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WILLIAM MARX

VIE DU LETTRÉ

LES ÉDITIONS DE MINUIT


Publié avec l’aide de l’Institut universitaire de France

© 2009 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier


© 2012 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique
www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707324320
Table des matières

PRÉAMBULE

I - LA NAISSANCE

II - LE CORPS

III - LE SEXE

IV - L’HORAIRE

V - L’INSTRUCTION

VI - L’EXAMEN

VII - LE CABINET

VIII - L’ÉCONOMIE

IX - LA MAISON

X - LE JARDIN

XI - L’ANIMAL

XII - LA SEXUALITÉ

XIII - LA NOURRITURE

XIV - LA MÉLANCOLIE

XV - L’ÂME

XVI - LA RELIGION

XVII - LA QUERELLE

XVIII - L’ACADÉMIE

XIX - LA POLITIQUE

XX - LA GUERRE

XXI - LE COURONNEMENT

XXII - L’ÎLE

XXIII - LA NUIT

XXIV - LA MORT

BIBLIOGRAPHIE
INDEX
À mes maîtres,

et aux maîtres de mes maîtres.


J’en reviens en effet à cette idée simple, et en somme intraitable, que la « littérature » (car au fond mon projet est
« littéraire »), ça se fait toujours avec de la « vie ».
Roland Barthes,
La Préparation du roman,
16 décembre 1978.

Culture, comme « dressage » (≠ méthode), renvoie pour moi à l’image d’une sorte de dispatching au tracé
excentrique : tituber entre des bribes, des bornes de savoirs, de saveurs.
Roland Barthes,
Comment vivre ensemble,
12 janvier 1977.
PRÉAMBULE

Qu’est-ce qu’un lettré ? Quelqu’un dont l’existence physique et intellectuelle s’ordonne autour
des textes et des livres : vivant parmi eux, vivant d’eux, employant sa propre vie à les faire vivre
et, en particulier, à les lire.
De cette définition découle une série de conséquences.
L’existence d’un lettré n’appartient pas à l’ordre des choses. Leopardi le rappelle avec justesse :
la littérature est faite d’abord pour les non-lettrés . Faire des lettres le but principal d’une vie
1

relève, à bien des égards, de l’extraordinaire, sinon de la pathologie.


C’est pourquoi un lettré, quoique savant et érudit, n’est pas forcément un sage ou un saint : il
en est de fous, de vicieux et d’infréquentables.
Ce n’est pas toujours un philosophe ni même un écrivain : bien qu’il y ait, à l’évidence, des
lettrés écrivains, tous ne le sont pas, de même que tout écrivain n’est pas obligatoirement un
lettré. À tout prendre, un lettré se situe du côté du lecteur plutôt que de l’auteur : il a sacrifié sa
vie pour faire entendre la parole d’autrui.

Un lettré ne vit pas dans son propre temps. Du moins, il sait que ce temps n’est qu’un parmi
d’autres ; qu’il n’est pas le plus important ; qu’il n’est pas central, peut-être, dans l’histoire. La
mélancolie du lettré vient sans doute de là : du sentiment d’appartenir aux marges des siècles, de
n’avoir qu’un strapontin dans la foule des vivants qui ont passé sur cette terre. Il sait que le
souvenir de cette place, si minime soit-elle, ne pourra perdurer que si d’autres lettrés viennent
après lui continuer son travail, l’utiliser, le citer, rappeler son nom dans une note de bas de page :
fragile espérance. L’existence du lettré ne tient qu’à un fil – ou une plume.
Le véritable lettré risque fort de rester inconnu ; d’où le paradoxe de sa biographie : elle
prétend montrer ce qui est de l’ordre du caché.

Les lettrés forment à la fois le socle d’une civilisation (ils en garantissent la continuité) et une
instance destructrice, un soutien et une menace : ils permettent la constitution d’un ordre, mais
participent à sa contestation. Car la force des textes passés, c’est précisément d’avoir été, c’est-à-
dire de n’être pas (ou plus) ; et si la révolution consiste à remplacer l’existant par du non-existant,
rien n’est plus révolutionnaire que le passé. Ce qui surgit du présent le renforce : il en est le
simple développement. Mais la permanence contre nature de ce qui relève du passé et devrait
n’être plus altère le cours normal de l’histoire : en revenant, le passé détruit le présent, bien qu’il
l’ait produit – et parce qu’il l’a produit.
Tel est le vrai rôle de la pratique et de l’enseignement des lettres aujourd’hui : maintenir active
la double postulation de la littérature, considérée simultanément comme expression du réel et
comme puissance d’arrachement à ce même réel ; se laisser démolir par ces textes qui ont
construit notre monde, qui sont nous et, en même temps, ne sont pas nous – ou bien les
démolir, ce qui revient au même. Il faut laisser en ce monde une porte ouverte à la négation. La
différence entre la culture et le divertissement (entertainment) se joue là, très précisément.

Le lettré fait triompher la vérité contre tous les pouvoirs. Il est le seul à garantir l’exactitude des
sources, l’authenticité du texte, la pertinence du contexte original, de manière à serrer au plus
près l’intention première. Les autres interprétations, les commentaires sont nécessaires aussi,
mais ils viendront plus tard, et, si le lettré n’a pas fait d’abord son travail, ces interprétations, si
brillantes soient-elles, seront vaines.
Dans l’univers en expansion, les galaxies semblent toutes s’écarter les unes des autres. De
même, le passé est toujours en train de s’éloigner de nous. Par son travail philologique, le lettré
essaie d’apprivoiser le passé, de le rendre compréhensible, de réduire la distance. De faire
simplement qu’il existe encore, quoique sous une forme nouvelle. Travail de Sisyphe, toujours à
recommencer à mesure que fuit le temps.
Attention, cependant : la lecture lettrée est aussi une interprétation, puisque tout est
interprétation ; mais c’est une interprétation où l’interprète s’efface du mieux qu’il peut derrière
le texte. Autrement dit, la lecture lettrée se distingue des autres par une dimension éthique
particulière : le moi de l’interprète y est haïssable. Qu’il n’y ait pas de vérité ultime d’un texte, la
chose est entendue ; mais il importe de supposer un critérium de vérité, qui rend certaines
interprétations plus probables ou plus acceptables que d’autres. Le lettré, du moins, y croit.
C’est cette dimension éthique qui justifie le présent livre. Toute approche d’un texte est
inséparable d’une position dans l’existence. La lecture engage tout l’être du lecteur : elle le révèle,
et il s’y révèle. Le lettré se définit par un rapport particulier au temps, aux textes et à soi.

D’où la possibilité de regrouper sous le nom de lettré des individus issus de cultures et
d’époques complètement hétérogènes les unes aux autres, à une exception près : le rôle qu’elles
assignent au lettré. L’approche ici adoptée sera transhistorique.
Bien sûr, il y a des époques favorables aux lettrés. Ils apparaissent de préférence aux périodes
troublées, à la charnière des âges, lorsqu’un monde est près de s’engloutir et un autre
d’apparaître : époque hellénistique, fin de la République romaine, crise de la papauté au XIVe
siècle, crise religieuse au XVIe, crise de la modernité au XIXe, etc. Mais des lettrés émergent très
bien en dehors de ces contextes particuliers.
Ainsi de l’avènement d’Internet, qui n’implique nullement la disparition des lettrés : ils ont
bien survécu à l’invention de l’imprimerie. Mais ils seront transformés.
On suppose donc en ces pages une posture existentielle commune, au-delà des différences de
culture, de religion, de civilisation. Il est bon d’ancrer l’étude littéraire dans l’existence la plus
concrète. La littérature est aussi affaire d’être.

*
C’est cet engagement existentiel qu’on essaiera de mettre en évidence, à travers vingt-quatre
chapitres : parcours d’une vie ou d’une journée d’un lettré imaginaire fait de tous les lettrés qui se
sont succédé. Parcours aussi d’un mythe fondateur des civilisations à écriture, depuis le scribe
égyptien et babylonien jusqu’à l’universitaire d’aujourd’hui.
Les documents exploités seront multiples et divers : lettres, biographies, témoignages, objets,
images. Tout fait mythe.
Les fictions littéraires seront examinées avec prudence ; les lettrés y apparaissent souvent sous
un jour ridicule : que l’on songe au Sylvestre Bonnard d’Anatole France ou au professeur Brichot
de Marcel Proust. La littérature s’est souvent plu à ridiculiser le lettré, le savoir érudit : pour
éliminer un concurrent et promouvoir symétriquement la figure de l’artiste ? Or, il y a quelque
chose de grave et de profond dans le rapport du lettré au monde et aux autres. De beaucoup plus
sérieux que le simple défaut de distraction dont on l’affuble parfois.
Le miroir ici proposé se veut plus fidèle. Tu y trouveras, lecteur, diverses figures de lettrés à
travers les âges, les lieux et les cultures, et pourras même t’y reconnaître.

1. Giacomo Leopardi, Zibaldone, Paris, Allia, 2004, p. 2453 (pagination du manuscrit autographe) (30 mai 1822).
I

LA NAISSANCE

Le lettré naît en 551 avant Jésus-Christ, dans le pays de Lu, actuelle province du Shandong. Sa
mère le conçut après avoir prié sur une colline. De fait, le nouveau-né a les bords du crâne
étrangement relevés, comme un tertre . 1

Un second lettré naît le 3 janvier de l’année 106 avant notre ère, en Italie. Selon Plutarque,
l’accouchement a lieu « sans douleur et sans effort ». Un fantôme apparaît à la nourrice pour lui
2

annoncer que les Romains seraient très redevables à cet enfant.


Quoi de commun entre ces bizarres récits de naissance, sinon leur bizarrerie même ? Les deux
événements sont entourés de présages qui indiquent le caractère exceptionnel du personnage :
malformation congénitale pour Confucius, apparition surnaturelle pour Cicéron. Tout se passe
comme si chacun d’eux était né lettré de pied en cap, tout bardé de savoir et de brevets dès le
ventre maternel – ou du moins appelé par les destins à le devenir sans faute.
Or, rien n’est moins vraisemblable. On peut être bien des choses dès sa naissance : blond ou
brun, grand ou petit, fille ou garçon. On peut avoir deux têtes ou trois jambes. À la limite, on
pourrait naître surdoué ou prodige, doté de tous les talents nécessaires à l’accumulation des
connaissances au long de l’existence. Mais, en toute rigueur, on ne saurait naître lettré. On ne
saurait même être voué à le devenir, sauf à nier la liberté d’une série de choix de tous les instants,
de toute une vie.
Neuf mois ne suffisent pas à former un lettré. Sa gestation se poursuit tout au long de
l’existence : « À quinze ans, dit Confucius, ma volonté était d’étudier. À trente ans, je l’avais
établie. À quarante ans, je n’avais plus de doutes et, à cinquante, je connaissais le destin que
m’avait imparti le Ciel. À soixante ans, mon entendement était total et, à soixante-dix, je pouvais
me laisser aller à ce que mon cœur désirait sans enfreindre les bornes . » Pour que la culture
3

puisse s’incarner en un homme et devenir sa seconde nature, une vie entière n’est pas de trop :
on peut mourir lettré ; on ne naît pas tel.
Au fond, ces deux récits de naissance ne disent pas autre chose : leur caractère évidemment
fabuleux, au seuil de biographies d’ambition plutôt réaliste, invite à les considérer cum grano salis.
Ils affirment surtout l’impossibilité de raconter la naissance d’un lettré ou, plus précisément, de la
faire coïncider avec les données brutes d’une fiche d’état civil.
Mais si ces récits arborent tous les traits des légendes pieuses, la richesse de leur propos interdit
pour autant de les juger stériles. Ils signifient d’abord que, non moins que les dieux et les héros,
le lettré peut être l’objet d’un mythe. Comme eux, il a droit à une naissance miraculeuse. Sa vie
l’a suffisamment élevé au-dessus du commun des mortels pour que sa venue au monde en soit
rétrospectivement tout illuminée.
Or, dans cette rétrospectivité même se retrouve un processus typique de l’activité lettrée. Le
temps qu’elle manipule est un temps renversé : le lettré jette des ponts par-dessus les époques ; il
rend accessible le passé ; il le reconfigure à la lumière des exigences du présent ; il en transmet la
mémoire aux générations futures. Et s’il transforme ainsi le passé collectif pour lui donner une
vie nouvelle, selon une dynamique qui est celle même de la culture, c’est bien le moins qu’il
puisse aussi transformer le sien propre. Le passé est toujours à réinventer. C’est au lettré de le
faire advenir.
Ainsi d’Esdras, le premier et le plus grand des scribes hébreux, à qui le roi Artaxerxès donne
pour mission de rétablir à Jérusalem le culte du Temple. Monté de Babylone, il devient, après
Moïse, le second fondateur du judaïsme, en réunissant et en éditant les textes de la Torah. Sept
jours durant, il lit et commente la Loi de Dieu devant le peuple assemblé . 4

