métaphy-
sique. Le jour où elle cessera d'être une prostituée parce
qu'elle ne se sent plus dans cet état d'esprit, les vibrations
qu'elle dégage vont changer. Quant à la personne ordinaire,
elle pourra sans doute avoir un commerce sexuel avec moi,
mais je ne devrai jamais oublier qu'elle ne peut donner ce
qu'elle n'a pas et surtout ce qu'elle n'est pas. Si je devais le
lui demander, ce serait comme la condamner à sa perte.
Mais encore là, le fait que je ne m'investirai pas sexuelle-
ment avec une prostituée ne signifie pas que je ne lui don-

453
nerai pas mon appui, que je ne la soutiendrai pas en lui prê-
tant de l'être pendant le temps qu'elle échange avec moi.
Cela veut simplement dire que ce qu'il y a d'être en moi ne
peut se reconnaître en elle qu'à la faveur d'un repli de l'être,
d'une auto-annulation de sa part, à l'occasion desquels tout
ce qu'elle n'est pas restera comme enveloppé dans ce que je
suis comme une bulle de néant au sein de ma substance.
Quel beau néant ! durent penser ceux qui virent la prosti-
tuée sortir de mon bureau. Cette femme, je l'avais bien trai-
tée, reconnaissant parfaitement sa capacité d'amour et la
légitimité en quelque sorte de sa profession. Mais en même
temps, je sentais qu'elle était comme un chien qui regarde
un évêque. Il n'y avait de commun entre nous que ce qui
nous liait par son absence, un peu comme lorsque je dis à
quelqu'un que notre désaccord nous rapproche. Si nous
examinons maintenant le cas d'une femme qui, entrant
dans ma vie, utilise toute l'astuce dont elle est capable pour
paraître être ce qu'elle n'est pas, ou bien elle réussira à
m'abuser, mais c'est fort peu probable, ou bien elle fera naî-
tre en moi le désir de l'amener à son plus haut degré de per-
fection. Supposons toutefois qu'elle n'ait pas les moyens de
ses prétentions et qu'au cours de notre expérience de vie,
elle souffre de plus en plus de l'illusion dans laquelle elle se
tient. Il est évident qu'elle va finir par se disqualifier auto-
matiquement elle-même face au défi que représente mon
être. Elle va se sentir écrasée par la tâche qu'elle s'est impo-
sée de me donner le change, alors que pour moi, ce genre de
vie êtrique va de soi. Idéalisme, facilité et performance ca-
ractérisent la vie de celui qui assume son être profond. Il est
possible qu'on se méprenne à son sujet et que dans le cours
d'une vie tumultueuse, on s'approche trop près de lui. Je me
rappelle d'un imprésario qui tantôt riait aux éclats devant
ma conduite, tantôt gémissait de rage devant ce qu'il
échouait à comprendre d'elle. Il avait déclaré à une de mes
compagnes que je représentais à ses yeux le meilleur et le
pire de l'existence. Il ne savait trop s'il devait me considérer

454
comme un Dieu, un enfant qui s'amuse, un formidable ven-
deur faisant du marketing avec son image ou un fou furieux
qu'on devait enfermer. Il finit par disparaître de ma vie,
incapable d'exister normalement à mes côtés. Lui qui s'était
donné pour tâche de me faire connaître dut accepter que
c'était là une mission impossible puisqu'il ne parvenait pas
lui-même à savoir qui j'étais. Au cours de mon existence, j'ai
tenté de dire aux gens que mon être profond régissait ma
vie, que j'étais ce qu'ils appellent Dieu. Beaucoup se sont
moqués de ce qu'ils considèrent comme une arrogance into-
lérable et une fanfaronnade de mégalomane. Mais le temps
passe et leurs yeux s'ouvrent. Certains n'osent plus me re-
garder. D'autres, après vingt ans, baissent les bras et de-
viennent des mendiants. Il en est aussi qui meurent préma-
turément, victimes d'une surestimation d'eux-mêmes visant
à compenser le mépris dans lequel ils me tiennent. Il n'est
jamais facile de rencontrer le Dieu Vivant. Et pourtant,
nous sommes tous appelés à être cela. Notre être profond ne
demande qu'à se reconnaître à l'infini en toutes choses. Il
suffit seulement de dire oui, je le veux.

(135) Similitudes êtriques.— C'est une chose reconnue


par la majorité des humains que le semblable est attiré par
le semblable. Mais qu'est-ce que cela veut dire au juste dans
les faits pour un tenant d'une métaphysique moniste et im-
manentiste ? On devine que ce mot peut avoir plusieurs si-
gnifications et qu'il est bon de les débrouiller si l'on veut s'y
retrouver. Commençons donc ici par nous demander; qui est
mon semblable ? D'abord, ai-je un semblable ? Un autre
peut très bien se reconnaître en moi sans que je me recon-
naisse en lui. Nous avons constaté dans l'article précédent
que les ajustements entre les personnes nécessitent parfois
une certaine acrobatie au niveau vibratoire. À l'époque où
j'explorais les premiers principes de la philosophie, je me
sentais déjà différent des autres, mais je me reconnaissais

455
des semblables en des personnalités comme celle d'Alexan-
dre Dumas, de Nietzsche ou de Gurdjieff. Mais pouvais-je
dire que mes confrères de l'université étaient mes sembla-
bles ? Nous nous ressemblions si peu, nous nous côtoyions
sans vraiment nous connaître. Puis-je dire, de façon plus
générale, que les humains sont mes semblables ? Du point
de vue de la loi générale, certes. Du point de vue de la loi
d'exception, pas du tout. De ce dernier point de vue, j'ai sans
doute plus de similitude avec un orignal ou un extraterres-
tre qu'avec mon voisin de palier. Avec le temps, j'ai appris à
concevoir toutes choses du point de vue de l'énergie. Une
personne dont l'énergie est basse ne peut m'attirer et ne
sera pas attirée par moi. Si les circonstances font qu'elle me
côtoie, nous nous comportons comme des étrangers bienveil-
lants l'un envers l'autre,, sans avoir quoi que ce soit à par-
tager. Nous pouvons aussi choisir de nous ignorer. M y a des
gens dont je ne connais pas le nom après vingt-cinq ans de
voisinage. Mais les choses qui relèvent de la similitude en-
tre les individus sont plus profondes qu'il n'y paraît d'abord.
Si l'on tient compte du multiperspectivisme que l'être impo-
se à la compréhension, les individus — qu'ils appartiennent
à cette planète ou à d'autres, qu'ils soient vivants ou morts,
qu'ils relèvent d'une organisation énergétique différente de
toutes celles que nous connaissons — se ressemblent tous.
Ils sont tous mus par le désir de persévérer dans leur être,
ils ont des aspirations à la vie éternelle et, quand ils meu-
rent, ils se retrouvent tous dans le même état de nudité mé-
taphysique par rapport à la carrière planétaire qu'ils vien-
nent de quitter. C'est ce plan qui retient le plus mon atten-
tion. En effet, au fur et à mesure que j'approfondis ma
connaissance de l'invisible et que je me familiarise avec les
lois de la psyché-univers, ma compréhension de toutes cho-
ses s'est amplifiée, étendue, approfondie. La tristesse que je
vois dans les yeux d'un chien et celle que je vois dans ceux
d'un enfant me semblent avoir une origine commune. Celle
que je ressens le jour quand je suis éveillé et celle que

456
j'éprouve la nuit quand je rêve sont aussi apparentées. On
aurait beau me présenter un individu qui aurait vécu un
million d'années et dont la sagesse serait incommensurable,
je reconnaîtrais mon énergie d'être en le sondant, je ressen-
tirais une similitude êtrique, car ce n'est pas la longueur de
la vie qui détermine la profondeur de l'esprit mais son in-
tensité. Mozart ne vécut que trente-cinq ans, mais il s'est
élevé si haut dans l'absolu que même si un compositeur des
temps futurs pouvait vivre trois cents ans, il y aurait encore
un point de comparaison entre leurs oeuvres respectives.
C'est dans la considération de leur être qu'il faudrait cher-
cher leur point de résonnance. Après avoir insisté, dans l'ar-
ticle précédent, sur les différences qui font que les individus
se distinguent et même se repoussent, on constate que j'in-
siste maintenant sur ce qui les rapproche. Trouver le com-
mun dénominateur de leur existence me semble extrême-
ment important. Un jour, nous serons confrontés à des indi-
vidus qui seront peut-être faits de métal vivant, auront une
forme circulaire ou ressembleront à un nuage. Il nous fau-
dra composer avec ces formes de pensée nouvelles en nous
rappelant que le Cogito cartésien continuera de valoir pour
eux et que l'exclamation de Shakespeare "être ou ne pas
être" ne cessera pas de les concerner. Ce qui rapproche les
individus est ce qui les fait être. Et tant qu'un individu n'est
pas allé consciemment vers son être, il se fond avec la gran-
de masse de ceux qui n'existent pas réellement. Alors qu'un
brin d'herbe n'est pas dévalorisé du fait d'être perdu parmi
tant d'autres, un homme qui n'assume pas son coefficient
d'éternité perd sa signification, car en devenant machinal, il
n'est plus bon qu'à servir de nourriture ou de combustible
pour le reste du cosmos. Par contre, acquérir un être consti-
tue une prouesse exceptionnelle qui peut beaucoup aider
l'humanité, car au contact d'un "Je suis" réalisé, les autres
hommes se sentent appelés au dépassement. Il en a été ain-
si pour ceux qui ont côtoyé Socrate ou Jésus, Alexandre ou
Napoléon. Il ne s'agit pas ici de savoir si ce que ces hommes

457
ont fait était acceptable ou non, mais de se retrouver dans
leur énergie et d'examiner comment ils ont réussi à l'activer
sans perdre leur identité. C'est une idée bien connue qu'un
individu qui s'accomplit se fusionne avec le Grand Tout.
Même si je suis un moniste, je n'adhère pas à cette idée re-
çue. L'individu réalisé se reconnaît dans le tout sans perdre
son identité, car, en acquérant un être, il se permet d'être
tout sans cesser d'être lui. Il y avait sûrement des similitu-
des êtriques entre Jésus et ses disciples ou entre saint
François et les frères mineurs de son ordre. Du point de vue
énergétique, peut-être saint Jean a-t-il accompli davantage
que Jésus et qui sait si saint François n'est pas Christ d'une
autre façon. Pour le croyant, le fait de reconnaître Jésus
comme Dieu le bloque face à l'éventualité de devenir un
Christ lui-même. Cela ne veut pas dire que tous ont ressenti
les choses de la même façon. Par exemple, on sait que je
n'adhère pas à la thèse d'un Dieu transcendant et que je ne
me reconnais croyant en aucune façon. Pourtant, en assu-
mant mon être profond, je suis sûr que je sacralise ma per-
sonne, mon état. N'est-ce pas Nietzsche qui parle de saints
de la pensée ? Il existe une sainteté de la pensée, une divini-
té êtrique qui n'ont rien à voir avec les catégories religieuses
historiques mais qui n'en sont pas moins des états supé-
rieurs absolus où certains individus, ayant développé des
habitus êtriques, sont entrés de plain-pied. Ils ne sont peut-
être ni Christ ni Bouddha, mais ils sont des "Je suis" en un
autre sens, des Césars de l'esprit. Le problème avec les reli-
gions vient de ce que personne ne se sent l'égal du Dieu fon-
dateur. Il en est ainsi parce que l'entreprise héroïque des
origines n'inspire ni la fusion ni la jouissance. Une sainte
vision érotique de la spiritualité, ça n'existe pas vraiment
avant moi. Le taoïsme, le tantrisme ou le shivaïsme ne sont
que des essais timides dans ce sens. On finit toujours par
viser quelque chose au-delà de la sexualité, au-delà de l'éro-
tisme, sans reconnaître le fait que l'absolu peut s'arrêter là
sans chercher à incarner autre chose. Je ne sais pas où j'en

458
suis dans ma vie, mais chaque parcelle de mon expérience
est êtrique, chacune de mes respirations est divine. Et, mal-
gré certains échecs, je suis une réussite totale. Peut-être y a-
t-il d'autres individus qui vivent ainsi en se considé-
rant comme Dieu et qu'on ridiculise sur la place publique.

