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Collection « ProfilSup »

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Remerciements

Au seuil de ce livre, l’auteur souhaite exprimer sa gratitude à M. Alain-


Louis Robert, qui accueille ce volume dans la collection qu’il dirige  :
sa confiance et sa patience ont réellement contribué à la réussite d’un projet
amorcé en des temps difficiles.
À l’orée de ce parcours, l’auteur désire encore témoigner sa
reconnaissance à M.  Pierre-Éloi Moreau, qui encouragea ce manuel avec
enthousiasme et fidélité  : son attention concourt assurément au succès de
desseins littéraires parfois ambitieux.
Préface

« C’est toujours en attendant que nous lisons,


mais en attendant, lire est nécessaire »
(Jean-Louis Chrétien)

L’horizon d’écriture du présent ouvrage énonce clairement le visage des


études de lettres : une expérience de vie et le travail qu’elle suscite en nous.
C’est en effet le projet nettement affirmé et parfaitement tenu dans ce livre-
palimpseste, parcours littéraire sur les traces scripturales des écrivains, que
d’envisager la lecture et le travail du texte comme cette expérience par
laquelle se rencontre, grâce au travail critique, un style palpitant – en tous
les sens du terme. Or cette proposition veut avant tout accompagner
l’étudiant dans sa traversée intellectuelle, en reprenant ce qui nous paraît
avoir été peu à peu édulcoré par le travail scolaire. Au fil des trois axes
proposés par l’ouvrage, on saura effectivement reconnaître combien
l’exploration choisie est une allégeance à l’affirmation posée dès l’abord :
la littérature est un art de l’incarnation. À ce titre, il nous paraît important
de soutenir l’imposant travail qu’est cette mise en regard de textes critiques
(adoptés à dessein pour leur méthode empathique) et de textes littéraires
(proposés en connaissance de cause pour leur style authentique) en
réaffirmant que les études de lettres ne peuvent se contenter de théorisations
structurelles et abstraites, en perdant de vue la vie et le témoignage du style,
ou gloser sur un détail formel, en oubliant la quête profonde de l’œuvre
d’art. On retrouve ainsi au cœur de ce livre la conviction que la lecture est
une affaire de dialogue et d’écoute, à laquelle s’essaie avant tout l’étudiant
pour mieux proposer alors une réflexion claire sur la littérature. En ce sens,
les règles formelles d’un devoir ou d’un concours ne doivent pas faire
oublier, comme le dit très justement Philippe Richard, que « l’occasion
d’apprendre à mieux lire ne doit au fond jamais nous quitter ». C’est donc
l’enjeu même de son travail que tout étudiant saura trouver dans ce livre : la
nécessité de se laisser convoquer par le texte pour en transmettre la saveur
au monde. On pourra encore être attentif aux formulations introductives des
sections qui, tout en expliquant les axes proposés en titres, offrent par
exemple de justes mises en forme d’une idée de dissertation. Le  parcours
littéraire proposé par l’auteur de ce livre, en son souci pédagogique
et son investissement inconditionnel pour les œuvres, aidera les étudiants à
s’inspirer de la pensée des critiques cités dans ces pages ; ils pourront ainsi
s’attacher à reproduire une réflexion qui laisse résonner l’œuvre écrite
comme une voix nous parlant du monde et de l’humain grâce à des êtres et
des images. Il en va ainsi du texte littéraire (et il en ira également de son
commentaire) comme d’une écriture incarnée et vraie –  non d’une bulle
purement spéculative à partir de laquelle l’étudiant, en en  accréditant
l’abstraction dilettante, risquerait de proposer une composition qui ne serait
pas juste. Ce risque ne rencontre-t-il pas au demeurant celui de ne pas se
laisser convoquer soi-même par son étude et de ne pas croire à son travail ?
Or les critiques ont cru au devoir de transmettre, comme les écrivains ont
cru à l’évidence de dire, comme l’auteur de cet ouvrage a cru en cette
nécessité de redire la valeur de l’étude littéraire.
Pierre-Éloi Moreau
Avant-propos

L’œuvre littéraire s’édifie sur trois piliers – le monde, l’humain et l’image.
Elle les réunit par une écriture singulière qui en forme la voûte – le style.
Grâce aux situations qu’elle manifeste, nous devenons capables d’envisager
le réel (le monde), les êtres (l’humain) et le songe (l’image) en une
profondeur qui nous fait connaître et aimer la finitude –  ou la condition
propre de l’existence saisie par les limites indépassables de l’espace et du
temps. La littérature se constitue dès lors en cette authentique expérience de
la vie dont le sens peut être apprivoisé par un imaginaire figuratif et
symbolique permettant de saisir de manière plus claire et plus synthétique la
marche obscure du quotidien – le mythe.
La présentation de ce livre entend dès lors scruter la transfiguration des
choses opérée par l’art –  tout ce que nous pensions connaître se trouve
alors métamorphosé, grâce à l’invention de l’auteur et à l’imagination du
lecteur, en de surprenants motifs que nous pouvons méditer  – avec la
certitude que les piliers que nous avons nommés communiquent
naturellement entre eux et que les chapitres que nous avons distingués se
croiseront surtout avec profit – loin des écueils d’une tripartition stricte qui
ne pourrait éviter le prosaïsme (isolement du monde), le sentimentalisme
(solitude de l’humain) ou le formalisme (esseulement de l’image).
Il conviendra donc d’entrelacer incessamment les analyses pour parvenir à
une vision cohérente de la lecture critique. Mais les extraits d’œuvres,
toujours mis en relation avec les extraits analytiques, pourront y inciter, car
la littérature est spécifiquement une émotion – créée par un verbe saisissant
la vie pour nous aider à  exister. On pourra ainsi retrouver, à l’issue de
chaque proposition et pour en favoriser la compréhension, les  entrées
classiques de l’étude universitaire  : l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa
valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ;
la  représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs. Ces  indications ne devront pourtant pas entraver un
libre déplacement dans le livre, puisque tous les motifs dialoguent entre eux
et gagneront à être mis en relation pour révéler authentiquement leur sens et
leur résonance.
Mais il convient surtout de réaffirmer ici que les œuvres littéraires sont un
art de l’incarnation. Il était donc inenvisageable à nos yeux de proposer un
manuel critique simplement composé d’une suite de textes purement
théoriques ou détachés de toute relation vivante aux œuvres.
En composition française, s’il est par ailleurs louable d’appuyer son
propos par des références critiques (explicites ou implicites) permettant de
conférer plus de précision à une analyse ou plus d’assurance à une idée,
on usera par conséquent de ce livre pour mieux comprendre les intitulés sur
lesquels on doit disserter et pour affiner un développement en y puisant
exemples ou arguments. L’occasion d’apprendre à mieux lire ne doit au
fond jamais nous quitter.
Philippe Richard

« Ce désir de la littérature peut être d’autant plus aigu, plus


vivant, d’autant plus présent que je puis précisément sentir la
littérature entrain de dépérir, de s’abolir  : dans ce cas, je l’aime
d’un amour pénétrant, bouleversant même, comme on aime et on
entoure de ses bras quelque chose qui va mourir »
(Roland Barthes, La Préparation du roman, 1978-1980)
Partie 1.

L’œuvre littéraire et le monde

« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie


par  conséquent réellement vécue, c’est la littérature ;
cette  vie  qui, en  un  sens, habite à chaque instant chez tous les
hommes aussi bien que chez l’artiste ».
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927
1. Le témoignage de l’existence
• L’œuvre accueille le témoignage de toutes ces existences qui luttent contre
l’asservissement de la finitude.

La littérature peut éclairer les structures historiques qui nous entourent


grâce à des dispositifs esthétiques ne prescrivant aucune conduite normative
destinée à les abolir mais permettant une lucidité concrète appelée à les
saisir. Elle se présente dès lors comme le témoignage d’une existence
courageuse, en lutte contre tous les conditionnements qui peuvent aliéner le
monde.

§  1 L’ordre social aliène souvent l’homme, enfermé


en  une  illusoire liberté ; il est donc cette fatalité que
médite la  littérature et qui lui fait jeter sur ses
personnages un  regard de  compassion ; le contexte
d’une œuvre en réaction contre  son  temps peut ainsi
se voir éclairé.
■ Benjamin Constant, Réflexions sur la tragédie [1829],
Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1957, p. 952-953.
[La fatalité antique, loin d’avoir disparu, a réinvesti l’organisation sociale, avec ses
pesanteurs et ses conditionnements qui nous empêchent parfois d’être libres. Représenter le
monde signifie alors rendre sensible une adversité perpétuelle qui n’est pas toujours
légitime et attiser le désir de transcender ces entraves qui habite le cœur des pauvres –
  comme c’est le cas pour l’orphelin des Vies minuscules qui, après avoir été recueilli par
Élise, l’abandonne soudainement pour partir tenter sa chance dans la conquête coloniale, en
une revanche sur le destin qui le perdra pourtant puisqu’il finit par traiter autrui comme on
l’a malheureusement traité dans le passé]

L’ordre social, l’action de la société sur l’individu, dans les diverses


phases et aux diverses époques, ce réseau d’institutions et de conventions
qui nous enveloppe dès notre naissance et ne se rompt qu’à notre mort, sont
des ressorts tragiques qu’il ne faut que savoir manier. Ils sont tout à fait
équivalents à la fatalité des anciens ; leur poids a tout ce qui était invincible
et oppressif dans cette fatalité ; les habitudes qui en découlent, l’insolence,
la dureté frivole, l’incurie obstinée, ont tout ce que cette fatalité avait de
désespérant et de déchirant  : si vous représentez avec vérité cet état de
choses, l’homme des Temps modernes frémira de ne pouvoir s’y soustraire,
comme celui des temps anciens frémissait sous la puissance mystérieuse et
sombre à laquelle il ne lui était pas permis d’échapper, et notre public sera
plus ému de ce combat de l’individu contre l’ordre social qui le dépouille
ou qui le garrotte que d’Œdipe poursuivi par le Destin.
« Élise, qui avait posé les prémisses du drame en
enseignant l’orthographe à Dufourneau, en l’aimant comme
une mère quoiqu’elle se sût une possible épouse, qui avait
noué le destin du petit roturier en lui faisant entendre que ses
origines n’étaient peut-être pas ce qu’elles paraissaient et que
les apparences étaient donc réversibles, Élise qui avait été la
confidente recueillant le défi orgueilleux du départ  […] devait
aussi écrire le dénouement du drame  […]  : elle savait que,
comme tous ceux que l’on n’appelle “parvenus” que parce
qu’ils ne parviennent pas davantage à faire oublier leurs
origines à autrui qu’à eux-mêmes, et qui sont des pauvres
exilés chez les riches sans espoir de retour, Dufourneau avait
sans doute été d’autant plus impitoyable envers les humbles
qu’il se défendait de reconnaître en eux l’image de ce qu’il
n’avait jamais cessé d’être  […] ; pour nier avoir jamais aimé
ou craint ce que ces nègres aimaient ou craignaient, ils
abattaient la chicotte sur leurs dos… » (Pierre Michon, « Vie
d’André Dufourneau », Vies minuscules [1984]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
politique

■ Roland Barthes, Sur Racine [1960], Paris, Seuil, coll. « Essais


», 1963, p. 17-18.
[La parole lutte contre la fatalité. L’engagement dans la tragédie est donc le combat pour
l’honneur et pour la vie  : la volonté humaine de s’affronter aux forces qui lui sont
supérieures n’est pas un élan déraisonné mais un désir profond d’exister et de s’opposer à la
mort (dont l’emblème est naturellement l’immobilité). Si Roxane s’est éprise de Bajazet,
sans savoir que le prince aime déjà quelqu’un d’autre (Atalide), elle comprend vite que la
situation est sans espoir ; la parole se fait alors combat à mort pour l’existence et la
confrontation entre les personnages devient paradoxalement rassurante puisqu’elle leur
permet de s’affirmer en leur singularité]

La mort physique n’appartient jamais à l’espace tragique ; on dit que c’est


par bienséance ; mais ce que la bienséance écarte dans la mort charnelle,
c’est un élément étranger à la tragédie, une « impureté », l’épaisseur d’une
réalité scandaleuse puisqu’elle ne relève plus de l’ordre du langage, qui est
le seul ordre tragique : dans la tragédie on ne meurt jamais parce que l’on
parle toujours. Et inversement, sortir de la scène, c’est pour le héros, d’une
manière ou d’une autre, mourir  : les sortez de Roxane à Bajazet sont des
arrêts de mort, et ce mouvement est le modèle de toute une série d’issues où
il suffit au bourreau de congédier ou d’éloigner sa proie pour la faire
mourir, comme si le seul contact de l’air extérieur devait la dissoudre ou la
foudroyer  : combien de victimes raciniennes meurent ainsi de n’être plus
protégées par ce lieu tragique qui pourtant, disaient-elles, les faisait souffrir
mortellement (Britannicus, Bajazet, Hippolyte).
« Roxane  : Malgré tout mon amour si je n’ai pu vous
plaire, / Je n’en murmure point. Quoique à vous rien taire, / Ce
même amour peut-être et ces mêmes bienfaits, / Auraient dû
suppléer à mes faibles attraits.  /  Mais  je  m’étonne enfin que
pour reconnaissance, / Pour prix de tant d’amour, de tant de
confiance, / Vous ayez si longtemps par des détours si bas, /
Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas. / Bajazet :
Qui ? moi, Madame ? / Roxane  : Oui, toi. Voudrais-tu point
encore / Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ; / Ne
prétendrais-tu point, par de fausses couleurs,  / Déguiser un
amour qui te retient ailleurs, / Et me jurer enfin, d’une bouche
perfide, / Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ? /
Bajazet : Atalide, Madame ! ô ciel ! qui vous a dit… / Roxane :
Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit. / Bajazet : Je ne
vous dis plus rien. Cette lettre sincère / D’un malheureux
amour contient tout le mystère » (Jean Racine, Bajazet [1672],
V, 4, v. 1474-1491).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
savoirs
■ Antony McKenna, Molière dramaturge libertin, Paris, Honoré
Champion, coll. « Champion Classiques », 2005, p. 111-114.
[En disqualifiant les soumissions idéologiques, le théâtre proclame un désir de liberté. Il
joue avec les masques et déguise ses acteurs parce que la représentation oblique de la réalité
dit souvent mieux le vrai que n’importe quelle photographie instantanée : « l’art du clown
va bien au-delà de ce qu’on pense ; […] il est le miroir comique de la tragédie et le miroir
tragique de la comédie » (Suarès, Remarques, 1917). La tentative de Toinette, jouant un
(faux) médecin pour séparer Argan de son (vrai) médecin qui l’encourage dans sa folie,
pourrait bien ainsi orienter Le Malade imaginaire vers un enjeu plus vaste – la tendance de
la religion à vouloir régenter tous les aspects de la vie humaine au moyen de peurs ou de
chimères ne tolérant pas le libre arbitre du sujet]

Molière dénonce, à travers l’imposture des médecins, celle des théo-

logiens, qui profitent de la peur de la mort de leurs « patients » crédules.


[…] [Il] s’ingénie de cette façon à rester fidèle à la leçon de Lucrèce. Cette
leçon est fortement développée dans Le Malade imaginaire […] : c’est une
véritable allégorie qui fonctionne comme une clef de la pièce. Elle est
établie, non seulement par l’ambiguïté du terme de « salut » que Molière
persiste à substituer à celui de « santé », mais par un propos de Béralde : «
Je ne vois rien de si ridicule qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un
autre » (III, 3). Cette remarque est incompréhensible s’il s’agit de santé
physique : quoi de plus naturel que de vouloir guérir son voisin malade ? La
désinvolture et l’insouciance de Béralde seraient choquantes et absolument
inacceptables de la part d’un honnête homme soucieux du bien-être de ceux
qui l’entourent. Le sens du propos est donc nécessairement figuratif : il n’y
a rien de plus ridicule, sous-entend-il, que de vouloir assurer le salut
spirituel d’un autre. Ce n’est pas le médecin mais le prêtre qui est visé. […]
La soumission du malade aux ordres du médecin est assimilée à la
soumission superstitieuse du croyant à l’égard du prêtre : Argan compte ses
médecines et ses lavements, ses grains de sel et les pas qu’il fait dans sa
chambre comme le pénitent compte ses Ave Maria et ses Pater noster
(II, 2, II, 6) ; le libre examen est interdit ; il faut « croire à la médecine »
et tenir pour véritable « une chose établie par tout le monde et que tous les
siècles ont révérée » (III, 2).
« Toinette (en médecin) : Je suis médecin passager, qui vais
de ville en ville  […] pour chercher d’illustres matières à ma
capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper,
capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai
trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce
menu fatras de maladies ordinaires […]. Je veux des maladies
d’importance  : de  bonnes fièvres continues avec des
transports au cerveau  […]  : c’est là que je me plais, c’est là
que je triomphe ; et je voudrais, Monsieur, que  […] vous
fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à
l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes, et
l’envie que j’aurais de vous rendre service. […] Voilà un bras
que je me ferais couper tout à l’heure, si j’étais que de
vous.  […] Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais
crever, si j’étais en votre place » (Molière, Le Malade
imaginaire [1673], III, 10).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
savoirs

■ Mona Ozouf, Les Aveux du roman. Le dix-neuvième siècle


entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Fayard, coll. «
L’esprit de la cité », 2001, p. 185.
[Lorsqu’un monde se trouve violemment aboli par la marche soudaine d’événements
incontrôlés, l’œuvre prête sa voix à l’existence offusquée, luttant contre le morcellement de
la réalité et l’oubli des mœurs. Rejetant la Révolution de 1789 comme cette tempête qui
provoqua l’abaissement de toute valeur et la relativité de toute chose, Barbey d’Aurevilly
refuse le nouveau chronotope de la modernité et bénit l’ancienne tradition du mythe, se
référant à l’action du diable pour expliquer le comportement versatile de ses personnages
(en particulier lorsqu’il nous présente Sombreval, ancien prêtre épris de science profane,
ayant renoncé à son sacerdoce pour se marier, et symbolisant la future trahison de la
Révolution abolissant l’Ancien Régime avec brutalité)]

La haine du compromis, Barbey l’avait contractée dès l’enfance. Selon la


légende familiale, son grand-père n’avait plus jamais ri après la mort de
Louis  XVI. Le père, lui, était resté aigri par la tragédie d’avoir été trop
jeune pour chouanner. Cette tradition du refus, Barbey la fait revivre dans le
conte féroce du Prêtre marié, histoire du crime nécessairement contenu
dans la scandaleuse association du substantif et de l’adjectif. Quand Barbey
l’écrit en 1865, il est conscient de se dresser contre ce que prône le siècle
tout entier, contre la sensiblerie humanitaire, contre le « christianisme rose »
des salons d’Octave Feuillet, contre un déisme qui rabaisse Dieu au
personnage d’un grand-père consolateur, contre une tolérance qui n’est
autre que l’abandon du point de vue de l’absolu, contre l’égalité « pierre
ponce de l’existence moderne ». Il n’était pas facile de faire partager aux
contemporains l’idée qu’un prêtre marié, fût-il doté d’admirables qualités
humaines, était plus criminel que le plus endurci des assassins. L’accueil
fait au livre de Barbey témoigne de cette incompréhension. Lui-même,
obscurément conscient des invraisemblances de son intrigue, explique qu’il
l’a située « dans un temps reculé » (le premier Empire) et « dans un coin de
pays où la religion n’était pas déracinée encore ». Zola exercera son ironie
contre l’archaïsme du décor et l’arriération des êtres imaginés par Barbey :
un vrai catholique, selon lui, eût choisi de mener la lutte contre le monde
moderne en plein Paris, et  aujourd’hui même. La critique de Zola porte
pourtant à faux  : Barbey n’a nul désir d’être « de son temps » et l’idée
même lui fait horreur. Son anachronisme, fort loin d’être une
inconséquence, est une religion.
« Ah ! le médaillon ! répondit-il. Il est probable qu’il
appartenait à Sombreval, car, lorsque plusieurs années après
les événements de cette histoire, on vida l’étang du Quesnay,
devenu un bourbier fétide et auquel on attribuait les fièvres
putrides qui ravageaient le pays, on le retrouva au fond des
vases. […] Quant à Sombreval, on n’en trouva pas un seul os
pour le joindre au portrait –  ce qui fit dire aux paysans de la
contrée que le Diable, qui a le bras long, l’avait passé à
travers les boues de l’étang, pour tirer jusqu’à lui, par les
pieds, le prêtre marié ! » (Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly,
Un prêtre marié [1865], XXIX).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et politique

■ Dolf Oehler, Juin 1848. Le spleen contre l’oubli. Baudelaire,


Flaubert, Heine, Herzen, Marx [1988], Paris, La Fabrique, 2017
(trad. Guy Petitdemange et Patrick Charbonneau), p. 19-20.
[La révolution de février  1848 a représenté un grand rêve d’alliance entre le peuple et la
bourgeoisie. Mais quelques mois plus tard, en juin, ce même peuple est sauvagement
réprimé par cette même bourgeoisie. Tous les espoirs disparaissent. La prise de pouvoir par
Napoléon en 1851 achève alors de tout ruiner, instaurant un régime de censure stricte qui
engendre manifestement une dépolitisation forcée de la littérature. L’idée d’une nouvelle
stratégie alors inventée par l’écriture pour refonder son possible rapport au champ politique
s’est aujourd’hui substituée à la thèse longtemps défendue d’une autonomisation du champ
littéraire, censé s’être replié sur ses propres intérêts, dès les années 1850, au point de ne plus
oser intervenir dans les débats historiques. La  fameuse ellipse de seize ans présentée par
L’Éducation sentimentale pour énoncer cette violence au moyen d’une béance expressive
suit la répression des opposants au coup d’État de décembre  1851  : Sénécal, pourtant
démocrate engagé, s’est rallié à l’entreprise napoléonienne ; il abat Dussardier, son fidèle
compagnon de lutte]

On peut faire remonter dialectiquement l’efficacité de ce processus de


détachement [par rapport aux événements sanglants de juin  1848] à la
dépolitisation forcée de la littérature après 1850. Parce qu’il leur est interdit,
désormais et pour longtemps, de prendre parti, d’attaquer ouvertement la
société de la Restauration et le nouvel Empire, de dire ouvertement leur
deuil de la liberté perdue, leur compassion pour le peuple misérable et
vaincu, les écrivains sont, dans la mesure où ils restent au pays pour y
poursuivre leur carrière littéraire, littéralement rejetés sur eux-mêmes, sur
leur monde privé. Alors ces contempteurs du bourgeois découvrent que la
mélancolie de l’impuissance peut devenir une force pour la production
littéraire, inspirer un rigorisme esthétique et intellectuel qui, en se
concentrant ostensiblement sur le monde intérieur de sujets isolés, est
capable de mettre au jour les relations secrètes ou les correspondances entre
l’univers personnel tu et caché et le politique à taire et cacher. […] On n’a
pas vu que cette accusation portée contre les bourgeois à travers un  héros
de  roman ou le lyrisme d’un moi après 1850 avaient une référence
historique, les massacres de Juin à Paris.
« Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du
boulevard, des dragons galopaient, à fond de train, penchés
sur leurs chevaux, le sabre nu  […]. La foule les regardait,
muette, terrifiée. Entre les charges de cavalerie, des
escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer
le monde dans les rues. Mais, sur les marches de Tortoni, un
homme – Dussardier –, remarquable de loin à sa haute taille,
restait sans plus bouger qu’une cariatide. Un des agents, qui
marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son
épée. L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier : “Vive
la République !”. Il  tomba sur le dos, les bras en croix. Un
hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle
autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut
Sénécal. // Il voyagea. Il connut la mélancolie des
paquebots… » (Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale
[1869], III, 5-6).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
politique

§  2 Le temps impose à l’homme une suite de deuils


inéluctables en l’isolant de tout ce qui lui est cher ; il
est cette dispersion que la littérature apprend donc à
maîtriser pour redonner à l’homme confiance et
espérance ; le présent peut alors apparaître comme
une vraie aventure.
■ Isabelle Daunais, Les Grandes Disparitions. Essai sur la
mémoire du roman, Saint-Denis, Presses universitaires de
Vincennes, coll. « L’Imaginaire du texte », 2008, p. 8-12.
[Le personnage de roman explore le présent. Mais en sachant l’éprouver en toute sa rigueur,
et en se laissant éprouver par lui avec courage, il peut embrasser la totalité du temps,
jusqu’au passé qui ne cesse de disparaître. Comme un étranger perpétuellement étonné, il
est alors le maître du souvenir, apte à comprendre la complexité du réel. Deux possibilités
lui sont ainsi offertes  : la résistance au morcellement, qui s’accompagne d’une forte
affirmation de son identité, ou la traversée de la contingence, qui l’engage à faire de la perte
de repères le socle de sa route à venir. Le héros de l’Histoire comique de Francion, un
gentilhomme pauvre conservant un sens élevé de l’honneur, ne choisit-il pas la résistance
contre cette marche du temps qui place le bourgeois en situation de pouvoir, à l’image de ce
jeune sot de Tocarete que Francion connut autrefois au collège et qui malgré ses origines
frustes parade aujourd’hui comme greffier en méprisant les pauvres ?]

En faisant du monde des Guermantes le centre de son œuvre, Proust n’est


ni nostalgique ni rétrograde. Il ne fait que suivre, en l’actualisant, la voie
ouverte il y a quatre siècles par Cervantès […] : que se passe-t-il lorsque le
monde dont on est issu et que l’on reconnaît seul pour sien est un monde
disparu ? Cette question peut sembler très générale et même un peu
abstraite, mais elle est en réalité hautement problématique, car outre qu’il
s’agit d’une question existentielle fondamentale, à laquelle il est
pratiquement impossible pour quiconque d’échapper au cours de sa vie, elle
n’est pas sans heurter une vision courante du roman, à travers laquelle nous
fondons toute sa valeur et tout son prix. L’idée de lier le roman à la perte de
monde dont on a conservé la mémoire mais que l’on a cessé d’habiter,
autrement dit de l’associer à ce qui n’est plus, va à l’encontre de la façon
dont on l’a toujours conçu et dont on le perçoit spontanément comme genre
actuel, ouvert.  […] Le véritable événement, celui qui situe à coup sûr un
individu dans le temps, le fait s’identifier à une époque, le rend
contemporain ou non de ses semblables, est la disparition – d’une manière
de penser ou d’agir, de se repérer, de définir l’existence.  […] Le roman
garde la mémoire de ce qui a cessé d’agir et de faire loi, de ce qui a cessé
d’être vrai ou juste et dont la disparition ou, si l’on préfère, la perte, est ce
avec quoi il nous faut vivre désormais, ce qui constitue la donnée même de
notre existence.
« À cause qu’il allait fort vite, et que je ne le pouvais suivre,
je m’avisai qu’il le fallait appeler par le nom que les Écoliers lui
baillaient, m’imaginant que pour moi qui avais eu de la
familiarité avec lui, je parlerais à lui plus facilement que les
personnes qui le suivaient. “Hé là ! Tocarete, ce  dis-je,
où  cours-tu si vivement ?” ? Alors [son serviteur], ayant
reconnu à qui je parlais, sortit de sa place, et me frappant d’un
coup de poing, me dit  : “Impudent, je  vous ferai  […] châtier,
petit clergeon”. S’il n’y eût eu des gens alentour, qui avaient la
mine de se porter contre moi, je me fusse volontiers revanché
infailliblement. Mais tout ce que je pus faire, fut de répondre à
ses paroles, et de lui dire, en ma colère, que je n’étais point
clergeon de procureur, et que j’étais gentilhomme. Cela fit rire
ce faquin à gorge déployée, en  disant à ceux qui
l’accompagnaient  : “Voyez qu’il a bien la mine d’un
gentilhomme, avec ses coudes percés et son manteau qui se
moque de nous en nous montrant les dents”. “Comment,
infâme, vous prenez donc la noblesse à l’habit !” repartis-je, et
j’en eusse dit davantage, si un honnête homme […] ne m’eût
parlé ainsi  : “Tout beau, tout beau, il faut respecter le lieu où
vous êtes, et  les personnages à qui vous parlez, c’est un
greffier que vous injuriez”. […] “Et  comment a-t-il eu cette
charge ?”, dis-je alors. “Par son argent”, répondit le solliciteur.
“Tellement que le plus abject du monde, ce dis-je, aura une
telle qualité, et se fera ainsi respecter moyennant qu’il ait de
l’argent. Ah ! Bon Dieu, quelle vilenie ! Comment est-ce donc
que l’on reconnaît maintenant la vertu ?” » (Charles Sorel,
Histoire comique de Francion [1623], IV).
• la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et savoirs

■ Philippe Forest, Le Roman, le Réel, Nantes, Defaut, coll. «


Allaphbed », 2007, p. 186-187.
[Nos bibliothèques nous protègent de la dispersion, non pour nier le monde contemporain
mais pour nous apprendre à mieux le saisir –  car «  toute narration est plus proche des
narrations antérieures que du monde qui nous entoure ; et les œuvres les plus divergentes,
lorsqu’elles se rassemblent dans le musée ou la bibliothèque, ne s’y trouvent pas
rassemblées par leur rapport avec la réalité mais par leur rapport entre elles » (Malraux,
L’Homme précaire et la littérature, 1977). Roman de l’aviation moderne, Le  Siècle des
nuages est aussi une vaste fresque du siècle dernier, se souvenant de ceux qui sont morts
pour laisser au temps la possibilité de s’élancer encore]

Tout berceau s’adosse à une bibliothèque. La littérature nous a toujours


précédés en ce sens que ce sont les fictions qu’elle nous a enseignées qui
ont donné forme visible et signification au monde sur lequel, enfants, nous
avons ouvert les yeux. De toute éternité, tout a toujours déjà été écrit. Et
c’est sans doute pourquoi nous éprouvons si fort la nostalgie d’une origine
impossible, le désir illusoire et cependant irrésistible d’en revenir à ce
moment premier où naissent ensemble les mots et les choses dans une
disponibilité éphémère à tous les possibles de l’imagination. La force
féerique de la littérature consiste peut-être à nous promettre continuellement
un tel moment de liberté et de signification reconquises, à nous faire ainsi
entr’apercevoir une révélation retrouvée dont le spectacle se trouve
simultanément, immédiatement, dérobé. En mimant la naissance du sens,
chaque livre nouveau nous offre la possibilité d’une renaissance au sens, à
la signification de la vie et du monde. Il nous fait le don très précis que
Dante appelait une vie nouvelle s’écrivant en raison et à partir de cette
incision que fait pour chacun le désir dans le livre de la mémoire.
« Le livre épais, à la couverture enveloppée de papier brun,
qu’elle gardait précieusement dans sa bibliothèque et qu’il lui
avait offert un peu après leurs fiançailles. Tristan et Iseut […].
Une belle histoire d’amour et de mort, comme disait le poète.
La leur, donc. […] Le 17 ou le 18 juin 1940. Tandis que tout le
pays tombait en morceaux. Eux, perdus dans une forêt aussi
profonde que celle des contes […]. Avec une longue dédicace
qui se terminait ainsi : “Mais, sur les routes de France, l’année
de la défaite, nous avons bu ensemble, c’est certain, le même
philtre enchanté. Depuis, séparés par les plaines et les monts
et les mers […]”. Elle, prenant ce livre […], lisant ces quelques
lignes à l’encre bleue, se disant que malgré tout sa vie avait
peut-être valu la peine. Et même si tout était perdu désormais
et que ne restait plus pour seul témoignage de tout le temps
qu’ils avaient traversé ensemble que cette pauvre petite chose
de papier usé qu’on nomme un roman » (Philippe Forest, Le
Siècle des nuages [2010], « épilogue »).
• l’œuvre et l’auteur ; l’œuvre et le lecteur ; littérature et savoirs

■ Dolf Oehler, Juin 1848. Le spleen contre l’oubli. Baudelaire,


Flaubert, Heine, Herzen, Marx [1988], Paris, La Fabrique, 2017
(trad. Guy Petitdemange et Patrick Charbonneau), p. 68 et 114-
120.
[Les œuvres littéraires créées après les dramatiques événements de juin 1848 transforment
les expériences contingentes qu’elles relatent en un système cohérent de correspondances
destiné à nommer l’indicible par une nouvelle stratégie rhétorique. L’expérience de la
sauvagerie ayant revêtu un habit civilisé est ainsi appréhendée par L’Éducation sentimentale
comme ce nouveau régime moderne contre lequel il convient d’opposer une exigence de
fraternité qui, pour apparaître dépassée, n’en est que plus moins essentielle. Une simple
scène de dîner devient dès lors plus complexe qu’il n’y paraît et permet une méditation sur
les valeurs]

Certes, après Juin, la réaction partit ouvertement en guerre contre la


fraternité républicaine, mais sa rhétorique politique demeurait ambiguë ;
là  où l’on devenait tout à fait clair, c’est lorsqu’on était entre soi. C’est
pourquoi Flaubert, dans L’Éducation sentimentale, présente la société
bourgeoise dans  son intimité et montre comment à la méchanceté
sardonique contre la fraternité correspondent un désir de meurtre et une
avidité de vivre proprement grisants  : « Ah ! Espérons que MM.  les
républicains vont nous permettre de dîner ! – Malgré leur fraternité ! ajouta
spirituellement le père Roque ». Cette boutade prend tout son poids quand
on se souvient que Roque vient tout juste d’abattre un prisonnier de Juin qui
demandait du pain. Flaubert ne critique pas seulement les manquements des
bien-pensants à la fraternité : il fait du fratricide la pointe extrême du pathos
des hommes de 1848, et cela dans une variante grotesque et dans une
variante tragique. […]  Il  fait revenir Rosanette Bron, la fille de parents
prolétaires, qui s’est élevée jusque dans le demi-monde de Paris, sur son
enfance lyonnaise, au  cours de l’idylle dans la forêt de Fontainebleau, et
raconter à son amoureux, pour qui le monde n’existe plus, comment sa
mère l’avait vendue, jeune fille, à un monsieur élégant. […] [Ce moment]
tombe exactement l’un de ces jours de Juin qui, dans le roman, semblent
étrangement se prolonger, s’étirer même à des éternités […]. Flaubert peut
représenter en Mme Arnoux et en Rosanette les deux figures dans lesquelles
se divise la république de 1848 : la figure idéale, inaccessible, dont on avait
rêvé jusqu’en été, et celle d’une « honnêteté » bien douteuse, qui en juin
l’emporte définitivement sur l’idéal.
« Sous les feuilles vertes d’un ananas, au milieu de la
nappe, une dorade s’allongeait, le museau tendu vers un
quartier de chevreuil et touchant de sa queue un buisson
d’écrevisses.  […] De grands domestiques en culotte courte
servaient. […] On rentrait dans la jouissance des choses que
l’on avait eu peur de perdre ; et Nonancourt exprima le
sentiment général en disant  : « Ah ! Espérons que MM.  les
républicains vont nous permettre de dîner ! –  Malgré leur
fraternité ! » ajouta spirituellement le père Roque. Ces  deux
honorables étaient à la droite et à la gauche de
Mme  Dambreuse, ayant devant elle son mari, entre Mme  de
Larsillois, flanquée du diplomate, et la vieille duchesse, que
Fumichon coudoyait » (Gustave Flaubert, L’Éducation
sentimentale [1869], III, 2).
• la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique
■ Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée,
coll. « La philosophie en effet », 2007, p. 27-28.
[Certes emportée par l’époque qui la voit naître, l’œuvre peut aussi parvenir à montrer que
le présent qui est le sien ne fait que recouvrer sous une forme moderne un univers plus
ancien, que l’on croyait oublié mais qui subsiste en une expressivité singulière dès qu’il est
révélé par le travail de l’écriture. Dans les Illusions perdues, Lucien de Rubempré se heurte
à une société moderne qui n’est guère disposée à entendre autre chose que les sirènes de la
mode ; mais la capacité de la narration à observer la ville sous l’angle d’une bigarrure toute
médiévale, c’est-à-dire à partir d’une fine connaissance du passé, nous permet de discerner
le sceau esthétique de ce décor urbain dissimulé sous le campement des libraires
contemporains. Les divinités actuelles sont alors nimbées d’une réelle aura dans la mesure
où elles ressuscitent en fait, grâce à l’œil littéraire, des codes fantastiques que l’on croirait
tout droit sortis de la poésie de François Villon. Politique et poétique se croisent]

[Lucien] apprend en arrivant dans la capitale du goût que celle-ci est en


fait la capitale du commerce et que la poésie est soumise aux lois de
l’industrie littéraire et aux caprices d’un journalisme acheté. Il devra donc
essayer de vendre les Marguerites, fruit de son aspiration poétique idéale,
aux libraires des Galeries de Bois du Palais Royal, sorte de campement
sordide, situé à côté de la Bourse et dans un haut lieu de la prostitution.
Mais cette descente du poète aux enfers où se vendent les idées et les corps
est, pour le lecteur, l’occasion de découvrir une poésie d’une tout autre
vigueur que celle des sonnets de Lucien. Ce « palais fantasque » avec ses
badigeonnages lavés, ses plâtras refaits, ses vieilles peintures et ses
écriteaux fantastiques ;  […] ; ces boutiques de modistes « pleines de
chapeaux inconcevables »  […], tout cela compose une « infâme poésie ».
Mais cette infâme poésie du mélange des genres, des activités et des âges
est justement la forme moderne de cette poésie immanente à un monde vécu
dont on disait le secret perdu. Il n’est pas vrai que le monde moderne soit
l’univers de la rationalité grise des savants, des administrateurs et des
marchands. Il est le monde où tout se mêle, où le décor de la marchandise
s’égale à une grotte fantastique, où toute enseigne devient un poème et le
chiffre d’un monde vécu…
« À cette époque, les Galeries de Bois constituaient une des
curiosités parisiennes les plus illustres. Il n’est pas inutile de
peindre ce bazar ignoble ; car, pendant trente-six ans, il a joué
dans la vie parisienne un si grand rôle, qu’il est peu d’hommes
âgés de quarante ans à qui cette description incroyable pour
les jeunes gens ne fasse encore plaisir. […]  Là donc se
trouvait un espace de deux ou trois pieds où végétaient les
produits les plus bizarres d’une botanique inconnue à la
science, mêlés à ceux de diverses industries non moins
florissantes. Une maculature coiffait un rosier, en  sorte que
les  fleurs de rhétorique étaient embaumées par les fleurs
avortées de ce jardin mal soigné, mais fétidement arrosé.
Des  rubans de toutes les couleurs ou des prospectus
fleurissaient dans les feuillages.  […] Des badigeonnages
lavés, des plâtras refaits, de vieilles peintures, des écriteaux
fantastiques » (Honoré de Balzac, Les Illusions perdues
[1837-1843], II).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
savoirs

■ Jacques Rivière, « Le roman d’aventure » [1913], Nouvelles


études, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1947, p. 273-274.
[Sans nier la nostalgie, qu’elle prend justement au sérieux en ayant le vrai désir de la
comprendre et de l’humaniser, la littérature nous enseigne à nous élancer dans l’aventure du
présent, grâce à l’invention de formes particulières qui engagent à la découverte. Les trois
mousquetaires ne choisissent-ils pas un décor classique de capes et d’épées pour multiplier
les aventures aux actions captivantes ? Grâce à cette synthèse qui transcende le temps, et
par la seule vertu de la péripétie, l’œuvre réussit à créer l’attachement de son lecteur pour le
personnage de Milady en pleine évasion – alors même que la jeune femme est un être sans
scrupules. Le  texte produit en ce sens une réconciliation, comprend les vicissitudes de
l’existence, et lutte contre la fragmentation]

L’aventure, c’est ce qui advient, c’est-à-dire, ce qui s’ajoute, ce qui arrive


par-dessus le marché, ce qu’on n’attendait pas, ce dont on aurait pu se
passer. Un roman d’aventures, c’est le récit d’événements qui ne sont pas
contenus les uns dans les autres. À aucun moment on n’y voit le présent
sortir tout à fait du passé ; à aucun moment le progrès de l’œuvre n’est une
déduction. Chaque chapitre s’ouvre en excès sur le précédent, non pas en ce
qu’il est plus intense, plus violent, plus bouleversant, mais simplement les
événements qu’il raconte, les sentiments qu’il décrit, débordent du chapitre
précédent. Ils viennent les prolonger, les porter plus loin, ils leur font suite ;
mais ils ne peuvent en aucune façon s’y réduire ni en résulter.  […] [Le
roman d’aventures] avance à coups de nouveauté ; au lieu d’utiliser avec
une sage économie et de faire durer longtemps une donnée initiale, l’auteur
dépense tout son bien à chaque fois ; pour aller plus loin, il n’a que ce qu’il
n’a pas encore ; il emprunte tout à l’avenir […]. Aussi le sens de l’œuvre
n’est-il pas tout de suite bien déterminé ; il change au fur et à mesure qu’il
croît ; il n’y a pas de flèche pour indiquer où elle va, elle se forme peu à
peu. […] Ce n’est jamais le passé qui explique le présent, mais le présent
qui explique le passé.
« La patrouille passa ; on entendit le bruit des pas qui
s’éloignait, et le murmure des voix qui allait s’affaiblissant.
“Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvés”. Milady poussa
un soupir et s’évanouit. Felton continua de descendre.
Parvenu au bas de l’échelle, et lorsqu’il ne sentit plus d’appui
pour ses pieds, il se cramponna avec ses mains ; enfin, arrivé
au dernier échelon, il se laissa pendre à la force des poignets
et toucha la terre. Il se baissa, ramassa le sac d’or et le prit
entre ses dents. Puis il souleva Milady dans ses bras, et
s’éloigna vivement du côté opposé à celui qu’avait pris la
patrouille. Bientôt il quitta le chemin de ronde, descendit à
travers les rochers, et, arrivé au bord de la mer, fit entendre un
coup de sifflet. Un signal pareil lui répondit, et, cinq minutes
après, il vit apparaître une barque montée par quatre
hommes. La barque s’approcha aussi près qu’elle put du
rivage, mais il n’y avait pas assez de fond pour qu’elle pût
toucher le bord ; Felton se mit à l’eau jusqu’à la ceinture […],
et cependant la mer était encore violente ; la petite barque
bondissait sur les vagues comme une coquille de noix »
(Alexandre Dumas, Les trois mousquetaires [1844], LVIII).
• l’œuvre littéraire et le lecteur

§ 3 L’existence d’une parole incarnée semble nécessaire


pour susciter des présences charnelles en littérature
et résister à la double dispersion du destin et du temps
; un héros torturé ou saisi par le mystère conjoint alors
histoire, religion et politique en un mythe unifié.
■ Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, coll. « Sciences
humaines », 2000,

p. 62-63.
[Le grand défi de la littérature est de parvenir à susciter de vraies présences –  ni  trop
esthétisées ou trop symboliques (car la déréalisation serait alors proche et l’on quitterait, par
excès, la lutte efficace contre la dispersion du quotidien), ni trop personnelles ou trop
méditatives (car l’égotisme aurait alors triomphé et l’on abandonnerait, par insuffisance, le
combat contre la fragmentation des jours). Lorsque le héros de Là-Bas se souvient d’un
tableau de Grünewald insistant sur l’épaisseur tangible du corps de Jésus crucifié, il réalise
que la scène peut directement concerner tout homme blessé par la maladie, comme si
l’incarnation de l’œuvre, par son réalisme surnaturaliste et son inquiétant climat, touchait à
proprement parler les spectateurs mieux que n’importe quelle image pieuse : un corps parle
alors à un corps à travers une scène qui n’a pourtant rien de prosaïque]

On pourrait être tenté de dire que si, dans la philosophie, il n’y a jamais eu
de corps (autre que de l’esprit), dans la littérature en revanche, il n’y aurait
que des corps (ce qu’on affirmerait aussi de l’art en général). Cependant,
la  littérature –  […] incarnation de la philosophie  – nous présente de
trois choses l’une : ou bien la fiction, le jeu des représentations, qui touche,
assurément (crainte et pitié, rire et mimique), mais d’un toucher lui-même
réputé fictif, protégé, distancié et pour tout dire « spirituel » […] ; ou bien
d’inépuisables réserves de corps eux-mêmes saturés de signification, eux-
mêmes engendrés pour signifier, et uniquement pour cela (comme par un
excès de zèle philosophique)  : sans même parler des corps de
Don Quichotte ou de Quasimodo, ni de tous les corps de Balzac, de Zola ou
de Proust (y  a-t-il en littérature des corps qui ne fassent pas signe ?) ; ou
bien encore c’est la production même de la littérature qui s’offre en
personne et en corps (mémoires, fragments, autobiographie, théorie),
abandonnée et bandée, hypersignifiante comme le « corps qui bat ».
« Démanchés, presque arrachés des épaules, les bras du
Christ paraissaient garrottés dans toute leur longueur par les
courroies enroulées des muscles. L’aisselle éclamée craquait ;
les mains grandes ouvertes brandissaient des doigts hagards
qui bénissaient quand même, dans un geste confus de prières
et de reproches ; les pectoraux tremblaient, beurrés par les
sueurs ; le torse était rayé de cercles de douves par la cage
divulguée des côtes ; les chairs gonflaient, salpêtrées et
bleuies, persillées de morsures de puces, mouchetées comme
de coups d’aiguilles par les pointes des verges qui, brisées
sous la peau, la dardaient encore, çà et là, d’échardes.
L’heure des sanies était venue ; la plaie fluviale du flanc
ruisselait plus épaisse, inondait la hanche d’un sang pareil au
jus foncé des mûres ; des sérosités rosâtres, des petits-laits,
des eaux semblables à des vins de Moselle gris, suintaient de
la poitrine, trempaient le ventre au-dessous duquel ondulait le
panneau bouillonné d’un linge ; puis, les genoux rapprochés
de force heurtaient leurs rotules, et les jambes tordues
s’évidaient jusqu’aux pieds qui, ramenés l’un sur l’autre,
s’allongeaient, poussaient en pleine putréfaction, verdissaient
dans des flots de sang » (Joris-Karl Huysmans, Là-Bas
[1895], I).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Julien Green, Genèse du roman [1950], Œuvres complètes


(III), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
p. 1472-1473.
[Un être littéraire incarné est un personnage qui ne possède pas un visage lisse ou typifié
mais qui recèle une complexité et une profondeur cachée dont la silhouette témoigne parfois
de façon voilée – l’ouverture au mystère est d’ailleurs une clef essentielle de toute création
authentique, car nous savons bien que les êtres réels que nous rencontrons recèlent toujours
une énigme irréductible, sur laquelle nous n’avons nulle prise et que nous ne connaîtrons
vraiment jamais – : or il faut aller jusqu’à dire que la figure visible ne renvoie pas seulement
à un invisible mystère de profondeur mais qu’elle est sa manifestation même, qui la révèle
tout en la voilant (car le contenu ne se trouve pas derrière la figure mais en elle). Chantal,
l’héroïne de Bernanos, semble ainsi sujette à de fréquentes crises d’hypersensibilité qui sont
en fait des moments d’illumination mystique révélant aussi, par la métaphore et
l’épanorthose, la lumière qui peut se cacher en tout être –  et que nous pouvons peut-être
désirer pour nous-mêmes (la  chute affirmant bien  – exemplairement –  que l’impuissance
peut devenir une force)]

Le vrai romancier est celui qui réussit à mettre en scène des personnages
et avec ces personnages quelque chose qui les dépasse, qui n’est pas
nommé, et qui agit en eux, secrètement, jour et nuit. […] D’une manière ou
d’une autre, devant le drame d’une destinée humaine, nous avons le
sentiment de quelque chose qui n’est pas dit et ne peut s’exprimer, une
dimension inconnue ajoutée au plan sur lequel nous nous mouvons et qui
prête à tous nos actes une qualité particulière.  […] Derrière le mécanisme
des causes et des effets, derrière le jeu si émouvant de la liberté humaine et
des circonstances inévitables, une volonté dont la logique est impossible à
saisir intervient parfois. […] Je crois qu’un roman est d’autant plus vrai et
d’autant plus grand qu’il nous communique cette inquiétude dont l’objet
n’est pas clairement défini. Nous ne pouvons croire aux personnages qui
s’agitent dans le vide et qui semblent n’avoir dans les veines que de l’encre
et non du sang. Nous voulons qu’il y ait autour d’eux, comme autour de
nous tous, cette incertitude qui peut tourner à l’angoisse quand nous en
prenons conscience, car alors nous avons l’impression d’être des voyageurs
qui ne savent ni d’où ils viennent, ni où ils vont, ni même pourquoi ils
voyagent. […] Nous nous mouvons dans l’invisible et c’est ce qui donne sa
grandeur à notre passage en ce monde. C’est ce qui donne aussi aux romans
où se reflètent ces choses leur vertu particulière, et pour tout résumer en un
seul mot, leur poésie.
« L’idée de cette solitude sans recours, éternelle, à peine
eut-elle osé la concevoir, brisa d’un coup toute résistance,
l’acheva. […] Littéralement, elle crut entendre se refermer sur
elle une eau profonde, et aussitôt, en effet, son corps défaillit
sous un poids immense, accru sans cesse et dont l’irrésistible
poussée chassait la vie hors de ses veines. Ce fut comme un
arrachement de l’être, si brutal, si douloureux, que l’âme
violentée n’y put répondre que par un horrible silence… Et
presque dans la même incalculable fraction de temps, la
Lumière jaillit de toutes parts, recouvrit tout.  […] Car à
présent, l’idée, la certitude de son impuissance était devenue
le centre éblouissant de sa joie, le noyau de l’astre en
flammes. C’était par cette impuissance même qu’elle se
sentait unie au Maître encore invisible, c’était cette part
humiliée de son âme qui plongeait dans le gouffre de suavité »
(Georges Bernanos, La Joie [1928], II).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
savoirs

■ Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris,


Seuil, coll. « Pierres vives », 1961, p. 26-27 et 54-56.
[La critique thématique tente de saisir l’imaginaire sensible d’un écrivain en observant
l’expression de ses motifs de prédilection jusqu’à leur agencement en obsessions
signifiantes. Elle se rend alors capable de voir comment l’auteur suscite des présences pour
habiter l’existence ; et elle ressuscite à son tour ces présences en les explicitant par son
opération critique ; Mallarmé n’est par exemple si tourmenté par l’azur que parce qu’il le
sait inaccessible et seulement envisageable comme « blanc » – si pur qu’il est hors de notre
portée]

Pour distinguer [l]es thèmes [d’un imaginaire littéraire], il suffira de


superposer les uns aux autres les divers étages de l’expérience [écrite],
d’établir leur géographie comparative, enfin de voir comment ils
communiquent pour constituer une expérience. Le thème nous apparaît
alors comme l’élément transitif qui nous permet de parcourir en divers sens
toute l’étendue interne de l’œuvre, ou plutôt comme l’élément charnière
grâce auquel elle s’articule en un volume signifiant.  […] Comprendre un
thème, c’est encore « déployer ses multiples valences »  : c’est voir par
exemple comment la rêverie mallarméenne du blanc peut incarner tantôt la
jouissance du vierge, tantôt la douleur de l’obstacle et de la frigidité, tantôt
le bonheur d’une ouverture, d’une liberté, d’une médiation, et c’est mettre
en rapport en un même complexe ces diverses nuances de sens.  […] La
sérénité de l’azur – lisez son absence d’expression – […] se résume [aussi]
en une seule essence, fondamentalement maléfique, que Mallarmé nomme
monotonie. […] Plus moyen de le fuir, de l’oublier : à chaque instant il nous
oblige à nous cogner à lui. […] Mais ce vide, n’est-ce pas d’abord en nous
qu’il s’est creusé ? La vitre projette en réalité en un univers objectif une
image concrète de notre échec spirituel. L’azur ne signifie rien d’autre que
notre impuissance à nous élever vers l’azur.
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui / Va-t-il nous
déchirer avec un coup d’aile ivre / Ce lac dur oublié que hante
sous le givre / Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui
! // Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui / Magnifique
mais qui sans espoir se délivre / Pour n’avoir pas chanté la
région où vivre / Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui. //
Tout son col secouera cette blanche agonie / Par l’espace
infligée à l’oiseau qui le nie / Mais non l’horreur du sol où le
plumage est pris. // Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat
assigne, / Il s’immobilise au songe froid de mépris / Que vêt
parmi l’exil inutile le Cygne » (Stéphane Mallarmé, Poésies
[1887]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Claude Millet, Le légendaire au XIXe siècle. Poésie, mythe et


vérité, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 1997, p. 5-6.
[Le dispositif légendaire crée aussi un sentiment de présence dans la mesure où il vise à
souder une communauté autour de valeurs essentielles. L’auteur qui l’exprime acquiert dès
lors une aura qui le rend voyant. La Mare au diable peut bien élever la paysannerie jusqu’au
mythe avec quelque irénisme, elle n’en lutte pas moins efficacement contre la dispersion
d’un monde qui disparaît en élevant la pureté, cette vertu bafouée sans laquelle la violence
sous toutes ses formes ne fait toutefois que s’imposer partout, au rang d’idéal incarné et
désirable]

Le légendaire n’est pas un genre ; c’est un dispositif. Un dispositif


poétique de mise en relation, ou plutôt de soudure, du mythe et de
l’Histoire, de la religion et de la politique, avec pour horizon la fondation de
la communauté dans son unité. Ce dispositif qu’est le légendaire ne se
confond donc pas avec la légende.  […] Ce dispositif, qui met ensemble
mythe (légende), Histoire, religion et politique, est un dispositif secondaire
et non spontané qui naît avec le romantisme. Il confère à la poésie –
 entendu au sens large où la littérature se fait poïesis, création, et Dichtung,
diction  – une vocation de révélation et une vocation d’institution. Ce
dispositif est solidaire de  la  sacralisation de la poésie, c’est-à-dire de sa
mythification en mythe, et de la mythification du mythe lui-même, en
Grand Parler de la vérité originaire, absolument fondatrice. […] Pour que le
dispositif du légendaire s’enclenche, il faut que se rejoignent deux
courants : celui des poètes sacrés, et celui d’un nouveau regard porté sur le
mythe, nouveau regard associé à la mythification de la poésie populaire,
constituée en paradigme de la poésie – il faut que la poésie sacrée des odes
et la poésie populaire des ballades se rejoignent.
« Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les
épaules couvertes, sur sa blouse, d’une peau d’agneau qui le
faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres de
la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la charrue
et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère,
armée d’un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux
frémissaient sous la petite main de l’enfant, et faisaient grincer
les jougs et les courroies liés à leur front, en imprimant au
timon de violentes secousses. […] Il criait, le pauvret, d’une
voix qu’il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa
figure angélique  […] ; et, malgré cette lutte puissante où la
terre était vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de
calme profond qui planait sur toutes choses. […] Puis la voix
mâle [d’un] jeune père de famille entonnait le chant solennel
et mélancolique que l’antique tradition du pays transmet, non
à tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus
consommés dans l’art d’exciter et de soutenir l’ardeur des
bœufs au travail. Ce chant, dont l’origine fut peut-être
considérée comme sacrée, et  auquel de mystérieuses
influences ont dû être attribuées jadis, est réputé encore
aujourd’hui… » (George Sand, La Mare au diable [1846], «
prologue »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, ses valeurs ; l’œuvre et l’auteur ; la représentation
littéraire

■ Jérôme Thélot, « La littérature comme légende du politique »,


Revue d’Histoire Littéraire de la France, 2005/2 (vol. 105),
p. 316-317.
[Le moment démocratique, caractéristique de la modernité, change le rapport de la
littérature au monde. Une œuvre possède à présent le pouvoir d’agir sur l’ordre social
lorsqu’elle parvient à s’incarner en lui avec sincérité. Lorsque des personnages s’opposent
autour de la tyrannie dans le théâtre de Claudel, ils créent un débat pathétique, sous forme
de présence réelle, au sujet d’un danger qui perd brutalement son abstraction]

Sur le fond de leur différence (la démocratie comme affaire de tous et


représentation abstraite, la littérature comme affaire de chacun et
représentation pathétique), démocratie et littérature avèrent leur fonds
identique dans la vie individuelle, cette vie que l’une et l’autre représentent
si nécessairement que leur existence même en dépend, de sorte que ni l’une
ni l’autre ne tient d’elle-même sa propre possibilité  […]. Si la démocratie
n’a pas son origine en elle-même et trouve son essence hors d’elle, dans la
subjectivité et l’intersubjectivité non collectives et non mondaines  […] ;
si la littérature trouv[e] son origine hors de soi dans le pathos réel des êtres
réels ; alors ce n’est pas une science politique qu’il faut à la démocratie ni
une science de la littérature à la littérature, car ce n’est pas un discours
extérieur et anonyme qui retendra jamais la relation vitale de la
représentation à sa référence individuelle.  […] [En outre] ce n’est pas la
démocratie qui peut déterminer la littérature, c’est la littérature qui peut
déterminer la démocratie  […]. Parce que la démocratie n’a pas en elle-
même son essence et tient celle-ci des individus réels qui sont hors d’elle,
elle peut toujours mourir (en déniant que les individus soient sa réalité
fondatrice) ; et parce qu’elle peut toujours mourir, c’est la littérature en tant
que représentation affectée, non pas neutre et non pas objective mais
radicalement pathétique et individuelle, qui seule peut, en réfléchissant ses
principes, répondre de sa précarité.
« Le Tribun du peuple  : Enfin, que demandez-vous ? Tête
d’or : Je demande tout. / Je vous demande tout, afin que vous
me le donniez, / Afin que cette toute-puissance soit la mienne
de tout faire et de tout avoir. / […] / Que rien dans le monde ne
m’échappe, prononçant la parole sacrée ! / Et comme ce roi
brûlant, le cœur,  /  Siège au milieu des poumons qui
l’enveloppent,  / Recevant tout le sang en lui et le renvoyant
par ses portes, / C’est ainsi que la contemplation de mon
intelligence fut faite / Pour s’établir sur un siège monarchique,
sur le trône de la Mémoire et de la Volonté. Je veux / Régner.
(Rumeur)  […] Le Tribun du peuple : Si / J’ai bien compris ce
que vous venez de dire, jeune homme, cela va au pouvoir
absolu. Tête d’or : Oui, vous avez bien compris. (Rumeur) Le
Tribun du peuple : Vous avez entendu, ce n’est pas moi qui le
lui fais dire ! / Écoutez-moi, jeune homme ! votre succès vous
a fait sortir de la mesure. / Doucement ! / Vous avez dit vous-
même, Monsieur, tout ce que vous croyez  /  Avoir fait pour
votre pays, / Non pas pour aucun amour que vous lui
portassiez. / […] / Vous avez tout fait / Tout seul ! Messieurs,
je vous prends à témoins ! / […] Et si quelqu’un de ces braves
soldats qui ont gagné cette journée,  / Si quelqu’un de ces
mille et mille héros / Qui ont sauvé ce pays était ici, / Peut-être
dirait-il que vous ne fûtes pas seul  […]. L’Opposant  : Ah çà !
qui croyez-vous être, Monsieur ? Tous les hommes sont égaux
!  […] Tête d’or  : Tuez-moi donc, car je ne renoncerai pas au
mien ! » (Paul Claudel, Tête d’or [1889], II).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
politique
2. L’espoir de la connaissance
• L’œuvre aspire à nous proposer une compréhension du monde qui nous aide à réaliser la
complexité du réel.