Conserver les textes, les comprendre, les interpréter : telles sont les missions du lettré. Sa
naissance s’accompagne toujours d’une renaissance. Aussi le chroniste n’a-t-il pas éprouvé le
besoin de rapporter les circonstances de la venue au monde d’Esdras : le lettré naît adulte.
Mais il n’apparaît pas en tout temps. Certaines époques sont privilégiées : les moments de
crise. Déclin de la royauté des Zhou et amorce de la période dite, par Confucius lui-même, « des
Printemps et des Automnes », retour d’exil dans une Jérusalem ruinée, fin troublée de la
République romaine : Confucius, Esdras et Cicéron sont chacun confrontés au défi d’un monde
en mutation ou près de s’écrouler. Le premier intervient en recueillant écrits et poèmes des
temps anciens et en faisant de la culture une exigence de la dignité humaine. Le deuxième fixe le
texte de la Loi divine et le fait connaître à son peuple. Le dernier transfère à Rome les formes et
les concepts de la pensée grecque et propose à ses concitoyens un idéal de vie qui renverse toutes
les valeurs admises : le cum dignitate otium , c’est-à-dire la possibilité de mener, loin des affaires et
5

des combats politiques censés accaparer chaque Romain, une existence malgré tout parfaitement
honorable.
Comme Esdras revenant de Babylone, d’une manière ou d’une autre le lettré veut toujours
rentrer d’exil. Confucius critique la réalité de son temps au nom d’une époque mythique à
laquelle il ne cesse de se référer comme s’il y vivait encore : celle des premiers temps de la
dynastie Zhou, voire des dynasties précédentes, Xia et Shang . Chez Cicéron se reconnaît une
6

mentalité de retour de Grèce : quand d’autres débarquent banalement des colonies ou d’un safari,
lui prend pour crocodiles et panthères les philosophes, qu’il essaie tant bien que mal d’acclimater
à Rome. Mais son exil est aussi d’ordre temporel : il aimerait ressusciter les grandes figures
historiques de la République, Caton l’Ancien et les Scipion.
Beaucoup plus tard, les humanistes de la Renaissance tâcheront à leur tour de renouer les liens
avec une Antiquité classique dont, par une conviction subite, ils croiront avoir été coupés par
leurs prédécesseurs immédiats. Ainsi le lettré prend-il conscience, parfois tragiquement, qu’il n’y
a pas de tradition donnée d’avance, de toute éternité : elle est toujours à recréer, à réinventer. Le
passé ne se transmet pas de lui-même. Il faut l’y aider.
Le biographe de Confucius ne rappelle pas sans raison que « son père mourut à sa naissance et
fut enterré au mont Fang, à l’est de la capitale de Lu ». « Il s’ensuivit, continue-t-il, que
Confucius demeura dans le doute quant à l’emplacement précis de la tombe, que sa mère lui
tut . » Que le père de tous les érudits n’ait pas connu son propre père, qu’il n’ait même jamais su
7

où il est enterré : le symbole est remarquable. C’est celui d’un deuil impossible à faire,
incomplétude constitutive ou faille originelle qui rendent le lettré sensible à tous les défauts du
savoir et de la mémoire, et d’autant plus nécessaire le travail de l’érudition et de la recherche
d’archives. Mais c’est aussi le signe d’une filiation à trous : le lettré se pense toujours lié plus
fortement à ses ancêtres les plus lointains qu’à ses parents immédiats. Il se veut moins fils que
petit-fils et arrière-petit-fils. Le sentiment d’exil se joue aussi de ce côté-là.
Ainsi le lettré naît-il non pas avec l’histoire, mais avec la conscience de l’histoire et du temps
qui passe, dont l’humanité semble d’un seul coup traversée : aux deux extrémités de l’Asie,
Confucius et Esdras sont presque contemporains l’un de l’autre. On pourrait aussi leur adjoindre
Hérodote, que Cicéron surnomme « père de l’histoire » (patrem historiae ), surgi à une époque où 8

la Grèce semble devoir s’effondrer sous les coups de l’empire perse. Autant de noms subsistant
dans la mémoire comme ceux des premiers lettrés du monde.
Du moins les premiers nommément connus et célébrés, et dont nous ayons gardé le souvenir.
Car en eux, à travers eux, d’autres traditions savantes encore plus anciennes se perpétuent
insensiblement et se transforment : avec les voyages d’Hérodote en Égypte et la mission royale
confiée à Esdras, c’est la grande lignée du scribe égyptien et babylonien qui se renouvelle et se
propage à d’autres cultures, portée à une puissance supérieure.
Le passage du métier de scribe à celui de lettré a, dans l’histoire de l’humanité, le statut d’un
saut épistémologique. En perdant son anonymat, le scribe acquiert une autre dimension : la
réflexivité. Travaillé par l’urgence des temps et par la nécessité de faire école, il prend conscience
de lui-même et de l’importance de sa fonction et raconte sa propre histoire aussi bien que celle
de son peuple. Son nom se transmet avec sa chronique. Le mythe du lettré peut enfin naître, son
culte prendre forme et sa vie commencer.

1. Voir Sima Qian, Mémoires historiques, chap. 47, en annexe de Confucius, Entretiens avec ses disciples, trad. André Lévy, Paris,
Flammarion, 1994, p. 215.

2. Plutarque, Cicéron, dans Vies, t. XII, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 67 (II, 1-861 c) : « anôdunôs kai aponôs ». Je traduis
cette citation ainsi que toutes celles qui suivent, sauf mention contraire.

3. Confucius, op. cit., p. 35 (II, 4). Trad. d’après A. Lévy et d’après les commentaires de Séraphin Couvreur dans son édition
des Quatre Livres, Taipei, 1972, p. 77.

4. Voir Néhémie, chap. VIII, dans La Bible de Jérusalem, Paris, Fleurus / Cerf, 2001, p. 816-817. Contée dans le livre d’Esdras
(chap. VII-X), l’arrivée d’Esdras à Jérusalem a lieu la septième année du règne d’Artaxerxès, c’est-à-dire en 458 avant Jésus-Christ,
si le chroniste, auteur des livres I et II des Chroniques et des livres d’Esdras et de Néhémie, fait référence à Artaxerxès Ier. Mais le
texte est ambigu : s’il vise plutôt Artaxerxès II, alors l’événement date de 398. Dans une tradition juive postérieure aux écrits
canoniques, le scribe Esdras prendra les traits d’un prophète sujet à des visions apocalyptiques et capable, sous l’inspiration divine,
de reconstituer le texte des Écritures, qui avait brûlé, en le dictant à cinq secrétaires quarante jours durant (voir le Quatrième Livre
d’Esdras, dans La Bible : écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, p. 1393-1465). La tradition chrétienne réutilisera cette
figure du prophète Esdras dans plusieurs textes apocryphes : Vision d’Esdras, Cinquième et Sixième Livres d’Esdras (Écrits apocryphes
chrétiens, Paris, Gallimard, 1997, p. 593-670).

5. Littéralement, « le loisir dans la dignité ». Voir Cicéron, Pro Sestio, Cambridge, Harvard University Press, 1984,
p. 168 (XLV-98) ; Correspondance, t. III, Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 141 (Ad familiares, I, 9, 21).

6. Voir, par exemple, Confucius, op. cit., p. 37-38 et 41 (II, 23 et III, 14).
7. Sima Qian, op. cit., p. 215.

8. Cicéron, Traité des lois, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. 3 (l. I, I-5).
II

LE CORPS

On connaît les analyses d’Ernst Kantorowicz sur le double corps du roi : « corps naturel »,
sujet à toutes les vicissitudes de l’existence ; « corps politique », immortel et incorruptible . 1

Comme le roi, le lettré a un corps double : restreint et étendu.


Le premier relève de l’ordre physique : il est accessible aux cinq sens ; participe aux plaisirs et
aux douleurs ordinaires de la vie ; est soumis aux passions, aux maladies et à la mort. Il ne diffère
en rien du corps de tout être humain – du moins, a priori : quelques différences apparaîtront plus
loin.
Le corps étendu, quant à lui, n’a rien de commun avec le précédent : il appartient à l’ordre
immatériel ; se compose de l’ensemble des œuvres et des textes produits par le lettré ; et a
tendance à s’accroître avec le temps, au rythme de la multiplication de ces ouvrages. Sa durée,
incommensurable avec celle du corps restreint, n’est pas infinie : les vers, l’eau, le feu, la censure
l’atteignent très bien et peuvent l’anéantir.
Il arrive que le corps étendu du lettré périsse avant son corps restreint. Le cas est plus fréquent
qu’on ne croit. Tels les étudiants qui abandonnent leur thèse en cours de route et en laissent
moisir les brouillons dans une cave : tandis que leur corps restreint jouit encore d’une santé
robuste, leur corps étendu a rejoint la poussière. Bien qu’il y ait foule de ces lettrés mort-nés, on
n’en saurait citer d’exemple célèbre, dans la mesure même où ils sont amputés de leur corps
étendu.
En effet, le corps étendu s’accroît non seulement de tous les textes que le lettré a lui-même
écrits, mais aussi de tous les textes que ces textes ont à leur tour engendrés de façon plus ou
moins directe (éditions, commentaires), de toutes les citations dont ils font l’objet, de toutes les
citations de citations, et ainsi de suite. Le développement du corps étendu est virtuellement sans
limites, jusqu’à la fin du monde – ou celle des bibliothèques et du savoir humain. Ainsi des
philosophes présocratiques : seuls quelques fragments en ont été conservés – des bouts de phrase,
parfois de simples mots isolés – ; leur corps immatériel n’en continue pas moins de s’étendre
régulièrement, au gré des éditions successives de ces fragments et des réflexions qu’ils suscitent.
Quelques principes peuvent être posés. Le corps étendu du lettré a tendance à s’accroître
indéfiniment, quoique à des rythmes divers. La croissance peut s’arrêter pendant un temps plus
ou moins long, mesurable en décennies, en siècles, voire en millénaires. Quand le corps étendu
ne croît pas, il tend à devenir presque invisible au milieu des autres corps étendus en pleine
expansion. Ces périodes de stagnation correspondent à ce qu’on nomme oubli. En général,
l’oubli est provisoire : on l’appelle alors purgatoire.
Tout corps étendu, si peu qu’il le soit, a vocation à grandir un jour (voir, plus haut, l’exemple
des présocratiques). En revanche, lorsqu’en certaines circonstances un corps étendu vient à
disparaître complètement, il est impossible par aucun moyen de le ramener à la vie. La gamme
des accidents envisageables est assez variée : incendie de bibliothèque, guerre, changement de
civilisation, disparition d’une langue ou d’un système d’écriture (si l’on n’a pas pris la peine de
laisser derrière soi une grammaire, un dictionnaire ou un outil quelconque de déchiffrement,
type pierre de Rosette), extinction de l’humanité et de toute forme d’intelligence extraterrestre.
Par bonheur, ces accidents sont rares – du moins, les derniers cités. Des actes anodins peuvent
avoir, sous ce rapport, des conséquences presque aussi désastreuses qu’une guerre atomique : une
fiche mal rédigée dans une bibliothèque, un livre mal rangé peuvent interrompre la croissance
d’un corps étendu pendant plusieurs siècles – jusqu’au prochain récolement.
Le corps restreint du lettré n’a aucune commune mesure avec son corps étendu, même si
certains portraits semblent indiquer le contraire. La tradition chinoise relative au père de tous les
lettrés est particulièrement trompeuse de ce point de vue. Selon l’historien Sima Qian,
« Confucius mesurait neuf pieds six pouces ». Et il ajoute : « Tous s’émerveillaient de sa haute
taille et l’appelaient le géant . » Non sans raison : avec un pied à 22,5 centimètres, la tête du sage
2

est supposée culminer à 2,15 mètres, ce qui fait effectivement beaucoup – même pour notre
époque. La taille attribuée à Confucius est donc probablement fort exagérée par son biographe.
Plus exactement, ce dernier attribue au corps restreint, dans une visée symbolique, la taille du
corps étendu. Car le second corps des lettrés fait bien d’eux des géants. Rabelais l’avait bien
compris, lorsqu’il imagina ces deux parangons de l’humanisme renaissant, Pantagruel et
Gargantua, dont l’appétit de savoir n’a d’égal que leur appétit tout court.
Si le corps restreint du lettré reflétait la réalité de son corps étendu, les bibliothèques seraient
fréquentées par des armées de champions de basket et de saut en hauteur. Il n’en est rien : le
lecteur type a plutôt le profil, c’est bien connu, d’un rat. Ce qui n’a pas empêché certains
architectes visionnaires de construire des bibliothèques à l’échelle du corps étendu des lettrés :
telle la Bibliothèque nationale de France, posée au bord de la Seine comme un monument
mégalithique érigé par des géants, avec ses quatre tours massives, ses lourdes portes de métal, ses
déambulatoires infinis et ses plafonds à vingt-sept mètres de hauteur .3

Pour avoir arpenté ces couloirs et poussé ces portes, tout lecteur ordinaire de la Bibliothèque
nationale sait d’expérience combien le corps étendu et le corps restreint du lettré sont liés par un
rapport d’opposition : l’un est aussi chétif que l’autre est vigoureux. Voilà un contraste que la
mythologie du lettré n’a cessé de souligner. Déjà, au premier siècle de notre ère, le médecin
Celse remarquait que « presque tous les amateurs des lettres » (omnes paene cupidi litterarum) font
partie des « faibles » (imbecillis ). Le corps restreint mérite aussi son nom par comparaison avec les
4

non-lettrés.
À la suite de Celse, et avec plus de constance que quiconque, Giacomo Leopardi élabora la
théorie de l’opposition entre les deux corps du lettré. Une théorie fondée sur une expérience
personnelle : malingre, bossu, les yeux fragiles, sujet à d’innombrables maladies, le poète était
persuadé de devoir tous ses maux aux études forcenées auxquelles il s’était livré depuis son plus
jeune âge. « Je me suis ruiné par sept années d’étude folle et acharnée au moment même où mon
organisme était en train de se former et devait se renforcer », confie-t-il en 1818 : il n’a pas
même alors vingt ans. « Et, par malheur, je me suis ruiné sans remède pour toute la vie, j’ai rendu
mon aspect misérable, et parfaitement méprisable toute cette grande partie de l’homme qui est la
seule dont tienne compte la foule . »
5