(136) Compagnons êtriques.— Rencontrer l'ami de son


essence n'est pas chose facile pour la plupart des humains
car, ignorant tout de leur propre essence, ils ne sauraient
reconnaître celle qui peut vibrer à l'unisson avec la leur.
D'où le nombre des divorces, malentendus entre associés,
ruptures avec des proches. Ils s'associent à l'aveuglette à
des individus séduisants qui s'en vont dans une direction
opposée à la leur, sans comprendre qu'ils s'unissent à l'en-
nemi de leur essence. Ils doivent par la suite composer avec
cette terrible réalité et, selon l'expression consacrée, mettre
de l'eau dans leur vin. Évidemment, l'essence d'un individu
n'est pas encore son être. C'est ce qui fait qu'il est lui-même
plutôt qu'un autre. C'est par sa différence spécifique qu'il
s'identifie. La moindre chose qu'il puisse faire est d'appren-
dre à reconnaître les vibrations de ceux et celles qu'il côtoie
afin de déterminer si elles sont compatibles avec les siennes.
Mais allez donc porter attention à l'énergie dégagée par au-
trui quand votre mental est confus et désemparé et quand
vous vous fiez aux médiums et aux devins pour gouverner
votre vie. La majorité des gens ont remis leur vie à Dieu en
pensant qu'ils n'ont plus à s'en occuper. Encore faudrait-il
qu'ils soient attentifs à l'inspiration, mais ils ne savent pas
la reconnaître. Quand ils croient enfin entendre une voix, ce
n'est pas celle de leur être qui constitue l'essentiel du dis-
cours immanent de leur pensée, c'est le bavardage du men-
tal qui leur suggère littéralement n'importe quoi. La vie des
gens se termine comme s'ils étaient à bord d'un bateau sans
capitaine qui n'arrivera jamais à son port. Le fait de savoir
en quoi consiste son essence propre est extrêmement avan-

459
tageux dans la vie. Si je sais qui je suis, j'ai plus de chance
de réussir ma vie que si je l'ignore. Mais savoir qui l'on est
n'est pas encore savoir si l'on est. En effet, un individu peut
avoir suffisamment d'équilibre et de bon sens pour pouvoir
se diriger dans la vie. Cela ne veut pas dire qu'il va pouvoir
s'accomplir à un niveau êtrique. On lui reconnaîtra le méri-
te d'avoir élevé une belle famille et de s'être bien occupé de
ses affaires. C'est toutefois nettement insuffisant pour ac-
quérir un être. Il est même possible que l'avènement de
l'être s'accommode mieux de l'échec que du succès d'une vie.
Avoir réussi à faire vivre sa femme et ses enfants et leur
laisser un bel héritage ne prouve rien, pas plus que la chan-
ce ou la malchance. Acquérir un être présuppose une volon-
té d'être qui tranche avec l'expérience vécue, avec les aspi-
rations normales, avec la vie quotidienne. C'est comme l'in-
troduction d'une dimension verticale dans une série de
considérations à l'horizontale. Il est évident qu'un individu
qui s'allume, qui s'éveille devient vite mécontent des gens
qu'il fréquente et du niveau de leurs préoccupations. Du
jour au lendemain, il s'aperçoit du vide de leur vie bien gar-
nie. Il les voit, contents d'eux-mêmes, prompts à l'auto-
congratulation, mais ce n'est là que vantardise. Dans
l'amour propre, il y a bien peu d'amour de soi. Dans la vani-
té, il y a bien peu de prétention vraie. Dans la dureté, il y a
bien peu de constance. Il se met alors en quête de ceux qui
lui ressemblent. Il ne les trouvera pas facilement à moins de
les former. On dit que le maître apparaît quand le disciple
est prêt. Sans doute, mais parfois il ne vient jamais et il
faut se rabattre sur sa propre intuition, sur son audace. Le
conjoint qui comprendra ces choses ne vit pas nécessaire-
ment dans l'entourage. On s'unît à quelqu'un qui croît avoir
rencontré en nous un compagnon de vie qu'il aime tel qu'il
est. Mais voilà qu'emportés par notre inspiration, nous
changeons. Nos vies, nos opinions divergent. Rompre avec
quelqu'un, c'est briser par le milieu, car c'est rompre d'abord
avec soi. Cependant, on a vu des barres de fer plus solides

460
quand elles ont été resoudées après avoir été rompues. C'est
en ce sens que j'ai pu dire qu'il n'y a de mutation que dans
la continuité. L'individu conscient de ce qu'il cherche com-
mettra parfois à plusieurs reprises la même bévue. Sans se
décourager, il va mener à terme son développement. À dé-
faut de découvrir dans la vie de véritables compagnons, il
les rencontrera en rêve ou dans les livres. Mais, une fois
réalisé, peut-être lui viendra-t-il l'idée d'appeler à lui des
compagnons êtriques. Il viendront, n'en doutez pas. J'en-
tends par compagnons êtriques les parents de notre être.
Nous sommes ici au-delà de l'essence, car si, par mon essen-
ce, je peux être différent de tous, par mon être, je ne suis
séparé d'aucun. Il s'agit simplement d'ouvrir les yeux de la
personne que je suis encore sur le plan planétaire pour sa-
voir les reconnaître. Ma recette est bien simple: j'ai formé
une école pour les attirer et leur donner un supplément de
formation. Ma vie tout entière se passe à chercher mes sem-
blables pour qu'ensemble nous parvenions à une commu-
nion. D'ailleurs, je ne suis vraiment bien qu'avec eux. Plu-
sieurs d'entre eux sont des amis nocturnes qui me visitent
dans mes rêves. Un certain nombre s'est concrétisé sous la
forme de mes compagnes dans la vie. D'autres vont grandir
près de moi et atteindre un niveau d'accomplissement ex-
ceptionnel. Il y en a enfin ceux que je ne rencontrerai jamais
et qui, ayant suivi l'enseignement donné dans mes livres,
vont se réaliser en solitaires. Ces compagnons êtriques, de
différentes origines, sont tous constitués par moi au fur et à
mesure que ma vie se développe et que mon être s'accomplit
moyennant le devenir de ma personne. Une reconnaissance
mutuelle très douce nous lie. Ce ne sont pas ceux qui s'im-
posent à moi comme des indispensables qui sont les plus
qualifiés, mais ceux qui se laissent deviner, dans les yeux
desquels je vois briller la flamme êtrique. Ce sont parfois de
doux poètes ou des gens simples qui sont entrés dans un
état de sainteté. De toute façon, dès que quelqu'un s'appro-
che de moi, je me donne comme mission de le faire exploser

461
en beauté. Il ne m'écrit pas, ne vient pas frapper à ma porte
ou m'écouter en conférence sans avoir un secret dessein. On
se livre parfois à des individus qui abusent de nous sans
vergogne et on s'en repent. Mais on ne se repent jamais
d'être venu se coller contre un maître qui nous traite en
ami. Le meilleur conseil que je puisse donner à ceux qui
sont à la recherche de parents êtriques est de se mettre à
enseigner ce qu'ils savent et ce qu'ils sont, même s'ils ont
l'impression de parler dans le désert. Il se peut que je n'aie
pas convaincu une seule personne après une émission de
télévision qui en a touchées 400,000. Je ne me décourage
pas pour autant. Peut-être serai-je plus chanceux la fois
suivante. Quelqu'un m'appellera, porté par une vague de
sympathie pour ma pensée. Je me réjouis toujours de faire
la connaissance de quelqu'un que mes propos ont allumé.
S'il se confie à moi avec passion, je l'amènerai à se ren-
contrer lui-même et à comprendre qu'il est Dieu. Je ne peux
connaître l'échec.

(137) La symbiose commensaliste êtrique.— Par sa


personne psychophysique, l'homme se donne comme une
haeccéité. Il est un "cela". Il est là. On le connaît alors à
travers sa situation planétaire. Et il rejoint les autres
hommes par l'intercorporéite. Par sa conscience, l'homme se
donne comme une ipséité. Son identité se montre dans la
réflexion. Il peut s'attribuer des mouvements, des attitudes
et se reconnaît à travers eux. Il rejoint alors les autres
hommes par cette intersubjectivité qui les associe tous en
chacun dans la constitution du monde. Par son être, l'hom-
me se donne comme une aséité. Il existe alors par soi. Fils
de son avenir, enfanté par son entéléchie, sa vie tout entière
est une conversion de toute sa personne à ce qu'elle a à être.
Il rencontre les autres hommes dans une symbiose commen-
saliste êtrique.

462
Il nous faut maintenant considérer cette forme de sym-
biose comme l'élément fondamental de la vie humaine. Il est
évident qu'à ce niveau de rencontre, l'homme n'a plus rien
de mondain. On ne peut plus dire de lui qu'il vit dans l'alié-
nation. S'étant réservé pour son être, il n'est plus la victime
de ses erreurs et n'éprouve plus aucun isolement. En étant
tout à soi, par une autosuffisance êtrique pleine de sérénité,
il est à tous et se rencontre à travers eux. Quand on s'inter-
roge sur la façon dont l'individu qui s'est donné un être vit
sa vie de chaque jour, on s'aperçoit qu'il se laisse être et que
cet acte de se laisser être est ce qui lie sa compréhension du
monde à une précompréhension de soi. Bien qu'encore lié à
une personne tant qu'il vivra sur terre, l'homme réalisé en-
traîne sa personne dans sa lente ascension vers son centre
de gravité. Ce centre s'est d'abord révélé comme un centre
magnétique permettant l'intégration des émotions à un ni-
veau supérieur. Il est ensuite devenu le foyer de la conscien-
ce dans la mesure où celle-ci est à la fois un pôle de référen-
ce pour la conversion de l'expérience et un principe accom-
pagnateur de celle-ci. Enfin, dans l'être, le centre de gravité
est devenu quelque chose de permanent, d'indestructible qui
favorise l'intussusception comme automouvement s'accom-
plissant à travers tout ce qui est par la médiation de l'hom-
me qui naît à lui-même. Il est évident que ce mouvement
d'intensification du noyautage êtrique entraîne une perte de
valeur de ce qui relève du domaine ontico-existentiel en
même temps que ce qui relève du domaine ontologico-
existential acquière une importance plus grande. Si nous
considérons le mouvement qui entraîne l'homme vers lui-
même, c'est-à-dire vers son centre actif, nous constatons
qu'à partir de ce mouvement même, un mouvement inverse
qui met l'être à la disposition de tous s'amorce, comme si le
rayonnement s'accentuait avec la centration. On a sans dou-
te constaté que j'ai peu parlé de la raison et du raisonne-
ment dans l'étude des processus qui amènent l'homme à
accomplir sa conversion finale. Je ne veux pas dire par là