L’œuvre littéraire peut créer des situations exemplaires à partir desquelles


il devient possible d’envisager les relations intimes qu’entretiennent
réciproquement l’homme au cœur du monde et le monde dans le cœur de
l’homme. Elle propose ainsi une éthique du discernement adossée à la
monstration des complexités de l’âme plus qu’à la remémoration des
expériences du sujet.

§  4 L’homme se comprend réellement en étant


lucidement placé face au monde ; il est alors réinscrit
à sa juste place ; né de l’humilité d’un corps, marqué
par une indigence de dignité, signé de la griffe de
l’inconstance, assoiffé de désir et d’ailleurs –  mais
noble pourtant.
■ Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture
populaire au Moyen Âge [1940], Paris, Gallimard, 1970, p. 27-
28.
[L’éthique du carnaval régit l’œuvre rabelaisienne. Il s’agit d’une culture populaire
dissidente qui joue avec les codes officiels et savants pour les renverser – car le sérieux se
pétrifie lorsqu’il n’est plus en relation avec le rire, qui est bien la sagesse de l’humilité. La
figure du renversement en est la marque distinctive : le « bas corporel » y prend l’ascendant
pour ramener l’homme à sa source et l’empêcher de s’illusionner sur lui-même. La
résurrection d’Épistémon, à la fin de Pantagruel, illustre ce renversement carnavalesque  :
c’est visiblement parce que Panurge tient la tête du pauvre compagnon décapité sur sa
braguette et la nettoie de vin blanc pour mieux lui appliquer une poudre étrange qu’elle peut
se raccorder avec le reste d’un corps qui va revivre ; c’est donc parce que le personnage est
renvoyé à sa finitude la plus corporelle qu’il peut être régénéré par elle et pour elle]
On a coutume de signaler la prédominance exceptionnelle, dans l’œuvre
de Rabelais, du principe de la vie matérielle et corporelle  : images du
corps, du manger et du boire, de la satisfaction des besoins naturels, de la
vie sexuelle.  […] Dans le réalisme grotesque, l’élément spontané matériel
et corporel est un principe profondément positif qui d’ailleurs n’est présenté
ni sous une forme égoïste, ni le moins du monde à l’écart des autres sphères
de la vie. Le principe matériel et corporel est perçu comme universel,
propre à l’ensemble du peuple, et c’est en tant que tel qu’il s’oppose à toute
coupure des racines matérielles et corporelles du monde, à tout isolement et
confinement en soi-même, à tout caractère idéal abstrait, à toutes
prétentions à  une signification détachée et indépendante de la terre et du
corps.
« Ainsi doncques comme ilz cherchoyent, ilz le [Epistémon]
trouvèrent tout roidde mort, et sa teste entre ses bras toute
sanglante. […] Mais Panurge dist : “Enfans, ne pleurez goutte,
il est encores tout chault, je vous le guériray aussi sain qu’il fut
jamais”. Ce disant, print la teste, et la tint sur sa braguette
chauldement, affin qu’elle ne print vent. Eusthenes et
Carpalim portèrent le corps au lieu où ilz avoient
bancquetté […]. Toutesfoys, Panurge […] nectoya très bien de
beau vin blanc le col, et puis la teste, et y synapisa de pouldre
de diamerdis, qu’il portoit tousjours en une de ses frasques ;
après les oignit de je ne sçay quel oingnement  […] qu’il
appeloit resuscitatif. Soudain Epistémon commença respirer,
puis ouvrir les yeulx, puis baisler, puis esternuer, puis fist un
gros pet de mesnage. Dont dist Panurge : “A ceste heure est-il
guéry asseurément”. Et luy bailla à boire un voirre d’un grand
villain vin blanc avecques une roustie succrée » (François
Rabelais, Pantagruel [1532], XXX).
• la représentation littéraire ; littérature et savoirs

■ Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris,


Klincksieck, coll. « Bibliothèque d’histoire du théâtre », 1992,
p. 29 et 89.
[Le vrai motif de l’invention moliéresque se définit ainsi : imago veritatis castigat ridendo
mores. Cernant les mœurs par l’association d’une fidélité descriptive et d’un humour
salutaire, le dramaturge voit toujours le vrai dans l’optique du ridicule afin que tombe
l’image fallacieuse que l’homme se fait de lui-même. Le respect d’un double principe
classique (correction des mœurs par le rire et imitation vraisemblable de la vie) fait de
l’égarement la clé de voûte d’une connaissance renouvelée du sujet réinscrit en un monde
qui le mesure mieux que lui-même. Molière transfère ainsi l’égarement de tous dans des
personnages de scène pour révéler cet égarement à un spectateur non impliqué dans le
défaut typique représenté (pédanterie, avarice, misanthropie…) – nous pouvons alors mieux
recevoir la leçon. Dans Domino, Crémone joue un rôle pour tirer d’embarras Lorette, la
femme d’Heller, mais c’est un si piètre comédien que ce dernier semble triompher. Or les
choses ne se passent-elles pas très souvent ainsi lorsque nous sommes contraints au
travestissement du vrai ?]

Dès lors que transposition et raisonnement par analogie valent mieux que
force ni que rage caricaturale, la comédie n’a plus que faire de prétendre
corriger les hommes de leurs propres défauts en traitant ceux-ci sous un
angle caricatural qui les rende risibles : il lui suffit de débusquer les travers
risibles, naturellement risibles, des uns pour les jeter en pâture aux regards
amusés des autres. Il ne s’agit plus donc de castigare ridendo mores, de
châtier les mœurs en les caricaturant de manière à les faire paraître risibles,
mais de speculari ridendo mores, de contempler d’un œil railleur leur
ridicule naturel, de les mettre en spectacle sous le feu de la dérision, parce
que les mœurs humaines sont, de soi, comiques. En d’autres termes, la
logique de la comédie, selon Molière, veut que le ridicule ne s’ajoute pas
aux défauts des hommes comme une sanction en vue d’une salutaire
correction, mais qu’il jaillisse comme une évidence du spectacle de leurs
mœurs naturellement dérisoires. La conséquence esthétique de cela, c’est
qu’il n’est pour la comédie de manière plus efficace de faire rire que de
transposer fidèlement une réalité qui de soi est désopilante pour peu qu’on
la contemple avec le recul que la scène suffit à ménager. […] En somme, la
formule « caractères ridicules imités d’après nature » levait l’hypothèque de
la farce ou de la satire, qui peint des « caractères naturels imités de façon
ridicule », excès grimaçant ; et l’hypothèque de la comédie galante, qui
peint « le ridicule de caractères naturels imités agréablement », discrétion
appauvrissante  : double écueil de l’excès de sel et de l’excès de grâces.
Mais elle faisait plus  : elle ouvrait la voie à une « optique du ridicule »
capable d’appréhender toute la réalité sous l’angle privilégié du rire.
« Heller  : Je te demande si c’est toi qui l’as présenté à
Lorette ? Crémone (très balbutié, avec une gêne profonde, un
peu exagérée)  : Eh bien… je ne sais pas… c’est possible.
Lorette  : Mais oui, c’est vous, un dimanche. Vous l’avez
amené prendre le thé à la maison. Crémone : C’est possible,
je ne m’en souviens pas. Lorette  : Mais, voyons, comment
aurais-je pu le connaître sans cela ? Crémone (avec un cri,
pas très juste non plus)  : Ah ! oui… je me souviens,
maintenant. Il pleuvait… Heller : Il pleuvait ? Tu te souviens de
ça ? Crémone (geste de dépit, de doute)  : C’est-à-dire…
Heller : Tu te souviens à peine que tu l’as présenté, mais tu te
souviens qu’il pleuvait ? Crémone  : Oui. Ceci peut t’étonner.
Mais le souvenir de cette présentation est lié pour moi à une
grande impression de pluie » (Marcel Achard, Domino [1932],
II, 5).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Jean-Michel Maulpoix, Adieux au poème, Paris, Corti, coll. «


En lisant en écrivant », 2005, p. 209-210.
[Les textes poétiques excellent souvent à nous faire comprendre les intermittences du cœur.
Non seulement nous nous reconnaissons en eux mais nous sommes encore rassurés par leurs
images qui nous font nous connaître comme êtres de désir. Christine de Pizan n’exprime-t-
elle pas ces antinomies permanentes de l’amour, assurée que nous sommes toujours heureux
d’être tombés amoureux dans le moment même où nous savons que tout cela va nous
conduire au tourment ou que nous pensons que l’être aimé nous a conquis tout en sachant
bien qu’il y a là de multiples déterminations que nous ne saisissons pas et que nous
pourrions appeler une fatalité érotique ?]

La poésie exprime une intimité parcourue d’affects ; elle vient moins


affirmer l’identité de la personne que sa mobilité subjective, la gamme
diffuse de ses sentiments, émotions, affections, états changeants, subis ou
désirés. Le sujet lyrique se montre emporté par le temps dans la variabilité
des jours  : il est amoureux du fugace et ne se connaît que de passage,
simple mortel noué à son transitoire, inquiet de son être propre aussi bien
que de ses ressemblances, cherchant tant bien que mal au-dehors de soi, au
gré de circonstances fortuites, à discerner ses raisons d’être et à établir ses
traits. La poésie creuse l’intime jusqu’à accéder à son sombre noyau
d’altérité  : l’endroit le plus altéré, assoiffé, abîmé, étrangement opaque et
anonyme du sujet.  […] La poésie se développe à travers ce langage de la
ressemblance qu’autorisent les images  […]. Elle identifie par
rapprochement, fabrique de l’ipse avec de l’idem, et met ainsi en tension et
en valeur une parole chargée de tours et de détours. Le regard du sujet
lyrique est sans cesse à l’affût de la différence et de la ressemblance […] :
l’identité (être soi en étant pareil à), la coprésence (être avec), la
simultanéité (être en même temps ceci et cela). Aussi fabrique-t-il par
rapprochement des identités oxymoriques où l’être acquiert une intensité
étrange et paradoxale.
« Très doux ami que j’aime par-dessus tout et prise, / Je loue
Amour qui m’a conquise / Ainsi que vous qui combattez / Pour
me ravir. // Car je sens déjà que dans le doux jardin / D’Amour,
par vous qui m’avez surprise, / J’aurai une grande joie, et que
de l’entreprise / Du bien en résultera pour moi.  //  Mais j’ai
longtemps agi discourtoisement / En tardant tant à vous
aimer  /  –  Je  dois en être blâmée. Je loue Dieu de m’y être
mise  /  Car  sans méprise  /  Je  peux vous aimer ; on ne me
critique pas / D’être, d’un homme si vaillant, éprise. / Puisque
vous êtes tel que nul ne vous méprise / Du bien en résultera
pour moi. // Je suis vôtre, vous m’avez justement
conquise, / Il n’est plus besoin que j’en sois requise, / Amour
le veut ; vous avez trouvé le chemin / Pour prendre mon cœur
/ Sans mauvaise ruse, par une très loyale quête.  /  Je  le  sais
en vérité, je  m’en suis bien enquise,  /  Et  puisqu’il me plaît
ainsi, en toute guise,  /  Du  bien en résultera pour moi »
(Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame [1414],
XXVIII).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs

■ Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman


[1972], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1977, p. 51-58.
[Tout homme rêve plus ou moins consciemment que sa vie est en vérité plus glorieuse
qu’elle ne l’est réellement. Ses parents sont peut-être même des princes et les gens qui l’ont
élevé de simples intendants – ce scénario se retrouve par ailleurs dans beaucoup d’œuvres
littéraires. Il existe donc une fonction fabulatrice qui nous est naturelle et que nous
retrouvons ensuite dans les textes que nous lisons – avec un vrai sentiment de gratitude. La
mère d’Augustin Meaulnes voit bien son fils comme un miraculé, un protecteur, voire un
mari]

En se déclarant illégitime en effet, l’enfant se place dans une situation qui,


étant nécessairement voulue par lui, permet de déduire ses vraies raisons et
le cheminement de ses désirs cachés. D’abord il garde sa mère à ses côtés,
et cette proximité crée une intimité d’autant plus étroite qu’elle s’impose
désormais dans le récit comme le seul lien concret ; puis […] il relègue son
père dans un royaume de fantaisie, dans un au-delà de la famille qui a le
sens d’un hommage et plus encore d’un exil, car pour le rôle qu’il joue alors
dans l’ordre ordinaire de la vie, ce père royal et inconnu, cet éternel absent
pourrait tout aussi bien ne pas exister, c’est un fantôme, un mort auquel on
peut certes vouer un culte, mais aussi quelqu’un dont la place est vide et
qu’il est tentant de remplacer. […] Le héros de la fable du Bâtard « fait »
donc bien un roman au sens où le conçoit l’arriviste de la locution  : il «
arrive » par les femmes […]. La naissance mystérieuse de l’Enfant trouvé
ne lui était en cela d’aucune utilité, mais sitôt qu’il l’échange contre la
naissance honteuse et glorieuse du Bâtard, il intervient en personne dans le
processus intime de l’engendrement, il est celui qui change les liens du
sang, suscite des parentés, « fait concurrence à l’état civil », bref il participe
activement à la fabrication secrète de la vie, […] comme Dieu.
« Elle avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès
qu’elle parla de son fils, un air supérieur et mystérieux qui
nous intrigua. Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La
Ferté-d’Angillon, à quatorze kilomètres de  Sainte-Agathe.
Veuve – et fort riche, à ce qu’elle nous fit comprendre –, elle
avait perdu le cadet de ses deux enfants, Antoine, qui était
mort un soir au retour de l’école, pour s’être baigné avec son
frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de mettre l’aîné,
Augustin, en pension chez nous pour qu’il pût suivre le Cours
Supérieur. Et aussitôt elle fit l’éloge de ce pensionnaire qu’elle
nous amenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux
cheveux gris, que j’avais vue courbée devant la porte, une
minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard de poule
qui aurait perdu l’oiseau sauvage de sa  couvée. Ce qu’elle
contait de son fils avec admiration était fort surprenant  : il
aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière,
jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des
œufs de poule d’eau » (Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes
[1913], I).
• littérature et morale ; littérature et savoirs

■ Erich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans


la littérature occidentale [1945], Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1968, p. 33-34.
[En comparant deux écritures – Odyssée XIX (reconnaissance d’Ulysse par sa nourrice en
un style clair qui dit et montre toute chose sans arrière-plan) et Genèse XXII (sacrifice
d’Isaac par Abraham en un style elliptique qui suggère et évoque nombre d’arrière-plans) –,
le critique distingue deux climats : l’un qui passe par la perception pour expliquer tout ce
qui a lieu dans le cœur des êtres (Homère et le monde de l’immanence  : « tous [l]es
événements sont exactement représentés et narrés sans hâte ; […] la liaison syntaxique entre
leurs différentes parties est parfaitement claire ; pas un contour qui soit estompé ou flou » –
 p. 11), l’autre qui n’éclaire que ce qui doit être connu ici et maintenant pour manifester, non
un rapport entre les choses, mais une pure élection divine (la Bible et le monde de la
transcendance : « tout cela ne tolère même pas un adjectif […] ; ces choses ont à servir la
fin prescrite par Dieu » – p. 18). Deux cultures se manifestent ainsi par le propre sceau du
langage]

Dans les narrations de l’Ancien Testament, la paix de la vie


quotidienne […] est continuellement minée par la jalousie de l’élection et la
promesse de la bénédiction, d’où naissent des situations complexes qui
seraient incompréhensibles à des héros d’Homère. Il faut à ceux-ci une
raison manifeste, clairement exprimable pour que surgisse un conflit, et ils
résolvent ce conflit en joutes ouvertes, tandis que chez ceux-là la jalousie
jamais éteinte, l’imbrication de l’économique et du spirituel, de la
bénédiction paternelle et de la bénédiction divine, saturent de conflits
virtuels la vie quotidienne et en arrivent souvent à l’empoisonner. Ici
l’action sublime de Dieu intervient si profondément dans la réalité
journalière que les deux domaines du sublime et du quotidien ne sont pas
seulement effectivement indivis, mais foncièrement indivisibles.  […] Les
deux styles constituent, par leur antinomie, des types fondamentaux  : l’un
décrit les événements en les extériorisant, les éclaire également, les
enchaîne sans discontinuité ; c’est  une expression libre et  complète, sans
ambiguïté, qui place tous les phénomènes au premier plan et ne laisse que
peu de place au développement historique et humain ; –  l’autre met en
valeur certains éléments pour en laisser d’autres dans l’ombre ; c’est un
style abrupt, qui suggère l’inexprimé, l’arrière-plan, la  complexité, qui
appelle l’interprétation, qui prétend exprimer l’histoire universelle, qui met
l’accent sur le devenir historique et en approfondit l’énigme.
« Seul le divin Ulysse restait en la grande salle à méditer,
avec le secours d’Athéna, la mort des prétendants. Soudain, à
Télémaque, il dit ces mots ailés  : “Télémaque, il te faut
emporter au trésor tous les engins de guerre et, si les
prétendants en remarquaient l’absence et voulaient des
raisons, paye-les de gentillesse ; dis-leur : je les ai mis à l’abri
des fumées ; qui pourrait aujourd’hui reconnaître ces armes
qu’à son départ pour Troie Ulysse avait laissées ?” » (Homère,
Odyssée, XIX).
« Il arriva que Dieu éprouva Abraham et lui dit : “Abraham !”.
Il répondit : “Me voici !”. Dieu dit : “Prends ton fils, ton unique,
que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moriya, et là tu
l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai”.
Abraham se leva tôt […] et se mit en route pour l’endroit que
Dieu lui avait dit. […] Quand ils furent arrivés […], Abraham y
éleva l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit
sur l’autel, par-dessus le bois. Abraham étendit la main et
saisit le couteau pour immoler son fils. Mais l’ange de Yahvé
l’appela du ciel et dit  : “Abraham !”. Il répondit  : “Me voici !”.
L’ange dit  : “N’étends pas la main contre l’enfant, ne lui fais
aucun mal. Je sais maintenant que tu crains Dieu” » (Genèse,
XXII, v. 1-12).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs

§ 5 Le monde acquiert un visage bienfaisant, capable de


convoquer l’homme, lorsqu’il se révèle pénétré par
une mémoire, une culture et une histoire ; sa native
brutalité s’estompe alors et la littérature se fait
alchimie en refusant de délier le réel et l’invention du
réel.
■ Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, coll. «
Bibliothèque des sciences humaines », 1997, p. 12-17.
[La littérature nous permet de quitter l’horizon muet de la pure immanence lorsqu’elle nous
rend capables de transformer en mythe notre condition d’existence (ainsi soudainement
élevée vers l’histoire). Un pays, sauvage, devient alors un paysage, cultivé. Or la conscience
de cette focalisation singulière nous aide à connaître le monde et donc à nous connaître. Si
Hegel estime philosophiquement que la montagne n’est qu’un lieu rocailleux, évoquant
l’ennui, le vertige et la mort, Rousseau invente narrativement sa magnificence faite de
mouvements de sculpture et d’élévation de l’âme –  à tel point que, depuis La Nouvelle
Héloïse, la montagne est devenue pour nous un lieu désirable, justement parce qu’elle a été
artialisée, c’est-à-dire façonnée par un regard artiste qui nous la fait voir autrement que
naturellement et qui nous la fait donc voir plus véritablement]

L’artiste, quel qu’il soit, n’a pas à répéter la nature –  quel ennui, quel
gâchis ! –, il a pour vocation de la nier, de la neutraliser, en vue de produire
les modèles qui nous permettront, à rebours, de la modeler. […] À l’instar
de la nudité féminine, qui n’est jugée belle qu’à travers un Nu, variable
selon les cultures, un lieu naturel n’est esthétiquement perçu qu’à travers un
Paysage, qui exerce donc, en ce domaine, la fonction d’artialisation.
À  la  dualité « Nudité/Nu » je propose d’associer son homologue
conceptuel : la dualité « Pays/Paysage ».
« J’étais parti, triste de mes peines et consolé de votre
joie  […]. Je voulais rêver, et j’en étais détourné par quelque
spectacle inattendu. Tantôt d’immenses roches pendaient en
ruine au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes
cascades m’inondaient de leur épais brouillard.
[…] Quelquefois, en sortant d’un gouffre, une agréable prairie
réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de
la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la
main des hommes où l’on eût cru qu’ils n’avaient jamais
pénétré  : à côté d’une caverne on trouvait des maisons ; on
voyait des pampres secs où l’on n’eût cherché que des
ronces, des vignes dans des terres éboulées, d’excellents
fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices. Ce
n’était pas seulement le travail des hommes qui rendait ces
pays étranges si bizarrement contrastés  : la nature semblait
encore prendre plaisir à s’y mettre en opposition avec elle-
même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous
divers aspects !  […] J’attribuai, durant la première journée,
aux agréments de cette variété le calme que je sentais
renaître en moi » (Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la
Nouvelle Héloïse [1761], « lettre XXIII »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ;
la représentation littéraire

■ Daniel Mesguich, L’éternel éphémère [1991], Lagrasse,


Verdier, 2006, p. 94.
[La littérature manie les symboles pour engager la coopération interprétative du lecteur (lui-
même producteur de l’efficacité du texte lorsqu’il consent à réfléchir à ses enjeux et à faire
réfléchir sa propre mémoire). Comprendrait-on bien la Thébaïde racinienne si l’on
n’acceptait pas de revivifier en soi Gn 4 ? Honorerait-on vraiment les œuvres si l’on
méprisait l’intertextualité (en amont comme en aval) ?]

On n’entre pas au théâtre sans un apprentissage, sans une transmission qui


s’est capitalisée, que l’on a gardée et fait fructifier : une mémoire. Parfois,
l’on rencontre un spectateur qui dit à peu près, et souvent de manière
arrogante : « vous faites un théâtre élitaire, inaccessible » (ce qui signifie «
nous voulons un théâtre immédiat, que nous puissions lire sans travail »).
Mais combien de fois ne sommes-nous pas en droit de renvoyer cette
arrogance : le théâtre, art de la répétition, essentiellement ne peut pas ne pas
être signes, et tout signe est toujours déjà sous-tendu de mémoire, sous
peine d’être absolument illisible, de ne plus rien signifier. Ceux qui se font
analphabètes du théâtre, ceux qui se veulent sans mémoire –  parfois
confortés par les déclarations mêmes de certains hommes de théâtre qui
prétendent retrouver je ne sais quelle virginité, je ne sais quelle pureté
devant l’œuvre –, ceux-là, donc, voient et entendent eux aussi le spectacle,
mais ils n’ont ni vu ni entendu le même spectacle que celui qui l’a
confronté avec sa propre mémoire, que celui qui a travaillé. Cependant, du
moins en France, il n’y a pas, au théâtre, d’analphabètes, il n’y a que des
paresseux, des lecteurs qui oublient – qui font semblant d’oublier – que lire
c’est toujours faire de la « littérature comparée », toujours se souvenir,
toujours rapprocher, toujours choisir…
« Ah ! si je suis cruel on me force de l’être, / Et de mes
actions je ne suis pas le Maître, / Si je suis violent c’est que je
suis contraint ; / Et c’est injustement que le Peuple me craint. /
Je ne me connais plus en ce malheur extrême, / En
m’arrachant au Trône on m’arrache à moi-même, / Tant que
j’en suis dehors je ne suis plus à moi, / Pour être vertueux il
faut que je sois Roi » (Jean Racine, La Thébaïde ou les frères
ennemis [1664], IV, 3, v. 1155-1162).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, ses valeurs ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
savoirs

■ Didier Philippot, Victor Hugo et la vaste ouverture du


possible. Essai sur l’ontologie romantique, Paris, Classiques
Garnier,

coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2017,

p. 10-12 et 226.
[Le romantisme conteste les frontières arbitraires qui sont souvent imposées au réel ; il
orchestre le débordement du monde visible jusqu’en ses marges qui, même invisibles,
existent bel et bien (contrairement à ce que peut soutenir une rationalité trop étroite) ; il
promeut donc une consistance ontologique de l’irrationnel et de l’irréel, car la réalité n’est
justement pas uniquement ce qui est rationnel. D’où « la reconnaissance de ce qui est réel
sans être actuel, comme le possible selon Hugo, cette marge du réel qui le double, le borde,
le complète, fonde toute une poétique du réalisme conjectural et légitime les inventions
vraies de l’esthétique » – p. 10]

Il n’y a pas rupture, mais continuité entre le réel et l’imagination du


réel […]. Le réel (ou ce que l’on nomme ainsi) n’est pas complet s’il n’est
pas complété par l’imagination du réel.  […] Comment comprendre
notamment la défense par Hugo, dans Le Promontoire du songe, de la vie
des types littéraires, ces créations secondes du génie, contre l’incrédulité
sceptique du bourgeois –  sans prendre au sérieux sa confiance énorme,
démesurée dans la capacité qu’a le Verbe poétique d’engendrer des êtres, et
non seulement des fantômes ? […] Il s’agit donc d’aborder les productions
de l’imagination non sous l’angle de la psychologie mais sous celui d’une
ontologie, en refusant précisément la séparation dualiste du sujet et de
l’objet, rendue caduque par cette grande pensée romantique du lien qui fait
triompher, sur tous les plans, le monisme de l’incarnation contre la
métaphysique de la représentation. L’œuvre de Hugo offre à toutes les
pages des exemples remarquables de ce continuum du réel où,
selon le chiasme magnifique des Misérables, les « réalités » (terme souvent
employé au pluriel) sont « pleines de spectres » et les « fantasmagories
pleines de réalité ». […]  Extraordinaire éloge de l’irréel  : il n’est pas un
néant, ni un moindre être, mais un possible du réel, flottant dans
l’indétermination du songe ; une chimère, si l’on veut, mais « vraie » et
réelle, une « réalité chimérique ».
« Vous vous rappelez avec quelle curiosité amoureuse votre
pensée et votre regard s’attachaient à ce petit tourbillon
sifflant et bourdonnant, d’ailes de pourpre et d’azur, au milieu
duquel flottait une forme insaisissable voilée par la rapidité
même de son mouvement. L’être aérien qui se dessinait
confusément à travers ce frémissement d’ailes vous paraissait
chimérique, imaginaire, impossible à toucher, impossible à
voir. Mais lorsqu’enfin la demoiselle se reposait à la pointe
d’un roseau et que vous pouviez examiner, en retenant votre
souffle, les longues ailes de gaze, la longue robe d’émail, les
deux globes de cristal, quel étonnement n’éprouviez-vous pas
et quelle peur de voir de nouveau la forme s’en aller en ombre
et l’être en chimère ! […]  Enfoncé de plus en plus dans sa
rêverie, –  voilà donc, se  disait-il [Gringoire] en la suivant
vaguement des yeux, ce  que c’est que la Esmeralda ? une
céleste créature !  […] je ne sais trop comment cela se fait,
mais je suis son mari ! » (Victor Hugo, Notre Dame de Paris
[1831], II, 7).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Philippe Forest, Le Roman, le Réel, Nantes, Defaut, coll. «


Allaphbed », 2007, p. 26-29.
[La littérature nous interroge et nous fait voir le monde autrement – comme en un négatif
photographique. Si le réel n’existe donc en ses lignes qu’à être questionné et mis en
difficulté – loin de toute reproduction plane –, il doit donc être saisi à bout de bras et nous
faire agir. Les héros de Bernanos éprouvent souvent le monde comme une béance, une
énigme, voire une instance de décréation qui les laisse désemparés ; mais c’est en ces
moments de crise qu’ils nous apparaissent vraiment humains, partageant nos peurs de
l’absurdité et cherchant une issue à cet univers marqué par le mal auquel nous nous
affrontons si souvent]
Dans la discrétion ou l’emphase, dans le clair jour de sa propre pensée ou
dans les replis inconscients de son fonctionnement apparemment spontané,
le roman a substantiellement partie liée avec le négatif. C’est dans la mise
en question de lui-même et du monde qu’il s’affirme  […]. Et  c’est cette
capacité de contestation sans merci (tournée vers l’extérieur autant que vers
l’intérieur du texte) qui arrache les œuvres à tout espace stable qui puisse
être investi par la pensée critique, c’est cette capacité sans merci de
contestation qui les installe sur une limite, une frontière tranchante et
précaire où s’accuse la certitude irréconciliable de leur singularité. […] Ce
négatif puise son énergie dans une « expérience » au sens que Georges
Bataille donnait à  ce mot. Il  implique la confrontation du sujet –
 auteur ou lecteur – avec cette dimension que je vous propose d’approcher
sous le nom – simple, banal, décevant mais également mystérieux, difficile,
énigmatique  – de  « Réel ».  […] La possibilité romanesque dépend, en
vérité, de la capacité du texte à répondre à l’appel inouï du réel.
« Il est une heure  : la dernière lampe du village vient de
s’éteindre. Vent et pluie. / Même solitude, même silence. Et
cette fois aucun espoir de forcer l’obstacle, ou de le tourner. Il
n’y a d’ailleurs pas d’obstacle. Rien. Dieu ! je respire, j’aspire
la nuit, la nuit entre en moi par je ne sais quelle inconcevable,
quelle inimaginable brèche de l’âme. Je suis moi-même nuit. /
Je m’efforce de penser à des angoisses pareilles à la mienne.
Nulle compassion pour ces inconnus. Ma solitude est parfaite,
et je la hais. Nulle pitié de moi-même » (Georges Bernanos,
Journal d’un curé de campagne [1936]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, ses valeurs ; la représentation littéraire

■ Paul Bénichou, Les Mages romantiques [1988], Romantismes


français (II), Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 1421-
1427.
[Les années 1860-1870 voient certes l’avènement de la biologie scientifique et le grand
succès de Darwin mais aussi la résistance des poètes à ce matérialisme contemporain qui
prive le réel de la possibilité même d’être transcendé par l’idéal. Sans nier à la science ses
évidents mérites, il s’agit alors de ne pas lui accorder cette prétention d’exclusivité qui
érigerait la nature au rang de donnée définitive hors du regard de la culture. Si la science
confère par ailleurs le moyen d’améliorer la vie terrestre, comment vouloir borner l’idéal à
la terre ? Hugo semble s’être notamment affronté à plusieurs postulations contradictoires
pour penser le surnaturalisme]

L’enthousiasme scientifique chez Hugo a ses limites, ou plutôt ses


postulats particuliers. Quand il célèbre la maîtrise que la science nous
donne sur la matière, quand il la représente nous libérant de l’antique
fatalité, il la voit contribuant à métamorphoser l’homme en quelque chose
de plus spirituel que l’homme, à le faire monter dans l’échelle des êtres plus
loin que la brute et plus près de l’ange. Hors de cette vue, considérant la
science sous son seul aspect positif, il serait porté, avec tout le romantisme,
à la trouver spirituellement insuffisante. […] La science étudie et connaît la
nature. Puisque les valeurs humaines les plus hautes, la conscience et
l’effort vers l’idéal, sont hors de sa portée, faut-il conclure qu’elles sont
hors et au-dessus de la nature ? Cette dualité serait claire, mais Hugo la
professe et la renie à la fois. Dans les années 1860, il a consacré au moins
deux grands textes de prose au « surnaturalisme ». Cette étiquette, par
laquelle on désigne toute démarche de l’esprit qui prétend s’élever au-
dessus des sciences de la nature, le plonge dans l’embarras, car sa religion,
en même temps qu’une religion de l’Absolu, veut être une religion de la
Nature.  […] Ainsi, le surnaturalisme, [est] « la  partie de la nature qui
échappe à nos organes » [Contemplation suprême I] et « la continuation
occulte de la nature infinie » [Les Travailleurs de la mer I, 1, 7].  […]
Religion au sens de Hugo, évidemment, et qui fonde le sacerdoce du Mage-
Poète.
« Qu’est-ce que ce navire impossible ? C’est l’homme. /
C’est la grande révolte obéissante à Dieu ! / La sainte fausse
clef du fatal gouffre bleu ! / C’est Isis qui déchire éperdument
son voile. /  […] / Pas si loin ! pas si haut ! redescendons.
Restons / L’homme, restons Adam ; mais non l’homme à
tâtons,  /  Mais non l’Adam tombé ! tout autre rêve altère /
L’espèce d’idéal qui convient à la terre. / Contentons-nous du
mot  : meilleur ! écrit partout » (Victor Hugo, La Légende des
siècles [1859], LVIII, v. 254-257 et 515-519).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; littérature et morale ; littérature et savoirs
§  6 Un savoir pratique se descelle au cœur de la
littérature ; la morale a en effet besoin d’un imaginaire
authentique pour envisager le monde dans sa
complexité éthique ; l’œuvre d’art nous enseigne dès
lors à prendre soin de la vie et, dans son sillage, à
veiller sur l’homme.
■ Martha Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on philosophy
and literature, Oxford, Presses universitaires d’Oxford, 1990,
p. 138.
[La philosophie tend vers l’universel et n’est donc pas une voie suffisante pour rejoindre la
sagesse pratique. L’œuvre littéraire donne alors une voix à la connaissance de la singularité
pour ne pas laisser s’appauvrir notre capacité morale, défaillante lorsqu’elle n’est soutenue
que par notre vécu personnel, nécessairement partial et limité. Or les arcanes du style
pénètrent justement la complexité des situations. L’usage de la parataxe et de l’asyndète
dans Réparer les vivants permet de cerner la gratuité, pragmatiquement vaine mais
éthiquement précieuse, avec laquelle un soignant honore la promesse qu’il a faite à la
famille d’un adolescent en état de mort cérébral de prononcer à son oreille, au moment
décisif, les noms de ses proches. Majestueux désintéressement]

Supposons que [le] roman explore  […] des aspects significatifs de


l’expérience morale de l’être humain. Pourquoi, peut-on encore se
demander, avons-nous besoin d’un texte comme celui-là pour notre travail
sur ces questions ? Pourquoi, en tant que personnes intéressées par l’idée de
comprendre et de se comprendre, ne pourrions-nous pas dériver tout ce dont
nous avons besoin d’un texte qui énoncerait et argumenterait ces
conclusions concernant les êtres humains de façon simple et directe, sans
les complications du caractère et de la conversation, sans les complexités
stylistiques et structurales du texte littéraire –  pour ne rien dire des
obliquités, des ambiguïtés et des parenthèses de ce texte littéraire particulier
? Pourquoi ai-je souhaité introduire, au nom de ce texte, l’affirmation qu’il
est philosophique ? Et  même si cette affirmation devait m’être accordée,
pourquoi devrions-nous croire qu’il est une œuvre majeure et irremplaçable
de philosophie morale, dont la place ne pourrait pas être complètement
remplie par des textes que nous avons l’habitude d’appeler philosophiques ?
« On peut clamper ? La voix de Virgilio, haussée dans le
bloc bien qu’étouffée par le masque, fait sursauter Thomas.
Non, attendez ! Il a crié. Les regards se tournent vers lui, les
mains s’immobilisent au-dessus du corps, bras cassés en
angle droit, on suspend l’intervention tandis que le
coordinateur se faufile pour accéder au lit, et s’en approcher à
hauteur de l’oreille de Simon Limbres. Ce qu’il lui murmure
alors, de sa voix la plus humaine, bien qu’il sache que ses
mots s’abîment dans un vide létal, est la litanie promise, celle
des prénoms de ceux qui l’escortent ; il lui chuchote que Sean
et Marianne sont avec lui, et Lou aussi, et Mamé, il  lui
murmure que Juliette l’accompagne… » (Maylis de Kerangal,
Réparer les vivants [2014]).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et morale

■ Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris,


Gallimard (trad. Daria Olivier), 1978, p. 50-51.
[Si tout roman a rapport au réel parce qu’il entretient nécessairement un rapport avec la vie
(son auteur et son lecteur font toujours partie du monde), il y a donc en lui cette unité de
contenu – appelée « objet esthétique » – habilitée à servir d’articulation entre connaissance
et champ éthique. Il n’existe pas en effet d’idée abstraite, a priori et séparée de la vie, qui
prendrait une forme concrète, a posteriori et greffée sur la vie, dans un acte d’écriture
illustratif ; mais il y a une idée qui prend corps dans l’acte même de sa mise en forme ; nous
ne recevons pas des informations éthiques (il  y  aurait dès lors en elles un caractère
prescriptif) mais nous sommes face à une pratique de l’éthique (il y a alors un discernement
tangible qui se propose par elle). Les vers d’Agrippa d’Aubigné nous placent certes au cœur
de leur action et nous conduisent à nous demander ce que nous ferions dans la situation telle
qu’elle est réfléchie ici et maintenant par l’hypotypose]

Le contenu ne peut être uniquement du domaine de la connaissance,


complètement dépourvu de l’élément éthique. On peut dire, de surcroît, que
c’est l’éthique qui prime dans le contenu. La forme artistique ne peut se
réaliser par rapport au concept pur, au jugement pur : l’élément cognitif pur
de la connaissance se trouverait inévitablement isolé dans l’œuvre comme
un prosaïsme insoluble. Tout le contenu doit être corrélé au monde où
s’accomplit l’action humaine et profondément lié à la conscience agissante ;
c’est par cette voie seule qu’il peut entrer dans l’œuvre d’art. La plus
grande erreur consisterait à se représenter le contenu comme un tout
théorique connaissable, comme une pensée, comme une idée.  […] Une
transcription théorique, une formulation de l’acte éthique, c’est déjà sa
translation au plan de la connaissance, c’est-à-dire un aspect dérivé, tandis
que la forme artistique (par exemple la forme réalisée par le récit d’une
action, ou par son héroïsation épique dans un poème, ou par une incarnation
lyrique, etc.) a affaire à l’acte lui-même dans sa nature éthique première.
« Ici je veux sortir du général discours / De mon tableau
public ; je fléchirai le cours / De mon fil entrepris, vaincu de la
mémoire / Qui effraye mes sens d’une tragique histoire : / Car
mes yeux sont témoins du sujet de mes vers. / J’ai vu le reître
noir foudroyer au travers / Les masures de France, et comme
une tempête, / Emporter ce qu’il put, ravager tout le reste ;  /
Cet  amas affamé nous fit à Montmoreau / Voir la nouvelle
horreur d’un  spectacle nouveau. / […] / Là de mille maisons
on ne trouva que feux, / Que charognes, que morts ou visages
affreux » (Théodore Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques [1616],
I, v. 367-380).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française


face au XXe siècle, Paris, Corti, coll. « Les Essais », 2017,
p. 150-151.
[Les analyses de Joan Tronto consacrées à l’éthique du care portent un regard incisif sur les
pouvoirs (et donc sur les devoirs) de la littérature. Elles distinguent en effet un caring out
(ou un « se soucier de » : c’est l’exigence propre à la parole littéraire, qui doit se tourner
vers le monde), un taking care of (ou un « prendre en charge » : c’est la nécessité d’assumer
la parole balbutiante d’autrui, en en retenant la trace), un care giving (ou un « prendre soin
» : c’est l’éthique du récit qui s’attache à témoigner pour le témoin avec toute la délicatesse
nécessaire, en obtenant au préalable son assentiment) et un care receiving (ou un « recevoir
le soin » : c’est la manière dont l’auteur accepte de voir ses propres angoisses apaisées et
ses relations humaines guéries par l’exemple que lui donnent les êtres dont il a croisé la
route) – cf. Un monde vulnérable : pour une éthique du care [1993], Paris, La Découverte,
coll. « Textes à l’appui », 2009 [trad. Hervé Maury], p. 147-149]

Par sa capacité à produire de l’empathie, le récit est supposé nous


conduire à un déplacement affectif qui n’est ni une sympathie distanciée ni
une transitoire contagion émotionnelle, et nous offrir, par la médiation d’un
narrateur dans lequel nous pouvons nous projeter et de situations auxquelles
nous pouvons nous associer, une initiation à la pitié. […] Dans la mesure où
la littérature peut autoriser une suspension volontaire de notre identité
personnelle au profit de celle d’autrui, elle autorise un voyage dans une
conscience et une sensibilité. La lecture est l’occasion d’un projet de
décentrement empathique, d’un exercice de sortie temporaire de soi, sans
pour autant conduire nécessairement à l’identification hystérique ou à
l’aliénation dans le bovarysme identitaire dénoncé par Freud. Cette
modification par le récit des coordonnées spatiales, temporelles et
énonciatives propres à notre situation naturelle répond sans doute à notre
besoin de jeu sur les points de vue (notre « imagination de rôle »), et elle
possède des conséquences affectives possiblement immenses.
« Il a énuméré les organes sans flancher, dans cet élan qui
le conduit toujours à préférer la précision sèche au flou de
l’esquive. Le cœur ? […] Le cœur alors. Mais pas les yeux, on
ne prend pas les yeux, n’est-ce pas ? Elle étouffe son cri
d’une paume plaquée sur sa bouche ouverte. Sean tressaille,
s’écrie dans la foulée, quoi ? les yeux ? non jamais, pas les
yeux. Son râle stagne dans la pièce où Thomas a baissé les
siens, je comprends. […]  Car les yeux de Simon, ce n’était
pas seulement sa rétine nerveuse, son iris de taffetas, sa
pupille d’un noir pur devant le cristallin, c’était son regard ; sa
peau, ce n’était pas seulement le maillage fileté de son
épiderme, ses cavités poreuses, c’était sa lumière et son
toucher, les capteurs vivants de son corps. “Le corps de votre
enfant sera restauré”. C’est une promesse et c’est peut-être
aussi le glas de ce dialogue, on ne sait pas.  […] Thomas se
lève et ajoute si votre enfant est donneur, cela permettra à
d’autres personnes de vivre  […]. On sait, on sait tout ça, les
greffes sauvent des gens, la mort de l’un peut accorder la vie
à un autre, mais nous, c’est Simon, c’est notre fils, est-ce que
vous comprenez ça ? Je comprends. […] Que faire Nicolas ?
Enterrer les morts et réparer les vivants » (Maylis de Kerangal,
Réparer les vivants [2014]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
morale
■ Martha Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on philosophy
and literature, Oxford, Presses universitaires d’Oxford, 1990,
p. 26-27.
[Il ne s’agit pas simplement de dire que la littérature est précieuse parce qu’elle est en
mesure d’éduquer la conscience morale du lecteur en lui présentant des situations de conflit
ou de choix moraux dans toute la complexité de leurs implications émotionnelles mais
d’aller jusqu’à comprendre que la littérature est une composante essentielle de tout
raisonnement moral parce qu’elle offre des situations de discernement réel. Laclos nous
convoque ainsi à nous déterminer : acceptons-nous que la transparence d’intention ne soit
jamais totale dans l’avènement d’un choix religieux (au nom de la complexité du cœur
humain et de la fragilité de l’existence vécue) ou exigeons-nous que la liberté de conscience
soit inconditionnelle en ces affaires (au nom d’un avenir qui ne doit pas être hypothéqué et
d’une autonomie qui doit demeurer une valeur inaliénable) ?]

Je soutiendrai, en fait, qu’il y a une conception éthique spécifique


(que j’appellerai la conception aristotélicienne) qui requiert, pour son étude
et son énonciation adéquates et complètes, des formes et des structures
telles que celles que nous trouvons dans [les] romans ; par conséquent,
si l’entreprise de la philosophie morale est comprise comme une poursuite
de la vérité sous toutes ses formes, exigeant un examen profond et
sympathique de toutes les grandes alternatives éthiques et la comparaison
de chacune d’entre elles avec notre sens actif de la vie, alors la philosophie
morale exige des textes de cette sorte et l’expérience de la lecture aimante
et attentive de romans pour son propre accomplissement. Cela implique
clairement une extension et une reconstruction de ce que la philosophie
morale a été supposée pendant longtemps être et inclure.
« Je vous invite à ne pas vous opposer à la vocation qu’elle
montre. Sûrement nulle raison ne peut autoriser à forcer de
prendre cet état, quand le sujet n’y est pas appelé ; mais
quelquefois c’est un grand bonheur qu’il le soit ; et vous voyez
que votre fille elle-même vous dit que vous ne la
désapprouveriez pas, si vous connaissiez ses motifs. Celui qui
nous inspire nos sentiments sait mieux que notre vaine
sagesse, ce qui convient à chacun ; et souvent, ce qui paraît
un acte de sa sévérité en est au contraire un de sa clémence.
Enfin, mon avis, que je sens bien qui vous affligera, et que par
là même vous devez croire que je ne vous donne pas sans y
avoir beaucoup réfléchi, est que vous laissiez mademoiselle
de Volanges au couvent, puisque ce parti est de son choix »
(Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses
[1782], « Lettre CLXXII ; Mme de Rosemonde

à Mme de Volanges »).


• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
morale

■ Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris,


Klincksieck, coll. « Bibliothèque d’histoire du théâtre », 1992,
p. 27.
[À rebours d’une conception naïve de la catharsis qui voudrait que l’on puisse guérir de son
désarroi en assistant à une représentation théâtrale, Molière soutient que l’on doit surtout
comprendre pourquoi l’on s’égare quotidiennement dans la connaissance que l’on a de soi]

[Les doctes prédécesseurs de Molière –  Scaliger ou Vossius] assignent


sans sourciller à la comédie la tâche de corriger les mœurs et les caractères
indistinctement par la force de l’exemple, l’autorité de la réprobation
universelle, la crainte d’être brocardé ou l’apprentissage pratique
de la distinction entre le bon et le mauvais, bref par une psychagogie directe
et effective, en forme de catharsis par le rire, vécue par chaque spectateur
pour son propre compte. Molière, lui, met fort raisonnablement ces beaux
projets en contradiction avec l’évidence qu’aucun avare n’a jamais été guéri
par la représentation des ridicules d’Harpagon, faute de s’y reconnaître. Nul
n’est corrigé, c’est une chose bien connue, par la mise en scène de ses
propres travers, de ses propres folies.  […] Une chose [est] apparemment
essentielle pour comprendre son théâtre et, singulièrement, sa conception du
ridicule et de ce qui suscite le rire : que les travers raillés et brocardés par
lui sont toujours accompagnés d’un plus grave défaut qui les enveloppe,
celui d’une cécité mentale procédant de l’étourderie, de l’extravagance,
du délire, risquons le mot, de la folie inhérente aux égarements de l’esprit et
de l’âme ; laquelle explique l’imperméabilité des seuls intéressés à la leçon
qui en revanche crève les yeux de tous les assistants […] Il en ressort que le
théâtre de Molière ne ridiculise pas les travers de caractère ou de mœurs :
il débusque le ridicule de l’égarement qui invariablement en constitue
l’origine.
« Clitandre  : Souffrez, pour vous parler, Madame, qu’un
amant  /  Prenne l’occasion de cet heureux moment, / Et se
découvre à vous de la sincère flamme… / Bélise  : Ah tout
beau, gardez-vous de m’ouvrir trop votre âme : / Si je vous ai
su mettre au rang de mes amants, / Contentez-vous des yeux
pour vos seuls truchements, / Et ne m’expliquez point par un
autre langage  / Des désirs qui chez moi passent pour un
outrage ; / Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes appas, /
Mais qu’il me soit permis de ne le savoir pas […] / Clitandre :
Des projets de mon cœur ne prenez point d’alarme ; /
Henriette, Madame, est l’objet qui me charme, / Et je viens
ardemment conjurer vos bontés / De seconder l’amour que j’ai
pour ses beautés. / Bélise : Ah certes le détour est d’esprit, je
l’avoue, / Ce subtil faux-fuyant mérite qu’on le loue ; Et dans
tous les romans où j’ai jeté les yeux, / Je n’ai rien rencontré de
plus ingénieux. / Clitandre  : Ceci n’est point du tout un trait
d’esprit, Madame, / Et c’est un pur aveu de ce que j’ai dans
l’âme. / Les Cieux, par les liens d’une immuable ardeur, / Aux
beautés d’Henriette ont attaché mon cœur  […]  / Bélise  : Je
vois où doucement veut aller la demande, / Et je sais sous ce
nom ce qu’il faut que j’entende ;  […] / Je dirai qu’Henriette à
l’hymen est rebelle, / Et que sans rien prétendre, il faut brûler
pour elle » (Molière, Les Femmes savantes [1672], I, 4, v. 273-
308).
• l’œuvre et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale
3. L’expression de l’authenticité
• L’œuvre se veut sincère et ne se dérobe donc pas devant les énigmes du monde : elle les
saisit avec empathie.

La vérité d’une œuvre se mesure à l’authenticité de sa quête  : si elle se


saisit poétiquement de l’énigme du monde en l’articulant au mystère de
l’homme pour en comprendre les désirs, sans se livrer à un moralisme
indélicat typifiant les situations et les êtres, elle répond alors avec empathie
aux instances de l’humanité réelle et métamorphose notre finitude en
chance de vie.

§  7 Seul un monde saisi comme une énigme à


apprivoiser peut mettre en évidence la complexité
intérieure de l’homme dont le réel est l’écrin ; en une
confrontation positive, la naissance de l’intériorité
correspond ainsi à la plongée réflexive à l’intérieur des
choses.
■ Michel Collot, Le Chant du monde dans la poésie française
contemporaine, Paris, Corti, coll. « Les essais », 2019, p. 38.
[Si le poème naît de l’émotion ressentie au contact de l’univers et engendre le chant d’un
for intérieur en sa présence, l’échange entre extériorité et intériorité (ou entre paysage et
sentiment) peut se concevoir comme un « sentiment-paysage » (Cheng), fruit d’une
interaction que l’on ne peut ni temporaliser ni spatialiser – le sujet n’écrit pas après avoir
observé l’objet paysage mais par lui et en lui ; le poète ne se tient pas face au paysage mais
en lui et par lui – : « à présent que le paysage est “né” de moi et moi du paysage, celui-ci me
charge de parler pour lui […] en sorte que le paysage est bien en moi » (François Cheng, Le
Dialogue, 2002)]

Le paysage exprime cette relation intime entre la conscience et le monde,


qui me semble au cœur du lyrisme moderne. Lié au point de vue d’un sujet
mais aussi à la topographie d’une étendue de pays, le paysage est un espace
à la fois intérieur et extérieur, qui échappe aussi bien à l’objectivisme qu’à
un lyrisme purement subjectif. Il occupe de ce fait une place centrale dans
la poésie contemporaine, particulièrement sensible à son horizon. […] Situé
entre le proche et le lointain, le paysage est à la fois lieu de séjour et
invitation au voyage, point de passage entre l’ici et l’ailleurs. Il est
également le résultat d’une interaction entre nature et culture et le regain
d’intérêt qu’il suscite aujourd’hui est lié aux dangers qui pèsent sur
l’environnement et qui menace cet équilibre.
« Oui, voici la colline et la vallée, / Voici le lac et le reflet des
nuages. / La lumière les dévoile aube et soir / Et le printemps
revient à tire-d’aile ! / Terre habitable, humain séjour
provisoire : / Il n’est vrai paysage que de nos mémoires… / Ô
pays ! ô âge ! Transplantés ici, / Nos désirs et paroles nous
unissent / À tous les lointains, au grand iambe / Du prime
matin du monde. Écoutons donc / Le chant des âmes
errantes, de leurs élans / Inachevés, chant fondu dans les
sources / Et la brise, chant nôtre ! L’infini n’est autre / Que nos
énigmatiques échanges, sans cesse / Renouvelés, avec
l’immémoriale promesse. // Nos lieux, nos instants, à jamais
uniques ! » (François Cheng, « Par ici nous passons », La
vraie gloire est ici [2015]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire

■ Martine Broda, L’Amour du nom. Essai sur le lyrisme et la


lyrique amoureuse, Paris, Corti, coll. « En lisant en écrivant »,
1997, p. 252-253.
[Le lyrisme est la célébration d’une apparition apportant avec elle le fond (c’est-à-dire l’être
constitutif) sur lequel elle s’établit et qui, ordinairement caché, étincelle soudainement. La
figure de l’être que l’on aime recèle surtout, pour la poésie d’Éluard, tout un monde qui fait
vivre l’amant sans qu’il s’en aperçoive toujours mais qui donne tout son sens à son âme
lorsqu’il s’avise tout à coup qu’il n’existe que parce que l’aimé le regarde]

Le geste de la célébration n’a-t-il pas toujours été l’acte lyrique par


excellence –  célébration religieuse, célébration amoureuse, célébration de
l’univers visible ? La célébration lyrique semble consécutive à une
épiphanie : en dernière instance celle de la Chose, les retrouvailles avec elle
signant une jouissance impossible, sinon sur le mode hallucinatoire, dans
l’écriture comme dans la folie. Ceci vaut, que la Chose se révèle derrière
l’objet d’amour, ou qu’elle incarne, chez les poètes religieux, le Souverain
bien, la présence divine ordonnatrice des beautés de l’univers, ou encore
qu’elle apparaisse de toute façon comme sous-jacente au spectacle du
monde, en ces moments très particuliers où le réel fulgure, devient
éblouissant, moments d’intensité privilégiée qui ont toujours été l’objet des
poèmes. […] Mais surtout, avec ce que je nomme l’épiphanie de la Chose,
on met le doigt sur ce que je crois être le fondement dernier du lyrisme
poétique, par elle suscité. Le lyrisme, soit le chant qui advient au sujet avec
sa propre dépossession, quand il s’expose à la rencontre d’une altérité
transcendante et radicale. Ce chant est, de ce fait même, sublime. Ses
vocalises sont le signe de la jouissance qui survient contre toute attente,
quand sont hallucinées des retrouvailles impossibles.
« Et l’air a un visage, un visage aimé, / Un visage aimant,
ton visage,  / À  toi  qui n’as pas de nom et que les autres
ignorent / […] / Les astres te devinent, les nuages t’imaginent /
Et le sang répandu aux meilleurs moments,  / Le sang de la
générosité / Te porte avec délices. / Je chante la grande joie
de te chanter, / La grande joie de t’avoir ou de ne pas t’avoir, /
La candeur de t’attendre, l’innocence de te connaître, / Ô toi
qui supprimes l’oubli, l’espoir et l’ignorance, / Qui supprimes
l’absence et qui me mets au monde, / Je chante pour chanter,
je t’aime pour chanter / Le mystère où l’amour me crée et se
délivre » (Paul Éluard, « Celle de toujours, toute », Capitale de
la douleur [1926], « Nouveaux poèmes »).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur

■ Georges Lukacs, La Théorie du roman [1920], Berlin,


Gonthier, coll. « Médiations » (trad. Jean Clairevoye), 1963,
p. 60-61 et 85.
[Le roman est né en se séparant de l’épopée  : son héros n’évolue plus dans un monde
harmonieux en luttant pour la victoire de valeurs sûres dont nul ne conteste la vérité mais
affronte un monde complexe en lequel il s’élance comme en une énigme qu’il doit forcer et
qui lui donnera la clef de son existence. Si le monde donne alors toujours son sens au moi
(et inversement), tout se déroule désormais au cœur d’une lutte sans merci. Arrêté par les
nationalistes chinois qu’il avait pourtant aidés, Kyo, militant communiste victime d’un
renversement d’alliance politique, est sur le point de se suicider dans La Condition humaine
de Malraux : a-t-il raison de le faire ? et a-t-il eu raison de s’engager pour la libération de
son pays ? et a-t-il sa place de martyr aux yeux de tous les siens ? Nos engagements
conservent toujours une part de mystère mais énoncent ce que nous sommes]

En toute rigueur, le héros d’épopée n’est jamais un individu. De tout


temps, on a considéré comme une caractéristique essentielle de l’épopée le
fait que son objet n’est pas un destin personnel, mais celui d’une
communauté. Avec raison, car le système de valeurs achevé et clos qui
définit l’univers épique crée un tout trop organique pour qu’en lui un seul
élément soit en mesure de s’isoler en conservant sa rigueur, de se dresser
avec assez de hauteur pour se découvrir comme intériorité et se faire
personnalité. La toute-puissance de l’éthique, qui pose chaque âme comme
une réalité singulière et incomparable, reste encore étrangère à ce monde.
Lorsque la vie, en tant que vie, trouve en elle un sens immanent, c’est aux
catégories de l’organique qu’il appartient de tout déterminer : la personne et
la physionomie individuelle naissent d’un équilibre dans le
conditionnement réciproque de la partie et du tout, non d’une réflexion
polémique sur soi de la personnalité solitaire et fourvoyée.  […] [Mais] le
roman est la forme de l’aventure, celle qui convient à la valeur propre de
l’intériorité ; le contenu en est l’histoire de cette âme qui va dans le monde
pour apprendre à se connaître, cherche des aventures pour s’éprouver en
elles et, par cette preuve, donne sa mesure et découvre sa propre essence.
La sécurité intérieure du monde épique exclut [en revanche] toute aventure
dans le sens rigoureux du terme : les héros de l’épopée traversent une suite
bigarrée d’aventures mais il est hors de doute qu’ils sont destinés à en venir
à bout dans leur corps et dans leur âme.
« Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son
murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée  […]. [Kyo]
aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé
du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourrait parmi
ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourrait, comme chacun
de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie.
Qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de
mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul.
Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de
vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs,
légende sanglante dont se font les légendes dorées !  […] Il
tenait maintenant le cyanure dans sa main. Il s’était souvent
demandé s’il mourrait facilement. Il savait que, s’il décidait de
se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage
indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il
n’avait pas été sans inquiétude sur l’instant où la mort
écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour » (André
Malraux, La Condition humaine [1933], VI).
• la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique

■ Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique »,


1972, p. 135-136.
[La description proustienne se structure par le temps, clé de la vie et donc de l’œuvre, au
point de posséder une technique narrative résolument déliée de l’ekphrasis épique : ce n’est
pas la chose décrite en elle-même qui importe, mais l’action même du regard qui
s’achemine vers la chose, tant il est vrai qu’un point de vue n’est jamais fixe et change
justement pour révéler le voyant à lui-même (en sa finitude spatialisée et temporalisée)]

[Les] stations contemplatives sont généralement d’une durée qui ne risque


pas d’excéder celle de la lecture (même fort lente) du texte qui les « relate
» […]. La « description » proustienne est moins une description de l’objet
contemplé qu’un récit et une analyse de l’activité perceptive du personnage
contemplant, de ses impressions, découvertes progressives, changements de
distance et de perspective, erreurs et corrections, enthousiasmes ou
déceptions, etc. Contemplation fort active en vérité, et qui contient « toute
une histoire ». C’est cette histoire que raconte la description proustienne.
Qu’on relise par exemple les quelques pages consacrées aux marines
d’Elstir à Balbec : on verra combien s’y pressent les termes désignant non
pas ce qu’est la peinture d’Elstir, mais les « illusions d’optique » qu’elle «
recrée », et les impressions mensongères qu’elle suscite et dissipe tout à
tour : sembler, apparaître, avoir l’air, comme si, on sentait, on aurait dit, on
pensait, on comprenait, on voyait reparaître […] : l’activité esthétique n’est
pas ici de tout repos.
« Naturellement, ce qu’il y avait dans son atelier, ce n’était
guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j’y pouvais
discerner que le charme de chacune consistait en une sorte
de métamorphose des choses représentées, analogue à celle
qu’en poésie on nomme métaphore […]. Parfois, à ma fenêtre,
dans l’hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les
couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand j’attendais
le moment de partir avec Saint-Loup, il m’était arrivé grâce à
un effet de soleil de prendre une partie plus sombre de la mer
pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone
bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au
ciel. […]  C’est par exemple à une métaphore de ce genre –
 dans un tableau représentant le port de Carquethuit, tableau
qu’il avait terminé depuis peu de jours et que je regardai
longuement  – qu’Elstir avait préparé l’esprit du spectateur en
n’employant pour la petite ville que des termes marins, et que
des termes urbains pour la mer. Soit que les maisons
cachassent une partie du port, un bassin de calfatage ou peut-
être la mer même s’enfonçant en golfe dans les terres ainsi
que cela arrivait constamment dans ce pays de Balbec, de
l’autre côté de la pointe avancée où était construite la ville, les
toits étaient dépassés (comme ils l’eussent été par des
cheminées ou par des clochers) par des mâts, lesquels
avaient l’air de faire des vaisseaux auxquels ils appartenaient
quelque chose de citadin, de construit sur terre, impression
qu’augmentaient d’autres bateaux  […]. Le peintre avait su
habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de
démarcation absolue, entre la terre et l’océan » (Marcel
Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur [1918], I).
• la représentation littéraire ; littérature et savoirs

