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Collection « ProfilSup »
L’œuvre littéraire s’édifie sur trois piliers – le monde, l’humain et l’image.
Elle les réunit par une écriture singulière qui en forme la voûte – le style.
Grâce aux situations qu’elle manifeste, nous devenons capables d’envisager
le réel (le monde), les êtres (l’humain) et le songe (l’image) en une
profondeur qui nous fait connaître et aimer la finitude – ou la condition
propre de l’existence saisie par les limites indépassables de l’espace et du
temps. La littérature se constitue dès lors en cette authentique expérience de
la vie dont le sens peut être apprivoisé par un imaginaire figuratif et
symbolique permettant de saisir de manière plus claire et plus synthétique la
marche obscure du quotidien – le mythe.
La présentation de ce livre entend dès lors scruter la transfiguration des
choses opérée par l’art – tout ce que nous pensions connaître se trouve
alors métamorphosé, grâce à l’invention de l’auteur et à l’imagination du
lecteur, en de surprenants motifs que nous pouvons méditer – avec la
certitude que les piliers que nous avons nommés communiquent
naturellement entre eux et que les chapitres que nous avons distingués se
croiseront surtout avec profit – loin des écueils d’une tripartition stricte qui
ne pourrait éviter le prosaïsme (isolement du monde), le sentimentalisme
(solitude de l’humain) ou le formalisme (esseulement de l’image).
Il conviendra donc d’entrelacer incessamment les analyses pour parvenir à
une vision cohérente de la lecture critique. Mais les extraits d’œuvres,
toujours mis en relation avec les extraits analytiques, pourront y inciter, car
la littérature est spécifiquement une émotion – créée par un verbe saisissant
la vie pour nous aider à exister. On pourra ainsi retrouver, à l’issue de
chaque proposition et pour en favoriser la compréhension, les entrées
classiques de l’étude universitaire : l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa
valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ;
la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs. Ces indications ne devront pourtant pas entraver un
libre déplacement dans le livre, puisque tous les motifs dialoguent entre eux
et gagneront à être mis en relation pour révéler authentiquement leur sens et
leur résonance.
Mais il convient surtout de réaffirmer ici que les œuvres littéraires sont un
art de l’incarnation. Il était donc inenvisageable à nos yeux de proposer un
manuel critique simplement composé d’une suite de textes purement
théoriques ou détachés de toute relation vivante aux œuvres.
En composition française, s’il est par ailleurs louable d’appuyer son
propos par des références critiques (explicites ou implicites) permettant de
conférer plus de précision à une analyse ou plus d’assurance à une idée,
on usera par conséquent de ce livre pour mieux comprendre les intitulés sur
lesquels on doit disserter et pour affiner un développement en y puisant
exemples ou arguments. L’occasion d’apprendre à mieux lire ne doit au
fond jamais nous quitter.
Philippe Richard
p. 62-63.
[Le grand défi de la littérature est de parvenir à susciter de vraies présences – ni trop
esthétisées ou trop symboliques (car la déréalisation serait alors proche et l’on quitterait, par
excès, la lutte efficace contre la dispersion du quotidien), ni trop personnelles ou trop
méditatives (car l’égotisme aurait alors triomphé et l’on abandonnerait, par insuffisance, le
combat contre la fragmentation des jours). Lorsque le héros de Là-Bas se souvient d’un
tableau de Grünewald insistant sur l’épaisseur tangible du corps de Jésus crucifié, il réalise
que la scène peut directement concerner tout homme blessé par la maladie, comme si
l’incarnation de l’œuvre, par son réalisme surnaturaliste et son inquiétant climat, touchait à
proprement parler les spectateurs mieux que n’importe quelle image pieuse : un corps parle
alors à un corps à travers une scène qui n’a pourtant rien de prosaïque]
On pourrait être tenté de dire que si, dans la philosophie, il n’y a jamais eu
de corps (autre que de l’esprit), dans la littérature en revanche, il n’y aurait
que des corps (ce qu’on affirmerait aussi de l’art en général). Cependant,
la littérature – […] incarnation de la philosophie – nous présente de
trois choses l’une : ou bien la fiction, le jeu des représentations, qui touche,
assurément (crainte et pitié, rire et mimique), mais d’un toucher lui-même
réputé fictif, protégé, distancié et pour tout dire « spirituel » […] ; ou bien
d’inépuisables réserves de corps eux-mêmes saturés de signification, eux-
mêmes engendrés pour signifier, et uniquement pour cela (comme par un
excès de zèle philosophique) : sans même parler des corps de
Don Quichotte ou de Quasimodo, ni de tous les corps de Balzac, de Zola ou
de Proust (y a-t-il en littérature des corps qui ne fassent pas signe ?) ; ou
bien encore c’est la production même de la littérature qui s’offre en
personne et en corps (mémoires, fragments, autobiographie, théorie),
abandonnée et bandée, hypersignifiante comme le « corps qui bat ».
« Démanchés, presque arrachés des épaules, les bras du
Christ paraissaient garrottés dans toute leur longueur par les
courroies enroulées des muscles. L’aisselle éclamée craquait ;
les mains grandes ouvertes brandissaient des doigts hagards
qui bénissaient quand même, dans un geste confus de prières
et de reproches ; les pectoraux tremblaient, beurrés par les
sueurs ; le torse était rayé de cercles de douves par la cage
divulguée des côtes ; les chairs gonflaient, salpêtrées et
bleuies, persillées de morsures de puces, mouchetées comme
de coups d’aiguilles par les pointes des verges qui, brisées
sous la peau, la dardaient encore, çà et là, d’échardes.
L’heure des sanies était venue ; la plaie fluviale du flanc
ruisselait plus épaisse, inondait la hanche d’un sang pareil au
jus foncé des mûres ; des sérosités rosâtres, des petits-laits,
des eaux semblables à des vins de Moselle gris, suintaient de
la poitrine, trempaient le ventre au-dessous duquel ondulait le
panneau bouillonné d’un linge ; puis, les genoux rapprochés
de force heurtaient leurs rotules, et les jambes tordues
s’évidaient jusqu’aux pieds qui, ramenés l’un sur l’autre,
s’allongeaient, poussaient en pleine putréfaction, verdissaient
dans des flots de sang » (Joris-Karl Huysmans, Là-Bas
[1895], I).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire
Le vrai romancier est celui qui réussit à mettre en scène des personnages
et avec ces personnages quelque chose qui les dépasse, qui n’est pas
nommé, et qui agit en eux, secrètement, jour et nuit. […] D’une manière ou
d’une autre, devant le drame d’une destinée humaine, nous avons le
sentiment de quelque chose qui n’est pas dit et ne peut s’exprimer, une
dimension inconnue ajoutée au plan sur lequel nous nous mouvons et qui
prête à tous nos actes une qualité particulière. […] Derrière le mécanisme
des causes et des effets, derrière le jeu si émouvant de la liberté humaine et
des circonstances inévitables, une volonté dont la logique est impossible à
saisir intervient parfois. […] Je crois qu’un roman est d’autant plus vrai et
d’autant plus grand qu’il nous communique cette inquiétude dont l’objet
n’est pas clairement défini. Nous ne pouvons croire aux personnages qui
s’agitent dans le vide et qui semblent n’avoir dans les veines que de l’encre
et non du sang. Nous voulons qu’il y ait autour d’eux, comme autour de
nous tous, cette incertitude qui peut tourner à l’angoisse quand nous en
prenons conscience, car alors nous avons l’impression d’être des voyageurs
qui ne savent ni d’où ils viennent, ni où ils vont, ni même pourquoi ils
voyagent. […] Nous nous mouvons dans l’invisible et c’est ce qui donne sa
grandeur à notre passage en ce monde. C’est ce qui donne aussi aux romans
où se reflètent ces choses leur vertu particulière, et pour tout résumer en un
seul mot, leur poésie.
« L’idée de cette solitude sans recours, éternelle, à peine
eut-elle osé la concevoir, brisa d’un coup toute résistance,
l’acheva. […] Littéralement, elle crut entendre se refermer sur
elle une eau profonde, et aussitôt, en effet, son corps défaillit
sous un poids immense, accru sans cesse et dont l’irrésistible
poussée chassait la vie hors de ses veines. Ce fut comme un
arrachement de l’être, si brutal, si douloureux, que l’âme
violentée n’y put répondre que par un horrible silence… Et
presque dans la même incalculable fraction de temps, la
Lumière jaillit de toutes parts, recouvrit tout. […] Car à
présent, l’idée, la certitude de son impuissance était devenue
le centre éblouissant de sa joie, le noyau de l’astre en
flammes. C’était par cette impuissance même qu’elle se
sentait unie au Maître encore invisible, c’était cette part
humiliée de son âme qui plongeait dans le gouffre de suavité »
(Georges Bernanos, La Joie [1928], II).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
savoirs
Dès lors que transposition et raisonnement par analogie valent mieux que
force ni que rage caricaturale, la comédie n’a plus que faire de prétendre
corriger les hommes de leurs propres défauts en traitant ceux-ci sous un
angle caricatural qui les rende risibles : il lui suffit de débusquer les travers
risibles, naturellement risibles, des uns pour les jeter en pâture aux regards
amusés des autres. Il ne s’agit plus donc de castigare ridendo mores, de
châtier les mœurs en les caricaturant de manière à les faire paraître risibles,
mais de speculari ridendo mores, de contempler d’un œil railleur leur
ridicule naturel, de les mettre en spectacle sous le feu de la dérision, parce
que les mœurs humaines sont, de soi, comiques. En d’autres termes, la
logique de la comédie, selon Molière, veut que le ridicule ne s’ajoute pas
aux défauts des hommes comme une sanction en vue d’une salutaire
correction, mais qu’il jaillisse comme une évidence du spectacle de leurs
mœurs naturellement dérisoires. La conséquence esthétique de cela, c’est
qu’il n’est pour la comédie de manière plus efficace de faire rire que de
transposer fidèlement une réalité qui de soi est désopilante pour peu qu’on
la contemple avec le recul que la scène suffit à ménager. […] En somme, la
formule « caractères ridicules imités d’après nature » levait l’hypothèque de
la farce ou de la satire, qui peint des « caractères naturels imités de façon
ridicule », excès grimaçant ; et l’hypothèque de la comédie galante, qui
peint « le ridicule de caractères naturels imités agréablement », discrétion
appauvrissante : double écueil de l’excès de sel et de l’excès de grâces.
Mais elle faisait plus : elle ouvrait la voie à une « optique du ridicule »
capable d’appréhender toute la réalité sous l’angle privilégié du rire.
« Heller : Je te demande si c’est toi qui l’as présenté à
Lorette ? Crémone (très balbutié, avec une gêne profonde, un
peu exagérée) : Eh bien… je ne sais pas… c’est possible.
Lorette : Mais oui, c’est vous, un dimanche. Vous l’avez
amené prendre le thé à la maison. Crémone : C’est possible,
je ne m’en souviens pas. Lorette : Mais, voyons, comment
aurais-je pu le connaître sans cela ? Crémone (avec un cri,
pas très juste non plus) : Ah ! oui… je me souviens,
maintenant. Il pleuvait… Heller : Il pleuvait ? Tu te souviens de
ça ? Crémone (geste de dépit, de doute) : C’est-à-dire…
Heller : Tu te souviens à peine que tu l’as présenté, mais tu te
souviens qu’il pleuvait ? Crémone : Oui. Ceci peut t’étonner.
Mais le souvenir de cette présentation est lié pour moi à une
grande impression de pluie » (Marcel Achard, Domino [1932],
II, 5).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire
L’artiste, quel qu’il soit, n’a pas à répéter la nature – quel ennui, quel
gâchis ! –, il a pour vocation de la nier, de la neutraliser, en vue de produire
les modèles qui nous permettront, à rebours, de la modeler. […] À l’instar
de la nudité féminine, qui n’est jugée belle qu’à travers un Nu, variable
selon les cultures, un lieu naturel n’est esthétiquement perçu qu’à travers un
Paysage, qui exerce donc, en ce domaine, la fonction d’artialisation.