463
que le fait d'acquérir un être est un processus irrationnel.
En fait, ce n'est pas du tout un processus. C'est comme l'in-
trusion du miracle dans une vie. On sent bien, dès que l'être
est en place, que les problèmes de la vie ont tendance à s'es-
tomper. La mort ne joue plus un rôle aussi important dans
le déroulement de l'existence. Elle n'apparaît plus comme
un moment redouté. On se demande même pourquoi elle a
pu soulever tant d'angoisse chez les penseurs modernes.
C'est que l'intervention de l'être anéantit le souci. L'homme
se sent pris en charge par une force qui l'amène à se retrou-
ver en toutes choses et, de façon excellente, dans les autres
hommes. Avec ceux qui ont atteint le même développement
êtrique que lui, il va entrer dans une communion qui dépas-
se la simple complicité ou même une compatibilité supérieu-
re. Il devient eux tous par un processus pratiquement in-
compréhensible. C'est ce qui a amené Jésus à se sentir hu-
main et à vouloir sauver les autres hommes. C'était de sa
part un comportement qui portait la marque d'une sorte de
volonté sacrificielle typiquement juive. L'homme moderne,
qui atteint l'être, n'"est" pas les autres de la même façon que
Jésus. Il sait leur salut assuré par leurs pensées et, s'il ne
l'est pas parce qu'ils pensent mal, au lieu d'intervenir bruta-
lement dans leur vie, il se propose en modèle silencieux sus-
ceptible d'encourager ceux qui ne peuvent pas entrer dans
la symbiose commensaliste êtrique et qui piétinent à la por-
te du temple en attente de l'initiation. Emportée par ce
mouvement de communion intégrale, la personne, caractéri-
sée par son être-au-monde-à-travers-un-corps, se voit trans-
formée de fond en comble, même s'il subsiste encore en elle
quelque chose de mondain. Mais pas pour longtemps. L'in-
dividu qui a accompli son être voit sa tâche abrégée rapide-
ment s'il n'est pas engagé dans un enseignement, comme
c'est mon cas. Il peut quitter ce monde à sa demande et se-
lon ce qu'il croît. En ce qui me concerne, je crois à la conver-
sion en lumière, mais si ce passage, pour une raison ou pour
une autre m'est fermé, je me contenterai de mourir avec un

464
sourire. Étant délivré de tout souci, je ne peux plus penser
que la vie pourrait me défavoriser ou qu'il me faudrait souf-
frir pour accéder à un autre état plus subtil. Mon indifféren-
ce béate à l'égard de tout ce qui pourrait m'arriver, mon re-
fus de me sentir concerné par moi-même me font facilement
passer pour un fou ou un rêveur aux yeux de mes conci-
toyens qui, plus aguerris que moi dans leur aptitude à faire
de l'argent et à acquérir une réputation, considèrent la fa-
çon dont je vis comme la preuve que je suis un raté ou un
individu qui manque totalement de jugement et de sens
pratique. J'ai même connu un ami qui ne dormait pas la
nuit, parce qu'il considérait le sommeil comme une perte de
temps. Evidemment, c'était un parfait matérialiste qui igno-
rait la signification véritable du sommeil dont la fonction est
de nous rapprocher de notre être profond et de nous aider à
l'intégrer à notre vie. Dès qu'un individu se sent être et qu'il
est devenu familier avec ce sentiment profond, il ne voit
plus les autres de la même façon. Son être le pousse à en-
seigner à tous ceux qui l'approchent et il enseigne ce qu'il
est, puisqu'aucun savoir ne correspond d'abord à ce nouvel
état. C'est l'être, peu à peu, qui va lui apprendre à penser, à
vivre, à agir. Il est possible que l'intensification de la pré-
sence de l'être entraîne une transformation impromptue de
la vie sur terre, car si les gens se mettent à penser, à vivre
et à agir de façon êtrique, rien ne pourra plus les détourner
d'eux-mêmes et les conflits qui les opposent à leurs sembla-
bles disparaîtront mystérieusement.

(138) Attractions mutuelles et destinées.— Ce que


nous sommes appelés à devenir influence déjà notre vie.
Nous sortons du sein de notre mère, porteurs d'une entélé-
chie. Je ne veux pas dire ici que la brute qui devait assassi-
ner plusieurs personnes donnait déjà des coups de pied à sa
mère quand elle le portait. Je veux dire que tout ce que cette
personne allait devenir était déjà présent dans l'embryon,

465
comme si celui-ci était mû par une sorte de magnétisme.
Qui ne se souvient pas de cet énoncé laconique sur un cahier
d'école de Napoléon: "Sainte-Hélène, petite île" ? La façon
dont nous naissons, notre constitution physique, les vibra-
tions que nous émettons alors répondent de notre vie tout
entière. Dès leur plus jeune âge, un Casanova ou un Michel-
Ange annonçaient leurs réalisations futures. Comme je l'ai
montré dans un article précédent, cela ne signifie pas que
nous sommes prédestinés. Jusqu'à un certain point, nous
anéantissons même notre destin en acquérant un être, car
l'absolu vécu comme un état de lumière est un anti-destin. Il
s'agit maintenant de savoir quel est le rôle de l'entéléchie
dans une vie et d'essayer de comprendre comment le conte-
nu de l'entéléchie est constitué par l'ensemble des actes po-
sés au cours de la vie. D'abord, qu'est-ce qu'un destin ? C'est
ce que l'homme a en réserve pour lui dans la vie. Le destin
est comme le miroir de toutes ses tendances et de tous les
actes qui les concrétisent. Il est donc à penser qu'une fois la
vie vécue, il n'y a plus de destin. Il est réalisé. Or, j'ai dit
qu'il y avait deux sortes de destins: le petit, constitué de
l'ensemble des gestes routiniers posés par un homme vivant
en société, et le grand, constitué par l'ensemble des gestes
gui vont l'amener à réaliser sa vie à un niveau supérieur. À
l'un correspond l'entéléchie naturelle, et à l'autre la grande
entéléchie. Lorsqu'un individu s'avance dans la vie, il est
évident qu'il va rencontrer les gens qui rejoignent le plus
son orientation et qui vont l'aider à assumer son destin.
Bref, tous les autres hommes sont là pour nous aider à ac-
complir en ce monde ce que nous sommes venus faire. Même
celui qui nous rudoie, qui nous nuit, qui semble nous dé-
tourner de nous-mêmes, est au service de notre entéléchie.
En effet, celle-ci prépare à notre intention toutes les situa-
tions correspondant à nos pensées qui vont nous permettre
de réaliser notre destin. Là où les choses deviennent excep-
tionnelles, c'est quand la grande entéléchie entre en action
dans une vie. Elle vient couronner tous les gestes libres po-

466
sés par celui qui, étant engagé dans la vie, va vivre des ex-
périences prévues par son destin en tentant de changer ce-
lui-ci, s'il ne correspond pas à ce qu'il souhaite. Mais la
grande entéléchie est si puissante que ces changements eux-
mêmes, qui consistent en autant de modifications du destin,
font également partie de celui-ci. C'est donc dire à quel
point le jeu des énergies favorise l'accomplissement d'un
individu. Bien sûr, au niveau de son petit destin, celui-ci
peut se rendre la vie bien difficile. Il peut même ruiner ses
chances d'accomplissement êtrique. Cela ne veut pas dire
que tout s'arrête là pour lui. J'ai mentionné qu'il y avait
d'autres niveaux de réalité où des aspects de nous-mêmes
travaillent à résoudre des énigmes suscitées par notre iden-
tité fondamentale pour nous amener à nous accomplir. Un
individu peut connaître un destin cruel sur terre. Il tuera
quelqu'un et sera pendu. Mais dans un autre contexte, en
tant que médecin, dans une existence alternative, il sauvera
de nombreuses vies. Nous avons tort d'aller penser que ce
que nous connaissons d'un individu que nous côtoyons sur
terre s'arrête à ce qu'il nous montre de lui-même. Tout en
oeuvrant dans le sens de ses pensées et en se montrant nui-
sible pour plusieurs personnes, il peut en réconforter d'au-
tres par son action. Et, au moment où il semble à jamais
compromis par une "nolonté" qui force l'auto-annulation de
sa volonté, peut-être contribue-t-il par la puissance de son
identité fondamentale à réaliser des choses impressionnan-
tes dans ses rêves et dans d'autres secteurs cosmiques ou
supracosmiques de sa compréhension englobante êtrique. Si
nous examinons maintenant ce chassé-croisé des existences
qui se recoupent constamment sur terre, nous devons accor-
der une importance particulière au magnétisme attracteur
de chaque individu. Il attire à lui les personnes qui ont
quelque chose à accomplir en rapport avec lui. Par exemple,
un condamné à mort fraternise avec un gardien de prison
avant son exécution, un policier voit sa vie emmêlée à celle
d'un voleur qu'il traque pendant des années, une mère de

467
famille côtoie l'homme qui va violer sa fille, une femme va
gagner le gros lot parce qu'elle a voulu faire plaisir à sa
soeur qui vend des billets de loterie. Tous ces événements
impliquent que des gens s'attirent ou se repoussent, entre-
prennent ensemble des choses qui les rapprochent ou les
éloignent, partagent des sentiments parfois douloureux qui
vont les aider à se convertir en lumière. Chaque destinée
rejoint toutes les autres. Tous ces morts d'Hiroshima sont
devenus les instructeurs de l'humanité. À cause d'eux,
L'Histoire va changer de cours. Il est important de com-
prendre qu'un destin, ça se partage, et que nous avons tous
quelque chose à faire les uns avec les autres. Sachant cela,
au lieu de trouver notre place chez les diables tourmenteurs
ou les diables tourmentés, comme le disait Schopenhauer,
nous pouvons choisir de bénir, d'échapper au jeu de pouvoir
des Ego et nous ouvrir au champ de l'être. Nous rejoindrons
quand même tout le monde, mais plus finement, plus subti-
lement. Nous pourrons inspirer l'humanité, mais sans pa-
tauger dans sa boue.