■ Jacques Noiray, Le Romancier et la Machine. L’image de la


machine dans le roman français (1850-1900), Paris, Corti,
1981, p. 448.
[La réalité n’existe que lorsque l’on engage un véritable combat avec elle. Zola l’a bien
compris. C’est la raison pour laquelle ses descriptions sont souvent moins réalistes que
mythiques, soulignant l’invariable condition de l’existence qui se heurte à des forces qui la
dépassent mais dont l’honneur est de donner un visage à ses contraintes pour pouvoir enfin
les dompter. Le titre La Bête humaine dit en ce sens tout un univers]
Que ce soit directement, comme machine meurtrière, ou
métaphoriquement, la machine apparaît toujours comme un instrument ou
une image de la mort. On dirait même que, pour Zola, la présence de l’objet
technique est indissociable d’une représentation de la mort  : c’est en tant
que machine, c’est-à-dire sujet au détraquement, que le corps humain se
révèle fragile et mortel ; c’est comme corps mécanique érotisé que la
machine développe avec l’homme ou la femme des rapports pervertis et
finalement meurtriers ; c’est comme incarnation des instincts de mort
qu’elle trouve à la fois sa suprême puissance et sa fin cataclysmique. Ainsi
l’univers de la technique est-il saturé de forces meurtrières, dont la machine
est à la fois l’instrument et la victime : univers ambigu, tragique, mais d’un
tragique moderne, d’autant plus terrifiant qu’il est désormais privé de la
présence des dieux.
« La chaudière était pourvue d’eau, le charbon dont le foyer
venait d’être rempli, s’embrasait ; et pendant la première demi-
heure, la pression monta follement, la vitesse devint
effrayante. Sans doute, le conducteur chef, cédant à la
fatigue, s’était endormi. Les soldats, dont l’ivresse augmentait,
à être ainsi entassés, subitement s’égayèrent de cette course
violente, chantèrent plus fort. On traversa Maromme, en coup
de foudre. Il n’y avait plus de sifflet, à l’approche des signaux,
au passage des gares. C’était le galop tout droit, la bête qui
fonçait la tête basse et muette, parmi les obstacles. Elle
roulait, roulait sans fin, comme affolée de plus en plus par le
bruit strident de son haleine. À Rouen, on devait prendre de
l’eau ; et l’épouvante glaça la gare, lorsqu’elle vit passer, dans
un vertige de fumée et de flamme, ce train fou, cette machine
sans mécanicien ni chauffeur, ces wagons à bestiaux emplis
de troupiers qui hurlaient des refrains patriotiques. Ils allaient
à la guerre, c’était pour être plus vite là-bas, sur les bords du
Rhin. Les  employés étaient restés béants, agitant les bras.
Tout de suite, le cri fut général  : jamais ce train débridé,
abandonné à lui-même, ne traverserait sans encombre la gare
de Sotteville, toujours barrée par des manœuvres, obstruée
de voitures et de machines, comme tous les grands dépôts. Et
l’on se précipita au télégraphe, on prévint. Justement, là-bas,
un train de marchandises qui occupait la voie, put être refoulé
sous une remise. Déjà, au loin, le roulement du monstre
échappé s’entendait. Il s’était rué dans les deux tunnels qui
avoisinent Rouen, il arrivait de son galop furieux, comme une
force prodigieuse et irrésistible que rien ne pouvait plus
arrêter. Et la gare de Sotteville fut brûlée, il fila au milieu des
obstacles sans rien accrocher, il se replongea dans les
ténèbres, où son grondement peu à peu s’éteignit » (Émile
Zola, La Bête humaine [1890], XII).
• la représentation littéraire ; littérature et politique ; littérature et savoirs

§ 8 L’œuvre se montre juste lorsqu’elle ne moralise pas


ses développements ; assumant la complexité du
monde, elle s’y fraye simplement une voie pour donner
un visage à l’homme mis en demeure de répondre aux
sollicitations du réel, hors de tout jugement
péremptoire.
■ Milan Kundera, Les testaments trahis [1993], Paris, Gallimard,
2000, p. 17-18.
[Lors d’une tempête en mer, le Quart Livre présente tout son équipage luttant contre les
éléments déchaînés. Chacun s’efforce de sauver le bateau, sauf Panurge, qui ne fait rien – à
part se lamenter. Mais une fois le calme revenu, le même homme reprend contenance et
ricane devant l’activité de ses compagnons, qu’il juge encore trop timides. Si nous
apprécions alors la verve de Panurge, bouffon impénitent capable de nous faire sourire de
façon désintéressée, c’est que le genre romanesque est par nature ce secours qui nous aide à
suspendre notre caractère trop prompt à tout juger, en une peinture du réel qui cerne bien
par ailleurs nos passions spontanées]

Ce sont là les passages où le livre de Rabelais devient pleinement et


radicalement roman ; à savoir  : territoire où le jugement moral est
suspendu. Suspendre le jugement moral, ce n’est pas l’immoralité du
roman, c’est sa morale. La morale qui s’oppose à l’indéracinable pratique
humaine de juger tout de suite, sans cesse, et tout le monde, de juger avant
et sans comprendre. Cette fervente disponibilité à juger est, du point de vue
de la sagesse du roman, la plus détestable bêtise, le plus pernicieux mal.
Non que le romancier conteste, dans l’absolu, la légitimité du jugement
moral, mais il le renvoie au-delà du roman. La création du champ
imaginaire où le jugement moral est suspendu fut un exploit d’une
extraordinaire portée  : là seulement peuvent s’épanouir des personnages
romanesques, à savoir des individus conçus non pas en fonction d’une
vérité préexistante, en tant qu’exemples du bien et du mal, ou en tant que
représentants de lois objectives qui s’affrontent, mais en tant qu’êtres
autonomes fondés sur leur propre morale, sur leurs propres lois. La société
occidentale a pris l’habitude de se présenter comme celle des droits de
l’homme ; mais avant qu’un homme pût avoir des droits, il avait dû se
constituer en individu, se considérer comme tel et être considéré comme tel
; cela n’aurait pas pu se produire sans une longue pratique des arts
européens.
« Soubdain la mer commença s’enfler et tumultuer du bas
abysme  […]. Panurge  […] restoit acropy sus le tillac, tout
affligé, tout meshaigné, et à demy mort […] : “O que troys et
quatre foys heureulx sont ceulx qui plantent chous ! O Parces,
que ne me fillastez vous pour planteur de chous ? […] Par ma
foy, j’ai belle paour. Bou bou, bou bous bous. C’est faict de
moy”.  […] Frere Jan s’estoit mis en poupoinct pour secourir
les nauchiers  […] et luy dist  : “Par Dieu, Panurge le veau,
Panurge le pleurart, Panurge le criart, tu feroys beaucoup
mieulx nous adant icy, que là pleurant comme une vache,
assis sus tes couillons, comme un magot. –  Be be be bous,
bous, bous (respondit Panurge)”  […]. “Terre, terre, s’escria
Pantagruel, je voy terre ! Enfants, couraige de brebis !”  […]
“Ha, ha (s’escria Panurge) tout va bien. L’oraige est passée.
Je vous prie, de grace, que je descende le premier. Je
vouldrois fort aller un peu à mes affaires. Vous ayderay je
encore là ? Baillez que je vrilonne ceste chorde. J’ay du
couraige prou, voyre. De paour bien peu. Baillez ça, mon
amy.  […] Comment, vous ne faictez rien, frere Jan” ? »
(François Rabelais, Le Quart livre [1552], XVIII-XXIII).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
morale
■ Claude Roy, Défense de la littérature, Paris, Gallimard, coll. «
Idées », 1968, p. 121-122.
[La littérature sait qu’elle ne comprend les êtres que lorsqu’elle renonce à les juger et à les
évaluer d’un regard extérieur (qui ne s’approche pas d’eux et ne vit pas en leur cœur). En se
détournant de la récapitulation méticuleuse de sa jeunesse employée au vol, pour viser
plutôt une transfiguration légendaire de son existence passée, Genet réoriente ainsi le genre
de la confession vers l’avancée d’une conscience actuelle (et non vers quelque jugement
historique que ce soit). La beauté peut en ce sens jaillir de la corruption, tant il est vrai que
nous ne choisissons pas toujours toute notre vie]

Avec Dieu, tout finit par des histoires de Jugement dernier. L’omniscience
conclut. Le regard de Tolstoï ou de Tchékhov peut être infiniment pénétrant,
attentif, affectueux, patient. Mais jamais il n’autorise à porter un jugement
dernier. Un grand roman, c’est toujours, en même temps, l’ébauche
désespérée d’un Jugement dernier. Mais le romancier ne peut pas mettre à
sa droite les justes et à sa gauche les réprouvés. Il suspend son jugement à
l’instant même où celui-ci devrait trancher. S’il rend un jugement, c’est un
jugement sans verdict. Le roman est la forme d’art d’une civilisation qui
s’intéresse aux individus (ce qui ne veut pas dire que le roman soit
seulement la forme d’art d’une civilisation individualiste). Et ne s’intéresse
aux autres que celui qui sait, d’une certaine façon, se désintéresser de lui-
même.
« Mais, car il fallait voler quelquefois, nous connaissions
aussi les beautés claires, terrestres, de l’audace. Avant qu’on
ne s’endormît, le chef, le cavalier nous conseillait. Avec de
faux papiers, par exemple, nous allions à différents consulats
afin d’être rapatriés. Le consul, attendri ou agacé par nos
plaintes et notre misère, notre crasse, nous donnait un billet
de chemin de fer pour un poste frontière. Notre chef le
revendait à la gare de Barcelone. Il  nous indiquait aussi les
vols à commettre dans les églises –  ce que n’osaient les
Espagnols – ou dans les villes élégantes, enfin c’est lui-même
qui nous amenait les matelots anglais ou hollandais à qui
nous devions nous prostituer pour quelques pesetas. Ainsi
parfois nous volions et chaque cambriolage nous faisait un
instant respirer à la surface. […] La nervosité que provoquent
la peur, l’angoisse quelquefois, facilité un état voisin des
dispositions religieuses. […] “On se sent vivre” » (Jean Genet,
Journal du voleur [1949]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature
et politique

■ Stéphane Braunschweig, Petites portes, grands paysages,


Paris, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », 2007, p. 259.
[Ne céder à aucune pente moralisatrice ne signifie pas épouser le subjectivisme radical que
la modernité promeut. Il s’agit au contraire de se tenir à la lisière de tout engagement
militant pour laisser du jeu au langage et de la découverte à la lecture. On  sait qu’en
blâmant celle qu’il aime, Alceste n’écoute pas son sentiment immédiat mais un sens plus
profond de l’honneur qu’il voudrait partager avec elle ; le jugerons-nous alors pour son
visage bourru qui ne possède pas l’amabilité que la société voudrait partout imposer ? On
sait aussi que le héros entend mécaniquement rejeter toute société dont la futilité ne permet
pas à son originale passion de s’exprimer ; le jugerons-nous encore comme un sauvage
contempteur de l’humanité qui sait pourtant estimer une femme qui goûte démesurément la
société ? Or c’est justement en tant qu’automate que le héros de Molière est vivant et peut
heureusement éviter tous nos prompts jugements]

Il y a une chose qui revient constamment dans [l]es textes [de Kleist] : si
la vérité est inaccessible, c’est qu’il y a de l’affect. Tout simplement. C’est
ce que raconte l’essai Sur le théâtre de marionnettes [1810] : si on chute du
paradis, c’est qu’il y a de l’affect. C’est pourquoi les seuls qui puissent
avoir accès à la connaissance, à la grâce, sont le dieu et le pantin. Celui qui
n’a pas de conscience, ou qui a une conscience infinie. Dieu n’a pas
d’affects, le pantin non plus. Il y a quelque chose d’insupportable chez
Kleist à l’idée que l’homme a des affects – il voudrait être une machine…
Car l’affect rend impossible la vérité ou la transparence du langage.
« Célimène : Qu’injustement de lui vous prenez de l’ombrage
! / Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage, / Et que
dans mon procès, ainsi qu’il m’a promis, / Il peut intéresser
tout ce qu’il a d’amis ? / Alceste  : Perdez votre procès,
madame, avec constance, / Et ne ménagez point un rival qui
m’offense  / Célimène  : Mais de tout l’univers vous devenez
jaloux. / Alceste : Ce que tout l’univers est bien reçu de vous. /
Célimène : C’est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée, /
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ;  / Et  vous
auriez plus lieu de vous en offenser, / Si vous me la voyiez sur
un seul ramasser » (Molière, Le Misanthrope [1666], II, 1,
v. 489-500).
• littérature et morale ; littérature et savoirs

■ Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard,

coll. « Pratique du théâtre », 1962, p. 9.


[Pour éviter les récifs de la littérature idéologique, les écrivains viseront l’universel en
transfigurant la réalité, sans simplifications, mais en donnant à la psychologie une
dimension métaphysique. À ce titre, lorsque le Figaro de Beaumarchais évoque sa lutte pour
la subsistance et ses difficultés à affronter la censure et l’injustice, il ne se situe pas tant au
cœur de son époque qu’au creux de la condition humaine tout entière, sans cesse assaillie
par la question du sens de l’existence]

Les thèmes que beaucoup d’auteurs choisissent ne relèvent que d’une


certaine mode idéologique, ce qui est moins que l’époque. Ou alors ces
thèmes expriment telle ou telle pensée politique très particulière, et les
pièces qui les illustrent mourront avec cette idéologie dont ils sont
tributaires, car les idéologies se périment. N’importe quel tombeau chrétien,
n’importe quelle stèle grecque ou étrusque touchent davantage, en disent
plus sur le destin de l’homme que tant de pièces laborieusement engagées,
qui se font l’instrument de disciplines, de systèmes d’expression, de
langages, autres que ceux qui leur sont propres. Il est vrai que tous les
auteurs ont voulu faire de la propagande. Les grands sont ceux qui ont
échoué, qui, consciemment ou non, ont accédé à des réalités plus profondes,
plus universelles.
« Comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je
taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est
question  : on me dit que pendant ma retraite économique, il
s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des
productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que,
pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l’autorité, ni du
culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place,
ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles,
ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout
imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois
censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un
écrit périodique, et croyant n’aller sur les brisées d’aucun
autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever
contre moi mille pauvres diables à la feuille ; on me supprime ;
et me voilà derechef sans emploi ! Le désespoir m’allait saisir ;
on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais
propre  : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint.
[…]  Ô  bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il
arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a
fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis
entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai
jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ;
encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que
le reste, ni même quel est ce Moi dont je m’occupe  : un
assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être
imbécile ; un petit animal folâtre… » (Pierre-Augustin Caron
de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro [1778], V, 3).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et politique

■ Georges Bernanos, « Lettre à Frédéric Lefèvre » [1926],


Lettres retrouvées (1904-1948), Paris, Plon, 1983, p. 138-139.
[Par-delà tout esthétisme, incapable de comprendre les enjeux profonds d’une existence,
l’œuvre désirera la juste recherche du vrai en se donnant pour objet de rassembler l’existant
corporel et son principe spirituel au sein d’un transport tragique qui en restitue la vérité et la
beauté. Il s’agit de surmonter l’exemplarité, ou l’homme moral, pour retrouver la fragilité,
ou l’homme pécheur, avec une empathie qui permet d’aspirer à la croissance sans laisser
l’être dépérir. Péguy n’a-t-il pas su visiter les états d’âme complexes de Jeanne d’Arc,
effrayée par le mal, en l’approchant ainsi d’un lecteur qui peut parfois lui ressembler
quelque peu par ses scrupules ? C’est ainsi que la littérature ne juge pas mais panse les
blessés]

On ne peut le nier  : l’art a un autre but que lui-même. Sa perpétuelle


recherche de l’expression n’est que l’image affaiblie, ou comme le symbole,
de sa perpétuelle recherche de l’Être. Racine, par exemple, eût-il atteint son
point de perfection s’il n’avait un jour, d’un coup sublime, surmonté
l’homme moral et retrouvé l’homme pécheur ? Nulle autre cause que celle-
ci n’expliquerait sa constante amertume, je ne sais quel frisson douloureux
partout sensible, ni le silence tout à coup gardé, ni la mort. Sans doute peut-
on croire que le rival heureux de Corneille, instruit de la lutte épuisante
soutenue par l’aîné magnanime, et d’ailleurs impatient de gloire, a
passionnément souhaité de plaire à un public que l’auteur du Cid avait
rassasié de sublime, et qui voulait un autre divertissement. Mais ce n’était
pas de sublime grec ou romain que ce jeune homme avait rêvé de remplir
son cœur avide. Que n’eût-il même cédé au goût et à la mode pour dire au
moins quelque chose des grandes passions dont ses orageuses amours
n’étaient encore que l’image affaiblie ! Déjà dans le cri de triomphe et de
bienvenue à la vie de l’adolescent vainqueur, aimé, célèbre, se décèle la
fêlure imperceptible, le frémissement de la joie mêlée d’angoisse, la
recherche d’une vérité plus urgente et plus profonde. Qui le suit au long de
la route aride ? Jusqu’à ce qu’ayant vu se dresser tout à coup, engendrée de
son art, –  pâle de la volonté pressée jusqu’au supplice, sa petite main
secrète posée sur l’épaule de son insignifiante amie, – Phèdre, il reconnaît
le visage fraternel et son propre remords dans les yeux mourants.
« Ô maison de mon père où je filais la laine, / Où les longs
soirs d’hiver, assise au coin du feu, / J’écoutais les chansons
de la vieille Lorraine, // Faut-il que je te dise un éternel adieu ?
// Passagère à présent à l’enfer éternel, / Faut-il que je te dise
un éternel adieu ?  //  […] // Jamais ne parferai la tâche
commencée. // Ô mon père, ô ma mère, ô vous que j’ai
laissés,  /  Vous m’avez pardonné ma partance menteuse, /
Mais le mensonge est là, qui n’est pas effacé, // La tache du
mensonge, ineffaçable et sale // Et mon âme est tachée à
jamais, et vous deux, / Menteuse que j’étais vous m’avez
mésaimée,  / Je  vous ai mésaimés à cause du mensonge, //
Vous que j’ai délaissés, ô mon père, ô ma mère, / Faut-il donc
que je sois sans vous revoir jamais, / Que dans l’enfer je sois
sans savoir où vous êtes » (Charles Péguy, Jeanne d’Arc
[1897], III, 2).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre et l’auteur ; l’œuvre et le  lecteur ;
littérature et morale

§ 9 L’œuvre trouve son timbre authentique lorsqu’elle se


fait empathique ; elle nous aide alors à porter le poids
des jours, en donnant une voix à ceux qui n’en ont pas
ou en célébrant la finitude comme une grandeur
véritable ; s’exprime littéralement là son caractère
touchant.
■ Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française
face au XXe siècle, Paris, Corti, coll. « Les Essais », 2017,
p. 241.
[La littérature peut s’ériger en tombeau, glorifiant l’être qui passa sur terre et dont la
mémoire ne peut mourir sans que l’humanité n’en soit dégradée, ou espérer la résurrection,
osant dire le deuil en l’indicible événement de la mort pour faire revivre les disparus qui,
s’ils gisent dans un repli de nos mémoires, n’ont pourtant pas déserté la terre. Écrivain
autodidacte de l’aventure intérieure, Juliet célèbre avec Lambeaux ses deux mères chéries
(Hortense, la mère biologique, et Félicie, la mère adoptive), en un vaste chant d’amour
nullement idéalisé qui craint sans cesse que le langage ne parvienne pas à bâtir le monument
désiré ; le texte est par ailleurs un récit au vocatif adressé à la première mère défunte
(décédée après huit ans d’enfermement dans un hôpital psychiatrique) et situé dans la
tradition du dialogue avec les morts : « Te ressusciter. Te recréer. Te dire au fil des ans et
des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien,
s’est déchirée »]

La littérature est conçue comme une transposition sécularisée de l’espoir


de vie éternelle au cœur du christianisme, car elle propose un asile de papier
à la mémoire fragile des cœurs. Elle se donne comme une forme
d’assomption où l’être disparu est supposé être quintessencié par l’écriture
d’outre-tombe venant l’arracher à la nuit.
« Un jour, il te vient le désir d’entreprendre un récit où tu
parlerais de tes deux mères / l’esseulée et la vaillante /
l’étouffée et la valeureuse / la jetée-dans-la-fosse et la toute-
donnée. / Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l’une
par le vide créé, l’autre par son inlassable présence, elles
n’ont cessé de t’entourer, te protéger, te tenir dans l’orbe de
leur douce lumière. / Dire ce que tu leur dois. Entretenir leur
mémoire. Leur exprimer ton amour. Montrer tout ce qui d’elles
est passé en toi. / […] Ni l’une ni l’autre de tes deux mères n’a
eu accès à la parole. Du moins à cette parole qui permet de
se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots.  […]
Lorsqu’elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois
s’avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques,
des exilés des mots / ceux et celles qui ne se sont jamais
remis de leur enfance / ceux et celles qui s’acharnent à se
punir de n’avoir jamais été aimés / ceux et celles qui crèvent
de se mépriser et se haïr / ceux et celles qui n’ont jamais pu
parler parce qu’ils n’ont jamais été écoutés / ceux et celles qui
ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie
ouverte  /  ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés
pourrissant dans leur gorge / ceux et celles qui n’ont jamais pu
surmonter une fondamentale tristesse » (Charles Juliet,
Lambeaux [1995], II).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et politique

■ Jean-Luc Nancy, Demande. Littérature et philosophie, Paris,


Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2015, p. 249.
[La cérémonie littéraire, qui ritualise la grandeur de l’homme révolté contre son destin,
offre un exemple remarquable de compassion pour le sort des êtres mortels qui vaut
célébration de leurs mérites. Lorsque Polyeucte se prépare à revoir Pauline, la femme qu’il
aime, juste avant de mourir exécuté, il fortifie son âme de nouveau converti en condamnant
les grandeurs mondaines et trompeuses qui l’accusent et s’oriente vers les biens éternels que
la mort ne pourra lui ravir ; l’écriture cornélienne l’élève alors, par l’usage rhétorique de la
stance, à la condition héroïque du martyre, discernant en lui, avec grande empathie, une
résolution positive qui n’a rien d’un sévère endurcissement]

La tragédie conserve dans le cérémonial de sa parole la trace du sacrifice.


Je ne chercherai pas ici à caractériser ce cérémonial  : je dirai seulement
qu’il tient au mode du discours direct, du discours adressé, non pas de son «
imitation » (bien que ce soit la mimêsis opposée à la diegêsis), car il ne
s’agit pas d’imiter le dialogue quotidien, mais il s’agit au contraire de la
production de l’adresse comme telle.  […] Le caractère « théâtral »
implique, au meilleur sens du mot, une emphase de l’adresse  : la parole
tendue vers l’autre et ainsi tendue au-delà de lui et au-delà d’elle-même. Ne
s’adressant plus à des dieux pour leur offrir des victimes, elle s’adresse d’un
homme à un autre pour lui présenter ce qui excède l’homme et ce qui
l’excède elle-même. C’est la parole, en ce sens, qui se sacrifie. Par cette
parole emphatique ou cérémoniaire, la tragédie garde ou elle invente, elle
garde et elle invente à la fois, l’ethos selon lequel, à défaut du secours des
dieux et de tout autre secours, une grandeur demeure. La grandeur du
mortel foudroyé dont les dieux se détournent…
« Source délicieuse, en misères féconde, / Que voulez-vous
de moi, flatteuses voluptés ? / Honteux attachements de la
chair et du monde, / Que ne me quittez-vous, quand je vous ai
quittés ? / Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre : /
Toute votre félicité, /  Sujette à l’instabilité, / En moins de rien
tombe par terre ; / Et comme elle a l’éclat du verre, / Elle en a
la fragilité. // […] Saintes douceurs du ciel, adorables idées, /
Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir ; / De vos
sacrés attraits les âmes possédées / Ne conçoivent plus rien
qui les puisse émouvoir.  / Vous promettez beaucoup et
donnez davantage ; / Vos biens ne sont point inconstants
;  /  Et  l’heureux trépas que j’attends / Ne vous sert que d’un
doux passage / Pour nous introduire au partage / Qui nous
rend à jamais contents. // C’est vous, ô  feu divin que rien ne
peut éteindre,  / Qui m’allez faire voir Pauline sans la
craindre.  /  Je la vois ; mais mon cœur, d’un saint zèle
enflammé, / N’en goûte plus l’appât dont il était charmé ; / Et
mes yeux éclairés des célestes lumières  / Ne trouvent plus
aux siens leurs grâces coutumières » (Pierre Corneille,
Polyeucte [1641], IV, 2, v. 1105-1160).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; littérature et morale ; littérature et politique

■ Joris-Karl Huysmans, En route [1895], Paris, Gallimard, coll. «


Folio », 1996, p. 81-82.
[Si l’écrivain n’adjoint pas à l’empathie qu’il peut développer pour un personnage non
seulement une conviction sincère pénétrant en vérité la situation qu’il peint mais encore un
style vigoureux parant avec cohérence l’émotion qu’il envisage, il ne parviendra pas à
l’accent exact qui emportera également son lecteur dans le même élan de compassion. Le
genre de l’hagiographie est peut-être devenu rare pour cette raison-là]

L’hagiographie était une branche maintenant perdue de l’art ; il en était


d’elle ainsi que de la sculpture sur bois et des miniatures des vieux missels.
Elle n’était plus aujourd’hui traitée que par des marguilliers et par des
prêtres, par des commissionnaires de style qui semblent toujours, lorsqu’ils
écrivent, charger leurs fétus d’idées sur des camions […]. Comment arriver
à exprimer aujourd’hui le suc dolent et le blanc parfum des très anciennes
traductions de la Légende dorée de Voragine [alors que] l’hagiographie était
la sœur de l’art barbare et charmant des enlumineurs et des verriers, de
l’ardente et de la chaste peinture des Primitifs ? […]. Cela est si exact que
voici Gustave Flaubert qui a écrit d’admirables pages sur la légende de
Saint Julien-L’Hospitalier. Elles marchent en un tumulte éblouissant et
réglé, évoluent en une langue superbe dont l’apparente simplicité n’est due
qu’à l’astuce compliquée d’un art inouï. Tout y est, tout, sauf l’accent qui
eût fait de cette nouvelle un vrai chef-d’œuvre. Étant donné le sujet, il y
manque, en effet, la flamme qui devrait circuler sous ces magnifiques
phrases ; il y manque le cri de l’amour qui défaille, le don de l’exil
surhumain, l’âme mystique ! D’un autre côté, les Physionomies de Saints
d’Hello valent qu’on les lise. La foi jaillit dans chacun de ses portraits,
l’enthousiasme déborde des chapitres,  […] mais quoi ! Hello était si peu
artiste que d’adorables légendes déteignent dans ses doigts quand il y
touche ; la lésine de son style appauvrit les miracles et les rend inermes.
L’exemple de ces deux hommes  […] n’ayant pu atteindre la perfection,
l’un, dans la légende de saint Julien, parce que la foi lui faisait défaut, et
l’autre, parce qu’il possédait une inextensible indigence d’art, décourageait
complètement Durtal.
« Il se fit un cilice avec des pointes de fer. Il monta sur les
deux genoux toutes les collines ayant une chapelle à leur
sommet. Mais l’impitoyable pensée obscurcissait la splendeur
des tabernacles, le torturait à travers les macérations de la
pénitence. Il ne se révoltait pas contre Dieu qui lui avait infligé
cette action, et pourtant se désespérait de l’avoir pu
commettre. Sa propre personne lui faisait tellement horreur
qu’espérant s’en délivrer il l’aventura dans des périls. Il sauva
des paralytiques des incendies, des voyageurs du fond des
gouffres. L’abime le rejetait, les flammes l’épargnaient »
(Gustave Flaubert, La Légende de Saint Julien-L’Hospitalier
[1877], III).
« Il faudrait peut-être plus de profondeur que l’esprit humain
n’en possède pour voir clairement ce qu’il y a dans cette
chose inconnue, qui s’appelle la simplicité, qui échappe aux
investigations, qui échappe à elle-même, qui généralement ne
se connaît pas, qui ne s’analyse pas, qui est un don, et qui
semble dans une relation directe avec et spéciale avec cette
autre chose si différente pourtant, et qu’on appelle la
puissance. Simplicité et puissance ! ces deux choses ne se
ressemblent pas aux yeux des hommes » (Ernest Hello,
Physionomies de Saints [1875], XVII).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, coll. « Sciences


humaines », 2000, p. 13.
[La littérature est touchante parce qu’elle donne un visage achevé à ses personnages.
Lorsqu’elle les examine, elle croise non seulement leurs regards (voyants) mais encore leurs
yeux (visibles) –  non seulement leurs regards qui contemplent activement le monde mais
encore leurs yeux qui reçoivent passivement la réalité – ; et c’est d’ailleurs parce que leurs
regards sont voyants (donc à l’origine d’un point de vue) et que leurs yeux sont visibles
(donc à destination d’un œil) que ces personnages peuvent être touchés et deviennent
touchants, au même titre que la littérature qui leur permet d’exister. Le lecteur pourra donc
toucher aussi un personnage pour pouvoir être touché par lui. Songeons au héros du premier
roman de Bernanos qui est rendu capable de voir au-delà des apparences, et jusque dans les
cœurs de ceux qu’il rencontre, parce qu’il s’est courageusement donné lui-même à voir
devant ceux qui le jugeaient sur ses propres apparences – et nous sommes touchés par son
regard touchant]

Mais ce qu’il faut dire, c’est que cela – toucher au corps, toucher le corps,
toucher enfin – arrive tout le temps dans l’écriture. Cela n’arrive peut-être
pas exactement dans l’écriture, si celle-ci a un « dedans ». Mais en bordure,
en limite, en pointe, en extrémité d’écriture, il n’arrive que ça. Or l’écriture
a son lieu sur la limite. Il n’arrive donc rien d’autre à l’écriture, s’il lui
arrive quelque chose, que de toucher. Plus précisément : de toucher le corps
(ou plutôt tel et tel corps singulier) avec l’incorporel du « sens ». Et par
conséquent, de rendre l’incorporel touchant, ou de faire du sens une touche.
(Je  n’essaierai même pas de protester que je ne fais pas l’éloge d’une «
littérature touchante ». Car je sais distinguer l’écriture de l’eau de roses,
mais je ne sache pas d’écriture qui ne touche pas. Ou bien, ce n’est pas de
l’écriture, c’est du rapport [ou] de l’exposé […]. Écrire touche au corps, par
essence).
« Ainsi l’aveugle-né à qui la lumière se découvre tend vers la
chose inconnue ses doigts tremblants et s’étonne de n’en
saisir la forme ni l’épaisseur.  […] Il voyait devant lui son
compagnon, il le voyait à n’en douter pas, bien qu’il ne
distinguât point ses traits, qu’il cherchât vainement son visage
ou ses mains… Et néanmoins, sans rien craindre, il regardait
l’extraordinaire clarté avec une confiance sereine, une fixité
calme, non point pour la pénétrer, mais sûr d’être pénétré par
elle. Un long temps s’écoula, à ce qu’il lui parut. Réellement,
ce ne fut qu’un éclair. Et tout à coup il comprit. “Ainsi que tu
t’es vu toi-même tout à l’heure”, avait dit l’affreux témoin.
C’était ainsi. Il voyait. Il voyait de ses yeux de chair ce qui
reste caché au plus pénétrant – à l’intuition la plus subtile – à
la plus ferme éducation : une conscience humaine » (Georges
Bernanos, Sous le Soleil de Satan [1926], II).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Stéphane Braunschweig, Petites portes, grands paysages,


Paris, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », 2007, p. 28-29.
[Le texte littéraire est le garant d’une compassion qui ne se fonde pas sur les impressions
d’un moment mais trouve sa source dans les intuitions universelles de l’humanité – sauvant
l’homme en toute sa dignité et non un groupe social en particulier (car  l’empathie ne
s’identifie nullement à l’émotion). La pièce Il ne faut jurer de rien jette un regard attendri
sur les intermittences du cœur, en reconnaissant l’orgueil de Valentin tout en l’absolvant
comme ivresse singulière de la finitude qui est nôtre]

On a parfois le sentiment aujourd’hui que la subjectivité règne tellement


partout en maître qu’il n’est plus possible de formuler quoi que ce soit
d’objectif, de commun à la perception de tous […]. Je crois que le théâtre
doit servir à réinstaurer du « commun ». Cela ne veut pas dire que tous les
spectateurs doivent penser la même chose, ou qu’il y aurait une sorte
d’unification des points de vue subjectifs de chacun  : mais pour que les
points de vue puissent réellement rentrer en discussion et non se refermer
comme des bulles sur eux-mêmes, il faut bien qu’ils aient un « objet
commun ». Cela suppose que tous les spectateurs voient bien la même
chose, entendent la même histoire, cela exige du metteur en scène un effort
particulier de clarté. […] Le premier « objet commun » de la représentation,
c’est le texte, la pièce de théâtre. [Mais] l’esthétique de la déconstruction
[annule] ces catégories que l’on tient aujourd’hui pour totalement
dépassées : l’histoire, la fable, les situations, les personnages. Or, pour que
le  texte se donne comme un « objet commun », il faut que la fable joue
pleinement son rôle de plus petit dénominateur commun de la réception.
Pour moi, il est donc essentiel de veiller à bien raconter l’histoire, ce que je
redis aux comédiens chaque soir.
« Van Buck : En quoi peut-elle vous déplaire ? Elle est jolie,
ou je ne m’y connais pas.  […] Valentin  : Il n’y a jamais de
raison à donner pourquoi les gens plaisent ou déplaisent. […]
Van Buck : C’est votre amour-propre qui souffre. Si je n’avais
pas été là, vous seriez venu me faire cent contes sur  votre
premier entretien, et vous targuer de belles espérances.
Vousvous étiez imaginé faire sa conquête en un clin d’œil, et
c’est là où le bât vous blesse. Elle vous plaisait hier au soir,
quand vous ne l’aviez encore qu’entrevue, et qu’elle
s’empressait avec sa mère à vous soigner de votre sot
accident. Maintenant, vous la trouvez laide, parce qu’elle a fait
à peine attention à vous. Je vous connais mieux que vous ne
pensez » (Alfred de Musset, Il ne faut jurer de rien [1836], II,
1).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et morale ; littérature et politique
Partie 2.

L’œuvre littéraire et l’humain

« Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que


voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le
nôtre […]. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre,
nous le voyons se multiplier ».
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927
1. L’expérience du sujet
• L’auteur et le lecteur comprennent ensemble que l’on ne saisit jamais mieux le vrai que
par le mythe littéraire.

Auteur et lecteur sont sans cesse en prise avec des êtres fictifs qui se
trouvent pourtant toujours liés à leur humanité concrète (l’imaginaire du
créateur est fondé sur le monde extérieur et la compréhension de l’auditeur
est associée à ses expériences intérieures). S’énonce là une féconde alliance
entre incarnation et transfiguration, unifiée par le mythe.

§ 10 Le sujet littéraire rencontre des êtres de papier qui


s’orientent en chair et en os dans leurs vies ; un poids
d’humanité nous est alors révélé pour nous aider à
comprendre et à habiter le monde ; nous pouvons
enfin partager avec d’autres ce qui semblait scellé en
nous.
■ Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman
[1972], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1977, p. 356.
[Même hantée par le pur idéal de la perfection formelle ou de l’impersonnalité virtuose, la
littérature n’en demeure pas moins sans cesse requise par l’humanité réelle qu’elle finit
toujours par retrouver. L’œuvre flaubertienne en est sans doute l’exemple le plus probant.
Mais cette sollicitation cachée semble aussi nous être transmise et le caractère des
personnages, maintenu sous les fulgurances poétiques, forme en nous la faculté analogique
et nous pousse à la reconnaissance]

Flaubert n’a pas écrit le roman évacué, fondé exclusivement sur la beauté
des assemblages formels, dont il rêvait sûrement comme support d’une
prose libérée. Il ne l’a pas écrit parce qu’il avait aussi un autre idéal qui le
forçait non moins impérieusement à servir l’art romanesque traditionnel, un
art débordant de contenus celui-là, et sachant rendre à s’y méprendre les
moindres palpitations de la vie. L’art n’est pas seulement la divinité
mystérieuse qui donne l’éternité à ses dévots en échange de leur humanité,
il est aussi à l’opposé le phénomène humain par excellence, « bonhomme »
comme dit Flaubert, et sa beauté finalement n’est pas du tout indépendante
de ce qu’il dit, elle est d’autant plus grande qu’elle sait recréer la chair,
le sang, et si possible l’odeur même du vivant.
« Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric
se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple. Il se précipita
dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues,
des casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des
épaules, si impétueusement que des gens disparaissaient
dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un
fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long
mugissement, sous une impulsion irrésistible. En haut, elle se
répandit, et le chant tomba. On  n’entendait plus que les
piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des
voix. La  foule inoffensive se contentait de regarder. Mais, de
temps à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une vitre ; ou
bien un vase, une statuette déroulait d’une console, par terre.
Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages étaient
rouges ; la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit
cette remarque : “Les héros ne sentent pas bon ! – Ah ! vous
êtes agaçant, reprit Frédéric” » (Gustave Flaubert, L’Éducation
sentimentale [1869], III, 1).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard,

coll. « Folio-essais », 2003, p. 46-47.


[Le roman est une aventure anthropologique : il réfléchit aux rapports entre l’homme et son
prochain (dans l’orbe de l’immanence) et aux liens entre l’homme et l’idéal (dans l’orbe de
la transcendance). Il nous apprend ainsi à comprendre cette vie avec laquelle chaque
homme tente courageusement de composer pour habiter le monde. Si Robert de Saint-Loup,
brillant et courageux soldat pendant la guerre, se révèle littéralement désorienté pendant ses
périodes de permission, multipliant les conquêtes féminines sans leur trouver pourtant
aucun attrait, c’est qu’il essaie en vérité de ne pas perdre pied dans une existence qu’il ne
parvient plus à parcourir : la Recherche nous précise en effet qu’il ne peut laisser paraître
son homosexualité mais ne réussit pas à travestir tous ses gestes qui trahissent sa vraie
nature. Il y a alors exploration de la souffrance d’une existence, en ses complexités et ses
contradictions – en ses adversités et ses inadéquations]
Étant donné que les œuvres narratives en général et les romans en
particulier ne se contentent pas de décrire la réalité, mais la réinventent
toujours dans une certaine mesure afin de mieux la comprendre,  […]
l’intérêt de chaque œuvre vient de ce qu’elle propose  […] une hypothèse
substantielle sur la nature et l’organisation du monde humain. Et tout
comme dans les arts plastiques l’idée s’incarne dans la matière sensible, ici
les hypothèses sur la structure du monde s’incarnent dans la matière
anecdotique, qui demeure par conséquent incompréhensible lorsqu’on la
considère en elle-même et sans référence à la pensée qui l’anime. […] Au
moyen de la coupure qu’il pose entre le protagoniste et son milieu, le roman
est le premier genre à s’interroger sur la genèse de l’individu et sur
l’instauration de l’ordre commun. Il pose surtout, et avec une acuité
inégalée, la question axiologique qui consiste à savoir si l’idéal moral fait
partie de l’ordre du monde : car s’il en fait partie, comment se fait-il que le
monde soit, au moins en apparence, si éloigné de lui, et s’il est étranger au
monde, d’où vient que sa valeur normative s’impose avec une telle
évidence à l’individu ? Dans le roman, genre qui considère l’homme par le
biais de son adhésion à l’idéal, poser la question axiologique revient à se
demander si, pour défendre l’idéal, l’homme doit résister au monde, s’y
plonger pour y rétablir l’ordre moral ou enfin s’efforcer de remédier à sa
propre fragilité, si, en d’autres termes, l’individu peut habiter le monde où
il voit le jour.
« [Robert] était devenu plus élancé, plus rapide, effet
contraire d’un même vice. Cette vélocité avait d’ailleurs
diverses raisons psychologiques, la crainte d’être vu, le désir
de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité qui naît du
mécontentement de soi et de l’ennui. Il avait l’habitude d’aller
dans certains mauvais lieux où, comme il aimait qu’on ne le vît
ni entrer ni sortir, il s’engouffrait pour offrir aux regards
malveillants de passants hypothétiques le moins de surface
posÍsible, comme on monte à l’assaut. Et cette allure de coup
de vent lui était restée. Peut-être aussi schématisait-elle
l’intrépidité apparente de quelqu’un qui veut montrer qu’il n’a
pas peur et ne veut pas se donner le temps de penser. Pour
être complet, il faudrait faire entrer en ligne de compte le désir,
plus il vieillissait, de paraître jeune… » (Marcel Proust, Le
Temps retrouvé [1927]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et morale ; littérature et savoirs

■ Philippe Dufour, Le roman est un songe, Paris, Seuil, coll. «


Poétique », 2010, p. 180-185.
[Grâce à l’art du portrait en chair et en os, le texte transpose ses situations fictives dans la
réalité de nos vies et nous aide à comprendre des situations qui pourraient, sans lui, nous
sembler abstraites. Dans Salammbô, un personnage de mort-vivant, Hannon, est en ce sens
une métaphore incroyablement concrète de la décadence d’un monde qui se déshumanise.
Le roman est bien alors un instrument de connaissance efficace]

Le romancier discourt dans les portraits de corps. [Car] le portrait


physique dans le roman historique n’est pas toujours la simple amorce d’un
portrait moral (collection d’indices permettant un décodage
physiognomonique). Le corps de l’individu peut valoir comme métaphore
in absentia d’un discours sur l’Histoire. Sans doute les différents corps se
prêtent-ils plus ou moins bien à cette transsubstantiation rhétorique  : le
portrait d’un grand homme, parce que ses contours sont déjà présents dans
la mémoire collective, risque d’être sans surprise et voué à répéter le déjà su
plutôt qu’à suggérer des significations symboliques inédites.  […] À
l’opposé, les corps vierges des personnages inventés ou suffisamment peu
notoires s’offrent à la créativité symbolique […]. La plus magnifique image
chronosomatique de Salammbô [est] Hannon. Le personnage est attesté
historiquement, mais il est dépourvu de visage. Ni chez Polybe ni chez
Michelet il n’a de physique : les deux historiens se livrent au portrait moral
de son incompétence.  […] Flaubert affligera son personnage d’un
éléphantiasis. Le premier portrait d’Hannon est le portrait éclaté d’un corps
morcelé  […]. Suite de synecdoques, assemblage d’images hétéroclites
(râpure de marbre, momie, fanons de bœuf…), le portrait ne s’organise
apparemment pas.  […] [Mais] le roman multipliera les descriptions de ce
corps toujours plus répugnant et se décomposant. Le leitmotiv devient, par
syllepse, l’emblème de la corruption de Carthage. La déchéance d’Hannon
est la métaphore de la déchéance d’une civilisation.
« Quelquefois une main grasse, chargée de bagues,
entr’ouvrait la litière ; une voix rauque criait des injures  […].
Mais les courtines de pourpre se relevèrent ; et l’on découvrit
sur un large oreiller une tête humaine tout impassible et
boursouflée ;  […] la face était si blême qu’elle semblait
saupoudrée avec de la râpure de marbre.  […] Les soldats
reconnurent dans cet homme ainsi couché le suffète Hannon,
celui qui avait contribué par sa lenteur à faire perdre la bataille
des îles Ægates  […]. Ses lourds pendants d’oreilles ne
rendaient que plus hideuse sa difformité. On aurait dit quelque
grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre
pâle, étendue sur tout son corps, lui donnait l’apparence d’une
chose inerte. Cependant, son nez, crochu comme un bec de
vautour, se dilatait violemment, afin d’aspirer l’air, et ses petits
yeux, aux cils collés, brillaient d’un éclat dur et métallique »
(Gustave Flaubert, Salammbô [1862], II).
• la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et
savoirs

■ Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence


et l’obstacle [1976], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996, p. 225-
227.
[Mais se livrer soi-même en chair et en os est aussi une stratégie scripturale permettant de
présenter son ethos de manière attrayante – et l’entreprise autobiographique de Rousseau y
puise souvent de grands effets de captatio beneuolentiae. On parvient alors à justifier un
projet confessant par une forme d’écriture singulière  : la composition de l’anecdote est la
traduction de soi –  et c’est encore une connaissance du roman (« je sens mon cœur et je
connais les hommes »)]

Se connaître est un acte simple et instantané. Il n’y a pas de différence


entre se connaître et se sentir et, chez Rousseau, le sentiment décide
immédiatement de l’innocence essentielle du moi. Mais ce sentiment
unique et simple ne peut se contenter de sa propre certitude  : il faut la
communiquer, et elle ne peut être communiquée telle quelle  […]. Il faut
donc parler, chercher un moyen de traduire en langage efficace une
évidence intérieure […]. Que faire donc ? Rousseau va déployer « tous les
replis » de son « âme » ; il va étaler dans la durée biographique une vérité
globale que le sentiment possède d’un seul coup. Son unité, sa simplicité, il
va les laisser se défaire en une multiplicité d’instants vécus successivement,
pour mieux montrer la loi selon laquelle tout se tient et se lie dans son
caractère ; il va montrer comment il est devenu ce qu’il est.  […] Toute
affirmation globale risque de se heurter à un refus global  : devant une
synthèse toute faite, les hommes se méfient, soupçonnent l’imposture.
Rousseau offrira la « matière première » des événements et des
circonstances de sa vie pour que les autres les unissent en une synthèse à
laquelle ils pourront croire d’autant plus volontiers qu’ils en seront les
auteurs  […]. Et nous devinons que c’est déjà une façon de plaider non
coupable  : un homme si confiant, qui ne veut rien cacher et qui laisse au
lecteur le soin de juger, comment pourrait-il être un méchant ?
« Rien ne se trouva de manque sur l’inventaire. La seule
mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et
argent, déjà vieux. Beaucoup d’autres meilleures choses
étaient à ma portée ; ce ruban seul me tenta, je  le  volai, et
comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt.
On  voulut savoir où je l’avais pris. Je me trouble, je balbutie,
et enfin je dis, en rougissant, que c’est Marion qui me l’a
donné.  […] On la fit venir ; l’assemblée était nombreuse, le
comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban,
je la charge effrontément ; elle reste interdite, se tait, me jette
un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon
barbare cœur résiste.  […]. Or  jamais la méchanceté ne fut
plus loin de moi que dans ce cruel moment, et lorsque je
chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai,
que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à
ma pensée, je  m’excusai sur le premier objet qui s’offrit. Je
l’accusai d’avoir fait ce que je  voulais faire, et de m’avoir
donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner.
Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, mais la
présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je
craignais peu la punition, je ne craignais que la honte ; […] si
M. de la Roque m’eût pris à part, qu’il m’eût dit “ne perdez pas
cette pauvre fille ; si vous êtes coupable, avouez-le moi”, je
me serais jeté à ses pieds dans l’instant, j’en suis parfaitement
sûr. Mais on ne fit que m’intimider quand il fallait me donner
du courage. L’âge est encore une attention qu’il est juste de
faire… » (Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions [1782],
II).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature
et politique

■ Yves Bonnefoy, Lieux et Destins de l’image, Paris, Seuil,


coll. « La librairie du XXe siècle », 1999, p. 78-79.
[Cherchant à créer un milieu vivant, la poésie demande aux mots d’engendrer des
présences, sachant que la réalité est toujours au-devant de nous. Elle sollicite dès lors un
grand désir, qui nous ferait nous élancer vers la compréhension de nos histoires singulières,
si nous croyions vraiment en elle. Vargaftig ne tente-t-il pas de ressusciter son enfance
terrorisée par les rafles qui le menaçaient et de revivre les courses éperdues devant ces
menaces qu’il ne pouvait comprendre, sans jamais croire pourtant que la parole puisse offrir
quelque résilience que ce soit mais en espérant que la matière même des mots réussisse tout
de même à apprivoiser la douleur ?]

On a ainsi constaté l’existence [chez Pierre-Albert Jourdan] d’un projet


extrêmement rigoureux, celui de noter simplement les instants où la
présence du monde naturel s’impose à l’esprit avec une évidence si forte
que le rapport de la personne à soi-même en est comme transfiguré. Mais ce
ne fut pas sans reconnaître dans cette limpidité apparente le conflit de deux
intuitions de nature métaphysique. Cette contradiction se marque le plus
clairement dans le rapport de l’auteur aux mots. Le plus souvent dans les
notations de Jourdan ceux-ci apparaissent jugés de façon très négative,
comme ce qui empêche de voir et par conséquent de vivre ; ils sont «
toujours en retard », ils nous retiennent « derrière la vitre » […]. En bref,
une conscience du monde cherche à se dégager du langage. Le jardin
qu’elle observe, inlassablement, n’est nullement celui du plaisir des sens,
renvoyant comme fait le peintre impressionniste, disons, à une société
qu’on accepte, à des valeurs, donc à une langue ; et il n’est pas davantage ce
« parti pris des choses » qui ne font d’elles qu’une occasion d’exercer les
mots – car il est présence d’arbres ou d’herbes [qui] raturent les surcharges
de l’âme [et] ouvrent à une paix que Jourdan préserve par le silence […].
Oui, on semble bien loin, chez Jourdan, du courant le plus important de la
poésie occidentale, qui est caractérisé par la confiance qu’elle place dans la
parole.
« Aucune syllabe ne devient la même / Quel acquiescement
laisse ouvert  / Si vite dans le commencement / En tremblant
comme l’oubli se produit // Comme déchiré sans cesse /
Quand la détresse n’humilie pas / Ni l’énigme qui par espoir /
Précède compassion et fauvette // Envol et terreur qu’avec la
rue éparse / Le dévalement s’approprie / Qu’y a-t-il eu que fuit
le silence / Où le lilas criait pour aveugler » (Bernard Vargaftig,
« Aucune syllabe… », Si inattendu connaître [2006]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur

§ 11 L’œuvre transfigure l’humanité pour nous donner à


penser l’existence et à en éprouver la noblesse ; ce
travail de poétisation atteint la vérité parce que l’art
donne toujours la clef de la nature (et nous voyons le
réel grâce aux mythes que construit l’œuvre pour
le manifester).
■ Jean Genet, Le Journal du voleur [1949], Romans et poèmes,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2021,
p. 1136 et 1146.
[Il est très moderne de considérer que l’histoire a seule la clef d’un fait véritable –
 lorsqu’elle l’insère dans une causalité rationnelle. Mais il est aussi juste de reconnaître que
la littérature possède une expression qui sauvegarde la vérité d’un événement – lorsqu’elle
le pare d’une singularité qui prend en compte son caractère inattendu. Avec le Journal du
voleur, Genet considère que sa vie est moins à l’origine du récit de sa vie que le roman de
sa vie n’est à l’origine de sa vie découverte. Le créateur ne sépare donc jamais l’ordre
éthique et l’ordre esthétique. C’est lorsqu’il recrée poétiquement et moralement une rixe
entre deux soldats, devenue une célébration de héros grecs et un palimpseste de Caïn et
Abel, qu’il comprend au mieux le mystère de la lutte pour l’existence –  qui est bien
évidemment la sienne]

De cette période je parle avec émotion et je la magnifie, mais si des mots


prestigieux, chargés, veux-je dire, à mon esprit de prestige plus que de sens,
se proposent à moi, cela signifie peut-être que la misère qu’ils expriment et
qui fut la mienne est elle aussi source de merveille. Je veux réhabiliter cette
époque en l’écrivant avec les noms des choses les plus nobles. Ma victoire
est verbale et je la dois à la somptuosité des termes mais qu’elle soit bénie
cette misère qui me conseille de tels choix. […] Avec des mots si j’essaie de
recomposer mon attitude d’alors, le lecteur ne sera pas dupe plus que moi.
Nous savons que notre langage est incapable de rappeler même le reflet de
ces états défunts, étrangers. Il en serait de même pour tout ce journal s’il
devait être la notation de qui je fus. Je préciserai donc qu’il doit renseigner
sur qui je suis, aujourd’hui que je l’écris. Il n’est pas une recherche du
temps passé, mais une œuvre d’art dont la matière-prétexte est ma vie
d’autrefois. Il sera un présent fixé à l’aide du passé, non l’inverse. Qu’on
sache donc que les faits furent ce que je les dis, mais l’interprétation que
j’en tire c’est ce que je suis – devenu.
« La tempe saigna. Deux soldats venant de se battre pour
une raison qu’ils avaient depuis longtemps oubliée, le plus
jeune tomba, la tempe éclatée sous le poing de fer de l’autre
qui regarda le sang couler, devenir une touffe de primevères.
Rapidement, cette floraison se répandit. Elle gagna le visage
qui fut bientôt recouvert de milliers de ces fleurs serrées
violettes et douces comme le vin que vomissent les soldats.
Enfin, tout le corps du jeune homme écroulé dans la poussière
ne fut qu’un tertre dont les primevères grandirent assez pour
être des marguerites où passait le vent. […] Le ciel s’obscurcit
qui éclairait d’abord l’œil du jeune soldat brutal et meurtrier.
Il ne pleura pas. Il s’assit sur ce tertre qu’était devenu son ami
» (Jean Genet, Le Journal du voleur [1949]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature
et politique

■ Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence


et l’obstacle [1976], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996, p. 203-
204.
[Si l’agencement des épisodes d’une œuvre révèle la forme d’esprit de leur auteur, cette
manière de penser manifeste à son tour une façon singulière de se rapporter au monde, en
laquelle est par ailleurs déjà contenue la nécessité d’écrire. Sans affirmer toutefois qu’un
imaginaire se réduit à une perception, on comprendra pourtant alors que tout détail confié
dans l’écriture n’en semble pas moins dire une intimité en constitution. En se livrant à
l’exhibitionnisme dans sa jeunesse, Rousseau nous montre, entre les lignes de l’action
passée comme entre les phrases du présent récit, son permanent désir qu’autrui vienne à lui
au moindre geste (suggestif mais non actif) et sa crainte perpétuelle d’entreprendre quoi que
ce soit (avec le grand prix dès lors conféré à l’essai de ses confessions). En ce recours
fondamental au signe, dans la vie comme dans l’écriture, existe dès lors un pacte d’écriture
fort efficace : le lecteur doit venir à Jean-Jacques et croire en sa parfaite loyauté]

L’exhibitionnisme a été une phase aberrante du comportement sexuel de


Jean-Jacques ; mais, sous une forme transposée, il est au principe même
d’une œuvre comme les Confessions. Rien n’autorise, certes, une
interprétation régressive (dont la psychanalyse courante est coutumière) qui
ramènerait les Confessions à n’être qu’une variante plus ou moins sublimée
de l’exhibitionnisme juvénile de Jean-Jacques. À cette méthode régressive,
nous préférons une méthode prospective, qui cherche à déceler, dans
l’événement ou l’attitude chronologiquement antérieurs, des intentions, des
choix, des désirs dont le sens dépasse la circonstance qui les a rendus
manifestes pour la première fois. Même sans savoir d’avance que
l’exhibitionnisme dans les « allées sombres » et les « réduits cachés » de
Turin préfigure déjà la lecture publique des Confessions, une analyse de
[ce] comportement sexuel resterait incomplète si elle n’aboutissait pas à la
mise en évidence d’un certain type de relation au monde qui conduira à la
narration autobiographique […]. Au lieu donc de réduire l’œuvre littéraire à
n’être que le déguisement d’une tendance infantile, l’analyse visera à
découvrir, dans les faits premiers de la vie affective, ce qui les oblige à aller
jusqu’à la forme littéraire, jusqu’à la pensée et à l’art.
« Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes
désirs, je les attisais par les plus extravagantes manœuvres.
J’allais chercher des allées sombres, des réduits cachés, où je
pusse m’exposer de loin aux personnes du sexe dans l’état où
j’aurais voulu pouvoir être auprès d’elle.  […] Un jour j’allai
m’établir au fond d’une cour, dans laquelle était un puits où les
filles de la maison venaient souvent chercher de l’eau. Dans
ce fond il y avait une petite descente qui menait à des caves
par plusieurs communications. Je sondai dans l’obscurité ces
allées souterraines, et, les trouvant longues et obscures, je
jugeai qu’elles ne finissaient point, et que, si j’étais vu et
surpris, j’y trouverais un refuge assuré.  […] [Arrêté par un
gendarme], je  tirai de ma tête un expédient romanesque qui
me réussit. Je lui dis, d’un  ton suppliant, […] que j’étais un
jeune étranger de grande naissance, dont le cerveau s’était
dérangé » (Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions [1782],
III).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Charles Mauron, Des Métaphores obsédantes au mythe


personnel. Introduction à la psychocritique, Paris, José Corti,
1962, p. 209-210.
[Le mythe –  ensemble de motifs cristallisés en une figure symbolique donnant sens à
l’œuvre entière  – est une expression de la personnalité inconsciente de l’écrivain et du
dynamisme intérieur de l’écriture. Les termes d’un texte sont certes choisis par l’auteur
mais les relations entre les mots sont plus imprévues et leur commun regroupement en
structures peut dès lors faire apparaître le désir profond de l’œuvre. La poésie d’Aragon
revient si souvent sur le mythe de l’absolue complémentarité, exprimée ici par la
totalisation reprise en refrain et par le visage d’Elsa partout présent comme la clef du monde
entier, que l’on peut cerner la personnalité du poème]

Singularité et répétition créent ainsi des figures caractéristiques.