À la dualité « Nudité/Nu » je propose d’associer son homologue
conceptuel : la dualité « Pays/Paysage ».
« J’étais parti, triste de mes peines et consolé de votre
joie […]. Je voulais rêver, et j’en étais détourné par quelque
spectacle inattendu. Tantôt d’immenses roches pendaient en
ruine au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes
cascades m’inondaient de leur épais brouillard.
[…] Quelquefois, en sortant d’un gouffre, une agréable prairie
réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de
la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la
main des hommes où l’on eût cru qu’ils n’avaient jamais
pénétré : à côté d’une caverne on trouvait des maisons ; on
voyait des pampres secs où l’on n’eût cherché que des
ronces, des vignes dans des terres éboulées, d’excellents
fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices. Ce
n’était pas seulement le travail des hommes qui rendait ces
pays étranges si bizarrement contrastés : la nature semblait
encore prendre plaisir à s’y mettre en opposition avec elle-
même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous
divers aspects ! […] J’attribuai, durant la première journée,
aux agréments de cette variété le calme que je sentais
renaître en moi » (Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la
Nouvelle Héloïse [1761], « lettre XXIII »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ;
la représentation littéraire
p. 10-12 et 226.
[Le romantisme conteste les frontières arbitraires qui sont souvent imposées au réel ; il
orchestre le débordement du monde visible jusqu’en ses marges qui, même invisibles,
existent bel et bien (contrairement à ce que peut soutenir une rationalité trop étroite) ; il
promeut donc une consistance ontologique de l’irrationnel et de l’irréel, car la réalité n’est
justement pas uniquement ce qui est rationnel. D’où « la reconnaissance de ce qui est réel
sans être actuel, comme le possible selon Hugo, cette marge du réel qui le double, le borde,
le complète, fonde toute une poétique du réalisme conjectural et légitime les inventions
vraies de l’esthétique » – p. 10]
Avec Dieu, tout finit par des histoires de Jugement dernier. L’omniscience
conclut. Le regard de Tolstoï ou de Tchékhov peut être infiniment pénétrant,
attentif, affectueux, patient. Mais jamais il n’autorise à porter un jugement
dernier. Un grand roman, c’est toujours, en même temps, l’ébauche
désespérée d’un Jugement dernier. Mais le romancier ne peut pas mettre à
sa droite les justes et à sa gauche les réprouvés. Il suspend son jugement à
l’instant même où celui-ci devrait trancher. S’il rend un jugement, c’est un
jugement sans verdict. Le roman est la forme d’art d’une civilisation qui
s’intéresse aux individus (ce qui ne veut pas dire que le roman soit
seulement la forme d’art d’une civilisation individualiste). Et ne s’intéresse
aux autres que celui qui sait, d’une certaine façon, se désintéresser de lui-
même.
« Mais, car il fallait voler quelquefois, nous connaissions
aussi les beautés claires, terrestres, de l’audace. Avant qu’on
ne s’endormît, le chef, le cavalier nous conseillait. Avec de
faux papiers, par exemple, nous allions à différents consulats
afin d’être rapatriés. Le consul, attendri ou agacé par nos
plaintes et notre misère, notre crasse, nous donnait un billet
de chemin de fer pour un poste frontière. Notre chef le
revendait à la gare de Barcelone. Il nous indiquait aussi les
vols à commettre dans les églises – ce que n’osaient les
Espagnols – ou dans les villes élégantes, enfin c’est lui-même
qui nous amenait les matelots anglais ou hollandais à qui
nous devions nous prostituer pour quelques pesetas. Ainsi
parfois nous volions et chaque cambriolage nous faisait un
instant respirer à la surface. […] La nervosité que provoquent
la peur, l’angoisse quelquefois, facilité un état voisin des
dispositions religieuses. […] “On se sent vivre” » (Jean Genet,
Journal du voleur [1949]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature
et politique
Il y a une chose qui revient constamment dans [l]es textes [de Kleist] : si
la vérité est inaccessible, c’est qu’il y a de l’affect. Tout simplement. C’est
ce que raconte l’essai Sur le théâtre de marionnettes [1810] : si on chute du
paradis, c’est qu’il y a de l’affect. C’est pourquoi les seuls qui puissent
avoir accès à la connaissance, à la grâce, sont le dieu et le pantin. Celui qui
n’a pas de conscience, ou qui a une conscience infinie. Dieu n’a pas
d’affects, le pantin non plus. Il y a quelque chose d’insupportable chez
Kleist à l’idée que l’homme a des affects – il voudrait être une machine…
Car l’affect rend impossible la vérité ou la transparence du langage.
« Célimène : Qu’injustement de lui vous prenez de l’ombrage
! / Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage, / Et que
dans mon procès, ainsi qu’il m’a promis, / Il peut intéresser
tout ce qu’il a d’amis ? / Alceste : Perdez votre procès,
madame, avec constance, / Et ne ménagez point un rival qui
m’offense / Célimène : Mais de tout l’univers vous devenez
jaloux. / Alceste : Ce que tout l’univers est bien reçu de vous. /
Célimène : C’est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée, /
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ; / Et vous
auriez plus lieu de vous en offenser, / Si vous me la voyiez sur
un seul ramasser » (Molière, Le Misanthrope [1666], II, 1,
v. 489-500).
• littérature et morale ; littérature et savoirs
Mais ce qu’il faut dire, c’est que cela – toucher au corps, toucher le corps,
toucher enfin – arrive tout le temps dans l’écriture. Cela n’arrive peut-être
pas exactement dans l’écriture, si celle-ci a un « dedans ». Mais en bordure,
en limite, en pointe, en extrémité d’écriture, il n’arrive que ça. Or l’écriture
a son lieu sur la limite. Il n’arrive donc rien d’autre à l’écriture, s’il lui
arrive quelque chose, que de toucher. Plus précisément : de toucher le corps
(ou plutôt tel et tel corps singulier) avec l’incorporel du « sens ». Et par
conséquent, de rendre l’incorporel touchant, ou de faire du sens une touche.
(Je n’essaierai même pas de protester que je ne fais pas l’éloge d’une «
littérature touchante ». Car je sais distinguer l’écriture de l’eau de roses,
mais je ne sache pas d’écriture qui ne touche pas. Ou bien, ce n’est pas de
l’écriture, c’est du rapport [ou] de l’exposé […]. Écrire touche au corps, par
essence).
« Ainsi l’aveugle-né à qui la lumière se découvre tend vers la
chose inconnue ses doigts tremblants et s’étonne de n’en
saisir la forme ni l’épaisseur. […] Il voyait devant lui son
compagnon, il le voyait à n’en douter pas, bien qu’il ne
distinguât point ses traits, qu’il cherchât vainement son visage
ou ses mains… Et néanmoins, sans rien craindre, il regardait
l’extraordinaire clarté avec une confiance sereine, une fixité
calme, non point pour la pénétrer, mais sûr d’être pénétré par
elle. Un long temps s’écoula, à ce qu’il lui parut. Réellement,
ce ne fut qu’un éclair. Et tout à coup il comprit. “Ainsi que tu
t’es vu toi-même tout à l’heure”, avait dit l’affreux témoin.
C’était ainsi. Il voyait. Il voyait de ses yeux de chair ce qui
reste caché au plus pénétrant – à l’intuition la plus subtile – à
la plus ferme éducation : une conscience humaine » (Georges
Bernanos, Sous le Soleil de Satan [1926], II).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire
Auteur et lecteur sont sans cesse en prise avec des êtres fictifs qui se
trouvent pourtant toujours liés à leur humanité concrète (l’imaginaire du
créateur est fondé sur le monde extérieur et la compréhension de l’auditeur
est associée à ses expériences intérieures). S’énonce là une féconde alliance
entre incarnation et transfiguration, unifiée par le mythe.
Flaubert n’a pas écrit le roman évacué, fondé exclusivement sur la beauté
des assemblages formels, dont il rêvait sûrement comme support d’une
prose libérée. Il ne l’a pas écrit parce qu’il avait aussi un autre idéal qui le
forçait non moins impérieusement à servir l’art romanesque traditionnel, un
art débordant de contenus celui-là, et sachant rendre à s’y méprendre les
moindres palpitations de la vie. L’art n’est pas seulement la divinité
mystérieuse qui donne l’éternité à ses dévots en échange de leur humanité,
il est aussi à l’opposé le phénomène humain par excellence, « bonhomme »
comme dit Flaubert, et sa beauté finalement n’est pas du tout indépendante
de ce qu’il dit, elle est d’autant plus grande qu’elle sait recréer la chair,
le sang, et si possible l’odeur même du vivant.
« Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric
se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple. Il se précipita
dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues,
des casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des
épaules, si impétueusement que des gens disparaissaient
dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un
fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long
mugissement, sous une impulsion irrésistible. En haut, elle se
répandit, et le chant tomba. On n’entendait plus que les
piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des
voix. La foule inoffensive se contentait de regarder. Mais, de
temps à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une vitre ; ou
bien un vase, une statuette déroulait d’une console, par terre.
Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages étaient
rouges ; la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit
cette remarque : “Les héros ne sentent pas bon ! – Ah ! vous
êtes agaçant, reprit Frédéric” » (Gustave Flaubert, L’Éducation
sentimentale [1869], III, 1).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire
Mon sens regrette que le discours défaille à exprimer les objets par des
touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans
l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un. À côté
d’ombre, opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la
perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres
obscurs ici, là clair. […] Ouïr l’indiscutable rayon – comme des traits
dorent et déchirent un méandre de mélodies : ou la Musique rejoint le Vers
pour former, depuis Wagner, la Poésie. L’œuvre pure implique la disparition
élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur
inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une
virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration
perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle
enthousiaste de la phrase. À quoi bon la merveille de transposer un fait de
nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole,
cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou
concret rappel, la notion pure. Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma
voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les
calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous
bouquets.
« Cantique de saint Jean. Le soleil que sa halte /
Surnaturelle exalte / Aussitôt redescend / Incandescent. // Je
sens comme aux vertèbres / S’éployer des ténèbres / Toutes
dans un frisson / À l’unisson. // Et ma tête surgie / Solitaire
vigie / Dans les vols triomphaux / De cette faux. // Comme
rupture franche / Plutôt refoule ou tranche / Les anciens
désaccords / Avec le corps » (Stéphane Mallarmé, Les Noces
d’Hérodiade [1898], II, v. 1-16).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et savoirs
[Lorsqu’on en vient] à interdire Sade pour des raisons morales, c’est parce
qu’on refuse d’entrer dans le seul univers sadien, qui est l’univers du
discours. Pourtant, à chaque page de son œuvre, Sade nous donne des
preuves d’irréalisme concerté : ce qui se passe dans un roman [sadien] est
proprement fabuleux, c’est-à-dire impossible ; ou plus exactement les
possibilités du référent sont tournées en possibilités du discours […]. Étant
écrivain, et non auteur réaliste, Sade choisit toujours le discours contre le
référent ; il se place toujours du côté de la sémiosis, non de la mimesis : ce
qu’il « représente » est sans cesse déformé par le sens, et c’est au niveau du
sens, non du référent, que nous devons le lire. […] La condamnation légale
portée contre Sade est donc fondée sur un certain système de la littérature et
ce système est celui du réalisme : il postule que la littérature « représente »,
« figure », « imite » ; que c’est la conformité de cette imitation qui s’offre
au jugement, esthétique si l’objet en est touchant, instructif ou pénal s’il est
monstrueux […]. Devant les excès de la Durand, Juliette et Clairwil ont ce
mot profond : « est-ce que vous avez peur de moi ? Peur ! non : mais nous
ne te concevons pas ». Inconcevable dans la réalité, fût-elle imaginaire, la
Durand le devient cependant dès qu’elle quitte l’instance anecdotique pour
atteindre l’instance du discours. La fonction du discours n’est pas, en effet,
de « faire peur, honte, envie, impression, etc. », mais de concevoir
l’inconcevable, c’est-à-dire de ne rien laisser en dehors de la parole et de ne
concéder au monde aucun ineffable : tel est, semble-t-il, le mot d’ordre qui
se répète tout au long de la cité sadienne, de la Bastille, où Sade n’exista
que par la parole, au château de Silling, sanctuaire, non de la débauche,
mais de « l’histoire ».