(139) La connaturalité.— La façon dont je définis les


choses est souvent très proche de la définition qu'en don-
naient certaines écoles du Moyen Âge. Quand on pense à la
connaturalité, il est bien difficile de ne pas penser à Thomas
d'Aquin et aux grands penseurs de son époque. Malgré l'op-
position radicale qui caractérise nos deux visions du monde,
il n'en reste pas moins qu'on ne peut pas se tromper sur
l'essence de certains concepts. Celui de connaturalité, bien
sûr, renvoie à une certaine connaissance de la nature des
choses. Or, on sait que ce n'est pas un concept que j'ai rete-
nu, puisque ma critique de la matérialité abstraite a fait
table rase des substances, substrats, en-soi, noumènes, na-
tures et hypostases. Pourtant, je comprends ce que Thomas
d'Aquin veut dire quand il parle de la nature des choses,
sauf que ce n'est pas là parler de grand-chose. En effet, les

468
phénomènes étant des dehors sans dedans, leur nature se
réduit à la structure représentationnelle telle que définie
par les constitutions. Mais, on s'entend de façon générale
sur ce que le mot nature veut dire. On veut parler de la pul-
pe intime d'un phénomène, d'un événement, d'une situation
ou d'une personne. Il est évident que le concept de nature
humaine est une invention du Moyen-Âge reprise par David
Hume et certains humanistes. Il n'en reste pas moins qu'on
sait très bien de quoi l'on parle lorsqu'on dit: agir ainsi n'est
pas dans ma nature. Cela signifie que je n'ai pas tendance à
me comporter de cette façon. La connaissance par connatu-
ralité renvoie à la fois à un type de jugement qui met en
rapport cette coaptation mutuelle qui caractérise les objets
qui tiennent l'un de l'autre et qui sont connus l'un de l'autre
par référence à leur nature propre, et à une aproportion
entre ce qui relève de quelque chose qui permet à deux
concepts de se reconnaître comme étant de même souche,
comme lorsque l'on parle de l'être et des êtres. Mais là enco-
re, il faut être prudent, car des questions relatives à l'être,
qui étaient tout à fait naturelles au Moyen-Âge, risquent de
soulever des ambiguïtés considérables dans ma philosophie.
Par exemple, je n'utiliserai pas facilement le mot "êtres".
Dire qu'il existe des êtres n'a pratiquement aucune signifi-
cation. Je préfère dire qu'un individu a acquis un être. Évi-
demment, le mot "être" n'est pas du tout employé de la mê-
me façon chez moi que chez la plupart des philosophes. Ils
ont tendance à lui donner un sens général et, s'ils le restrei-
gnent à un individu, à considérer ce sens dans son indéter-
mination la plus grande, ce qui aboutit à ne rien dire.
L'être, dans ma pensée, est d'abord intussusception. C'est de
la joie et de la liberté qui se multiplient. C'est un élan infini
qui s'ouvre un espace qu'il occupe de telle sorte qu'en consi-
dérant la façon dont il se projette en avant, il se trouve à
récupérer et à intégrer tout ce qu'il dépasse. Ceci étant dit,
je peux mieux maintenant me consacrer à définir ce que
j'entends par connaturalité dans le cadre d'une philosophie

469
comme la mienne. Le mot a pour moi le sens de consubstan-
tialité, de participation à l'essence, de connaissance par ab-
sorption et similarisation de ce qui se trouve dans le champ
de la compréhension englobante êtrique. C'est donc un mot
qui renvoie à l'être, à la façon dont l'être "est" toutes choses
de façon à ce que nous puissions tirer une connaissance de
cet acte d'être toutes choses. Il est clair que la connaissance
par connaturalité est la connaissance de l'être par l'être à
travers moi qui suis à la fois ce que je suis et tout l'être.
Bien qu'il soit délicat d'aller parler d'une connaissance de
l'être, étant donné qu'il ne constitue pas un donné objectif,
et d'une connaissance qui serait propre à l'être qui connaît,
étant donné que l'être étant tout, il n'a pas à élaborer un
processus pour comprendre quelque chose qui lui échappe-
rait, je persiste à penser que l'être est tout entier effusion
du Soi au coeur du Moi dont il représente le mouvement de
conversion et le terme de la conversion. Il est donc normal si
mes yeux se portent sur un phénomène ou un événement,
une personne ou un horizon, que je veuille en savoir plus
sur ce que je considère de la sorte. Si je m'en remets à la
connaissance spontanée ou à une conscience plus spécifique
de ce que je perçois, ou encore à un processus qui me permet
d'élaborer une compréhension approfondie, je ne laisse pas
encore s'exprimer mon être. Je peux même oublier de me
porter au devant d'une expérience avec mon être, car ma
personne exige que je marche, que je mange, que je parle, et,
même si c'est mon être qui m"'est", qui s'investit dans ses
actes, je ne suis pas nécessairement toujours conscient que
c'est lui qui me soutient et que je peux agir par lui. C'est
pourquoi j'ai à opérer ma connaissance pour qu'elle reflète le
mouvement de mon être. Mais alors, ce n'est plus stricte-
ment de la connaissance. C'est une effusion êtrique qui se
sert de la connaissance pour s'exprimer ou même qui ignore
celle-ci si elle ne convient pas à l'embrasement correspon-
dant à l'effusion. Mais qu'est-ce que cette effusion ? C'est
l'automouvement de l'être qui se reconnaît, de proche en

470
proche, dans les déterminations que lui impose la personne,
puisque celle-ci opère à travers des perspectives exclusives,
tandis que l'être procède par un multiperspectivisme imma-
nent. La connaturalité s'offre donc à nous comme un mou-
vement de l'être auquel s'ajoute une intention, l'intention de
se servir de lui pour parvenir à une compréhension. Sans
cette intention seconde, à laquelle il faut toujours songer,
sans quoi il n'y aurait pas d'opérationnalité de la pensée au
sens strict, l'être aboutirait aux mêmes résultats, mais sans
une participation lucide de la personne qui a toujours à se
rappeler qu'elle doit laisser opérer son être si elle veut com-
pléter sa conversion. Cette connaissance par connaturalité
n'est donc pratiquement pas une connaissance, puisqu'elle
permet à l'être de se laisser être à travers tous les aspects
de lui-même qui ne seraient pas immédiatement associés à
son acte pur par suite d'une ingérence de la personne qui
veut souvent des choses sans réaliser qu'elle nuit à l'action
de son être profond. C'est la connaturalité qui fait que les
énergies se rejoignent, que les niveaux de réalité s'ouvrent
les uns aux autres, que les intelligences participent à une
même oeuvre, sans avoir recours obligatoirement aux scien-
ces, aux techniques, aux méthodologies et aux processus les
plus divers. Ce que j'essaie de dire ici, c'est que l'action de
l'être ne nécessite pas toujours l'intervention directe de la
personne. Elle opère à travers elle, mais souvent aussi par-
dessus elle. C'est ce qui a fait croire à certains esprits qu'un
Dieu les assistait, les inspirait, les créait. En fait, notre être
était au début comme maintenant, sauf que cela ne peut
être dit et compris qu'en rapport avec le mouvement de l'in-
tussusception qui s'inscrit dans notre présent actuel.

(140) L'abolition de la séparation ontologique.—


Nous avons constaté dans le Grand traité sur l'immatéria-
lisme que le problème des ponts, qui consiste à passer de la
conscience à la réalité et de la réalité à la conscience, était

471
résolu dès le moment où l'on entreprenait la dématérialisa-
tion du monde, de l'idée du monde et de la pensée du monde.
Une telle entreprise, bien entendu, ne peut que se dévelop-
per dans le cadre d'un monisme immatérialiste. Par contre,
il est rare qu'une telle philosophie manifeste un tel souci du
vécu. On a pu le constater chez Hegel dont le panlogisme
l'amenait à se tenir fort loin de la chair, de la fête, de la
sexualité, de l'érotisme et de la femme. Il s'agit donc ici,
comme nous avons pu le constater à plusieurs reprises, de
nous rappeler que la négation de la matière se fait chez moi
au coeur de l'affirmation du sensible. En d'autres mots, par
l'introjection ontique compréhensive, au moment où les
constitutions fondent la représentation, le pullulement des
data sensibles rendus possible par la réverbération ontique
contribue à nourrir la représentation et à lui donner un as-
pect vécu. Une fois le problème cosmologique par la critique
du monde extramental résolu, c'est un jeu d'enfant de ré-
soudre le problème théologique, car la critique de la trans-
cendance divine est aussi facile à poursuivre que la critique
de la transcendance matérielle. Dieu n'étant qu'une abstrac-
tion hypostasiée devant servir à contrebalancer le poids de
la matière. Il s'agit tout simplement de réfuter deux abs-
tractions et de les renvoyer dos à dos. Reste le problème
psychologique. C'est celui qui nous a permis de donner à
l'intussusception toute son ampleur, car, en ramenant la
considération du rapport transcendant de l'âme spirituelle à
Dieu à celle du rapport immanent de la personne à ce qu'el-
le a à être, nous avons du même coup aboli la notion d'âme
comme hypostase spirituelle choséifiée et défini les condi-
tions de possibilité de la croissance du "Je suis" immanent.
Si nous considérons maintenant l'ensemble des données
significatives que nous livre la compréhension englobante
êtrique, nous constatons la fragilité de la notion de sépara-
tion ontologique. En effet, débarrassés, une fois pour toutes,
des trois Idées transcendantales de Kant — le monde maté-
riel, l'âme et Dieu —, qui ne cessent de rebondir dans l'his-

472
toire de la philosophie comme si le travail de ce dernier
avait été vain, nous pouvons mieux nous consacrer à mon-
trer que rien n'est séparé de rien au coeur de la compréhen-
sion, car l'être nous amène à considérer toutes choses du
point de vue de la parenté êtrique, puisque toutes choses
"sont", et que du seul fait d'être, elles se trouvent associées
au "Je suis" immanent intussusceptif. Or, les choses ne
"sont" que parce qu'elles constituent des corrélats de la
conscience et que celle-ci est déjà marquée par l'être, même
si celui-ci n'est pas encore donné. Pour la mentalité occiden-
tale, rien n'est plus difficile à comprendre que cette imma-
nence des choses et des gens à la pensée. Pour prendre un
exemple concret relatif au domaine de l'amour, très peu de
gens comprennent que la personne qui les quitte continue
de vivre en eux. Ils comprennent davantage la chose quand
il s'agit d'un deuil. Ils sont tout prêts à admettre que leurs
chers disparus ne sont qu'un avec eux. S'il en est ainsi, c'est
que ceux qu'on appelle les morts ne nous apparaissent plus
sous la forme du corps-pour-autrui. En tout cas, ce qui sub-
siste de lui tend à disparaître très vite par suite de la cor-
ruption des chairs ou de l'incinération. Au niveau amou-
reux, au contraire, le corps pour autrui de la personne ai-
mée continue d'exister pour un autre. C'est de là que vient
la souffrance due à la rupture. Mais, cette rupture n'a lieu
qu'en surface. Ce qui a permis à deux esprits de s'attacher
et de se reconnaître subsiste profondément en eux. Il n'y a
jamais de véritable séparation, même dans la mort. Mais il
y a des différences majeures qui s'imposent brutalement et
déterminent des orientations diamétralement opposées. Ma
théorie de la belle totalité, inspirée de Hegel, mais appli-
quée au domaine de l'expérience, m'aide énormément à ex-
pliquer ce qui se passe dans le cas d'un divorce par exemple.
Le fait qu'une tranche de vie se termine ne signifie pas que
cette expérience est un échec, maïs plutôt qu'elle est complé-
tée. Un de nos Moi s'est investi dans cette expérience et, à
travers lui, notre personne a tiré parti d'une aventure pré-

473
parée à son intention par son être profond de façon à rendre
possible davantage sa conversion. Le fait que notre mental
ait tendance, en vertu d'un découpage culturel, à classer
toutes choses dans des catégories nous amène à considérer
le monde, non comme une continuité dynamique intégrée au
circuit de l'ipséité, maïs comme un ensemble de petites cho-
ses isolées les unes des autres qu'on peut compter. Évidem-
ment, cette vision du monde qui prédomine au niveau éco-
nomique dans la société de la fin du XXe siècle est tout à
fait désastreuse, car toute comptabilité aboutit à un déficit.
En effet, le fait de compter les choses ou les gens contribue à
les isoler artificiellement en nous donnant à penser qu'ils
sont séparés. C'est une conception purement matérialiste
que la compréhension englobante êtrique contribue à réfu-
ter. Le cerveau humain a été soumis à un programme désa-
vantageux de la part de ceux qui l'ont élaboré. Cela ne fait
pas de nous des innocents. Nous avons constitué le monde
ainsi. Nous sommes des gens qui se sont donnés à être dans
un contexte de manipulations génétiques. Nous le compren-
drons bientôt. La structure physiologique de l'homme, en
tant que représentation, n'est rien d'autre qu'un montage
que nous avons tenté de nous expliquer par différentes hy-
pothèses. L'hypothèse extraterrestre est sans doute la plus
intéressante, quoique c'est en nous que les extraterrestres
se meuvent. Cela, nos ufologues modernes ne l'ont pas com-
pris. Quant on parle des visiteurs venus d'ailleurs, on ne
mentionne jamais que cet "ailleurs" est en nous. Quand cela
deviendra manifeste, la psychologie se transformera en on-
tologie.