L’imagination d’un écrivain donné ne paraît s’attacher qu’à un petit nombre
de ces figures. Il les varie plus qu’il n’en change.  […] La dormeuse de
Valéry n’est pas contemplée du même regard que la danseuse de Mallarmé.
On aboutit ainsi dans chaque cas à un petit nombre de scènes dramatiques,
dont l’action est aussi caractéristique de l’écrivain que les acteurs. Leur
groupement compose le mythe personnel. On pourrait se contenter de cette
définition empirique, nommer « mythe personnel » le phantasme le plus
fréquent chez un écrivain, ou mieux encore l’image qui résiste à la
superposition de ses œuvres. Mais ne serait-ce pas demeurer déjà en deçà de
nos propres résultats ? Nous avons vu comment se formaient ces figures
mythiques. Elles représentent des « objets internes » et se constituent par
identifications successives. L’objet extérieur est intériorisé, devient une
personne dans la personne ; inversement, des groupes d’images internes,
chargées d’amour ou de crainte, sont projetées sur la réalité. Un incessant
courant d’échanges peuple ainsi l’univers intérieur, noyaux de personnalité
qui sont ensuite plus ou moins assimilés et intégrés dans une structuration
totale.
« J’étais celui qui sait seulement être contre / Celui qui sur le
noir parie à tout moment / Que serais-je sans toi qui vins à ma
rencontre / Que cette heure arrêtée au cadran de la montre /
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant / Que
serais-je sans toi que ce balbutiement // […] // J’ai tout appris
de toi sur les choses humaines / Et j’ai vu désormais le monde
à ta façon / J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
/ Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines / Comme au
passant qui chante on reprend sa chanson / J’ai tout appris de
toi jusqu’au sens du frisson » (Louis Aragon, « Prose du
bonheur et d’Elsa », Le Roman inachevé [1956], v. 73-96).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs

■ Stéphane Mallarmé, « Crise de vers » [1896], Œuvres


complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade
», 1945, p. 364-368.
[La parole poétique doit être mystère et allusion pour refléter sensiblement l’énigme du
monde et donner à son lecteur les clefs artistiques du vrai. Il n’y a rien à voir (on ne ferait
alors face qu’aux apparences) mais tout à entendre (car la musique engendre seule la notion
pure des choses). Chez Mallarmé, une poétique de la suggestion rend donc chaque étant
nommé absolument nécessaire]

Mon sens regrette que le discours défaille à exprimer les objets par des
touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans
l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un. À côté
d’ombre, opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la
perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres
obscurs ici, là clair.  […] Ouïr l’indiscutable rayon –  comme des traits
dorent et déchirent un méandre de mélodies : ou la Musique rejoint le Vers
pour former, depuis Wagner, la Poésie. L’œuvre pure implique la disparition
élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur
inégalité mobilisés ; ils  s’allument de reflets réciproques comme une
virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration
perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle
enthousiaste de la phrase. À quoi bon la merveille de transposer un fait de
nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole,
cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou
concret rappel, la notion pure. Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma
voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les
calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous
bouquets.
« Cantique de saint Jean. Le soleil que sa halte /
Surnaturelle exalte / Aussitôt redescend / Incandescent. // Je
sens comme aux vertèbres / S’éployer des ténèbres / Toutes
dans un frisson / À  l’unisson. // Et ma tête surgie / Solitaire
vigie / Dans les vols triomphaux / De cette faux. // Comme
rupture franche / Plutôt refoule ou tranche / Les anciens
désaccords / Avec le corps » (Stéphane Mallarmé, Les Noces
d’Hérodiade [1898], II, v. 1-16).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et savoirs

■ Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. «


Idées », 1954, p. 161.
[On sait que le « moi » véritable du créateur ne s’identifie nullement à son « moi » social et
mondain. Mais on cesse rarement d’évoquer à tout propos l’ironie flaubertienne, supposée
paraître à chaque ligne écrite par le romancier pour le plus grand bonheur d’une critique
amoureuse d’un scepticisme permanent. Une personnalité affectionnant la raillerie ne peut-
elle pourtant se convertir en quelques occasions pour témoigner sa sincère affection à un
personnage accablé par la vie ? À la fin d’Un cœur simple, pendant le délire de son agonie,
la servante Félicité semble apercevoir, juste au moment de mourir, le perroquet qui fut jadis
son unique ami, planant au-dessus d’elle ; or pourquoi serait-il plus honorable de faire ici
l’esprit fort en affirmant que la narration opère à coup sûr une parodie religieuse (le Saint-
Esprit perd la noblesse de la colombe, son symbole habituel, pour revêtir les oripeaux d’un
perroquet multicolore, son correspondant ridicule) que de suivre la logique empathique du
texte lui-même (multipliant les procédés de focalisation destinés à nous faire percevoir la
grandeur de l’humilité de la pauvre femme) en reconnaissant que la compréhension du
Saint-Esprit en ami qui demeure présent jusqu’au bout est d’une justesse théologale que les
rudimentaires dessins religieux que les paysans possédaient encore au XIXe siècle rendent
aussi non seulement crédible mais encore émouvante ?]

Sainte-Beuve ne semble [pas] avoir compris ce qu’il y a de particulier


dans l’inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entièrement
des occupations des autres hommes et des autres occupations de
l’écrivain. […] En réalité, ce qu’on donne au public, c’est ce qu’on a écrit
seul, pour soi-même, c’est bien l’œuvre de soi. Ce qu’on donne à l’intimité,
c’est-à-dire à la conversation,  […] c’est l’œuvre d’un soi bien plus
extérieur, non pas du moi profond que l’on ne retrouve qu’en faisant
abstraction des autres et du moi qui connaît les autres […]. Et pour ne pas
avoir vu l’abîme qui sépare l’écrivain de l’homme du monde, pour n’avoir
pas compris que le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres, et
qu’il ne montre aux hommes du monde  […] qu’un homme du monde
comme eux, il inaugurera cette fameuse méthode qui  […] est sa gloire et
qui consiste à interroger avidement pour comprendre un poète, un écrivain,
ceux qui l’ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire comment
il se comportait sur l’article femmes, etc., c’est-à-dire précisément sur tous
les points où le moi véritable du poète n’est pas en jeu.
« Les fabriciens, les chantres, les enfants se rangèrent sur
les trois côtés de la cour. Le prêtre gravit lentement les
marches, et posa sur la dentelle son grand soleil d’or qui
rayonnait. Tous s’agenouillèrent. Il se fit un grand silence. Et
les encensoirs, allant à pleine volée, glissaient sur leurs
chaînettes. Une vapeur d’azur monta dans la chambre de
Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une
sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses  lèvres
souriaient. Les mouvements de son cœur se ralentirent un à
un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine
s’épuise, comme un écho disparaît ; et, quand elle exhala son
dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un
perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête »
(Gustave Flaubert, Un cœur simple [1877], V).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ;
littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

§ 12 Le modèle littéraire se dépossède de lui-même pour


pouvoir être vraiment lui-même ; la lutte est dès lors la
condition de l’invention (du réel, de soi, et du style) en
un spectacle d’encre et de papier qui spécifie
efficacement la création artistique.
■ Giorgio Agamben, Le feu et le récit [2014], Payot & Rivages,
coll. « Bibliothèque Rivages » (trad. Martin Rueff), 2015, p. 54-
55.
[Toute œuvre s’expose dans l’écart entre l’appel du monde – ces événements contemporains
qui peuvent orienter l’inspiration de multiples manières – et le rêve du créateur – ces désirs
intimes que voudrait épouser l’invention en toute liberté. L’écriture théâtrale de Lagarce se
situe à cet égard dans la béance –  entre maladie réellement vécue et fantaisie
perpétuellement souhaitée – qui en fait un vrai combat de Jacob avec l’ange]

Il est possible de penser l’acte de création  […] comme une dialectique


complexe entre un élément impersonnel, qui précède et dépasse le sujet
individuel, et un élément personnel, qui lui résiste obstinément.
L’impersonnel est la puissance-de, le génie qui pousse vers l’œuvre et
l’expression ; la puissance-de-ne-pas est la réticence que l’individu oppose
à l’impersonnel, le caractère qui résiste avec ténacité à l’expression et la
marque de son empreinte. Le style d’une œuvre ne dépend pas seulement de
l’élément impersonnel, de la puissance créative, mais aussi de ce qui résiste
à cet élément au point presque d’entrer en conflit avec lui. La puissance-de-
ne-pas, cependant, ne nie pas la puissance et la forme, mais, à travers sa
résistance, les expose d’une certaine façon, tout comme la manière ne
s’oppose pas directement au style, mais peut bien, parfois, le mettre en
relief.
« “Comment est venue l’idée ? C’est une drôle d’idée, quand
l’avez-vous eue ?”. Je ne sais pas. Aucune idée, ou pas envie
de savoir. Ou jamais su […]. Ça ne fait que traverser, ce n’est
rien, pas important, et de fait, quelle idée, on ne note pas, et
lorsqu’on note, depuis longtemps, cela tient sa place, ce n’est
plus une idée déjà. N’ai jamais su quand je tombais
amoureux. Si j’avais su, aurais fait attention, pris garde “à la
douceur des choses”, serais resté vigilant. Ici, pareil. Me mets
plutôt au travail quand ça ne va pas très bien, quand ça va
bien, quelle idée, on reste heureux, on s’occupe de ce
bonheur-là, lorsque cela va moins bien, on se met au travail,
ce que je dis, on essaie d’y voir clair. Quand on est totalement
désespéré, on ne fait rien, on tente de se maintenir en vie. Là,
c’est juste l’entre-deux. La trace » (Jean-Luc Lagarce, « D’où
ça vient ? » [1992], Du luxe et de l’impuissance [1995]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur

■ Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, coll. « Tel


Quel », 1971, p. 41-42.
[La littérature est le domaine de l’imagination et de la parole. Elle énonce bien le vrai, mais
en un jeu permanent de métamorphoses qui recrée et transfigure ses référents. À ce titre, on
fera bien de s’aviser que l’œuvre de Sade est elle-même tout entière orientée par un unique
sujet  : le discours (dont la charge porte spécifiquement sur une politique du langage –  le
sexe n’est que la métaphore provocante qui ne renvoie à rien de véritablement concret mais
subvertit tous les codes sociaux et moraux établis pour créer une autre rhétorique, opposée à
tous les pouvoirs en place, puisque c’est bien la seule liberté qui reste à un emprisonné).
Tout est ici violence métonymique  : la réalité est la contestation de l’autorité en tant que
telle et non le sexe en lui-même – « le crime sadien n’existe qu’à proportion de la quantité
de langage qui s’y investit »]

[Lorsqu’on en vient] à interdire Sade pour des raisons morales, c’est parce
qu’on refuse d’entrer dans le seul univers sadien, qui est l’univers du
discours. Pourtant, à chaque page de son œuvre, Sade nous donne des
preuves d’irréalisme concerté : ce qui se passe dans un roman [sadien] est
proprement fabuleux, c’est-à-dire impossible ; ou plus exactement les
possibilités du référent sont tournées en possibilités du discours […]. Étant
écrivain, et non auteur réaliste, Sade choisit toujours le discours contre le
référent ; il se place toujours du côté de la sémiosis, non de la mimesis : ce
qu’il « représente » est sans cesse déformé par le sens, et c’est au niveau du
sens, non du référent, que nous devons le lire. […] La condamnation légale
portée contre Sade est donc fondée sur un certain système de la littérature et
ce système est celui du réalisme : il postule que la littérature « représente »,
« figure », « imite » ; que c’est la conformité de cette imitation qui s’offre
au jugement, esthétique si l’objet en est touchant, instructif ou pénal s’il est
monstrueux […]. Devant les excès de la Durand, Juliette et Clairwil ont ce
mot profond : « est-ce que vous avez peur de moi ? Peur ! non : mais nous
ne te concevons pas ». Inconcevable dans la réalité, fût-elle imaginaire, la
Durand le devient cependant dès qu’elle quitte l’instance anecdotique pour
atteindre l’instance du discours. La fonction du discours n’est pas, en effet,
de « faire peur, honte, envie, impression,  etc. », mais de concevoir
l’inconcevable, c’est-à-dire de ne rien laisser en dehors de la parole et de ne
concéder au monde aucun ineffable : tel est, semble-t-il, le mot d’ordre qui
se répète tout au long de la cité sadienne, de la Bastille, où Sade n’exista
que par la parole, au château de Silling, sanctuaire, non de la débauche,
mais de « l’histoire ».
« Je voudrais, dit Clairwil, trouver un crime dont l’effet
perpétuel agît, même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y
eût pas un seul instant de ma vie, ou même en dormant, où je
ne fusse cause d’un désordre quelconque, et que ce désordre
pût s’étendre au point qu’il entraînât une corruption générale,
ou un dérangement si formel, qu’au-delà même de ma vie
l’effet s’en prolongeât encore » (Donatien Alphonse François
de Sade, Juliette ou les prospérités du vice [1797]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ;
littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Jean Genet, Le Funambule [1957], Théâtre complet, Paris,


Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 832-
833.
[Le théâtre se doit d’être une scène à proprement parler spectaculaire dont la beauté célèbre
les morts eux-mêmes (car ils sont le fondement même de nos vies et par conséquent de nos
langages) et non le créateur ou le destinataire de la pièce (car ils ne sont que les paravents
qui cachent la vie souterraine qui seule mérite d’être célébrée). L’acteur doit donc plonger
dans ses profondeurs les plus secrètes, et non dans sa finesse la plus intellective, afin que
ses gestes soient exemplaires et admirables mais sans rapport avec la vie mondaine. La
fameuse pantomime de la princesse, dans Tête d’or, manifeste ce moment où se révèle la
femme en tout son pouvoir rédempteur, à mi-chemin entre le monde des vivants et le monde
des morts]

Comme le théâtre, le cirque a lieu le soir, à l’approche de la nuit, mais il


peut aussi bien se donner en plein jour. Si nous allons au théâtre, c’est pour
pénétrer dans le vestibule, dans l’antichambre de cette mort précaire que
sera le sommeil. Car c’est une Fête qui aura lieu à la tombée du jour, la plus
grave, la dernière, quelque chose de très proche de nos funérailles. Quand le
rideau se lève, nous entrons dans un lieu où se préparent les simulacres
infernaux. C’est le soir afin qu’elle soit pure (cette fête), qu’elle puisse se
dérouler sans risquer d’être interrompue par une pensée, par une exigence
pratique qui pourrait la détériorer… […] Le public – qui te permet d’exister,
sans lui tu n’aurais jamais cette solitude dont je t’ai parlé – est la bête que
finalement tu viens poignarder. […] Cela m’amène à dire qu’il faut aimer le
cirque et mépriser le monde.  […] Vous ne vivez que pour la Fête.  […]
Obscurément, dans les flancs du monstre, vous avez compris que chacun de
nous doit tendre à cela : tâcher d’apparaître à soi-même dans son apothéose.
C’est en toi-même enfin que durant quelques minutes le spectacle te
change. Ton bref tombeau nous illumine.
« (La princesse rentre, revêtue d’une robe rouge et d’une
chape d’or qui la recouvre de la tête aux pieds. Elle est coiffée
d’une sorte de mitre et une longue et épaisse natte noire lui
descend par-dessus l’épaule sur la poitrine. Elle s’avance, les
yeux fermés, dans une sorte de mesure et avec une extrême
lenteur et s’arrête entre la lumière et l’ombre. Tous la
regardent en silence et avec une extrême attention. Pause.
L’un des assistants se lève, prenant la lampe, il l’approche de
la figure de la Princesse et l’examine. Puis il repose la lampe
par terre et retourne à sa place). Le premier veilleur : Qu’est-
ce là ? […] La Princesse (ouvrant les yeux un moment, à voix
basse) : Celle qui a fermé les yeux et va se réveiller d’un long
sommeil. (Elle referme les yeux). Le quatrième veilleur : Que
parlé-je de soleil ? / Voici qu’un autre soleil est dans cette
salle et nous regarde avec sa face rayonnante ! / Qui est
celle-ci qui, couverte d’un tel vêtement, cache ses mains sous
un tissu d’or ? / Qui est ceci qui, selon la taille humaine,  /
Revêtu d’un manteau trop ample, se tient debout entre la
lampe et la nuit ? / Tourne vers nous et tiens devant nous ton
visage ! » (Paul Claudel, Tête d’or [1889], II).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et politique

■ Paul Bénichou, Les Mages romantiques [1988], Romantismes


français (II),

Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 1470-1472.


[L’écrivain romantique se donne pour fonction d’inspirer et de guider les hommes sur
l’horizon de cet avenir que la modernité ouvre soudainement à tous. Mais l’idée même
d’une mission poétique est reçue avec circonspection par le public, peu disposé à confier au
poète un rôle effectif dans la conduite du corps social. De là une nécessité, pour les artistes,
de mythifier leur être pour donner naissance à un pouvoir spirituel. Le héraut-prophète d’un
poème de Vigny conduit dès lors son voyageur sur quelque promontoire d’où l’on peut voir
Paris, symbole de l’univers à déchiffrer sous la conduite du mage qui offre la vraie
connaissance par la vertu de l’allégorie]

Le ministère du poète ne trouve son vrai crédit que quand il consent à se


donner pour littérature, et à condition que la littérature de haute inspiration
soit reconnue comme une puissance virtuelle parmi les hommes. […] De là
est née l’idée de la mission spirituelle des poètes. […] La méditation sur le
bien et sur le salut, fuyant l’entremise d’une doctrine et d’un clergé, a
émigré vers l’intimité du sujet humain ; la littérature s’est trouvée fécondée
et métamorphosée par cette incalculable nouveauté. Le moi dont on fait
généralement une des créations de la littérature romantique est ce moi
métaphysique qui a quitté les voies de la religion pour animer les rêves des
poètes et vivre dans leurs vers. Les troubles du cœur en quête d’absolu, au
lieu d’avoir pour théâtre les couvents et les oratoires, sous la discipline de
l’ancienne foi, se sont fait jour dans la liberté de la littérature, lui conférant
une gravité jusque-là inconnue  : c’est à peine si elle avait auparavant le
droit d’accueillir cette matière sacrée, et sous condition d’orthodoxie. C’est
elle maintenant qui en a le dépôt, sous réserve que chacun puisse avoir,
selon sa nature, le même droit que l’écrivain. On cherche la vérité dans les
intuitions de chacun et de tous, dans ce que le moi méditant croit
découvrir  […]. Ainsi le moi romantique ne doit pas s’entendre au sens
psychologique, en tant que moi objet de connaissance  : celui-là [est]
familier depuis longtemps à la littérature […]. La personne fait [maintenant]
autre chose que son portrait […] ; elle est […] position, à travers ce qu’elle
admire ou réprouve, de valeurs virtuelles qu’elle aspire à accréditer ; un moi
religieux en somme, laïcisé et émancipé. [Alors] le pouvoir spirituel du
poète cesse d’être une chimère.
« Prends ma main, Voyageur, et montons sur la
tour.  /  Regarde tout en bas, et regarde à l’entour. / Regarde
jusqu’au bout de l’horizon, regarde. / […] / Que vois-tu dans la
nuit, à nos pieds, dans l’espace ?  /  […]  / –  Je  vois fumer,
brûler, éclater des flambeaux,  /  Brillant sur cet abîme où l’air
pénètre à peine / Comme des diamants incrustés dans
l’ébène. / […] / Dans un brouillard de feu je crois voir ce grand
rêve. / La Tour où nous voilà dans ce cercle s’élève ; / En le
traçant jadis, c’est ici, n’est-ce pas, / Que Dieu même a posé
le centre du compas ? /  […] / Vois-je une Roue ardente, ou
bien une Fournaise ? / – Oui, c’est bien une Roue ; et c’est la
main de Dieu / Qui tient et fait mouvoir son invisible essieu. /
Vers le but inconnu sans cesse elle s’avance. / On la nomme
Paris, le pivot de la France. / […] / Paris, l’axe immortel, Paris,
l’axe du monde, / Puise ses mouvements dans sa vigueur
profonde, / Les communique à tous, les imprime à chacun, /
Les impose de force, et n’en reçoit aucun.  /  […] / C’est donc
bien, Voyageur, une roue en effet. /  Le vertige parfois est
prophétique. Il fait / Qu’une fournaise ardente éblouit ta
paupière » (Alfred de Vigny, Paris [1831], v. 1-75).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et morale ;
littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Jean-Pierre Richard, Études sur le romantisme, Paris, Seuil,


coll. « Essais », 1970, p. 219-221.
[En cernant les thèmes de prédilection d’une œuvre – ou les diverses formes d’expression
qui constituent et transposent les marques distinctives de son imaginaire (en une résonance
cohérente avec son sens général)  –, il est possible de discerner les principales
préoccupations de l’acte de création –  alliance toujours singulière de personnalité et de
détachement. On pourra songer ici au personnage de Lorenzo, tiraillé entre le vice et la
vertu – entre son fantôme et son moi –, qui incarne chez Musset cette béance intérieure qui
saisit toujours l’artiste]

Se sentir coupé de soi, se regarder parler ou agir du dehors, comme on le


ferait pour un étranger  : c’est l’une des originalités de la vie de la
conscience chez Musset. […] Ce visage étranger, Georges Poulet a montré,
en une belle analyse, que c’était celui même du souvenir : la mémoire me
laissant toujours ici à côté, à l’écart de ce passé qu’elle me restitue
justement comme passé. Mais l’expression la plus actuelle peut aussi se
trouver brusquement frappée d’altérité  : ainsi d’Octave, écoutant soudain,
du dehors, le bruit de son propre discours  : « Je tressaillis à ces paroles,
comme si c’eût été un autre que moi qui les eût prononcées ». Et cet autre
bientôt se concrétise, se visualise, se dresse en pied et en cap devant la
conscience hallucinée.  […] Il serait facile de montrer que le double, étalé
dans l’espace, promu en principe de création et de gémination des
personnages, commande tout le théâtre de Musset  […]. Ces comédies
seraient alors des sortes de psychodrames, où [le dramaturge] se soulagerait
de sa hantise en lui accordant le droit de s’objectiver, peut-être de se
sublimer dans le ton de la légèreté et sous la forme du dialogue.  […] La
nature du double d’ailleurs, mélancolique, mortuaire, inerte, visiblement
dévirilisée, semble bien traduire un vœu secret d’autopunition  : une
punition dont il serait à la fois l’image, névrotique, et l’instrument,
obsessionnel.
« Lorenzo : Suis-je un Satan ? Lumière du ciel ! […] Quand
j’ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je
marchais dans mes habits neufs de  la  grande confrérie du
vice, comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de
la fable. Je croyais que la corruption était un stigmate, et que
les monstres seuls le portaient au front. J’avais commencé à
dire tout haut que mes vingt années de vertu étaient un
masque étouffant – ô Philippe ! j’entrai alors dans la vie, et je
vis qu’à mon approche tout le monde en faisait autant que moi
; tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité
souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne
d’elle, sa monstrueuse nudité. J’ai vu les hommes tels qu’ils
sont, et je me suis dit : Pour qui est-ce donc que je travaille ?
Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon
fantôme à mes côtés, je regardais autour de moi, je cherchais
les visages qui me donnaient du cœur, et je me demandais :
Quand j’aurai fait mon coup, celui-là en profitera-t-il ? […] Tu
me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que
je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno ? veux-tu donc
que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette…
(il  frappe sa poitrine) il n’en sorte aucun son ? Si je suis
l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil
qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon
cœur d’autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui
me reste de ma vertu ? Songes-tu que je  glisse depuis deux
ans sur un rocher taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin
d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? » (Alfred de
Musset, Lorenzaccio [1834], III, 3).
• l’œuvre et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et
politique
2. L’imaginaire de l’auteur
• Un écrivain ne peut renoncer à l’écriture, au nom de cette vie qui mérite justement d’être
connue et espérée.

Toute écriture transmue l’expérience (concrète) d’un auteur dans le monde


en l’imaginaire (transfiguré) d’une fiction dans son œuvre. Cette entreprise
interprète le réel et révèle ce que l’on connaît peu ; elle humanise la figure
auctoriale en créant un chronotope qui l’exprime et la rapproche du lecteur ;
elle possède un haut degré de nécessité et encourage tous ceux qui vivent en
tentant humblement de comprendre le mystère

de l’existence.

§  13 L’œuvre existe parce que son créateur souhaite


montrer un visage de la vie qui ne pourrait advenir
hors de son texte (la particularité d’une voix ou d’une
image étant toujours nécessaire) ; la littérature est
donc un acte de foi  : l’auteur croit en sa création
(révélant de fabuleuses intimités) et le lecteur attend
sa recréation (sauvant son âme oublieuse).
■ Sylvie Germain, Les Personnages, Paris, Gallimard, coll. «
L’un et l’autre », 2004, p. 10, 27-28 et 73.
[Le personnage littéraire demande à l’écrivain de lui conférer une plénitude de vie et au
lecteur de l’actualiser dans son existence. Il envisage donc l’un et l’autre pour témoigner
que l’écriture est une expérience existentielle, toujours faite de singularités et de fragilités.
Mais il doit être dit pour dire le monde. La Pleurante des rues de Prague nous fait
rencontrer une apparition bienveillante, féérie qui naît du rêve ou de l’espoir du narrateur
(ce qui ne veut évidemment pas dire qu’elle n’est pas réelle), vivante méto-

nymie et incarnation fraternelle de la compassion, souhaitant accompagner jour après jour


les habitants pour veiller sur la ville et sur son histoire]

Là, à la frontière entre le rêve et la veille, au seuil de la conscience. Et ils


brouillent cette mince frontière, la traversent continuellement avec l’agilité
d’un contrebandier, la déplaçant, la distordant. Là, plantés sur ce  seuil
mouvant avec la violence immobile et mutique d’un mendiant qui a jeté sur
vous son dévolu et qui ne partira pas avant d’avoir obtenu ce qu’il
veut  […]. Ce ne sont pas des os, mais des ombres que le romancier
(sur qui la fulgurante main de Dieu néglige de se poser) a à vivifier. Quant
aux nerfs qu’il doit tendre dans les corps immatériels qui se présentent à lui,
ils consistent en une structure et en un rythme à leur conférer. La chair dont
il doit les lester est à la fois un « poids » d’humanité, une vraisemblance de
caractère et une cohérence de destin – si tumultueux, saugrenu ou tragique
soit celui-ci. Enfin, la peau dont il doit les vêtir relève d’une singularité ;
toute peau humaine a un grain particulier, et même la peau la plus endurcie
cache des zones de vulnérabilité. La  « carnation » est une touche de
fragilité, un brin de complexité individualisant le processus d’incarnation.
[…] On écrit toujours sur la peau humaine, il n’y a pas d’autre support, car
il n’y a pas d’autre sujet, pour le roman, que celui de l’inévidence de
l’existence, de l’énigme inépuisable de l’homme, de l’inapaisable passion
d’aimer qui n’a d’égale que l’extrême difficulté d’aimer, et de l’irréductible
solitude tant de l’amour que du désamour, de la mort enfin.
« Elle est ainsi, la géante au pied boiteux, la Pleurante des
rues de Prague, elle porte dans les plis de ses hardes couleur
de terre et de muraille des noms, des visages et des voix par
milliers et milliers. […] Elle retient le timbre de chaque voix, –
 toutes ces voix qui susurrent dans l’ombre de ses plis et s’en
échappent par instants […]. Et elle connaît au plus intime les
visages de tous ces êtres, elle rend visages à toutes ces voix,
à ces noms. Elle les sème sur son passage, grains de lumière,
lueurs fugaces. […] Elle est la peau du temps […]. Elle est le
mystérieux frisson qui parcourt la peau du temps, la fait
trembler. Un frisson de fatigue, d’émoi, de tendresse ou de
peine. […] Elle est la peau du temps, du temps des hommes.
La tendre et vulnérable peau du visage et du corps des
humains. La peau du cœur humain. Elle est l’infiniment doux
frisson de compassion qui parcourt cette peau vaste comme
le monde et longue comme l’histoire » (Sylvie Germain, La
Pleurante des rues de Prague [1992], « Septième apparition
»).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et  morale ;
littérature et politique

■ Jean-Michel Delacomptée, Écrire pour quelqu’un, Paris,


Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2014, p. 61 et 170.
[Toute parole vraie soutient notre marche. Si le texte littéraire ne préserve évidemment
personne des tourments de cette vie, il offre toutefois un espace de liberté qui se dresse
symboliquement contre la déréliction. La parole témoigne alors que la vie, mystérieusement
et parfois paradoxalement, mérite encore et toujours d’être vécue, envers et contre tout. Le
Siècle des nuages ne sauve-t-il pas la mémoire du dernier pilote qui conquit noblement le
ciel, pour la pure beauté de l’entreprise, avant que l’avion ne devienne un instrument de
guerre ou de capitalisme ? Ce héros criait dans la mémoire du romancier Ph. Forest, au
point qu’il fut impossible à ce dernier de ne pas écrire l’épopée de ce temps glorieux, et
c’est le mythe qui exprime donc notre gratitude envers lui]

L’indicible sanglote en nous. Ce qu’on n’a pas dit, ce qu’on voulait dire,
ce qu’il aurait fallu dire, le silence volontairement gardé ou gardé malgré
soi, par crainte, pudeur, agenda chargé, négligence. Il y a quand même,
quelquefois, à l’improviste, une image qui s’empare de nous. Un fait par
lequel l’image du défunt surgit, une scène dans un film, une conversation
entre amis, l’épisode d’un récit dans une réunion de famille, les mimiques
d’un inconnu, et alors on étouffe, et ce qui nous écrase éclate en sanglots.
Mais plus généralement, ce sont, je crois, les mots qu’on a tus. On a différé,
on n’a pas osé, on a omis, on s’est contenté de peu, on n’a pas dit ce qu’on
aurait dû, ou pas assez. Et maintenant, c’est fini, les mots manqués nous
manquent, moments irrécupérables qu’on n’a pas su ouvrir aux paroles
qu’on devait prononcer et auxquelles, souvent sans claires raisons, on a
renoncé. […] On n’écrit pas pour soi, mais pour les autres. Pour les morts
qui subsistent en nous, et pour les vivants qui nous lisent. Même les
manuscrits volontairement laissés sans lecteurs au fond des tiroirs
s’adressent à quelqu’un. À des parents perdus, à des passions anciennes,
parfois à des proches qui ne l’apprendront jamais. Et c’est encore plus vrai
quand on écrit en hommage à des défunts aimés ou admirés. Les livres
alors, comme le font les poèmes, dressent des tombeaux. Ils ne recouvrent
pas de marbre les morts, ils les revêtent d’une douce ferveur. Ce sont des
urnes à portée de main qu’il nous suffit d’ouvrir, où nous plongeons nos
souvenirs, et dont les cendres sont les mots.
« C’est au retour de cette mission-là qu’il disparaît, sans que
personne n’ait jamais su ni où ni comment, son avion évanoui
dans le vide, vraisemblablement victime d’un accident ou bien
abattu par un appareil ennemi quelque part au-dessus de la
Méditerranée, ayant parfaitement disparu au point de laisser
presque bredouilles les fouilleurs d’épaves et les chasseurs
de reliques. Mort ce 31 juillet 1944, et s’il faut une date, tous
les autres pilotes morts avec lui en ce jour, puisqu’il était le
dernier d’entre eux, le seul à témoigner encore de l’épopée
ancienne d’avant le fer et le feu, du temps où l’avion n’était
pas devenu une mécanique à détruire mais demeurait un
instrument fait pour aimer le ciel. Pourtant : non pas mort mais
disparu. S’étant arrangé à sa manière pour finir exactement
comme Mermoz et Guillaumet : volatilisé en plein vol, dissous
dans l’air, avec les eaux pour linceul, interdisant du coup
qu’on n’érige nulle part aucune stèle, laissant, comme tous les
aviateurs, un tombeau vide, la pierre roulée sur le côté par un
ange » (Philippe Forest, Le Siècle des nuages [2010], VI).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur

■ Yves Bonnefoy, Lieux et Destins de l’image, Paris, Seuil,

coll. « La librairie du XXe siècle », 1999, p. 142-144.


[L’écriture permet de découvrir un sens nouveau à des configurations que l’on croyait
pourtant bien connues. Elle possède donc une nécessité épistémologique. Malgré son
attachement à Delacroix, qui voit en Hamlet la figure de la souveraineté de l’esprit
(un  poète-témoin en marge de la société moderne), Baudelaire fait du personnage
shakespearien un être malheureux, inséré dans la dialectique de l’idéalisation (pour  la
femme aimée) et du soupçon (quant à la vraie nature de celle-ci) –  il s’agit donc d’un
modèle de ressentiment, non de lucidité supérieure, et d’un signe de la condition poétique
séparée de la conscience de soi, donc opposée à l’autocomplaisance romantique. C’est ce
Hamlet baudelairien qui guide Laforgue dans sa réécriture de Shakespeare pour les
Moralités légendaires ; et c’est le désir d’une parole d’espoir qui nous arrive, grâce au
sourire et à l’intelligence de l’intertextualité ; et il nous faut reconnaître que nous en avions
bien besoin]

Car l’auteur des Complaintes était certes bien préparé par ses frustrations,
ses angoisses, son extraordinaire capacité de pénétration psychologique, à
percevoir, douloureusement, les contradictions du désir et les faux-
semblants du rêve. Retracement a été fait de l’enfance de Laforgue […], de
son sentiment de solitude, de son besoin de l’amour mais aussi bien
du  soupçon qu’il semble faire peser sur toutes les femmes  […]. Mais
Laforgue perçoit ce qu’Hamlet ne fait que subir, il sait dégager une idée qui
n’est dans la pièce de Shakespeare qu’une indication implicite, celle de
l’acte de foi qui trancherait dans ce nœud d’ambivalences, d’hésitations, et
c’est là tout le sens du récit qu’il va écrire  […]. Notons d’abord que le
Hamlet de Laforgue est un « comédien » qui ne cesse de s’abuser aux
moments même où sa clairvoyance lui découvre ses doubles jeux. Il reste le
prisonnier de sa névrose, mais dans un texte étonnamment attentif aux
signes et aux façons de cet Inconscient que Freud va bientôt mettre en
évidence ; et écrire ainsi, traverser et retraverser les apparences du dire,
retourner par le jeu sans fin sur les mots le sol du signifiant dans les
phrases, c’est déjà aller de l’avant dans la réflexion sur la poésie, c’est déjà
surmonter, par un projet inédit, la tentation d’en dénoncer la valeur, de
l’abandonner, qui est si évidente dans cet esprit qui est né trop tard dans le
siècle. […] Mais c’est d’une autre façon que le « Hamlet » signifie le plus,
c’est par l’acte de foi que j’ai mentionné.
« Hamlet s’arrête ; il tient le crâne de Yorick embouché à son
oreille, et écoute, perdu… “Alas, poor Yorick ! Comme on croit
entendre dans un seul coquillage toute la grande rumeur de
l’Océan, il me semble entendre ici toute l’intarissable
symphonie de l’âme universelle dont cette boîte fut un
carrefour d’échos. Voilà une solide idée. Et, voyez-vous une
espèce humaine qui ne s’enquerrait pas davantage, qui s’en
tiendrait à cette rigueur vaguement immortelle qu’on entend
dans les crânes, en fait d’explications de la mort, c’est-à-dire
en fait de religion. Alas, poor Yorick ! Les petits helminthes ont
dégusté l’intellect à Yorick… C’était un garçon d’un humour
assez infini  […]. Où ça est-il passé ? Ni vu, ni connu. Plus
même rien de son somnambulisme. Le bon sens lui-même,
dit-on, ne laisse pas de traces. […] Horrible, horrible, horrible
! […] Ah ! que je m’ennuie donc supérieurement !” […] Hamlet
se prend son futur crâne de squelette à deux mains et essaie
de frissonner de tous ses ossements. […] “Donc si l’idée de la
mort me reste si lointaine, c’est que je déborde de vie, c’est
que la vie me tient, c’est que la vie me veut quelque chose !
Ah ! ma vie, donc à nous deux !” » (Jules Laforgue, « Hamlet
ou les suites de la piété filiale », Moralités légendaires [1885]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; littérature et
savoirs

■ Jean-Louis Chrétien, Conscience et roman. La conscience au


grand jour, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2009, p. 34-37.
[Le roman moderne explore souvent les profondeurs du cœur humain. Cette orientation,
originellement biblique, témoigne d’un projet sapientiel de la littérature, sans lequel le
monde demeurerait muet et non humanisé. Bernanos excelle ainsi, en quelques notations
seulement, à saisir les états d’abattement qui nous assaillent parfois sans raison –  avec le
vide qu’ils laissent en nous et au sein duquel nous croyons tout désormais impossible]

La croissance vertigineuse de l’exploration psychologique du roman


moderne, le dessein d’une cardiognosie de plus en plus approfondie,
ne  peuvent assurément être considérés comme un phénomène relevant
exclusivement de l’histoire littéraire. Ils ont leurs conditions de possibilités
religieuses, philosophiques, historiques.  […] De la cardiognosie, on peut
distinguer deux puissances distinctes. La première consiste à avoir accès
(c’est-à-dire à se donner fictivement accès) à la parole que se tient à elle-
même la conscience, et aux perceptions qui sont les siennes  : on entre en
elle, on vit en elle, on la décrit. La seconde puissance consiste à traverser
cet apparaître, et à avoir accès (c’est-à-dire encore à se donner fictivement
accès) à ce qui d’elle-même ne lui apparaît pas, à ce qui en elle pour elle-
même reste secret, en tout ou en partie, à ce qu’elle sent, veut, désire, pense
au fond, sans vouloir ou pouvoir se le dire. […] La tradition religieuse du
discernement des esprits et de la direction de conscience l’a
particulièrement approfondi et spécifié. […] [Or] cette parole intérieure du
personnage, secrète par essence, est mise en œuvre par l’écrivain et le
lecteur en est rendu témoin. Quand bien même aucun jugement moral ne
serait prononcé, quand bien même aucune phrase ne passerait explicitement
derrière la conscience du personnage, sa construction présente
nécessairement l’appel à tel jugement plutôt qu’à tel autre, et l’on est par
définition passé derrière sa conscience en faisant publiquement entendre ce
que nul, sinon Dieu, ne peut entendre. […] [Car] le lecteur lui-même est un
être pratique ou éthique, qui ne peut se tenir dans un suspens de toute norme
(même si les siennes ne coïncident pas avec celles de l’auteur).
« L’affreuse tristesse qui l’avait saisie un moment plus tôt ne
se dissipait pas, mais l’effort, d’ailleurs presqu’inconscient, de
la volonté l’avait transformée peu à peu. Elle n’en gardait
qu’une impression presque physique de  solitude, ou plus
exactement encore, de vide. On a ainsi parfois, dans
les  mauvais rêves, l’illusion d’une marche interminable, de
détours nombreux et compliqués suivis d’une fuite sans but à
travers une foule muette qui  s’écarte sur votre passage,
maintient autour de vous une zone infranchissable d’attente et
de silence » (Georges Bernanos, Un mauvais rêve [1950], II).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
savoirs

■ Léo Spitzer, Études de style [1970], Paris, Gallimard, coll. «


Tel », 1980, p. 457-458.
[Le texte proustien semble parfois moins nous parler de quelque chose que nous parler pour
entretenir avec nous une précieuse amitié ; les détours de l’écriture sont le signe même de
cette confiance que nous offre le créateur – elle dont nous avons tant besoin pour demeurer
debout et qui nous touche par ailleurs d’autant plus que l’auteur est véritablement un génie.
À sauts et à gambades, Proust n’a souvent que des anecdotes à énoncer, mais ces anecdotes
nous sont précieuses, parce que c’est à nous qu’elles sont dites, pour nous encourager à être]

Cette hyperbole dans la comparaison aboutit à des descriptions rappelant


Homère par leur précision, par l’amour qu’on y trouve pour les détails d’un
monde qui ne devait à l’origine servir que de point de comparaison ;
l’auteur semble abandonner le fil de son récit et se perdre dans les
arabesques d’un tapis tissé d’associations plus ou moins fortuites. Par ce
moyen, il sape volontairement l’intérêt porté à son action  : « il [le grand-
père veut attirer l’attention de deux parentes] fallait qu’il eût recours à ces
avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes à l’égard de
certains maniaques de la distraction : coups frappés à plusieurs reprises sur
un verre avec la lame d’un couteau, coïncidant avec une brusque
interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres
transposent souvent dans les rapports courants avec les gens bien portants,
soit par habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu
fou ». Nous sommes d’un coup transportés du monde du grand-père dans
celui des psychiatres – de là à étendre le mot fou au premier également, il
n’y a qu’un pas… « Elle [Françoise] possédait à l’égard des choses qui
peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et
intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui
donnait l’apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces
comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une
délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère) ».
Le code moral non écrit de Françoise s’associe, dans une vision
kaléidoscopique, aux lois de l’Ancien Testament. Proust met en évidence
une continuité spirituelle entre des événements d’apparence disparate,
reliant ainsi son histoire à l’histoire – celle de l’univers. […] Je ne suis pas
d’accord avec Crémieux qui voit là une raillerie tournée par l’auteur contre
sa propre création […] ; au contraire, Proust reconnaît […] que les degrés
les plus bas de la hiérarchie de l’esprit sont reliés aux plus élevés par la
similitude de l’impulsion spirituelle et par le soin dans le choix.
« Et pourtant, voici qu’une légère contrariété ou un malaise
physique –  en l’incitant à considérer le moment présent
comme un moment exceptionnel, en dehors de la règle, où la
sagesse même admettrait d’accueillir l’apaisement qu’apporte
un plaisir et de donner congé, jusqu’à la reprise utile de
l’effort, à la volonté – suspendait l’action de celle-ci qui cessait
d’exercer sa compression ; ou, moins que cela, le souvenir
d’un renseignement qu’il avait oublié de demander à Odette,
si elle avait décidé la couleur dont elle voulait faire repeindre
sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse, si c’était
des actions ordinaires ou privilégiées qu’elle désirait acquérir
(c’était très joli de lui montrer qu’il pouvait rester sans la voir,
mais si après ça la peinture était à refaire ou si les actions ne
donnaient pas de dividende, il  serait bien avancé), voici que
comme un caoutchouc tendu qu’on lâche ou comme l’air dans
une machine pneumatique qu’on entr’ouvre, l’idée de la revoir,
des lointains où elle était maintenue, revenait d’un bond dans
le champ du présent et des possibilités immédiates » (Marcel
Proust, Du côté de chez Swann [1913], II).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur
■ Philippe Sellier, Essais sur l’imaginaire classique, Paris,
Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », 2005,
p. 249-250.
[La tragédie doit susciter l’effroi et la pitié en représentant la pauvreté humaine accablée par
des forces qui la dépassent. Or Racine souhaite montrer que ce ne sont naturellement pas
des dieux qui manipulent les êtres (de l’extérieur) mais que ce sont des passions
imprédictibles qui les étouffent (de l’intérieur). Si Phèdre affirme ainsi qu’elle est sous
l’emprise de Vénus, c’est là une façon toute rhétorique de dire qu’elle est saisie malgré elle
par la passion et qu’elle ne peut pas ne pas aimer Hippolyte – tant il est vrai que l’on tombe
amoureux sans pouvoir rien y faire et que tout alors nous tombe littéralement dessus. Elle
n’est donc pas coupable  : c’est une tragédie. Or il importe réellement que le dramaturge
nous enseigne cette fatalité tout intérieure, car elle se met enfin à exister pour nous au
moment où nous la constatons sur la page écrite et fait quitter le remords permanent]

Chez Racine, cette fatalité est en grande partie intérieure, constituée par
les passions des personnages, en particulier par le déchaînement de l’amour
et de l’ambition, passions qui dominaient dans la caste aristocratique pour
laquelle le dramaturge écrivait. La tragédie, c’est la folie de l’homme, sa
recherche obsédée et solitaire du bonheur, la dictature du désir, l’imprévu
d’amours forcenées qui naissent en coup de foudre, d’un regard.  […] La
condition élevée des personnages –  princes ou souverains  – les libère de
tout ce qui, dans l’humanité ordinaire, atténue ou effrite l’action mortelle du
désir. Aristote était convaincu que, pour susciter l’identification angoissée
du spectateur, les héros tragiques devaient être à demi coupables, à demi
innocents.  […] C’est sur ces prises de position capitales que la tragédie
racinienne a en fait pris congé d’Aristote. Certes Racine a tenté de faire
croire qu’il demeurait fidèle à la Poétique  : ainsi la préface de Phèdre
s’efforce d’expliquer qu’Hippolyte est « un peu coupable envers son père »,
puisqu’il aime « Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels » de
Thésée. Mais qui accepte une telle explication ? Qui ne voit au contraire
dans ce couple d’amoureux l’innocence de Roméo et de Juliette malgré la
haine de leurs familles ?
« Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, / Je sentis
tout mon corps et transir et brûler. / Je reconnus Vénus, et ses
feux redoutables,  / D’un  sang qu’elle poursuit tourments
inévitables. / Par des vœux assidus je crus les détourner, / Je
lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner.  / De  victimes moi-
même à toute heure entourée, / Je cherchais dans leurs flancs
ma raison égarée  /  D’un incurable amour remèdes
impuissants ! / En vain sur les autels ma main brûlait l’encens,
/ Quand ma bouche implorait le nom de la déesse, / J’adorais
Hippolyte, et le voyant sans cesse, / Même au pied des autels
que je faisais fumer, / J’offrais tout à ce dieu, que je n’osais
nommer » (Jean Racine, Phèdre [1677], v. 275-288).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
morale

§ 14 L’histoire de la création littéraire pourrait se définir


par un adage fondamental : « mourir de ne pas écrire
» ; il existe en effet une expérience individuelle ou une
histoire collective que l’œuvre ne saurait ne pas
transposer, mue par une impulsion intérieure qui lui
fait rejoindre cet exil qui est la condition de toute vie
humaine et dont la célébration est nécessaire.
■ Giorgio Agamben, Le feu et le récit [2014], Payot & Rivages,
coll. « Bibliothèque Rivages » (trad. Martin Rueff), 2015, p. 87-
90.
[L’écrivain sait instinctivement que « la grande inspiratrice, c’est la mort » et que « si vous
ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien fait » – ainsi que l’explique Céline,
en 1959, dans une « Interview à l’ORTF ». Or le 15 avril de cette même année 1959, Celan
écrit justement à Max Frisch : « bien que je ne me souvienne pas être jamais vraiment sorti
de l’Égypte, je célébrerai cette fête [la pâque juive] en Angleterre ». Il  s’agit là d’une
configuration impensable, puisque la pâque commémore l’exode (donc la sortie du peuple
juif, sous la conduite de Moïse, de l’esclavage égyptien) et qu’on ne peut donc la célébrer
en se sentant toujours serf. Mais il en va là de l’expérience originelle que revit sans cesse le
poète et qui éclaire l’ensemble de son œuvre poétique]

Pour celui qui est resté en Égypte, même Israël, la ville de David, ne peut
pas être la patrie. On comprend mieux aussi pourquoi, dans un poème qui
remonte à 1969, où Celan invoque (en yiddish) Jérusalem (« lève-toi,
Jérusalem, maintenant »), il se présente lui-même comme celui qui a
entièrement déchiré les liens qui l’unissait à elle.  […] Et c’est sur cette
tâche impossible –  célébrer Pesah en Égypte  – que je voudrais attirer
l’attention, parce qu’il me semble qu’elle permet de situer le lieu de la vie
de Celan, mais aussi, et surtout, le lieu de sa poésie.  […] Elles
communiquent toutes deux dans une même atopie dont le nom est  :
Égypte.  […] Il me semble que tout ce que Celan a pu écrire à plusieurs
reprises sur l’impossibilité et aussi sur la nécessité de sa tâche poétique, sur
la nécessité de demeurer dans le mutisme, mais aussi, sur la nécessité de
traverser ce mutisme […], il me semble donc que cette tâche s’illumine de
manière singulière dès lors qu’on la met en relation avec la pâque célébrée
en Égypte […], invocation sous laquelle s’écrit l’œuvre tout entière de Paul
(Pesah) Celan.
« Toi sois comme toi, toujours. // Stant vp Jherosalem inde /
Erheyff dich // Celui-là même qui trancha le lien jusqu’à toi, //
inde wirt / erluchtet // le noua de nouveau, dans la mémoire, //
boue par monceaux je déglutis, dans la  tour, // langage  :
lisière de l’obscur, // umi / ori » (Paul Celan, « Toi  sois… »,
Contrainte de lumière [1970]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et
savoirs

■ Julien Gracq, Préférences, Paris, Corti, 1961, p. 156-157.


[Le monde de l’écrivain, né d’un art correspondant à une intimité, se caractérise par la force
de son imaginaire ; c’est lorsqu’il se fait paysage emblématique et inspirant qu’il nous
transporte ; les soirées de Combourg se sont en effet muées, dans l’écriture
de Chateaubriand, sous la double et irrépressible impulsion de sa tendresse pour sa sœur et
de sa crainte de son père, en un mystérieux cérémonial de mort et de brume, où toute chose
devient fantomatique, mais où toute chose, parce que nimbée par le silence, doit
précisément être nommée]

Il se trouve que je viens de refermer un roman de Balzac et que je rouvre


les Mémoires [de Chateaubriand]. Quelle soudaine, quelle extraordinaire
décompression d’être ! D’un côté un monde compact, un dégagement
d’énergie presque démentiel ; de l’autre un étrange univers lacunaire, qui
dérive peu à peu vers la nuit, troué de ces longues déchirures intercalaires
qu’on voit aux nuages du couchant, morcelé par les grands effondrements
du souvenir. Un monde surtout où tout ce qui est – ligne après ligne, page
après page  – se voit contesté, mordu au cœur par ce qui a été. Le
mouvement de l’imagination de Chateaubriand est toujours commandé par
la même pente : sur toute scène, sur tout paysage, sur tout haut lieu affectif
qu’elle se propose, elle fait glisser successivement, comme autant de
négatifs, une, puis deux, trois, quatre lames superposées aux couleurs du
souvenir –  et, comme on fait tourner rapidement un disque peint aux
couleurs du spectre, elle obtient par cette rapide superposition tonale une
espèce d’annulation qui reste vibrante, un blanc tout frangé d’une subtile
irisation marginale qui est la couleur du temps propre aux Mémoires, et qui
fait d’elles et de la Vie de Rancé le plus chatoyant hymne à l’impermanence
qui soit dans notre littérature.
« [Mon père] était vêtu d’une robe de ratine blanche, ou
plutôt d’une espèce de manteau que je n’ai vu qu’à lui.  […]
Lorsqu’en se promenant, il s’éloignait du foyer, la vaste salle
était si peu éclairée par une seule bougie qu’on ne le voyait
plus ; on l’entendait seulement encore marcher dans les
ténèbres ; puis il revenait lentement vers la lumière et
émergeait peu à peu de l’obscurité, comme un spectre, avec
sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle.
Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse,
quand il était à l’autre bout de la salle ; nous nous taisions
quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant  :
“de quoi parliez-vous ?”. Saisis de terreur, nous ne répondions
rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l’oreille
n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des
soupirs de ma mère et du murmure du vent. Dix heures
sonnaient à l’horloge du château  : mon père s’arrêtait ; le
même ressort, qui avait soulevé le  marteau de l’horloge,
semblait avoir suspendu ses pas » (François-René de
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe [1848-1850], I, III, 3).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature
et politique

■ Mona Ozouf, Les Aveux du roman. Le dix-neuvième siècle


entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Fayard, coll. «
L’esprit de la cité », 2001, p. 207-209.
[L’explicitation (par le récit) d’une clef herméneutique (lue chez un penseur) permettant de
sauver le monde contemporain (en espérance) possède souvent un caractère à  la  fois
impérieux et nécessaire aux yeux de l’écrivain (appelé par une conjoncture) qui en approuve
la proposition – il s’agit pratiquement alors du salut d’une époque sur le point de sombrer
ou de la pérennité d’un environnement au bord de la destruction. Après avoir beaucoup lu
Joseph de Maistre, théoricien réactionnaire voyant dans le mal absolu qu’est la Révolution
française un surnaturel effet de la providence divine – cherchant à purifier par l’expiation
sanglante un peuple corrompu qui eut la ridicule prétention de revendiquer le droit de
l’individu en lieu et place du droit de la transcendance  –, Barbey d’Aurevilly invente des
figures (c’est-à-dire des situations et des personnages) pour expliciter les troubles
apocalyptiques connus par le pays en relation à ce singulier espoir de sa régénération. Tout
devient donc apocalypse dans le roman de 1865 et l’abbé Méautis est bien le seul à y penser
que toute souffrance n’est pas forcément la rançon d’une faute – or le cas exceptionnel d’un
être dolent et innocent (Calixte) s’explique tout de même par la faute de son père
(Sombreval) coupable de parjure (cas du prêtre marié)]

Châtier les Français, sauver la France : tel avait été le dessein divin que
Joseph de Maistre lisait dans la Révolution française. Il était soucieux de ne
pas réduire l’événement à des causes petitement humaines ; d’établir que
tous, partisans enthousiastes comme adversaires déterminés, avaient été pris
dans le maelström de la Révolution, menés par l’histoire quand ils croyaient
la mener, et sans que leurs volontés aient pu intervenir ; de montrer dans les
dévastations révolutionnaires le juste châtiment de la Providence pour la
tentation qu’avaient eue les hommes de se préférer à Dieu, tentation surgie
au demeurant bien avant la Révolution et tout droit venue du péché originel.
De sorte que c’est l’énormité même du mal qui en est le remède. Barbey
admirait Maistre.  […] Si on lit Un prêtre marié comme une fable
maistrienne, on comprend mieux quelques-uns des aspects les plus
extravagants de l’histoire : la fascination du supplice […] ; la nécessité des
bourreaux  […] ; la valeur rédemptrice du sang et l’implacabilité de la
sanction, car Barbey, comme Maistre, est convaincu que l’inhumanité d’une
religion en garantit la force et la durée ; la fatalité du destin qui l’emporte
toujours sur la volonté humaine […]. C’est l’installation dans ce temps sans
histoire qui fait la singularité du livre, moins roman que tragédie.
« Dieu seul connaît ses voies, et nous ne sommes pas dans
le secret de ses desseins. Mais, lorsque la plus sainte
innocence, la plus pure et la plus aimable vertu est exposée
au plus cruel et au plus immérité des supplices, notre devoir à
nous, créatures de pitié, n’est-il pas d’empêcher,
dans  la  pauvre mesure de nos forces, les cruautés du
sacrifice ? Celui-là qui n’aurait arraché qu’une seule épine à la
couronne du divin Condamné n’aurait-il pas bien fait, même
aux yeux du Dieu qui l’abandonnait à ses bourreaux ? Votre
fille, Monsieur, souffre par vous… hélas ! oui, par vous qui
l’aimez  […] Monsieur, pour les âmes fidèles, le prêtre marié
est plus révoltant et plus criminel que le prêtre tombé,
n’importe dans quelle fange ! plus criminel que le prêtre
concubinaire lui-même, contre lequel tous les conciles ont
prononcé tant d’anathèmes et de châtiments.  […] Vous avez
pris cela, vous, en homme fier et d’âme robuste, et votre
enfant en âme dévouée qui se dit à chaque nouvelle
angoisse : “je suis l’expiation de mon père !” et je comprends
cela pour vous et pour elle » (Jules-Amédée Barbey
d’Aurevilly, Un prêtre marié [1865], XVII).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs

■ Michel Tournier, Le vol du vampire [1981], Paris, Gallimard,

coll. « Folio-essais », 1994, p. 156-164.