« Je voudrais, dit Clairwil, trouver un crime dont l’effet
perpétuel agît, même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y
eût pas un seul instant de ma vie, ou même en dormant, où je
ne fusse cause d’un désordre quelconque, et que ce désordre
pût s’étendre au point qu’il entraînât une corruption générale,
ou un dérangement si formel, qu’au-delà même de ma vie
l’effet s’en prolongeât encore » (Donatien Alphonse François
de Sade, Juliette ou les prospérités du vice [1797]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ;
littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs
de l’existence.
L’indicible sanglote en nous. Ce qu’on n’a pas dit, ce qu’on voulait dire,
ce qu’il aurait fallu dire, le silence volontairement gardé ou gardé malgré
soi, par crainte, pudeur, agenda chargé, négligence. Il y a quand même,
quelquefois, à l’improviste, une image qui s’empare de nous. Un fait par
lequel l’image du défunt surgit, une scène dans un film, une conversation
entre amis, l’épisode d’un récit dans une réunion de famille, les mimiques
d’un inconnu, et alors on étouffe, et ce qui nous écrase éclate en sanglots.
Mais plus généralement, ce sont, je crois, les mots qu’on a tus. On a différé,
on n’a pas osé, on a omis, on s’est contenté de peu, on n’a pas dit ce qu’on
aurait dû, ou pas assez. Et maintenant, c’est fini, les mots manqués nous
manquent, moments irrécupérables qu’on n’a pas su ouvrir aux paroles
qu’on devait prononcer et auxquelles, souvent sans claires raisons, on a
renoncé. […] On n’écrit pas pour soi, mais pour les autres. Pour les morts
qui subsistent en nous, et pour les vivants qui nous lisent. Même les
manuscrits volontairement laissés sans lecteurs au fond des tiroirs
s’adressent à quelqu’un. À des parents perdus, à des passions anciennes,
parfois à des proches qui ne l’apprendront jamais. Et c’est encore plus vrai
quand on écrit en hommage à des défunts aimés ou admirés. Les livres
alors, comme le font les poèmes, dressent des tombeaux. Ils ne recouvrent
pas de marbre les morts, ils les revêtent d’une douce ferveur. Ce sont des
urnes à portée de main qu’il nous suffit d’ouvrir, où nous plongeons nos
souvenirs, et dont les cendres sont les mots.
« C’est au retour de cette mission-là qu’il disparaît, sans que
personne n’ait jamais su ni où ni comment, son avion évanoui
dans le vide, vraisemblablement victime d’un accident ou bien
abattu par un appareil ennemi quelque part au-dessus de la
Méditerranée, ayant parfaitement disparu au point de laisser
presque bredouilles les fouilleurs d’épaves et les chasseurs
de reliques. Mort ce 31 juillet 1944, et s’il faut une date, tous
les autres pilotes morts avec lui en ce jour, puisqu’il était le
dernier d’entre eux, le seul à témoigner encore de l’épopée
ancienne d’avant le fer et le feu, du temps où l’avion n’était
pas devenu une mécanique à détruire mais demeurait un
instrument fait pour aimer le ciel. Pourtant : non pas mort mais
disparu. S’étant arrangé à sa manière pour finir exactement
comme Mermoz et Guillaumet : volatilisé en plein vol, dissous
dans l’air, avec les eaux pour linceul, interdisant du coup
qu’on n’érige nulle part aucune stèle, laissant, comme tous les
aviateurs, un tombeau vide, la pierre roulée sur le côté par un
ange » (Philippe Forest, Le Siècle des nuages [2010], VI).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur
Car l’auteur des Complaintes était certes bien préparé par ses frustrations,
ses angoisses, son extraordinaire capacité de pénétration psychologique, à
percevoir, douloureusement, les contradictions du désir et les faux-
semblants du rêve. Retracement a été fait de l’enfance de Laforgue […], de
son sentiment de solitude, de son besoin de l’amour mais aussi bien
du soupçon qu’il semble faire peser sur toutes les femmes […]. Mais
Laforgue perçoit ce qu’Hamlet ne fait que subir, il sait dégager une idée qui
n’est dans la pièce de Shakespeare qu’une indication implicite, celle de
l’acte de foi qui trancherait dans ce nœud d’ambivalences, d’hésitations, et
c’est là tout le sens du récit qu’il va écrire […]. Notons d’abord que le
Hamlet de Laforgue est un « comédien » qui ne cesse de s’abuser aux
moments même où sa clairvoyance lui découvre ses doubles jeux. Il reste le
prisonnier de sa névrose, mais dans un texte étonnamment attentif aux
signes et aux façons de cet Inconscient que Freud va bientôt mettre en
évidence ; et écrire ainsi, traverser et retraverser les apparences du dire,
retourner par le jeu sans fin sur les mots le sol du signifiant dans les
phrases, c’est déjà aller de l’avant dans la réflexion sur la poésie, c’est déjà
surmonter, par un projet inédit, la tentation d’en dénoncer la valeur, de
l’abandonner, qui est si évidente dans cet esprit qui est né trop tard dans le
siècle. […] Mais c’est d’une autre façon que le « Hamlet » signifie le plus,
c’est par l’acte de foi que j’ai mentionné.
« Hamlet s’arrête ; il tient le crâne de Yorick embouché à son
oreille, et écoute, perdu… “Alas, poor Yorick ! Comme on croit
entendre dans un seul coquillage toute la grande rumeur de
l’Océan, il me semble entendre ici toute l’intarissable
symphonie de l’âme universelle dont cette boîte fut un
carrefour d’échos. Voilà une solide idée. Et, voyez-vous une
espèce humaine qui ne s’enquerrait pas davantage, qui s’en
tiendrait à cette rigueur vaguement immortelle qu’on entend
dans les crânes, en fait d’explications de la mort, c’est-à-dire
en fait de religion. Alas, poor Yorick ! Les petits helminthes ont
dégusté l’intellect à Yorick… C’était un garçon d’un humour
assez infini […]. Où ça est-il passé ? Ni vu, ni connu. Plus
même rien de son somnambulisme. Le bon sens lui-même,
dit-on, ne laisse pas de traces. […] Horrible, horrible, horrible
! […] Ah ! que je m’ennuie donc supérieurement !” […] Hamlet
se prend son futur crâne de squelette à deux mains et essaie
de frissonner de tous ses ossements. […] “Donc si l’idée de la
mort me reste si lointaine, c’est que je déborde de vie, c’est
que la vie me tient, c’est que la vie me veut quelque chose !
Ah ! ma vie, donc à nous deux !” » (Jules Laforgue, « Hamlet
ou les suites de la piété filiale », Moralités légendaires [1885]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; littérature et
savoirs
Chez Racine, cette fatalité est en grande partie intérieure, constituée par
les passions des personnages, en particulier par le déchaînement de l’amour
et de l’ambition, passions qui dominaient dans la caste aristocratique pour
laquelle le dramaturge écrivait. La tragédie, c’est la folie de l’homme, sa
recherche obsédée et solitaire du bonheur, la dictature du désir, l’imprévu
d’amours forcenées qui naissent en coup de foudre, d’un regard. […] La
condition élevée des personnages – princes ou souverains – les libère de
tout ce qui, dans l’humanité ordinaire, atténue ou effrite l’action mortelle du
désir. Aristote était convaincu que, pour susciter l’identification angoissée
du spectateur, les héros tragiques devaient être à demi coupables, à demi
innocents. […] C’est sur ces prises de position capitales que la tragédie
racinienne a en fait pris congé d’Aristote. Certes Racine a tenté de faire
croire qu’il demeurait fidèle à la Poétique : ainsi la préface de Phèdre
s’efforce d’expliquer qu’Hippolyte est « un peu coupable envers son père »,
puisqu’il aime « Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels » de
Thésée. Mais qui accepte une telle explication ? Qui ne voit au contraire
dans ce couple d’amoureux l’innocence de Roméo et de Juliette malgré la
haine de leurs familles ?
« Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, / Je sentis
tout mon corps et transir et brûler. / Je reconnus Vénus, et ses
feux redoutables, / D’un sang qu’elle poursuit tourments
inévitables. / Par des vœux assidus je crus les détourner, / Je
lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner. / De victimes moi-
même à toute heure entourée, / Je cherchais dans leurs flancs
ma raison égarée / D’un incurable amour remèdes
impuissants ! / En vain sur les autels ma main brûlait l’encens,
/ Quand ma bouche implorait le nom de la déesse, / J’adorais
Hippolyte, et le voyant sans cesse, / Même au pied des autels
que je faisais fumer, / J’offrais tout à ce dieu, que je n’osais
nommer » (Jean Racine, Phèdre [1677], v. 275-288).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
morale
Pour celui qui est resté en Égypte, même Israël, la ville de David, ne peut
pas être la patrie. On comprend mieux aussi pourquoi, dans un poème qui
remonte à 1969, où Celan invoque (en yiddish) Jérusalem (« lève-toi,
Jérusalem, maintenant »), il se présente lui-même comme celui qui a
entièrement déchiré les liens qui l’unissait à elle. […] Et c’est sur cette
tâche impossible – célébrer Pesah en Égypte – que je voudrais attirer
l’attention, parce qu’il me semble qu’elle permet de situer le lieu de la vie
de Celan, mais aussi, et surtout, le lieu de sa poésie. […] Elles
communiquent toutes deux dans une même atopie dont le nom est :
Égypte. […] Il me semble que tout ce que Celan a pu écrire à plusieurs
reprises sur l’impossibilité et aussi sur la nécessité de sa tâche poétique, sur
la nécessité de demeurer dans le mutisme, mais aussi, sur la nécessité de
traverser ce mutisme […], il me semble donc que cette tâche s’illumine de
manière singulière dès lors qu’on la met en relation avec la pâque célébrée
en Égypte […], invocation sous laquelle s’écrit l’œuvre tout entière de Paul
(Pesah) Celan.
« Toi sois comme toi, toujours. // Stant vp Jherosalem inde /
Erheyff dich // Celui-là même qui trancha le lien jusqu’à toi, //
inde wirt / erluchtet // le noua de nouveau, dans la mémoire, //
boue par monceaux je déglutis, dans la tour, // langage :
lisière de l’obscur, // umi / ori » (Paul Celan, « Toi sois… »,
Contrainte de lumière [1970]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et
savoirs
Châtier les Français, sauver la France : tel avait été le dessein divin que
Joseph de Maistre lisait dans la Révolution française. Il était soucieux de ne
pas réduire l’événement à des causes petitement humaines ; d’établir que
tous, partisans enthousiastes comme adversaires déterminés, avaient été pris
dans le maelström de la Révolution, menés par l’histoire quand ils croyaient
la mener, et sans que leurs volontés aient pu intervenir ; de montrer dans les
dévastations révolutionnaires le juste châtiment de la Providence pour la
tentation qu’avaient eue les hommes de se préférer à Dieu, tentation surgie
au demeurant bien avant la Révolution et tout droit venue du péché originel.