Un Leopardi qui ne se fût point voué à l’étude, qui n’eût point appris le latin, le grec, l’hébreu
et les langues modernes, fût-il pour autant devenu un athlète ou, tout au moins, un homme bien
portant ? Rien n’est moins certain. L’essentiel est, cependant, qu’il le croie et que, le croyant, il
construise autour de cette réalité individuelle palpable toute une doctrine de la vie lettrée,
susceptible de donner un sens à sa propre existence. Une âme de la trempe de celle de Leopardi
préfère se penser soumise à la loi générale des lettrés, fût-elle injuste, plutôt que victime d’un sort
aléatoire : l’ordre du savoir lui pèse moins que les coups imprévisibles du destin.
Ainsi le journal du poète abonde-t-il en remarques qui finissent par faire système : « On a déjà
observé que la vigueur du corps nuit aux facultés intellectuelles et favorise les facultés
imaginatives et, à l’inverse, que la faiblesse du corps est très favorable à la réflexion . » Ailleurs :
6

La faiblesse physique est profitable et la vigueur nuit à l’exercice et au développement des


facultés mentales, surtout lorsqu’elles sont liées à la raison. Inversement, l’exercice et le
développement de ces facultés nuisent au plus haut point à la vigueur et au bien-être du
corps. Voilà pourquoi Celse situe dans les études l’origine des maladies et de
l’affaiblissement des hommes, et chaque penseur ou lettré (studioso) en fait l’expérience sur
lui-même avec la détérioration individuelle de son corps . 7

Ailleurs encore : « L’étude est une chose des plus fatigantes . » Ou bien : « Les bossus ont
8

beaucoup d’esprit . »
9

Il y a quelque chose d’émouvant dans la litanie de ces énoncés à valeur générale, candidement
destinés à dissimuler l’atrocité d’un destin individuel derrière une tragédie humaine universelle.
Le lettré sera moins malheureux s’il se sait membre d’une communauté souffrant des mêmes
maux et s’il peut désigner explicitement un coupable. Et la coupable, ici, n’est autre que Dame
Nature, accusée d’avoir, dans ses plans, tout misé sur le corps, sans laisser de place au
développement de l’intelligence.
Rien n’est moins naturel, en effet, que les travaux de l’esprit. Sans doute y eut-il une époque,
reconnaît Leopardi, où la vigueur physique n’était pas incompatible avec les exercices
intellectuels, au temps béni de Platon et de Cicéron. La raison en est simple : dans l’Antiquité
classique, le savoir n’était pas aussi développé que maintenant ; sa maîtrise ne réclamait pas autant
d’études. Il n’en va plus de même aujourd’hui : le poète est bien obligé de constater que la
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culture à laquelle il appartient s’est construite délibérément contre l’ordre de la nature et contre
les nécessités primaires du corps.
Mais, à la différence de Rousseau, il n’en tire pas argument pour condamner la civilisation.
C’est bien plutôt la nature qu’il choisit d’incriminer, une nature à laquelle il refuse de soumettre
sa propre existence ou celle de l’humanité. Le lettré appartient par vocation au camp de
l’antiphysis : il n’est décidément pas de ce monde. Leopardi paiera très cher cette liberté
revendiquée, emporté par la maladie sans avoir atteint l’âge de quarante ans. La nature se sera
vengée de tant d’accusations proférées à son encontre.
Leopardi ne fut, hélas ! ni sa première ni sa dernière victime savante, même si les temps ont
changé : aujourd’hui, bien des lettrés fréquentent les salles de sport et font leur jogging
hebdomadaire, comme pour célébrer les noces nouvelles du corps et de l’esprit. La vengeance se
fait donc plus subtile ou plus ironique : Jorge Luis Borges devint aveugle alors qu’il était nommé
directeur de la Bibliothèque nationale d’Argentine, en 1955 ; huit cent mille livres lui furent
ainsi donnés et retirés simultanément. D’autres titulaires de ce poste prestigieux avaient eu droit
au même sort : José Marmol et Paul Groussac . Mais à l’ironie cruelle et répétitive de la nature
11
répondit celle, plus grande ou plus fière, de Borges lui-même, qui fit de cette cécité une part de
sa propre légende et y trouva la source de son inspiration poétique :
De faim et de soif (selon une histoire grecque)
Se meurt un roi entre sources et jardins ;
Moi, sans but, je fatigue les confins
De cette haute, vaste, aveugle bibliothèque . 12

N’est-ce pas la condition de tout lettré, à toute époque, qui est décrite ici ? Nul besoin d’être
aveugle, en effet, pour subir le supplice de Tantale : face à l’immensité du savoir qui s’offre à lui,
l’étudiant fait la dure expérience de son incapacité physique à tout embrasser. Le corps se refuse à
veiller, les yeux se ferment, l’esprit se brouille, l’estomac se serre, les membres s’ankylosent :
« Ce n’est pas aujourd’hui que tu finiras cette page », lui crie tout son être. Il la finira, pourtant, et
en finira d’autres, jusqu’au plus profond de la nuit : sacrifier le corps restreint au bénéfice du
corps étendu, c’est le courage du lettré.

1. Ernst H. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi (1957), dans Œuvres, Paris, Gallimard, 2000, p. 657-658.

2. Sima Qian, Mémoires historiques, chap. 47, trad. André Lévy, dans Confucius, Entretiens avec ses disciples, Paris, Flammarion,
1994, p. 217.

3. Les halls d’accueil au pied des tours ont vingt-sept mètres de hauteur, les salles de lecture douze. Voir les plans de
Dominique Perrault, Bibliothèque nationale de France, 1989-1995, Bâle, Birkhäuser, 1995, p. 130-143.

4. Celse, De medicina, Londres, Heinemann, 1971, p. 44 (l. I, 2, 1).

5. Giacomo Leopardi, lettre à Pietro Giordani, 2 mars 1818, dans Lettere, Milan, Mondadori, 2006, p. 128 : « [...] io mi sono
rovinato con sette anni di studio matto e disperatissimo in quel tempo che mi s’andava formando e mi si doveva assodare la
complessione. E mi sono rovinato infelicemente e senza rimedio per tutta la vita, e rendutomi l’aspetto miserabile, e
dispregevolissima tutta quella gran parte dell’uomo, che è la sola a cui guardino i più [...]. »

6. Id., Zibaldone, Milan, Mondadori, 1997, vol. I, p. 115 (pagination du manuscrit autographe) (7 juin 1820) : « Ed è cosa già
osservata che il vigor del corpo nuoce alle facoltà intellettuali, e favorisce le immaginative, e per lo contrario l’imbecillità del
corpo è favorevolissima al riflettere [...]. » Trad. Bertrand Schefer, Paris, Allia, 2004.

7. Ibid., p. 1597-1598 (31 août-1er septembre 1821) : « [...] la debolezza corporale giova, e il vigore nuoce all’esercizio e allo
sviluppo delle facoltà mentali massime appartenenti alla ragione. E viceversa l’esercizio e lo sviluppo di queste facoltà nuoce
estremamente al vigore e al ben essere del corpo. Onde Celso fa derivare l’indebolimento degli uomini e le malattie dagli studi, e
ciascun pensatore o studioso ne fa l’esperienza in se, quanto al deterioramento individuale del suo sorpo. » Trad. d’après B.
Schefer.

8. Ibid., vol. II, p. 2702 (20 mai 1823) : « Lo studio è cosa faticosissima. » Trad. B. Schefer.

9. Ibid., vol. I, p. 1610 (2 septembre 1821) : « [...] i gobbi hanno molto spirito. » Trad. B. Schefer.

10. Ibid., p. 207-208 (11 août 1820), 233 (8 septembre 1820), 1599-1602 (31 août-1er septembre 1821).
11. Voir Jorge Luis Borges, Essai d’autobiographie (1970), dans Livre de préfaces, Paris, Gallimard, 1980, p. 280.

12. Id., « Poema de los dones » (1959), dans El hacedor, repris dans Obras completas, t. II : 1952-1972, Barcelone, Emecé, 1989,
p. 187 : « De hambre y de sed (narra une historia griega) / Muere un rey entre fuentes y jardines ; / Yo fatigo sin rumbo los
confines / De esa alta y honda biblioteca ciega. » Trad. d’après Jean-Pierre Bernès, dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard,
1999, p. 29 (« Poème des dons », dans L’Auteur).
III

LE SEXE

Pendant des siècles, l’existence d’une femme lettrée évoqua au mieux l’idée d’une chimère, au
pire celle d’un personnage de farce, quand ce ne fut pas, comme souvent, les deux à la fois : chez
Molière, les femmes savantes, quoique assurément comiques, ne sont ni réellement savantes ni
vraiment femmes.
Nulle raison biologique ou génétique à ce déséquilibre entre les sexes : on n’a pas encore
montré que le gène du lettré fût spécialement lié au chromosome Y, et il y a peu de risque qu’on
y réussisse jamais, s’il est vrai que l’existence lettrée ne saurait se concevoir que dans l’opposition
à tout déterminisme de quelque sorte que ce fût. Le lettré est fondamentalement un être libre,
détaché des contraintes immédiates de son existence. Les textes l’ont délivré de son propre
contexte.
Mais si le lettré est un miracle, la femme lettrée en est un doublement. Car il faut encore que
les moyens de cette liberté soient donnés et le choix permis. Rares sont les sociétés offrant à
chacun la chance de s’engager dans la direction qui convient le mieux à ses talents et aux valeurs
qu’il veut défendre.
Virginia Woolf imagine ainsi l’enfance d’une petite sœur de William Shakespeare, Judith . Elle
1

regarde partir son frère à l’école pendant qu’elle reste à la maison ; elle dérobe aux soins
domestiques de rares moments pour lire en cachette certains des livres qu’il rapporte. Quand il
part pour Londres commencer une carrière dans le théâtre, son père la force à prendre mari. Si
elle résiste et s’enfuit, elle est tôt ou tard condamnée à tomber dans les rets d’un homme qui lui
fera un enfant, et la vie domestique reprendra fatalement le dessus. Woolf n’imagine pour elle
d’autre issue que le suicide.
Quand les filles n’ont pas droit à l’éducation libérale à laquelle ont accès les garçons, quand les
universités leur sont fermées (Woolf souligne qu’à son époque encore, c’est-à-dire dans les
années 1920, les dames n’ont pas le droit de pénétrer seules dans certaines bibliothèques
d’Oxford ou de Cambridge ), quand une moitié de l’humanité est congénitalement destinée à
2

l’ignorance ou à un simple vernis de culture à usage mondain, comment le mot de lettré pourrait-
il s’accorder au féminin ? La grammaire a des virtualités qui mettent parfois longtemps avant de
se réaliser.
Le constat de cette exclusion, qui a été formulé à bien des reprises dans les derniers siècles, est
malheureusement encore d’actualité dans certains pays du monde. Mais on doit l’une de ses
formulations les plus aiguës et les plus émouvantes à celle qui peut-être fut la femme la plus
savante du XVIIIe siècle, et dont l’histoire est propre à susciter tour à tour admiration et
compassion. Membre de la haute aristocratie, Émilie du Châtelet éprouva en effet deux passions
majeures, les sciences et Voltaire. Au titre de la première, elle traduisit Newton et Leibniz et
correspondit d’égal à égal avec les plus éminents savants d’Europe. La seconde passion la
conduira à vivre quelques années de bonheur partagé avec son grand homme. La fin de son
existence est caractéristique de ce que fut le destin féminin pendant de longs siècles : elle meurt à
quarante-deux ans, après avoir donné une petite fille à son amant d’alors, le poète Saint-Lambert.
Dans les mois qui précèdent, pour ne pas « perdre le fruit de [son] travail, en cas [qu’elle]
meure en couches », elle se lance dans une course désespérée contre le temps : « Je me lève
à 9 heures », écrit-elle, « quelquefois à 8, je travaille jusqu’à 3, je prends mon café à 3 heures, je
reprends le travail à 4, je le quitte à 10 pour manger un morceau seule, je cause jusqu’à minuit
avec monsieur de Voltaire, qui assiste à mon souper, et je reprends le travail à minuit,
jusqu’à 5 heures . » Admirable démonstration de courage et de lucidité face à la fatalité
3