[Certains textes semblent toujours en exil par rapport à la lecture habituelle qui leur est
infligée. Les jugements contemporains sur Madame Bovary admettent ainsi que Flaubert,
complètement résigné face à la nature humaine, y aurait décrit de façon réaliste une société
médiocre et perdue. Mais la vie de l’auteur ne manifeste pas cet accablement  : en
commençant son roman, ce dernier revient tout juste d’un vaste périple au Moyen-Orient au
cours duquel il s’est empli de splendeurs – et il écrit en avril 1851 : « Je deviens fous de
désirs effrénés  […]. Je rêve bayadères, danses phrénétiques, et tous les tintamarres de la
couleur. Rentré à Croisset, il est probable que je vais me fourrer dans l’Inde et dans les
grands voyages d’Asie  […]. J’ai des besoins d’orgies poétiques ». On devra donc se
demander si l’écrivain change brutalement d’avis pour écrire Madame Bovary (en se livrant
à la plus grise bassesse) ou si son texte ne montre justement pas un formidable feu caché
sous la braise]

L’œuvre lue sans préjugés répond non avec une parfaite netteté. Non, ce
roman n’est pas une histoire de cloportes racontée par un entomologiste.
Certes il y a du gris, il y a de la cendre. Mais sous cette cendre, quel feu
ardent et secret ! Ce n’est certes pas un livre de flammes et de stridences.
Flaubert sait trop ce qu’est la France […]. Mais le voile de médiocrité qui
recouvre tout laisse paraître par de larges déchirures des abîmes noirs
et  dorés. […]  [Emma] sort de ses pages fragile, nerveuse, coquette,
parfumée, et jeune de surcroît, très jeune –  elle doit mourir avant la
trentaine. Mais enfin elle s’affiche avec une cigarette à la bouche, elle mène
ses liaisons de main ferme, fait les avances, fixe les rendez-vous, court la
nuit à travers champs pour faire irruption dans la chambre de l’élu, cherche
vainement à enlever Rodolphe, et échoue devant sa veulerie, sa lâcheté. Et
surtout, c’est elle qui paie, qui paie, qui paie sans relâche jusqu’à la culbute
finale. […] C’est ici que prend tout son sens la réponse fameuse de Flaubert
à qui l’on demandait où il avait pris le personnage d’Emma. « Madame
Bovary, c’est moi ». C’est lui, cela veut dire, c’est une âme ardente,
mystique, éprise d’infini et  de grandeur, étouffée sous le fumier d’une
société mesquine et stupide. Madame Bovary, c’est Flaubert, retour de vingt
mois d’ivresses africaines et orientales, rugissant de colère et pleurant de
nostalgie sous le ciel bas de la pluvieuse et grasse Normandie. Au
demeurant, comment ne pas voir les échappées de feu qui jaillissent presque
à chaque page de ce livre qu’on prétend uniformément gris cloporte ?
[Emma] lit Walter Scott, s’identifie à Marie Stuart, se croit un moment la
vocation religieuse. […] Oui, il y a du souffle et de la grandeur dans ce livre
et, la dernière heure venue, on y voit même la sensualité la plus charnelle
transfigurée par la grâce d’un rituel religieux. Je fais allusion à l’extrême-
onction au cours de laquelle le prêtre oint ses yeux « qui avaient tant
convoité toutes les somptuosités terrestres », ses narines « friandes de brises
tièdes et de senteurs amoureuses », sa bouche « qui s’était ouverte pour le
mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure », ses mains « qui
se délectaient aux contacts suaves », ses pieds « si rapides autrefois quand
elle courait à l’assouvissement de ses désirs ».
« Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis,
et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, à
sangloter. […] “Il le fallait, mon ami. – N’étais-tu pas heureuse
? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant ! –
  Oui… c’est vrai… tu es bon, toi !” Et elle lui passait la main
dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation
surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son être s’écrouler de
désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire,
elle avouait pour lui plus d’amour que jamais ; et il ne trouvait
rien ; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution
immédiate achevant de la bouleverser. Elle en avait fini,
songeait-elle, avec toutes les trahisons  […]. Le prêtre se
releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou
comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps
de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le
plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné »
(Gustave Flaubert, Madame Bovary [1857], III, 8).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale

■ Jean-Michel Delacomptée, Langue morte. Bossuet, Paris,


Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2009, p. 193-194.
[L’écrivain est vraiment libre lorsqu’il parvient à inventer un style. En s’affirmant tout
entier par un souffle, il transcende les contingences thématiques de son discours. Bossuet
propose ainsi à son public une âpreté rhétorique éloignée des conventions et des
convenances (fait rare au XVIIe siècle) pour solliciter sa réelle participation émotive – en un
ethos paradoxal qui trouve sa force dans l’antinomie. On observe là un sublime proprement
chrétien, conjoignant grandeur et simplicité grâce à l’oxymore et à l’amplification]

Et là réside peut-être le secret de son style  : contraint par ses fonctions,


encastré dans son rôle, adhérant de toute sa surface à l’enveloppe
impeccable qu’il présentait non seulement aux autres, mais à lui-même, il
s’était réservé, comme liberté propre, le style. Un style qui ne dépendait que
de lui, bien qu’il fût encadré par la rhétorique dans les discours publics.
Et  qui n’appartenait qu’à lui dans ses feuillets intimes. C’est là qu’il se
retrouvait. Il prenait rendez-vous avec l’esthétique pour écarter les idées
funestes, se défendre de la mort en la rendant sublime par la puissance des
mots. La  langue, pareille au désir, court toujours après son objet, c’est
même la condition de la poésie. Il devait le savoir, cet alchimiste, à force
d’extraire de la vérité les moyens de l’exprimer et de transmuer le plomb du
corps charnel en l’or de son verbe lumineux, tout comme, dans ses prêches,
il  transformait en une langue limpide les ténèbres des entrailles où
germaient les appétits honnis.
« C’est un prodige inouï qu’un Dieu persécute un Dieu, qu’un
Dieu abandonne un Dieu ; qu’un Dieu délaissé se plaigne, et
qu’un Dieu délaissant soit inexorable : c’est ce qui se voit sur
la croix. La sainte âme de mon Sauveur est remplie de la
sainte horreur d’un Dieu tonnant ; et comme elle se veut
rejeter entre les bras de ce Dieu pour y chercher son soutien,
elle voit qu’il tourne la face, qu’il la délaisse, qu’il l’abandonne,
qu’il la livre tout entière en proie aux fureurs de sa justice
irritée. Où sera votre secours, ô Jésus ? Poussé à bout par les
hommes avec la dernière violence, vous vous jetez entre les
bras de votre Père ; et vous vous sentez repoussé, et vous
voyez que c’est lui-même qui vous persécute, lui-même qui
vous délaisse, lui-même qui vous accable par le poids
intolérable de ses vengeances ! » (Jacques-Bénigne Bossuet,
Sermon sur la Passion de Notre-Seigneur [1662], « deuxième
point »).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et morale ;
littérature et politique

■ Jean-Pierre Richard, Études sur le romantisme, Paris, Seuil,


coll. « Essais », 1970, p. 154-168.
[L’affirmation de soi par l’écriture ne va jamais sans une réorganisation symbolique du
monde, jaillie à l’intérieur d’un réseau de significations que la tâche critique se doit de
mettre au jour. L’œuvre transmet alors une énigme à traduire (parce que l’être ne se dit
jamais mieux qu’au sein du mystère) en amorçant l’appareil psychique du lecteur (puisque
le travail rhétorique qu’une œuvre opère sur la langue correspond au travail intérieur que
nous devons effectuer sur nous-mêmes). La poésie lamartinienne semble d’ailleurs
poursuivre, en maints endroits, la greffe de sa propre activité de fantasmatisation sur la
vivante capacité de symbolisation du lecteur. En ce cas de transfert s’énonce naturellement
une logique de désir]

L’épanchement verbal parcourt le monde sans brutalité ni hâte. Rien de


comparable, par exemple, à l’impatience qui amène un Chateaubriand à
cerner d’un trait nerveux l’objet de son regard ou de son désir, puis à
traverser celui-ci, à le brûler de l’ardeur même qui le projette vers un autre
objet […]. La rêverie gagne ici de place en place […]. Sur aucun objet elle
ne s’arrête précisément […] sans jamais chercher à les faire être dans leur
individualité […]. De là le goût lamartinien pour les grands panoramas sans
déchirure […]. Ce processus de dématérialisation profonde prend appui sur
diverses réalités sensibles, toutes plus ou moins vaporisantes. Lamartine
adore par exemple les fumées ou les parfums, lentes exhalaisons verticales,
transitions émouvantes d’un registre purement humain vers son
aboutissement céleste. […] Il faut [simplement] que le vallon soit sombre –
 pour qu’aucun regard ne puisse vous y surprendre –, étroit – sans cela on
risquerait d’y être à nouveau perdu, et Lamartine n’aime évidemment pas
les vallées larges  – ; mais il importe aussi qu’il soit pénétrable  : d’où le
thème, à consonance érotique, de l’insinuation heureuse, de l’humble
chemin qui se glisse au cœur du lieu intime (« voici l’étroit sentier de
l’obscure vallée »). Il faut en outre que ce lieu soit gardé contre le dehors, et
cela de toutes parts, aussi bien verticalement que latéralement, car
l’insistance d’un ciel trop profond risquerait d’y recréer l’appel et le vertige.
D’où la présence d’une véritable cape végétale, faisant à la fois office de
calfeutrage pariétal et de couvercle.  […] Spatialiser l’intime, intimiser
l’espace, c’est peut-être ce à quoi en effet la poésie lamartinienne s’efforce
avec le plus de persistance.
« C’est une nuit d’été ; nuit dont les vastes ailes / Font jaillir
dans l’azur des milliers d’étincelles ; / Qui, ravivant le ciel
comme un miroir terni, / Permet à l’œil charmé d’en sonder
l’infini ; / Nuit où le firmament, dépouillé de nuages, / De ce
livre de feu rouvre toutes les pages ! / Sur le dernier sommet
des monts, d’où le regard / Dans un double horizon se répand
au hasard, / Je  m’assieds en silence, et laisse ma pensée /
Flotter comme une mer où la lune est bercée.  /  […]  / Que le
séjour de l’homme est divin, quand la nuit / De la vie orageuse
étouffe ainsi le bruit ! / Ce sommeil qui d’en haut tombe avec
la rosée  / Et ralentit le cours de la vie épuisée, / Semble
planer aussi sur tous les éléments, / Et de tout ce qui vit
calmer les battements. / […] / Seulement, dans les troncs des
pins aux larges cimes, / Dont les groupes épars croissent sur
ces abîmes, / L’haleine de la nuit, qui se brise parfois, /
Répand de loin en loin d’harmonieuses voix, / Comme pour
attester, dans leur cime sonore,  / Que ce monde assoupi
palpite et vit encore » (Alphonse de Lamartine, « L’infini dans
les cieux », Harmonies poétiques et religieuses [1830], v.  1-
62).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur
§  15 Les choix techniques de l’œuvre littéraire
s’inventent dans le moment de l’écriture pour
transmettre une vision poétique dont les implications
métaphysiques seront à la hauteur de l’engagement
sincère de l’écrivain (du mécanisme au mysticisme) ;
des scénographies auctoriales s’élaborent ainsi en
chemin lorsqu’un imaginaire imagine même son
auteur.
■ Émile Zola, Préface de la deuxième édition de Thérèse
Raquin, Paris, Fasquelle, coll. « Le Livre de poche », 1963,
p. 8-9.
[Accusé d’avoir écrit une œuvre immorale, Zola réplique en se façonnant un visage d’auteur
scientifique. Un caractère peut effectivement être bon ou mauvais et peut moralement être
jugé ou influencé, mais un tempérament ne saurait se situer dans aucune de ces
configurations puisqu’il n’est qu’une pure mécanique. En affirmant donc n’étudier que des
machines au sein d’une entreprise littéraire dénuée de toute axiologie, la figure zolienne
s’affirme dès lors innocente, préservée des reproches et des attaques par son angle
d’approche même]

J’ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur
sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les
fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de
plus. J’ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des
passions, les poussées de l’instinct, les détraquements cérébraux survenus à
la suite d’une crise nerveuse. Les amours de mes deux héros sont le
contentement d’un besoin ; le meurtre qu’ils commettent est une
conséquence de leur adultère, conséquence qu’ils acceptent comme les
loups acceptent l’assassinat des moutons ; enfin, ce que j’ai été obligé
d’appeler leurs remords consiste en un simple désordre organique, en une
rébellion du système nerveux tendu à se rompre. L’âme est parfaitement
absente, j’en conviens aisément, puisque je l’ai voulu ainsi. […] Mon but a
été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux personnages, Thérèse
et Laurent, ont été créés, je me suis plu à me poser et à résoudre certains
problèmes ; ainsi, j’ai tenté d’expliquer l’union étrange qui peut se produire
entre deux tempéraments différents, j’ai montré les troubles profonds d’une
nature sanguine au contact d’une nature nerveuse. […] J’ai simplement fait
sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des
cadavres.
« Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée.
Elle brûlait en  plein Paris comme un feu de joie colossal.
C’était l’heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de
l’aboiement des chiens, du claquement des fouets, du
flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient
enfin, dans l’impudence du triomphe, au bruit des quartiers
écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n’était plus
qu’une grande débauche de millions et de femmes. Le vice,
venu de haut, coulait dans le ruisseau, s’étalait dans les
bassins, remontait dans les jets d’eau des jardins, pour
retomber sur les  toits, en pluie fine et pénétrante. Et il
semblait, la nuit, lorsqu’on passait les ponts, que la Seine
charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité,
miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur les
divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque
glissés des corsages, tout ce que la brutalité du désir et le
contentement immédiat de l’instinct jettent à la rue, après
l’avoir brisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de
Paris, et mieux encore que dans sa quête haletante du grand
jour, on sentait le détraquement cérébral, le cauchemar doré
et voluptueux d’une ville folle de son or et de sa chair » (Émile
Zola, La Curée [1872], III).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation
littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Jacques Bouveresse, La Connaissance de l’écrivain. Sur la


littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, 2008, p. 103-
104.
[La revendication auctoriale risque pourtant d’être partiale  : en se construisant une figure
par scénographie, l’écrivain ne peut manquer de vouloir assurer sa publicité –  jusqu’à
pouvoir se perdre lui-même en un système dont il finit par ne plus interroger les
présupposés. Par la présentation de Jacques Lantier comme victime d’une hérédité qui
pourrait bien le disculper de tous ses actes, le récit de La Bête humaine tend à montrer que
son personnage, qui a failli poignarder Flore, au cours d’une étreinte amoureuse, sous
l’emprise d’une pulsion meurtrière venue du fond de son ascendance, peut être jugé
irresponsable ; mais cette réhabilitation de la fatalité antique n’est-elle pas une
configuration mythique dont les implications judiciaires sont criantes et les conséquences
morales inavouées ?]

Zola a voulu décrire des êtres qui sont déterminés entièrement par leur
physiologie et dans le comportement desquels l’âme ne joue aucun rôle.
Mais peut-être est-ce la situation dans laquelle nous nous trouvons tous sans
le savoir ou sans vouloir l’admettre  : après tout, il est possible que même
ceux qui agissent bien soient déterminés eux aussi, en dernière analyse,
uniquement par leur physiologie et n’aient par conséquent aucun mérite
particulier à le faire. Ce ne sont peut-être, tout compte fait, que de bonnes
brutes. Si l’idée que l’on se fait habituellement de la morale et peut-être la
morale elle-même sont menacées dans Thérèse Raquin, c’est donc, semble-
t-il, d’abord par le soupçon que ce genre de roman fait peser sur les idées de
libre arbitre, de responsabilité morale et de mérite moral. [Mais] les auteurs
comme Zola écrivent à une époque où l’on croit à la possibilité de dissocier
rigoureusement les jugements de valeur et les jugements de fait. Et il ne
leur vient apparemment pas à l’esprit que décider qu’un agent ne peut être
tenu pour responsable de ses actions et qu’on ne peut par conséquent pas lui
demander des comptes sur ce qu’il fait n’est pas une pure question de
science et implique l’adoption à son égard d’une attitude qui comporte déjà
un aspect moral. […] Zola dit, de façon très significative, qu’il a voulu que
ses héros n’aient pas d’âme. Il est dommage qu’il ne s’interroge pas sur ce
que signifie exactement la possibilité de vouloir cela.
« La famille n’était guère d’aplomb, beaucoup avaient une
fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure
héréditaire ; non pas qu’il fût d’une santé mauvaise, car
l’appréhension et la honte de ses crises l’avaient seules maigri
autrefois ; mais c’étaient, dans son être, de subites pertes
d’équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son
moi lui échappait, au milieu d’une sorte de grande fumée qui
déformait tout. Il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses
muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas […]. Et il
en venait à penser qu’il payait pour les autres, les pères, les
grands-pères, qui avaient bu, les générations d’ivrognes dont
il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie
qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond
des bois. Jacques s’était relevé sur un coude, réfléchissant,
regardant l’entrée noire du tunnel ; et un nouveau sanglot
courut de ses reins à sa nuque […]. Cette fille, cette fille qu’il
avait voulu tuer ! Cela revenait en lui, aigu, affreux… » (Émile
Zola, La Bête humaine [1890], II).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation
littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard,

coll. « Folio-Essais », 2003, p. 410-412.


[Il revient au lyrisme, surtout lorsqu’il jaillit d’une situation qui n’était nullement
prédisposée à en accueillir les accents, de révéler la grâce dont l’écrivain peut vouloir parer
l’un de ses personnages. Lorsque le cas se présente dans l’œuvre de Flaubert, pourtant bien
peu enclin à draper ses héros de noblesse, se manifeste alors un renversement par lequel
l’imaginaire du texte paraît imaginer son auteur lui-même en un effet de scénographie
inversée. N’est-ce pas au moment où Rodolphe se lasse d’Emma et où Emma réalise son
erreur avec Rodolphe que le texte confère à l’héroïne une vraie grandeur, faite de constance
et d’un désir intact d’idéal, au point que se fend l’armure de misanthropie dont le romancier
s’était si soigneusement revêtu jusque-là ?]

Trois aspects de l’art de Flaubert attirent l’attention : le nouveau mélange


de réalisme descriptif et d’empathie qui favorise l’immersion sensorielle et
cognitive du lecteur dans le monde évoqué, la faiblesse morale flagrante des
personnages et le caractère ouvertement polémique de l’anti-idéalisme
professé par l’auteur. […] Voici la description de l’état d’esprit d’Emma qui
vient de s’abandonner à Rodolphe  : « Le silence était partout ; quelque
chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les
battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un
fleuve de lait » […]. L’élan lyrique de ces phrases appartient au narrateur,
car ce n’est pas Emma qui se dit à elle-même « mon sang circule dans ma
chair comme un fleuve de lait » ; c’est le styliste qui, grâce aux inflexions
expressives de son langage, évoque métaphoriquement la torpeur
silencieuse qui engourdit l’héroïne, rendant sensible son vécu dans son
immédiateté non linguistique. Il en résulte un effet d’empathie plus puissant
et plus insidieux que celui obtenu, chez d’autres auteurs, par la
représentation des délibérations intérieures.  […] Comme, par ailleurs, ses
personnages ne sont pas des modèles de comportement, Flaubert éprouve le
besoin de diminuer la distance qui les sépare de lui-même et du lecteur, un
peu comme les auteurs de roman picaresques les rédigeaient à la première
personne parce que la laideur humaine qu’ils exploraient avait besoin d’être
pour ainsi dire « humanisée » et rapprochée du lecteur.
« Il s’ennuyait maintenant lorsqu’Emma, tout à coup,
sanglotait sur sa poitrine ; et son cœur, comme les gens qui
ne peuvent endurer qu’une certaine dose de musique,
s’assoupissait d’indifférence au vacarme d’un amour dont il ne
distinguait plus les délicatesses. Ils se connaissaient trop pour
avoir ces ébahissements de la possession qui en centuplent la
joie. Elle  était aussi dégoûtée de lui qu’il était fatigué d’elle.
Emma retrouvait dans l’adultère toutes les platitudes du
mariage. Mais comment pouvoir s’en débarrasser ? Puis, elle
avait beau se sentir humiliée de la bassesse d’un tel bonheur,
elle y tenait par habitude ou par corruption ; et, chaque jour,
elle s’y acharnait davantage, tarissant toute félicité à la vouloir
trop grande » (Gustave Flaubert, Madame Bovary [1857], III,
6).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur

■ Henri Weber, La Création poétique au XVIe siècle en France,


de Maurice Scève à Agrippa d’Aubigné, Paris, Nizet, 1955,
p. 44-46.
[Existe encore à la Renaissance un élan vers le panthéisme consistant à penser que les objets
inanimés possèdent une âme dans la vie universelle. En reprenant cette culture imagée pour
servir ses situations poétiques, Ronsard se construit dès lors une image de poète désirant le
charme de l’expression plus que l’orthodoxie de son propos. Mais la fantaisie ne cache-t-
elle pas une posture dilettante qui élabore un visage de liberté pour ne pas avoir à
s’interroger, philosophiquement, sur les fondements des grands principes qui peuvent
expliquer le monde ?]

Les tenants des systèmes les plus opposés –  les néoplatoniciens qui
suivent Marsile Ficin et les averroïstes comme Cardan – aboutissent sur ce
point à des conceptions assez voisines que Ronsard adoptera
successivement. Pour Ficin, tout a une âme et l’univers est une pluralité
d’âmes individuelles. Ronsard reprend cette idée dans l’Hymne des Démons
; il fait de ceux-ci des êtres vivants qui animent l’air, les eaux, la terre, tout
le domaine de la matière, à l’exclusion des corps célestes réservés aux
intelligences supérieures. Ceci lui permet de concilier l’animisme, qui
préside à la mythologie antique, et la religion chrétienne  : les nymphes et
les naïades devenant des démons. C’est aussi l’expression d’une tendance
poétique que nous retrouvons chez Victor Hugo faisant des monts et des
bois des êtres mystérieux et recueillis  […]. Chez Cardan, il s’agit  […]
d’une âme universelle épandue à travers la matière et dont les âmes
humaines ne sont que des parcelles ; cette âme universelle s’identifie à Dieu
et c’est là ce qu’exprime Ronsard dans son poème Le Chat […]. On ne peut
être sûr que Ronsard ait aperçu toutes les conséquences de ses fantaisies
poétiques […] mais il est évidemment hétérodoxe lorsqu’il déclare « L’Ame
n’a doncq commencement ni bout » (il divinise l’homme et substitue au
principe chrétien de la transcendance le principe opposé de l’immanence).
« Quand l’Éternel bastit la grand’maison du monde, / Il
peupla de poissons les abysmes de l’Onde, / D’hommes la
Terre, et l’air de Daimons, et les Cieux  / D’Anges, à celle-fin
qu’il n’y eut point de lieux  / Vagues dans l’Univers, et, selon
leurs natures, / Qu’ilz fussent tous remplys de propres
creatures » (Ronsard, « Les Daimons », Hymnes [1555], v. 59-
64)
« Des Éléments et de cette Âme infuse / Nous somes nez :
le corps mortel, qui s’use / Par trait de temps, des Élémentz
est fait : / De Dieu vient l’ame, et comme il est parfait / L’ame
est parfaite, intouchable, immortelle,  /  Comme venant d’une
Essence eternelle  : / L’Ame n’a doncq commencement
ni bout : / Car la Partie ensuit toujours le Tout. / Par la vertu de
cette ame meslée  / Tourne le Ciel à la voute estoillée »
(Ronsard, « Le Chat » [1569], v. 11-20).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et savoirs

■ Alain Michel, In hymnis et canticis. Culture et beauté dans


l’hymnique chrétienne latine, Paris, Vander-Oyez, coll. «
Philosophes médiévaux », 1976, p. 324-328.
[Lorsqu’un écrivain se tourne vers des formes anciennes ou spécifiques pour inventer son
style, il est nécessaire que la critique prenne en compte, sans parti pris, ces choix
esthétiques dont les implications éthiques sont parfois fondamentales. En écrivant
Le  Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Péguy souhaite se plonger dans une parole
médiévale, de forme hymnique et liturgique, pour refonder le secret de la méditation
poétique à la source d’un constant approfondissement du cœur, par tissage de motifs
enchevêtrés forant le mystère du réel par répétitions et par associations. Il s’agit là de
l’anachronisme volontaire d’une écriture redécouvrant le Moyen Âge latin pour demeurer
quête insatiable de vie intérieure. L’entreprise péguyste rouvre ainsi, par la pratique, le
sceau d’une forme que ses lecteurs n’auraient pu seuls discerner. La posture auctoriale est
donc féconde]

Il faut se demander ce que le Mystère apporte de nouveau. La réponse est


facile  : d’une part la litanie, d’autre part la description.  […] Il y a une
rhétorique chez Péguy, avec tous les procédés que cela implique. On ne
s’est pas fait faute de la lui reprocher. Mais […] nous pouvons comprendre
son intention  : cette rhétorique coïncide exactement avec une exigence
spirituelle profonde.  […] C’est ainsi que Péguy découvre son propre
langage en récrivant le Stabat Mater  […]  : « Car elle avait vieilli d’une
éternité, / Elle avait vieilli de son éternité, / Qui est la première éternité
après l’éternité de Dieu.  / Car elle avait vieilli de son éternité. / Elle était
devenue Reine. / Elle était devenue la Reine des Sept Douleurs ». Il n’est
pas besoin d’analyser ce texte. Il suffit de dire qu’il doit presque tout à
l’hymnique médiévale. […] Quant aux images réalistes, il peut les devoir à
la poésie française ou, simplement, aux œuvres d’art, celles des peintres
flamands en particulier, et aux techniques de contemplation qu’elles
impliquent. Mais la forme des versets, leur dépouillement, leurs reprises
assonancées, renvoient à une méthode d’écriture qui n’existe […] que dans
les proses et les séquences [liturgiques]. […] [Cette poésie] se déprend des
mots et les remplace par des transparences.
« Elle pleurait, elle pleurait, elle en était devenue laide, / Elle,
la plus grande beauté du monde, / La Rose mystique, / La
Tour d’Ivoire, / Turris eburnea, / La Reine de beauté, / En trois
jours elle était devenue affreuse à voir. /  […] / Car elle avait
vieilli d’une éternité, / Elle avait vieilli de son éternité, / Qui est
la première éternité après l’éternité de Dieu. / Car elle avait
vieilli de son éternité.  /  Elle était devenue Reine. / Elle était
devenue la Reine des Sept Douleurs. / […] / Elle pleurait, elle
pleurait, ses yeux, ses pauvres yeux, / Ses pauvres yeux
étaient rougis de larmes / Et jamais ils ne verraient bien clair, /
Après, / Depuis. / Par la suite. / Jamais plus. / Jamais plus
désormais elle ne verrait bien clair. / Pour travailler » (Charles
Péguy, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc [1912]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et savoirs

■ José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies


auctoriales à l’époque romantique, Paris, Honoré Champion,
coll. « Romantisme et modernités », 2007, p. 233-234 et 637.
[Si l’on parle d’un sacre de l’écrivain à l’époque romantique, il convient d’en préciser
les  représentations. Tout auteur construit certes des structures imaginaires pour se
manifester lui-même. Diaz étudie donc ces images, avec l’hypothèse que le couronnement
de l’époque n’est qu’une opération profane laissant apparaître l’ombre de l’écrivain-vedette.
La scénographie du poète mourant est par exemple très stable  : jeune et malheureux,
solitaire et malade de langueur sur son lit d’agonie, l’être entonne son dernier chant ; il est
angélique et pur ; sa poésie est une échappatoire, ou la cause de sa maladie, ce qui ne
change finalement rien puisque la mort apparaît comme une délivrance –  le génie étant
considéré comme un don funeste dépossédant l’homme de son moi. Marceline Desbordes-
Valmore célèbre notamment, dans « Lucretia Davidson », une jeune fille morte à 16 ans,
poète, symbole du génie précoce consumé par son art et par son destin]

[Le romantisme] a attaché une force décisive non seulement à la fonction-


auteur, mais à l’écrivain imaginaire.  […] Voici le « poète » au cœur de
l’expérience littéraire : foyer du sens, mais aussi idole vers laquelle montent
les regards.  […] Le romantisme a ainsi opéré cette révolution  : mettre
l’écrivain au centre de la scène, non seulement à titre d’auteur de l’œuvre,
mais aussi de sujet existentiel et de principe transcendantal.  […] La piété
qui environne l’écrivain – et dont lui-même dirige les tropismes – s’appuie
sur une panoplie d’icônes et de mythes. Tandis que la position imaginaire
de l’écrivain était restée immobile pendant de longs siècles, codée qu’elle
était par la mythologie antique (Apollon, Pégase, les Muses), désormais
plus de menu unique. Devenue galerie des glaces, la littérature offre à ses
apprentis des rôles multiples.  […] C’est donc à étudier les principaux
scénarios auctoriaux que le romantisme a définis que je vais me consacrer.
J’en distingue cinq, convenant à autant de « romantismes »  : dans l’ordre
chronologique, le romantisme mélancolique, le romantisme paternel, le
romantisme énergique, le romantisme fantaisiste (ou ironique) et le
romantisme désenchanté. […] Au bout du compte, ces cinq « romantismes
» peuvent se réduire à autant de manières différentes qu’a l’écrivain de se
représenter dans un espace imaginaire à investir : soit en adoptant l’attitude
du survol royal et/ou divin qui est celle du romantisme paternel ; soit en
choisissant la position de fuite ou d’envol qui est celle du poète
mélancolique ; soit, tout au contraire, en faisant de l’aventurier littéraire un
effracteur, un violeur de limite ; soit en faisant de lui un excentrique, un
dandy capricant, ou bien un artiste irrégulier préférant l’arabesque à la ligne
droite ; soit enfin en insistant sur la déchéance qui attend le « poète déchu ».
« Muse à la voix d’enfant ! quelle route épineuse / Déchira
tes pieds d’ange égarés loin des cieux ? / Quels épis
indigents, fugitive glaneuse, / Nourrirent tes destins frêles et
gracieux ? /  […] / Oh ! que d’êtres charmants étonnés de la
terre, / Ne sachant où porter leur âme solitaire, / Malades de la
vie, altérés d’en guérir, / Au milieu de leurs jours s’arrêtent
pour mourir ! / Tu pleurais de l’entrave attachée à tes ailes, /
Toi ! replongeant ton vol dans le ciel étoilé, / Sur ton astre
tremblant aux pâles étincelles, / Tu consolais tes yeux d’un
sommeil envolé » (Marceline Desbordes-Valmore, « Lucretia
Davidson », Les Pleurs [1832], v. 1-16).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation
littéraire ; littérature et politique
3. L’horizon du lecteur
• Le lecteur éprouve un sentiment de reconnaissance lorsque sa vie prend soudainement
sens par le texte.

Si nous nous livrons à un texte en sachant que ce que nous y lisons est
essentiel, nous nous disposons à l’émotion d’une rencontre efficace. Nous
participons alors à la production de l’œuvre en lui permettant de nous
emporter dans les perspectives (morales, intellectuelles, sociales) ouvertes
par son univers. Nous entrons ainsi, réellement, dans les plis du style.

§ 16 L’œuvre de qualité nous permet de trouver en elle le


trait que  nous cherchions vainement depuis
longtemps pour désigner une expérience cruciale ;
nous est dès lors offert ce comblement qu’est la
rencontre de la lecture, en un vrai plaisir de
toucher au vrai.
■ Marc Fumaroli, Exercices de lecture, Paris, Gallimard, coll. «
Bibliothèque des idées », 2006, p. 12-13.
[La découverte d’un texte est la rencontre de personnages et de situations qui se déploient
sur un horizon différent du nôtre et enrichissent dès lors notre compréhension du monde ;
mais c’est aussi la rencontre d’une certaine manière de formuler les choses que nous avions
vainement cherchée pendant longtemps et qui approfondit subitement notre capacité à
embrasser la réalité ; c’est en somme la certitude d’avoir rencontré un ami intelligent qui
peut nous aider à devenir aussi intelligent que lui. C’est « exactement ça ». Qu’une sœur
puisse dire à son frère, dans Crime et châtiment, qu’elle le comprend intimement et le
soutient avec empathie au cœur de l’épreuve nous touche d’autant plus que nous voudrions
évidemment pouvoir dire à ceux qui nous sont chers, comme le fait le récit, cette phrase qui
nous rencontre avec fracas : « si jamais tu as besoin de toute ma vie »]

Transposé aux exercices littéraires, [le terme « intelligence »] désigne la


pénétration du sens insinué, entre les lignes, dans des œuvres écrites hier ou
longtemps avant nous, et la reconnaissance que ce sens caché, échappant au
conditionnement historique, pointait déjà en nous avant que nous ne le
découvrions chez autrui. C’est ce que Montaigne appelle « la rencontre ».
Cette coïncidence et l’évidence qu’elle crée ne vont jamais sans joie, même
lorsqu’elles portent sur des vérités amères, que nous aurions préféré ignorer.
Elles fondent, face à la montagne d’illusions et de maux qui nous assaillent
ou qui nous guettent, une solidarité, voire une complicité clandestine, qui,
sans nous rendre le moins du monde invulnérables, nous préserve, au plus
intime de la solitude, de nous sentir seuls et dépourvus d’écoute. « Sunt
lacrymae rerum », écrit le poète de l’Enéide, et de l’entendre soupirer ainsi,
allant au fond universel du deuil inguérissable d’Enée, nous réunit à tous les
exils et à toutes les séparations du monde […]. Cette forme d’intelligence,
que donne de soi-même, et des hommes en général, la fréquentation assidue
des œuvres littéraires les plus diverses et d’époques différentes, prépare et
éclaire celle que procure l’expérience, elle lui donne des ailes, elle la
prévient contre le rétrécissement triste.
« On te persécute et on te tourmente à cause d’un stupide et
odieux soupçon. Prokofievitch m’a dit qu’il n’y a aucun danger
et que tu as tort de prendre cela avec tant d’horreur. Je suis
d’un autre avis et comprends parfaitement comme tout se
révolte en toi, et que cette indignation peut laisser des traces
pour toujours. C’est ce que je crains. Je ne te juge pas pour
nous avoir quittées et ne me permets pas de te juger,
pardonne-moi de t’avoir fait des reproches. Je sens moi-même
que, si j’avais une si grande peine, je m’éloignerais moi aussi
de tout le monde. Je ne raconterai rien de tout cela à mère,
mais je lui parlerai de toi sans cesse  […] Je ne suis venue
maintenant que pour te dire que si jamais tu as besoin de moi
pour quelque chose, ou que tu aies besoin de… de toute ma
vie, ou de n’importe quoi… appelle-moi et je viendrai. Adieu »
(Fédor Dostoïevski, Crime et châtiment [1865], V, 5).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur

■ Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. « Tel


Quel », 1973, p. 24-27 et 44-45.
[Si la littérature est bien une expérience (ou une traversée –  per  – qui nous fait sortir de
nous-mêmes – ex) à la fois esthétique et existentielle (et existentielle parce qu’esthétique),
elle nous arrache toujours ce cri intérieur lorsque nous réalisons qu’elle dit avec brio ce que
nous avons déjà pu éprouver sans en avoir une claire conscience : « c’est ça, c’est tout à fait
ça ». Il s’agit alors d’un vrai moment de vérité, semblable à l’illumination du narrateur de la
Recherche lorsqu’il réalise que les Guermantes qui l’ont tant fasciné sont bel et bien des
êtres réels, vivant en chair et en os et pouvant s’approcher de lui]

Si j’accepte de juger un texte selon le plaisir, je ne puis me laisser aller à


dire : celui-ci est bon, celui-là est mauvais. Pas de palmarès, pas de critique,
car celle-ci implique toujours une visée tactique, un usage social et bien
souvent une couverture imaginaire. Je ne puis doser, imaginer que le texte
soit perfectible […] ; le texte (il en est de même de la voix qui chante) ne
peut m’arracher ce jugement, nullement adjectif : c’est ça ! Et plus encore :
c’est cela pour moi ! […] Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne
de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à
une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en
état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait
vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la
consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son
rapport au langage. […] Je lis dans Bouvard et Pécuchet cette phrase, qui
me fait plaisir  : « Des nappes, des draps, des serviettes pendaient
verticalement, attachés par des fiches de bois à des cordes tendues ». Je
goûte ici un excès de précision, une sorte d’exactitude maniaque du
langage, une folie de description.  […] L’exactitude en question ne résulte
pas d’un renchérissement de soins, elle n’est pas une plus-value rhétorique,
comme si les choses étaient de mieux en mieux décrites –  mais d’un
changement de code  : le  modèle (lointain) de la description n’est plus le
discours oratoire (on ne « peint » rien du tout), mais une sorte d’artefact
lexicographique.
« Je savais que là résidaient des châtelains, le Duc et la
Duchesse de Guermantes, je savais qu’ils étaient des
personnages réels et actuellement existants, mais chaque fois
que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en
tapisserie, comme était le Comtesse de Guermantes dans le
“Couronnement d’Esther” de notre église, tantôt de nuances
changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où
il passait du vert chou au bleu prune selon que j’étais encore à
prendre de l’eau bénite ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt
tout à fait impalpables comme l’image de Geneviève de
Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne
magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait
monter au plafond – enfin toujours enveloppés du mystère des
temps mérovingiens et baignant comme dans un coucher de
soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe  :
“antes”. […] Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un
mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de
voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un
grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante
en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au
coin du nez.  […] C’était elle ! » (Marcel Proust, Du côté de
chez Swann [1913], I).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur

■ Marcel Proust, Du côté de chez Swann [1913], Paris,


Flammarion, coll. « GF », 1987, p. 187-188.
[Un après-midi de lecture est plus empli d’événements dramatiques que ne l’est souvent
toute une vie. Grâce au pouvoir de condensation de l’œuvre, le mystère de l’homme nous y
apparaît en tout son éclat, loin de cette langueur du quotidien qui disperse tous les signes de
noblesse et de beauté au point que leurs affinités réciproques ne peuvent plus apparaître.
L’action brillante, échevelée et symbolique d’un roman comme Notre-Dame de Paris
emporte ainsi la connaissance bien plus avant que le simple mouvement de la vie ordinaire]

Tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un
personnage réel ne se produisent en nous que par l’intermédiaire d’une
image de cette joie ou de cette infortune ; l’ingéniosité du premier
romancier consista [donc] à comprendre que dans l’appareil de nos
émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui
consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels
serait un perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous
sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c’est-à-
dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut
soulever. […] La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer
ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties
immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe dès
lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous
apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque
c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance,
tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de
notre respiration et l’intensité de notre regard. Et une fois que le romancier
nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs
toute émotion est décuplée, […] voici qu’il déchaîne en nous pendant une
heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions
dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne
nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se
produisent nous en ôte la perception.
« C’est là qu’après sa course effrénée et triomphale sur les
tours et les galeries, Quasimodo avait déposé la Esmeralda.
Tant que cette course avait duré, la jeune fille n’avait pu
reprendre ses sens, à demi assoupie, à demi éveillée, ne
sentant plus rien sinon qu’elle montait dans l’air, qu’elle y
flottait, qu’elle y volait, que quelque chose l’enlevait au-dessus
de la terre. De temps en temps, elle entendait le rire éclatant,
la voix bruyante de Quasimodo à son oreille ; elle entrouvrait
ses yeux ; alors au-dessous d’elle elle voyait confusément
Paris marqueté de ses mille toits d’ardoises et de tuiles
comme une mosaïque rouge et bleue, au-dessus de sa tête la
face effrayante et joyeuse de Quasimodo. Alors sa paupière
retombait ; elle croyait que tout était fini, qu’on l’avait exécutée
pendant son évanouissement, et que le difforme esprit qui
avait présidé à sa destinée l’avait reprise et l’emportait. Elle
n’osait le regarder et se laissait aller. Mais quand le sonneur
de cloches échevelé et haletant l’eut déposée dans la cellule
du refuge, quand elle sentit ses grosses mains détacher
doucement la corde qui lui meurtrissait les bras, elle éprouva
cette espèce de secousse qui réveille en sursaut les
passagers d’un navire qui touche au milieu d’une nuit obscure
» (Victor Hugo, Notre-Dame de Paris [1831], IX, 2).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
savoirs
■ Léo Spitzer, « Sur l’interprétation langagière des œuvres
d’art littéraires » [1930], Textes théoriques et
méthodologiques,

Genève, Droz, coll. « Titre courant », 2019, p. 54-55.


[Tout écart habituel de langage par rapport à la norme linguistique commune révèle une
activité spécifique de l’âme de l’écrivain, cherchant à s’exprimer au monde et à se
communiquer au lecteur en toute la puissance de sa singularité. Or c’est justement ce travail
de l’écriture qui favorise l’avènement de cet éclair en lequel nous reconnaissons une
expérience cruciale et une façon de voir le monde que nous désirions lire depuis toujours.
Dans La Vie de Marianne, l’interjection « Hélas ! » et l’enchaînement des tournures
interrogatives se rencontrent à chaque page ; il y a là un véritable système de l’écriture
correspondant à l’âme du récit ; mais nous réalisons soudain que s’énonce en fait sous nos
yeux le discours que nous nous tenons inconsciemment à nous-mêmes, persuadés que nous
sommes que la vie est réellement une suite de disgrâces et peines ; le style a descellé le vrai]

Le moyen le plus sûr d’accéder aux centres d’affection spirituelle d’un


écrivain ou d’un poète (car ils parlent en leur for intérieur avant d’écrire)
consiste à se lancer sans idée préconçue dans la lecture de leurs
productions, jusqu’à ce qu’un élément langagier particulier attire notre
attention. Si, par exemple, on rassemble plusieurs observations d’ordre
langagier, il  est certainement possible d’en trouver un dénominateur
commun, puis de déterminer ce qui les lie au champ du spirituel, et même
d’établir une correspondance entre elles et des éléments de composition, de
construction et de structure de l’œuvre d’art étudiée, ainsi qu’avec la vision
du monde que celle-ci renferme. L’écart langagier ne sera pas toujours
totalement incongru, il consistera au contraire souvent en de simples
transformations minimes, obtenues comme par l’actionnement d’une pédale
de piano ; quoi qu’il en soit, la spiritualité du poète s’aventurera la plupart
du temps, pour filer la métaphore, non pas là où elle aura à sa disposition
des touches du langage déjà fortement usées, mais bien davantage là où
pourront être obtenues des tonalités intermédiaires nouvelles – c’est-à-dire
dans des manifestations langagières encore incomplètement établies, pas
encore devenues banales, usuelles, mais au contraire demeurées assez
instables dans le sentiment langagier de la communauté langagière
concernée pour pouvoir accepter un tel élargissement et une telle
consolidation.
« Hélas ! quel dommage qu’avec les grâces et la beauté que
vous avez, vous devinssiez la proie d’un jeune homme qui ne
vous aimera point ; car  ces  jeunes fous-là savent-ils aimer ?
ont-ils un cœur, ont-ils des sentiments, de l’honneur, un
caractère ? Ils n’ont que des vices, surtout avec une fille de
votre état, que mon neveu croira fort au-dessous de lui, qu’il
regardera comme une jolie grisette, dont il va tâcher de faire
une bonne fortune, et à qui se promet bien de tourner la tête ;
ne vous attendez pas à autre chose » (Pierre Carlet de
Marivaux, La Vie de Marianne [1735], III).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur

■ Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard,

coll. « Pratique du théâtre », 1962, p. 18.


[Les textes nous permettent de rencontrer des personnes que nous connaissons. Nous y
sommes par ailleurs nous-mêmes impliqués. En un saisissant effet de miroir, Juste la fin du
monde ne nous parle pas tant de Louis, sur le point de mourir sans avoir rien pu annoncer à
ses proches, que de l’effroi qui peut être le nôtre quand nous réalisons que nous avons
manqué la seule occasion cruciale de notre vie – l’image de l’errance s’impose alors]

Au théâtre, lorsque, déchu, Richard  II est prisonnier dans sa cellule,


abandonné, ce n’est pas Richard II que j’y vois, mais tous les rois déchus de
la terre ; et non seulement tous les rois déchus, mais aussi nos croyances,
nos valeurs, nos vérités désacralisées, corrompues, usées, les civilisations
qui s’effondrent, le destin. Lorsque Richard II meurt, c’est bien à la mort de
ce que j’ai de plus cher que j’assiste ; c’est moi-même qui meurs avec
Richard  II. Richard  II me fait prendre une conscience aiguë de la vérité
éternelle que nous oublions à travers les histoires, cette vérité à laquelle
nous ne pensons pas et qui est simple et infiniment banale  : je meurs, tu
meurs, il meurt. Ainsi, ce n’est pas de l’histoire, en fin de compte, que fait
Shakespeare, bien qu’il se serve de l’histoire ; ce n’est pas de l’histoire,
mais il me présente mon histoire, notre histoire, ma vérité au-delà des
temps, à travers un temps allant au-delà du temps, rejoignant une vérité
universelle, impitoyable. En fait, le chef-d’œuvre théâtral a un caractère
supérieurement exemplaire  : il me renvoie mon image, il est miroir, il est
prise de conscience, histoire –  orientée au-delà de l’histoire vers la vérité
plus profonde.
« Une chose dont je me souviens et que je raconte encore
/ (après, j’en aurai fini) : / c’est l’été, c’est pendant ces années
où je suis absent, / c’est dans le Sud de la France. / Parce
que je me suis perdu, la nuit dans la montagne, / je décide de
marcher le long de la voie ferrée. / Elle m’évitera les méandres
de la route, le chemin sera plus court et je sais qu’elle passe
près de la maison où je vis. / La nuit aucun train n’y circule, je
ne risque rien / et c’est ainsi que je me retrouverai. / À un
moment, je suis à l’entrée d’un viaduc immense, / il domine la
vallée que je devine sous la lune, / et je marche seul dans la
nuit, / à égale distance du ciel et de la terre. / Ce que je pense
/ (et c’est cela que je voulais dire) / c’est que je devrais
pousser un grand et beau cri, / un long et joyeux cri qui
résonnerait dans toute la vallée, / que c’est ce bonheur-là que
je devrais m’offrir, / hurler une bonne fois, / mais je ne le fais
pas, / je ne l’ai pas fait. / Je me remets en route avec seul le
bruit de mes pas sur le gravier. // Ce sont des oublis comme
celui-là que je regretterai » (Jean-Luc Lagarce, Juste la fin de
monde [1990], « épilogue »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ;
la représentation littéraire

§ 17 Si la lecture est événement, toute idée vraie et tout


éclat vif s’y trouvant figurés se changent en un
bouleversement affectif dont rend compte un
sentiment de reconnaissance qui nous aide aussi à
mieux nous connaître –  vertu fondamentale de
l’aisthesis littéraire.
■ Hilary Putnam, Meaning and the Moral Sciences, Londres,
Routledge, coll. « International library of philosophy and
scientific method », 1978, p. 88-89.
[La littérature nous offre une véritable connaissance de l’homme dans la mesure où elle se
constitue comme une expérience propédeutique (moment empathique de la lecture) à une
expérience effective (moment personnel de l’existence). Revenus à la vie courante une fois
le livre refermé, nous sommes alchimiquement changés, car nous disposons d’une
connaissance spécifique et éprouvée – une forme de connaissance morale que l’œuvre, en
tant qu’elle renvoie toujours au monde de la vie, rend véritablement empirique. La mort de
Robinson sous le regard hébété de Ferdinand ne nous fait-elle pas saisir, dans Voyage au
bout de la nuit, l’absence totale d’émotion qui peut être le lot d’un certain nombre
d’hommes, anesthésiés par mille raisons diverses ?]

Aussi profondes que puissent sembler être les intuitions


psychologiques  d’un romancier, elles ne peuvent pas être appelées
connaissances si elles n’ont pas été testées. […] Si je lis le Voyage au bout
de la nuit de Céline, je  n’apprends pas que l’amour n’existe pas, que tous
les êtres humains sont odieux et haineux (même si –  et je suis sûr que ce
n’est pas le cas – ces propositions devaient être vraies). Ce que j’apprends
est à voir le monde comme il a l’air d’être pour quelqu’un qui est sûr que
cette hypothèse est correcte. Je vois quelle plausibilité a cette hypothèse ; à
quoi ressembleraient les choses si elle était vraie ; comment on pourrait
éventuellement penser qu’elle est vraie. Pourtant, il n’est pas correct de dire
que ce n’est pas du tout de la connaissance ; car être conscient d’une
nouvelle interprétation des faits, aussi repoussante qu’elle puisse être, […]
est une espèce de connaissance.
« Et je restais, devant Léon, pour compatir, et jamais j’avais
été aussi gêné. J’y arrivais pas… Il ne me trouvait pas… Il en
bavait… Il devait chercher un autre Ferdinand, bien plus grand
que moi, bien sûr, pour mourir, pour l’aider à mourir plutôt,
plus doucement.  […] Mais il n’y avait que moi, bien moi, moi
tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il
manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple
vie, l’amour de la vie des autres. De ça, j’en avais pas, ou
vraiment si peu que c’était pas la peine de le montrer.  […]
J’aurais même je crois senti plus facilement du chagrin pour
un chien en train de crever que pour lui Robinson, parce qu’un
chien c’est pas malin, tandis que lui il était un peu malin
malgré tout » (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la
nuit [1932]).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature
et politique
■ Julien Gracq, En lisant en écrivant [1980], Œuvres complètes
(II), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995,
p. 703.
[Toute œuvre essentielle crée son univers, dans la singularité des mots employés ou des
rythmes créés. Il y a donc un bonheur à y pénétrer pour s’y voir révéler comme un secret
rare. Certains textes deviennent dès lors notre pays d’adoption, que nul ne peut nous ravir et
où tout semble plus aérien. L’allégresse nous saisit par ailleurs lorsque s’accroissent nos
perspectives intellectuelles et spirituelles : nous surmontons pour un instant la morosité du
monde. Or le style de Huysmans, naturaliste converti en symboliste, engendre ce type
d’éclair]

Huysmans. Il est difficile de trouver un écrivain dont le vocabulaire soit


plus étendu, plus constamment surprenant, plus vert, et en même temps plus
exquisément faisandé, plus constamment heureux dans la trouvaille et
même dans l’invention. La substance de la langue, et surtout l’adjectif, qui
surgit chez lui non pas colorié, mais imbibé de couleur dans toute sa masse,
ont l’éclat, l’épaisseur de matière et le feu sourd des émaux cloisonnés.
Et il est difficile d’en trouver un dont la syntaxe soit plus monocorde, plus
ressassante, plus indigente et comme délabrée. La phrase procède par à-
plats d’éblouissantes touches au couteau juxtaposées, que nul lien de
relation ou de subordination sérieusement ne cimente. Plus pauvre encore,
et comme ataxique, est le cheminement du paragraphe, gauchement scandé
par la ritournelle des Puis… Enfin… Et c’était… En somme… qui
reviennent concasser le texte de page en page comme les coups de marteau
d’un jacquemart. Tout le mouvement lié et souple du discours qui anime un
livre, lui donne une pente, un étagement de plans, une perspective, s’est
chez lui figé ; ses livres ressemblent à un édifice de pierres rares fracassé
par un séisme ; les moellons luxueux, et tout ce qui a pour destination de
s’arc-bouter pour s’étager en hauteur, gisent à terre côte à côte, comme s’ils
ne rêvaient que de retourner à la carrière originelle. Ce sont de somptueux
éboulis de livres.
« Il referma ses cartons et, une fois de plus, il tomba,
désorienté, dans le spleen. Afin de changer le cours de ses
idées, il essaya des lectures émollientes, tenta, en vue de se
réfrigérer le cerveau, des solanées de l’art, lut ces livres si
charmants pour les convalescents et les mal-à-l’aise, que des
œuvres plus tétaniques ou plus riches en phosphates
fatigueraient, les romans de Dickens » (Joris-Karl Huysmans,
À rebours [1884], IX).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et savoirs

■ Claude Roy, Défense de la littérature, Paris, Gallimard, coll. «


Idées », 1968, p. 93-94.
[La littérature nous rend voyants parce qu’elle jette toujours un regard nouveau sur des
situations que nous pensions déjà connaître. Lire véritablement – ou vivre le texte que nous
avons sous les yeux et qui nous donne des yeux – revient donc à voir, à apprendre à voir, et
à faire voir – traverser soi-même l’expérience désignée par le texte pour pouvoir manifester
au monde les choses mêmes qui s’y tiennent cachées et que l’œuvre littéraire permet de
révéler. La dépression n’est-elle pas saisie par un roman de Le Guillou, en quelques mots
d’une absolue justesse, comme cet effondrement que nous ne pouvions pas nommer – cet
état qui fait réellement sortir un être de l’ordre des phénomènes, de façon inédite et
innommable – ?]

C’est Saint-Simon qui a appris à Proust l’art de voir en profondeur, non


pas la cour de Louis XIV mais le salon de Mme Verdurin, comme il avait
enseigné Stendhal à observer les manèges des loges de la Scala […]. Ce qui
rend les hommes contemporains, ce n’est pas de porter les mêmes chausses
et le même pourpoint, d’avoir la barbe et les préjugés taillés de la même
façon, c’est de ressentir les mêmes émotions, de nourrir les mêmes espoirs,
d’éprouver les mêmes nostalgies et de goûter les mêmes plaisirs. […]. Avec
l’amour, l’amitié et la fraternité d’action, l’art est le plus court chemin d’un
homme à un autre.
« Je passerai vite sur ces années sinistres. Il m’arrivait de
pleurer des journées entières. C’était une pluie de l’âme qui
m’inondait, un déluge intérieur qui me laissait sans arc-en-ciel
et sans arche. Alors que j’errais un jour du côté de la place
des Victoires, les joues hâves, sentant l’alcool ou je ne sais
quel remontant, Élise, qui arrivait d’un pas leste, m’avait fui.
Gilles aussi me fuyait, désarmé par ma douleur, mes
ressassements, mes attractions morbides » (Philippe Le
Guillou, Le Bateau Brume [2010], X).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
savoirs
■ Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception
[1972], Paris, Gallimard, coll. « Tel » (trad. Claude Maillard),
1978, p. 143-144.
[Envisager la perception sensible du vrai et conférer à l’esthétique le rang d’un vrai savoir.
Voilà bien le projet de l’aisthesis initié par Baumgarten avec son Aesthetica de 1750.
L’analyse artistique se mue dès lors en une discipline qui réalise cette science du monde
tangible ouvrant la possibilité même de connaître l’épaisseur transcendantale des objets que
manifeste la création, perçue par les formes de la sensibilité et entendue par les consonances
de la vérité. La littérature y joue bien sûr un rôle de premier plan, lorsque le réel saisi par les
sens se voit par elle transfiguré pour exprimer tout le sens du réel – ainsi est-il possible de
conquérir « cette réalité loin de laquelle nous vivons [et] de laquelle nous nous écartons de
plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la
connaissance conventionnelle que nous lui substituons » (Proust, Le Temps retrouvé, 1927).
Un monde à portée de main affronte l’apprentissage de l’aisthesis en plaçant Paula, jeune
artiste peintre, face au projet de reproduire la grotte de Lascaux : son travail, consistant à
s’effacer devant le trait des artistes préhistoriques en le copiant le plus exactement possible,
lui fait connaître l’épaisseur du monde (sa couleur, ses formes, sa matière) et comble sa
sensibilité devant un mystère temporel plus grand qu’elle-même]

Pour résumer l’efficacité propre de l’expérience esthétique  […], nous


pouvons introduire ici trois concepts clés de la tradition esthétique : poiesis,
aisthesis et catharsis. Poiesis, compris comme « pouvoir (savoir-faire)
poïetique », désigne alors un premier aspect de l’expérience esthétique
fondamentale  : l’homme peut satisfaire par la création artistique le besoin
général qu’il éprouve de se sentir de ce monde et chez lui dans ce monde :
l’homme dépouille le monde extérieur de ce qu’il a d’étranger et de froid, il
en fait son œuvre propre, et atteint de la sorte à un savoir également distinct
de la connaissance scientifique, conceptuelle, et de la praxis artisanale
purement reproductrice, limitée par sa finalité. Aisthesis désigne un second
aspect de l’expérience esthétique fondamentale  : l’œuvre d’art peut
renouveler la perception des choses, émoussées par l’habitude ; l’aisthesis
rend donc à la connaissance intuitive ses droits, contre le privilège accordé
traditionnellement à la connaissance conceptuelle. Enfin, catharsis désigne
un troisième aspect de l’expérience esthétique fondamentale : dans et par la
perception de l’œuvre d’art, l’homme peut être dégagé des liens qui
l’enchaînent aux intérêts de la vie pratique et disposé par l’identification
esthétique à assumer des normes de comportement social ; il peut aussi
recouvrer sa liberté de jugement esthétique.
« À Lascaux, ils ont utilisé quinze nuances chromatiques
différentes, la femme acajou désigne à Paula la photocopie
d’un nuancier à l’aquarelle punaisée sur le mur, et cogite à
voix haute  : ils devaient savoir où se situaient les gisements
de manganèse, et pour les ocres ils n’avaient eu qu’à se
baisser pour en ramasser ; la seule inconnue, c’est ce carré
de violet qu’ils ont peint sous une patte de la grande vache
noire, dans la Nef, sur la paroi gauche, tu  vois ? Puis, sans
même regarder Paula, elle continue  : ils devaient préparer le
travail, y penser à l’avance […] Paula a cessé de bouger […]
mais ce qui la trouble vient d’ailleurs, de l’intérieur du langage,
de ce ils qui revient sans cesse et rebondit entre les murs de
la pièce telle une balle magique  […]. Ils, comme si Paula
voyait de qui il s’agit » (Maylis de Kerangal, Un monde à
portée de main [2018], « dans le rayonnement fossile »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
savoirs

■ Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris,


Seuil, coll. « Pierres vives », 1961, p. 19-20.
[Selon Mallarmé, la poésie doit exprimer « le sens mystérieux des aspects de l’existence »,
et par conséquent « réveiller la présence, au-dedans, des accords et des significations ». Or,
si tout objet a un sens, énonçant son accord avec le monde et éclairant aussi en retour toute
la réalité, la figure « symbolique » que doit desceller l’œuvre dans tout événement sensible
nous importe au plus haut point, puisqu’elle peut révéler et développer la propre
signification de pans entiers de notre vie. Comprendre un objet est alors le voir dans sa
nudité et en rapport à notre propre nudité. La tâche critique est dès lors essentielle, pénétrant
dans les souterrains de Mallarmé à la recherche de ce fameux « miroitement en dessous »
auquel le poète ramène toute son expression –  non pour y trouver une clarté qui serait
cachée mais pour dévoiler la raison d’être de l’obscurité voulue du poème qu’il ne s’agit
jamais de forcer]

Ce sont ces « motifs » – point de mot plus mallarméen – que nous avons
voulu extraire des « fibres » de l’œuvre  : de son tissu verbal et de sa
substance imaginaire. Nous les avons recherchés dans les matières favorites
de Mallarmé (par exemple glaces, feux, gazes, crèmes, fumées, écumes,
nuages, eaux limpides), dans ses formes préférées (cols, jets d’eau,
presqu’îles, corolles, ongles, élans épanouis ou retombés), dans les
mouvements auxquels revient toujours sa rêverie (jet, battement, réflexivité,
va-et-vient, aveu, pudeur), dans les attitudes essentielles qui composent
pour nous son paysage.  […] On y traversera une phénoménologie de ses
objets fétiches (éventail, miroir, danseuse, lustre, touffe, pli, diamant ou
papillon), de ses lumières ou de ses sons préférés (effulgence, scintillement,
splendeur) […] Il nous faut donc résister au si puissant vertige de l’absence
que veut créer en nous la poésie mallarméenne, et qui a emporté tant de ses
meilleurs commentateurs : car cette poésie, elle, demeure bien présente, et
c’est cette présence que nous devons d’abord interroger.
« Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx, / L’Angoisse
ce minuit, soutient, lampadophore, / Maint rêve vespéral brûlé
par le Phénix / Que ne recueille pas de cinéraire amphore. //
Sur les crédences, au salon vide  : nul ptyx, / Aboli bibelot
d’inanité sonore, / (Car le Maître est allé puiser des pleurs au
Styx / Avec ce seul objet dont le Néant s’honore). // Mais
proche la croisée au nord vacante, un or / Agonise selon peut-
être le décor / Des licornes ruant du feu contre une nixe, //
Elle, défunte nue en le miroir, encor / Que, dans l’oubli fermé
par le cadre, se fixe / De scintillations sitôt le septuor »
(Stéphane Mallarmé, Poésies [1887]).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs

§ 18 On ne dialogue pas avec un texte, on vit en lui par


fascination, et  on revit grâce à lui comme en un vrai
lieu, désormais découvert ; on se demande surtout
qui l’on est lorsque l’on gît au cœur du texte, toujours
étonnamment performatif ; c’est là l’histoire
du retentissement.
■ Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF,
coll. « Écriture », 1992, p. 98.
[Inséparable de la vie, la lecture postule un horizon d’attente qu’elle va déplacer et
enseigner. Elle s’apparente alors à un jeu – très sérieux – et le lecteur s’y lit en vérité lui-
même. Ne sommes-nous pas enclins à croire aveuglément l’avoué Derville assurant au
colonel Chabert que son procès sera gagné dans le récit balzacien ? Et ne sommes-nous pas
brutalement éclairés sur la nature humaine lorsque nous réalisons que le héros ne réussira en
fait jamais à prouver sa bonne foi ? Et ne nous demandons-nous pas ce que nous aurions
alors fait ?]