De sorte que c’est l’énormité même du mal qui en est le remède. Barbey
admirait Maistre. […] Si on lit Un prêtre marié comme une fable
maistrienne, on comprend mieux quelques-uns des aspects les plus
extravagants de l’histoire : la fascination du supplice […] ; la nécessité des
bourreaux […] ; la valeur rédemptrice du sang et l’implacabilité de la
sanction, car Barbey, comme Maistre, est convaincu que l’inhumanité d’une
religion en garantit la force et la durée ; la fatalité du destin qui l’emporte
toujours sur la volonté humaine […]. C’est l’installation dans ce temps sans
histoire qui fait la singularité du livre, moins roman que tragédie.
« Dieu seul connaît ses voies, et nous ne sommes pas dans
le secret de ses desseins. Mais, lorsque la plus sainte
innocence, la plus pure et la plus aimable vertu est exposée
au plus cruel et au plus immérité des supplices, notre devoir à
nous, créatures de pitié, n’est-il pas d’empêcher,
dans la pauvre mesure de nos forces, les cruautés du
sacrifice ? Celui-là qui n’aurait arraché qu’une seule épine à la
couronne du divin Condamné n’aurait-il pas bien fait, même
aux yeux du Dieu qui l’abandonnait à ses bourreaux ? Votre
fille, Monsieur, souffre par vous… hélas ! oui, par vous qui
l’aimez […] Monsieur, pour les âmes fidèles, le prêtre marié
est plus révoltant et plus criminel que le prêtre tombé,
n’importe dans quelle fange ! plus criminel que le prêtre
concubinaire lui-même, contre lequel tous les conciles ont
prononcé tant d’anathèmes et de châtiments. […] Vous avez
pris cela, vous, en homme fier et d’âme robuste, et votre
enfant en âme dévouée qui se dit à chaque nouvelle
angoisse : “je suis l’expiation de mon père !” et je comprends
cela pour vous et pour elle » (Jules-Amédée Barbey
d’Aurevilly, Un prêtre marié [1865], XVII).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs
L’œuvre lue sans préjugés répond non avec une parfaite netteté. Non, ce
roman n’est pas une histoire de cloportes racontée par un entomologiste.
Certes il y a du gris, il y a de la cendre. Mais sous cette cendre, quel feu
ardent et secret ! Ce n’est certes pas un livre de flammes et de stridences.
Flaubert sait trop ce qu’est la France […]. Mais le voile de médiocrité qui
recouvre tout laisse paraître par de larges déchirures des abîmes noirs
et dorés. […] [Emma] sort de ses pages fragile, nerveuse, coquette,
parfumée, et jeune de surcroît, très jeune – elle doit mourir avant la
trentaine. Mais enfin elle s’affiche avec une cigarette à la bouche, elle mène
ses liaisons de main ferme, fait les avances, fixe les rendez-vous, court la
nuit à travers champs pour faire irruption dans la chambre de l’élu, cherche
vainement à enlever Rodolphe, et échoue devant sa veulerie, sa lâcheté. Et
surtout, c’est elle qui paie, qui paie, qui paie sans relâche jusqu’à la culbute
finale. […] C’est ici que prend tout son sens la réponse fameuse de Flaubert
à qui l’on demandait où il avait pris le personnage d’Emma. « Madame
Bovary, c’est moi ». C’est lui, cela veut dire, c’est une âme ardente,
mystique, éprise d’infini et de grandeur, étouffée sous le fumier d’une
société mesquine et stupide. Madame Bovary, c’est Flaubert, retour de vingt
mois d’ivresses africaines et orientales, rugissant de colère et pleurant de
nostalgie sous le ciel bas de la pluvieuse et grasse Normandie. Au
demeurant, comment ne pas voir les échappées de feu qui jaillissent presque
à chaque page de ce livre qu’on prétend uniformément gris cloporte ?
[Emma] lit Walter Scott, s’identifie à Marie Stuart, se croit un moment la
vocation religieuse. […] Oui, il y a du souffle et de la grandeur dans ce livre
et, la dernière heure venue, on y voit même la sensualité la plus charnelle
transfigurée par la grâce d’un rituel religieux. Je fais allusion à l’extrême-
onction au cours de laquelle le prêtre oint ses yeux « qui avaient tant
convoité toutes les somptuosités terrestres », ses narines « friandes de brises
tièdes et de senteurs amoureuses », sa bouche « qui s’était ouverte pour le
mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure », ses mains « qui
se délectaient aux contacts suaves », ses pieds « si rapides autrefois quand
elle courait à l’assouvissement de ses désirs ».
« Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis,
et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, à
sangloter. […] “Il le fallait, mon ami. – N’étais-tu pas heureuse
? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant ! –
Oui… c’est vrai… tu es bon, toi !” Et elle lui passait la main
dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation
surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son être s’écrouler de
désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire,
elle avouait pour lui plus d’amour que jamais ; et il ne trouvait
rien ; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution
immédiate achevant de la bouleverser. Elle en avait fini,
songeait-elle, avec toutes les trahisons […]. Le prêtre se
releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou
comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps
de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le
plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné »
(Gustave Flaubert, Madame Bovary [1857], III, 8).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale
J’ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur
sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les
fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de
plus. J’ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des
passions, les poussées de l’instinct, les détraquements cérébraux survenus à
la suite d’une crise nerveuse. Les amours de mes deux héros sont le
contentement d’un besoin ; le meurtre qu’ils commettent est une
conséquence de leur adultère, conséquence qu’ils acceptent comme les
loups acceptent l’assassinat des moutons ; enfin, ce que j’ai été obligé
d’appeler leurs remords consiste en un simple désordre organique, en une
rébellion du système nerveux tendu à se rompre. L’âme est parfaitement
absente, j’en conviens aisément, puisque je l’ai voulu ainsi. […] Mon but a
été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux personnages, Thérèse
et Laurent, ont été créés, je me suis plu à me poser et à résoudre certains
problèmes ; ainsi, j’ai tenté d’expliquer l’union étrange qui peut se produire
entre deux tempéraments différents, j’ai montré les troubles profonds d’une
nature sanguine au contact d’une nature nerveuse. […] J’ai simplement fait
sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des
cadavres.
« Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée.
Elle brûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal.
C’était l’heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de
l’aboiement des chiens, du claquement des fouets, du
flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient
enfin, dans l’impudence du triomphe, au bruit des quartiers
écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n’était plus
qu’une grande débauche de millions et de femmes. Le vice,
venu de haut, coulait dans le ruisseau, s’étalait dans les
bassins, remontait dans les jets d’eau des jardins, pour
retomber sur les toits, en pluie fine et pénétrante. Et il
semblait, la nuit, lorsqu’on passait les ponts, que la Seine
charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité,
miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur les
divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque
glissés des corsages, tout ce que la brutalité du désir et le
contentement immédiat de l’instinct jettent à la rue, après
l’avoir brisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de
Paris, et mieux encore que dans sa quête haletante du grand
jour, on sentait le détraquement cérébral, le cauchemar doré
et voluptueux d’une ville folle de son or et de sa chair » (Émile
Zola, La Curée [1872], III).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation
littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs
Zola a voulu décrire des êtres qui sont déterminés entièrement par leur
physiologie et dans le comportement desquels l’âme ne joue aucun rôle.
Mais peut-être est-ce la situation dans laquelle nous nous trouvons tous sans
le savoir ou sans vouloir l’admettre : après tout, il est possible que même
ceux qui agissent bien soient déterminés eux aussi, en dernière analyse,
uniquement par leur physiologie et n’aient par conséquent aucun mérite
particulier à le faire. Ce ne sont peut-être, tout compte fait, que de bonnes
brutes. Si l’idée que l’on se fait habituellement de la morale et peut-être la
morale elle-même sont menacées dans Thérèse Raquin, c’est donc, semble-
t-il, d’abord par le soupçon que ce genre de roman fait peser sur les idées de
libre arbitre, de responsabilité morale et de mérite moral. [Mais] les auteurs
comme Zola écrivent à une époque où l’on croit à la possibilité de dissocier
rigoureusement les jugements de valeur et les jugements de fait. Et il ne
leur vient apparemment pas à l’esprit que décider qu’un agent ne peut être
tenu pour responsable de ses actions et qu’on ne peut par conséquent pas lui
demander des comptes sur ce qu’il fait n’est pas une pure question de
science et implique l’adoption à son égard d’une attitude qui comporte déjà
un aspect moral. […] Zola dit, de façon très significative, qu’il a voulu que
ses héros n’aient pas d’âme. Il est dommage qu’il ne s’interroge pas sur ce
que signifie exactement la possibilité de vouloir cela.
« La famille n’était guère d’aplomb, beaucoup avaient une
fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure
héréditaire ; non pas qu’il fût d’une santé mauvaise, car
l’appréhension et la honte de ses crises l’avaient seules maigri
autrefois ; mais c’étaient, dans son être, de subites pertes
d’équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son
moi lui échappait, au milieu d’une sorte de grande fumée qui
déformait tout. Il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses
muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas […]. Et il
en venait à penser qu’il payait pour les autres, les pères, les
grands-pères, qui avaient bu, les générations d’ivrognes dont
il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie
qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond
des bois. Jacques s’était relevé sur un coude, réfléchissant,
regardant l’entrée noire du tunnel ; et un nouveau sanglot
courut de ses reins à sa nuque […]. Cette fille, cette fille qu’il
avait voulu tuer ! Cela revenait en lui, aigu, affreux… » (Émile
Zola, La Bête humaine [1890], II).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation
littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs
Les tenants des systèmes les plus opposés – les néoplatoniciens qui
suivent Marsile Ficin et les averroïstes comme Cardan – aboutissent sur ce
point à des conceptions assez voisines que Ronsard adoptera
successivement. Pour Ficin, tout a une âme et l’univers est une pluralité
d’âmes individuelles. Ronsard reprend cette idée dans l’Hymne des Démons
; il fait de ceux-ci des êtres vivants qui animent l’air, les eaux, la terre, tout
le domaine de la matière, à l’exclusion des corps célestes réservés aux
intelligences supérieures. Ceci lui permet de concilier l’animisme, qui
préside à la mythologie antique, et la religion chrétienne : les nymphes et
les naïades devenant des démons. C’est aussi l’expression d’une tendance
poétique que nous retrouvons chez Victor Hugo faisant des monts et des
bois des êtres mystérieux et recueillis […]. Chez Cardan, il s’agit […]
d’une âme universelle épandue à travers la matière et dont les âmes
humaines ne sont que des parcelles ; cette âme universelle s’identifie à Dieu
et c’est là ce qu’exprime Ronsard dans son poème Le Chat […]. On ne peut
être sûr que Ronsard ait aperçu toutes les conséquences de ses fantaisies
poétiques […] mais il est évidemment hétérodoxe lorsqu’il déclare « L’Ame
n’a doncq commencement ni bout » (il divinise l’homme et substitue au
principe chrétien de la transcendance le principe opposé de l’immanence).