(141) L'être consume la personne ou rallume.—


Comment faut-il voir l'être à travers les mutations profon-
des de la personne ? Il est d'abord important de nous rappe-
ler ici que l'éveil ne vient qu'à la suite d'une initiation, ce
qui ne peut manquer d'amener la personne à utiliser ses

474
pouvoirs spéciaux de façon à libérer l'être en elle. Or, l'être
représente un si grand dégagement d'énergie qu'il ne peut
manquer de modifier en profondeur l'organisation rationnel-
le de la personne, comme si la raison jusque-là n'avait servi
qu'à administrer provisoirement l'expérience et le compor-
tement. Nous devons réfléchir ici sur la façon dont l'être va
transformer le rôle de la raison sans pour autant abolir cel-
le-ci. Comme la plupart des philosophes modernes, je consi-
dère la raison comme une faculté d'analyse et de synthèse
permettant l'intégration à l'esprit des données de l'expérien-
ce. Il n'en reste pas moins que la raison dépasse vastement
ces opérations. Elle est comme le gouverneur militaire de
Hong Kong qui avait pour mission de préparer la rétroces-
sion de ce territoire britannique à la Chine communiste en
1997. Il devait administrer la ville en préparant la passa-
tion des pouvoirs. En d'autres mots, il devait se comporter
comme si la ville continuait d'être sous la juridiction britan-
nique tout en sachant qu'il devrait abandonner son poste
très bientôt et se voir remplacer par un gouverneur commu-
niste. La raison est un pouvoir qui a pour fonction d'organi-
ser la vie de la personne en lui permettant d'avoir une vie
articulée, équilibrée et harmonieuse sur la base d'une sub-
somption de l'expérience et du comportement aux principes,
axiomes et catégories qui les rendent possibles. Evidem-
ment, la raison qui organise la vie de l'esprit agit de façon à
ce que la personne puisse accomplir ses tâches de son mieux
en attendant que s'installe en elle une juridiction plus haute
où la raison aura encore un rôle à jouer, mais sous une for-
me différente. L'avènement de l'être au coeur de la personne
représente à la fois le déclin de celle-ci et sa transformation
en autre chose de plus grand. Une énergie incommensurable
va commencer à se libérer, si bien que toutes les fonctions
de la personne vont s'en trouver modifiées. Certaines vont
cesser d'opérer, non comme une machine cesse de fonction-
ner, mais parce qu'elles n'auront plus à être utilisées. C'est
un peu comme si certaines facultés archaïques avaient ten-

475
dance à disparaître au moment où des nouvelles les rempla-
cent dans un cadre infiniment plus vaste. Il est donc normal
que l'installation du "Je suis" immanent dans la personne
provoque une transformation de celle-ci, à l'occasion de quoi
ce qui n'a plus la force de survivre va s'étioler, disparaître,
se recycler, tandis que ce qui doit se développer va commen-
cer à croître, à s'allumer. Nous pouvons même parler ici de
l'extinction de certains centres qui ne pourront pas résister
à la poussée êtrique. Parfois, c'est toute la personne qui brû-
le au lieu de s'allumer. Cela ne veut pas dire nécessaire-
ment que l'intussusception est un échec, sauf qu'il existe
maintenant quelque chose qui n'a plus rien à voir avec la
personne, celle-ci ayant raté sa chance de s'intégrer à un
niveau de développement supérieur. Mais comment parler
d'être pur sans personne ? C'est comme parler d'amour sans
amoureux. Et pourtant, si vous voulez mon avis, c'est moins
l'amoureux qui compte que l'amour. Il y aurait donc des cas
où la personne semble littéralement emportée par une
énorme énergie qui la consume. Et je ne l'entends pas seu-
lement au sens métaphysique du terme, mais également au
sens physique, dans les cas par exemple de la combustion
spontanée ou de certaines morts foudroyantes. Je ne veux
pas me prononcer ici sur ce qui reste de l'identité en forma-
tion dans la personne. Vous savez que je suis un éternel
optimiste et que, malgré que la majorité des hommes soit
littéralement incapable de se donner un être, je ne veux pas
dire nécessairement que les hommes ne participent plus au
développement de la vie et même de quelque chose qui per-
met de donner suite à leur action entreprise sur terre. Bien
sûr, je suis assez peu convaincu de leur survie, car celui qui
ne peut affirmer son Moi de façon totale et absolue, celui qui
ne peut se reconnaître un Moi à travers la dissolution im-
pliquée par la mort, a peu de chance de jamais pouvoir dire
moi et de maintenir cette identité même provisoirement
dans l'éparpillement de ses forces provoqué par son entrée
dans la vie éternelle. Mais alors, qu'arrive-t-il dans le cas

476
d'une personnalité allumée ? Tout se passe sans difficulté.
La fin de la vie ressemble tellement à la vie qu'on peut diffi-
cilement parler d'une fin en quelque sens que ce soit. L'indi-
vidu fait déjà partie de l'invisible. Il est déjà allé à l'absolu.
Il est si familier avec l'au-delà que son être tout entier en-
globe déjà celui-ci comme un aspect de son identité totale.
C'est en pensant à ce genre d'individu que Hegel a pu dire
que la mort est une irréalité. Mourir ne veut rien dire pour
lui. Ce n'est qu'un sens de plus parmi les nombreux sens
que sa vie possède déjà. En fait, lorsque l'individu n'a plus
peur et qu'une confiance totale s'est installée, les expérien-
ces les plus profondes ne sont que des représentations fuga-
ces qui ne peuvent altérer sa sérénité.

(142) "Je suis" n'a pas de plan, de programme.— Le


monde de la transcendance est un monde fait d'angoisses,
d'attentes et de retraits, comme si l'homme reculait avant
de sauter dans l'inconnu. La pensée moderne, issue des
guerres, des génocides, des famines et des épidémies prédis-
pose le philosophe à une compréhension du monde marquée
par l'effroi et le désarroi. Pas trop sûr de son identité, rela-
tivisé par la mouvance de la modernité, l'homme réduit sa
pensée à des énoncés problématiques portant sur un non
moins problématique donné. Autour de moi, je constate le
sort que la logique et la cybernétique font subir à la pensée.
Point d'absolu en tout ceci; que du relatif. La relativité en-
traîne le nihilisme. Je vois des philosophes penser comme si
Kant et Hegel n'avaient jamais existé. Ce sont des décons-
tructeurs, des granularisateurs, des atomiseurs. La science
tout entière est fondée sur des programmes. C'est là que
j'interviens avec ma métaphysique du "Je suis" intussuscep-
tif. Vous croyez vraiment qu'il y a un plan de développement
de l'univers ? Vous croyez vraiment que l'homme a des
chances de s'en tirer s'il se soumet à des programmes ? Il est
impérieux de constater que la liberté ne suit jamais des

477
chemins tracés d'avance^ et, même parfois, renonce à l'idée
de suivre un chemin. À moins de planifier ses spontanéités,
je ne vois pas comment la pensée pourrait s'en tenir à un
cadre rigide et pourquoi elle devrait fonctionner comme un
appareil. Dans le monde de machines où nous vivons, les
appareils sont en train de remplacer l'homme. J'ai toujours
pensé que c'était une bonne chose, à condition que l'homme
ne devienne pas un appareil lui-même. Eh bien, c'est raté !
L'homme est en train de perdre son impulsion première. Il
n'agit plus de façon instinctive. Il n'a plus tellement d'odo-
rat, ses yeux sont faibles, il devient sourd. Il est malen-
contreusement soumis au règne du "là". Et ce qui caractéri-
se la pensée du "là", c'est une sorte d'irritabilité inhibitrice.
L'individu est fâché d'être aux prises avec des lois, des ca-
dres et des programmes. Il cultive dès ses plus jeunes an-
nées une sorte de mécontentement existentiel qui fait de lui
un individu en colère. Il se contrôle, il se retient... pour ne
pas déborder les cadres tracés par son programme de vie. Je
le sais pour être allé à la télévision fort longtemps, tout in-
dividu qui développerait devant les caméras un savoir for-
mel et rigide serait brûlé depuis longtemps. Si après trente
ans, j'ai réussi à tenir en haleine des millions de téléspecta-
teurs, c'est parce qu'ils ne savent jamais ce que je vais dire,
pas plus que moi d'ailleurs. Et pourtant, ma pensée est très
articulée quand elle s'exprime. Ce que j'entends par raison
s'est comme intégré à l'expression dans ma phraséologie
vivante. Beaucoup prennent plaisir à m'entendre parce que
je ne suis pas soumis à des codes et que je ne m'impose au-
cun cadenas. Je m'adresse au public à partir d'un mental
vierge, sans tenir compte de ma situation et cherchant, de
préférence dans l'absurde, un moyen d'exprimer ce qui dé-
borde le bon sens malade. Si j'ai compris que mon être
n'obéit à aucun plan et n'en impose pas non plus, c'est parce
que j'ai toujours voulu sauvegarder ma liberté. Il m'importe
peu que mes propos "perdent" les gens qui m'écoutent, parce
que je ne leur laisse aucun point de repère leur permettant

478
de se retrouver; l'important, c'est de les mettre dans un libre
état d'être par mon langage de puissance et mon Verbe in-
cantatoire. Il y a longtemps que j'ai compris que la véritable
pensée n'est pas une suite de raisonnements, mais une suite
d'actes vitaux ou êtriques qui s'articulent autour d'une flui-
dité et d'une transparence. Bien sûr, tout a l'air organisé en
ce monde, mais en réalité, rien ne l'est. Les structures socia-
les, les lois votées par le Parlement, les feux de circulation
constituent une vaine tentative pour empêcher le réel de
bouger, de déborder les catégories d'un entendement artifi-
ciel qu'on a jetées sur lui comme un filet pour le retenir.
Quand un homme laisse agir son être, il découvre l'opéra-
tionnalité du miracle, c'est-à-dire un moyen d'entreprendre
et de faire qui n'a rien à voir avec des stratégies, bien que
les résultats dépassent les plus brillantes stratégies que le
cerveau pourrait concevoir. D'où vient que l'être sait si bien
accomplir ce que nous échouons à réaliser quand nous
n'opérons qu'en fonction de notre personne ? C'est qu'il fait
appel en nous à une force génératrice dont le monde que
nous connaissons est une conséquence. Quand on connaît
quelque chose par le principe, on va plus loin que lorsqu'on
essaie de le comprendre par des raisonnement. La connatu-
ralité joue à plein ici. Le fait de savoir sans avoir appris me
permet de comprendre comment mon être opère du dedans
des choses, des événements et des personnes. Je n'ai pas à
me demander comment je vais procéder, puisque mon être le
sait. Je ne me débarrasse pas sur lui de mes responsabilités.
Je suis mon être. Mais lorsque j'opère en tenant compte de
sa présence, mon action velléitaire se transforme en prati-
que êtrique. Si je pense à le faire intervenir, je m'en trouve
mieux; si je n'y pense pas, c'est un désastre, je perds à cha-
que fois, j'échoue là où je devrais réussir, je me nuis au lieu
de m'avantager. C'est qu'à sa façon, mon être est une source
de succès. Bien sûr, vu d'un point de vue inêtrique, ce succès
peut sembler un échec. Je me suis souvent enthousiasmé
pour ce que je considérais comme un coup de maître tandis