La structure propre de l’œuvre, le vraisemblable empirique et littéraire, le


tout unifié par l’image de l’auteur, permettent au lectant de construire un «
écran » sur lequel il projette par anticipation ses prévisions sur les états
ultérieurs de l’histoire.  […] Mais le roman peut aussi jouer de la
compétence supposée de son lecteur pour le conduire sur une fausse piste.
Une nouvelle de Balzac, Le Réquisitionnaire, offre un exemple de ce jeu
autour de l’effet-personnel. Le texte s’ouvre sur le portrait d’une aristocrate,
Mme  de Dey, qui vit dans la petite ville de Carentan à l’époque de la
Terreur. Elle vient de recevoir une lettre de son fils Auguste, contre-
révolutionnaire membre de l’expédition de Granville, qui, du fond de sa
prison, lui fait part d’un projet d’évasion et d’un retour prochain à Carentan.
Tandis que Mme de Dey attend son fils avec ferveur, le texte nous apprend
qu’un jeune homme marche vers la ville. Le lecteur songe spontanément à
la technique de l’« introït énigmatique »  : pour introduire un personnage
déjà mentionné, le narrateur feint de le considérer comme un inconnu. Le
lecteur « naïf » imagine donc qu’il s’agit d’Auguste. De fait, le jeune
homme ne tarde pas à se présenter chez Mme de Dey qui lui tombe dans les
bras en l’appelant « mon fils ». Mais le réquisitionnaire est bien un
réquisitionnaire. Mme  de Dey, comprenant son erreur, se voit obligée de
loger sous son toit un révolutionnaire. Elle  en  mourra. Le texte, bien
entendu, a prévu cette lecture erronée qu’il a tout fait pour conforter. Le
lectant, pour qui « prévisibilité » est synonyme d’« ennui », saura gré au
narrateur d’avoir déjoué ses prévisions.
« Avec vingt-quatre mille francs de rente, vous aurez, dans
la position où vous vous trouvez, des femmes qui vous
conviendront mieux que la vôtre, et qui vous rendront plus
heureux. Je compte aller voir aujourd’hui même Mme  la
comtesse Ferraud afin de sonder le terrain ; mais je n’ai pas
voulu faire cette démarche sans vous en prévenir. –  Allons
ensemble chez elle…  – Fait comme vous êtes ? dit l’avoué.
Non, non, colonel, non. Vous pourriez y perdre tout à fait votre
procès… – Mon procès est-il gagnable ? – Sur tous les chefs,
répondit Derville » (Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert
[1835]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ;
la représentation littéraire

■ Jean Lafond, La Rochefoucauld. L’homme et son image,


Paris, Honoré Champion, coll. « Unichamp », 1998, p. 154-155.
[Le texte nous emporte parfois en lui jusqu’au point où nous sentons qu’il n’a été écrit que
pour nous. Il est alors ce lieu enchanté que nous habitons comme le ferait un personnage de
fiction et grâce auquel nous pouvons nous lire et nous saisir nous-mêmes. Les maximes
consacrées par La Rochefoucauld à l’amour-propre constituent notamment ce dispositif
d’heureuse embuscade]

Quant au tour paradoxal, et au rythme qui donne à la phrase sa rigoureuse


nécessité, il faudrait n’en tenir aucun compte pour conférer à [la] maxime le
statut d’un pur énoncé sans énonciateur. […] L’impersonnalité apparente de
la forme ne trompe en vérité personne. Le bon usage des Maximes nous est
à cet égard donné par l’Avis au lecteur de la première édition : « le meilleur
parti que le lecteur ait à prendre est de se mettre d’abord dans l’esprit qu’il
n’y a aucune de ces maximes qui le regarde en particulier, et qu’il en est
seul excepté, bien qu’elles paraissent générales ». La généralité du propos
sert ainsi, dans un premier temps, à faire passer la condamnation de
l’amour-propre. Elle est donc moins le masque grâce à quoi l’auteur
n’aurait pas à se constituer en sujet du discours, et le lieu d’une profération
oraculaire de la vérité, que le lieu, le terrain neutre – mais cette neutralité
est avouée par pure apparence – où la résistance au propos a chance d’être
la moins active. La machine textuelle n’est pas par ailleurs source de plaisir
parce qu’elle satisferait au sadisme de l’auteur en même temps qu’au
masochisme du lecteur. Elle l’est parce que le plaisir seul lui permet de
fonctionner, en rémunérant la blessure de la  critique par la gratification
qu’apporte la forme. Et l’amour-propre ne se trouve donc inscrit dans le
texte que pour autant qu’il sert à le produire.
« [144] On n’aime point à louer, et on ne loue jamais
personne sans intérêt. La louange est une flatterie habile,
cachée et délicate, qui satisfait différemment celui qui la
donne et celui qui la reçoit. L’un la prend comme une
récompense de son mérite ; l’autre la donne pour faire
remarquer son équité et son discernement. [145] Nous
choisissons souvent des louanges empoisonnées qui font voir,
par contrecoup, en ceux que nous louons, des défauts que
nous n’osons découvrir d’une autre sorte. [146] On ne loue
d’ordinaire que pour être loué. [147] Peu de gens sont assez
sages pour préférer le blâme qui leur est utile à la louange qui
les trahit » (François de La Rochefoucauld, Réflexions ou
sentences et maximes morales [1665], §144-147).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Florence Dupont, Sénèque – Théâtre complet, Paris, Actes


Sud, coll. « Thesaurus », 2012, p. 5-6.
[La lecture s’opère toujours à partir d’un contexte précis qui en oriente l’intelligence. On
peut s’en désoler au nom de l’intégrité de l’œuvre (on craint alors la surinterprétation) ou
s’en féliciter au nom du pouvoir d’adaptation de l’art qui donne toujours à comprendre une
époque indépendamment du temps qui le vit naître (on souhaite alors la transmission).
Lorsque Racine reprend à Sénèque la fameuse scène d’aveu de Phèdre, il envisage
manifestement l’intemporalité de la fascination amoureuse créant toujours des visions
(revanche du désir) et des transferts (affirmation de soi). Mais il songe peut-être aussi à la
destitution du politique qu’orchestre la passion lorsqu’elle donne à l’homme sa vraie
grandeur, non dans le pouvoir mais dans la fragilité]

Sénèque perdit son prestige au début de l’âge classique au profit des


tragiques grecs, sans doute parce qu’il avait incarné, à la Renaissance puis à
l’âge baroque, la liberté républicaine et la résistance stoïcienne à la
tyrannie. À l’origine de cette image de Sénèque, sa biographie, qui en fait
un martyr de la liberté […] exilé sous Claude et contraint au suicide sous
Néron. […]  À  son théâtre furent donc attribuées des significations
politiques : les Italiens du Trecento, par exemple, voyaient dans le roi Atrée
de Thyeste la figure d’un tyran de Toscane ; pour les Hollandais persécutés
à cause de leur foi, le massacre du peuple d’Ilion dans Les Troyennes devint
l’image de la répression catholique contre les protestants. L’absolutisme
monarchique censura donc ce théâtre politique et discrédita son inspirateur.
En France, Sénèque est une victime du règne de Louis XIV. Pierre Corneille
dans la première préface à sa Médée, en 1636, se réclame explicitement de
Sénèque ; après 1660, il ne sera plus question que d’Euripide. En 1677,
Racine prétendra s’être inspiré seulement d’Euripide pour écrire Phèdre,
alors qu’il reprend à la pièce de Sénèque la scène d’aveu, absente de la
tragédie grecque.
« Hippolyte / Oui, c’est vrai / C’est bien le visage de Thésée
que j’aime / Ce visage qu’il avait autrefois / Adolescent / Avec
ses joues lisses, à peine duveteuses / Quand il descendit
dans le labyrinthe  /  Quand il entra dans la demeure du
monstre de Cnossos / Et y retrouva son chemin en suivant le
fil / Il rayonnait / Un bandeau retenait ses longs cheveux / Un
teint doré animait son visage d’enfant candide / Sous la peau
douce de ses bras / Roulaient des muscles puissants / C’était
le visage de Diane, la déesse que tu aimes / Ou le visage de
son frère Apollon qui fonda ma famille / Ou plutôt, non, c’était
ton visage / Oui, il avait ton visage / Quand il a séduit son
ennemi / Il avait ce même port de tête / Mais chez toi il y a en
plus ce  charme sauvage » (Sénèque, Phèdre [60], v.  646-
657).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et
morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Jean-Pierre Richard, Microlectures, Paris, Seuil, coll. «


Poétique », 1979, p. 25-26.
[Les textes nous conduisent vers des jeux d’échos et de symboles qui, par leurs structures,
nous enseignent ces grandes lois du monde qu’il nous faudrait beaucoup trop de temps pour
saisir dans la vie quotidienne. Ils agissent ainsi en condensant un savoir exprimé en figures.
Dans Les Misérables, Valjean, libéré du bagne et devenu le respectable M.  Madeleine,
continue d’être poursuivi par Javert, persuadé de sa véritable identité et cherchant à
l’emprisonner à nouveau. Le second vient de parvenir à torturer la conscience du premier en
lui annonçant qu’il a trouvé le vrai Valjean – le pauvre Champmathieu qui va être jugé pour
vol. C’est le fameux chapitre « une tempête sous un crâne » : le héros se demande s’il doit
se dénoncer et faire libérer un innocent ou conserver sa liberté et continuer de faire le bien
autour de lui. Il y a là deux postulations contradictoires, par ailleurs annoncées et énoncées
par la dualité (complémentaire) des traits de Valjean et de Javert]

Comment lire Javert ? À partir de Valjean, bien sûr, dont il est l’image
retournée. Tout, dans le texte, affiche cette relation, à commencer par leurs
noms, dont l’un, la critique l’a bien remarqué, anagrammatise en les
renversant les phonèmes constitutifs de l’autre. La même égalité se
manifeste, et à nouveau sur le mode littéral, dans la fonction qui articule
structuralement en eux « l’homme fait pour sévir » et « l’homme fait pour
subir ».  […] Mais la même formule montre bien aussi, ne serait-ce qu’à
travers le parallélisme presque absolu de ses deux parties, la similitude, en
tout cas la complicité, l’union ici inextricable du subissant et du sévissant.
Par rapport à Valjean, Javert apparaît bien comme l’autre, comme son autre
positif, ou, si l’on préfère, comme la forme externe, favorite, obsédante de
son autopunition. Obstacle certes, mais tiré de l’intérieur même du héros, né
de son dédoublement.  […] Cette égalité, dramatiquement nécessaire, le
roman s’emploie à la motiver dans les principaux champs de manifestation
du personnage. Socialement, par exemple, il la justifie en faisant de Javert
et de Valjean deux êtres semblablement marginaux, deux hommes du
dehors, le bagnard misérable et l’homme de police « né dans une prison
d’une tireuse de cartes dont le mari était aux galères ». Javert se construit
donc à partir d’une double origine criminelle, puis d’une insurrection
œdipienne contre cette criminalité parentale, ce qui le conduit au
conformisme de la loi, d’une loi abstraitement reconnue, le « règlement »,
privée d’identification personnelle et d’intériorisation, moins obéie peut-
être que servie. Trajet symétrique, et opposé, à celui que parcourt de son
côté Valjean.
« [Valjean] se leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou.
Il craignait qu’il n’entrât encore quelque chose. Il se barricadait
contre le possible. Un moment après il souffla sa lumière. Elle
le gênait. Il lui semblait qu’on pouvait le voir. Qui, on ? Hélas !
ce qu’il voulait mettre à la porte était entré ; ce qu’il voulait
aveugler le regardait. Sa conscience. […] – Où en suis-je ? –
  Est-ce que je ne rêve pas ? Que m’a-t-on dit ? –  Est-il bien
vrai que j’aie vu ce Javert et qu’il m’ait parlé ainsi ? –  Que
peut être ce Champmathieu ? – Il me ressemble donc ? – Est-
ce possible ? » (Victor Hugo, Les Misérables [1862], I, 7, 3, «
Une tempête sous un crâne »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ;
la  représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et
savoirs
■ Charles-Ferdinand Ramuz, Remarques [1928], Lausanne,
L’Âge d’Homme, coll. « Poche suisse », 1987, p. 50.
[L’œuvre qui nous entraîne en son sein est imaginative. Si elle n’était qu’inventive, elle
nous éblouirait peut-être, mais nous laisserait comme spectateurs devant sa seule virtuosité.
Barbey d’Aurevilly le sait bien : il use notamment du mythe et du symbole pour décrire un
ancien chouan défiguré par un suicide manqué et pour nous placer (réellement) face à lui,
en une condensation réussie de l’energeia (ou chaleur de l’élocution) et de l’enargeia (ou
faculté de faire voir) qui nous plonge in fabula en lieu et place du regard effaré de
Clothilde]

On confond trop souvent en littérature invention et imagination. Il y a des


écrivains extrêmement inventifs qui n’ont aucune imagination. Il est même
de règle qu’invention et imagination sont des facultés qui s’excluent.
L’invention s’intéresse aux faits (accompagnés ou non d’images, le plus
souvent non accompagnés d’images) ; elle est d’autant plus vive qu’elle les
saisit en plus grand nombre et s’entend mieux à les combiner.
L’imagination, elle, peut très bien ne s’intéresser qu’à un objet unique ; ce
qui importe seulement, c’est l’état d’intensité qu’elle lui confère en faisant
de lui une image. Voyez le roman-feuilleton où souvent l’invention déborde,
où des milliers d’événements sont si bien amenés, se nouent et se dénouent
avec tant de virtuosité : mais pas un n’existe vraiment, parce que pas un ne
fait image. Autrement dit l’imagination peut suffire à l’écrivain, l’invention
pas. La présence d’un seul objet vient éclairer tout le poème. Mais cette
foule de personnages masqués n’animera pas seulement le chapitre le plus
ingénieux, parce qu’on ne les voit pas, ni même leurs masques.
L’imagination seule fait voir.  […] Il n’y a pas d’amour là où il n’y a pas
d’imagination. Non que l’amour suppose l’imagination mais l’amour donne
l’imagination. L’amour nous fait nous quitter nous-mêmes pour vivre dans
ceux que nous aimons. C’est la plus belle des imaginations,  […] celle de
l’écrivain pour ses personnages.
« “Le château des Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil a été rasé,
jusque dans le sol, par les Colonnes Infernales. […] Et ceci…
regarde encore ! – fit-il avec un geste d’une majesté tragique,
en détachant la mentonnière de velours noir qui lui cachait la
moitié du visage, – de quelle couleur et de quelle forme c’est-il
devenu !”. L’espèce de chaperon qu’il portait tomba, et sa tête
gorgonienne apparut avec ses larges tempes, que
d’inexprimables douleurs avaient trépanées, et cette face où
les balles rayonnantes de l’espingole avaient intaillé comme
un soleil de balafres. Ses yeux, deux réchauds de pensées
allumés et asphyxiants de lumière, éclairaient tout cela,
comme la foudre éclaire un piton qu’elle a fracassé. Le sang
faufilait, comme un ruban de flamme, ses paupières brûlées,
semblables aux paupières à vif d’un lion qui a traversé
l’incendie. C’était magnifique et c’était affreux ! » (Jules-
Amédée Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée [1852], VIII).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et politique
Partie 3.

L’œuvre littéraire et l’image

« Le style pour l’écrivain […] est une question non de technique


mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des
moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a
dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y
avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun ».
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927
1. Le langage de la figure
• L’image exprime une réalité ou un sentiment de façon métaphorique pour nous aider à
connaître.

La figure littéraire renvoie certes à un invisible mystère de profondeur,


caché au cœur du réel et que nous ne pourrions justement pas apercevoir
sans sa mise en image par l’œuvre, mais elle est aussi la propre
manifestation de ce mystère qu’elle révèle tout en le voilant par une parole
nécessairement analogique – le contenu ne se trouve pas derrière la figure
mais en elle.

§ 19 L’œuvre littéraire dirige sa marche en prenant appui


sur la correspondance entre les réalités qu’elle aspire
à évoquer et les motifs qu’elle choisit pour cela de
manifester ; le verbe énonce alors une expérience
(littérale) tout en étant lui-même une expérience
(allégorique).
■ Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris,
Seuil, coll. « Pierres vives », 1961, p. 60-61.
[L’expérience d’une chute (éprouvée dans l’existence et parfois vécue comme symptôme
d’une destitution métaphysique) se traduit souvent en littérature par des  images
d’éboulement (figurées par signes et parfois saisies comme exhortation à un espoir de
renouveau). Le poème que Huysmans consacre à Villon entreprend ainsi de conformer la
chute dans la misère et la pente vers le génie par le dessin d’une réalité toute en mouvement
et en couleur qui nous propose ici une authentique gravure textuelle]

Si mélancoliques ou fragiles qu’elles lui apparaissent, Mallarmé va se


consacrer avidement à recueillir en lui ces grâces mourantes, ultimes
chances de participer à l’être. Dans ce qu’elles comportent d’actif, de
mobile, toutes ses poésies nous décrivent alors des descentes. Descentes
souvent planées et frôleuses  : des palmes caressent doucement vitraux et
glaces, […]  des feuilles atterrissent lentement sur le sol, des cygnes se
posent sur l’eau d’un marécage. Parfois cette descente se fait plus
brutale  […]  : Mallarmé s’hallucine alors sur la notion de chute, de
déchéance sensible ou historique. Comprenons bien le caractère positif de
cette rêverie : la chute n’attire pas Mallarmé en vertu d’un esthétisme de la
décadence, elle ne le fascine pas parce qu’elle annoncerait une mort
imminente, mais bien plutôt sans doute parce que tout objet chu renvoie à
une transcendance dont il constitue justement un signe, une preuve
dégradée, mais indubitable. […] Tout pourra donc ici descendre, et même le
langage. L’« inexplicable pénultième » n’appartient-elle pas, par exemple,
au monde des annonciations décadentes ? Voyez comme son sens d’abord la
fait tomber en nous  : elle signifie bien l’avant-dernière, celle qui n’a plus
qu’un très court espace à traverser, une syllabe, pour devenir l’ultime, puis
la non-existante […] : née « d’une chute antérieure de plume ou de rameau
», elle s’associe à  la  sensation d’un ciel musicalement chu, « d’une aile
glissant sur les cordes d’un instrument ».
« Je me figure, ô vieux maître, ton visage exsangue, coiffé
d’un galeux bicoquet ; je me figure ton ventre vague, tes longs
bras osseux, tes jambes héronnières enroulées de bas d’un
rose louche, étoilés de déchirures, papelonnés d’écailles de
boue. / Je crois te voir, ô Villon, l’hiver, alors que le glas fourre
d’hermine les toits des maisons, errer dans les rues de Paris,
famélique, hagard, grelottant, en arrêt devant les marchands
de beuverie, caressant, de convoiteux regards, la panse
monacale des bouteilles. / Je crois te voir, exténué de fatigue,
las de misère, te tapir dans un des repaires de la cour des
Miracles, pour échapper aux archers du guet, et là, seul dans
un coin, ouvrir, loin de tous, le merveilleux écrin de ton génie. /
Quel magique ruissellement de pierres ! Quel étrange
fourmillement de feux ! Quelles étonnantes cassures d’étoffes
rudes et rousses ! Quelles folles striures de couleurs vives et
mornes ! Et quand ton œuvre était finie, quand ta ballade était
tissée et se déroulait, irisée de tons éclatants, sertie de
diamants et de trivials cailloux, qui en faisaient mieux ressortir
encore la limpidité sereine, tu te sentais grand, incomparable,
l’égal d’un dieu, et puis tu retombais à néant, la faim te tordait
les entrailles, et tu devenais le vulgaire tire-laine, l’ignominieux
amant de la grosse Margot ! » (Joris-Karl Huysmans, À Maître
François Villon [1874], § 1-5).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs

■ Roland Barthes, Sur Racine [1960], Paris, Seuil, coll. « Essais


», 1963, p. 54-55.
[Le héros racinien associe les tensions toujours aiguës qu’entretient l’homme avec le monde
et les relations toujours instables que conserve l’homme avec les mots. Il nous suffit donc
de l’écouter comme une figure fonctionnelle agissante, et non comme un hypothétique
relais de la pensée exacte du dramaturge, pour entendre la structure mentale essentielle qu’il
reflète et sollicite en nous. Apparaît alors un paradigme habituel  : affronter l’injustice et
lutter contre le silence de Dieu. Dans Andromaque, Oreste espère renouer avec Hermione,
mais Pyrrhus a annoncé qu’il l’épouserait lui-même, car Andromaque l’irrite en ne parlant
toujours que d’Hector ; le jeune homme s’emporte et projette donc d’enlever celle qu’il
aime, pressentant qu’il faut bien justifier le sort qui a décidé depuis toujours que tout était
implacablement perdu – il explique ici son intention à Pylade]

Tout Racine tient dans cet instant paradoxal où l’enfant découvre que son
père est mauvais et veut pourtant rester son enfant. À cette contradiction il
n’existe qu’une issue (et c’est la tragédie même) : que le fils prenne sur lui
la faute du Père, que la culpabilité de la créature décharge la divinité.
Le Père accable injustement : il suffira de mériter rétroactivement ses coups
pour qu’ils deviennent justes. Le Sang est précisément le véhicule de cette
rétroaction. On peut dire que tout héros tragique naît innocent ; il  se fait
coupable pour sauver Dieu. La théologie racinienne est une rédemption
inversée  : c’est l’homme qui rachète Dieu. On voit maintenant quelle est
la  fonction du Sang (ou du Destin)  : il donne à l’homme le droit d’être
coupable. La culpabilité du héros est une nécessité fonctionnelle  : si
l’homme est pur, c’est Dieu qui est impur, et le monde se défait. Il est donc
nécessaire que l’homme tienne sa faute, comme son bien le plus précieux.
« Que veux-tu ? Mais, s’il faut ne te rien déguiser, / Mon
innocence enfin commence à me peser.  / Je ne sais de tout
temps quelle injuste puissance  / Laisse le crime en paix, et
poursuit l’innocence. / De quelque part sur moi que je tourne
les yeux,  / Je ne vois que malheurs qui condamnent les
Dieux.  / Méritons leur courroux, justifions leur haine,  / Et que
le fruit du crime en précède la peine.  / Mais toi, par quelle
erreur veux-tu toujours sur toi / Détourner un courroux qui ne
cherche que moi ?  / Assez et trop longtemps mon amitié
t’accable.  / Évite un malheureux, abandonne un coupable »
(Jean Racine, Andromaque [1667], III, 1, v. 771-782).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; littérature et morale ; littérature et politique

■ Charles Péguy, Les Suppliants parallèles [1905], Œuvres en


prose complètes (II), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », 1988, p. 541-542.
[Les textes peuvent renverser les hiérarchies attendues en faisant correspondre noblesse et
fragilité ou bassesse et force. Le bonheur n’est-il pas valeur bourgeoise et le malheur signe
sacré ? Chez Sénèque, les femmes troyennes assistent à l’immolation de nombre des leurs,
offerts en sacrifice pour le bon plaisir des Grecs victorieux ; Andromaque, avertie en songe
par son défunt mari, cache son fils dans le tombeau de son père, en le suppliant de ne pas
refuser cette ruse et de ne pas jouer au héros par forfanterie  : tout l’amour d’une mère
accablée par le malheur lui confère alors une dignité humaine exemplaire, loin de la pose
hiératique que l’on aurait pu attendre en un contexte mythique ; mais Ulysse déjouera hélas
le subterfuge et emportera l’enfant pour le faire périr]

Chez les modernes, une supplication est une opération


d’aplatissement […]. Infiniment plus profonde [est] la supplication antique
[où] le suppliant n’est point un candidat  […]. Lisez attentivement  […] la
supplication du vieux Priam aux pieds d’Achille. Ce n’est pas le supplié,
c’est le suppliant au contraire qui tient le haut de la situation, le haut du
dialogue, au fond. […] Le supplié est un homme qui paraît avoir une belle
situation  […]. Il est un homme heureux. Donc il est, pour les Grecs, un
homme à plaindre. Dans ce dialogue du suppliant et du supplié, le supplié
ne peut parler qu’au nom de son bonheur, tout au plus au nom du bonheur
en général. C’est peu. C’est rien. C’est moins que rien. C’est même le
contraire de tout avantage [et] le signe le plus infaillible de ce qu’un homme
est marqué pour  la Fatalité –  par la Fatalité.  […] De sorte que dans cette
rencontre […], c’est le suppliant, quel qu’il soit, qui que ce soit, que ce soit
le mendiant errant au long des routes, que ce soit l’aveugle misérable, que
ce soit le proscrit, l’exterminé, le citoyen chassé de la cité  […], le
prisonnier, le vaincu, le vieillard impotent  […], toujours c’est le suppliant
qui en réalité tient le dessus.
« Va, mon fils / Entre dans le tombeau / Tu recules ?
Pourquoi ?  /  Tu  refuses ? Tu as honte de te cacher ? Je
reconnais ton caractère / La peur te déshonorerait / Assez de
ces grands airs courageux ! / C’était bon autrefois /
Aujourd’hui prends ce que l’infortune te laisse / Regarde ce
que nous sommes devenus / Une horde de survivants / Un
tombeau, un enfant, une prisonnière / Il  faut nous courber
sous le malheur / Va / L’édifice est consacré par le corps de
ton père qui y est enterré / Entre, n’aie pas peur / Il sera ton
salut si le sort est du côté des malheureux / Sinon il sera ton
tombeau » (Sénèque, Les Troyennes [61], v. 503-512).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et morale ; littérature et politique

■ Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée,

coll. « La philosophie en effet », 2007, p. 16-19.


[Penser dans le cadre de ce paradigme moderne qui fait de la littérature une expression de la
société revient à affirmer en sous-main qu’il existe une force impersonnelle qui échappe à la
volonté des auteurs. On soutient alors, par exemple, que la prose de Flaubert est démocrate
parce que les circonstances font qu’il n’en pouvait pas être autrement, quelle que soit par
ailleurs l’idée de Flaubert concernant la démocratie. Or cette correspondance
(idéologiquement) forcée entre l’écrivain et son milieu ne correspond nullement à la
spécificité de l’entreprise littéraire qui fait se correspondre, non la forme et le contexte
(factuel), mais la forme et l’intimité (complexe)]

[Les contemporains de Flaubert] pointaient dans sa prose la fascination


pour le détail et l’indifférence à la signification humaine des actions et des
personnages, qui lui faisaient donner aux choses matérielles autant
d’importance qu’aux êtres humains.  […] Tous ces critiques s’accordaient
donc déjà pour caractériser sa prose comme une entreprise de pétrification
de la parole et de l’action humaine, et pour voir dans cette pétrification […]
un symptôme politique […] : la marque de fabrique de la démocratie. Elle
allait de pair avec le démocratisme qui animait toute l’entreprise du
romancier. Flaubert rendait tous les mots égaux de la même façon qu’il
supprimait toute hiérarchie entre sujets nobles et sujets vils, entre narration
et description, premier plan et arrière-plan, et finalement entre hommes et
choses. Assurément il bannissait tout engagement politique, en traitant avec
un égal mépris démocrates et conservateurs. L’écrivain pour lui devait se
garder de rien vouloir prouver. Mais cette indifférence à l’égard de tout
message était pour ces critiques la marque même de la démocratie. Celle-ci
signifiait pour eux le régime de l’indifférence généralisée […]. L’absoluité
du style, c’était d’abord la ruine de toutes les hiérarchies qui avaient
gouverné l’invention des sujets, la composition des actions et la convenance
des expressions.
« Deux hommes parurent. L’un venait de la Bastille, l’autre
du Jardin des Plantes.  […] Quand ils furent arrivés au milieu
du boulevard, ils s’assirent, à la même minute, sur le même
banc. Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que
chacun posa près de soi ; et le petit homme aperçut, écrit
dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-
ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en
redingote le mot  : Pécuchet. “Tiens, dit-il, nous avons eu la
même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs.
– Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau ! –
 C’est comme moi, je suis employé”. Alors ils se considérèrent
» (Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet [1881], I).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique

■ Erich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité

dans la littérature occidentale [1945], Paris, Gallimard,

coll. « Tel », 1968, p. 200-202.


[Le style rhétorique élevé se fonde sur l’intégration de ce qui est transitoire et vulgaire en ce
qui est éternel et majestueux. Aux yeux de Dante, il y a là un réalisme strict, puisque
l’histoire humaine s’achève nécessairement en Dieu et que, dès maintenant, le temporel
communique avec l’immuable – la création étant une émanation de l’amour actif de Dieu
(Paradis XIII, 53-54). Toute la Divine Comédie est dès lors fondée sur une conception
figurative de l’existence –  la correspondance y étant stricte et effective, loin d’une plane
allégorie]

La vie terrestre de Farinata et de Cavalcante a pris fin […] ; ils se trouvent


dans un état définitif et immuable […]. Nous les rencontrons donc comme
des âmes séparées de leur corps  […]. Leur mémoire est tout ce qui les
rattache à l’existence terrestre  […] ; et bien qu’ils se trouvent dans une
situation qui diffère de toute situation imaginable sur terre, non seulement
du point de vue pratique (ils gisent dans des tombes en feu) mais aussi du
point de vue ontologique (du fait de leur immuabilité temporelle et
spatiale), ils ne donnent pas le sentiment d’être morts –  ce qu’ils sont en
fait  – mais vivants. Nous saisissons ici le paradoxe étonnant que l’on
nomme le réalisme de Dante. L’imitation de la réalité est l’imitation de
l’expérience sensorielle de la vie sur terre, dont une des caractéristiques
essentielles est indubitablement de posséder une histoire, de changer, de se
développer […]. Or les habitants des trois règnes évoqués par Dante mènent
une existence sans changement, et néanmoins Dante plonge le monde
vivant des actions et des souffrances humaines, et spécialement des actes et
des destins individuels, dans cette existence sans changement.  […]
Davantage  : du fait que la vie terrestre a pris fin et ne peut plus ni se
développer ni changer, […] il en résulte une prodigieuse concentration. […]
Nous voyons les caractères se manifester avec une pureté et une force qui
n’auraient jamais été possibles à aucun moment de leur vie terrestre.
« Quand je fus au pied de sa tombe, / Il me regarda un peu,
et puis, presque dédaigneux, / Me demanda  : “qui furent tes
aïeux ?”.  / Et moi qui étais désireux de lui obéir, / Je ne lui
cachai rien, mais lui ouvrit tout ; / Alors il souleva légèrement
les sourcils ; / Puis il dit : “avec fierté ils furent mes ennemis /
Ceux de mes parents et ceux de mon parti, / Aussi je dus à
deux reprises les exiler”. / “S’ils furent chassés, ils revinrent de
toutes parts”, / Lui répondis-je, “l’une et l’autre fois ; / Mais les
vôtres ne surent pas bien cet art”. / Alors je vis surgir par
l’ouverture / Une ombre, à son côté, jusqu’au menton ;  /  Je
crois qu’elle était dressée sur les genoux. / Elle regarda autour
de moi, comme désirant / Voir si d’autres étaient avec moi ; /
Et quand son doute fut complètement éteint, / En pleurant elle
dit : “si tu vas dans cette prison / Aveugle grâce à ta hauteur
d’esprit, / où est mon fils ? pourquoi n’est-il pas avec toi ?” / Et
moi à lui : “je ne suis pas venu de moi seul : / Celle qui attend
là, et qui me mène / Peut-être votre Guido l’avait-il en mépris”.
/ Ses paroles et la nature de sa peine  / M’avaient déjà
enseigné son nom ; / C’est pourquoi ma réponse fut si entière.
/ Aussitôt il se leva et cria : “comment / As-tu dit ? il avait ? il
n’est plus vivant ? / La douce lumière ne frappe plus ses yeux
?” / Quand il s’aperçut que je tardais / Un peu à répondre, / Il
retomba sur le dos et plus rien ne parut. / Mais cet autre
magnanime, à la demande / Duquel je m’étais arrêté, ne
changea pas de visage, / Ne bougea pas le cou, ne plia pas le
flanc, / Et continua son propos / “S’ils ont mal appris cet art”,
dit-il, / “Cela me tourmente plus que ce lit” » (Dante, L’Enfer X
[1472], v. 40-78).
• la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et
savoirs

§ 20 La parole de l’œuvre se fait image, harmonieuse ou


monstrueuse, pour donner à voir, ou pour manifester
et révéler par un univers figural, ce qui dans la réalité
fait signe et sens mais demeurerait caché sans le
passage par le ressassement de l’image qui
recompose le réel.
■ Gaston Bachelard, L’Air et les songes : essai sur
l’imagination et le mouvement, Paris, Corti, 1943, p. 7-9.
[L’image littéraire se reconfigure en permanence au gré de son expression dans les  textes
qui la laissent apparaître ; sa plasticité réoriente notre perception du monde et nous donne à
voir ce qui n’apparaît pourtant pas immédiatement ; l’image poétique est notamment chez
Char ce qui suscite le mystère par le mouvement, le frémissement et le sang, avec un grand
rêve d’innocence et de compassion]

On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images.


Or elle est bien plutôt la faculté de déformer les images fournies par la
perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières,
de changer les images. […] Si une image présente ne fait pas penser à une
image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité
d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. Il y a
perception, souvenir d’une perception, mémoire familière, habitude des
couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à
l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire.  […] Le poème est
essentiellement une aspiration à des images nouvelles [qui] vivent de la vie
du  langage vivant. On les éprouve, dans leur lyrisme en acte, à ce signe
intime qu’elles rénovent l’âme et le cœur ; elles donnent –  ces images
littéraires  – une  espérance à un sentiment, une vigueur spéciale à notre
décision d’être une personne, une tonicité même à notre vie psychique.
Le livre qui les contient est soudain pour nous une lettre intime. Elles jouent
un rôle dans notre vie. Elles nous vitalisent.
« Cette femme à l’écart de l’affluence de la rue tenait son
enfant dans ses bras comme un volcan à demi consumé tient
son cratère. Les mots qu’elle lui confiait parcouraient
lentement sa tête avant de trouer la léthargie de sa bouche. Il
émanait de ces deux êtres, dont l’un ne pesait guère moins
que la coque d’une étoile, un épuisement obscur qui bientôt
ne se raidirait plus et glisserait dans la dissolution, cette
terminaison précoce des misérables » (René Char, Seuls
demeurent [1945], V).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
savoirs

■ Gilles Deleuze, Proust et les signes [1964], Paris, PUF, coll. «


Perspectives critiques », 1976, p. 9-11 et 37-45.
[Le cœur d’une œuvre se rencontre dans les signes concrets qui en incarnent le sens. Leur
déchiffrement enseigne alors à distinguer une situation des figures qui l’énoncent, car ces
dernières jaillissent évidemment du regard posé sur la chose plus que de la chose en elle-
même lorsqu’elle n’est pas encore transfigurée, à proprement parler, par la vision de
l’artiste. La force des signes semble ainsi la grâce de chaque œuvre, comme Proust l’a bien
compris en composant la vie de ses personnages par élancements d’images affectives créant
un sens parce qu’elles suscitent un climat et une tonalité absolument spécifiques]

En quoi consiste l’unité de la Recherche du temps perdu ? […] Il s’agit,


non pas d’une exposition de la mémoire involontaire, mais du récit d’un
apprentissage – plus précisément de l’apprentissage d’un homme de lettres.
[…]  [Or] apprendre concerne essentiellement les signes. Les signes sont
l’objet d’un apprentissage temporel, non pas d’un savoir abstrait.
Apprendre, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être comme
s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter. […] Le mot « signe »
est [d’ailleurs] un des mots les plus fréquents de la Recherche.  […] Être
sensible aux signes, considérer le monde comme chose à déchiffrer, c’est
sans doute un don. Mais ce don risquerait de rester enfoui en nous-mêmes si
nous ne faisions pas les rencontres nécessaires ; et ces rencontres resteraient
sans effet si nous n’arrivions pas à vaincre certaines croyances toutes faites.
La  première croyance, c’est d’attribuer à l’objet les signes dont il est
porteur. Tout nous y pousse  : la perception, la passion, l’intelligence,
l’habitude et même l’amour-propre. Nous pensons que l’objet lui-même a le
secret du signe qu’il émet. […] Nous passons [alors] à côté des plus belles
rencontres, nous nous dérobons aux impératifs qui en émanent  : à
l’approfondissement des rencontres, nous avons préféré la facilité des
recognitions.
« Le vieux duc de Guermantes […] n’était plus qu’une ruine,
mais superbe, et moins encore qu’une ruine, cette belle chose
romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée
de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de
souffrir, d’avancée montante de la mort qui la circonvenaient,
sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure
que j’avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de
ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous
sommes trop heureux d’orner un cabinet de travail. Elle
paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne
qu’autrefois, non seulement à cause de ce qu’elle avait pris de
rude et de  rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais
parce qu’à l’expression de finesse et d’enjouement avait
succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie
par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de
difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse
avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale.
Et sans que le duc s’en doutât, il découvrait des aspects de
nuque, de joue, de front, où l’être, comme obligé de se
raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait
bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches
blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse venaient
souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et
comme ces reflets étranges, uniques, que seule l’approche de
la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient
été jusque-là d’une autre couleur, je compris que le gris
plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et
moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore
départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non
pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques, et
empruntées à la  palette, à l’éclairage, inimitable dans ses
noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la
proximité de la mort » (Marcel Proust, Le Temps retrouvé
[1927], III).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
savoirs

■ Ernst Robert Curtius, « Éléments de l’univers de Gœthe »


[1949], Essais sur la littérature européenne, Paris, Grasset
(trad. Claude David), 1954, p. 61-62.
[Les signes créent un sens parce qu’ils forment un vaste système d’échos que l’on peut
entendre résonner pour en mesurer la force matricielle et l’attraction affective au sein de
l’univers mental d’un écrivain. Le fréquent retour de la mention du Sacré-Cœur semble
faire à ce point partie du décor intime de Laforgue qu’il en vient à signifier une gravité
sentimentale revivifiant l’expression de sa complainte  : âme du Christ, édifice religieux
souhaitant réparer les errements de la Commune, intimité du poète –  toutes les
significations s’associent pour créer une harmonie inédite (« par le biais de la formulation
de cette expression langagière sortant de l’ordinaire, le spirituel se consolide, s’ancre plus
fermement dans cette forme plus ou moins stable qu’est l’expression langagière objective »
énonçait Spitzer en 1930 dans L’interprétation langagière des œuvres d’art littéraires)]

Dans sa Dissertation sur le granit, Gœthe mentionne que […] « la dignité


de ce minéral fut établie définitivement par les nombreux voyageurs qui
surent [l]’observer convenablement ». Dans la Théorie des couleurs, il dit
du rouge  : « à cause de sa haute dignité, nous avons souvent dénommé
pourpre cette couleur ». […] L’objet final de la sculpture est, selon lui, de «
faire apparaître la dignité de l’homme à travers la forme humaine ». Le latin
et le grec sont les langues « dans lesquelles la valeur et la dignité du monde
d’autrefois nous ont été transmises avec le plus de pureté ». […] En
rapprochant ces phrases, on pénètre plus profondément dans le monde
spirituel de Gœthe que par mainte étude érudite. La pierre, la couleur,
l’homme, l’histoire –  tout est saisi du même regard lumineux  […].
Le regard de Gœthe saisit l’ensemble de la nature et de l’esprit ; et, lorsqu’il
enferme dans le langage son intuition, il verse une clarté solennelle sur le
spectacle qu’il contemple. Lorsque le monde se reflète dans son esprit, il est
soumis à une transfiguration. Il  se  purifie et s’exalte.  […] Lorsque nous
lisons la phrase sur la « dignité » du granit, le mot nous frappe déjà ; il rend
un son particulier. […] Mais dans chacun des exemples suivants se trouve
un autre son, qui complète harmonieusement le premier. Ainsi se constitue
peu à peu un accord riche et plein. Mais tout accord implique une tonalité,
et la tonalité est une clé spirituelle.
« Dans ce village en falaises, loin, vers les cloches, / Je
redescends dévisagé par les enfants / Qui s’en vont faire bénir
de tièdes brioches ;  /  Et rentré, mon sacré-cœur se fend ! »
(Jules Laforgue, « Complainte d’un certain dimanche », Les
Complaintes [1885]) ; « Je veux parler au Temps ! criais-je. Oh
! quelque engrais / Anonyme ! Moi ! mon Sacré-Cœur ! –
 J’espérais / Qu’à ma mort, tout frémirait, du cèdre à l’hysope ;
/ Que ce Temps, déraillant, tomberait en syncope, / Que, pour
venir jeter sur mes lèvres des fleurs, / Les Soleils très navrés
détraqueraient leurs chœurs ; / Qu’un soir, du moins, mon Cri
me jaillissant des moelles, / On verrait, mon Dieu, des signaux
dans les étoiles ? » (Jules Laforgue, « Préludes
autobiographiques », id.  [1885]) ; « Mais, tout est rire à la
Justice ! et d’où vient / Mon cœur, ah ! mon sacré-cœur, s’il ne
rime à rien ? » (Jules  Laforgue, « Complainte du sage de
Paris », id.  [1885]) ; « J’entends battre mon Sacré-
Cœur  /  Dans le crépuscule de l’heure, / Comme il est
méconnu, sans sœur, / Et sans destin, et sans demeure ! »
(Jules Laforgue, « Locutions des pierrots (XV) », L’Imitation
de Notre-Dame la Lune [1885]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, coll. « Tel


Quel », 1971, p. 60-61.
[L’image possède une stratégie que la parole littéraire accomplit. Elle énonce un espace
mental en lequel se déploie le réseau d’une signification, souvent implicite, qui demeurerait
indicible sans le passage par la figuration. La tradition ignatienne de la composition de lieu
peut ainsi servir à Mme de Sévigné pour énoncer son absolue dilection pour sa fille, aperçue
partout lors d’une retraite pourtant solitaire à Livry  : l’image pénètre in absentia dans un
lieu qui devient l’écrin in praesentia de l’affectivité ; « je te vois maintenant ici » signifie
dès lors « je t’aime éternellement partout »]
L’image ignacienne n’est pas une vision, elle est une vue, au sens que ce
mot a dans l’art de la gravure  […]. Les sujets en sont variés  : un temple,
une montagne, une vallée de larmes, l’appartement de la Vierge, un camp
guerrier, un jardin, le sépulcre, etc. ; le détail en est minutieux (considérer la
longueur d’un chemin, sa largeur, s’il est en plaine ou à travers vallées et
collines,  etc.).  […] La composition de lieu avait derrière elle une double
tradition. Tout d’abord une tradition rhétorique […] ; Cicéron recommande
de considérer, lorsqu’on parle d’un lieu, s’il est plat, montueux, uni,
escarpé, etc. (c’est exactement ce que dit Ignace) […]. Ensuite une tradition
chrétienne, qui remonte au haut Moyen Âge ; […] Ignace [l’]a systématisée,
au point de vouloir publier, à la fin de sa vie, un livre où les compositions
de lieu auraient été figurées, gravées (le père Jérôme Nadal fut chargé
de  préparer un volume d’estampes sur les scènes évangéliques codées
par les Exercices).
« Il y a trois heures que je suis ici […] dans le dessein de me
retirer pour jusqu’à jeudi au soir du monde et du bruit. Je
prétends être en solitude. Je fais de ceci une petite Trappe ; je
veux y prier Dieu, y faire mille réflexions. […] Mais, ma pauvre
bonne, ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c’est de
penser à vous. Je n’ai pas encore cessé depuis que je suis
arrivée, et ne pouvant tenir tous mes sentiments, je me suis
mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que
vous aimez, assise sur ce siège de mousse où je vous ai vue
quelquefois couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point
vue ici ? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-
elles le cœur ? Il n’y a point d’endroit, point de lieu, ni dans la
maison, ni dans l’église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où
je ne vous aie vue. Il n’y en a point qui ne me fasse souvenir
de quelque chose de quelque manière que ce soit. Et de
quelque façon que ce soit aussi, cela me perce le cœur. Je
vous vois ; vous m’êtes présente. Je pense et repense à tout.
Ma tête et mon esprit se creusent, mais j’ai beau tourner, j’ai
beau chercher, cette chère enfant que j’aime avec tant de
passion est à deux  cents lieues de moi ; je ne l’ai plus. Sur
cela, je  pleure sans pouvoir m’en empêcher » (Mme  de
Sévigné, Correspondance [1671], « Lettre du 24  mars à
Mme de Grignan »).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Jacques Rancière, La Parole muette. Essai sur les


contradictions de la littérature [1998], Paris, Fayard, coll. «
Pluriel », 2011, p. 160-164.
[L’écriture impressionniste, soutenue par une composition en échos qui en assure le
déploiement et la profondeur, peut alors créer une véritable œuvre-cathédrale,
si l’on accepte que la tension vers l’avant et la découverte de la nouveauté ne soient pas la
malédiction d’un texte mais que la prospection à rebours et la sinuosité de l’incise en soient
au contraire la logique. Ainsi fonctionne heureusement l’entreprise proustienne]

Le paradoxe que l’impression laisse à l’architecture le soin de résoudre est


en effet double. Le premier problème est le plus simple à percevoir  :
avec  quelques épiphanies on ne fait pas un livre. La poétique de
l’impression permet d’écrire des poèmes en prose, non un roman. Il faut
donc enchaîner les épiphanies dans un ordre du récit  […] qui amène le
héros au point aristotélicien de la reconnaissance  […]. Mais un problème
bien plus redoutable se présente alors. Car l’ordre classique du nœud et du
dénouement conduit à la reconnaissance de ce qui était inconnu, mais
l’inconnu qui est le terme de la Recherche est connu dès le départ. La porte
que le récit doit ouvrir, le  travail de la métaphore la tient depuis le début
ouverte. […]  Le jeune homme de Combray sait déjà « déchiffrer » les
hiéroglyphes du monde. Le récit architecturé répond donc à la nécessité non
d’atteindre à  la connaissance de l’inconnu mais, au contraire, d’éloigner
cette connaissance qui est dès le début à portée de main du héros, de
différer une vérité que la poétique de l’impression a toujours déjà délivrée
par avance  […]. La  poétique proustienne exploite en effet radicalement la
propriété spécifique de la cathédrale romantique, sa multiplicité.
La cathédrale est l’édifice calculé par un architecte et dont les arcs doivent
exactement se rejoindre. Mais elle est aussi la profusion […] des chapelles
rayonnantes au mobilier hétéroclite.
« L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une
œuvre musicale exécutée au piano et au violon. […] Et ç’avait
déjà été un grand plaisir quand, au-dessous de la petit ligne
du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout
d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide la
masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et
entrechoquée  […]. Mais à un moment donné, sans pouvoir
nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui
plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la
phrase ou l’harmonie –  il  ne savait lui-même  – qui passait et
qui lui avait ouvert plus largement l’âme […]. Il avait devant lui
cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du
dessin, de l’architecture, de la pensée  […]. Elle lui avait
proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait
jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien
autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et  il  avait
éprouvé pour elle comme un amour inconnu. […] Or, quelques
minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de
jouer [aujourd’hui] chez Mme  Verdurin, tout d’un coup  […] il
reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et
odorante qu’il aimait  […] ; ce fut pour Swann comme s’il eût
rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait
admirée […]. [Plus tard] la petite phrase continuait à s’associer
pour [lui] à l’amour qu’il avait pour Odette » (Marcel Proust, Du
côté de chez Swann [1913], II).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ;
littérature et savoirs

§ 21 Le langage littéraire est toujours un acheminement


vers une parole vraie, c’est-à-dire une marche vers un
au-delà de la langue appelée, par le style de l’écriture,
à sursignifier enfin ; l’œuvre est alors une alchimie,
pouvant même parler par le silence.
■ Luc Fraisse, La Petite Musique du style. Proust et ses
sources littéraires, Paris, Classiques Garnier, coll. «
Bibliothèque proustienne », 2011, p. 112.
[L’expression inattendue, poétique ou vigoureuse, ouvre un monde dans l’espace du texte
qu’elle élargit. Sa puissance s’affermit encore lorsqu’elle se double d’un écho intertextuel
qui nous rappelle un climat déjà découvert et nous offre de nouvelles images à recomposer
(en associant l’extrait lu et l’extrait remémoré). Sous la phrase de René, emplie de
caractères romantiques, surgissent soudainement ici deux traits classiques qui la font vibrer
et ouvrent le récit vers une dimension plus universelle que ce qui semblait prévu. Avec « le
sacrifice était consommé », on entend la formule biblique de  2  Ma 1, 23 (« dum
consummaretur sacrificium – le sacrifice était alors consommé »), et avec « on a tout perdu,
hors l’espérance », on entend la formule dantesque d’Enfer III, 9 (lasciate ogni speranza,
voi ch’entrate  – laissez toute espérance, vous qui entrez) ; et  c’est soudainement
l’apocalypse, aux tons vrais, au cœur de l’épanchement sentimental, aux timbres ressassés]

Le surgissement d’une formule classique dans une phrase moderne a ce


pouvoir  : transformer la page écrite en feuille qui chante.  […] Dans le
champ étroit d’une tournure se substituant à une autre, plus attendue, dans
la discrète rupture de l’horizon d’attente, ici du lecteur, les questions se
règlent à l’arrière-fond, par sous-entendus, dans le silence d’un geste
d’écriture. Un mot a suffi pour que le scripteur ait changé de rôle, pour que
le contexte ait changé de couleur. Devant nous, sous nos yeux, mais peut-
être à notre insu si nous n’y prenons suffisamment garde, un instrumentiste
de la langue dialogue avec son instrument, et réveille ici et là un ton
suranné pour se répondre à lui-même, préciser sa propre place dans son
œuvre, ses buts en écrivant – mais avant tout pour faire, ici et maintenant,
chanter la phrase.
« Ce mouvement, ce cri, ces larmes troublent la cérémonie,
le prêtre s’interrompt, les religieuses ferment la grille, la foule
s’agite et se presse vers l’autel ; on m’emporte sans
connaissance. Que je sus peu de gré à ceux qui me
rappelèrent au jour ! J’appris, en rouvrant les yeux, que le
sacrifice était consommé, et que ma sœur avait été saisie
d’une fièvre ardente. Elle me faisait prier de ne plus chercher
à la voir. Ô misère de ma vie : une sœur craindre de parler à
un frère, et un frère craindre de faire entendre sa voix à une
sœur ! Je sortis du monastère comme de ce lieu d’expiation
où des flammes nous préparent pour la vie céleste, où l’on a
tout perdu comme aux enfers, hors l’espérance » (François-
René de Chateaubriand, René [1802]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur
■ Léo Spitzer, Études de style [1970], Paris, Gallimard, coll. «
Tel », 1980, p. 209-210 et 287-289.
[L’expression peut aussi être inattendue, non par excès (comme dans le cas du rappel d’un
intertexte), mais par tempérance (comme dans le cas du trait d’une litote). Le sceau du style
classique n’est-il pas cet « effet de sourdine » qui crée dans la langue, comme sous l’action
d’une pédale de piano, une atténuation soudaine du  ton ? L’impression de noblesse et de
retenue permet alors de signifier bien plus que l’on ne saurait dire tout en craignant de trop
signifier pourtant : en étudiant Racine, Spitzer voit même là le cachet d’une langue en eau-
forte : « la langue s’élève inopinément au pur chant poétique et à l’épanchement direct de
l’âme, mais vite l’éteignoir de la froide raison vient tempérer l’élan lyrique qui se dessinait
timidement » – p. 208]

« Captive, toujours triste, importune à moi-même / Pouvez-vous souhaiter


qu’Andromaque vous aime ? / Quels charmes ont pour vous des yeux
infortunés / Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ? ». Dans ce
passage (I, 4), Andromaque tente de repousser les avances du roi Pyrrhus.
Elle s’efforce de voiler son moi : pourtant le lyrisme de la veuve d’Hector
perce fugitivement dans l’opposition ternaire du premier vers, mais dès le
deuxième vers le nom propre vient rétablir la distance. Désormais, le cas
individuel est ignoré, tout est dit sous le rapport du général et du
fondamental : il n’est plus question d’Andromaque, mais [de ses seuls yeux
–  car son cœur reste hors d’atteinte].  […] Le refoulement des sentiments
accentue par réaction le dynamisme de l’expression verbale  […]. Donc
atténuation faite d’une accumulation de forces contenues  […]. Racine fait
[aussi] souvent usage de l’aposiopèse, l’interruption du discours sous l’effet
de la trop forte émotion  […]  : économe de ses mots, et discret dans
l’épanchement de l’âme, [il] stoppe le flot de paroles pour faire entendre un
son venu du cœur : « Considère, Phœnix, les troubles que j’évite, / Quelle
foule de maux l’amour traîne à sa suite, / Que d’amis, de devoirs j’allais
sacrifier ! / Quels périls… un regard m’eût tout fait oublier » (II, 5). Pyrrhus
interrompt [ici] sa belle énumération des maux que l’amour entraîne, et la
phrase suivant « un regard », toute simple, tout intérieure, mais qui met
aussi à nu son âme ravagée, reconnaît la puissance de l’amour, même
au prix de ces maux.
« Andromaque  : Seigneur, que faites-vous, et que dira la
Grèce ? / Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse
? /  […] / Captive, toujours triste, importune à moi-même /
Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ? / Quels
charmes ont pour vous des yeux infortunés / Qu’à des pleurs
éternels vous avez condamnés ? / Non, non, d’un ennemi
respecter la misère, / Sauver des malheureux, rendre un fils à
sa mère, / De cent peuples pour lui combattre la rigueur, /
Sans me faire payer son salut de mon cœur, / Malgré moi, s’il
le faut, lui donner un asile : / Seigneur, voilà des soins dignes
du fils d’Achille » (Jean Racine, Andromaque [1667], I, 4,
v. 297-310).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res


literaria » de la Renaissance au seuil de l’âge classique [1980],
Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de
l’humanité », 1994, p. III.
[La structuration rhétorique de la parole littéraire met en valeur sa capacité à créer des
images, une musique, des émotions, un paysage. Or il en va là d’une bravoure essentielle de
la littérature que l’on ne saurait réduire aux simples arcanes d’une technique. Lorsque
Mme  de Sévigné pense à Bourdaloue, fameux prédicateur jésuite de son temps, il s’agit
ainsi pour elle qu’un lettré parle à un lettré]

La génération du discours persuasif type obéit à cinq étapes : invention,


disposition, mémoire, élocution, action. La disposition du discours type
s’organise elle-même en cinq parties  : exorde, narration, conformation,
réfutation, péroraison. Ces cinq parties renvoient à trois partenaires  :
l’orateur qui veut persuader, l’interlocuteur qu’il doit persuader, et son
contradicteur qu’il doit réfuter. Le temple est aussi un théâtre.
[…]  On  compte trois sources de la réussite du discours  : la nature de
l’orateur, l’art qui parachève ses dons naturels, et l’exercice qui fait de l’art
une seconde nature. On dénombre trois facultés de l’âme qu’il importe de
développer par l’art et l’exercice : le feu du talent (ingenium), le bon sens et
le goût (judicium) et la mémoire (memoria). […] On compte trois finalités
du bien dire  : convaincre (docere), plaire (delectare), émouvoir (movere),
qui répondent à trois saveurs majeures du discours : la vigueur rationnelle,
la douceur émotive, la véhémence pathétique.
« Je suis charmée et transportée de l’oraison funèbre de
Monsieur le Prince, faite par le P.  Bourdaloue. Il se surpassa
lui-même, c’est beaucoup dire.  […] Il était question de son
cœur ; car c’est son cœur qui est enterré aux Jésuites. Il en
parla donc, et avec une grâce et une éloquence qui entraîne,
ou qui enlève, comme vous voudrez. Il fit voir que son cœur
était solide, droit et chrétien. Solide, parce que, dans le haut
de la plus glorieuse vie qui fut jamais, il avait été au-dessus
des louanges ; et là il repassa en abrégé toutes ses victoires,
et nous fit voir comme un prodige qu’un héros en cet état fût
entièrement au-dessus de la vanité et de l’amour de soi-
même. Cela fut traité divinement. Un cœur droit ; et sur cela,
il se jeta sans balancer tout au travers de ses égarements, et
de la guerre qu’il a faite contre le  Roi. Cet endroit qui fait
trembler, que tout le monde évite, qui fait qu’on tire les
rideaux, qu’on passe des éponges, il s’y jeta, lui, à  corps
perdu […]. On ne saurait vous dire avec combien d’esprit tout
cet endroit fut conduit, et quel éclat il donna à son héros, par
cette peine intérieure qu’il nous peignit si bien et si
vraisemblablement. Un cœur chrétien, parce que Monsieur le
Prince a dit dans ses derniers temps que, malgré l’horreur de
sa vie à l’égard de Dieu, il  n’avait jamais senti la foi éteinte
dans son cœur, qu’il en avait toujours conservé les
principes  […].  Il parla de son retour à Dieu depuis deux ans,
qu’il fit voir noble, grand et sincère ; et il nous peignit sa mort
avec des couleurs ineffaçables dans mon esprit et dans celui
de tout l’auditoire, qui paraissait pendu et suspendu à tout ce
qu’il disait, d’une telle sorte que l’on ne respirait pas. De vous
dire de quels traits tout cela était orné, il est impossible, et je
gâte même cette pièce par la grossièreté dont je la croque »
(Mme de Sévigné, Correspondance [1687], « Lettre du 25 avril
à Bussy-Rabutin »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur
■ Michel Prigent, Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre
Corneille, Paris, PUF, 1986, p. 561-562.
[Un texte peut être engagé (en ayant pour dessein de nous faire entendre raison contre toutes
les passions instinctives qui peuvent nous égarer). Mais il sera plus fondamentalement
décisif lorsque sa langue elle-même pourra totalement s’incorporer à son intention. L’orbe
sémantique et l’orbe politique s’entrelacent d’ailleurs chez Corneille pour nous apprendre à
discerner le bien au cœur du propre fonctionnement de la langue (là où la seule politique est
constamment dévaluée chez le dramaturge). Lors de la scène sublime où Auguste renonce à
la vengeance et pardonne à ceux qui ont voulu sa perte dans Cinna, le héros convertit à
proprement parler le pouvoir par la cadence de ses résolutions affirmées, suscitant
l’admiration plus que la crainte pour redéfinir la substance éthique d’un État]

La tragédie est politique parce que la politique est tragique. Les passions
politiques et les passions tragiques sont les mêmes. Les monstres sont des
monstres d’État. Les crimes sont des crimes d’État. La tragédie politique est
la mise en scène d’une politique tragique qui conduit d’un héros sans État à
un État sans héros. Le théâtre, les règles du théâtre, les spectateurs du
théâtre sont au service d’une réflexion sur le pouvoir et l’homme au
pouvoir. En ce sens, la singularité de Corneille est aussi grande que forte sa
vision de la tragédie. Le penseur politique et le dramaturge ne font qu’un.
[…] En jouant sur les mêmes mots, mais en ne leur donnant pas toujours le
même sens, Corneille a multiplié les effets dramatiques et souligné la
complexité de sa problématique. Ainsi certains personnages parlent-ils le
langage de la générosité et de la gloire, sans être ni généreux ni glorieux.
[…]  Cette polysémie, loin de prêter à confusion, permet à Corneille de
confronter des valeurs, des idées et des passions en montrant comment
l’État devient un idéal ou un alibi. Seul le mot « politique » a une
signification presque constamment péjorative, qu’il s’agisse de qualifier
l’action des conjurés dans Cinna, les projets machiavéliens de la cour
d’Égypte dans La Mort de Pompée, la stratégie d’Arsinoé ou les conseils
d’Araspe dans Nicomède…
« Auguste  : En est-ce assez, ô Ciel ! et le sort, pour me
nuire, / A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ?
/ Qu’il joigne à ses efforts le secours des enfers  : / Je suis
maître de moi comme de l’univers ; / Je le suis, je veux l’être.
Ô siècles, ô mémoire, / Conservez à jamais ma dernière
victoire ! / Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux / De
qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous. / Soyons amis,
Cinna, c’est moi qui t’en convie  :  / Comme à mon ennemi je
t’ai donné la vie » (Pierre Corneille, Cinna [1641], V, 3,
v. 1693-1702).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs

■ Pierre Brunel, Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, PUF,


1992, p. 81-82.
[Sans être vrai (car il ne désigne pas une factualité historique identifiable), le mythe dit le
vrai (car il illustre bien une vérité humaine cachée). Il éclaire ainsi la structuration mentale
inconsciente de toute une culture et rend compte des événements singuliers que la vie nous
réserve souvent – c’est-à-dire qu’il ne renvoie pas l’homme à lui-même (contrairement à ce
qu’a pu croire la psychologie des profondeurs) mais à l’ouverture du monde lui-même
(comme le montre la phénoménologie du sacré). C’est à ce titre que Barbey d’Aurevilly ne
peut s’empêcher de mythifier la Révolution française pour en faire un symbole et
comprendre son temps]

On considère souvent avec une certaine condescendance la présence


d’éléments mythiques dans le texte  : on les réduit volontiers à des traces
mythologiques (la mythologie étant elle-même considérée comme une
forme dégradée, parce que figée, de mythes qui furent autrefois vivants), on
les admet, mais comme fioritures, comme survivances nostalgiques ou au
contraire comme objets de dérision. Ce sera donc aussi bien une
caractéristique du style néoclassique qu’une manifestation du
romantisme  […]. L’hypothèse fondamentale de la mythocritique, son
principe même, s’oppose radicalement à ce scepticisme dédaigneux. La
présence d’un élément mythique dans un texte sera considérée comme
essentiellement signifiante. Bien plus, c’est à partir de lui que s’organisera
l’étude du texte. L’élément mythique, même s’il est ténu, doit avoir un
pouvoir d’irradiation. Et s’il peut se produire une destruction, elle ne sera
que la conséquence de cette irradiation même.
« Vers ce temps-là, on vit dans le ciel, raconte-t-on, des
signes effrayants, des météores de forme étrange, qui
ressemblaient à d’immenses astres contrefaits, titubant, dans
le ciel incendié, sous l’ivresse de la colère de Dieu qu’ils
annonçaient. Mais ces météores, qu’on regarda comme les
précurseurs de la Révolution et des malheurs qui allaient la
suivre, parurent aux gens de ce pays, dans leur moralité
simple et profonde, de moins épouvantables augures que ce
hideux phénomène de l’impiété d’un prêtre, resté, avant
comme après sa chute, pour tout le monde, l’abbé Sombreval
» (Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, Un prêtre marié [1865],
I).
• la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et
savoirs
2. La forme comme personnage
• L’image et la musicalité peuvent devenir le cœur même d’un texte, murmurant en dessous
du langage.