biologique.
Ce n’est sans doute pas un hasard s’il revient à une femme d’avoir fait sentir avec le plus
d’acuité le caractère proprement existentiel de l’activité lettrée. Dans son Discours sur le bonheur,
madame du Châtelet propose en effet l’un des plus beaux et des plus pertinents éloges de la quête
du savoir, dont elle analyse le rôle dans la vie en général et, en particulier, dans celle des femmes.
L’argumentation tient en deux points. Premièrement, « l’amour de l’étude est de toutes les
passions celle qui contribue le plus à notre bonheur ». La raison en est qu’on y « trouve
renfermée une passion dont une âme élevée n’est jamais exempte, celle de la gloire », gloire qui
n’est pas nécessairement celle que procurent les contemporains. Bien au contraire, la gloire
propre du lettré provient essentiellement de la postérité : c’est là-dessus qu’il fonde son existence.
Sans doute l’espérance de cette gloire à venir n’est-elle le plus souvent que vanité – si tant est
que toute gloire ne soit pas elle-même par principe une illusion. Mais le plaisir que procure cette
vanité, lui, « n’est point une illusion : car il nous prouve le bien réel de jouir de notre réputation
future ». Même dans le présent le plus immédiat, nous avons besoin de jouir de l’avenir.
Autrement, « qui travaillerait pour ses enfants, pour la grandeur de sa maison » ? Le désir de
gloire future fait donc une puissante raison de vivre, où l’étude occupe une place de premier
ordre.
L’argumentation de madame du Châtelet n’est certes pas entièrement originale : on y
reconnaît l’influence de Cicéron et du discours moraliste sur l’amour-propre . Par ailleurs, le
4

propos ne concerne parmi les savants que ceux qui produisent quelque écrit, en excluant de fait
les simples lecteurs. Mais il faut avouer que peu d’auteurs ont exposé en si peu de mots et avec
autant de clarté la nécessité proprement existentielle du travail lettré.
Et les femmes dans cette affaire ? C’est ici que le raisonnement prend un tour inédit. Car, une
fois posé l’amour de la gloire comme principe de vie, il faut bien convenir que les hommes ont
beaucoup plus de possibilités de le satisfaire que les femmes. Les carrières publiques leur sont
ouvertes – guerre, politique, diplomatie – tandis que, poursuit la marquise, « les femmes sont
exclues, par leur état, de toute espèce de gloire, et quand, par hasard, il s’en trouve quelqu’une
qui est née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les
exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état ». La
conclusion s’impose alors : « l’amour de l’étude est bien moins nécessaire au bonheur des
hommes qu’à celui des femmes » ; pour « la moitié du monde », c’est même la seule façon
d’acquérir de la gloire, et pourtant « c’est cette moitié justement à qui l’éducation en ôte les
moyens, et en rend le goût impossible ».5

On retombe ainsi sur le scandale dénoncé par Virginia Woolf deux siècles plus tard : la
difficulté pour les femmes d’entrer dans l’ordre des lettres et du savoir. Mais le propos de
madame du Châtelet va plus loin que le simple constat de cette difficulté. Il souligne
spécifiquement l’importance vitale des lettres pour une portion de l’humanité à qui précisément,
par une terrible ironie du sort, on la refuse. Il y a là quelque chose de proprement tragique, et qui
émeut sans qu’il soit besoin de songer aux destinées si désolantes d’Émilie et de Virginia.
On songe à tant de lettrées qui eussent pu peupler nos livres et notre mémoire et qui, fantômes
absents, parcourent les rayons des bibliothèques, effleurant de regards vides et de doigts
transparents des volumes qu’elles n’auront jamais ouverts durant une vie surchargée d’épouse et
de mère. Leur esprit ne s’est frotté qu’à des conversations de marché ; leurs yeux se sont perdus à
compter des mailles de tricot plutôt qu’à déchiffrer des caractères alphabétiques ; leurs mains,
rougies par les lavages, n’ont jamais connu le noir de l’encre. À cette moitié invisible du monde
lettré, à ces êtres à jamais perdus pour le haut savoir, l’hommage s’impose.
C’est miracle alors que, malgré tout, l’œuvre et le nom de femmes de lettres soient parvenus
jusqu’à nous, depuis tant d’époques et de mondes divers : Marie de Gournay, Christine de Pisan,
Hypatie d’Alexandrie... Grâces soient rendues à leurs parents qui, souvent contre la pression de
l’entourage, leur donnèrent la formation et l’espace indispensables au travail lettré.
Avoir « une pièce à soi » (a room of one’s own ) : telle est, selon Virginia Woolf, l’une des
6

conditions nécessaires pour qu’une femme puisse devenir lettrée. Il lui faut pouvoir se créer un
lieu coupé des contingences de la vie domestique. Un lieu et aussi, devrait-on ajouter, un
moment. Pour Sei Shônagon, grande dame de la cour impériale de Heian, autour de l’an mil, cet
espace fut celui du lit ou, plus exactement, de l’oreiller : petit objet carré en bois ou en
céramique où l’on reposait la tête, et dont l’intérieur faisait office de boîte. Ce temps fut celui de
la nuit, quand la suivante de la princesse Sadako sortait du meuble la liasse de papier que
l’impératrice lui avait donnée pour y consigner ses impressions du jour. Telle fut l’origine de son
Cahier d’oreiller (Makura no sôshi), l’un des plus beaux livres du monde.
Mais on ne peut garder longtemps un espace à soi seul. Un jour, un beau militaire vint rendre
visite à Sei Shônagon. Il aperçut sur une natte le livre qui traînait, s’en saisit et l’emporta. C’est
ainsi que le monde put jouir de l’œuvre secrète . 7

Et pourtant, malgré cette publication forcée et vécue comme un viol, Sei Shônagon n’en
continua pas moins de garder un espace à elle, que personne ne put lui enlever : celui de
l’écriture. En tant que femme, en effet, et quoique fille du grand poète Kiyohara Motosuke, elle
n’avait pas accès à la culture littéraire classique et officielle, en langue chinoise ; elle ne connaissait
que le japonais et l’écriture syllabique ; elle n’avait presque aucun des titres ou des savoirs qui lui
auraient permis de se dire lettrée. Il lui fallut donc se créer tout un monde poétique propre,
marginal par rapport à la culture savante masculine : anecdotes futiles de la vie de cour, détails
vestimentaires, intrigues amoureuses, sans compter la nature partout présente, arbres, paysages,
oiseaux, insectes...
Ainsi la femme lettrée doit-elle souvent se créer pour elle-même une forme ou un domaine de
connaissance spécifique, indépendant du savoir des hommes : les sensations et le vécu quotidien
furent pour Sei Shônagon cet espace de liberté intellectuelle ; Émilie du Châtelet, quant à elle, le
trouva dans la physique newtonienne, que méprisaient alors la plupart des savants français. Ce
faisant, la maîtresse de Voltaire prépara le triomphe de Newton en France, et l’humble dame
d’honneur de l’impératrice servit de modèle insurpassé à une littérature de langue japonaise qui
commençait alors à peine d’exister.
Quand la tradition lettrée est interdite aux femmes, la chance paradoxale qui leur est réservée
est de pouvoir en inventer une nouvelle. Une autre possibilité d’enfantement leur est offerte. La
différence sexuelle existe donc, même chez les lettrés. Mais au prix de combien de souffrances et
de frustrations ?

1. Virginia Woolf, A Room of One’s Own (1929), Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 60-62 (trad. fr. : Une chambre à soi,
Paris, 10-18, 1996, p. 70-73).

2. Ibid., p. 9.

3. Émilie du Châtelet, Les Lettres de la marquise du Châtelet, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1958, vol. II, p. 294 (lettre à
Jean-François de Saint-Lambert, vers le 15 juin 1749) ; citée par Robert Mauzi dans son édition du Discours sur le bonheur, Paris,
Les Belles Lettres, 1961, p. 54-55.

4. Voir notamment, chez Cicéron, le discours Pour le poète Archias, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 40-43 (§ 12-16), ainsi
que les Tusculanes, Paris, Les Belles Lettres, 1968-1970, vol. I, p. 4-8 (l. I, § 1-8) ; vol. II, p. 139-142 (l. V, § 68-72).

5. Les citations de madame du Châtelet sont tirées de son Discours sur le bonheur, Paris, Payot & Rivages, 1997, p. 52-55.

6. Woolf parle effectivement d’une « pièce à soi », et non pas d’une « chambre à soi » ou d’une « chambre à part »,
contrairement à ce que laissent entendre certaines traductions françaises.

7. Sei Shônagon raconte elle-même l’événement à la fin de ses Notes de chevet, Paris, Gallimard / Unesco, 1985, p. 280-281.
IV

L’HORAIRE

Ars longa, vita brevis . L’aphorisme n’ouvre pas le corpus hippocratique par hasard. Il évoque en
1

peu de mots une donnée fondamentale de l’existence lettrée : l’incommensurabilité du savoir et


du savant, ou l’impossibilité d’accommoder l’étendue du premier aux capacités du second. Peut-
il en être autrement lorsque, par principe, le lettré essaie d’embrasser toute la masse des
connaissances accumulées par les générations qui l’ont précédé ? On ne saurait réunir en une
seule vie le contenu de plusieurs, fussent-elles passées et lointaines, comme on peut tenir entre
ses doigts une montagne placée à l’horizon.
Sans doute la succession des siècles use-t-elle le savoir plus qu’il n’est souhaitable : les
manuscrits se perdent, les textes se corrompent, la compréhension se fragmente, les roches
deviennent sable et se dispersent dans la mer, les cimes bleuissent et se dissolvent dans l’azur. Il y
a de la déperdition, inéluctablement. Mais le métier de lettré impose justement de ne pas se
laisser abuser par le jeu de la perspective et de prendre les réalités pour ce qu’elles furent en leur
temps, non pour ce qu’elles nous apparaissent. Il faut recoller les morceaux, quitte à se laisser
écraser par le rocher ainsi reconstitué. Tel est le drame du savant – ou sa tragédie.
Le problème se pose surtout de façon pratique : comment faire entrer en une journée la
substance de tant de jours enfuis ? La première solution consiste à retarder sa montre de quelques
siècles, à laisser le passé gouverner le présent et à se mettre à l’heure des livres, sans se soucier des
nécessités du moment. Ainsi de Victor Cousin qui, selon le témoignage d’un de ses disciples,
vivait dans l’irrégularité la plus complète ; déjeunait, « sans heure fixe », d’« une côtelette » et
d’« une cuillerée de confiture, avec un verre d’eau rougie » ; n’allait dormir que lorsqu’il ne
pouvait vraiment plus reculer le moment fatidique (« Je monte à l’échafaud, quand je me
couche », disait-il) ; se rendait chez le libraire à l’aube, en plein hiver, sans prendre de
manteau – ou sous la pluie sans parapluie, sinon plié sous le bras ; n’accordait aucun soin à sa
toilette ; était tout entier dans ses pensées et ses livres, sans que jamais livres et pensées
l’abandonnassent à lui-même . Vie non autonome, soumise à l’urgence paradoxale d’un savoir
2

hors d’âge.
À l’autre extrême, voici Kant, se levant à cinq heures moins cinq, allant faire son cours à
l’université à sept heures, déjeunant copieusement à une heure, se promenant de cinq à six, lisant
de six heures à neuf heures trois quarts, se couchant à dix heures et se disant alors, après s’être
méticuleusement « empaqueté » (emballiert) dans sa couverture « comme dans un cocon »
(gleichsam wie ein Kokon eingesponnen) : « Un homme peut-il se porter mieux que moi ? » Et cela
3

jour après jour, avec une ponctualité de métronome et selon un rituel immuable. On ne saurait
mener d’existence plus éloignée de celle, chaotique, de Victor Cousin. Pourtant, cette vie d’une
régularité si extraordinaire qu’elle inspira à un contemporain une comédie , cette vie dont nul
4

accident ne vient déranger l’ordonnance imperturbable, cette vie de lettré accaparé par les
lectures et la pensée est-elle mieux accordée que celle du philosophe français à la nature propre
du temps, qui est toute spontanéité et accommodement aux circonstances ? Rien n’est moins
sûr. L’ordre excessif des journées de Kant ne dénote pas un moindre mépris des contingences
courantes que le désordre inhérent à la vie de Cousin. Le retour quotidien des mêmes activités
est façon d’ignorer toute la puissance de changement que renferme le flux temporel. Dans les
deux cas, il s’agit d’une existence aliénée, entièrement consacrée aux textes du passé et tournant
le dos, tout bonnement, au présent.
Kant et Cousin ne vivent pas dans le temps de tout le monde ni même dans le leur propre,
mais dans celui de la culture et des livres, lesquels, dans l’infini corridor de la succession du
passé, du présent et du futur, ménagent une porte dérobée, ouverte sur l’ailleurs, sur le hors-
temps. Une bibliothèque est une machine à sortir du monde et à faire éclater les cadres trop
étroits de la temporalité quotidienne. Ne vous hâtez pas de prendre pour un simple obsessionnel
le lecteur qui s’y rend tous les jours à la même heure : paradoxalement, l’intemporel aime les
rendez-vous à heure fixe. C’est même la seule manière de l’apprivoiser ; sinon, si vous ne lui
donnez de votre propre mouvement une portion délimitée de la journée, il la dévorera tout
entière. Qui ne se conforme pas à cette règle, comme Cousin, risque de voir sa vie tourner au
chaos ou, pis, détruite.
La vie du lettré est excentrique par principe ou, plus précisément, excentrée, c’est-à-dire
ordonnée à un autre centre : les textes, qui lui imposent leur loi. D’où l’enjeu de cette
ordonnance : changez les textes que vous lisez, vous changerez la vie – du moins, la vôtre.
Inversement, vous ne pouvez changer de lecture qu’en changeant de vie. Aussi n’est-il pas
étonnant que l’emploi du temps ait été l’un des objets les plus discutés par l’humanisme de la
Renaissance : la prise en compte de textes nouveaux – et nouveaux parce que antiques – suppose
que place leur soit faite dans la journée. L’emploi du temps reflète cette exigence. Passant de la
férule scolastique de la Sorbonne à celle des humanistes, Gargantua voit sa journée
démesurément allongée : il ne se lève plus entre huit et neuf heures, mais à quatre. Aucun
moment n’est plus perdu : il étudie à son lever, en s’habillant, pendant ses repas et même à la
selle, où sont réservés, comme il se doit, « les poincts plus obscurs et difficiles ». La journée du
5