479
que les autres autour de moi, constatant l'inachèvement ou
la ruine de mon entreprise, me croyaient fou. Il est impor-
tant, quand on travaille avec l'être, de se laisser être, de le
laisser être, de laisser être les autres, de les laisser venir ou
s'en aller ou encore revenir, à leur gré. La sagesse n'est ja-
mais dans la domination mais dans la souplesse. C'est parce
que mon être est totale liberté que je n'ai pas à me soucier
de ce qui arrivera. Lorsque je laisse mon "Je suis" opérer ma
vie, c'est comme si je suivais la direction du fil à plomb; je
trouve mon centre et, de là, je rayonne. Mais attention ici:
ce "là" n'est pas une référence au local mais indique plutôt
un centre opérant de partout sans que je sois jamais décen-
tré. C'est donc de partout que j'opère ma médiation, que je
me permets d'être ce que je veux être. Dans un tel contexte,
il m'est difficile de m'associer à l'idée d'une déchéance de
l'homme. Je ne suis pas du tout déchu dans mon être, même
si je suis un failli selon la loi générale. Je suis très fier de
moi, et cette fierté fait rire, car on ne s'attend pas d'un
homme qui a tout perdu qu'il crie victoire et entonne un
chant poétique à sa gloire. Qu'est-ce qui me rend donc si fier
de moi ? C'est le fait de n'avoir besoin de personne pour être,
et même pas de ma propre personne. Plus j'apprends à être
et moins je me sens concerné par moi-même. Si j'ai pu être
un jour prisonnier du carcan social, du magister des lois, je
ne m'en souviens pas. C'est donc dire à quel point je suis
loin de Socrate ici quand, recourant à une figure qu'on ap-
pelle une prosopopée, il fait parler les lois et leur prête mê-
me une sorte de tendresse à son endroit. Je veux bien en-
tendre les lois me murmurer à l'oreille qu'elles m'aiment,
mais c'est comme écouter l'enregistrement d'une voix qui a
perdu toute sa vivacité. J'ai plutôt besoin de savoir qu'en
existant fort comme je me le permets, les lois n'ont plus de
sens, et qu'en venant sur terre, je ne suis pas venu les ac-
complir, comme le prétendait Jésus, mais les ruiner.

480
(143) L'autorégulation immanente.— Si j'ai eu recours
à ce vocable pour expliquer ce qui se passe dans une per-
sonnalité marquée par l'être, c'est que j'ai constaté depuis
longtemps que, pour quelqu'un qui vit ainsi, les choses s'ar-
rangent toutes seules. Mais, déjà, je dois m'expliquer sur
ceci. Comment entendre ce que je viens de dire ? Cela veut-il
dire que l'existence de l'individu qui vit selon son être est
régie par des coïncidences organisées par celui-ci ? Indubi-
tablement. Il s'agit maintenant d'expliquer ce qui se passe.
Comment se fait-il que telle personne doive se préparer de
longue date pour accomplir quelque chose, alors que celle
qui laisse opérer son "Je suis" n'a pratiquement pas à se
préparer, tout simplement parce que les choses s'organisent
d'elles-mêmes autour d'elle ? Ceci demande réflexion. Leib-
niz parlait d'une harmonie préétablie pour expliquer la fa-
çon dont les événements se produisent dans le monde. Bien
sûr, il croyait à la grâce divine et voyait en Dieu un choisis-
seur de l'univers qui détermine quel possible a le plus de
raison d'être. Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas
conserver cette idée d'un arrangement préalable des choses
qui serait consécutif à l'avènement de l'être au coeur de la
personne, puisque celui-ci, par le moyen des constitutions
rétroactives de la conscience, peut très bien établir les
conditions qui le rendent possible avant même qu'on puisse
parler d'un surgissement êtrique factuel. De nombreuses
considérations doivent prendre place ici. D'abord, que veut
dire ce surgissement factuel ? Il signifie que quelque chose a
changé au coeur de la personne et que celle-ci, lorsqu'elle
s'examine, et les autres, quand ils l'observent, se rendent
compte d'une transformation, comme si un fait brut s'était
imposé soudainement, résultat d'une longue incubation où
le dessein d'être, en tant que finalité immanente, était déjà
présent dans le commencement esquissé. Ensuite, quand je
dis que l'être s'anticipe à reculons au coeur du devenir ins-
piré par l'entéléchie, je veux dire qu'il accompagne l'acte de
fondation initial qui permet l'acquisition d'un centre de gra-

481
vité permanent. Enfin, il est important de ne pas oublier
que la présence de l'infini dans la vie quotidienne impose un
rythme, une ordonnance, une autorégulation au comporte-
ment de l'individu. La personne qui entreprend la démarche
qui va lui permettre d'être est comme promise à l'être. Elle
ressent l'appel et, du fait de le ressentir, se sent qualifiée
pour être. À partir de ce moment, elle se transforme, du fait
d'avoir laissé sa pensée s'imprégner de l'être qu'elle n'est
pas encore mais qu'elle assume en acceptant de vivre avec
souplesse, ouverture, permissivité, abandon et bonheur. Le
mot "abandon" étonnera peut-être. Mais ne faut-il pas que
la personne capitule pour que l'être prenne sa place ? Ne
faut-il pas que le Moi cesse de vouloir tout régenter pour
que le Soi, qu'il est appelé à devenir, s'installe en lui ? C'est
à cause de cette autorégulation immanente que la personne
n'a plus à se contrôler, à s'empêcher d'être. Dans la vision
classique des choses, la personne est toujours confrontée à
sa morale; elle doit s'incliner devant certains diktats de la
raison ou de la religion. Il y a des choses qu'elle ne peut pas
faire, car elle ne saurait pas les faire. Il y a des audaces
qu'elle ne peut se permettre, car elle ne saurait pas "jus-
qu'où aller trop loin". C'est la raison pour laquelle elle a be-
soin d'une morale qui lui dicte une ligne de conduite, car
livrée à elle-même, elle pourrait s'égarer, se compromettre.
Il n'en va pas de même pour celui qui s'est éveillé. L'homme
réalisé n'a pas de morale. Il sait toujours ce qu'il faut faire
en vertu d'une ordonnance intime qui lui montre la voie de
l'harmonie. Il évite l'écueil du bien et du mal. Il n'utilise
jamais sa capacité de délibération. Il se laisse guider par un
phare intérieur qui lui ouvre la voie, car, bien sûr, il n'y a
pas de voie avant qu'on la constitue. C'est seulement une
façon pratique de parier pour expliquer qu'un homme adop-
te une orientation sur terre. En réalité, il ne va nulle part. Il
est tout à fait inutile. Mais il se convainc du contraire. C'est
la raison pour laquelle il doit suivre des règles. L'homme qui
vit sous la loi d'exception, pour sa part, n'a que la liberté

482
pour règle. Il sait quoi faire sans avoir à se le demander. Il
ne peut pas se tromper, parce qu'il met son être de l'avant.
Il n'a pas à se contrôler, car sa conscience est une source
d'intégration des émotions qui lui évite des écarts regretta-
bles ou inutiles. Si toutefois il explose, c'est pour la bonne
cause. Il est capable de colère êtrique. Il peut même éprou-
ver une haine suave, enivrante, libératrice. Un Jésus hai-
neux n'est pas absurde. Un Bouddha gourmand non plus. Il
n'était pas gros pour rien. Quand Je parle d'autorégulation
immanente, j'invoque Un principe de sagesse spontanée,
mais de nature transcendantale, qui se constitue comme un
a priori êtrique de l'expérience, un peu dans le sens où Pas-
cal, à un autre niveau, parlait des a priori du coeur. Prenons
garde, cependant, de confondre ces niveaux. La religion de
Pascal était de nature purement émotive. Il croyait à la for-
ce de l'amour. Ma métaphysique, elle, va bien au-delà des
émotions. Celles-ci constituent l'aliment de l'être, par-delà
toute forme de contrôle, de maîtrise, de moralisation. Ce que
j'appelle autorégulation immanente est pure liberté. Com-
ment se fait-il que je ne sois pas en prison ou soumis à des
traitements psychiatriques ? Cela est dû à ce que l'être opè-
re dans la perfection et que celui qui y consent est lui-même
parfait, non seulement à ses yeux, mais aux yeux des autres
qui ne trouvent rien à redire à sa conduite.

(144) L'être se précède lui-même à travers la per-


sonne.—L'être est comparable à un océan traversé par des
courants. Le profane n'y connaît rien. Il est comme un navi-
gateur qui n'est pas allé à l'école de la marine et qui ignore
la nature de ces courants que l'on rencontre dans l'océan.
Dans l'être, il y a des directions. Ne sachant trop comment
les interpréter, les théologiens, se méprenant sur sa vérita-
ble nature, parlèrent de personnes en Dieu. Je préfère de
très loin le langage de Martin Heidegger qui parle des exis-
tentiaux ou modes de l'être. Et pourtant, il y a dans l'être

483
quelque chose de plus fondamental qui se meut, comme si
quelque chose de lui-même se déplaçait en lui-même, Tout
lecteur familier de Spinoza vous dira qu'il a une idée de ce
que je veux dire ici, puisque c'est l'impression que l'on
éprouve en lisant le penseur hollandais. "Quand on com-
mence à philosopher, écrit Hegel, on doit tout d'abord être
spinoziste. L'esprit doit se baigner dans cet éther d'une
substance unique dans laquelle tout ce qu'on a cru vrai a
disparu". Là où Hegel se trompe, c'est quand il ajoute:
"Chaque philosophe doit arriver à cette négation de tout ce
qui est particulier". C'est là qu'il nous révèle qu'il ne connaît
rien de l'être, car H reconnaîtrait qu'il est un "Je suis" et
que rien ne peut être plus particulier. Mais le concept de la
globalindividuation est étranger à la pensée de Hegel qui ne
cherche pas à assurer les droits de l'individu, mais plutôt à
le dissoudre dans l'universel. Sans doute la substance uni-
que de Spinoza n'est-elle pas l'être, mais elle en possède
toutes les caractéristiques. Il manque seulement à Spinoza
de reconnaître que ce Dieu dont il parle et qu'il voit partout,
c'est lui quand il s'aime, accepte son infinité et ne se sent
plus séparé de rien. Pour pouvoir comprendre ce que j'ai à
expliquer ici, il est important d'examiner le dynamisme de
l'être qui, tout en étant unique, est infiniment diversifié. Ce
côté océanique de l'être, je l'ai souvent rappelé à mes lec-
teurs, mais en aucune façon je n'ai voulu leur donner à pen-
ser qu'il s'agissait là d'un grand tout dans lequel ils sont
amenés à disparaître. Il n'y a rien de tel dans ma philoso-
phie. C'est pourquoi je ne suis ni spinoziste, ni hégélien, ni
hindouiste. J'enseigne la communion, pas la disparition du
Moi. En ce sens, la persona-d'illusion, en tant même qu'elle
constitue un principe d'égarement et d'auto-effacement, n'en
constitue pas moins la base sur laquelle, et aussi contre la-
quelle, l'être va entreprendre de s'édifier. Cependant, qu'on
dise que l'être s'édifie à travers la personne ou qu'on pré-
tende que la personne édifie l'être sur la base de ce qu'elle
est appelée à devenir, on parle le même langage. Et s'il en