Le style est l’humanité même d’une œuvre. Il n’est pas l’agencement d’un
discours mais le surgissement d’une intuition. Il s’agit donc de l’envisager,
c’est-à-dire de discerner en lui un vrai visage, en préférant l’esthétique des
apparitions à l’histoire des idées. Se présentent alors le « radical spirituel »
(spécifique à un écrivain) et la « tonalité affective » (signe de sa résonance).

§ 22 Le mot est le héraut du texte, fraternisant avec les


instances qui le portent – situations ou personnages –
et dessinant –  par ses propres vertus internes  – un
présent charnel, lié au monde mais libéré de toute loi ;
il est en ce sens le héros des surprises intimes.
■ Sylvie Germain, Les Personnages, Paris, Gallimard, coll. «
L’un et l’autre », 2004, p. 32 et 60-61.
[Si l’écrivain suit rarement un plan conjecturé, il écoute souvent les personnages qu’il a déjà
pu inventer, lisant avec eux le livre de l’existence qu’il découvre grâce à leur présence.
N’est-ce pas au rythme des idées fantasques du goupil que progresse le Roman de Renart,
comme si le récit apercevait au fur et à mesure tous les masques pouvant être épousés par le
comédien qu’il suit à la trace ? La surprise devient dès lors le protagoniste du texte. Après
sa chute dans un baquet de peinture, Renart profite de l’occasion pour changer d’apparence
et passer pour un jongleur breton aux yeux d’Ysengrin, qu’il va falloir duper en le
convainquant de devenir mécène]

Être lu. Ce souci, ce désir, avant d’être ceux du romancier lorsque paraîtra
son livre, sont ceux des personnages. Comment, en effet, pourraient-ils être
écrits si préalablement ils n’ont pas été lus par l’auteur chargé d’interpréter
le songe qu’est leur apparition et de traduire cette présence fantomale en
présence littéraire, parlante et signifiante ?  […] Le romancier célèbre le
sacre de l’absence et la beauté des possibles, non quelque divinité ou tel
souverain. Il n’appartient à aucune caste, n’œuvre pas au service d’un
temple, ou alors il se fourvoie, inféode son imaginaire, même si sa « caste »
et son « temple » ne sont que littéraires. Il n’a d’autre mission que de
s’embarquer dans les remous de l’existence, d’interroger les passions
humaines, de débusquer de l’inévidence dans les choses les plus banales. Et
il n’a d’autre guide que les personnages qui le visitent pour le convoquer
dans les coulisses du grand cirque de la vie.
« Il se regarde beaucoup, et s’admire ; de joie il se met à
rire. Hors du chemin, près d’une haie, où il attendait
l’aventure, car il avait faim à démesure, il voit Ysengrin : il en
est très troublé, car le loup est très grand et très fort. […] Alors
il décide en son cœur de changer son langage. Ysengrin
regarde de ce côté, et voit venir à lui Renart. Il lève la patte, et
fait le signe de croix plus de cent fois, à ce que je crois, avant
d’arriver à lui ; il est à deux doigts de s’enfuir tant il a peur.
Ensuite, il s’arrête, et dit qu’il n’a jamais vu une telle bête : elle
doit venir d’un pays étranger. Voici Renart qui le salue : “God
help you, beau sire. Moi pas savoir parler ton langue”. –  “Et
Dieu vous sauve, beau doux ami. D’où êtes-vous ? de quel
pays ?” » (Le Roman de Renart [fin du XIIe  siècle], v.  2325-
2365).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur

■ Claude Simon, Discours de Stockholm [1985], Œuvres, Paris,


Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 898-
899.
[Si l’invention s’opère au présent, c’est qu’elle s’enracine dans l’émotion. En faisant d’une
scène réelle un tableau touchant, l’ekphrasis in absentia (qui nous fait songer à une peinture
que nous ne pouvons toutefois identifier) incarne l’intérêt de la parole littéraire pour la
couleur et la forme des objets (c’est alors la recréation même du réel qui constitue l’intérêt
et occupe le cœur de l’œuvre). Dans La Bataille de Pharsale, le  corps humain devient
souvent un corps-tableau, véritable figure qu’idéalise le cadre pictural  : d’abord concret,
touché par la sueur et irrigué par le sang, il s’auréole ici de termes picturaux, au point que
l’on peut se demander si la scène est réelle ou se trouve imaginée à partir d’un tableau (le
vrai objet de la description étant bien le corps, mais son statut demeurant ambigu et pour
cette raison même intrigant)]
Lorsque je me trouve devant ma page blanche, je suis confronté à deux
choses  : d’une part le trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images
qui se trouve en moi, d’autre part la langue, les mots que je vais chercher
pour le dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de
laquelle ils vont en quelque sorte cristalliser. Et, tout de suite, un premier
constat : c’est que l’on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est
passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous
les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte,
non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au
contraire d’une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le
résultat est infiniment plus riche que l’intention. Ce phénomène du présent
de l’écriture, Stendhal en fait l’expérience lorsqu’il entreprend, dans
La  Vie  d’Henry Brulard, de raconter son passage du col du Grand-Saint-
Bernard avec l’armée d’Italie. Alors qu’il s’efforce d’en faire le récit le plus
véridique, dit-il, il se rend soudain compte qu’il est peut-être en train de
décrire une gravure représentant cet événement, gravure qu’il a vue depuis
et qui, écrit-il, « a pris (en lui) la place de la réalité ». S’il avait poussé plus
loin sa réflexion, il se serait rendu compte […] qu’il ne décrivait même pas
cette gravure mais une image qui se formait alors en lui et qui prenait
encore la place de la gravure qu’il se figurait décrire.
« L’homme et la femme immobiles entendent dans leurs
oreilles le tumulte de leur sang qui continue d’affluer et de
battre, ralentissant par degrés. Ils  recommencent à percevoir
le léger tic-tac du réveil posé sur la commode à côté du lit. […]
Une grêle de coups résonne contre la porte. Sur  les deux
corps nus et figés la sueur commence à se refroidir, les
glaçant. Une teinte d’un brun verdâtre, passée au lavis, ombre
le ventre, la poitrine et le dessous des cuisses de l’homme.
Sur ses fesses, son dos, ses épaules, le peintre a posé
d’épaisses touches de gouache blanche, opaque, un peu
bouchées, sur  lesquelles quelques accents à la plume
remodèlent les muscles » (Claude Simon, La Bataille de
Pharsale [1969], III).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire
■ Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne
[1964], Paris, Seuil, coll. « Essais », 1981, p. 251-252.
[La nomination est l’opération même de l’œuvre qui fait exister le monde. La poésie en
possède naturellement le secret particulier, avec ce pouvoir performatif qui y construit un
espace vivant en lequel les mots retrouvent enfin tout leur pouvoir mantique. L’écriture de
Vargaftig dit ainsi exactement ce qu’elle dit, « littéralement et dans tous les sens », au
moment où elle nous fait entendre le bruissement de la nature dans celui de la langue]

[Le poète] n’est pas un transformateur de la nature. Il n’agit que sur et par
des mots. Le langage est sa seule médiation : médiation il est vrai puissante,
et mystérieuse en son fonctionnement. Car le simple fait de nommer,
Guillevic le constate, apporte un soulagement à l’oppression des choses.
Je parle, et quelque chose semble s’ouvrir, en moi et dans l’objet parlé : «
Les mots, / C’est pour savoir. / Quand tu regardes l’arbre et dis le mot  :
tissu, / Tu crois savoir et toucher même / Ce qui s’y fait » (Exécutoire).
Le mot tissu nous introduit ainsi, de manière mystérieusement tactile, dans
l’interne et active réalité de l’arbre. C’est une métaphore qui nous permet, à
nouveau par un détour, de nous glisser au vif du monde. Les mots nous
conduisent vers le réel, mais indirectement. « De toi je parle à peine », dit
Guillevic à la chose convoitée, « Je parle autour de toi / Pour t’épouser
quand même / En traversant les mots » (Carnac). Entre la conscience et les
objets, les mots forment ainsi une sorte de croûte, d’espace intermédiaire.
Espace  ductile, mais pourtant résistant  : car ayant une chair, une sonorité,
une existence antérieure à la pensée (je tombe toujours dans une langue déjà
faite), ils m’obligent à les considérer aussi comme des choses.
« L’osier s’éparpille / Craquement / Qu’en se sauvant / Les
buses déplacent  // C’est devant devant / Comme
l’espace / Envahit / Chaque fois un souffle // La poussière un
rêve / Une cour / Et chaque fois / Un trou dans les phrases //
Une rue très loin / Où vont immenses / Lumière et / Fraîcheur
murmurées » (Bernard Vargaftig, Distance nue [1994], 1).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur

■ Jean-Pierre Richard, Microlectures, Paris, Seuil, coll. «


Poétique », 1979, p. 149-151.
[La musique est sans doute l’activité spécifique de la poésie. Elle constitue même l’intérêt
propre du genre. Or, si c’est bien l’harmonie qui crée les images, il devient tout à fait
concevable de lire un poème pour sa mélodie particulière, en sachant que c’est le timbre qui
porte le défilé des fééries – et non l’inverse. On se libère alors de cette primauté du sens qui
réorienterait la poésie vers la prose. Apollinaire entreprend certes avec Alcools d’associer
un lyrisme élégiaque (exprimant l’impossibilité de l’amour et la crainte du mensonge) et un
lyrisme dionysiaque (portant une énergie vitale par de fréquents jeux d’associations qui
nuancent les peurs précédemment énoncées) grâce à des images provenant directement d’un
travail sonore]

L’univers poétique d’Apollinaire contient peu d’objets aussi riches en


vibrations ou aussi susceptibles d’associations mentales que l’étoile.
Sa première valeur imaginaire semble bien être celle de pâleur rayonnante,
de discrétion, d’intimité fluide. Elle s’assujettit spontanément à une certaine
idée de la tendresse.  […] « Voie lactée ô sœur lumineuse  / Des blancs
ruisseaux de Chanaan / Et des corps blancs des amoureuses / Nageurs morts
suivrons-nous d’ahan / Ton cours vers d’autres nébuleuses » (La  Chanson
du Mal  Aimé). L’admirable métaphore développée dans les trois premiers
vers de ce refrain (et phonétiquement soutenue par la liquidité des l, la
vibration des r, le sifflement des s et des z) [déploie] cette lactance de
l’étoile –  autre apparition du thème lacté  : « Le ciel sans teinte est
constellé / D’astres pâles comme du lait » (Alcools) – [qui] s’y marie tout
naturellement à d’autres images de tendresse  : celles qui intéressent le
registre charnel. La chair féminine est bien elle aussi le lieu d’une sorte de
rayonnement paisible, l’espace d’une blancheur fluide et fascinante qui
retient le regard et attire la caresse.  […] Cette Voie lactée, ces ruisseaux
bibliques, le flux de ces corps voluptueux, tout cela se charge de nous dire
l’universelle dérive de l’ici, le peu de permanence des sentiments, la fuite
du temps, l’écartement et la labilité de l’être même. Car l’étoile signifie
aussi distance, et cela de manière à la fois statique et active. Elle est ce qui
se situe au loin, hors de portée, au fond de notre espace, au fond aussi de
notre temps.
« Lune mellifluente aux lèvres des déments / Les vergers et
les bourgs cette nuit sont gourmands / Les astres assez bien
figurent les abeilles  / De  ce miel lumineux qui dégoutte des
treilles / Car voici que tout doux et leur tombant du ciel /
Chaque rayon de lune est un rayon de miel  / Or  caché je
conçois la très douce aventure  / J’ai peur du dard de feu de
cette abeille Arcture / Qui posa dans mes mains des rayons
décevants / Et pris son miel lunaire à la rose des vents »
(Guillaume Apollinaire, « Clair de lune », Alcools [1913]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur

■ Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard,

coll. « Pratique du théâtre », 1962, p. 15-16.


[Au théâtre aussi le verbe se fait image ; et le génie de Molière consiste précisément à créer
des ballets de paroles qui emportent le spectateur dans un tourbillon de fête –  lorsque
Trissotin introduit Vadius, un docte aussi ridiculement suffisant que lui et dont la seule
qualité est de maîtriser le grec ancien, dans le salon de Philaminte, déjà ébahi par la lecture
d’un mauvais sonnet et prêt désormais à toutes les extravagances, la  fable fait crépiter la
parole comme en un feu d’artifice finalement très visuel et d’autant plus comique dans le
parfait ridicule]

Si l’on pense que le théâtre n’est que théâtre de la parole, il est difficile
d’admettre qu’il puisse avoir un langage autonome. Il ne peut être que
tributaire des autres formes de pensée qui s’expriment par la parole,
tributaire de la philosophie, de la morale. Les choses sont différentes si l’on
considère que la parole ne constitue qu’un des éléments de choc du théâtre.
D’abord, le théâtre a une façon propre d’utiliser la parole, c’est le dialogue,
c’est la parole de combat, de conflit. Si elle n’est que discussion chez
certains auteurs, c’est une grande faute de leur part. Il existe d’autres
moyens de théâtraliser la parole  : en la portant à son paroxysme, pour
donner au théâtre sa vraie mesure, qui est dans la démesure ; le verbe lui-
même doit être tendu jusqu’à ses limites ultimes, le langage doit presque
exploser, ou se détruire, dans son impossibilité de contenir les
significations. Mais il n’y a pas que la parole : le théâtre est une histoire qui
se vit, recommençant à chaque représentation, et c’est aussi une histoire que
l’on voit vivre. Le théâtre est autant visuel qu’auditif. Il n’est pas une suite
d’images, comme le cinéma, mais une construction, une architecture
mouvante d’images scéniques. Tout est permis au théâtre  : incarner des
personnages, mais aussi matérialiser des angoisses, des présences
intérieures. […] De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la
pantomime, qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent
à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l’amplifier à leur tour.
« Trissotin : Voici l’homme qui meurt du désir de vous voir. /
En vous le produisant, je ne crains point le blâme / D’avoir
admis chez vous un profane, Madame : / Il peut tenir son coin
parmi de beaux esprits. Philaminte  : La  main qui le présente
en dit assez le prix. / Trissotin : Il a des vieux auteurs la pleine
intelligence, / Et sait du grec, Madame, autant qu’homme de
France.  /  Philaminte  : Du grec ! ô Ciel ! du grec ! Il sait du
grec, ma sœur ! / Bélise : Ah ! ma nièce, du grec ! Armande.
Du grec ! quelle douceur ! / Philaminte : Quoi ? Monsieur sait
du grec ? Ah ! permettez, de grâce / Que pour l’amour du
grec, Monsieur, on vous embrasse. (Il les baise toutes,
jusques à Henriette, qui le refuse) / Henriette : Excusez-moi,
Monsieur, je n’entends pas le grec. / Philaminte : J’ai pour les
livres grecs un merveilleux respect » (Molière, Les Femmes
savantes [1672], III, 3).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale

§  23 Le mot se change en figure, c’est-à-dire en image


musicale, afin de rendre sensible l’événement même
qu’est la vie, tout en s’associant au souffle de chaque
lecteur, désormais rendu capable de trouver sa voix et
de coopérer à la voix du texte.
■ Michel Collot, Le Chant du monde dans la poésie française
contemporaine,

Paris, Corti, coll. « Les essais », 2019, p. 101-102.


[Si Valéry pouvait bien considérer l’« état chantant » de la langue comme la condition
même de toute poésie, plus aucun écrivain n’ose aujourd’hui s’emparer de la question de la
musique ou du chant dans la pratique du poème français. Verlaine avait pourtant su montrer
avec talent que le sens littéraire est dans l’accent et que la force expressive est dans la
mélodie ; en mettant en musique plusieurs de ses textes, Debussy ne cachait pas au
demeurant que l’écriture verlainienne est en soi musicale – il s’agit toujours d’« écouter la
chanson bien douce » et de se souvenir de ces exhortations  : « de la musique avant toute
chose », « de la musique encore et toujours »]
Selon une doxa bien installée depuis deux ou trois décennies dans le
microcosme poétique français, il serait devenu indécent de chanter dans un
monde à jamais désenchanté. La poésie devrait au contraire déchanter […].
[Or] on sait combien Léo Ferré, par exemple, a contribué à graver dans la
mémoire collective les poèmes d’Aragon qu’il a mis en musique. Si les
poètes français eux-mêmes déclarent la poésie « inadmissible » ou
s’acharnent à la rendre illisible, il ne faut pas s’étonner que leurs ex-lecteurs
finissent par trouver plus de plaisir poétique à écouter des chansons « à
texte » qu’à lire de la post-poésie. C’est ce que j’ai suggéré en plaçant une
chanson de Barbara à la suite de quelques « apoèmes » de Denis Roche
[dans l’anthologie de la « Bibliothèque de la Pléiade »]. Cela m’a valu une
volée de bois vert dans la presse française ; mais cela m’a aussi attiré les
éloges d’une partie de la presse étrangère, espagnole notamment, car il
existe des pays où la poésie est encore populaire, et c’est souvent grâce à
ses liens avec le chant. Ces pays ne sont ni plus ni moins arriérés que la
France : ils ont peut-être simplement meilleure mémoire, leurs poètes ayant
conservé un rapport plus vivant à la tradition orale, ce qui n’exclut
nullement l’invention. Il est vrai que la proscription du chant s’énonce
parfois au nom d’un devoir de mémoire […]. [Mais] ce n’est pas se rendre
complice de l’horreur que de lui opposer la seule arme qui reste à ceux
qu’on a privés de tout.
« Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville ; /
Quelle est cette langueur / Qui pénètre mon cœur ? // Ô bruit
doux de la pluie / Par terre et sur les toits ! / Pour un cœur qui
s’ennuie  /  Ô  le chant de la pluie !  // Il pleure sans raison /
Dans ce cœur qui s’écœure.  /  Quoi ! nulle trahison
?… / Ce deuil est sans raison. // C’est bien la pire peine / De
ne savoir pourquoi / Sans amour et sans haine / Mon cœur a
tant de peine ! » (Paul Verlaine, « Il pleure dans mon cœur »,
Romances sans paroles [1874]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; littérature et
savoirs

■ Jean-Louis Barrault, Phèdre de Jean Racine. Mise en scène


et commentaires de Jean-Louis Barrault, Paris, Seuil,

coll. « Mise en scène », 1946, p. 88-91.


[La musicalité de la tirade théâtrale peut elle-même devenir mise en scène de l’action. Le
spectateur s’accroche alors aux lèvres du personnage qui lui fait face, vibre à l’unisson des
passions représentées et réalise que l’événement qui s’incarne là se joue réellement au
présent, pour lui et avec lui. Avouant à sa suivante son amour pour Hippolyte, Phèdre n’a en
vérité nulle besoin de rugir, au contraire  : elle entre en elle-même, par une musique très
douce de la parole, parce que son mal est tout intérieur et qu’elle le sait indéracinable]

« Ciel ! que vais-je lui dire, et par où commencer » (v.  247). Temps
pendant lequel Phèdre essaye de rassembler ses forces mais s’affole […] : le
moment d’agitation, annonciateur du prochain récitatif, est arrivé.  […]
Œnone, d’un seul mouvement rapide, accompagne ces mouvements
importants, comme un trémolo de contrebasses soutient les phrases d’un
orchestre. […]  « Aimez-vous ? » (v.  259). Immobilité générale. Œnone a
posé la question. Phèdre s’est brusquement pétrifiée. Elle se ferme
totalement, même les yeux. C’est le palier d’élan. Le récitatif est proche.
Phèdre s’éloigne de plus en plus. On dirait qu’elle se résorbe. Elle n’est plus
qu’une petite lueur. Elle murmure à peine d’un ton faible la réplique
suivante. C’est à peine si on l’entend. […] C’est le passage du récitatif. […]
« Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace » (v.  265). C’est à
Œnone maintenant de se lamenter. Véritable pleureuse antique, elle crie,
elle gémit. […] Ce sont, avec le sommet du récitatif qui va suivre et le cri
de lamentation que Phèdre a poussé tout à l’heure, les seuls éclats qui sont
permis pendant tout le premier acte. « Mon  mal vient de plus loin »
(v.  269). Phèdre a à peine entendu les lamentations d’Œnone. Elle nous a
déjà quittés. Et c’est maintenant en plein vol qu’elle commence à décrire les
courbes de son récitatif. Alternance de crescendo et de diminuendo. Les
vers qui se terminent par des points d’exclamation ne doivent pas être
lancés, au contraire : ce sont des points d’appui intérieur, pendant lesquels
Phèdre respire et reprend de l’élan. Cette forme de récitatif interdit à
l’acteur de jouer le récit, comme il vivrait un événement actuel.
« Œnone : Aimez-vous ? Phèdre : De l’amour j’ai toutes les
fureurs. / Œnone : Pour qui ? Phèdre : Tu vas ouïr le comble
des horreurs. / J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je
frissonne, / J’aime… Œnone  : Qui ? Phèdre  : Tu connais ce
fils de l’Amazone, / Ce prince si longtemps par moi-même
opprimé ? / Œnone  : Hippolyte ? Grands dieux ! Phèdre  :
C’est toi qui l’as nommé. / Œnone : Juste ciel ! tout mon sang
dans mes veines se glace » (Jean Racine, Phèdre [1677], I, 3,
v. 259-265).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire

■ Léopold Sédar Senghor, « Comme les lamantins vont boire à


la source » [1954], Œuvre poétique, Paris, Seuil, coll. « Essais
», 1990, p. 158-167.
[Une indication instrumentale figure en tête de chaque poème du recueil Éthiopiques de
Senghor. Si l’on peut réciter le texte dans la tradition française, en soulignant l’accent
majeur de chaque groupe de mots, on peut donc aussi faire résonner le poème avec
l’accompagnement d’un instrument (tam-tam, kôra, khalam), en soulignant l’accent final du
verset et de l’arête lyrique – et l’on peut même encore le psalmodier sur un fond musical.
Le mot se change alors vraiment en figure, c’est-à-dire en image sonore, afin de nous
restituer toute la part sensible de l’âme africaine. Le chef mythique nommé Kaya-Magan
devient ici comme un être cosmologique]

Quand nous disons kôras, balafongs, tam-tams, et non harpes, pianos  et


tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque […]. L’image n’est pas là
; elle  est dans la simple nomination des choses.  […] Il me suffit de les
nommer pour revivre le Royaume d’enfance –  et le lecteur avec moi,
je  l’espère  – « à  travers la forêt des symboles ».  […] Mais le pouvoir de
l’image analogique ne se libère que sous l’effet du rythme. Seul le rythme
provoque le court-circuit poétique et transmue le cuivre en or, la parole en
verbe.  […] Mais on me posera la question « pourquoi, dès lors, écrivez-
vous en français ? ». […] Le français, ce sont les grandes orgues qui se
prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux
fulgurances de l’orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois,
trompette, tam-tam et même canon. Et puis le français nous a fait don de ses
mots abstraits –  si  rares dans nos langues maternelles  –, où les larmes se
font pierres précieuses. […] La poésie est chant sinon musique – et ce n’est
pas là un cliché littéraire. Le poème est comme une partition de jazz, dont
l’exécution est aussi importante que le texte.
« Que l’on allume chaque soir douze mille étoiles sur la
Grand-place / Que l’on chauffe douze mille écuelles cerclées
du serpent de la mer pour mes sujets / Très pieux, pour les
faons de mon flanc, les résidents de ma maison et leurs
clients / Les Guélowârs des neuf tatas et les villages des
brousses barbares / Pour tous ceux-là qui sont entrés par les
quatre portes sculptées –  la marche / Solennelle de mes
peuples patients ! leurs pas se perdent dans les sables de
l’Histoire. / Pour les blancs du Septentrion, les nègres du Midi
d’un bleu si doux. / Et je ne dénombre les rouges du Ponant,
et pas les transhumants du Fleuve ! » (Léopold Sédar
Senghor, « Le Kaya-Magan [guimm pour kôra] », Éthiopiques
[1956], v. 8-17).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Jean-Pierre Richard, Pêle-mêle, Lagrasse, Verdier, 2010, p. 50-


51.
[L’analyse stylistique est naturellement capable d’envisager ce fonctionnement musical du
texte littéraire qui nous offre un accès privilégié à l’imaginaire de l’écrivain –  car il y a
toujours une logique de la sensation qui se révèle dans le rythme choisi, ou plutôt épousé,
par le sujet qui souhaite vibrer à l’unisson du monde. Lorsque Claudel nous emmène par
exemple en une grande pluie chinoise dans Connaissance de l’Est, sa voix nous laisse
percevoir avec une grande netteté l’euphorie absolue qui préside à cette célébration de
l’instant, partagée entre liquidité externe et intériorité pensante. Les images sont musicales]

Le poème claudélien se développe à travers un tissage très actif d’échos


musicaux, de lignes mélodiques insistantes. Si j’écoute, par exemple,
le  signifiant-titre « la pluie », je l’entends se répercuter [par] la variation,
voire la dissémination, à travers une diversité de termes, différents certes,
mais réapparentés par ce que Mallarmé nommait leur « clef allitérative »
(créée à partir du biphone initial, pl, et de sa modulation de sourd au sonore,
la série comprenant des vocables comme  : par les, je pense, je porte,
emprisonnement, mais aussi tomber, bulle d’air). Ou bien, à partir de la
variation plume, s’établit une série du moi, commandée par les m (mon, me,
moi, immensément, midi, lumière, milieu). Sans compter une liquidité
générale, animée par la coulée des l, dans l’éveil maintenu pourtant par le
goût d’un vocalisme aigu (une prévalence, partout ici, du u, du i, du mi).
Et aussi telle ligne, plus locale, commandée, à partir d’encrier, par exemple,
par une rencontre de gutturales et de dentales ainsi sécurité, aquatique,
insecte, tel que. C’est ainsi, on le sait, qu’agit l’écriture claudélienne : dans
la jouissance, le plein, d’une sorte de cratylisme spontané.
« La pluie. Par les deux fenêtres qui sont en face de moi, les
deux fenêtres qui sont à ma gauche et les deux fenêtres qui
sont à ma droite, je vois, j’entends d’une oreille et de l’autre
tomber immensément la pluie. Je pense qu’il est un quart
d’heure après midi  : autour de moi, tout est lumière et eau.
Je  porte ma plume à l’encrier, et, jouissant de la sécurité de
mon emprisonnement, intérieur, aquatique, tel qu’un insecte
dans le milieu d’une bulle d’air, j’écris ce poème » (Paul
Claudel, « La pluie », Connaissance de l’Est [1900]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur

■ Stéphane Braunschweig, Petites portes, grands paysages,


Paris, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », 2007, p. 282-
283.
[C’est dans la musicalité de sa langue que se fait entendre la singularité d’un auteur. Mais
c’est plus exactement encore dans le chant toujours spécialement modulé de chacun de ses
textes que se perçoit le caractère propre d’un monde unique – le climat de l’œuvre. La voix
(paradoxalement) hésitante du Misanthrope s’entend par exemple avec netteté
lorsqu’Éliante confie à Philinte que, si Alceste n’épousait pas Célimène, elle serait là pour
s’attacher à l’atrabilaire ; Philinte se rallie sans doute à ce projet, mais tente malgré tout de
proposer, avec toute la délicatesse possible d’une syntaxe vacillante, sa propre présence au
cas où Éliante ne serait pas accueillie par Alceste ; la musique dit alors la pudeur de celui
qui sait passer après les autres]

Il n’y a aucune beauté abstraite ou absolue de la langue. Même chez


Racine, malgré toutes les théories sur l’alexandrin racinien, j’ai
l’impression que si on veut entendre le sens, il faut à chaque fois aborder le
vers différemment : l’alexandrin d’Andromaque n’est pas celui d’Iphigénie
ou de Britannicus. […] C’est en cherchant le sens et le concret d’une pièce
que je  cherche cette spécificité ; et j’en reviens toujours à cela  : ce qui
m’importe, c’est le personnage qui parle. Et il faut donc être sensible à ce
qu’il dit. Évidemment la façon dont il le dit dans Le Misanthrope, avec une
syntaxe souvent très tortueuse, n’est pas indifférente. Mais ce n’est pas la
syntaxe tortueuse en elle-même qui fait la beauté de la pièce de Molière,
c’est le fait que le personnage use de cette syntaxe tortueuse en même
temps qu’il cherche à être droit ; c’est le débat intérieur d’Alceste entre
cette tentative d’être transparent, honnête, intransigeant, et sa parole en
alexandrins –  la  langue même du compromis puisqu’on ne peut rien dire
sans en accepter le code et les contraintes…
« Philinte  : Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas, /
Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ; / Et lui-
même, s’il veut, il peut bien vous instruire / De ce que là-
dessus j’ai pris soin de lui dire. / Mais si, par un hymen qui les
joindrait eux deux, / Vous étiez hors d’état de recevoir ses
vœux, / Tous les miens tenteraient la faveur éclatante /
Qu’avec tant de  bonté votre âme lui présente  : / Heureux si,
quand son cœur s’y pourra dérober,  / Elle pouvait sur moi,
madame, retomber » (Molière, Le Misanthrope [1666],  IV,  2,
v. 1203-1212).
• l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature
et politique

§ 24 Le héros de toute œuvre littéraire est donc le style


lui-même  : il  est le sceau de l’art, énonçant la
recherche poétique d’un auteur qui offre à son lecteur
une véritable griffe pour le temps présent – afin de se
hausser au-dessus du temps.
■ Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe [1857],
Œuvres complètes (II), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1976, p. 332-333.
[Le beau possède un espace qui est le sien en se distinguant des champs respectifs du vrai et
du bien auxquels il reconduit pourtant aussi. Or la poésie est cette composition (ou ce
travail sur les mots qui sollicitent l’auditeur) capable d’engendrer l’intuition de l’absolu qui
est l’expérience même de la beauté ; elle fait taire le concept en vertu d’une parole
singulière et incarnée qui ne saurait s’identifier à une parole philosophique sur l’harmonie ;
elle est enfin cette expérience d’unité donnant alors une vraie connaissance et un accès à
l’expérience morale]

La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son


âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle-
même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si
noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit
uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. Je ne veux pas dire que la
poésie n’ennoblisse pas les mœurs – qu’on me comprenne bien –, que son
résultat final ne soit pas d’élever l’homme au-dessus du niveau des intérêts
vulgaires ; ce serait évidemment une absurdité. Je dis que, si le poète a
poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n’est pas
imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas,
sous peine de mort ou de défaillance, s’assimiler à la science ou à la morale
; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’elle-même. Les modes de
démonstration de vérité sont autres et sont ailleurs. […] L’intellect pur vise
à la vérité, le goût nous montre la beauté, et le sens moral nous enseigne le
devoir. Il est vrai que le sens du milieu a d’intimes connexions avec les
deux extrêmes, et il n’est séparé du sens moral que par une si légère
différence, qu’Aristote n’a pas hésité à ranger parmi les vertus quelques-
unes de ses délicates opérations.  […] C’est cet admirable, cet immortel
instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un
aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce
qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre
immortalité. C’est  à  la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à
travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le
tombeau ; et, quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux,
ces larmes [sont] le témoignage […] d’une nature exilée dans l’imparfait et
qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis
révélé.
« Que les fins de journées d’automne sont pénétrantes ! Ah !
pénétrantes jusqu’à la douleur ! car il est de certaines
sensations délicieuses dont le vague n’exclut pas l’intensité ;
et il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini. /
Grand délice que celui de noyer son regard dans l’immensité
du ciel et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chasteté
de l’azur ! une petite voile frissonnante à l’horizon, et qui par
sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable
existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses
pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur
de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais
musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans
syllogismes, sans déductions. / […]  / Et maintenant la
profondeur du ciel me consterne ; sa limpidité m’exaspère.
L’insensibilité de la mer, l’immuabilité du spectacle me
révoltent… Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir
éternellement le beau ? Nature, enchanteresse sans pitié,
rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes
désirs et mon orgueil ! L’étude du beau est un duel où l’artiste
crie de frayeur avant d’être vaincu » (Charles Baudelaire, « Le
Confiteor de l’artiste », Le Spleen de Paris [1869]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Gustave Flaubert, « Lettre à Louise Colet » (16 janvier 1852),


Correspondance II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1980, p. 29.
[Lorsqu’un texte devient un œil, il est capable de transformer toute chose en idée, à rebours
de la conception traditionnelle selon laquelle l’idée est la pure et simple étape préliminaire
au texte. Or le style est proprement cette vision (non pas un simple enchantement de la
phrase mais une authentique création manifestant toujours de nouvelles formes de
singularité), à l’image de la musique qui est aussi cet art dans lequel les choses disparaissent
dans leur célébration même. Avec La Cathédrale, Huysmans nous propose un récit
parenthétique donnant à voir la splendeur de l’idée du symbole, parfait instrument pour
envisager et comprendre le mystère du monde (non pas au-delà des sens mais justement en
leur cœur), grâce à un style tout à fait chatoyant et musical]

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un
livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force
interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un
livre qui n’aurait presque pas de sujet, ou du moins où le sujet serait
presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il
y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le
mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’art
est dans ces voies. Je le vois à mesure qu’il grandit s’éthérisant tant qu’il
peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux lancettes gothiques, et depuis
les  poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu’aux jets de Byron.
La  forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute
règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la
prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque
volonté qui la produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en
tout, et les gouvernements l’ont suivi depuis les despotismes orientaux
jusqu’aux socialismes futurs. C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains
sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au
point de vue de l’art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul
une manière absolue de voir les choses.
« Cela me remet en mémoire, dit-il, une séquence qu’un
moine allemand du XVIe siècle, Conrad de Haimbourg, rima en
l’honneur de la Vierge. […]  Il  lui montre la bague qu’il tourne
lentement entre ses doigts, expliquant à Notre-Dame le sens
de chacune des pierres qui luit dans l’or de sa monture,
en  préludant par le jaspe vert, symbole de cette Foi qui fit si
pieusement accueillir, par la Vierge, le messager de
l’angélique paranymphe ; puis viennent  : la chalcédoine, qui
réfracte les feux de la charité dont son âme est pleine ;
l’émeraude, dont l’éclat désigne sa pureté ; la sardonyx, aux
flammes claires, qui se confond avec la placidité de sa vie
virginale ; la  sarde rouge, qui s’identifie avec son cœur
saignant sur le Calvaire ; la chrysolithe, dont les scintillements
d’un or qui s’éverdume rappellent ses miracles sans nombre
et sa sagesse ; le béryl, qui décèle son humilité ; la topaze,
qui avère la profondeur de ses méditations… » (Joris-Karl
Huysmans, La Cathédrale [1898], VII).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; la représentation littéraire ; littérature et
morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

■ Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, « La Sylphide » [1864],


Premiers articles, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 120.
[C’est devant l’Académie française, en 1753, que Buffon propose une formule promise à la
postérité  : « le style est l’homme même ». Il ne s’agit pas de dire qu’une personnalité
possède nécessairement une expression à nulle autre pareille mais que le style reflète
parfaitement le pouvoir littéraire d’approprier le mot et le réel en une constante adaptation
aux circonstances. Sous la Terreur de 1793, Vergniaud, grand orateur du parti girondin (qui
vient d’être déclaré hors-la-loi par le parti de Robespierre), tente ultimement de se défendre
avant sa mise à mort : l’énergie personnelle du désespoir rejoint alors le lyrisme oblatif de
l’espérance, car le tribun veut encore croire que la Révolution aurait pu faire œuvre de
libération]
Ôtez le style, ôtez la forme, que reste-t-il dans l’esprit humain qui
n’appartienne plus ou moins à tous ? Le style ! Voilà notre meilleur titre de
propriété sur la pensée ; c’est notre griffe, notre sceau, notre signe
d’investiture. Le style ! mais sait-on bien qu’il y a une différence de style
entre Danton et Mirabeau, et, qu’en définitive, cette expression dont on fait
largesse cache une invention intime et profonde, une action intestine sur les
idées mêmes qu’elle revêt, non comme un manteau qu’on leur jette, mais
comme une  chair qui les enveloppe et les pénètre, en les étreignant, dans
une organisation mystérieuse.
« Nous, modérés ! Je ne l’étais pas le 10 août, Robespierre,
quand tu étais caché dans ta cave. […] Je sais que la liberté
est toujours active comme la flamme, qu’elle est inconciliable
avec ce calme parfait qui ne convient qu’à des esclaves. […]
Mais au profit de qui avons-nous montré cette grande
modération ? Au profit des émigrés ? Nous avons adopté
contre eux toutes les mesures de rigueur que commandaient
également et la justice et l’intérêt national. Au profit des
conspirateurs du dedans ? Nous n’avons cessé d’appeler sur
leurs têtes le glaive de la loi. Mais j’ai repoussé la loi qui
menaçait de proscrire l’innocent comme le coupable. On
parlait sans cesse de mesures terribles, de mesures
révolutionnaires. Je les voulais aussi, ces mesures terribles,
mais contre les seuls ennemis de la patrie. […] Je voulais des
punitions et non des proscriptions.  […] On cherche à
consommer la Révolution par la terreur ; j’aurais voulu la
consommer par l’amour » (Pierre  Vergniaud, Réponse aux
accusations [1793]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; la représentation
littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique

■ Claude Simon, Préface à « Orion aveugle » [1970], Œuvres,


Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006,
p. 1181-1183.
[L’œuvre est donc l’aventure d’un style. Il est notamment indéniable que l’écriture de
Simon trouve toute sa force dans ses accumulations et ses amplifications, ses énumérations
et ses gradations, ses collusions d’images et ses percussions de timbres, toujours en ses
étonnants effets de série et d’épithétisme]

Je ne connais pour ma part d’autres sentiers de la création que ceux


ouverts pas à pas, c’est-à-dire mot après mot, par le cheminement même de
l’écriture. […] Si aucune goutte de sang n’est jamais tombée de la déchirure
d’une page où est décrit le corps d’un personnage, si celle où est raconté un
incendie n’a jamais brûlé personne, si le mot sang n’est pas du sang, si le
mot feu n’est pas le feu, si la description est impuissante à reproduire les
choses et dit toujours d’autres objets que les objets que nous percevons
autour de nous, les mots possèdent par contre ce prodigieux pouvoir de
rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars. Parce que ce
qui est souvent sans rapports immédiats dans le temps des horloges ou
l’espace mesurable peut se trouver rassemblé et ordonné au sein du langage
dans une étroite contiguïté. […] À ce moment ce sera peut-être fait ce que
j’appelle un roman (puisque, comme tous les romans, c’est une fiction
mettant en scène des personnages entraînés dans une action), roman qui
cependant ne racontera pas l’histoire exemplaire de quelque héros ou
héroïne, mais cette tout autre histoire qu’est l’aventure singulière du
narrateur qui ne cesse de chercher, découvrant à tâtons le monde dans et par
l’écriture.
« … la longue colonne des cavaliers battant en retraite
somnolant encore au sortir de la nuit, les dos voûtés, les
bustes oscillant d’avant en arrière sur les selles, la tête de la
colonne tournant sur la droite au carrefour, puis soudain les
cris, les rafales des mitrailleuses, la tête de la colonne
refluant, d’autres mitrailleuses alors sur l’arrière, la queue de
la colonne prenant le galop, les cavaliers se mêlant, se
heurtant, la confusion, le tumulte, le désordre, les cris encore,
les détonations, les ordres contraires, puis lui-même devenu
désordre, jurons, s’apprêtant à remonter sur la jument dont il
vient de sauter, le pied à l’étrier, la selle tournant, et
maintenant arc-bouté, tirant et poussant de toutes ses forces
pour la remettre en place, luttant contre le poids du sabre et
des sacoches, les rênes passées au creux de son coude
gauche, bousculé, se déchirant la paume à l’ardillon de la
boucle, assourdi par les explosions, les cris, les galopades, ou
plutôt percevant (ouïe, vue) comme des fragments qui se
succèdent… » (Claude Simon, L’Acacia [1989], IV).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs

■ Léo Spitzer, Études de style [1970], Paris, Gallimard, coll. «


Tel », 1980, p. 135-139.
[L’analyse historique, qui désire trouver partout des clés de significations et des tableaux de
correspondances, oublie par conséquent le trait le plus saillant d’un texte littéraire : il n’est
pas un réservoir de sources, mais un style qui envisage le monde dans le présent de son
énonciation, et le crée justement par cette immédiateté de la sensation. Il n’y a donc aucun
sens à vouloir cartographier l’épisode rabelaisien des paroles gelées]

[Avec l’analyse de Saulnier] les valeurs artistiques inhérentes à l’épisode


sont sacrifiées à une théorie historique venant d’en dehors du texte.
[Cette  théorie] n’est pas celle qui chercherait (et trouverait) de la poésie
chez Rabelais. Et, d’ailleurs, notre savant ne s’attarde pas à la poésie de
notre épisode. Il a une besogne plus urgente  : celle d’identifier
historiquement les deux peuples nordiques, les Arismapiens et les
Néphélibates dont la guerre (« du commencement de l’hiver dernier »)
survit dans les bruits de bataille dégelés en été.  […] Nous sommes donc
invités à quitter le mythe et à descendre dans la « réalité » : « […] il serait
permis de conjecturer que les Arismapiens représentent particulièrement les
princes protestants d’Allemagne (avec lesquels Henri  II s’alliait alors, en
1551, contre l’empereur Charles Quint) et les Néphélibates les sujets de
l’empereur  […] ». […]  On  nous invite à quitter le texte et son charme
poétique pour aller à la chasse de soi-disant allusions historiques, vagues,
improuvables et en effet destructives de la poésie, ce charme consistant
dans les traits de bouffonnerie irréaliste, d’invention verbale qui, loin d’être
des à-côtés, des feux d’artifice, servent à établir devant nous la réalité du
mythe.  […] On se demande comment un philologue érudit et un écrivain
élégant comme M. Saulnier a pu s’égarer si scandaleusement. La faute en
est à ses maîtres et à la philosophie de la littérature que la Sorbonne lui a
transmise : « l’œuvre d’art est un phénomène plutôt historique qu’artistique
». […] [Or] étouffer la poésie sous « l’histoire » est une pratique courante
chez les rabelaisants.
« Le pilot feist responce  : “Seigneur, de rien ne vous
effrayez. Icy est le confin de la mer glaciale, sus laquelle feut
au commencement de l’hyver dernier passé grosse & felonne
bataille, entre les Arismapiens, & les Nephelibates. Lors
gelèrent en l’air les parolles & crys des homes & femmes, les
chaplis des masses, les hurtys des harnoys, des bardes, les
hannissements des chevaulx, & tout aultre effroy de combat. A
ceste heure la rigueur de l’hyver passée, advenente la
serenité & temperie du bon temps, elles fondent & sont
ouyes.  […] Mais en pourrions nous voir quelqu’une ? Me
soubvient avoir leu que l’orée de la montaigne en laquelle
Moses receut la loy des Iuifz le peuple voyoit les voix
sensiblement”. “Tenez tenez (dist Pantagruel) voyez en cy qui
encores ne sont degelées”. Lors nous iecta sus le tillac plènes
mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de
diverses couleurs. Nous y veismes des motz de gueule, des
motz de sinople, des motz de azur, des motz de sable, des
motz dorez. Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos
mains fondoient, comme neiges, & les oyons realement. Mais
ne les entendions. Car c’estoit languaige Barbare. Exceptez
un assez grosset, lequel ayant frère Ian eschauffé entre ses
mains feist un son tel que font les chastaignes iectées en la
braze sans estre entonmées lors que s’esclatent, & nous feist
tous de paour tressaillir » (François  Rabelais, Le  Quart
livre [1552], LVI).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs
3. L’avènement de la vision
• L’image n’advient qu’au cœur d’une élaboration esthétique dont il est fascinant de
reconstituer le tracé.

Le réseau de figures que nous propose l’œuvre littéraire pour nous


conduire à une perception sensible du vrai –  en dehors de toute visée
doctrinaire mais par cette simple rencontre avec le texte qui nous aide à
nous situer au plus intime de nous-mêmes – s’élabore toujours en rapport à
une bibliothèque –  tangible ou intérieure  – que l’écriture laisse souvent
affleurer.

§ 25 La parole (avec ses images et sa musique) s’invente


en un rapport vivant à une culture ; elle trouve
notamment sa voie en plaçant ses esquisses et sa
tessiture face à la tradition antique ou chrétienne et
face à l’appareil rhétorique ou social (en luttant contre
la vanité).
■ Erich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité
dans la littérature occidentale [1945], Paris, Gallimard,

coll. « Tel », 1968, p. 32-33.


[Le modèle homérique et le modèle biblique ont souvent servi de matrices aux narrations
occidentales. Mais ils présentent des tonalités spécifiques, au service d’une culture large et
riche  : la poésie lyrique trouve son accent dans l’élévation du premier modèle et le récit
réaliste découvre son projet dans l’incarnation du second modèle]

[Dans l’Ancien Testament], on rencontre une autre conception du style


élevé et du sublime que chez Homère. Celui-ci, à vrai dire, ne craint
nullement de mêler le sublime et le tragique d’éléments réalistes pris dans
la réalité quotidienne ; […] dans l’épisode de la cicatrice, par exemple, la
scène domestique, calmement dépeinte, du lavement des pieds s’incorpore
dans la grande action, décisive et sublime, du retour d’Ulysse. La règle de
la séparation des styles, qui s’impose presque universellement par la suite,
et qui veut que la peinture du quotidien soit incompatible avec le sublime
pour ne trouver place que dans la comédie  […] –  cette règle est encore
étrangère à l’inspiration des poèmes homériques. Et pourtant ils en sont
plus proches que l’Ancien Testament. Car chez Homère les événements
empreints de sublime ont uniquement et indubitablement pour agents des
membres de la caste seigneuriale ; ceux-ci conservent inaliénablement leur
élévation héroïque, alors que les figures de l’Ancien Testament peuvent
connaître une profonde indignité – que l’on songe à Adam, à Noé, à David,
à Job. […]  Le  sublime, le  tragique et la problématique se constituent [là]
dès le début au sein même de la réalité quotidienne.
« Un héraut s’avança, conduisant le fidèle aède à qui la
Muse qui l’aimait a donné bien et mal, lui ayant pris ses yeux
mais donné la douceur du chant. Pontonoos lui avança un
siège aux clous d’argent au milieu des convives, adossé à une
colonne ; il suspendit à un crochet la lyre aiguë au-dessus de
sa tête, et lui montra comment la prendre avec ses mains ; il
avança une corbeille et une table, une coupe de vin, qu’il pût
boire selon son cœur. Ils tendirent les mains vers les mets
présentés. Lorsqu’on eut apaisé la soif et l’appétit, la Muse le
pressa de chanter la gloire des hommes et, d’un récit dont le
renom touchait alors le ciel, la querelle d’Ulysse et d’Achille,
fils de Pélée » (Homère, Odyssée, VIII).
« Alors Saül prit trois mille hommes d’élite de tout Israël et
partit à la recherche de David et de ses hommes en face des
Rochers des Bouquetins. Il arriva aux parcs à moutons qui
sont près du chemin ; il y a là une grotte où Saül entra pour
satisfaire ses besoins naturels. Or David et ses hommes
étaient assis au fond de la grotte. Les hommes de David lui
dirent  : “Voici le jour dont Yahvé t’a dit  : voici que je vais te
livrer ton ennemi entre tes mains et tu agiras envers lui
comme bon te semblera”. David se leva et coupa furtivement
le pan du manteau de Saül. Après quoi le cœur lui battit »
(Premier livre de Samuel, 24).
• la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique
■ Michael Screech, Rabelais [1979], Paris, Gallimard, coll. « Tel
» (trad. Marie-Anne de Kisch), 1992, p. 456-457.
[Plutarque rapporte, dans Les Oracles qui ont cessé, qu’un navigateur nommé Thamous, en
quittant l’Égypte, entendit une voix puissante lui ordonner de crier trois fois, jusqu’en
Épire, « le grand Pan est mort » ; le marin s’exécuta ; des lamentations se firent alors
entendre et des événements effrayants se produisirent aussi. Plutarque pense qu’il s’agit
donc de Pan, le dieu berger. Une âme intellective serait donc morte. Or, si Rabelais croit
tout à fait l’anecdote, car Plutarque est une autorité reconnue, son personnage Pantagruel en
réinterprète la signification avec une réelle profondeur : ce Pan (le mot signifie « tout » en
grec) est en fait le Christ, mort en sa nature humaine (ce qui est possible) mais dont l’âme
divine demeure naturellement intacte (ce qui sauve l’intégrité du mythe rapporté). Le géant
rabelaisien dit au demeurant que « Pan le grand Dieu est mort » en pensant ainsi au berger
de l’Évangile qui est le « tout » de la foi chrétienne. La culture relue et respectée engendre
donc la culture]

Si Rabelais veut vraiment, et de façon convaincante, apporter un soutien à


la doctrine chrétienne en révélant les vérités enfouies dans Plutarque,
il  lui  faut affronter l’histoire de la mort de Pan.  […] La plus grande
confusion a régné dans l’interprétation de cet épisode. On l’a traité comme
si Plutarque n’avait pas présenté la mort de Pan comme un fait historique.
On a induit en erreur des générations de lecteurs qui étudiaient le Quart
Livre en leur disant que Rabelais interprétait l’événement comme l’avait fait
Eusèbe, évêque de Césarée, qui mourut en  340. Or cela est faux.
Ni  Plutarque, ni  Rabelais, ni  aucun de leurs contemporains n’ont jamais
considéré le récit de la mort de Pan comme un mythe, une fiction ou de la
poésie. Il  est vu et présenté comme un événement historique réel et
important par Plutarque, qui veut corroborer l’opinion – qui n’est pas celle
de Rabelais  – selon laquelle les âmes des démons et des héros meurent «
finablement ». Rabelais introduit son récit de cette affaire par un « toutes
foys » ; en effet, si l’interprétation de Plutarque était la bonne, cet
événement viendrait infirmer la croyance de Pantagruel en une immortalité
des âmes « intellectives », celles des anges, des démons et des êtres
humains. L’interprétation sage et inspirée de Pantagruel  […] fournit une
exégèse qui non seulement confirme sa propre croyance en l’immortalité
des âmes mais corrige l’interprétation de Plutarque et mène directement à
une allusion profondément émouvante au Christ, le Pan crucifié de la foi
chrétienne.
« Quand doncques feurent près Palodes advint qu’ilz ne
eurent ne vent ne courant. Adoncques Thamous montant en
prore, & en terre proiectant sa veue dist ainsi que luy estoit
commandé, que Pan le grand estoit mort. Il n’avoit encores
achevé le dernier mot quand feurent entenduz grands
souspirs, grandes lamentations, & effroiz en terre, non d’une
persone seule, mais de plusieurs ensemble. Ceste nouvelle
(par ce que plusieurs avoient esté praesens) feust bien toust
divulguée en Rome. Et envoya Tibère Cesar lors empereur en
Rome querir cestuy Thamous. Et l’avoir entendu parler
adiousta foy à ses parolles. Et se guementant es gens doctes
qui pour lors estoient en sa court & en Rome en bon nombre,
qui estoit cestuy Pan, trouva par leur rapport qu’il avoit esté
filz de Mercure & de Penelope. Ainsi auparavant l’avoient
escript Herodote & Cicero on tiers livre de la nature des Dieux.
Toutesfoys ie le interpretoys de celluy grand Servateur des
fidèles, qui feut en Iudée ignominieusement occis par l’envie &
iniquité des Pontifes, docteurs, prebstres, & moines de la loy
Mosaicque. Et ne me semble l’interpretation abhorrente. Car à
bon droict peut il estre en languaige Gregoys dict Pan. Veu
que il est le nostre Tout, tout ce que sommes, tout ce que
vivons, tout ce que esperons est luy, en luy, de luy, par luy.
C’est le bon Pan le grand pasteur qui comme atteste le
bergier passionné Corydon, non seulement a en amour &
affection ses brebis, mais aussi ses bergiers. A la mort duquel
feurent plaincts, souspirs, effroy, & lamentations en toute la
machine de l’Univers, cieulx, terre, mer, enfers. A ceste miene
interpretation compète le temps. Car cestuy tresbon tresgrand
Pan, nostre unique Servateur mourut lez Ierusalem, regnant
en Rome Tibère Caesar » (François Rabelais, Le  Quart livre
[1552], XXVIII).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs
■ Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res
literaria » de la Renaissance au seuil de l’âge classique [1980],
Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de
l’humanité », 1994, p. 671-672.
[Lorsque le pouvoir « absolu » du roi devient la seule clé de voûte possible dans une société
française instable et fragmentée par une diversité de langages et de styles, le classicisme se
donne comme une garantie de solidité politique et morale. En un changement de paradigme
important, le mot devient alors une affaire sociale, et n’est plus un Verbe originel dont le roi
serait par ailleurs le garant sacré. Le modèle cicéronien revient alors en force, là où les
traditions rhétoriques antérieures (platonisme de  l’humanisme français et augustinisme du
christianisme médiéval –  pour lesquels le mot est médiateur des choses divines) avaient
justement voulu l’éclipser. Au moment de prêcher le Carême du Louvre, Bossuet a pourtant
la grande habileté, au service de la culture, de reprendre la prose périodique et scandée de
Cicéron tout en l’associant aux traits ostentatoires et dramatiques d’Augustin]

Faire des « mots » la garantie et la médiation d’un ordre tout humain,


social, politique, moral, dont la fin n’était pas le salut, philosophique ou
religieux, mais un bien tout terrestre, la tranquillité publique, n’était-ce pas
revenir à l’idolâtrie païenne de la Cité terrestre et introduire en France la
superstition cicéronianiste qu’Érasme avait si vivement combattue ?
[…]  Tandis que le gallicanisme politique fait de Cicéron le seul garant
antique d’un atticisme national, accordé à la majesté du Roi de France, le
gallicanisme religieux, regroupé autour de Saint-Cyran, fait [donc] de saint
Augustin la référence centrale et déterminante à la fois de la « doctrine des
Pères » et de la véritable éloquence chrétienne. [Or] cette scission à
l’intérieur de la tradition gallicane crée deux options rhétoriques trop
symétriques pour ne pas avoir, dans leur contraste même, de secrètes
affinités. L’atticisme cicéronien semble tout accorder à l’élocution, alors
que « l’éloquence du cœur » de Saint-Cyran accorde tout à
l’inspiration […]. Mais l’une et l’autre tendance ont en commun d’être nées
de la même révolte contre le style figuré, les techniques voyantes et
vulgaires du pathétisme et de l’imagination oratoires. Elles supposent l’une
et l’autre, pour des raisons conscientes différentes, la même réaction
instinctive contre le mauvais goût.
« C’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais
la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de
tous côtés, et en mille formes diverses. On n’entend dans les
funérailles que des paroles d’étonnement de ce que le mortel
est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps
il lui a parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu ; et tout d’un
coup il est mort. Voilà, dit-on, ce qu’est l’homme ! Et celui qui
le dit, c’est un homme ; et cet homme ne s’applique rien,
oublieux de sa destinée ! Ou s’il passe dans son esprit
quelque désir volage de s’y préparer, il dissipe bientôt ces
noires idées ; et je puis dire, Messieurs, que les mortels n’ont
pas moins soin d’ensevelir les pensées de la mort que
d’enterrer les morts mêmes » (Jacques-Bénigne Bossuet,
Sermon sur la mort [1662], « exorde »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs

■ Henri Weber, La Création poétique au XVIe siècle en France,

de Maurice Scève à Agrippa d’Aubigné, Paris, Nizet, 1955,


p. 148-152.
[En mettant en musique les Amours de Ronsard, en 1552, Pierre Certon, Claude Goudimel,
Marc Antoine Muret et Clément Janequin ne se soucient guère d’accorder leurs élégantes
variations contrapontiques avec les sentiments exprimés par chaque sonnet. Pour simplifier
leur tâche, ils composent des airs valables pour tous les poèmes présentant la même
disposition de rimes dans les tercets. Une réaction fut donc nécessaire afin de conserver à la
poésie sa noble invention sans la soumettre à des rythmes insensés ; et l’on doit alors à Baïf
la recherche d’une culture musicale apte à ne pas trahir l’intention littéraire. La poésie de
l’auteur bénéficie au demeurant de cette recherche, associant elle-même la science et le vers
au gré de métaphores audacieuses, liant visions expérientielles et souvenirs livresques, pour
offrir à la versification de son époque un recadrage précis : l’étoile filante durera en somme
autant de temps que dureront les vers, en cette alternance de syllabes longues et brèves qui
veut donner son mouvement au tableau mais n’est évidemment guère perceptible à la simple
lecture]

La musique avait connu en France à la fin du XVe  siècle et au début du


e
XVI  siècle un brillant essor avec le développement de la polyphonie. Mais
cette évolution semblait la séparer de plus en plus de la poésie avec laquelle
elle se mariait volontiers pendant le Moyen Âge.  […] Dans le chant
polyphonique [en effet], les différentes voix chantent au même moment des
paroles différentes, et celles-ci deviennent parfaitement inintelligibles et
leur importance négligeable. Les poètes de la Pléiade, soucieux de redonner
à la poésie toute l’efficacité dont elle pouvait jouir dans l’Antiquité, rêvent
d’unir plus intimement le chant et les vers, la musique et le sens. […] C’est
ce programme que va s’efforcer de réaliser Baïf au sein de l’Académie de
Musique qu’il fonde en 1570.  […] On peut reconstituer ses principes
d’après les vers mesurés pour lesquels il a adopté une orthographe spéciale,
avec un signe différent suivant la longueur des principales voyelles  […],
réglant la plupart du temps la quantité des syllabes d’après l’analogie avec
le latin –  parfois cependant il cède aux exigences de l’accent tonique
français. […] Ces tentatives, qui se sont révélées artificielles pour la poésie,
ont eu beaucoup plus d’importance pour l’histoire de la musique. En effet la
musique polyphonique faite sur des vers mesurés est obligée de conserver
aux syllabes du vers, dans chaque partie vocale, la même valeur
prosodique  […]. Cette importance du rythme dans la musique humaniste
rejoint une tendance propre à la chanson populaire et elle rend les paroles
plus intelligibles puisque toutes les parties prononcent en même temps les
mêmes syllabes. […] Cette exacte déclamation musicale, le style de l’opéra
va [le] rechercher avec soin.
« On a vu maintefois des flammèches léchantes, / Qu’on
nomme des Ardents, flamboyer s’attachantes / Aux piques
des soudards, ou quand ils sont du guet, / Ou quand le
Capitaine en embûche les met. / Souvent on les a vus sur le
sommet s’éprendre / De ceux qui vont la nuit : même on les a
vus prendre / Alentour de leur barbe, et par flambeaux épars, /
Comme larmes de feu, briller de toutes parts, / Sans brûler
toutefois, non plus que l’eau de vie / Épuise en un mouchoir,
dont la flamme suivie / En rampant l’enveloppe, et perse et
blanche luit / D’un feu toujours montant qui au linge ne nuit »
(Jean-Antoine de Baïf, Le premier des Météores [1567],
v. 521-532).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; littérature et
savoirs

■ Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite


Yourcenar [1971], Paris, Mercure de France, 1972, p. 78-86.
[On demande à Yourcenar pourquoi certains de ses personnages ont une préférence
homosexuelle. La réponse est claire : l’écrivain doit nous inciter à renouveler notre regard et
à ne pas être prisonniers de notre culture]
Il est évident que dès que nous cessons d’accepter les tabous de langage et
que nous regardons ce comportement comme n’importe quel autre, nous
nous apercevons qu’il devient très difficile de l’étiqueter  […]. Les «
homosexuels » ne forment un groupe si distinct que parce qu’ils ont si
souvent été jusqu’ici un groupe récusé.  […] Le fait est que, dans Alexis,
l’accent est mis surtout sur le débat d’ordre moral, sur la réprobation
d’ordre social que risque d’encourir le personnage  […]. Il ne faut jamais
pousser trop loin ces explications au niveau psychologique ou
philosophique de ce qui est d’ordre physiologique. […] Mais Zénon va plus
loin : il met sur le même plan des êtres charnellement aimés et d’autres avec
lesquels il n’a eu aucune liaison sensuelle mais qui ont été l’objet de sa
bienveillance, ou lui de la leur  […]. Aux époques anciennes, la
condamnation de l’homosexualité (quand cette condamnation prévalut) fut
intimement liée à des conditions ethniques et sociales dans lesquelles
l’accroissement numérique du groupe semblait la seule garantie de survie,
et bientôt de domination sur le groupe voisin. […]  À l’époque  […] de
l’abortion légalisée, la situation de l’homosexualité est évidemment à
repenser, et c’est la fonction du romancier d’inciter à repenser. Ce qui ne
signifie pas du tout l’approbation inconditionnée de cet érotisme généralisé,
quel qu’en soit le genre, qui sévit de nos jours.
« Ma jeunesse, mon adolescence plutôt, a été absolument
pure, ou ce qu’il convient d’appeler telle. Je sais qu’une
affirmation semblable prête toujours à sourire, parce qu’elle
prouve généralement un manque de clairvoyance ou un
manque de franchise. Mais je ne crois pas me tromper, et je
suis sûr de ne pas mentir.  […] Je n’ai qu’à fermer les yeux ;
tout se comporte exactement comme alors ; je retrouve,
comme s’il ne m’avait pas quitté, ce jeune garçon timide, très
doux, qui ne se croyait pas à plaindre, et qui me ressemble
tant que je le soupçonne, injustement peut-être, d’avoir pu me
ressembler en tout. […] Le plus cruel résultat de ce que je suis
bien forcé d’appeler nos fautes (ne fût-ce que pour me
conformer à l’usage) est de contaminer jusqu’au souvenir du
temps où nous ne les avions pas commises. […] Mes idées
religieuses me portaient à voir, dans le mariage, le seul idéal
innocent et permis.  […] [J’aime] mieux la faute (si c’en est
une) qu’un déni de soi si proche de la démence. La vie m’a
fait ce que je suis, prisonnier (si l’on veut) d’instincts que je
n’ai pas choisis, mais auxquels je me résigne, et cet
acquiescement, je l’espère, à défaut du bonheur, me
procurera la sérénité » (Marguerite Yourcenar, Alexis ou le
traité du vain combat [1929]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la
représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ; littérature et savoirs

§ 26 L’invention de la parole se fraye aussi un chemin en


rapport à une histoire personnelle (consciente ou
non) : paysages intérieurs de l’écrivain, bibliothèques
communes de l’auteur et du lecteur, désirs intimes de
créer une veine inédite ou d’égaler ses maîtres, vie de
l’âme.
■ Julien Gracq, En lisant en écrivant [1980], Œuvres complètes
(II), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995,
p. 652.
[Comment rendre son relief à un monde qui a sombré dans l’abstraction ? L’œuvre littéraire
peut opérer ce miracle si elle sait se tenir au-dessus du vide, sans volonté didactique
contraignante ni dilettantisme pratique revendiqué. Elle retrouve alors une justesse
esthétique en renouant avec la source de son désir –  représenter la réalité et son mystère
grâce au descellement d’un « ton antérieur » enfoui en chacun de nous. Dans Le Rivage des
Syrtes, tous les paysages du roman semblent saisis à partir des paysages intérieurs de
l’écrivain, à la fois évanescents et exilés mais pourtant symboliques et exacts. Aldo semble
même voir Vanessa tel qu’il se voit lui-même. Nous sommes alors parfaitement sûrs, en ce
climat, d’être chez Gracq, et nulle part ailleurs]

Il faut tenir solidement les deux bouts de la corde raide sur laquelle le
roman s’avance en un équilibre instable. Si tout est commandé par un sujet
trop précis, trop articulé, toute l’œuvre se sclérose et glisse à la fabrication ;
si tout est laissé à l’éventuel de la « textualité » pure, tout se dissout en un
parlage sans résonance et sans harmoniques. Le récit est un refus du hasard
pur, la poésie négation de tout vouloir-écrire défini et prémédité. Il faut
accepter de se mouvoir dans ce clair-obscur trompeur, savoir passer sans
cesse des chemins à suivre aux chemins à frayer. Ce  qui ne peut se faire
sans un sens impérieux de l’orientation –  au travers de toutes les
conjonctures de rencontre  – qui est un des dons romanesques majeurs.
Au  travers des paysages, d’avance inimaginables, que sa seule mise en
route fait affluer vers lui, le romancier n’a jamais le droit de perdre de vue
le Nord ordonnateur qui lui est spécifique. Ce magnétisme directeur joue-t-
il aussi impérieusement d’un roman à l’autre ? Je ne doute pas une seconde
que, pour deux romanciers aussi différents que Stendhal, dans La
Chartreuse de Parme, et Alain-Fournier, dans Le  Grand Meaulnes, la
matérialisation d’une musique intérieure impossible à capturer autrement
que dans le déploiement d’un ample récit ait été leur unique souci.
« Mais la beauté de ce visage à demi dérobé me frappait
moins que le sentiment de dépossession exaltée que je
sentais grandir en moi de seconde en seconde. Dans le
singulier accord de cette silhouette dominatrice avec un lieu
privilégié,  […] ma conviction se renforçait que la reine du
jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire.
Le dos tourné aux bruits de la ville, elle faisait tomber sur ce
jardin, dans sa fixité de statue, la solennité soudaine que
prend un paysage sous le regard d’un banni ; elle était l’esprit
solitaire de la vallée  […]. C’est ainsi que j’avais connu
Vanessa. Je  ne devais me rendre compte que bien plus tard
de ce privilège qu’elle  avait de  se rendre immédiatement
inséparable d’un paysage ou d’un objet que sa  seule
présence semblait ouvrir d’elle-même à la délivrance attendue
d’une aspiration intime » (Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes
[1951], III).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur

■ Daniel Mesguich, L’éternel éphémère [1991], Lagrasse,


Verdier, 2006, p. 16-20.
[Toute œuvre nous fait voyager non seulement en elle mais encore dans une culture, loin de
la perpétuelle fuite en avant de l’inédit ou du sensationnel. Sûr que « l’art est un anti-destin
» (Malraux, Les Voix du silence, 1951), le créateur s’expose alors comme un être sensible et
toujours déjà lecteur pour nous convier à un travail herméneutique fécond qui nous rend
capables de clairvoyance. À ce titre, on notera que Hugo, avec son Cromwell, ne figure pas
tant son héros dans une situation cauchemardesque (en le représentant face à une tête
coupée qui lui parle) qu’il ne l’insère en une situation référentielle à portée prophétique (en
convoquant le souvenir de la décollation de Jean-Baptiste en Mt 14, 1 et Lc 3, 19). Or c’est
là le fonctionnement même du théâtre, manifestant d’incessantes passerelles dans la
mémoire commune par le biais de la figuration scénique]

Le metteur en scène, dont l’art n’est que de rendre visible l’écoute du


livre, de rendre audible le regard, cherche, sans cesse, à quoi renvoie
chaque ligne, chaque mot, chaque lettre ; il tient tout texte pour un
palimpseste. Il  part de la lettre mais, précisément, il en part, c’est-à-dire
qu’il n’y reste pas, persuadé qu’elle le renvoie à une autre lettre, qui le
renvoie à une autre… Que  cherche-t-il au fond ? –  Ce qui, dans la lettre
même, ne pouvait pas s’écrire. Derrière la trace, la voix. Sous la
bibliothèque, le théâtre. […]  Réversibilité permanente  : au théâtre, d’un
acteur qui va vers le lointain, on dit qu’il « remonte vers le fond ». Phrase
qu’aucun scaphandrier jamais ne comprendra. Sous le théâtre, la
bibliothèque. Et « cherche-t-il » seulement ? Non. Et ce n’est pas non plus
qu’il trouve. Il écoute, et il se souvient. Au commencement était le
souvenir, dit le théâtre.  […] Essentiellement, le  théâtre ne dit que cela  :
l’imperfection du présent, l’alliage impur qui constitue la « présence » de
l’acteur ; et, si le théâtre re-présente, ce n’est pas pour mieux refondre ce
qui était de mauvais aloi – comme les splendeurs des cérémonies rituelles,
elles, le tentent  –, mais pour rappeler l’alliage, pour appeler à l’alliance
encore ; à l’alliance, pas à la fusion ; au jeu, pas à l’incarnation ; à l’entrée «
pour de rire » dans le rôle, dans le rouleau, dans le livre, comme, dès
l’origine, le livre, « pour de vrai », est entré en nous.
« La nuit vint ; je veillais assis près de ma couche. / Soudain
ma chair se glace au souffle d’une bouche, / Et j’entends près
de moi, dans un trouble mortel, / Une voix qui disait : Honneur
au roi Cromwell ! / Elle avait à la fois, cette voix presqu’éteinte,
/ L’accent de la menace et l’accent de la plainte.  / Dans les
ténèbres, pâle, et de terreur saisi, / Je me lève, cherchant qui
me parlait ainsi. / Je regarde  : –  c’était une tête coupée ! –  /
De blafardes lueurs dans l’ombre enveloppée, / Livide, elle
portait sur son front pâlissant / Une auréole…  – oui, de la
couleur du sang. / Il s’y mêlait encore un reste de couronne. /
Immobile, –  vieillard, regarde, j’en frissonne ! –  / Elle me
contemplait avec un ris cruel, / Et murmurait tout bas  :
Honneur au roi Cromwell ! » (Victor Hugo, Cromwell [1827], III,
17).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs

■ Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, « Lettre à Trebutien »


[1853], Lettres à Trebutien (II), Paris, Bernouard, 1927, p. 311-
312.
[Ne se découvre-t-on pas une âme de poète lorsque l’on se voit capable de jouer avec les
références d’une bibliothèque européenne et de cheminer dans une culture commune de
l’art –  littéralement et dans tous les sens ? Les frontières s’abolissent alors, jusques aux
genres qui n’auront dès lors plus d’autre inscription que leur pouvoir poétique d’évocation.
En évoquant « Niobé », l’un de ses poèmes en prose, Barbey d’Aurevilly plaide d’ailleurs
pour une hybridité littéraire qui repose sur un principe naturel de transgression, parce que la
vie elle-même n’entre jamais dans un système de règles et que l’on voit mal pourquoi prose
et poésie devraient être deux activités séparées au point de ne plus pouvoir viser un cabinet
de lecture commun du savoir]

Je n’ai pas trop compris (c’est ma faute sans doute) ce que vous me
demandez, si vous me demandez plus que mon opinion sur cette production
hermaphrodite qui répond au mot de M. Jourdain : « tout ce qui n’est pas
vers est prose et tout ce qui n’est pas prose est vers ». Je n’ai jamais cru à
cet aphorisme souverain. Dans l’ordre des créations de l’esprit comme dans
les créations de la nature, il y a des créations intermédiaires entre les
créations contrastantes. Le monde ne se rompt pas en deux, mais se relie
toujours en trois. La nature procède par nuances, l’esprit aussi. Ma  Niobé
n’est pas de la poésie, car il n’y a pas de poésie sans rythme et sans cette
langue à part que les sots croient un mécanisme, et que j’appelle un
organisme, moi ! Ce n’est point de la poésie, mais c’est quelque chose de
poétique et d’exalté qui tient le milieu entre la prose et la poésie, mais qui
penche surtout de ce côté. On dirait – si je ne me trompe – ce morceau-là
traduit de quelque poëte inconnu. Et de fait, il y a dans le diable de fouillis
qui est ma nature, dans ce buisson-ardent de mes facultés entrecroisées, il y
a, couché quelque part, un poëte inconnu et c’est des œuvres cachées de ce
poëte que ceci a été traduit dans la furie d’un moment. Voilà la meilleure
explication à donner à cette strange thing qu’un académicien ne saurait
classer.
« Ô Niobé, je t’ai toujours aimée ! Dès mon enfance, ton
image me plut et attira ma rêverie, avant même que je pusse
savoir qui tu étais. –  Il y avait, dans un angle obscur de la
maison paternelle, un buste blanc, noyé dans l’ombre, mais
visible à mon regard curieux. Que de fois j’interrompis ma
tâche ennuyeuse pour le contempler, de cette vue inquiète et
longue des êtres mal accoutumés aux choses dans ces
premiers instants de la vie ! Que de fois, appuyé sur le coude,
je regardai la figure inconnue qui était femme et qui ne souriait
pas ! » (Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, Niobé [1844], IV).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et savoirs

■ Marguerite Duras, Les Yeux verts – Les Cahiers du cinéma, n°


312/313, juin 1980, p. 8.
[Dialogue avec une culture et avec une mémoire, toutes deux collectives et personnelles à la
fois, l’écriture peut ne pas apparaître comme un travail au sens conventionnel du mot, mais
comme un exercice spirituel consistant à accepter la descente au plus profond de soi-même
et la lutte avec cette intimité que l’on ne voudrait jamais exposer, avant même le travail
fondamental de contention du flux d’impressions et de consentement au dépouillement dans
l’advenue à la parole qui définit en propre le travail de l’écriture. Il y a là une ascèse
authentique à laquelle s’est notamment pliée Duras en réécrivant son enfance indochinoise
grâce à une culture symbolique et psychologique (l’un de ses thèmes obsédants est
incontestablement la destruction de l’amour)]

Et écrire non plus, non, je ne crois pas que ce soit du travail. Je l’ai cru
longtemps. Je ne le crois plus. Je crois que c’est un non-travail. C’est
atteindre le non-travail. Le texte, l’équilibre du texte, c’est un espace en soi
qu’il faut retrouver. Ici je ne peux plus parler d’une économie, d’une forme,
non, mais d’un rapport de forces. Je ne peux pas dire plus que ça. Il faut
arriver à dominer ce qui survient d’un coup. Lutter contre une force qui
s’engouffre et qu’on est obligé d’attraper sous peine qu’elle passe outre à
soi et se perde. Sous peine d’anéantir sa cohérence désordonnée et
irremplaçable. Non, travailler, c’est faire ce vide pour laisser venir
l’imprévisible, l’évidence. Abandonner, puis reprendre, revenir en arrière,
être inconsolable autant d’avoir laissé que d’avoir abandonné. Déblayer de
soi. Et puis parfois, oui, écrire. Tous, on cherche ces instants où on se retire
de soi-même, cet anonymat à soi-même que l’on recèle. On ne sait pas, on
ne sait rien de tout cela qu’on fait. L’écriture, avant tout, témoigne de cette
ignorance, de ce qui est susceptible de se passer lorsqu’on est là, assis à la
table dite de travail, de ce qu’engendre ce fait matériel là, d’être assis
devant une table avec de quoi former les lettres sur la page non encore
atteinte.
« Il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans qui a
fait que ce visage a eu lieu. Ça devait se passer la nuit.
J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu. Quand c’était le jour,
j’avais moins peur et moins grave apparaissait la mort. Mais
elle ne me quittait pas. Je voulais tuer, mon frère aîné, je
voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule
fois et le voir mourir. C’était pour enlever de devant ma mère
l’objet de son amour, ce fils, la punir de l’aimer si fort, si mal,
et surtout pour sauver mon petit frère, je le croyais aussi, mon
petit frère, mon enfant, de la vie vivante de ce frère aîné
posée au-dessus de la sienne, de ce voile noir sur le jour, de
cette loi représentée par lui, édictée par lui, un être humain, et
qui était une loi animale, et qui à chaque instant de chaque
jour de la vie de ce petit frère faisait la peur dans cette vie,
peur qui une fois atteint son cœur et l’a fait mourir »
(Marguerite Duras, L’Amant [1984]).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; la représentation littéraire ; littérature et morale ; littérature et politique ;
littérature et savoirs

■ Jean Steinmann, Pascal [1954], Paris, Desclée de Brouwer,


1962, p. 173.
[L’œuvre réussit parfois à nous replonger dans le vivant contexte de sa création au point de
nous étonner par ses innovations. Le tracé de l’écriture restitue alors l’oralité de son
invention ou des discussions qui ont pu la faire advenir. Les Pensées de Pascal pourront ici
sembler emblématiques. En 1658, l’écrivain rêve de composer une éloquente apologie de la
religion chrétienne, car il sait que les incroyants sont nombreux à Paris –  jusque dans
l’entourage du roi et même chez les cardinaux. Il garde sous la main sa Bible et son
Montaigne – la bible des athées, comme l’on disait alors – et travaille en silence après avoir
soigneusement écouté ses contemporains. Les Messieurs de Port-Royal voulurent obtenir un
aperçu de l’entreprise et Pascal leur offrit une conférence, dont le succès fut retentissant –
 on en possède l’original dans les notes de Pascal marquées A. P. R.]

[Les auditeurs] eurent le vif sentiment de découvrir un monde absolument


neuf et retrouvèrent la surprise et l’enchantement ressentis le jour de la
lecture de la première Provinciale. Pascal opérait un bouleversement total à
l’intérieur de l’apologétique. Révolution aussi importante que celle de
Descartes, mais en sens inverse, qui consistait à détacher les preuves du
christianisme de leur traditionnel fondement méta-

physique et à remplacer la philosophie par la psychologie et l’histoire. Telle


était l’instauratio magna de Pascal. Il veut une apologétique poursuivant
l’athée, là où celui-ci se retranche, là où s’étendent les racines de ses
affections et de ses sentiments, dans le fond inconscient de son cœur. Méré
se vantait d’être l’arbitre du cœur humain, d’en connaître les secrets. C’est
bien dans cette crypte mystérieuse, affirme Pascal, que se joue le drame du
salut. Le reste – preuves, contre-preuves, discours métaphysiques – est sans
vraie force persuasive. Avant Freud, et tout autrement, par une méthode
bien plus large, Pascal part à la recherche, au tréfonds de l’homme, de la clé
de l’énigme religieuse. Il manie la lanterne sourde des chercheurs d’épaves
souterraines.
« [142] Nous connaissons la vérité non seulement par la
raison mais encore par le cœur ; [206] Ce sera une des
confusions des damnés de voir qu’ils seront condamnés par
leur propre raison par laquelle ils ont prétendu condamner la
religion chrétienne ; [213] Il n’y a rien de si conforme à la
raison que ce désaveu de la raison ; [220] La dernière
démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité
de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va
pas jusque-là ; [680] C’est le cœur qui sent Dieu et non la
raison. Voilà ce que c’est que la foi, Dieu sensible au cœur,
non à la raison » (Blaise Pascal, Pensées [1670] –  éd. Ph.
Sellier).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; littérature et morale ; littérature et politique
§ 27 L’invention de la parole se réalise enfin au carrefour
de divers processus matériels –  que l’on peut saisir
par la classique étude des sources, la structurelle
analyse des échos, la sacralisation moderne du
manuscrit ou la contemporaine prospection
génétique.
■ Luc Fraisse, La Petite Musique du style. Proust et ses
sources littéraires, Paris, Classiques Garnier, coll. «
Bibliothèque proustienne », 2011, p. 17-22.
[En 1899, Proust a lu L’Art religieux du XIIIe siècle en France d’Émile Mâle ; la cathédrale
de Bayeux y est notamment décrite comme seulement à moitié romane (et Proust écrit à
Mâle en août 1907 pour lui parler de ces « figures orientales de la cathédrale de Bayeux »
qui l’ont enchanté) ; la singularité de l’église de Balbec, dont le narrateur s’éprend
immédiatement dans la Recherche, semble ainsi venir d’un souvenir de lecture et de sa
réinterprétation tangentielle à l’aune d’un imaginaire fin-de-siècle (les « apôtres
moutonnants et camus » sont par exemple bien dans le style de Huysmans) ; c’est donc
l’onde de choc d’un modèle que voit l’étude des sources]

L’étude des sources tend d’abord et légitimement à dégager une histoire


des thèmes, c’est-à-dire à montrer que, dans ses lectures antérieures, le
poète a puisé un florilège d’images, le dramaturge et le romancier un
réservoir de situations et de personnages. On peut ainsi déceler l’influence
du roman russe sur les situations des Plaisirs et les jours, premier recueil
publié par Proust en 1896, ou des romanciers anglo-saxons sur la création
de la Recherche, qui peut être aussi considérée comme une rénovation et un
bouleversement du roman réaliste du XIXe  siècle.  […] [Mais] une telle
enquête peut [aussi] emprunter [une] voie oblique, en montrant comment
des situations romanesques nécessairement concrètes résultent de principes
théoriques par nature abstraits. L’influence prend alors l’aspect tangent
d’une transposition et non seulement la forme plane d’une transcription.
Ainsi a-t-on pu avancer l’idée selon laquelle le roman proustien dominerait
la production artistique du XXe  siècle comme la plus somptueuse mise en
scène de la « théorie de la génialité » élaborée au temps du premier
romantisme allemand puis recueillie et harmonisée en France par la
génération intellectuelle de 1880. […] Étudier les sources […] ne consiste
dès lors presque jamais à chercher chez qui l’auteur  […] a puisé
partiellement la matière de son œuvre ; c’est suivre bien plus souvent l’onde
de choc que provoque une influence extérieure sur un organisme créateur
aux possibilités latentes.
« Un jour qu’à Combray j’avais parlé de cette plage de
Balbec devant M.  Swann afin d’apprendre de lui si c’était le
point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il
m’avait répondu  : “Je crois bien que je connais Balbec !
L’église de Balbec, du XIIe  et XIIe  siècle, encore à moitié
romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique
normand, et si singulière, on dirait de l’art persan”. Et ces lieux
qui jusque-là ne m’avaient semblé être que de la nature
immémoriale, restée contemporaine des grands phénomènes
géologiques – […] avec ces sauvages pêcheurs pour qui, pas
plus que pour les baleines, il n’y eut de Moyen Âge  – ç’avait
été un grand charme pour moi de les voir tout d’un coup
entrés dans la série des siècles, ayant connu l’époque
romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer
aussi ces rochers sauvages à l’heure voulue  […]. J’essayais
de me représenter comment ces pêcheurs avaient vécu,  […]
pendant le Moyen Âge, ramassés sur un point des côtes
d’Enfer, au pied des falaises de la mort ; et le gothique me
semblait plus vivant maintenant que séparé des villes où je
l’avais toujours imaginé jusque-là  […]. On me mena voir des
reproductions des plus célèbres statues de Balbec –  les
apôtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie
ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine quand je pensais
que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard
éternel et salé » (Marcel Proust, Du côté de chez Swann
[1913], III).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ;
littérature et savoirs

■ Marie-Jeanne Durry, Gérard de Nerval et le mythe, Paris,


Flammarion, 1956, p. 13 et 22-23.
[Si Nerval est un précurseur de la poésie moderne, c’est parce qu’il parvient à conférer une
couleur toute particulière aux opérations de réminiscence, nouant la temporalité trouble et
l’éternel féminin. L’insertion de brèves odes au milieu de la prose des Petits Châteaux de
Bohème, en 1853, offre l’occasion de rêves à la fois indécis et référentiels qui valent
finalement pour leur relation à la parole bien plus qu’à la vie –  « ce n’est pas même un
effort abandonné pour faire passer dans une œuvre qui se dérobe une expérience qui lui
serait obscure [mais] c’est un certain rapport continu ou déchiqueté au langage » (Michel
Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, 1961). C’est donc la
transformation d’un modèle que voit l’étude des mythes]

C’est d’un recommencement que « Fantaisie » est pleine. Image sonore et


image visuelle y suscitent la femme peu à peu spiritualisée au point
de n’être plus qu’un souvenir au second, au troisième degré. Elle, quelque
Mme  de Feuchère admirée et inaccessible lors des jeunes années,
n’appartient plus qu’à une existence d’avant l’existence actuelle, antérieure
de deux cents ans ; et alors même qu’elle semblait réapparue de plus loin
encore. Souvenir réel, davantage et ineffaçablement elle est le souvenir
d’une apparition désincarnée qui n’était déjà que souvenir. […] Vie rêvée,
souvenir imaginaire, tel est le monde de Nerval, le monde de son art et de
son âme, et telle est « Fantaisie ». Ce poème est doucement lumineux,
quoique la lumière y soit de crépuscule.  […] Il est comme une épigraphe
poétique. […] Ils seront tous ingrats envers Nerval, les poètes qui n’auront
pour lui que quelques mots superficiels, ou le silence, comme s’ils ne
voulaient pas avouer que ses poèmes étaient descendus en eux : Baudelaire,
Rimbaud –  dont on ne pourra se dispenser d’étudier un jour tout ce qu’il
doit à Nerval, depuis peut-être ces « vieilles vieilleries », les linges odorants
et jaunes, les dentelles, les médaillons, les portraits du « Buffet », jusqu’à
l’idée peut-être de décrire les hallucinations de sa  Saison en enfer  –,
Mallarmé.
« Il est un air pour qui je donnerais / Tout Rossini, tout
Mozart et tout Weber, / Un air très vieux, languissant et
funèbre, / Qui pour moi seul a des charmes secrets ! // Or,
chaque fois que je viens à l’entendre,  / De deux cents ans
mon âme rajeunit… / C’est sous Louis treize ; et je crois voir
s’étendre / Un coteau vert, que le couchant jaunit,  // Puis un
château de brique à coins de pierre,  /  Aux vitraux teints de
rougeâtres couleurs, / Ceint de grands parcs, avec une
rivière / Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ; // Puis
une dame, à sa haute fenêtre, / Blonde aux yeux noirs, en ses
habits anciens, /  Que, dans une autre existence peut-être, /
J’ai déjà vue… et dont je me souviens ! » (Gérard de Nerval, «
Fantaisie », Odelettes [1833]).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ;
littérature et savoirs

■ Yves Ansel, Stendhal littéral, Paris, Kimé, coll. « Détours


littéraires », 2001, p. 41.
[L’intervalle textuel, allié de l’écrivain qui veut faire croire à la vérité de son histoire et
masquer la loi des séries, ne peut occulter les opérations narratives de récurrence, qu’elles
soient de l’ordre du symbole implicite ou de la métaphore obsédante, aux yeux du critique
attentif discernant le geste de la création. Il existe ainsi tout un système de correspondances,
dans Le Rouge et le Noir, reposant sur des effets de programmation qui répètent et scandent
effectivement l’aventure pour modéliser l’itinéraire du héros. C’est en ce lieu précis que la
fiction trouve d’ailleurs sa cohérence, bien plus que dans le supposé effet de réel dans lequel
le personnage aurait à vivre des expériences toujours nouvelles. On entre dès lors dans la
fabrique textuelle de Stendhal. L’étude structuraliste entend donc toujours cerner
l’organisation même d’un modèle]

Julien franchit trois seuils symboliques, également matérialisés par une «


porte » ; chaque fois les détails diffèrent –  grille de fer ouverte, porte
d’entrée et sonnette chez M. de Rênal (I, 6), porte close, cloche et portier au
séminaire (I, 25), porte immense, marteau de bronze et portier à l’hôtel de
la Mole (II, 1)  –, à dessein pour distinguer et concrétiser les différents
milieux abordés par Julien, et pour masquer l’itération d’une même
séquence. Encore la reprise est-elle patente dans ce cas, tant les éléments
mobilisés ont de ressemblance. Le plus souvent, la répétition est moins
décelable, parce que le texte ventile et maquille habilement les « ingrédients
» du jeu. Quels rapports, par exemple, entre le procès et l’arrivée de Julien
chez M. de Rênal ? A priori, bien peu (aucun, si l’on en juge par tous les
commentateurs qui firent du procès un accident [et] un coup de tonnerre
dans un ciel serein). En réalité, le procès n’est que l’ultime mise en examen
d’un héros qui a été constamment testé, mais la fiction a dispersé et modulé
les éléments de telle sorte que la fondamentale logique qui conduit Julien
aux assises ne saute pas vraiment aux yeux. […] Julien doit répondre aux
questions de Mme  de Rênal d’abord (I, 6), à celle du maire ensuite  […].
[Or] la scène […] appelle sa propre répétition – I, 22 (test probatoire chez
Valenod), I, 25 (soupçonneux examen de Pirard), I, 29 (les examens au
séminaire et la mise à la question chez l’évêque de Besançon), II, 2 (tests de
niveau à l’hôtel de la Mole), II, 7 (test diplomatique en Angleterre), II, 21-
24 (mise à l’épreuve du silence de Julien et initiation à l’espionnage)…
« Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J’ai donc mérité la
mort, messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je
vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse
peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à
jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe
inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le
bonheur de se procurer une bonne éducation et l’audace de
se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la
société. […] Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton […]
; mais malgré le tour un peu abstrait que Julien avait donné à
la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes »
(Stendhal, Le Rouge et le Noir [1830], XLI).
• l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire et le lecteur ; la représentation littéraire ;
littérature et savoirs

■ Giorgio Agamben, Le feu et le récit [2014], Payot & Rivages,


coll. « Bibliothèque Rivages » (trad. Martin Rueff), 2015,
p. 103-109.
[Les années 1980 ont substitué à l’image d’un texte clos le visage d’un texte en expansion,
globalement étudié en un statut élargi et désormais idéalement livré avec toutes ses traces
génétiques (manuscrits, brouillons, rapports d’édition, correspondances, jugements, articles
critiques, sources possibles ou avérées). Si l’auteur est certes un lecteur, non seulement des
autres mais encore de lui-même, son texte doit aussi demeurer temporalisé, même après une
publication qui ne vaut plus canonisation. Or la Recherche proustienne représente sans
doute un important point de cristallisation de cet intérêt puisque l’intense travail
d’élaboration qui présida à sa naissance est étudié avec une minutie critique souhaitant
égaler, si l’affaire était possible, l’ampleur de vue du romancier. L’étude génétique veut en
ce sens comprendre toutes les traces d’un modèle]

Dans la tradition de la philologie de Lachmann, les éditeurs avaient


autrefois pour ambition la reconstruction d’une édition critique, unique, et,
dans la mesure du possible, définitive. [Mais] qui a eu entre les mains la
grande édition allemande d’Hölderlin achevée depuis peu ou encore celle
des œuvres de Kafka toujours en cours sait bien que, poussant à l’extrême
la méthode de Moroncini, elles reproduisent tous les états des manuscrits
sans distinguer entre les différentes versions et sans cantonner les variantes
et les formes rejetées dans l’apparat critique. Cela implique une
transformation décisive dans notre manière de concevoir l’identité de
l’œuvre. Aucune des versions n’est le « texte », parce que celui-ci se
présente comme un processus temporel potentiellement infini –  aussi bien
vers le passé, dont il inclut toutes les ébauches, versions et fragments, que
vers le futur – dont l’interruption à un certain moment de son histoire, pour
des raisons biographiques ou par décision de l’auteur, est purement
contingente. […] Giacometti ne se lassait jamais de répéter, comme
Cézanne avant lui, qu’on ne finit jamais un tableau, mais que simplement,
on l’abandonne. […]  Si  nous  voulons  vraiment comprendre cet objet
curieux qu’est le livre, nous devons alors compliquer le rapport entre la
puissance et l’acte, le possible et le réel, la matière et la forme, et essayer
d’imaginer un possible qui a lieu seulement dans le réel et un réel qui ne
cesse de se faire possible.
« En arrivant devant l’hôtel des Verdurin Au moment d’arriver
chez les Verdurin, nous aperçûmes, –  bien différent du / de
l’étranger hautain contrastant avec l’étranger hautain, d’une
virilité d’attitude outra[nt] outrant la virilité dans ses attitudes et
la sobriété dans ses vêtements, que j’avais vu le premier jour
à Balbec, outrant la virilité dans ses attitudes et la sobriété
dans ses vêtements  – nous aperçûmes, énorme <  gras,
monst[rueux], énorme  >, fardé, s’avançant s’avançant en
naviguant avec un dandinement de sa croupe M. de Charlus,
suivi de quelques <  feignant de ne pas voir deux /
qu’importunaient des [illis.]  > voyous, ouvreurs de portières,
apaches, mendigots, que <  dont / comme  > son apparition
passage < en > faisait < toujours > surgir des < quelqu’un [sic]
dans les  > rues en apparence les plus désertes, et par qui
<  dont  > il était toujours suivi ce monstre dé puissant était
toujours escorté par comme le requin de son pilote » (Marcel
Proust, La Prisonnière [1922] « cahiers 73, folios 28r° »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; littérature et savoirs
■ Patrick Dandrey, Génétique matérielle, génétique virtuelle.
Pour une approche généticienne des textes sans archives,
Québec, PUL, coll. « La République des Lettres », 2009, p. 3.
[L’écriture ayant aujourd’hui débordé les strictes limites du texte pour l’espace et le temps
de l’avant-texte, elle autorise désormais une lecture stéréoscopique donnant tout son relief à
la création. La génétique virtuelle prendra dès lors en charge les œuvres pour lesquelles
aucune trace n’a été a priori conservée mais en lesquelles on peut tout de même discerner a
posteriori la marque de leur tracé. Si aucun brouillon des lettres de Mme  de Sévigné n’a
évidemment pu être conservé – et de tels documents ont-ils d’ailleurs jamais existé ? –, le
texte de l’échange épistolaire se présente en l’occurrence de lui-même en la richesse de son
invention : affirmant par exemple qu’elle n’aime pas le méchant style et s’efforce de créer
pour elle-même un ton honnête, la marquise évoque les romans de La Calprenède pour
définir les tours maudits, c’est-à-dire trop romanesques et trop foisonnants, tout en
confessant qu’elle se laisse prendre au mouvement général de leurs intrigues et à la noblesse
de leurs sentiments. On peut ainsi comprendre l’une des composantes de son écriture, sans
doute appuyée, pour une part, sur l’exemple et le contre-exemple de La Calprenède  :
l’épistolière aime les situations rocambolesques à narrer mais jugule son récit par une mise
en forme qui affectionne les effets d’ellipses et de réticences proprement classiques –
  comme si elle avait toujours en tête les romans auxquels elle ne manque pas de faire
référence]

Peut-être faudrait-il donc, en particulier pour les ouvrages sans trace de


leur gestation, dégager la notion de trace de son inscription dans l’espace du
brouillon et en traquer l’expression là où elle affleure  : c’est-à-dire à la
surface du texte, à la faveur des miroitements que suscite souvent une
texture complexe  […]. Déplacer en somme dans l’épaisseur verticale
d’un feuilleté la distinction étendue dans la durée chronologique entre texte
et avant-texte  […]  : repousser la frontière intérieure entre texte et avant-
texte jusqu’au cœur du texte même, réputé celer ou du moins receler le
vestige de ses phases préparatoires […] ; autrement dit, en réintégrant dans
le champ de la génétique les composantes de l’ancienne genèse de l’œuvre
littéraire – entendons la matière de la traditionnelle critique des sources, les
témoignages directs ou recoupés sur les conditions de l’invention, les
données de l’historiographie et de la biographie ; bref, tout ce qui peut
contribuer à déceler les vestiges de l’avant-texte dans la trame indivise du
texte.
« Je songe quelquefois d’où vient la folie que j’ai pour ces
sottises-là ; j’ai  peine à le comprendre. Vous vous souvenez
peut-être assez de moi pour savoir que je suis blessée des
méchants styles ; j’ai quelque lumière pour les bons, et
personne n’est plus touchée que moi des charmes de
l’éloquence. Le  style de La Calprenède est maudit en mille
endroits : de grandes périodes de roman, de méchants mots,
je sens tout cela. […] Je trouve donc qu’il est détestable, et je
ne laisse pas de m’y prendre comme à de la glu. La beauté
des sentiments, la violence des passions, la grandeur des
événements, et le succès miraculeux de leurs redoutables
épées, tout cela m’entraîne comme une petite fille ; j’entre
dans leurs desseins » (Mme  de Sévigné, Correspondance
[1671], « Lettre du 8 juillet à Mme de Grignan »).
• l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur ; l’œuvre littéraire et l’auteur ; l’œuvre littéraire
et le lecteur ; littérature et savoirs
Index nominum

A
Achard (Marcel) 33A
Achard (Marcel) 31
Agamben (Giorgio) 78, 93, 179
Agrippa d’Aubigné (Théodore) 41, 42
Alain-Fournier 33, 170
Ansel (Yves) 177
Apollinaire (Guillaume) 148, 149
Aragon (Louis) 75, 76, 150
Auerbach (Erich) 34, 131, 163

B
Bachelard (Gaston) 133
Baïf (Jean-Antoine de) 167, 168
Bakhtine (Mikhaïl) 29, 41
Balzac (Honoré de) 21, 23, 91, 94, 118, 119
Barbey d’Aurevilly (Jules-Amédée) 14, 15, 95, 96, 122, 123, 143, 144, 158, 172
Barrault (Jean-Louis) 151
Barthes (Roland) 8, 12, 79, 108, 128, 136
Baudelaire (Charles) 88, 155, 156, 177
Beaumarchais (Pierre-Augustin Caron de) 56
Bénichou (Paul) 39, 81
Bernanos (Georges) 24, 25, 38, 39, 57, 62, 89, 90
Bonnefoy (Yves) 72, 88
Bossuet (Jacques-Bénigne) 97, 98, 166, 167
Bouveresse (Jacques) 101
Braunschweig (Stéphane) 55, 62, 154
Broda (Martine) 48
Brunel (Pierre) 143
C
Celan (Paul) 93
Céline (Louis-Ferdinand) 93, 113
Char (René) 133
Chateaubriand (François-René de) 93, 94, 99, 140
Cheng (François) 47, 48
Chrétien (Jean-Louis) 5, 89
Claudel (Paul) 27, 28, 81, 153, 154
Collot (Michel) 47, 150
Constant (Benjamin) 11
Corneille (Pierre) 57, 60, 120, 142, 143
Curtius (Ernst Robert) 135

D
Dandrey (Patrick) 30, 44, 180
Dante (Alighieri) 19, 131, 132
Daunais (Isabelle) 17
Delacomptée (Jean-Michel) 86, 97
Deleuze (Gilles) 134
Desbordes-Valmore (Marceline) 106
Diaz (José-Luis) 105
Dostoïevski (Fédor) 108
Dufour (Philippe) 69
Dumas (Alexandre) 23
Dupont (Florence) 120
Duras (Marguerite) 173, 174
Durry (Marie-Jeanne) 176

E
Éluard (Paul) 48, 49

F
Flaubert (Gustave) 16, 19, 20, 60, 61, 67, 68, 70, 78, 96, 97, 102, 103, 130, 131, 156
Forest (Philippe) 18, 19, 38, 87
Fraisse (Luc) 139, 175
Fumaroli (Marc) 107, 141, 166

G
Gefen (Alexandre) 42, 58
Genet (Jean) 54, 55, 73, 74, 80
Genette (Gérard) 50
Germain (Sylvie) 85, 86, 145
Gracq (Julien) 93, 114, 169, 170
Green (Julien) 24

H
Hugo (Victor) 37, 38, 39, 40, 104, 110, 122, 171
Huysmans (Joris-Karl) 24, 60, 114, 127, 128, 157, 175

I
Ionesco (Eugène) 56, 112, 149

J
Jauss (Hans Robert) 115
Jouve (Vincent) 118
Juliet (Charles) 58, 59

K
Kerangal (Maylis de) 41, 43, 116
Kundera (Milan) 53

L
La Rochefoucauld (François de) 119, 120
Laclos (Pierre Choderlos de) 43, 44
Lafond (Jean) 119
Laforgue (Jules) 88, 89, 135, 136
Lagarce (Jean-Luc) 78, 79, 112
Lamartine (Alphonse de) 99
Le Guillou (Philippe) 115
Lukacs (Georges) 49

M
Mallarmé (Stéphane) 25, 26, 75, 76, 77, 117, 127, 128, 153, 177
Malraux (André) 18, 49, 50, 171
Marivaux (Pierre Carlet de) 111
Maulpoix (Jean-Michel) 31
Mauron (Charles) 75
McKenna (Anthony) 13
Mesguich (Daniel) 36, 171
Michel (Alain) 104
Michon (Pierre) 12
Millet (Claude) 26
Molière 13, 14, 30, 31, 44, 45, 55, 149, 150, 154, 155
Musset (Alfred de) 63, 83, 84

N
Nancy (Jean-Luc) 23, 59, 61
Nerval (Gérard de) 176, 177
Noiray (Jacques) 51
Nussbaum (Martha) 40, 43

O
Oehler (Dolf) 15, 19
Ozouf (Mona) 14, 95

P
Pascal (Blaise) 174, 175
Pavel (Thomas) 68, 102
Péguy (Charles) 57, 58, 104, 105, 129
Philippot (Didier) 37
Pizan (Christine de) 31, 32
Prigent (Michel) 142
Proust (Marcel) 9, 17, 23, 51, 65, 69, 77, 90, 91, 109, 115, 116, 125, 134, 135, 138, 175, 176, 180
Putnam (Hilary) 113

R
Rabelais (François) 29, 30, 53, 54, 160, 161, 164, 165, 166
Racine (Jean) 13, 37, 57, 91, 92, 120, 129, 140, 141, 152, 154
Ramuz (Charles-Ferdinand) 122
Rancière (Jacques) 20, 130, 137
Richard (Jean-Pierre) 25, 82, 98, 117, 121, 127, 147, 148, 153
Rivière (Jacques) 22
Robert (Marthe) 33, 67
Roger (Alain) 35
Ronsard (Pierre de) 103, 104, 167
Rousseau (Jean-Jacques) 35, 36, 70, 71, 74, 75
Roy (Claude) 54, 115
S
Sade (Donatien Alphonse François de) 79, 80
Sand (George) 27
Screech (Michael) 164
Sellier (Philippe) 91, 175
Sénèque 120, 121, 129, 130
Senghor (Léopold Sédar) 152, 153
Sévigné (Mme de) 136, 137, 141, 142, 180, 181
Simon (Claude) 146, 147, 158, 159
Sorel (Charles) 18
Spitzer (Léo) 90, 111, 135, 140, 160
Starobinski (Jean) 70, 74
Steinmann (Jean) 174
Stendhal 115, 146, 170, 178

T
Thélot (Jérôme) 27
Tournier (Michel) 96

V
Vargaftig (Bernard) 72, 147, 148
Vergniaud (Pierre) 158
Verlaine (Paul) 150, 151
Vigny (Alfred de) 81, 82

W
Weber (Henri) 103, 167, 177

Y
Yourcenar (Marguerite) 168, 169

Z
Zola (Émile) 15, 23, 51, 52, 100, 101, 102
Table des notions

Partie 1. L’œuvre littéraire et le monde


1. Le témoignage de l’existence
§ 1 L’œuvre littéraire se situe toujours dans un contexte qu’elle évalue afin
de proposer à l’homme de reconquérir sa liberté.
Elle donne à voir que l’ordre social est une nouvelle forme de fatalité (Constant  /  Michon) 11,
soutient que la parole est l’affirmation d’un désir de vivre (Barthes / Racine) 12, disqualifie les
soumissions idéologiques par le jeu des représentations obliques (McKenna  /  Molière) 13, fait
droit à la nostalgie sauvant des mondes violemment abolis (Ozouf / Barbey d’Aurevilly) 14 et ne
plie jamais devant le politique (Oehler / Flaubert) 15.

§  2 L’œuvre littéraire maîtrise la dispersion du temps afin que le deuil ne


puisse pas aliéner la possibilité de l’aventure dans le présent.
Elle est une mémoire animée transfigurant les pertes que nous avons connues en souvenirs avec
lesquels nous devons désormais vivre (Daunais / Sorel) 17, un dialogue avec une bibliothèque qui
nous précède toujours et nous aide à comprendre le monde (Forest) 18, un miroir inversé qui
parvient à nommer l’indicible (Oehler  /  Flaubert) 19, une esquisse fantastique révélant sous un
visage moderne les traits invariants les plus anciens (Rancière / Balzac) 20 et un essai de
réconciliation sous l’égide de l’aventure (Rivière / Dumas) 22.

§ 3 L’œuvre littéraire s’engage dans le monde grâce à une parole incarnée
qui ressuscite une humanité réelle et repousse le temps comme le destin.

Elle figure des corps qui parlent à nos corps (Nancy / Huysmans) 23, représente des êtres
dépassés par une force mystérieuse qui en dit la profondeur (Green  /  Bernanos)  24, suscite des
motifs expressifs pour dire l’hospitalité problématique de notre monde (Richard / Mallarmé) 25,
incarne le mythe en nos désirs (Millet / Sand) 26 et réfléchit en action sur l’orientation de la cité à
partir de la modernité démocratique (Thélot / Claudel) 27.

2. L’espoir de la connaissance

§  4 L’œuvre littéraire aide l’homme à se comprendre en le confrontant au


monde et en l’assurant qu’il demeure noble par sa volonté de savoir
malgré les peines de la route.

Elle médite la finitude comme origine et comme chance (Bakhtine / Rabelais) 29, s’approche de


la vie réelle pour en souligner les ridicules naturels (Dandrey / Achard) 30, rassure ses lecteurs en
les instituant et en les reconnaissant comme êtres de désir (Maulpoix / Pizan) 31, suscite
l’imaginaire comme lieu de reconnaissance de soi (Robert / Alain-Fournier) 33 et comprend les
divers climats qui peuvent baigner la vie dans l’immanence ou la transcendance (Auerbach) 34.

§  5 L’œuvre littéraire rend le monde habitable en l’apaisant par une


mémoire, une culture et une histoire ; le réel n’existe donc qu’en étant
sans cesse inventé.

Elle artialise le monde en transformant un pays sauvage en un paysage cultivé (Roger / Rousseau)
35, refuse l’indolence en poussant le lecteur à l’activité spirituelle (Mesguich / Racine) 36,
promeut une consistance ontologique de l’irréel (Philippot / Hugo) 37, expérimente la négativité
du monde pour la régir et la  gouverner (Forest / Bernanos) 38 et lutte contre toute forme de
scientisme qui rejetterait l’art hors de son système (Bénichou / Hugo) 39.

§  6 L’œuvre littéraire offre un laboratoire expérimental à la morale parce


qu’elle envisage des cas pratiques en toute leur complexité éthique.

Elle met son style au service d’une meilleure compréhension du désintéressement (Nussbaum /
Kerangal) 40, s’élabore dans l’immédiateté de son discernement (Bakhtine / Agrippa d’Aubigné)
41, engendre un déplacement empathique par lequel nous voulons prendre soin des autres
(Gefen / Kérangal) 42, fait partie intégrante de la philosophie morale (Nussbaum / Laclos) 43 et
ne veut pas que nous devenions autres mais nous aide à être autrement (Dandrey / Molière) 44.

3. L’expression de l’authenticité

§ 7 L’œuvre littéraire reconnaît que le monde est une énigme afin de mettre
à l’épreuve la complexité intérieure de l’homme.

Elle saisit l’interaction entre l’être et le monde qui fait que l’un ne va jamais sans l’autre (Collot /
Cheng) 47, célèbre le fond de l’être apparu en la manifestation des phénomènes dans le monde
(Broda / Éluard) 48, affronte des relations problématiques (Lukacs / Malraux) 49, témoigne de la
richesse existentielle du point de vue (Genette / Proust) 50 et se rend capable de changer la nature
en mythe pour mieux comprendre l’homme (Noiray / Zola) 51.

§  8 L’œuvre littéraire parvient à la justesse lorsqu’elle donne un visage à


l’homme face à la complexité du réel, hors de tout jugement de valeur
péremptoire.

Elle suspend les verdicts (Kundera / Rabelais) 53, transfigure la corruption (Roy  /  Genet) 54,
voile les passions (Braunschweig / Molière) 55, évite les idéo-

logies grâce à la métaphysique (Ionesco / Beaumarchais) 56 et prend le faible dans ses bras
(Bernanos / Péguy) 57.

§  9 L’œuvre littéraire possède l’inimitable voix de l’empathie en donnant


une voix à ceux qui n’en ont pas et en les consolant avec patience.

Elle se fait tombeau pour célébrer les morts (Gefen / Juliet) 58, cérémonie pour bénir les révoltés
(Nancy / Corneille) 59, cohérence pour louer les saints (Huysmans) 60, toucher pour approcher
les corps (Nancy / Bernanos) 61 et communion pour veiller les hommes (Braunschweig / Musset)
62.

Partie 2. L’œuvre littéraire et l’humain

1. L’expérience du sujet

§ 10 L’œuvre littéraire manie des êtres de papier se comportant de manière


charnelle et sollicite en nous ce poids d’humanité que nous y scellons
souvent.

Elle se laisse appeler par l’humanité au sein même de sa quête formelle (Robert / Flaubert) 67,
offre une anthropologie fondamentale (Pavel / Proust) 68, s’approche de la vie concrète grâce à la
métaphore (Dufour / Flaubert) 69, organise une sympathie autobiographique (Starobinski /
Rousseau) 70 et suscite un milieu vivant qui peut nous accueillir (Bonnefoy / Vargaftig) 72.

§ 11 L’œuvre littéraire mythifie la condition humaine pour en révéler le vrai


climat et en marquer l’authentique noblesse.

Elle sait si bien que la vie est moins à l’origine du récit de vie que le récit de vie à l’origine de la
vie (Genet) 73 qu’elle opère une importante série de transfigurations en changeant les détails en
signes (Starobinski / Rousseau) 74, en édifiant des mythes personnels (Mauron / Aragon) 74, en
haussant la suggestion musicale au rang de clef harmonique du vrai (Mallarmé) 76 et en
privilégiant le moi profond à toute posture sociale (Proust / Flaubert) 77.

§  12 L’œuvre littéraire est le théâtre spécifique d’une lutte entre le


personnel et l’impersonnel qui définit l’invention du monde, de soi et du
style.

Elle oscille entre les appels du monde et les desseins de la fantaisie (Agamben  /  Lagarce) 78,
fonctionne grâce à la métonymie (Barthes / Sade) 79, parle des morts aux vivants et des vivants
aux morts (Genet / Claudel) 80, exerce le magistère de l’allégorie (Bénichou / Vigny) 81 et
concrétise des symboles pour signaler ses tensions intérieures (Richard / Musset) 82.

2. L’imaginaire de l’auteur

§ 13 L’œuvre littéraire incarne un acte de foi : elle montre un visage de la


vie qui ne pourrait advenir sans elle et qui devient nécessaire grâce à elle.

Elle fait vivre des personnages qui sollicitent l’auteur comme le lecteur (Germain) 85, s’adresse
toujours à quelqu’un sous une irrésistible impulsion (Delacomptée / Forest) 86, découvre un sens
nouveau, et donc capital, dans les configurations qui nous semblaient les plus connues (Bonnefoy
/ Laforgue)  88, explore la complexité des états intérieurs (Chrétien / Bernanos) 89, ouvre un
espace de parole heureusement désintéressé (Spitzer / Proust) 90 et peut nous faire quitter le
remords ou la crainte en nous révélant la vérité du fond des cœurs (Sellier / Racine) 91.

§ 14 L’œuvre littéraire répond à une injonction – intérieure et impérieuse –


qui fait que l’écrivain pourrait mourir s’il n’écrivait pas l’exil –  clef de
toute vie humaine.

Elle engage l’écrivain à mettre sa peau sur la table (Agamben / Celan) 93, à nommer ce qui tend à
sombrer dans le silence (Gracq / Chateaubriand) 93, à défendre des théories opérantes (Ozouf /
Barbey d’Aurevilly) 95, à déjouer les lectures peu scrupuleuses (Tournier / Flaubert) 96, à
inventer un style pour s’affirmer (Delacomptée  /  Bossuet) 97 et à se symboliser soi (Richard  /
Lamartine) 98.

§ 15 L’œuvre littéraire invente sa voix au présent grâce à ces scénographies


auctoriales qui vont jusqu’à posséder de réelles implications
métaphysiques.

Elle possède des angles d’approche qui la préserve du moralisme (Zola) 100, non sans ambiguïté
ou équivoque (Bouveresse / Zola) 101, mais invente aussi son auteur lui-même (Pavel / Flaubert)
102, y compris dans une posture de dilettante à l’occasion (Weber / Ronsard) 103, et offre au
lecteur des possibilités de découverte (Michel / Péguy) 104 qui expriment un inconscient collectif
et, par là même, une consécration de l’écrivain (Diaz / Desbordes-Valmore) 105.

3. L’horizon du lecteur

§  16 L’œuvre littéraire nous permet de trouver en elle le trait que nous


cherchions vainement depuis longtemps pour désigner une expérience
cruciale.

Elle est rencontre (Fumaroli / Dostoïevski) 107 et comblement (Barthes / Proust) 108, vie intense
(Proust / Hugo) 109 et langage intime (Spitzer / Marivaux) 111, miroir enfin (Ionesco / Lagarce)
112.

§ 17 L’œuvre littéraire s’offre comme un événement dont le retentissement


affectif provoque un réel sentiment de reconnaissance.

Elle est propédeutique à l’existence (Putnam / Céline) 113, éducation au goût (Gracq / Huysmans)
114, gratification d’une vision (Roy / Le Guillou) 115, don d’une connaissance (Jauss / Kerangal)
115 et réveil des significations (Richard / Mallarmé) 117.

§ 18 L’œuvre littéraire nous fait vivre en elle bien plus qu’elle ne nous place
face à elle et constitue pour cela même le vrai lieu de notre existence.

Elle reconfigure notre horizon d’attente (Jouve / Balzac) 118, nous attire en elle pour nous révéler
à nous-mêmes (Lafond / La Rochefoucauld) 119, joue avec nos temporalités (Dupont / Sénèque)
120, nous enseigne les lois du monde (Richard / Hugo) 121 et nous rend voyants (Ramuz / Barbey
d’Aurevilly) 122.

Partie 3. L’œuvre littéraire et l’image

1. Le langage de la figure

§  19 L’œuvre littéraire fait se correspondre les réalités qu’elle aspire à


évoquer et les motifs qu’elle choisit de manifester en une expérience
simultanément littérale et allégorique.

Elle ouvre un univers imaginaire (Richard / Huysmans) 127, structure des automatismes
psychiques (Barthes / Racine) 128, corrige les stéréotypes (Péguy / Sénèque) 129, recompose la
liberté (Rancière / Flaubert) 130 et intègre le transitoire dans l’immuable (Auerbach / Dante) 131.

§ 20 L’œuvre littéraire déploie des images pour révéler ce qui dans la réalité
fait signe et sens mais demeurerait caché sans le ressassement de l’image.

Elle reconfigure le spectacle du monde (Bachelard / Char) 133, déchiffre l’entrelacs du signe et du
sens (Deleuze / Proust) 134, associe l’univers langagier et l’univers intime (Curtius / Laforgue)
135, recompose l’espace et le temps (Barthes / Sévigné) 136 et déploie une profondeur qui révèle
la densité même de la vie (Rancière / Proust) 137.

§ 21 L’œuvre littéraire est un acheminement vers la parole, c’est-à-dire une


marche vers un au-delà de la langue appelée, par le style de l’écriture, à
sursignifier.

Elle vivifie ses expressions par l’intertexte (Fraisse / Chateaubriand) 139, maîtrise sa voix par la
mesure (Spitzer / Racine) 140, épanouit sa forme par la rhétorique (Fumaroli  /  Sévigné) 141,
approfondit sa réflexion par l’intelligence (Prigent / Corneille) 142 et organise ses représentations
par le mythe (Brunel / Barbey d’Aurevilly) 143.

2. La forme comme personnage

§  22 L’œuvre littéraire se constitue dans les mots qui lui donnent son
caractère et trouve en eux un présent charnel à la fois lié au monde et
libéré des lois.

Elle choisit comme vrai protagoniste la surprise (Germain) 145 ou l’énigme (Simon) 146, fait
exister les choses en les nommant (Richard / Vargaftig) 147 ou en les chantant (Richard /
Apollinaire) 148, et fait du verbe l’objet même de sa célébration (Ionesco / Molière) 149.

§  23 L’œuvre littéraire transforme le mot en figure, c’est-à-dire en image


musicale, afin de rendre la vie plus sensible et de s’associer au souffle de
chaque lecteur.

Elle se débat avec l’état chantant de la langue (Collot / Verlaine) 150 comme avec la musicalité de
l’action (Barrault / Racine) 151 mais revient parfois réellement à la musique (Senghor) 152
comme à la mélodie (Richard / Claudel) 153 pour entendre des accents distinctifs (Braunschweig /
Molière) 154.

§ 24 L’œuvre littéraire a son héros : le style – sceau de l’art énonçant à la


fois une recherche poétique atemporelle et une véritable griffe pour le
temps présent.

Elle peut alors réunir les transcendantaux (Baudelaire) 155, sous l’égide du symbole (Flaubert /
Huysmans) 156, pour atteindre une expressivité signifiante (Barbey d’Aurevilly / Vergniaud) 158
et fédérer les caractères du monde (Simon)  158  : elle est intelligence au présent (Spitzer /
Rabelais) 160.

3. L’avènement de la vision

§ 25 L’œuvre littéraire invente sa parole en un rapport vivant à une culture,


en se frayant un chemin parmi les autorités pour conquérir sa pleine
liberté.

Elle oscille entre élévation et incarnation (Auerbach) 163, tradition et relecture (Screech /
Rabelais) 164, atticisme et asianisme (Fumaroli / Bossuet) 164, fantaisie et mesure (Weber / Baïf)
167, croyance et questionnement (Yourcenar) 168.

§ 26 L’œuvre littéraire invente encore sa parole en un rapport complexe à


une histoire personnelle (qu’elle soit par ailleurs consciente ou non).

Elle retrouve un ton antérieur (Gracq) 169, une mémoire culturelle (Mesguich / Hugo) 171, une
invention rêvée (Barbey d’Aurevilly) 172, une histoire conjurée (Duras) 173 ou un tracé éloquent
(Steinmann / Pascal) 174.
§  27 L’œuvre littéraire invente enfin sa parole au carrefour de divers
processus matériels –  que l’on saisira par les sources, les structures, le
manuscrit ou la génétique.

Elle suit l’onde de choc d’une influence (Fraisse  /  Proust) 175, la réfraction d’un mythe
(Durry  /  Nerval) 176, l’itération d’une séquence (Ansel / Stendhal)  177, les additions d’une
création (Agamben / Proust) 179 ou les vestiges d’un tracé (Dandrey / Sévigné) 180.
Table des matières

Remerciements
Préface
Avant-propos
Partie 1. L’œuvre littéraire et le monde
1. Le témoignage de l’existence
2. L’espoir de la connaissance
3. L’expression de l’authenticité
Partie 2. L’œuvre littéraire et l’humain
1. L’expérience du sujet
2. L’imaginaire de l’auteur
3. L’horizon du lecteur
Partie 3. L’œuvre littéraire et l’image
1. Le langage de la figure
2. La forme comme personnage
3. L’avènement de la vision
Index nominum
Table des notions

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