« Quand l’Éternel bastit la grand’maison du monde, / Il
peupla de poissons les abysmes de l’Onde, / D’hommes la
Terre, et l’air de Daimons, et les Cieux / D’Anges, à celle-fin
qu’il n’y eut point de lieux / Vagues dans l’Univers, et, selon
leurs natures, / Qu’ilz fussent tous remplys de propres
creatures » (Ronsard, « Les Daimons », Hymnes [1555], v. 59-
64)
« Des Éléments et de cette Âme infuse / Nous somes nez :
le corps mortel, qui s’use / Par trait de temps, des Élémentz
est fait : / De Dieu vient l’ame, et comme il est parfait / L’ame
est parfaite, intouchable, immortelle, / Comme venant d’une
Essence eternelle : / L’Ame n’a doncq commencement
ni bout : / Car la Partie ensuit toujours le Tout. / Par la vertu de
cette ame meslée / Tourne le Ciel à la voute estoillée »
(Ronsard, « Le Chat » [1569], v. 11-20).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et savoirs
Si nous nous livrons à un texte en sachant que ce que nous y lisons est
essentiel, nous nous disposons à l’émotion d’une rencontre efficace. Nous
participons alors à la production de l’œuvre en lui permettant de nous
emporter dans les perspectives (morales, intellectuelles, sociales) ouvertes
par son univers. Nous entrons ainsi, réellement, dans les plis du style.
Tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un
personnage réel ne se produisent en nous que par l’intermédiaire d’une
image de cette joie ou de cette infortune ; l’ingéniosité du premier
romancier consista [donc] à comprendre que dans l’appareil de nos
émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui
consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels
serait un perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous
sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c’est-à-
dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut
soulever. […] La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer
ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties
immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe dès
lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous
apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque
c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance,
tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de
notre respiration et l’intensité de notre regard. Et une fois que le romancier
nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs
toute émotion est décuplée, […] voici qu’il déchaîne en nous pendant une
heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions
dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne
nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se
produisent nous en ôte la perception.
« C’est là qu’après sa course effrénée et triomphale sur les
tours et les galeries, Quasimodo avait déposé la Esmeralda.
Tant que cette course avait duré, la jeune fille n’avait pu
reprendre ses sens, à demi assoupie, à demi éveillée, ne
sentant plus rien sinon qu’elle montait dans l’air, qu’elle y
flottait, qu’elle y volait, que quelque chose l’enlevait au-dessus
de la terre. De temps en temps, elle entendait le rire éclatant,
la voix bruyante de Quasimodo à son oreille ; elle entrouvrait
ses yeux ; alors au-dessous d’elle elle voyait confusément
Paris marqueté de ses mille toits d’ardoises et de tuiles
comme une mosaïque rouge et bleue, au-dessus de sa tête la
face effrayante et joyeuse de Quasimodo. Alors sa paupière
retombait ; elle croyait que tout était fini, qu’on l’avait exécutée
pendant son évanouissement, et que le difforme esprit qui
avait présidé à sa destinée l’avait reprise et l’emportait. Elle
n’osait le regarder et se laissait aller. Mais quand le sonneur
de cloches échevelé et haletant l’eut déposée dans la cellule
du refuge, quand elle sentit ses grosses mains détacher
doucement la corde qui lui meurtrissait les bras, elle éprouva
cette espèce de secousse qui réveille en sursaut les
passagers d’un navire qui touche au milieu d’une nuit obscure
» (Victor Hugo, Notre-Dame de Paris [1831], IX, 2).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
savoirs
■ Léo Spitzer, « Sur l’interprétation langagière des œuvres
d’art littéraires » [1930], Textes théoriques et
méthodologiques,
Ce sont ces « motifs » – point de mot plus mallarméen – que nous avons
voulu extraire des « fibres » de l’œuvre : de son tissu verbal et de sa
substance imaginaire. Nous les avons recherchés dans les matières favorites
de Mallarmé (par exemple glaces, feux, gazes, crèmes, fumées, écumes,
nuages, eaux limpides), dans ses formes préférées (cols, jets d’eau,
presqu’îles, corolles, ongles, élans épanouis ou retombés), dans les
mouvements auxquels revient toujours sa rêverie (jet, battement, réflexivité,
va-et-vient, aveu, pudeur), dans les attitudes essentielles qui composent
pour nous son paysage. […] On y traversera une phénoménologie de ses
objets fétiches (éventail, miroir, danseuse, lustre, touffe, pli, diamant ou
papillon), de ses lumières ou de ses sons préférés (effulgence, scintillement,
splendeur) […] Il nous faut donc résister au si puissant vertige de l’absence
que veut créer en nous la poésie mallarméenne, et qui a emporté tant de ses
meilleurs commentateurs : car cette poésie, elle, demeure bien présente, et
c’est cette présence que nous devons d’abord interroger.
« Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx, / L’Angoisse
ce minuit, soutient, lampadophore, / Maint rêve vespéral brûlé
par le Phénix / Que ne recueille pas de cinéraire amphore. //
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx, / Aboli bibelot
d’inanité sonore, / (Car le Maître est allé puiser des pleurs au
Styx / Avec ce seul objet dont le Néant s’honore). // Mais
proche la croisée au nord vacante, un or / Agonise selon peut-
être le décor / Des licornes ruant du feu contre une nixe, //
Elle, défunte nue en le miroir, encor / Que, dans l’oubli fermé
par le cadre, se fixe / De scintillations sitôt le septuor »
(Stéphane Mallarmé, Poésies [1887]).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs
Comment lire Javert ? À partir de Valjean, bien sûr, dont il est l’image
retournée. Tout, dans le texte, affiche cette relation, à commencer par leurs
noms, dont l’un, la critique l’a bien remarqué, anagrammatise en les
renversant les phonèmes constitutifs de l’autre. La même égalité se
manifeste, et à nouveau sur le mode littéral, dans la fonction qui articule
structuralement en eux « l’homme fait pour sévir » et « l’homme fait pour
subir ». […] Mais la même formule montre bien aussi, ne serait-ce qu’à
travers le parallélisme presque absolu de ses deux parties, la similitude, en
tout cas la complicité, l’union ici inextricable du subissant et du sévissant.
Par rapport à Valjean, Javert apparaît bien comme l’autre, comme son autre
positif, ou, si l’on préfère, comme la forme externe, favorite, obsédante de
son autopunition. Obstacle certes, mais tiré de l’intérieur même du héros, né
de son dédoublement. […] Cette égalité, dramatiquement nécessaire, le
roman s’emploie à la motiver dans les principaux champs de manifestation
du personnage. Socialement, par exemple, il la justifie en faisant de Javert
et de Valjean deux êtres semblablement marginaux, deux hommes du
dehors, le bagnard misérable et l’homme de police « né dans une prison
d’une tireuse de cartes dont le mari était aux galères ». Javert se construit
donc à partir d’une double origine criminelle, puis d’une insurrection
œdipienne contre cette criminalité parentale, ce qui le conduit au
conformisme de la loi, d’une loi abstraitement reconnue, le « règlement »,
privée d’identification personnelle et d’intériorisation, moins obéie peut-
être que servie. Trajet symétrique, et opposé, à celui que parcourt de son
côté Valjean.
« [Valjean] se leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou.
Il craignait qu’il n’entrât encore quelque chose. Il se barricadait
contre le possible. Un moment après il souffla sa lumière. Elle
le gênait. Il lui semblait qu’on pouvait le voir. Qui, on ? Hélas !
ce qu’il voulait mettre à la porte était entré ; ce qu’il voulait
aveugler le regardait. Sa conscience. […] – Où en suis-je ? –
Est-ce que je ne rêve pas ? Que m’a-t-on dit ? – Est-il bien
vrai que j’aie vu ce Javert et qu’il m’ait parlé ainsi ? – Que
peut être ce Champmathieu ? – Il me ressemble donc ? – Est-
ce possible ? » (Victor Hugo, Les Misérables [1862], I, 7, 3, «
Une tempête sous un crâne »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ;
la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et
savoirs
■ Charles-Ferdinand Ramuz, Remarques [1928], Lausanne,
L’Âge d’Homme, coll. « Poche suisse », 1987, p. 50.
[L’œuvre qui nous entraîne en son sein est imaginative. Si elle n’était qu’inventive, elle
nous éblouirait peut-être, mais nous laisserait comme spectateurs devant sa seule virtuosité.
Barbey d’Aurevilly le sait bien : il use notamment du mythe et du symbole pour décrire un
ancien chouan défiguré par un suicide manqué et pour nous placer (réellement) face à lui,
en une condensation réussie de l’energeia (ou chaleur de l’élocution) et de l’enargeia (ou
faculté de faire voir) qui nous plonge in fabula en lieu et place du regard effaré de
Clothilde]
Tout Racine tient dans cet instant paradoxal où l’enfant découvre que son
père est mauvais et veut pourtant rester son enfant. À cette contradiction il
n’existe qu’une issue (et c’est la tragédie même) : que le fils prenne sur lui
la faute du Père, que la culpabilité de la créature décharge la divinité.
Le Père accable injustement : il suffira de mériter rétroactivement ses coups
pour qu’ils deviennent justes. Le Sang est précisément le véhicule de cette
rétroaction. On peut dire que tout héros tragique naît innocent ; il se fait
coupable pour sauver Dieu. La théologie racinienne est une rédemption
inversée : c’est l’homme qui rachète Dieu. On voit maintenant quelle est
la fonction du Sang (ou du Destin) : il donne à l’homme le droit d’être
coupable. La culpabilité du héros est une nécessité fonctionnelle : si
l’homme est pur, c’est Dieu qui est impur, et le monde se défait. Il est donc
nécessaire que l’homme tienne sa faute, comme son bien le plus précieux.
« Que veux-tu ? Mais, s’il faut ne te rien déguiser, / Mon
innocence enfin commence à me peser. / Je ne sais de tout
temps quelle injuste puissance / Laisse le crime en paix, et
poursuit l’innocence. / De quelque part sur moi que je tourne
les yeux, / Je ne vois que malheurs qui condamnent les
Dieux. / Méritons leur courroux, justifions leur haine, / Et que
le fruit du crime en précède la peine. / Mais toi, par quelle
erreur veux-tu toujours sur toi / Détourner un courroux qui ne
cherche que moi ? / Assez et trop longtemps mon amitié
t’accable. / Évite un malheureux, abandonne un coupable »
(Jean Racine, Andromaque [1667], III, 1, v. 771-782).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et morale ; littérature et politique
La tragédie est politique parce que la politique est tragique. Les passions
politiques et les passions tragiques sont les mêmes. Les monstres sont des
monstres d’État. Les crimes sont des crimes d’État. La tragédie politique est
la mise en scène d’une politique tragique qui conduit d’un héros sans État à
un État sans héros. Le théâtre, les règles du théâtre, les spectateurs du
théâtre sont au service d’une réflexion sur le pouvoir et l’homme au
pouvoir. En ce sens, la singularité de Corneille est aussi grande que forte sa
vision de la tragédie. Le penseur politique et le dramaturge ne font qu’un.
[…] En jouant sur les mêmes mots, mais en ne leur donnant pas toujours le
même sens, Corneille a multiplié les effets dramatiques et souligné la
complexité de sa problématique. Ainsi certains personnages parlent-ils le
langage de la générosité et de la gloire, sans être ni généreux ni glorieux.
[…] Cette polysémie, loin de prêter à confusion, permet à Corneille de
confronter des valeurs, des idées et des passions en montrant comment
l’État devient un idéal ou un alibi. Seul le mot « politique » a une
signification presque constamment péjorative, qu’il s’agisse de qualifier
l’action des conjurés dans Cinna, les projets machiavéliens de la cour
d’Égypte dans La Mort de Pompée, la stratégie d’Arsinoé ou les conseils
d’Araspe dans Nicomède…
« Auguste : En est-ce assez, ô Ciel ! et le sort, pour me
nuire, / A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ?
/ Qu’il joigne à ses efforts le secours des enfers : / Je suis
maître de moi comme de l’univers ; / Je le suis, je veux l’être.