géant est une journée de géant, aussi extensible que les immenses domaines du savoir à explorer.
Et ce qui est vrai pour Gargantua l’est aussi, toutes proportions gardées, pour n’importe quel
érudit de la Renaissance.
Quelque trente ans plus tard, répondant à des accusations lancées contre lui, Pierre de Ronsard
se défend en décrivant par le menu son horaire . Lever, lecture pendant quatre ou cinq heures,
6

messe, déjeuner, promenade un livre à la main, jeux ou exercices physiques : quoique moins
chargée, la journée du poète n’est pas fondamentalement différente de celle du géant. Elle définit
en creux l’existence d’un adversaire hypothétique qui paresserait au lit, perdrait son temps en
fadaises et billevesées et resterait enfermé ou, proprement, cloîtré. Le type même de cet
adversaire, en effet, c’est soit, pour Ronsard, le prédicateur calviniste fanatique, soit, pour
Rabelais, le moine inculte, dont toute la vie se dilapide en offices religieux inutiles et répétitifs :
matines, laudes, tierce, sexte, none, vêpres, complies.
À cette organisation canonique de la journée les humanistes opposent un contre-modèle
d’emploi du temps, fondé sur un certain équilibre entre étude et activité physique. La prière a
beau toujours y occuper une place, elle partage largement ses prérogatives avec la lecture des
textes profanes. Au Livre ont succédé les livres, non pour détrôner celui-là, mais pour le
compléter : l’acte même d’étudier et de connaître se trouve ainsi investi d’une importance
auparavant réservée aux rites. Car si Dieu se révèle en sa création, alors l’étude de l’homme et du
monde n’est plus un simple passe-temps : c’est le plus sacré des devoirs, celui qu’après Platon
Aristote nommait « contemplation » (theôria).
À l’époque de la Renaissance, ce changement de statut du lettré ne va pas sans problème : il
faut bousculer non seulement les institutions religieuses, mais aussi une tradition antique bien
attestée, essentiellement romaine, selon laquelle la lecture relèverait du seul loisir. Comment
transformer l’otium cicéronien en negotium, autrement dit, le délassement en occupation à part
entière ? Comment en faire un officium d’une dignité équivalente aux charges ecclésiastiques ? Tel
est précisément le rôle des récits d’emploi du temps : en organisant toute la journée autour de
l’étude, ils élèvent ce qui n’était auparavant que loisir à la dignité d’un métier, voire d’une
mission. Le clerc nouveau est né, auquel l’ancienne cléricature des couvents et presbytères cédera
bientôt toute sa dignité. L’homme libre ne déchoit plus en se livrant aux lettres, qui peuvent
l’occuper tout autant que la profession de marchand ou d’artisan : il suffit de savoir bien
employer ses heures.

1. Telle est la traduction latine traditionnelle du premier aphorisme d’Hippocrate, [Œuvres], t. IV, Cambridge, Harvard
University Press, 1992 (Aphorismes [Aphorismoi], I, 1) : « Ho bios brakhus, hê de tekhnê makrê [...]. »

2. Jules Barthélémy-Saint-Hilaire, M. Victor Cousin, sa vie et sa correspondance, Paris, Hachette, 1895, t. II, p. 510-513.

3. Voir Ehrgott Andreas Christoph Wasianski, Immanuel Kant in seinen letzten Lebensjahren. Ein Beitrag zur Kenntnis seines
Charakters und häuslichen Lebens aus dem täglichen Umgange mit ihm, dans Ludwig Ernest Borowski et al., Wer war Kant ?, s. l., Neske,
1974, p. 225 : « kann ein Mensch gesunder sein, als ich ? »

4. Voir Theodor Gottlieb von Hippel, Der Mann nach der Uhr, oder der ordentliche Mann. Ein Lustspiel in einem Auzuge (1766),
dans Sämmtliche Werke, t. X : Kleinere Schriften, Berlin, Reimer, 1828, p. 371-416 ; trad. fr. : L’Homme à la minute, comédie en un acte,
dans Adrien Chrétien Friedel, éd., Nouveau théâtre allemand, t. IV, Paris, 1782, p. 255-328.

5. François Rabelais, Gargantua (1535), chap. XXIII, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, p. 65.

6. Pierre de Ronsard, Discours des Miseres de ce temps, dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1994, p. 1055-
1057 (« Response de Pierre de Ronsard aux injures et calomnies de je ne sçay quels predicantereaux et ministreaux de Genéve »,
1563, v. 477-552). Voir Yvonne Bellanger, Le Jour dans la poésie française au temps de la Renaissance, Tübingen, Gunter Narr, 1979,
p. 77-78.
V

L’INSTRUCTION

C’est un tableau du musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Un tableau si sombre qu’on aurait
tendance à passer devant sans même le voir : la ténèbre recouvre neuf dixièmes de sa surface.
Mais le sujet n’est pas moins obscur que son apparence.
On aperçoit deux personnages. Un vieillard à la barbe poivre et sel, la tête tournée de trois
quarts vers la gauche, regarde le spectateur. Il tient entre ses mains, debout et un peu penché vers
l’arrière, un grand objet rectangulaire, sorte de trou noir posé sur la limite inférieure de l’image,
laquelle paraît coïncider avec une table.
Un enfant de profil, visible à partir du buste, examine attentivement l’objet en question, qui se
révèle être un miroir. Derrière le miroir, quatre ou cinq livres posés l’un sur l’autre. Telles sont
les seules composantes de l’image : un vieillard, un enfant, un miroir, quelques livres. On a beau
chercher, rien d’autre n’apparaît.
Rien d’autre, sinon le fait même de l’apparition ou ce qui la rend possible, à savoir la lumière.
Car le plus frappant de ce tableau n’est pas dans la simple liste de ses éléments : il figure ailleurs,
dans le traitement radical du clair-obscur, selon la pure tradition caravagesque.
Tombant du coin supérieur droit du tableau, la lumière vient mettre en relief quelques
éléments précis : le visage de l’homme, rendu de façon réaliste, rides creusées, peau marquée par
le temps ; sa main gauche, aux plis profonds, aux articulations rougies, qui tient le haut du
cadre ; sa main droite, dont l’index tendu, posé sur le miroir, semble désigner soit le miroir lui-
même, soit l’image qui s’y reflète ; la tête de l’enfant, dont seuls sont éclairés le front, l’œil, le nez
et l’oreille. Tout le reste, et en particulier la partie inférieure du visage de l’enfant, est laissé dans
la pénombre, sinon l’obscurité complète, en dehors de la main droite du garçon posée sur la
table, l’autre main aidant à tenir le miroir.
Juan Do : Un maître et son élève (83 x 107 cm). Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.

Le tableau est attribué à Giovanni (ou Juan) Do, un peintre espagnol né près de Valence
vers 1604 et qui, arrivé à Naples en 1623, y fit toute sa carrière. Il y mourut en 1656. Giovanni
Do est peu connu et, du reste, on ne lui assigne aucun tableau avec certitude . 1

Si le visiteur du musée de Bordeaux ne fait pas l’effort de se pencher sur l’étiquette, il aurait
tendance, spontanément, à reconnaître en cette œuvre la main de Jusepe de Ribera, le grand
peintre espagnol de Naples, dans l’entourage de qui Do travailla en effet. Le visage buriné du
vieillard rappelle bien la manière de l’Espagnolet.
De façon plus précise encore, les deux personnages du tableau évoquent curieusement d’autres
figures de Ribera : l’homme pourrait bien être celui qui a posé pour le Diogène de la galerie de
Dresde, de 1637, et pour l’Astronome du musée de Worcester, dans le Massachusetts, de 1638 ;
le garçon a un profil identique au jeune Jacob béni par son père, du musée du Prado, aussi daté
de 1637 . Ces similarités sont troublantes : si elles n’obligent pas à considérer Ribera comme
2

l’auteur du tableau de Bordeaux, puisque les modèles pouvaient circuler entre son atelier et celui
d’un confrère, elles forcent néanmoins à le dater de la même période.
Mais la question de l’auteur du tableau est secondaire ici. Le vrai problème qu’il pose est
ailleurs : quel en est le sujet ?
Heureusement, l’énigme se résout vite, car le musée de Bordeaux a eu l’obligeance d’apposer
un cartel aidant à la compréhension de l’image . Il s’agit, selon l’exégète officiel, d’une
3

représentation allégorique de l’éducation. Le maître tend à son élève un miroir dans lequel celui-
ci observe la vérité du monde. Rélégués en arrière-plan, les livres ont été écartés par l’adulte :
c’est par lui-même, de la façon la plus directe possible, dans sa perception personnelle du monde
et dans le reflet de sa propre conscience, que l’enfant est invité à découvrir la vie.
Le tableau ferait ainsi l’éloge d’une pédagogie de l’expérience immédiate, qui refuse le passage
traditionnel par les textes, les manuels, les traités. C’est une belle leçon, ô combien prophétique !
pour l’enseignant d’aujourd’hui, et l’on n’imagine pas sans quelque frémissement les classes
visitant le musée de Bordeaux sous la houlette de leur professeur – un professeur forcément
rompu à toutes les nouveautés pédagogiques –, et s’extasiant de concert sur cette représentation
picturale qui remet le livre à sa juste place : la dernière.
L’interprétation du musée se révèle même trop timide. Poussons plus loin sur la voie de la
modernité : le miroir ainsi mis en avant ne préfigure-t-il pas le règne à venir de l’image ? Sa
forme rectangulaire n’annonce-t-elle pas l’écran de l’ordinateur, qui partout se substitue au livre ?
Il y aurait là décidément un témoignage curieux de la prescience de l’artiste, qui devrait
permettre à ce Triomphe de la pédagogie moderne de figurer en bonne place dans toutes les écoles de
formation des maîtres...
À moins bien sûr que, par malheur, un certain nombre d’arguments, externes et internes,
n’obligent en fait à reconsidérer la signification de ce tableau et à remettre en question la lecture
proposée par le musée.
Le premier argument est de caractère historique. Une bonne manière de légitimer
l’interprétation officielle serait en effet de l’ancrer dans l’histoire des idées du XVIIe siècle ;
l’auteur du panonceau ne s’en est pas soucié de manière explicite, sans doute de peur de se
rendre incompréhensible à des collégiens, mais il faut maintenant le faire à sa place : cet éloge
pictural de l’expérience personnelle contre la culture livresque et contre les maîtres anciens ne
pourrait vraiment s’entendre que dans le contexte d’une diffusion européenne du cartésianisme.
Les livres écartés, ce serait la première partie du Discours de la méthode :
[...] sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai
entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle
qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le
reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de
diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même
dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les
choses qui se présentaient, que j’en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je
pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant
les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé,
que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet [...] .4

Le miroir plan et vide figurerait alors assez bien l’exercice de table rase auquel doit se livrer
l’élève pour se débarrasser de connaissances mal assurées. C’est la deuxième partie du Discours :
« pour toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux
faire que d’entreprendre une bonne fois de les en ôter ».
5