484
est ainsi, c'est que l'être est la personne. Oui, l'être est ce
néant surmonté, absorbé, intégré. C'est face à l'être que la
personne apparaît comme un néant et non en elle-même.
Interrogez n'importe qui et demandez-lui s'il est un néant. Il
vous rira au nez en disant qu'il est ce qu'il est. On sent qu'il
y a dans l'être quelque chose vers quoi tend la personne,
sans qu'on puisse dire qu'elle tend vers quelque chose qui
est déjà. En un sens, je peux reconnaître l'éternité du "Je
suis". En un autre sens, il me faut soutenir le principe de sa
genèse au coeur de la personne. Or, la personne est tempo-
relle. Je n'échappe au piège de la dualité qu'en évoquant la
conversion de la personne, les formes a priori de la sensibili-
té planétaire que sont l'espace et le temps ayant tendance à
laisser. la place aux formes a priori de la sensibilité astrale
que sont l'éther et l'éternité. Il ne faut pas perdre de vue
que la personne se convertit. Déjà toute imprégnée d'être, il
faut néanmoins qu'elle aille à l'être. Mais c'est déjà l'être qui
s'anticipe à travers elle. C'est pourquoi je dis que l'être se
précède lui-même à travers la personne, comme un courant
qui traverse l'océan sans jamais qu'on puisse dire qu'il le
déborde. Les théologiens chrétiens qui parlent des trois per-
sonnes en Dieu reconnaissent aisément que, tout en étant
Dieu à part entière, aucune d'elle ne pourra jamais dépasser
Dieu. Il en va de même dans l'ordre de l'immanence êtrique
où la personne est amenée à se sentir entièrement être sans
être jamais plus que l'être qui est tout. Cette dynamique
énergétique au coeur de l'être montre comment l'unité de
toutes choses est maintenue au coeur de cet automouvement
qui les entraîne vers leur achèvement. Certains pensent que
la conversion de la personne implique une relativisation de
l'être. C'est bien plutôt la personne qui est relativisée, sans
qu'on puisse dire qu'elle sera jamais détruite, car le senti-
ment de l'identité qui anime tout individu perdure à travers
ses métamorphoses, si bien que s'il échappe à la dissolution
de la mort, ce qu'il éprouve en se retrouvant après avoir
surmonté l'irréalité de celle-ci, c'est précisément ce qu'il a

485
ressenti toute sa vie. On ne peut se méprendre sur son iden-
tité, malgré les interférences provoquées par les diverses
identifications. Même quand il s'exprime à travers une chair
et qu'il croit être "dans" son corps, l'homme éprouve quelque
chose qui le guide tout au long de sa vie, comme si l'être
qu'il est appelé à être et qu'il ne sera peut-être jamais se
laissait entrevoir comme une possibilité éternelle. Il y a
donc dans le futur de l'homme, à la fois ce qu'il est et ce qu'il
pourrait être, car, d'une part, il sait très bien où le mène la
direction de sa vie et comprend par une certitude immanen-
te qu'il sera et, qu'en conséquence, il est déjà, tandis que,
d'autre part, il peut mesurer la distance qui le sépare de ce
qu'il pourrait devenir tout en comprenant que c'est là un
rêve sans lendemain et qu'il ne doit pas aspirer à cette for-
me de réalisation. Dans ce dernier cas, il n'est pas malheu-
reux pour autant. Mais, quand il comprend qu'il s'est four-
voyé, c'est alors qu'il peut aspirer à renaître. Mais s'il n'a
pas d'être, qui donc renaît ?

(145) Même le néant ne peut être pensé sans


l'être.— C'est le point de départ qui éclaire tout. Mon point
de départ, c'est moi maintenant. Mais ce Moi, à force de le
penser, de le fortifier, de le creuser est devenu le tout, sans
discontinuité. Je suis moi, je suis tout. Dès lors, tout l'uni-
vers se réfère à moi. Je ne peux pas penser au passé sans lui
donner un sens maintenant. Je ne peux pas imaginer un
ailleurs absolu sans reconnaître qu'il n'a de sens que par ce
ici absolu que m'ouvre mon être. Plus j'examine la situation,
plus je constate que mon être a pris toute la place. En lui,
les valeurs, les biens, les fins ont disparu, absorbés par cette
immensité plus forte que toutes les distinctions qui en sont
issues. Il m'arrive de penser à ce qui se produirait si, sou-
dain, je n'étais plus. Mais mon néant lui-même se réfère à
mon être et ne peut être pensé sans mon être. C'est même
par ce néant que mon être prend toute son importance. Le

486
néant est donc quelque chose d'essentiel. Non sur le plan
théorique, mais sur le plan pratique. Si j'ose être moi-même,
c'est au néant que j'impose quelque chose. Et pourtant, rien
ne précède l'être, car il faudrait imaginer un temps dans
lequel l'être apparaît ou grandit, ce qui est impossible. Si je
peux déterminer un moment dans ma vie où j'ai pensé l'être,
cela vaut rétroactivement pour tous les moments de ma vie
qui ont été préparatoires de ce moment-là et qui, par consé-
quent, portaient la marque de l'être. Ce n'est pas de mots et
de choses dont je vous entretiens présentement, mais d'une
force qui trouve en elle sa raison d'être, son soutien, sa li-
berté. Vivre en conquérant de sa propre immensité nécessite
un recours à l'être qui vient combler toutes les distances
imaginées entre soi et son projet total. S'il y a quelque chose
à conquérir, c'est sur le néant que cela doit être fait, car la
conquête de sa propre immensité ne peut être qu'une victoi-
re sur le néant. On m'objectera: mais le néant, ce n'est rien !
Et pourtant, savez-vous à quel point ce rien peut envahir
vos vies, ruiner tout ce que vous êtes, anéantir littéralement
votre bonheur, si vous n'êtes pas vigilant. Le livre de Sartre
sur le néant n'est qu'une spéculation tranquille sur un
concept. Je vous parle ici d'avoir à être pour éviter l'anéan-
tissement. Sartre a eu raison sur un point: le néant néanti-
se. Mais l'être rend êtrique. Devrais-je dire: il "êtrifie" ? En
tout cas, il est sûr que l'être ontologise. Il fait le néant être
en montrant qu'il est un néant d'être tout prêt à être investi
par ce dont il est l'absence totale. Chaque fois que j'ai à ré-
fléchir sur un sujet de ce genre, j'ai à me demander si je ne
me suis pas senti néant un jour. En fait, cela m'est arrivé.
Je comprends aujourd'hui pourquoi Challemel-Lacour a sen-
ti courir sur lui, en rencontrant Schopenhauer, "un souffle
glacé à travers la porte entrouverte du néant". Le néant
ruine toute prétention à l'existence. Anéanti dans ta volon-
té, tu connais le néant de la volonté. Anéanti dans ta pas-
sion amoureuse, tu connais le néant de l'amour. L'être, au
contraire, te fait connaître l'absolu de la volonté et l'absolu

487
de l'amour. Et pourtant, il ne se réduit ni à la volonté ni à
l'amour. Il représente une densité qui rend toutes choses
plus denses, une transparence qui rend toutes choses plus
transparentes, une intelligibilité qui rend toutes choses plus
intelligibles. C'est donc dire à quel point toutes choses tirent
de l'être leur signification, leur valeur, leur charge existen-
tielle, leur essence phénoménale profonde. Bien sûr, l'être
est plus que l'absolu, car l'absolu demeure immanent au
relatif qu'il n'est pas, tandis que l'être trône sur le rien.
Nous n'avons pas à penser que l'être n'est pas rien, puisque
rien, c'est rien. Il y a donc une domination totale de l'être...
sur rien. Penser cela nous aide à réaliser à quel point le fait
de vouloir être nous arrache au néant et, en même temps,
nous dévoile notre immensité. Comprenons ici le mot de
Sartre: l'être néantise ! J'y reviens. Ma personne, qui n'est
personne, c'est le néant fait personne. Mon Moi, qui n'est
qu'une manière d'être de l'expérience, c'est le néant fait moi.
Mais le néant a beau s'agiter devant mes yeux comme le
spectre de ce qui n'est plus au coeur de ce qui existe encore,
je ne peux être dupe. Et si je suis, je m'en aperçois instanta-
nément. Mon Moi, ma personne, mon vivre passent à l'infini
en s'actualisant dans l'être par une conversion qui les sou-
met à une prodigieuse émancipation. C'est plus qu'une nais-
sance, c'est un sauvetage absolu de ce qui n'a pas la force de
se soutenir par lui-même au nom de ce qui se veut le soutien
de tout.

(146) Impossible d'aller vers les autres sans se re-


connaître en eux.— Le pouvoir qui nous permet de nous
apparaître à nous-mêmes dans le contexte terrestre est le
même qui amène les autres à s'apparaître à eux-mêmes. Ce
pouvoir varie selon les individus, car il prépare pour chacun
une existence propre à son aspiration. On devine qu'il se
tient tout entier dans l'entéléchie, puisqu'il se manifeste dès
le début de la vie. Or, ce début de vie n'a d'importance que

488
dans la mesure où il est voulu par quelque chose qui le dé-
passe. En effet, quand je me penche sur moi-même, j'ai
d'abord affaire à une énergie qui n'a jamais commencé et ne
finira jamais. La partie de moi-même qui commence est liée
à la représentation et ne peut en aucun cas m'imposer sa
loi. Pourtant, je peux être séduit par mon corps, ma person-
ne, ma vie. Je peux aussi être séduit par les autres et vou-
loir aller vers eux. À certains moments, dans l'amour par
exemple, il est tentant de s'oublier soi-même pour s'installer
en l'autre. S'il en est ainsi, c'est que l'amour est un senti-
ment inspiré par la loi générale pour garder les individus
dans son giron. En effet, un individu amoureux ne pense
plus à soi, à moins d'avoir acquis un être qui l'amène à com-
prendre qu'il ne peut aller vers les autres qu'en s'apparte-
nant déjà totalement. Je sais que mes réflexions actuelles
s'opposent à la conception chrétienne de l'homme et de
l'univers. En effet, dans le christianisme, il n'y a pas d'ex-
ception sur terre. Jésus n'est pas à strictement parler un
homme exceptionnel, il est Dieu, et d'autres dieux que lui
sont impensables. Dans le contexte où je développe ma phi-
losophie, l'amour n'est pas le sentiment le plus élevé. Il
vient loin après le bonheur d'être, de s'appartenir et de s'ou-
vrir. D'ailleurs, l'amour dans mon système n'a aucune sorte
de puissance. Il est l'expression parfaite de l'impuissance,
de la vulnérabilité, de la fragilité. Si j'ai bien compris de
quelle nature est l'expérience de la vie, ce n'est pas par
amour que je dois me porter vers les autres, mais en vertu
d'un rapport d'être à être. Ils n'ont pas d'être ? Ce n'est pas
un obstacle insurmontable, car je peux leur en prêter. Je
peux investir mon "Je suis" dans mon rapport à autrui, l'ar-
racher à son néant d'être et lui communiquer ma force. Je
ne veux pas dire que je vais le tenir à bout de bras, hors de
l'existence inêtrique; j'entends plutôt par là que je peux lui
donner le goût d'être. Mais si je ne me reconnaissais pas un
peu en autrui, jamais je ne songerais à l'investir de mon
être. Je chercherais plutôt à l'exploiter. La belle affaire,