Ô siècles, ô mémoire, / Conservez à jamais ma dernière
victoire ! / Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux / De
qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous. / Soyons amis,
Cinna, c’est moi qui t’en convie : / Comme à mon ennemi je
t’ai donné la vie » (Pierre Corneille, Cinna [1641], V, 3,
v. 1693-1702).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs
Le style est l’humanité même d’une œuvre. Il n’est pas l’agencement d’un
discours mais le surgissement d’une intuition. Il s’agit donc de l’envisager,
c’est-à-dire de discerner en lui un vrai visage, en préférant l’esthétique des
apparitions à l’histoire des idées. Se présentent alors le « radical spirituel »
(spécifique à un écrivain) et la « tonalité affective » (signe de sa résonance).
Être lu. Ce souci, ce désir, avant d’être ceux du romancier lorsque paraîtra
son livre, sont ceux des personnages. Comment, en effet, pourraient-ils être
écrits si préalablement ils n’ont pas été lus par l’auteur chargé d’interpréter
le songe qu’est leur apparition et de traduire cette présence fantomale en
présence littéraire, parlante et signifiante ? […] Le romancier célèbre le
sacre de l’absence et la beauté des possibles, non quelque divinité ou tel
souverain. Il n’appartient à aucune caste, n’œuvre pas au service d’un
temple, ou alors il se fourvoie, inféode son imaginaire, même si sa « caste »
et son « temple » ne sont que littéraires. Il n’a d’autre mission que de
s’embarquer dans les remous de l’existence, d’interroger les passions
humaines, de débusquer de l’inévidence dans les choses les plus banales. Et
il n’a d’autre guide que les personnages qui le visitent pour le convoquer
dans les coulisses du grand cirque de la vie.
« Il se regarde beaucoup, et s’admire ; de joie il se met à
rire. Hors du chemin, près d’une haie, où il attendait
l’aventure, car il avait faim à démesure, il voit Ysengrin : il en
est très troublé, car le loup est très grand et très fort. […] Alors
il décide en son cœur de changer son langage. Ysengrin
regarde de ce côté, et voit venir à lui Renart. Il lève la patte, et
fait le signe de croix plus de cent fois, à ce que je crois, avant
d’arriver à lui ; il est à deux doigts de s’enfuir tant il a peur.
Ensuite, il s’arrête, et dit qu’il n’a jamais vu une telle bête : elle
doit venir d’un pays étranger. Voici Renart qui le salue : “God
help you, beau sire. Moi pas savoir parler ton langue”. – “Et
Dieu vous sauve, beau doux ami. D’où êtes-vous ? de quel
pays ?” » (Le Roman de Renart [fin du XIIe siècle], v. 2325-
2365).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur
[Le poète] n’est pas un transformateur de la nature. Il n’agit que sur et par
des mots. Le langage est sa seule médiation : médiation il est vrai puissante,
et mystérieuse en son fonctionnement. Car le simple fait de nommer,
Guillevic le constate, apporte un soulagement à l’oppression des choses.
Je parle, et quelque chose semble s’ouvrir, en moi et dans l’objet parlé : «
Les mots, / C’est pour savoir. / Quand tu regardes l’arbre et dis le mot :
tissu, / Tu crois savoir et toucher même / Ce qui s’y fait » (Exécutoire).
Le mot tissu nous introduit ainsi, de manière mystérieusement tactile, dans
l’interne et active réalité de l’arbre. C’est une métaphore qui nous permet, à
nouveau par un détour, de nous glisser au vif du monde. Les mots nous
conduisent vers le réel, mais indirectement. « De toi je parle à peine », dit
Guillevic à la chose convoitée, « Je parle autour de toi / Pour t’épouser
quand même / En traversant les mots » (Carnac). Entre la conscience et les
objets, les mots forment ainsi une sorte de croûte, d’espace intermédiaire.
Espace ductile, mais pourtant résistant : car ayant une chair, une sonorité,
une existence antérieure à la pensée (je tombe toujours dans une langue déjà
faite), ils m’obligent à les considérer aussi comme des choses.
« L’osier s’éparpille / Craquement / Qu’en se sauvant / Les
buses déplacent // C’est devant devant / Comme
l’espace / Envahit / Chaque fois un souffle // La poussière un
rêve / Une cour / Et chaque fois / Un trou dans les phrases //
Une rue très loin / Où vont immenses / Lumière et / Fraîcheur
murmurées » (Bernard Vargaftig, Distance nue [1994], 1).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur
Si l’on pense que le théâtre n’est que théâtre de la parole, il est difficile
d’admettre qu’il puisse avoir un langage autonome. Il ne peut être que
tributaire des autres formes de pensée qui s’expriment par la parole,
tributaire de la philosophie, de la morale. Les choses sont différentes si l’on
considère que la parole ne constitue qu’un des éléments de choc du théâtre.
D’abord, le théâtre a une façon propre d’utiliser la parole, c’est le dialogue,
c’est la parole de combat, de conflit. Si elle n’est que discussion chez
certains auteurs, c’est une grande faute de leur part. Il existe d’autres
moyens de théâtraliser la parole : en la portant à son paroxysme, pour
donner au théâtre sa vraie mesure, qui est dans la démesure ; le verbe lui-
même doit être tendu jusqu’à ses limites ultimes, le langage doit presque
exploser, ou se détruire, dans son impossibilité de contenir les
significations. Mais il n’y a pas que la parole : le théâtre est une histoire qui
se vit, recommençant à chaque représentation, et c’est aussi une histoire que
l’on voit vivre. Le théâtre est autant visuel qu’auditif. Il n’est pas une suite
d’images, comme le cinéma, mais une construction, une architecture
mouvante d’images scéniques. Tout est permis au théâtre : incarner des
personnages, mais aussi matérialiser des angoisses, des présences
intérieures. […] De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la
pantomime, qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent
à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l’amplifier à leur tour.
« Trissotin : Voici l’homme qui meurt du désir de vous voir. /
En vous le produisant, je ne crains point le blâme / D’avoir
admis chez vous un profane, Madame : / Il peut tenir son coin
parmi de beaux esprits. Philaminte : La main qui le présente
en dit assez le prix. / Trissotin : Il a des vieux auteurs la pleine
intelligence, / Et sait du grec, Madame, autant qu’homme de
France. / Philaminte : Du grec ! ô Ciel ! du grec ! Il sait du
grec, ma sœur ! / Bélise : Ah ! ma nièce, du grec ! Armande.
Du grec ! quelle douceur ! / Philaminte : Quoi ? Monsieur sait
du grec ? Ah ! permettez, de grâce / Que pour l’amour du
grec, Monsieur, on vous embrasse. (Il les baise toutes,
jusques à Henriette, qui le refuse) / Henriette : Excusez-moi,
Monsieur, je n’entends pas le grec. / Philaminte : J’ai pour les
livres grecs un merveilleux respect » (Molière, Les Femmes
savantes [1672], III, 3).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale
« Ciel ! que vais-je lui dire, et par où commencer » (v. 247). Temps
pendant lequel Phèdre essaye de rassembler ses forces mais s’affole […] : le
moment d’agitation, annonciateur du prochain récitatif, est arrivé. […]
Œnone, d’un seul mouvement rapide, accompagne ces mouvements
importants, comme un trémolo de contrebasses soutient les phrases d’un
orchestre. […] « Aimez-vous ? » (v. 259). Immobilité générale. Œnone a
posé la question. Phèdre s’est brusquement pétrifiée. Elle se ferme
totalement, même les yeux. C’est le palier d’élan. Le récitatif est proche.
Phèdre s’éloigne de plus en plus. On dirait qu’elle se résorbe. Elle n’est plus
qu’une petite lueur. Elle murmure à peine d’un ton faible la réplique
suivante. C’est à peine si on l’entend. […] C’est le passage du récitatif. […]
« Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace » (v. 265). C’est à
Œnone maintenant de se lamenter. Véritable pleureuse antique, elle crie,
elle gémit. […] Ce sont, avec le sommet du récitatif qui va suivre et le cri
de lamentation que Phèdre a poussé tout à l’heure, les seuls éclats qui sont
permis pendant tout le premier acte. « Mon mal vient de plus loin »
(v. 269). Phèdre a à peine entendu les lamentations d’Œnone. Elle nous a
déjà quittés. Et c’est maintenant en plein vol qu’elle commence à décrire les
courbes de son récitatif. Alternance de crescendo et de diminuendo. Les
vers qui se terminent par des points d’exclamation ne doivent pas être
lancés, au contraire : ce sont des points d’appui intérieur, pendant lesquels
Phèdre respire et reprend de l’élan. Cette forme de récitatif interdit à
l’acteur de jouer le récit, comme il vivrait un événement actuel.
« Œnone : Aimez-vous ? Phèdre : De l’amour j’ai toutes les
fureurs. / Œnone : Pour qui ? Phèdre : Tu vas ouïr le comble
des horreurs. / J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je
frissonne, / J’aime… Œnone : Qui ? Phèdre : Tu connais ce
fils de l’Amazone, / Ce prince si longtemps par moi-même
opprimé ? / Œnone : Hippolyte ? Grands dieux ! Phèdre :
C’est toi qui l’as nommé. / Œnone : Juste ciel ! tout mon sang
dans mes veines se glace » (Jean Racine, Phèdre [1677], I, 3,
v. 259-265).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire
Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un
livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force
interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un
livre qui n’aurait presque pas de sujet, ou du moins où le sujet serait
presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il
y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le
mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’art
est dans ces voies. Je le vois à mesure qu’il grandit s’éthérisant tant qu’il
peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux lancettes gothiques, et depuis
les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu’aux jets de Byron.
La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute
règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la
prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque
volonté qui la produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en
tout, et les gouvernements l’ont suivi depuis les despotismes orientaux
jusqu’aux socialismes futurs. C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains
sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au
point de vue de l’art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul
une manière absolue de voir les choses.
« Cela me remet en mémoire, dit-il, une séquence qu’un
moine allemand du XVIe siècle, Conrad de Haimbourg, rima en
l’honneur de la Vierge. […] Il lui montre la bague qu’il tourne
lentement entre ses doigts, expliquant à Notre-Dame le sens
de chacune des pierres qui luit dans l’or de sa monture,
en préludant par le jaspe vert, symbole de cette Foi qui fit si
pieusement accueillir, par la Vierge, le messager de
l’angélique paranymphe ; puis viennent : la chalcédoine, qui
réfracte les feux de la charité dont son âme est pleine ;
l’émeraude, dont l’éclat désigne sa pureté ; la sardonyx, aux
flammes claires, qui se confond avec la placidité de sa vie
virginale ; la sarde rouge, qui s’identifie avec son cœur
saignant sur le Calvaire ; la chrysolithe, dont les scintillements
d’un or qui s’éverdume rappellent ses miracles sans nombre
et sa sagesse ; le béryl, qui décèle son humilité ; la topaze,
qui avère la profondeur de ses méditations… » (Joris-Karl
Huysmans, La Cathédrale [1898], VII).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs
Il faut tenir solidement les deux bouts de la corde raide sur laquelle le
roman s’avance en un équilibre instable. Si tout est commandé par un sujet
trop précis, trop articulé, toute l’œuvre se sclérose et glisse à la fabrication ;
si tout est laissé à l’éventuel de la « textualité » pure, tout se dissout en un
parlage sans résonance et sans harmoniques. Le récit est un refus du hasard
pur, la poésie négation de tout vouloir-écrire défini et prémédité. Il faut
accepter de se mouvoir dans ce clair-obscur trompeur, savoir passer sans
cesse des chemins à suivre aux chemins à frayer. Ce qui ne peut se faire
sans un sens impérieux de l’orientation – au travers de toutes les
conjonctures de rencontre – qui est un des dons romanesques majeurs.
