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Dans quelle mesure la littérature nous permet-elle de “sortir de nous”

comme l’écrit Proust ?

« La seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ». Cette
phrase, tirée du Temps retrouvé de Marcel Proust est assez surprenante
dans la mesure où cet art, qu’il dit être la seule vérité, la seule réalité, est
créé par l’imagination et les sensations personnelles d’un être, qu’un autre
être ne peut pas partager ou même dans certains cas comprendre. Il
poursuit sa thèse en expliquant que la littérature est, en quelque sorte, la
retranscription de la vie éclaircie et interrogée, par opposition à cette vie de
« clichés », dans laquelle nous vivons « détourné de nous-mêmes ». On
retrouve ces deux vies, qui sont en réalité deux « versions » de nous-mêmes,
dans l’essai de Proust intitulé Contre Sainte-Beuve, où l’auteur attaque le
point de vue de ce célèbre critique littéraire du XIXème siècle, selon lequel
l’œuvre d’un écrivain serait avant tout le reflet de sa vie et pourrait
s’expliquer par elle. À ce quoi Proust répond : « L’homme qui fait des vers et
qui cause dans un salon n’est pas la même personne » : en effet, il distingue
deux facettes de soi, deux « moi » : un moi social, que tout le monde
reconnait, qui est colonisé par les normes et les conventions, le moi à qui
l’on doit rester fidèle pour ne pas se faire remarquer par les autres, et le
moi plus profond, beaucoup plus profond, qui nous est presque inconnu
puisqu’il n’apparaît pas aussi transparent et d’une manière aussi évidente
que le moi social. Proust explique ainsi que son moi n’est pas le même en
société que lorsqu’ il écrit et que donc ce qu’il produit ne peut pas être le
reflet de sa vie autobiographique, celle qui est à portée de tous. Quand il
écrit, il plonge à l’intérieur de lui-même, dans un lieu, un domaine obscur
puisque quasiment inconnu, où naissent les pensées, les rêves, les pulsions
qui traversent le corps et la sensibilité. Cette sensibilité est faculté reine
dans la création de la littérature, ou dans l’art en lui-même. Dans l’extrait du
Temps retrouvé, Proust nous parle de l’art comme une révélation de notre
moi sensible, de notre sensibilité la plus propre et personnelle. Ainsi, au
moment de la création d’une œuvre, celui qui s’attelle à cette tâ che doit,
certes rentrer en lui-même, mais si profondément que d’une certaine
manière il sort de soi, il entre dans une région de lui-même quasiment
soustraite à l’individualité, qui participe d’une vie inconsciente, presque pré
individuelle, en tout cas pré biographique. Comme le disait Rimbaud dans la
Lettre du Voyant, « Je est un autre », il y a, dans son projet poétique, un
dédoublement, une dissolution de l’identité stable du moi social. Un siècle
plus tard, le poète Henri Michaux affirmera « j’écris pour me parcourir », en
se désintéressant de ce qui est extérieur pour s’engager à faire
« l’occupation progressive » de tout son être.
Si l’acte créateur permet à son exécuteur de le faire sortir de soi dans une
exaltation sensible, l’acte de lire en lui même aussi. En effet, dans l’extrait,
Proust nous dit que, sans l’art, l’intérieur, le domaine de l’autre, son moi
profond nous resterais inconnu. De cet autre, nous n’observons que « les
apparences », qui ont « besoin d’être traduites et souvent lues à rebours, et
péniblement déchiffrées ». C’est là qu’intervient la littérature, où même l’art
en général que ce soit la peinture ou le cinéma : ils sont tous la révélation de
ce moi réel, profond, véritable et de la vision du monde qui en découle. Ils
nous permettent tous de révéler le secret de chacun et d’avoir accès à
l’intériorité de l’autre. Par ailleurs, lire, c’est sortir de soi à un niveau plus
évident : la littérature nous fait sortir de nous même puisqu’elle ne parle
pas de notre quotidien, de notre réalité historique ou de nos expériences.
L’œuvre de Primo Lévi, Si c’est un homme, en est un exemple : il nous
confronte à une réalité qu’on ne connaîtra jamais, à un état de malheur, un
état inhumain que nous ne pouvons observer dans notre monde actuel. Ce
livre nous fait sortir de nous même puisqu’il nous fait réaliser et ressentir
certaines choses qu’aucun élément dans notre réalité ne serait capable de
faire. Il nous sort de nous même car il nous confronte à une réalité
historique qui dérange, qui fait peur tellement elle est inhumaine et
insupportable. Il nous sort d’une position qu’on pourrait qualifier de
confortable. L’univers de ce livre ne sera jamais le nô tre mais nous rentrons
quand même en contact avec lui, nous sortons alors de notre propre
univers. Cependant, nous serions obligés de reconnaitre que la lecture
d’une œuvre permet également de rentrer en nous par le processus
d’identification. Toutefois, cette identification peut être liée avec une sortie
de nous : Le Journal d’Anne Frank, par exemple, permet cette sortie puisque
la jeune fille nous fait l’expérience de ce que l’on n’a jamais vécu et ce qu’on
ne vivra jamais, mais dans son journal nous partage des ressentis, comme la
solitude, la colère ou l’amour, qui eux sont universels et ne nous sont pas
inconnus, des ressentis que l’ont peut reconnaitre et identifier comme étant
les nô tres également.

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