489
vous exclamerez-vous; mais le monde est plein d'exploiteurs
! C'est bien ce que je dis: un individu qui n'a pas d'être ne
peut pas se reconnaître en autrui. Comme le dit si bien
Jean-Paul Sartre, en le regardant, en s'immisçant dans sa
vie, autrui lui vole son univers. Bien sûr, jamais Sartre n'a
songé au "Je suis" intussusceptif. Jamais il n'a pensé qu'un
homme pouvait acquérir un être. Quand il définit l'homme
par le projet, il le situe au niveau existentiel et non au ni-
veau êtrique. Le Moi alors n'est plus qu'une chose dans le
monde. C'est la raison pour laquelle l'existentialisme de
Sartre s'est si bien entendu avec le marxisme. Malgré la
conscience qu'il prend de lui-même, l'homme sait qu'il n'est
qu'une marchandise. Dans ma philosophie, l'homme n'est
pas un pauvre pécheur qui se réclame de l'amour de Dieu, ni
un pauvre travailleur qui se réclame de la protection de
l'État. L'homme est une merveille qui s'émerveille d'être
une telle merveille. Ce qu'il cherche surtout, c'est la fête. Il
veut célébrer la merveille qu'il est. Au point de départ il est
libre, mais sa liberté peut grandir à l'infini. Il n'a pas besoin
de Dieu pour le délivrer de la matière, car la matière n'exis-
te pas. Il n'a pas besoin de l'État pour le délivrer des autres,
car il se retrouve parfaitement en eux. L'homme jovialiste
ne cherche pas à se rendre utile et serait passablement sa-
tisfait qu'on dise de lui qu'il est "une passion inutile". Mais
cette expression, dans le contexte où je m'exprime, renvoie à
un état global où le pour-soi ne risque plus de retomber
dans l'en-soi, puisqu'une personne allumée par l'être
contient tout l'univers. En exposant ma philosophie, je mon-
tre que la guerre est impossible dès qu'autrui m'apparaît
modelé dans la même étoffe que moi. Ma tête ne va pas se
battre avec mes jambes ou mon coeur. Ma tête, mes jambes
et mon coeur ne font qu'un. Si je comprends que je suis un
avec tout le monde, comment pourrais-je me battre avec
mes semblables. On m'objectera que cela vaut tant qu'ils me
ressemblent. Mais que se passe-t-il quand ils cessent de me
ressembler ? C'est ici qu'il est bon de se rappeler que les

490
différences ne séparent pas. Quand je dis à un contradic-
teur que notre désaccord nous rapproche, je veux signifier
qu'il y a de la semblance même dans la dissemblance qui
semble nous séparer. Avez-vous remarqué, quand nous ai-
mons un animal, comme il est facile de lui prêter des senti-
ments humains auxquels il répond. Cela découle directe-
ment du fait que l'animal n'a pas un ego ment a lise et réac-
tif. Confronté à l'autre, il se coule tout entier dans la nature
de l'autre, même quand il réclame son dû. Le serpent qui
avale une grenouille mange le monde, il se fusionne avec ce
qui lui semble coextensif à son corps. Il n'y a pas d'"autre"
pour le serpent. Il en va de même pour l'individu qui vit
dans l'être. Par-delà la tension des ego en lutte, il retrouve à
un niveau immanent la symbiose naturelle qui unit le ser-
pent et la grenouille, sauf qu'ici une volonté de sérénité ré-
gularise les rapports entre lui et les autres. Us sont eux,
mais du seul fait qu'ils sont, ils sont moi et je suis eux. Bien
sûr, si je leur reconnais de l'être, c'est seulement dans la
mesure où je me retrouve à travers eux. Mais il me suffit de
penser qu'ils sont pour que nos rapports s'harmonisent. Et
effectivement, il en est ainsi dans les faits. L'individu qui vit
dans l'être ne rencontre plus d'obstacle véritable, car ce qui
aurait pu le dresser contre les autres n'existe plus en lui.
Son Ego a disparu, son Moi s'est converti. Alors peut régner
une dimension de partage d'où sont absentes les luttes qui
caractérisent l'Ego. Dans l'unité de l'être s'établit l'harmo-
nie de la vie.

491
492
GRAND TRAITE SUR L'ETRE
TOME 1
PARI SUR L'ÊTRE

No des No des
Articles pages

Introduction 7

CHAPITRE I : QU'EST-CE QUE L'ÊTRE ?

1 La sensation de l'être 13
2 Le sentiment de l'être 16
3 L'idée de l'être 19
4 La pensée de l'être 22
5 La compréhension de l'être 25
6 L'affirmation explicite exhaustive 28
7 L'état fondamental 31
8 Se laisser être 36
9 Détente de la tension dans l'ouverture 40
10 Une permissivité consciente et subtile 44
11 Une philosophie du non-contrôle 47
12 Par-delà le bien et le mal 51
13 Être ou ne pas être 54
14 L'évolution ou la fuite en avant 58
15 Au coeur de la vie, l'au-delà 62
16 L'intérieur et l'extérieur ne font qu'un 65
17 Un tranquille océan 69

CHAPITRE II : UN ESSOR SANS LIMITE

18 La poussée êtrique 75
19 La passion de l'éternité 79
20 Le pouvoir d'être cause 83
21 L'audace illimitée 87
22 Impossibilité de l'échec 90
23 Une improvisation supérieure 93
24 L'aventure intégrale 97
25 Le pari sur l'infini 101
26 La conquête de soi 104
27 Libérer son envergure intérieure 107
28 Le consentement à sa propre perfection 111

493
29 Le choix de soi comme absolu 114
30 L'autocentration êtrique 119
31 Le survol du cosmos 123
32 La dynamique énergétique 127
33 L'accélération immédiate 130
34 Délivrance instantanée 134

CHAPITRE III : LE COMMENCEMENT DE TOUT

35 L'émergence 137
36 Un foyer ardent qu'il faut allumer 140
37 L'intussusception 143
38 Le néant surmonté dans la joie 147
39 L'augmentation de soi par soi 149
40 Le rôle de l'entéléchie 153
41 La confiance hyperbolique 156
42 La prétention absolue 159
43 L'installation en soi 162
44 Un auto-accouchement 164
45 La nidification 168
46 Un centre de gravité permanent 170
47 Un vortex de forces 175
48 Un automouvement constitutif 178
49 Auto-positionnement infini 180
50 La formation du nucléus êtrique 183
51 Un nexus de possibilités 186
52 À la verticale du monde 189
53 Aperçus sur la loi d'exception 192
54 Le respect du support planétaire 196

CHAPITRE IV : UN ACCORD TOTAL

55 Le consentement à l'existence 199


56 Être mène à l'approbation du monde entier 202
57 L'investissement êtrique 204
58 Des vécus étés, opérés 209
59 Une explosion silencieuse 212
60 Le parlêtre 215
61 L'expressivité 218
62 Le Logos, une transcendance dans l'immanence 221
63 Le dire-vrai et le non-dit 224
64 La monstration de l'être 226
65 L'être comme offrande 230
66 Le décloisonnement du mental 233

494
67 Un approfondissement de la transparence 237
68 Blitz sur la supraconscience 239

CHAPITRE V : L'ORGANISATION DE L'IDENTITÉ

69 Le présent révèle la présence 243


70 Le maintenant originaire 246
71 Le "Nous Sommes" 248
72 L'identité fondamentale 251
73 Moi ici, moi là, moi partout 255
74 Les voies incommunicables 258
75 Les libres-états-d'être 261
76 Les niveaux de réalité 265
77 Un univers tout en perspectives 269
78 Les points-carrefours 272
79 L'effectivité en acte 275
80 Urgence concrète 278

CHAPITRE VI : UN INFINI DE DÉCISION

81 Haeccéité, ipséité, aséité 283


82 La singularité universelle 286
83 L'individu et l'absolu 289
84 La globalindividuation 292
85 La conversion (Metanoïa) 295
86 Les lois de l'énergie d'être 298
87 La présence métaphysique 300
88 Nous venons d'en avant 303
89 Enjeu infini 307
90 Le choc de l'être 310
91 L'illimité chevauche la lumière 313
92 S'arrêter et oublier l'inessentiel 316
93 L'être et la blessure fondamentale 319
94 L'être couvre le monde et le dépasse 322
95 Une figure dont le centre est partout et la circonférence 325
nulle part

CHAPITRE VU : LA PRISE EN CHARGE

96 Le refus de se faire relativiser 331


97 La capacité de s'appartenir 334
98 L'importance de s'aimer 337
99 La merveille que vous êtes 340
100 Prendre toute sa place 343

495
101 Se permettre d'être 346
102 Du local à l'incirconscriptible 349
103 La sérénité des moments d'exception 352
104 Une convergence unificatrice 354
105 Les assises de la synergie 357
106 Un transfert de responsabilité 360
107 Des faits êtriques qui parlent 363
108 La leçon des intervalles 367
109 Quand l'invisible se rend visible 370
110 Le bonheur archétypal 373

CHAPITRE VIII : LA TOTALITÉ OPÉRANTE

111 Immanence et conduction êtrique 377


112 La non-sortie essentielle de soi 380
113 La pensée infinie rassembleuse 383
114 Acte pur et immuabilité 385
115 La tonalité fondamentale 389
116 L'harmonie abyssale 392
117 L'écoute en esprit 394
118 Vision panoramique 397
119 La psyché-univers 401
120 L'être engloutit toutes les définitions 404
121 Être toujours rendu 407
122 Trouver sans chercher 410

CHAPITRE IX : UN SUPPLÉMENT EXHAUSTIF

123 Éveil et réveil 415


124 Forcing et supraconscience 419
125 Illumination et immersion 421
126 Subjectivité et superjectivité 425
127 La lumineuse sauvegarde de la loi d'exception 428
128 L'être s'accomplit moyennant son devenir 431
129 L'être n'a pas d'histoire 434
130 Avec l'être, sans l'être, contre l'être 437
131 L'autoréalisation 441
132 Invérifiabilité et irréfutabilité 444
133 Une exhaustivité non contraignante 447

CHAPITRE X : L'ÊTRE COMME PARTAGE

134 L'être connu de l'être 451


135 Similitudes êtriques 455

496
136 Compagnons êtriques 459
137 La symbiose commensaliste êtrique 462
138 Attractions mutuelles et destinées 465
139 La connaturalité 468
140 L'abolition de la séparation ontologique 471
141 L'être consume la personne ou l'allume 474
142 "Je suis" n'a pas de plan, de programme 477
143 L'autorégulation immanente 481
144 L'être se précède lui-même à travers personne 483
145 Même le néant ne peut être pensé sans l'être 486
146 Impossible d'aller vers les autres sans se reconnaître en 488
eux

497

Vous aimerez peut-être aussi