Au travers des paysages, d’avance inimaginables, que sa seule mise en
route fait affluer vers lui, le romancier n’a jamais le droit de perdre de vue
le Nord ordonnateur qui lui est spécifique. Ce magnétisme directeur joue-t-
il aussi impérieusement d’un roman à l’autre ? Je ne doute pas une seconde
que, pour deux romanciers aussi différents que Stendhal, dans La
Chartreuse de Parme, et Alain-Fournier, dans Le Grand Meaulnes, la
matérialisation d’une musique intérieure impossible à capturer autrement
que dans le déploiement d’un ample récit ait été leur unique souci.
« Mais la beauté de ce visage à demi dérobé me frappait
moins que le sentiment de dépossession exaltée que je
sentais grandir en moi de seconde en seconde. Dans le
singulier accord de cette silhouette dominatrice avec un lieu
privilégié, […] ma conviction se renforçait que la reine du
jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire.
Le dos tourné aux bruits de la ville, elle faisait tomber sur ce
jardin, dans sa fixité de statue, la solennité soudaine que
prend un paysage sous le regard d’un banni ; elle était l’esprit
solitaire de la vallée […]. C’est ainsi que j’avais connu
Vanessa. Je ne devais me rendre compte que bien plus tard
de ce privilège qu’elle avait de se rendre immédiatement
inséparable d’un paysage ou d’un objet que sa seule
présence semblait ouvrir d’elle-même à la délivrance attendue
d’une aspiration intime » (Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes
[1951], III).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur
Je n’ai pas trop compris (c’est ma faute sans doute) ce que vous me
demandez, si vous me demandez plus que mon opinion sur cette production
hermaphrodite qui répond au mot de M. Jourdain : « tout ce qui n’est pas
vers est prose et tout ce qui n’est pas prose est vers ». Je n’ai jamais cru à
cet aphorisme souverain. Dans l’ordre des créations de l’esprit comme dans
les créations de la nature, il y a des créations intermédiaires entre les
créations contrastantes. Le monde ne se rompt pas en deux, mais se relie
toujours en trois. La nature procède par nuances, l’esprit aussi. Ma Niobé
n’est pas de la poésie, car il n’y a pas de poésie sans rythme et sans cette
langue à part que les sots croient un mécanisme, et que j’appelle un
organisme, moi ! Ce n’est point de la poésie, mais c’est quelque chose de
poétique et d’exalté qui tient le milieu entre la prose et la poésie, mais qui
penche surtout de ce côté. On dirait – si je ne me trompe – ce morceau-là
traduit de quelque poëte inconnu. Et de fait, il y a dans le diable de fouillis
qui est ma nature, dans ce buisson-ardent de mes facultés entrecroisées, il y
a, couché quelque part, un poëte inconnu et c’est des œuvres cachées de ce
poëte que ceci a été traduit dans la furie d’un moment. Voilà la meilleure
explication à donner à cette strange thing qu’un académicien ne saurait
classer.
« Ô Niobé, je t’ai toujours aimée ! Dès mon enfance, ton
image me plut et attira ma rêverie, avant même que je pusse
savoir qui tu étais. – Il y avait, dans un angle obscur de la
maison paternelle, un buste blanc, noyé dans l’ombre, mais
visible à mon regard curieux. Que de fois j’interrompis ma
tâche ennuyeuse pour le contempler, de cette vue inquiète et
longue des êtres mal accoutumés aux choses dans ces
premiers instants de la vie ! Que de fois, appuyé sur le coude,
je regardai la figure inconnue qui était femme et qui ne souriait
pas ! » (Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, Niobé [1844], IV).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs
Et écrire non plus, non, je ne crois pas que ce soit du travail. Je l’ai cru
longtemps. Je ne le crois plus. Je crois que c’est un non-travail. C’est
atteindre le non-travail. Le texte, l’équilibre du texte, c’est un espace en soi
qu’il faut retrouver. Ici je ne peux plus parler d’une économie, d’une forme,
non, mais d’un rapport de forces. Je ne peux pas dire plus que ça. Il faut
arriver à dominer ce qui survient d’un coup. Lutter contre une force qui
s’engouffre et qu’on est obligé d’attraper sous peine qu’elle passe outre à
soi et se perde. Sous peine d’anéantir sa cohérence désordonnée et
irremplaçable. Non, travailler, c’est faire ce vide pour laisser venir
l’imprévisible, l’évidence. Abandonner, puis reprendre, revenir en arrière,
être inconsolable autant d’avoir laissé que d’avoir abandonné. Déblayer de
soi. Et puis parfois, oui, écrire. Tous, on cherche ces instants où on se retire
de soi-même, cet anonymat à soi-même que l’on recèle. On ne sait pas, on
ne sait rien de tout cela qu’on fait. L’écriture, avant tout, témoigne de cette
ignorance, de ce qui est susceptible de se passer lorsqu’on est là, assis à la
table dite de travail, de ce qu’engendre ce fait matériel là, d’être assis
devant une table avec de quoi former les lettres sur la page non encore
atteinte.
« Il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans qui a
fait que ce visage a eu lieu. Ça devait se passer la nuit.
J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu. Quand c’était le jour,
j’avais moins peur et moins grave apparaissait la mort. Mais
elle ne me quittait pas. Je voulais tuer, mon frère aîné, je
voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule
fois et le voir mourir. C’était pour enlever de devant ma mère
l’objet de son amour, ce fils, la punir de l’aimer si fort, si mal,
et surtout pour sauver mon petit frère, je le croyais aussi, mon
petit frère, mon enfant, de la vie vivante de ce frère aîné
posée au-dessus de la sienne, de ce voile noir sur le jour, de
cette loi représentée par lui, édictée par lui, un être humain, et
qui était une loi animale, et qui à chaque instant de chaque
jour de la vie de ce petit frère faisait la peur dans cette vie,
peur qui une fois atteint son cœur et l’a fait mourir »
(Marguerite Duras, L’Amant [1984]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs
A
Achard (Marcel) 33A
Achard (Marcel) 31
Agamben (Giorgio) 78, 93, 179
Agrippa d’Aubigné (Théodore) 41, 42
Alain-Fournier 33, 170
Ansel (Yves) 177
Apollinaire (Guillaume) 148, 149
Aragon (Louis) 75, 76, 150
Auerbach (Erich) 34, 131, 163
B
Bachelard (Gaston) 133
Baïf (Jean-Antoine de) 167, 168
Bakhtine (Mikhaïl) 29, 41
Balzac (Honoré de) 21, 23, 91, 94, 118, 119
Barbey d’Aurevilly (Jules-Amédée) 14, 15, 95, 96, 122, 123, 143, 144, 158, 172
Barrault (Jean-Louis) 151
Barthes (Roland) 8, 12, 79, 108, 128, 136
Baudelaire (Charles) 88, 155, 156, 177
Beaumarchais (Pierre-Augustin Caron de) 56
Bénichou (Paul) 39, 81
Bernanos (Georges) 24, 25, 38, 39, 57, 62, 89, 90
Bonnefoy (Yves) 72, 88
Bossuet (Jacques-Bénigne) 97, 98, 166, 167
Bouveresse (Jacques) 101
Braunschweig (Stéphane) 55, 62, 154
Broda (Martine) 48
Brunel (Pierre) 143
C
Celan (Paul) 93
Céline (Louis-Ferdinand) 93, 113
Char (René) 133
Chateaubriand (François-René de) 93, 94, 99, 140
Cheng (François) 47, 48
Chrétien (Jean-Louis) 5, 89
Claudel (Paul) 27, 28, 81, 153, 154
Collot (Michel) 47, 150
Constant (Benjamin) 11
Corneille (Pierre) 57, 60, 120, 142, 143
Curtius (Ernst Robert) 135
D
Dandrey (Patrick) 30, 44, 180
Dante (Alighieri) 19, 131, 132
Daunais (Isabelle) 17
Delacomptée (Jean-Michel) 86, 97
Deleuze (Gilles) 134
Desbordes-Valmore (Marceline) 106
Diaz (José-Luis) 105
Dostoïevski (Fédor) 108
Dufour (Philippe) 69
Dumas (Alexandre) 23
Dupont (Florence) 120
Duras (Marguerite) 173, 174
Durry (Marie-Jeanne) 176
E
Éluard (Paul) 48, 49
F
Flaubert (Gustave) 16, 19, 20, 60, 61, 67, 68, 70, 78, 96, 97, 102, 103, 130, 131, 156
Forest (Philippe) 18, 19, 38, 87
Fraisse (Luc) 139, 175
Fumaroli (Marc) 107, 141, 166
G
Gefen (Alexandre) 42, 58
Genet (Jean) 54, 55, 73, 74, 80
Genette (Gérard) 50
Germain (Sylvie) 85, 86, 145
Gracq (Julien) 93, 114, 169, 170
Green (Julien) 24
H
Hugo (Victor) 37, 38, 39, 40, 104, 110, 122, 171
Huysmans (Joris-Karl) 24, 60, 114, 127, 128, 157, 175
I
Ionesco (Eugène) 56, 112, 149
J
Jauss (Hans Robert) 115
Jouve (Vincent) 118
Juliet (Charles) 58, 59
K
Kerangal (Maylis de) 41, 43, 116
Kundera (Milan) 53
L
La Rochefoucauld (François de) 119, 120
Laclos (Pierre Choderlos de) 43, 44
Lafond (Jean) 119
Laforgue (Jules) 88, 89, 135, 136
Lagarce (Jean-Luc) 78, 79, 112
Lamartine (Alphonse de) 99
Le Guillou (Philippe) 115
Lukacs (Georges) 49
M
Mallarmé (Stéphane) 25, 26, 75, 76, 77, 117, 127, 128, 153, 177
Malraux (André) 18, 49, 50, 171
Marivaux (Pierre Carlet de) 111
Maulpoix (Jean-Michel) 31
Mauron (Charles) 75
McKenna (Anthony) 13
Mesguich (Daniel) 36, 171
Michel (Alain) 104
Michon (Pierre) 12
Millet (Claude) 26
Molière 13, 14, 30, 31, 44, 45, 55, 149, 150, 154, 155
Musset (Alfred de) 63, 83, 84
N
Nancy (Jean-Luc) 23, 59, 61
Nerval (Gérard de) 176, 177
Noiray (Jacques) 51
Nussbaum (Martha) 40, 43
O
Oehler (Dolf) 15, 19
Ozouf (Mona) 14, 95
P
Pascal (Blaise) 174, 175
Pavel (Thomas) 68, 102
Péguy (Charles) 57, 58, 104, 105, 129
Philippot (Didier) 37
Pizan (Christine de) 31, 32
Prigent (Michel) 142
Proust (Marcel) 9, 17, 23, 51, 65, 69, 77, 90, 91, 109, 115, 116, 125, 134, 135, 138, 175, 176, 180
Putnam (Hilary) 113
R
Rabelais (François) 29, 30, 53, 54, 160, 161, 164, 165, 166
Racine (Jean) 13, 37, 57, 91, 92, 120, 129, 140, 141, 152, 154
Ramuz (Charles-Ferdinand) 122
Rancière (Jacques) 20, 130, 137
Richard (Jean-Pierre) 25, 82, 98, 117, 121, 127, 147, 148, 153
Rivière (Jacques) 22
Robert (Marthe) 33, 67
Roger (Alain) 35
Ronsard (Pierre de) 103, 104, 167
Rousseau (Jean-Jacques) 35, 36, 70, 71, 74, 75
Roy (Claude) 54, 115
S
Sade (Donatien Alphonse François de) 79, 80
Sand (George) 27
Screech (Michael) 164
Sellier (Philippe) 91, 175
Sénèque 120, 121, 129, 130
Senghor (Léopold Sédar) 152, 153
Sévigné (Mme de) 136, 137, 141, 142, 180, 181
Simon (Claude) 146, 147, 158, 159
Sorel (Charles) 18
Spitzer (Léo) 90, 111, 135, 140, 160
Starobinski (Jean) 70, 74
Steinmann (Jean) 174
Stendhal 115, 146, 170, 178
T
Thélot (Jérôme) 27
Tournier (Michel) 96
V
Vargaftig (Bernard) 72, 147, 148
Vergniaud (Pierre) 158
Verlaine (Paul) 150, 151
Vigny (Alfred de) 81, 82
W
Weber (Henri) 103, 167, 177
Y
Yourcenar (Marguerite) 168, 169
Z
Zola (Émile) 15, 23, 51, 52, 100, 101, 102
Table des notions
§ 3 L’œuvre littéraire s’engage dans le monde grâce à une parole incarnée
qui ressuscite une humanité réelle et repousse le temps comme le destin.