Enfin, le regard plongé dans son propre reflet représenterait le cogito individuel fondateur de
toute véritable science : troisième partie du Discours. Le tableau transcrirait ainsi sous une forme
plastique originale les principes de la philosophie cartésienne.
Alléchante interprétation. Le problème est que, du point de vue de la chronologie, elle ne
tient pas.
L e Discours de Descartes paraît en 1637, en français, à Leyde, et il faut raisonnablement
plusieurs années pour que ce texte se répande en Europe et parvienne jusqu’à Naples. Or,
comme on vient de le voir, le tableau lui-même ne peut avoir été peint beaucoup plus tard
que 1637, quand les modèles représentés travaillaient pour Ribera et son entourage. Si l’enfant
ne paraît pas avoir beaucoup grandi depuis le Jacob signé et daté de cette année, il ne faut pas que
le tableau de Bordeaux ait été réalisé trop longtemps après. Bref, on ne conçoit guère qu’en si
peu de temps, avant 1640, grosso modo, un tableau d’inspiration cartésienne ait pu être produit à
Naples – qui plus est par un peintre bien plus familier des commandes de sujets religieux que de
l’illustration de philosophies à la réputation suspecte.
Cet argument historique pourrait pourtant être relativisé si le commentaire du musée restait en
cohérence avec les principes qui régissent l’interprétation d’une image au XVIIe siècle. Or, tel
n’est pas le cas.
Le tableau se présentant comme une allégorie, il faut le lire selon les règles correspondantes.
L’exégète du musée semble croire, en particulier, à l’antagonisme axiologique des deux seuls
objets représentés dans le tableau : le miroir, connoté positivement, et les livres, auxquels
s’attacherait une valeur négative. Mais l’emblématique, qui fournit un répertoire de symboles à
tous les peintres de l’époque, ne fonctionne pas sur ce mode. D’une façon générale, dans un
emblème, les composantes d’une image s’additionnent les unes aux autres : leurs signifiés
fonctionnent en équivalence ou en synergie. Autrement dit, l’allégorie ne pratique pas l’ironie :
tout ce qu’elle figure est vrai et participe également à la définition de l’objet visé.
Pour qu’un élément soit placé en soustraction du sens général de l’ensemble, c’est l’acte même
de soustraction qui doit être représenté, de la manière la plus claire possible, de sorte que cet acte
soit lui-même doté d’un caractère positif. Par exemple, si le livre était conçu comme contraire à
la véritable éducation, il faudrait le voir lacéré au couteau, écrasé sous les pieds du maître, brûlé
de flammes vengeresses.
Or, on ne voit rien de tel : les livres du tableau de Bordeaux sont simplement placés au second
plan de l’image. Ainsi, quand Jean Baudoin représente le « Desir d’apprendre » par « vne Femme,
à qui l’on fait tenir vn miroir d’vne main, & de l’autre vn petit Chien », cela ne signifie pas que le
chien soit placé en antithèse du miroir : il est bien plutôt son complément ou son équivalent.
Car, explique Baudoin, « comme le Miroir represente les Images des choses qui luy sont
opposées, l’Esprit tout de mesme retient les Idées de ce qu’on luy monstre ; Dequoy l’on peut
dire que le Chien est encore vn symbole, dautant qu’il se laisse instruire & dresser à son Maistre
auec vne tres-grande facilité ».
6

Si un chien n’est pas l’opposé d’un miroir, combien moins un livre ! Sur un plat de majolique
daté d’environ 1555, la Prudence est représentée par une femme à double tête tenant en une
main un miroir dans lequel elle se mire et, en l’autre, un livre posé debout sur le sol . Cela ne
7

signifie nullement que le livre ne compte pas pour elle. Bien au contraire, l’autre face de la
Prudence étant celle d’un vieillard barbu, tournée du côté du livre, l’équivalence est clairement
posée entre, d’une part, le miroir, symbole habituel de la vérité, et d’autre part, le savoir
livresque.
De son côté, dans sa célèbre Iconologie, César Ripa propose deux représentations possibles de la
science, soit une femme tenant un miroir, soit une femme tenant un livre : on ne saurait mieux
8

exprimer l’interchangeabilité des deux objets.


Cette équivalence se retrouve aussi dans les emblèmes figurant la vérité. En effet, explique
Ripa, « le livre ouvert montre que, dans les livres, résonne la vérité des choses : il signifie donc
l’étude des sciences » ; quant au miroir, « il enseigne que la vérité n’est dans sa perfection que
9
lorsque [...] l’intellect se conforme aux choses intelligibles, de même que le miroir est bon
lorsqu’il rend la forme vraie de la chose qui y resplendit ».
10

Il n’y a donc pas de doute sur le sens général du tableau, tel que l’interprète le musée : il s’agit
bien d’une représentation allégorique de l’instruction.
Ripa invite ainsi à figurer cette dernière par un « homme d’aspect magnifique et vénérable, en
habit long, plein d’une gravité magnanime, un miroir à la main, à l’intérieur duquel se trouvera
un cartouche avec ces mots : INSPICE, CAVTVS ERIS ». « Regarde dedans, tu seras en
11

sûreté » : le miroir, en effet, « nous donne à comprendre que toute notre action doit être pesée et
mesurée aux actions des autres ».
12

Jean Baudoin propose une interprétation légèrement différente de la même image, mais
convenant très bien à notre tableau : l’homme « semble nous aduertir de rabattre la veuë sur nos
defauts, afin que trouuant des taches en nous-mesme, nous les effacions s’il est possible, comme
font ceux qui par l’aide du Miroir nettoyent ce qu’il y a de sale sur leur visage ». N’est-ce pas
13

exactement ce que fait l’enfant, le regard concentré sur son propre reflet ?
Quant aux livres, évidemment, loin de s’opposer au miroir, comme le croit l’exégète
d’aujourd’hui, ils en complètent la fonction. Selon Ripa, en effet, « sans livres, avec la seule voix
du Maître, il est difficile d’apprendre et de retenir un grand nombre de choses, car ils engendrent
en nous-mêmes la connaissance et la science ».14

Du reste, il n’est nullement besoin de se plonger dans les recueils d’emblèmes du XVIe et du
XVIIe siècle pour comprendre le sens et la valeur des volumes reliés qui figurent dans le tableau de
Bordeaux : un examen attentif de l’organisation picturale y suffit.
Comme on l’a vu, en effet, la lumière joue un rôle essentiel dans la structure signifiante de
l’image. À tout ce qu’elle vient frapper est aussitôt attachée une valeur positive : illuminés, le
visage et les mains du maître, usés par le temps, symboles de l’expérience acquise ; illuminé, le
front lisse et net du jeune élève, témoin d’une conscience encore vierge ; illuminés enfin, son
œil, son nez, son oreille et sa main droite, instruments privilégiés de l’intellect, de la perception
distanciée du monde et de l’action, tandis que reste dans l’ombre la bouche, organe du contact
matériel et d’un sens réputé inférieur.
Mais il est un dernier élément que la lumière vient mettre en valeur, trop subtilement, sans
doute, pour certains observateurs : c’est, derrière le miroir et en partie cachée par lui, comme s’il
en était l’équivalent ou le substitut, la page ouverte du livre le plus haut sur la pile.
Pour la compréhension du tableau, il est fondamental que ce livre soit ouvert, et non pas
fermé : visiblement, sa lecture reste en cours ou en attente au moment où le miroir est présenté.
Or, cette lecture par l’élève fournit aussi la clé de lecture de toute l’image : le maître, qui regarde
fixement le spectateur, ne semble rien faire d’autre que d’inviter ce dernier à suivre l’exemple de
l’enfant, à entrer dans le même processus, à laisser son regard dériver invinciblement vers la page
ouverte dans le coin inférieur droit du cadre.
Car si cette page, qui coïncide à peu près avec la ligne d’horizon du tableau, se réduit par le jeu
de la perspective à n’être plus qu’un mince trait blanc, cette tache blanche brille d’un éclat si pur
dans l’obscurité environnante qu’elle s’impose à l’évidence comme le point le plus lumineux de
tout le tableau, celui auquel se mesurent tous les autres éléments : non pas la source même de la
lumière, mais celle qui la reflète de la façon la plus parfaite. Y a-t-il plus belle et plus claire
allégorie du savoir que l’on trouve dans les livres, reflets d’une lumière étrangère venue illuminer
notre monde obscur ?
Certes, ce tableau est une image, mais une image qui, refusant paradoxalement la toute-
puissance des images, célèbre au contraire la force et la nécessité des textes, quand il s’agit
d’instruire et de transmettre. Voilà ce que Juan Do, ou Ribera, ou leur contemporain de Naples
ont voulu nous apprendre. Voilà aussi ce que n’a pas compris ou n’a pas voulu comprendre
l’exégète du musée de Bordeaux, tant la haine, même inconsciente, des livres possède le pouvoir
d’aveugler. En cela, du moins, le cartel se révèle instructif et exemplaire, peut-être, de toute une
époque.

1. Voir Nicola Spinosa, Ribera, Naples, Electa Napoli, 2003, p. 244.

2. Dans le catalogue procuré par Spinosa, le Diogène porte la cote A177 (une belle reproduction en est proposée dans Alfonso
E. Pérez Sánchez et N. Spinosa, Jusepe de Ribera 1591-1652, New York, Metropolitan Museum of Art, 1992, p. 122), l’Astronome
la cote A209 (reproduction dans Fernando Benito Doménech, Ribera 1591-1652, Valence, Bancaja, 1991, p. 129), La Bénédiction
de Jacob A170 (reproduit p. 126-127). D’une façon beaucoup plus hypothétique, on pourrait reconnaître le même modèle, mais
sans barbe, dans le Philosophe de 1631 conservé au musée d’art de l’université de l’Arizona, à Tucson (A72 ; reproduit dans F. B.
Doménech, op. cit., p. 70) et, avec des cheveux blancs, dans le Saint Philippe (A85) du Prado et le Vieux Mendiant (A236) de la
collection du comte de Derby à Knowley Hall, daté de 1640. Par ailleurs, indépendamment de la question du modèle, le
Philosophe de Tucson propose un effet de lumière semblable au tableau de Bordeaux : seules la tête et les mains sont éclairées. Il
existe enfin une copie d’un tableau perdu de Ribera représentant un Philosophe au miroir (cote B15).

3. Ce dispositif d’information était encore en place en avril 2007.

4. René Descartes, Discours de la méthode (1637), I, dans Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, 1953, p. 131.

5. Ibid., p. 134 (Discours, II).

6. Jean Baudoin, Iconologie, Paris, Mathieu Guillemot, 1644, II, p. 194 (s. v. « Desir d’apprendre »).

7. Voir Guy de Tervarent, Attributs et Symboles dans l’art profane, Genève, Droz, 1997, p. 298 ; ill. 26.

8. Cesare Ripa, Iconologia (1593), Rome, 1603, p. 444-445 (s. v. « Scienza »).

9. Ibid., p. 499 (s. v. « Verità ») : « Il libro aperto, accenna, che ne i libri si suona la verità delle cose, & per ciò è lo studio delle
scienze. »

10. Ibid., p. 501 (s. v. « Verità ») : « Et lo specchio insegna, che la verità allora, è in sua perfettione, quando, come si è detto,
l’intelletto si conferma con le cose intelligibili, come lo specchio è buono quando rende la vera forma della cosa, che vi risplende
[...]. » Le contexte du passage (il est question un peu plus haut de « la conformité [conformità] de l’intellect avec les choses
intelligibles ») oblige à lire le si conferma comme un si conforma.

11. Ibid., p. 18 (s. v. « Ammaestramento ») : « Huomo d’aspetto magnifico, & venerabile, con habito longo, e ripieno di
magnanima grauità, con vno specchio in mano, intorno al quale sarà vna cartella con queste parole. INSPICE, CAVTVS ERIS. »

12. Ibid. : « lo specchio ci da intendere, che ogni nostra attione deue esser calcolata, & compassata con l’attioni de gl’altri ».

13. J. Baudoin, op. cit., II, p. 129 (s. v. « Instruction »).


14. C. Ripa, op. cit., p. 445 (s. v. « Scienza ») : « senza libri solo con la voce del Maestro difficilmente si può capire, & ritenere
gran copia di cose, che partoriscono la cognitione, & la scienza in noi stessi ».
VI