Elle figure des corps qui parlent à nos corps (Nancy / Huysmans) 23, représente des êtres
dépassés par une force mystérieuse qui en dit la profondeur (Green / Bernanos) 24, suscite des
motifs expressifs pour dire l’hospitalité problématique de notre monde (Richard / Mallarmé) 25,
incarne le mythe en nos désirs (Millet / Sand) 26 et réfléchit en action sur l’orientation de la cité à
partir de la modernité démocratique (Thélot / Claudel) 27.
2. L’espoir de la connaissance
Elle artialise le monde en transformant un pays sauvage en un paysage cultivé (Roger / Rousseau)
35, refuse l’indolence en poussant le lecteur à l’activité spirituelle (Mesguich / Racine) 36,
promeut une consistance ontologique de l’irréel (Philippot / Hugo) 37, expérimente la négativité
du monde pour la régir et la gouverner (Forest / Bernanos) 38 et lutte contre toute forme de
scientisme qui rejetterait l’art hors de son système (Bénichou / Hugo) 39.
Elle met son style au service d’une meilleure compréhension du désintéressement (Nussbaum /
Kerangal) 40, s’élabore dans l’immédiateté de son discernement (Bakhtine / Agrippa d’Aubigné)
41, engendre un déplacement empathique par lequel nous voulons prendre soin des autres
(Gefen / Kérangal) 42, fait partie intégrante de la philosophie morale (Nussbaum / Laclos) 43 et
ne veut pas que nous devenions autres mais nous aide à être autrement (Dandrey / Molière) 44.
3. L’expression de l’authenticité
§ 7 L’œuvre littéraire reconnaît que le monde est une énigme afin de mettre
à l’épreuve la complexité intérieure de l’homme.
Elle saisit l’interaction entre l’être et le monde qui fait que l’un ne va jamais sans l’autre (Collot /
Cheng) 47, célèbre le fond de l’être apparu en la manifestation des phénomènes dans le monde
(Broda / Éluard) 48, affronte des relations problématiques (Lukacs / Malraux) 49, témoigne de la
richesse existentielle du point de vue (Genette / Proust) 50 et se rend capable de changer la nature
en mythe pour mieux comprendre l’homme (Noiray / Zola) 51.
Elle suspend les verdicts (Kundera / Rabelais) 53, transfigure la corruption (Roy / Genet) 54,
voile les passions (Braunschweig / Molière) 55, évite les idéo-
logies grâce à la métaphysique (Ionesco / Beaumarchais) 56 et prend le faible dans ses bras
(Bernanos / Péguy) 57.
Elle se fait tombeau pour célébrer les morts (Gefen / Juliet) 58, cérémonie pour bénir les révoltés
(Nancy / Corneille) 59, cohérence pour louer les saints (Huysmans) 60, toucher pour approcher
les corps (Nancy / Bernanos) 61 et communion pour veiller les hommes (Braunschweig / Musset)
62.
1. L’expérience du sujet
Elle se laisse appeler par l’humanité au sein même de sa quête formelle (Robert / Flaubert) 67,
offre une anthropologie fondamentale (Pavel / Proust) 68, s’approche de la vie concrète grâce à la
métaphore (Dufour / Flaubert) 69, organise une sympathie autobiographique (Starobinski /
Rousseau) 70 et suscite un milieu vivant qui peut nous accueillir (Bonnefoy / Vargaftig) 72.
Elle sait si bien que la vie est moins à l’origine du récit de vie que le récit de vie à l’origine de la
vie (Genet) 73 qu’elle opère une importante série de transfigurations en changeant les détails en
signes (Starobinski / Rousseau) 74, en édifiant des mythes personnels (Mauron / Aragon) 74, en
haussant la suggestion musicale au rang de clef harmonique du vrai (Mallarmé) 76 et en
privilégiant le moi profond à toute posture sociale (Proust / Flaubert) 77.
Elle oscille entre les appels du monde et les desseins de la fantaisie (Agamben / Lagarce) 78,
fonctionne grâce à la métonymie (Barthes / Sade) 79, parle des morts aux vivants et des vivants
aux morts (Genet / Claudel) 80, exerce le magistère de l’allégorie (Bénichou / Vigny) 81 et
concrétise des symboles pour signaler ses tensions intérieures (Richard / Musset) 82.
2. L’imaginaire de l’auteur
Elle fait vivre des personnages qui sollicitent l’auteur comme le lecteur (Germain) 85, s’adresse
toujours à quelqu’un sous une irrésistible impulsion (Delacomptée / Forest) 86, découvre un sens
nouveau, et donc capital, dans les configurations qui nous semblaient les plus connues (Bonnefoy
/ Laforgue) 88, explore la complexité des états intérieurs (Chrétien / Bernanos) 89, ouvre un
espace de parole heureusement désintéressé (Spitzer / Proust) 90 et peut nous faire quitter le
remords ou la crainte en nous révélant la vérité du fond des cœurs (Sellier / Racine) 91.
Elle engage l’écrivain à mettre sa peau sur la table (Agamben / Celan) 93, à nommer ce qui tend à
sombrer dans le silence (Gracq / Chateaubriand) 93, à défendre des théories opérantes (Ozouf /
Barbey d’Aurevilly) 95, à déjouer les lectures peu scrupuleuses (Tournier / Flaubert) 96, à
inventer un style pour s’affirmer (Delacomptée / Bossuet) 97 et à se symboliser soi (Richard /
Lamartine) 98.
Elle possède des angles d’approche qui la préserve du moralisme (Zola) 100, non sans ambiguïté
ou équivoque (Bouveresse / Zola) 101, mais invente aussi son auteur lui-même (Pavel / Flaubert)
102, y compris dans une posture de dilettante à l’occasion (Weber / Ronsard) 103, et offre au
lecteur des possibilités de découverte (Michel / Péguy) 104 qui expriment un inconscient collectif
et, par là même, une consécration de l’écrivain (Diaz / Desbordes-Valmore) 105.
3. L’horizon du lecteur
Elle est rencontre (Fumaroli / Dostoïevski) 107 et comblement (Barthes / Proust) 108, vie intense
(Proust / Hugo) 109 et langage intime (Spitzer / Marivaux) 111, miroir enfin (Ionesco / Lagarce)
112.
Elle est propédeutique à l’existence (Putnam / Céline) 113, éducation au goût (Gracq / Huysmans)
114, gratification d’une vision (Roy / Le Guillou) 115, don d’une connaissance (Jauss / Kerangal)
115 et réveil des significations (Richard / Mallarmé) 117.
§ 18 L’œuvre littéraire nous fait vivre en elle bien plus qu’elle ne nous place
face à elle et constitue pour cela même le vrai lieu de notre existence.
Elle reconfigure notre horizon d’attente (Jouve / Balzac) 118, nous attire en elle pour nous révéler
à nous-mêmes (Lafond / La Rochefoucauld) 119, joue avec nos temporalités (Dupont / Sénèque)
120, nous enseigne les lois du monde (Richard / Hugo) 121 et nous rend voyants (Ramuz / Barbey
d’Aurevilly) 122.
Elle ouvre un univers imaginaire (Richard / Huysmans) 127, structure des automatismes
psychiques (Barthes / Racine) 128, corrige les stéréotypes (Péguy / Sénèque) 129, recompose la
liberté (Rancière / Flaubert) 130 et intègre le transitoire dans l’immuable (Auerbach / Dante) 131.
§ 20 L’œuvre littéraire déploie des images pour révéler ce qui dans la réalité
fait signe et sens mais demeurerait caché sans le ressassement de l’image.
Elle reconfigure le spectacle du monde (Bachelard / Char) 133, déchiffre l’entrelacs du signe et du
sens (Deleuze / Proust) 134, associe l’univers langagier et l’univers intime (Curtius / Laforgue)
135, recompose l’espace et le temps (Barthes / Sévigné) 136 et déploie une profondeur qui révèle
la densité même de la vie (Rancière / Proust) 137.
Elle vivifie ses expressions par l’intertexte (Fraisse / Chateaubriand) 139, maîtrise sa voix par la
mesure (Spitzer / Racine) 140, épanouit sa forme par la rhétorique (Fumaroli / Sévigné) 141,
approfondit sa réflexion par l’intelligence (Prigent / Corneille) 142 et organise ses représentations
par le mythe (Brunel / Barbey d’Aurevilly) 143.
§ 22 L’œuvre littéraire se constitue dans les mots qui lui donnent son
caractère et trouve en eux un présent charnel à la fois lié au monde et
libéré des lois.
Elle choisit comme vrai protagoniste la surprise (Germain) 145 ou l’énigme (Simon) 146, fait
exister les choses en les nommant (Richard / Vargaftig) 147 ou en les chantant (Richard /
Apollinaire) 148, et fait du verbe l’objet même de sa célébration (Ionesco / Molière) 149.
Elle se débat avec l’état chantant de la langue (Collot / Verlaine) 150 comme avec la musicalité de
l’action (Barrault / Racine) 151 mais revient parfois réellement à la musique (Senghor) 152
comme à la mélodie (Richard / Claudel) 153 pour entendre des accents distinctifs (Braunschweig /
Molière) 154.
Elle peut alors réunir les transcendantaux (Baudelaire) 155, sous l’égide du symbole (Flaubert /
Huysmans) 156, pour atteindre une expressivité signifiante (Barbey d’Aurevilly / Vergniaud) 158
et fédérer les caractères du monde (Simon) 158 : elle est intelligence au présent (Spitzer /
Rabelais) 160.
3. L’avènement de la vision
Elle oscille entre élévation et incarnation (Auerbach) 163, tradition et relecture (Screech /
Rabelais) 164, atticisme et asianisme (Fumaroli / Bossuet) 164, fantaisie et mesure (Weber / Baïf)
167, croyance et questionnement (Yourcenar) 168.
Elle retrouve un ton antérieur (Gracq) 169, une mémoire culturelle (Mesguich / Hugo) 171, une
invention rêvée (Barbey d’Aurevilly) 172, une histoire conjurée (Duras) 173 ou un tracé éloquent
(Steinmann / Pascal) 174.
§ 27 L’œuvre littéraire invente enfin sa parole au carrefour de divers
processus matériels – que l’on saisira par les sources, les structures, le
manuscrit ou la génétique.
Elle suit l’onde de choc d’une influence (Fraisse / Proust) 175, la réfraction d’un mythe
(Durry / Nerval) 176, l’itération d’une séquence (Ansel / Stendhal) 177, les additions d’une
création (Agamben / Proust) 179 ou les vestiges d’un tracé (Dandrey / Sévigné) 180.
Table des matières
Remerciements
Préface
Avant-propos
Partie 1. L’œuvre littéraire et le monde
1. Le témoignage de l’existence
2. L’espoir de la connaissance
3. L’expression de l’authenticité
Partie 2. L’œuvre littéraire et l’humain
1. L’expérience du sujet
2. L’imaginaire de l’auteur
3. L’horizon du lecteur
Partie 3. L’œuvre littéraire et l’image
1. Le langage de la figure
2. La forme comme personnage
3. L’avènement de la vision
Index nominum
Table des notions