L’EXAMEN

On n’est pas lettré tout seul. Certes, nul n’est empêché de jouir en solitaire de la littérature,
mais cette jouissance-là n’a rien de lettré : c’est celle de l’autodidacte, lequel s’oppose au lettré au
moins sur ce point. Le plaisir propre du lettré est d’ordre social même si, par aventure, il lui
arrive d’être relégué sur une île ou sur les pentes abruptes d’une montagne, à mille lieues de toute
civilisation. Le plaisir propre du lettré, c’est de représenter la civilisation à soi seul. La représenter
et, surtout, savoir qu’il la représente. Où qu’il aille, le lettré se reconnaît membre d’une
communauté et investi de sa légitimité, sinon de sa force.
L’examen est la source de tant d’assurance : rite d’entrée dans la communauté, il en est
souvent, depuis l’extérieur, la manifestation la plus visible puisque, par principe, le néophyte n’a
pas accès à la vie interne du groupe. Étrange puissance de transmutation que celle de ce rite : il
transforme le disciple en maître et le maître en pair. Tel est du moins le pouvoir de l’examen
ultime, celui au-delà duquel il n’y a plus d’examen et dont tous les autres ne constituent qu’une
image plus ou moins dégradée. Licence, maîtrise, agrégation : aujourd’hui encore, ces titres
expriment étymologiquement soit l’autorité dont bénéficie leur détenteur, soit l’appartenance à
une communauté nouvelle. Mais ce sont une autorité et une communauté paradoxales.
En 870, le vingt-troisième jour du troisième mois, à Heiankyô, « capitale de la paix »,
communément appelée Kyoto aujourd’hui, Sugawara no Michizane passa son examen. Il n’était
âgé que de vingt-six ans, quand les autres candidats avaient souvent atteint la trentaine ou la
quarantaine. Enfermé dans une pièce, il dut rédiger deux essais sur des sujets imposés. Dans le
premier, qui devait expliquer l’origine de noms de famille obscurs, Michizane rappela d’abord
comment le premier empereur chinois légiféra sur les patronymes, puis il procéda à l’élucidation
des noms demandés. Le second essai porta sur les tremblements de terre : il s’agissait d’expliquer
pourquoi le sol bougeait, et de rappeler les interprétations chinoise et indienne de ce
phénomène. Si l’on en juge par les copies qui nous sont parvenues – miracle des archives –,
Michizane se tira avec honneur de ces deux exercices, brassant admirablement connaissances
historiques et doctrines confucéenne, taoïste et bouddhiste, le tout en une langue chinoise
classique au style fort alambiqué, conformément à l’usage des lettrés japonais. Conforme à cet
usage fut aussi la protestation d’humilité par laquelle se conclut le second essai :
Moi, Michizane, regardant avec timidité dans la direction du fleuve Bleu et du fleuve Jaune,
j’ai honte de mon incapacité à traverser le vaste océan. J’ai beau souhaiter maîtriser l’art de
l’expression claire, je me perds sur le sentier parmi les nuées. Comment pourrais-je traiter
de mystères obscurs ou discuter de ce que je ne puis ni voir ni entendre ? Je n’ai pas le loisir
de visiter le pays du duc de Chou et de Confucius, ou de laisser mon esprit vaguer en
compagnie de Tchouang-Tseu ou du Bouddha. Incapable de résoudre toutes les difficultés,
je ne saurais éviter l’erreur .
1
L’humilité de Michizane n’était pas excessive : effectivement, à vingt-six ans, il n’avait jamais
franchi la mer pour se rendre sur le continent ; sa connaissance de la civilisation chinoise n’était
pas moins livresque que celle de la culture grecque ancienne chez les humanistes européens de la
Renaissance. Ce que Michizane ne savait pas encore à l’époque où il passait son examen, c’est
qu’il n’irait même jamais en Chine puisque, parvenu aux fonctions gouvernementales
supérieures qui furent les siennes, il refuserait de partir en ambassade chez ce puissant voisin,
mettant fin pour longtemps aux contacts diplomatiques sino-japonais. On prétend que
Michizane n’opposa ce refus que par peur de trahir son incapacité à s’exprimer oralement en
chinois : il n’aurait pas voulu perdre la face devant les autres membres de l’ambassade.
L’explication n’est guère convaincante : même peu doué pour le chinois parlé, Michizane, le
meilleur sinisant de sa génération, en savait au moins autant que tous les précédents
ambassadeurs. La raison est plus probablement d’ordre politique : le régime des Tang sombrant
alors dans la guerre civile, l’envoi d’une ambassade n’aurait été d’aucun intérêt pour le Japon, sans
compter tous les dangers qu’en des temps moins troublés représentait déjà une telle expédition.
Il est aussi permis de penser qu’en tant que futur patron des lettrés, Michizane ne tenait pas
spécialement à se confronter à la Chine réelle, qui lui aurait définitivement gâté sa Chine
intérieure, celle qu’il s’était créée en compulsant maints rouleaux, avec ses philosophes volant à
califourchon sur les nuages et ses poètes jouant du luth sur une terrasse au clair de lune. Aux yeux
du lettré, l’écrit constitue un univers déjà bien suffisant, quoique fragile : le moindre contact avec
le réel pourrait briser cette pagode en verre. Alors que Socrate savait qu’il ne savait rien,
Michizane, lui, sait qu’il sait peu. Cette nuance signe l’écart entre le philosophe, qui n’est à l’aise
que dans l’extrême et l’absolu (le tout, le rien, le bien, le mal, etc.), et le lettré, familier des
compromis. Le savoir lettré ne connaît ses limites que parce qu’il se connaît d’abord comme
savoir : à la différence du philosophe, il lui est impossible d’admettre qu’il pourrait n’être qu’une
apparence de savoir – et encore moins un non-savoir. Mais ne pas douter de soi, c’est tantôt
force, tantôt faiblesse.
Deux mois après l’examen, Michizane reçut sa note. Selon le système d’évaluation en vigueur,
A signalait les copies où le style aussi bien que le raisonnement étaient d’un niveau supérieur, B
celles où l’un était supérieur et l’autre moyen, C celles où les deux étaient moyens, D, enfin,
celles où ils étaient juste passables. Michizane obtint un D, le correcteur ayant relevé des erreurs,
des imprécisions et des solécismes. Incohérence de cette notation, quand on sait qu’après sa mort
Michizane devait être glorifié sous le nom de Tenjin comme le dieu de la littérature ? Ou bien,
au contraire, logique de nature divine ? Quand certains dieux meurent sur une croix au milieu
des brigands, d’autres sont rangés parmi les cancres : à chacun son infamie particulière. Il y a
cependant une explication historique plus simple : au IXe siècle, tous les candidats à l’examen
obtenaient invariablement un D, quel que fût leur niveau. C’était sans doute la meilleure manière
de rappeler ces brillants sujets à leur devoir d’humilité.
À l’un de ses maîtres qui le félicitait de son succès, Michizane répondit par ces vers :
Dans les époques heureuses, réussir l’examen suffit à une réputation.
Marchant sur les pas de mon père, je ne romprai pas avec la tradition.
Heureusement, je ne rentre pas chez moi sur un échec, condamné à vieillir dans la
frustration.
De manière inattendue, je suis mis au rang des nuées dans le ciel d’azur.
Votre message de félicitation me touche profondément,
Mais je m’essuie les yeux lorsqu’avec consternation je vois les critiques adressées à mes
essais.
Ne dites pas que j’ai réussi et que j’obtiendrai une noble charge.
Il me faut m’excuser auprès de mon père de n’avoir pu briser qu’un rameau de cannelier
dévoré par les vers . 2

Briser une branche du cannelier qui pousse sur la lune, c’est, dans la tradition poétique
chinoise, réussir un concours de fonctionnaire ; quand la branche est vermoulue, comme ici,
l’exploit est évidemment moins glorieux. Point d’amertume, cependant, dans ces propos de
Michizane, mais l’expression d’une modestie seule convenable au statut du lettré : modestie vis-
à-vis de la mère qui, dans un poème célébrant le passage de son fils à l’âge adulte, avait espéré le
voir briser le fameux cannelier ; vis-à-vis du père, lequel pourtant n’avait sans doute récolté
qu’un D à l’examen, lui aussi ; vis-à-vis du maître dont, par principe, les compliments sont
immérités. Autrement dit, Michizane ne remet pas en cause le jugement de l’examinateur : sa
consternation est la formulation nécessaire d’un savoir conscient non seulement de ses limites,
mais aussi de la possibilité de les dépasser un jour.
L’examen bien compris ne vise qu’à signaler l’incompétence de ceux qui l’ont réussi. Aussi la
forme du concours est-elle d’essence plus philosophique que le simple examen, car, tandis que ce
dernier, en sanctionnant un niveau absolu, risque de donner une assurance trompeuse, on ne
réussit jamais un concours que faute de meilleurs candidats. De là procède la force paradoxale du
lettré : il avoue non pas sa nullité, mais son insuffisance.

1. Robert Borgen, Sugawara no Michizane and the Early Heian Court, Cambridge, Harvard University Press, 1986, p. 107.
Quoique, dans la version anglaise que je traduis, rendre Han river (Han shui) par fleuve Jaune (Huang he) constitue probablement
une entorse au texte original de Michizane, je n’ai pu résister à la tentation de cette inoffensive chinoiserie. Que les mânes du
dieu Tenjin me pardonnent !

2. Ibid., p. 111.
VII

LE CABINET

Voyage d’une statuette.


En raison d’on ne sait quel crime (peut-être pour avoir déchiffré dans un rouleau quelque
secret défendu), les vêtements, les cheveux, la peau même du lettré ont soudain tourné au vert,
un beau vert pâle donnant l’illusion de la transparence et de la profondeur. Simultanément, la
pulpe des doigts s’est durcie, les articulations de la main se sont figées, l’extrémité de la barbiche
s’est collée au poitrail, la soie des larges manches s’est alourdie hors de toute mesure et le
personnage s’est retrouvé immobilisé en plein mouvement, la tête levée vers la droite, le bras
gauche replié vers le haut, tâtant du pouce et de l’index l’une de ses nattes. Au total, la
pétrification n’aura duré qu’un instant, et la lumière peut maintenant à loisir caresser de ses reflets
les reliefs du précieux jade, pendant que le personnage, réduit à des proportions plus modestes
(une quinzaine de centimètres), vient s’encastrer dans un délicat entrelacs de rinceaux en bois
rougeâtre, formant un cadre entièrement à claire-voie. On pose le tout sur un pied taillé dans le
même bois, et voilà réalisé un élégant écran de table, parfait ornement du travail intellectuel . 1

Même si l’homme ainsi représenté a tout l’air d’un érudit ou d’un sage, voire d’un dieu, on
ignorera sans doute à jamais son nom et sa fonction précise. Ce qu’on sait, en revanche, c’est
qu’il a vu le jour en Chine, au XIXe siècle, sous la dynastie Qing, pour figurer parmi les
possessions d’un autre lettré : ces gens-là aiment à s’entourer de leurs semblables et à en parer leur
cabinet.
Ce dernier comporte trois catégories d’objets. D’abord, ceux qu’on appelle les « quatre trésors
du cabinet du lettré » (chinois wenfang sibao), indispensables à l’activité définitoire de cet espace,
l’écriture : encre (chinois mo, japonais sumi), pinceau (chinois bi, japonais fude), papier (chinois
zhi, japonais kami) et pierre à encre (chinois yan, japonais suzuri). Parmi ces trésors, les trois
premiers sont d’autant plus précieux que, éminemment périssables, ils s’abolissent dans le travail
même de l’écriture : l’encre se répand en caractères, les feuilles de papier se succèdent les unes
aux autres, le pinceau se délite inexorablement soie après soie. Dans un paradoxe qui n’est
qu’apparent, l’écriture a beau garder trace pour l’avenir et préserver des assauts du temps, elle ne
s’en présente pas moins comme la grande consommatrice, la dévoratrice par excellence. Elle
s’accomplit dans le sacrifice perpétuel d’offrandes animales et végétales, sous les deux espèces
(solide et liquide), destinées à apaiser les insatiables divinités du passage et de l’oubli. Écrire, c’est
dépenser contre la perte. À la fois plate et creuse, la pierre à encre, où l’on broie le pain d’encre
avec un peu d’eau et qui seule a vocation à subsister par-delà l’usage quotidien, fait office d’autel
ou de graal : la noire libation s’y prépare chaque jour au bénéfice d’un roi non pas pêcheur, mais
lecteur.
Dans une catégorie inférieure aux « quatre trésors », viennent ensuite les accessoires de
l’écriture, tels les instruments du sacrifice : verseur à encre, pot à pinceaux, rince-pinceaux et
porte-pinceaux. Nécessaires à l’harmonieux accomplissement du rite, ils n’en constituent
cependant pas le centre. Enfin, il y a tout le reste, c’est-à-dire les ornements de la cérémonie.
Premier en dignité, le sceau garantit l’identité du lettré : seul signe irremplaçable et
irreproductible, il transpose dans le monde plat et incolore des caractères écrits le visage et la voix
de son propriétaire. Une fonction aussi éminente justifie à elle seule les riches sculptures
(animaux et personnages réels ou chimériques) qui surmontent le petit bloc de pierre : elles
déploient symboliquement dans les trois dimensions de l’espace la force d’autorité qu’imprime le
sceau sur les deux dimensions de la page. L’usage de l’encre rouge lui est naturellement réservé.
D’autres objets évoquent les arts auxquels se consacre le lettré : déjà, depuis Confucius, il devait
être un poète, un calligraphe et un musicien accompli ; après Wang Wei (701-761), inventeur
du genre spécifique de la « peinture de lettrés » (chinois wenrenhua, japonais bunjinga), celle-ci fait
aussi partie de ses talents, comme l’atteste la présence de quelques rouleaux plus ou moins défaits,
épars dans la pièce, ainsi que celle, toute muette, de luths et de cithares. Un certain désordre ne
messied pas au fonctionnement de l’esprit.
Si petit qu’il soit, le cabinet du lettré extrême-oriental ne correspond en rien aux connotations
de fermeture et de finitude habituellement rattachées à ce lieu en Occident. L’été venu, le lettré
aime à travailler sous un pavillon au toit de chaume ouvert sur les quatre côtés, posé au bord de
l’eau ou dans le creux frais d’une montagne, tel que les figurent les rouleaux paysagers inspirés
des poèmes et tableaux de Wang Wei : au loin s’entend l’écho d’une cascade ; arrêté en chemin
sur le bord d’un précipice, un visiteur frôle de sa manche la cime des pins ; une nuée traverse le
tableau, telle une barrière momentanée entre l’ermitage et le reste du monde. Rien d’immobile :
partout, le mouvement propre du monde se fait sentir, ne serait-ce que par la forme oblongue de
l’image, qui oblige le regard à parcourir sans cesse l’espace, faute de pouvoir s’arrêter sur un
quelconque centre de gravité. Si le lettré aspire à une certaine sérénité, ce n’est pas celle du retrait
en soi-même, mais celle de l’échange dynamique avec l’univers qui l’entoure : moins une station
qu’un « chemin » (chinois dao, japonais michi : on y reconnaît le « Tao » de Lao-Tseu). D’une
façon point trop dissemblable, la critique d’une métaphysique occidentale jugée excessivement
essentialiste et paralysante conduit aussi Martin Heidegger à emprunter des « sentiers forestiers »
(Holzwege) qui ne mènent nulle part, sinon au cœur des choses et de leur présence mystérieuse :
quelle plus belle révélation du caractère prolifique de l’être que le surgissement continu du
paysage au cours d’une promenade ou le débouché imprévu sur une clairière ? Ce pourrait être
aussi une définition de la lecture et de l’écriture, entendues comme parcours.
Quand la saison ne se prête pas à de tels cheminements, le lettré dispose encore d’un jardin,
figure miniature du monde, sur lequel son cabinet ménage quelque échappée. Une fenêtre en
forme de cloche ou de pleine lune ouvre sur une scène choisie (arbre vénérable, pavillon
lointain, rocher aux formes curieuses) dont l’encadrement même souligne la limitation. Ici, nulle
perspective imposante, nul point de vue privilégié. Comme la rivière, la colline ou la montagne,
le jardin ne se livre jamais dans sa totalité. Seuls en sont accessibles des fragments irréductibles les
uns aux autres. Le paysage laisse toujours pressentir à la fois la possibilité d’un complément
encore dérobé au regard et l’impossibilité d’une complétude qui viendrait conclure la visite et
clôturer l’espace. La conscience d’un ailleurs demeure à la surface de l’ici et du maintenant.
Ce qui est vrai pour le jardin l’est encore davantage pour le cabinet : il n’est jamais fermé qu’en
apparence. Même entièrement clos, il ouvre sur d’autres temps, d’autres lieux, avec lesquels il
communique en secret. Le lettré n’est pas là où on le croit être : vous voyez son corps, mais le
texte qu’il lit l’a transporté en esprit, ne laissant à sa place qu’un simulacre vide. L’altérité
fondamentale qui habite les mots déplace et défait tout ce qu’elle touche. Le cabinet du lettré est
le véhicule de ce voyage : les objets qu’il contient ne sont pas là pour eux-mêmes, mais pour ce
qu’ils représentent, pour le monde auquel ils renvoient et sur lequel ils entrebâillent une porte
dérobée. C’est ce qui distingue la collection du lettré de celle qui a été rassemblée dans une
intention purement esthétique : un tableau accroché au mur n’a besoin de nulle autre
justification que le plaisir qu’il procure à son propriétaire ou au visiteur. Au contraire, un objet
placé sur un bureau doit obéir à une multitude de contraintes parfois contradictoires : se faire
petit pour ne pas entraver matériellement le travail de lecture et d’écriture ; n’être pas si petit,
néanmoins, que ne puisse le caresser quelques instants le regard levé au-dessus de la page ;
favoriser enfin le retour au travail intellectuel momentanément interrompu.
La pierre a ce pouvoir. Les pierres, plutôt, nulle n’étant semblable à l’autre : c’est le triomphe
du singulier. Pierre trouée du Taihu, pierre biscornue de Lingbi, pierre rugueuse et cristalline de
Jun ou bien marbre de Dali formant tableau dans un cadre de bois : chacune a le pouvoir de se
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métamorphoser sous le regard et de devenir, en fonction des formes qui l’animent et au gré de
l’humeur de qui la contemple, arbre, nuage, montagne ou dragon. Il y a des « pierres à rêver »
(chinois mengshi) comme il y a des machines à écrire, les unes comme les autres ouvrant sur un
ailleurs. Tous les moyens sont bons au lettré pour vagabonder. Ce retrait hors du monde est
même devenu l’un des lieux communs de l’iconographie chinoise : depuis le IVe siècle, on ne
compte plus les représentations visuelles ou poétiques des Sept sages du bosquet de bambous (chinois
zhulin qixian), sept aristocrates lettrés réunis dans la propriété du poète Xi Kang (223-262),
parlant, buvant, méditant, jouant de la musique, bref, s’occupant de tout autre chose que de
littérature . En apparence, du moins, car la littérature est précisément cette puissance qui permet
3

de s’extraire du tourbillon des choses pour entrer dans la présence à soi : l’être s’offre à qui sait
fuir le jeu des illusions politiques et sociales pour jouir de la souveraine liberté du loisir. Sous
d’autres cieux, Cicéron nommait cette retraite otium litterarum . Les lettrés d’Occident sont au
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moins en ceci semblables à ceux de l’Orient, que leur cabinet d’étude recouvre en fait la
structure, la fonction et l’idéal d’un jardin, à moins que ce ne soit au contraire le jardin qui
prenne la figure d’un cabinet : s’y délasser, y travailler, y croître, c’est tout un. Le mot culture ne
dit pas autre chose qu’une certaine augmentation de l’être, commune à la plante et à l’esprit.
L’homme en jade de tout à l’heure est peut-être l’un de ces sept sages chinois : sa pose
informelle, son attitude rêveuse, le regard amusé qu’il semble jeter sur le monde, tout désigne ici
le lettré en promenade, arrivé à dessein sur le bureau d’un autre lettré pour lui servir de diversion
dans ses moments de détente. Mais, pour on ne sait quelle raison, en suivant on ne sait quel
parcours, sa promenade l’a mené loin, bien loin du Céleste Empire : par-dessus la Grande
Muraille, par-delà les grandes plaines et les montagnes de l’Ouest, dans un pays peuplé de
barbares, sur la table de travail d’un savant médecin des âmes, collectionneur de livres et amateur
d’art, Sigmund Freud. Sur les photographies prises dans l’appartement de Vienne par Edmund
Engelman en mai 1938, quelques jours avant que le psychanalyste et sa famille ne partent en exil,
l’écran de table est parfaitement visible sur le bureau, au milieu de quantité d’autres objets de
collection : figurine funéraire chinoise, guerrier étrusque, tête d’Osiris, bronzes antiques de
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toute taille, divinités romaines et égyptiennes, Vénus, Mercure, la momie du dieu Ptah,
Sekhmet avec sa tête de lionne, la tête de chat de la déesse Bastet, Isis allaitant Horus... Avec
cette trentaine de pièces placées devant lui comme autant d’auditeurs le fixant placidement de
leurs yeux vides, Freud s’était choisi un public de choix : rien de moins qu’un panthéon à sa
disposition personnelle, servant à tous les usages. Même en vacances à la montagne, à
Berchtesgaden, il ne craint pas d’emporter quelques idoles dans ses bagages : « Mes vieux dieux
crasseux, pour lesquels tu as si peu de respect », écrit-il alors à son collègue Wilhelm Fliess,
« participent à mon travail en tant que presse-manuscrits . » Un lettré ne saurait fréquenter
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démons et divinités que sur un pied d’égalité, au moins. Du reste, la collection du psychanalyste
ne se limite pas aux objets placés sur sa table : toute la pièce qui lui sert de bureau et où il reçoit
ses patients est envahie de statuettes et images de toute sorte, sceaux, amulettes, gravures, bas-
reliefs, papyrus, peintures coptes, fragments de fresques romaines, accrochés aux murs, posés sur
des tables, exposés dans des vitrines, meublant l’espace de leur présence muette et hiératique et
offrant à l’analysant de passage sur le divan l’énigme, tantôt paisible, tantôt inquiétante, de leur
impassibilité millénaire.
Freud tenait à cette collection d’antiques plus qu’à toute autre de ses possessions : il avoue à
Stefan Zweig avoir « fait beaucoup de sacrifices pour [sa] collection d’antiquités grecques,
romaines et égyptiennes » et avoir « lu, en réalité, plus d’archéologie que de psychologie ». Le 7

psychanalyste exagère probablement la masse de ses lectures archéologiques, mais il est bien vrai
que, après l’Anschluss, l’une de ses plus grandes consolations fut de pouvoir emporter dans son
exil londonien la totalité des trésors qu’il avait amassés sa vie durant (après, toutefois, que les
nazis eurent prélevé une taxe exorbitante de vingt-cinq pour cent, réglée par Marie Bonaparte).
Aujourd’hui encore, le visiteur de la maison de Freud, perdue parmi la verdure du quartier
résidentiel de Hampstead, peut admirer une partie de la collection, distribuée entre le bureau et
le dessus de la cheminée . Après un ultime voyage, toujours en bonne place sur la table de travail,
8

le lettré de jade nargue à nouveau les humains de son regard levé. Toutefois, dans la demeure
vaste et lumineuse où le psychanalyste finit ses jours, on peine à retrouver l’atmosphère confinée
de l’appartement viennois du 19, Berggasse : sur un espace relativement réduit, l’accumulation
de tant d’objets, petits mais à la présence envoûtante, n’allait pas sans provoquer quelque malaise.
Pénétrant pour la première fois dans ce sanctuaire de la psychanalyse, Engelman avoue s’être
senti « écrasé par la masse de figurines qui avait envahi l’espace ». De prime abord, on pourrait
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penser à incriminer l’esthétique bourgeoise d’une époque encline à la surcharge décorative et à


l’accumulation ostentatoire. Mais, comme l’attestent les photographies, les autres pièces de
l’appartement ne montraient rien de tel – ou pas à un tel degré : le cabinet du docteur Freud
bénéficiait d’une ornementation spécifique.
Beaucoup a été dit sur cette passion d’un Sigmund Freud allant chaque semaine faire le tour
des antiquaires de la ville, qui lui réservaient certaines de leurs plus belles pièces : lui-même a vu
10

dans l’archéologie une métaphore du travail psychanalytique ; on a interprété l’intérêt de Freud


pour l’Égypte comme une quête de ses origines juives (ne voyait-il pas un Égyptien dans le
personnage même de Moïse, législateur des Hébreux et fondateur du monothéisme ?). Ces 11

interprétations légitimement liées à l’œuvre et à la personnalité du psychanalyste ont cependant


l’inconvénient de considérer le cabinet de consultation du professeur Freud comme un cas
unique, alors qu’en fin de compte il est l’héritier lointain d’une tradition composite dotée d’une
longue histoire et d’un vaste rayonnement : inaugurée avec les cabinets de lettrés d’Extrême-
Orient, elle trouve son pendant occidental dans les cabinets d’étude (studioli) de saint Jérôme et
de saint Augustin, tels qu’ils se diffusent dans l’iconographie dès le milieu du XIVe siècle et que
les figurent avec force détails, par exemple, Antonello de Messine ou Victor Carpaccio . Au XVIe
12

siècle, l’érudit Gilles Corrozet en proposera même le blason . 13

Instruments d’écriture, livres, rouleaux, objets d’art, curiosités diverses : par tous les moyens,
les lettrés des deux continents cherchent à marquer leur espace de travail et à mettre en scène,
moins pour autrui que pour eux-mêmes, une activité exigeante et difficile (la lecture, l’écriture),
offrant peu de prise aux sens, et dont ils risqueraient fort, autrement, de se détourner. Le toucher
d’un papier fin ou la vue d’un bel objet forment autant de compensations sensibles à l’abstraction
desséchante des métiers de l’esprit. On peut admirer que puissent présenter de telles similitudes,
aux deux extrémités de l’Eurasie, des pratiques qui ont évolué de manière totalement séparée,
sans entrer en contact direct ni subir d’influence commune. Sans doute toute culture de l’écrit
produit-elle de pareilles sacralisations du territoire lettré, qu’on pourrait peut-être retrouver déjà
chez le scribe égyptien. Mais ces ressemblances apparentes ne doivent pas masquer la radicale
différence qui se déclare entre les deux cultures. Cabinet ouvert, d’un côté ; cabinet fermé, de
l’autre : tandis que la collection du lettré chinois ouvre sur la dimension de l’espace et du rêve,
manifestant par là une relation singulière avec le monde, faite à la fois de présence et de retrait, de
quiétude et d’errance, inconsciente de la fameuse antinomie occidentale de la nature et de la
culture, la collection du lettré européen s’inscrit, quant à elle, dans le temps, celui des maîtres et
des ancêtres, des devanciers et des modèles, dont elle affirme simultanément et la permanence et
la disparition. De ce point de vue, Freud apparaît comme l’un des derniers lettrés d’Occident, lui
dont le travail est précisément marqué par une inquiétude liée au temps : temps évanoui des
civilisations perdues (Grèce, Rome, Égypte), temps obscur de la formation du moi et de
l’inconscient, temps incompressible de la cure analytique. La psychanalyse fait-elle autre chose
que de reporter sur l’individu une interrogation temporelle qui est le propre de l’entreprise
lettrée ?
Témoins de mondes disparus que peut seul parvenir à faire émerger à nouveau le travail de
l’érudit, de l’archéologue ou du psychanalyste, les dieux disposés sur le bureau de Freud
accompagnent de leur cortège muet le deuil inconscient du lettré européen : quoiqu’il ne sache
pas ce qu’il a perdu, il s’acharne à le retrouver par l’étude, devenue aussi bien la fin que le moyen
de sa quête intellectuelle. Telle est précisément la définition freudienne de la mélancolie :
comme le deuil, elle est « réaction à la perte d’un objet aimé » (Reaktion auf den Verlust eines
geliebten Objekts), mais « une perte d’objet soustraite à la conscience, à la différence du deuil, dans
lequel rien de ce qui concerne la perte n’est inconscient » ; aussi, contrairement au deuil, le
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travail dans lequel la mélancolie cherche à se résoudre doit-il sans cesse être recommencé, le but
étant hors d’atteinte. L’étude du passé est une entreprise infinie, échappant au fonctionnement
normal du monde, excédant les normes du pouvoir politique comme les lois du marché. Mais
elle exténue d’abord les forces de l’esprit.
Albrecht Dürer : Melencolia I.

C’est cet excès pathologique que décrit la plus célèbre des gravures d’Albrecht Dürer : si le
cabinet du lettré rencontre son idéal chez saint Jérôme ou saint Augustin, il en existe aussi une
version cauchemardesque ; ses outils tombés à terre, le plumier renversé, le livre refermé, jouant
négligemment du compas placé entre ses doigts, l’ange sombre de Melencolia I succombe à
l’effroyable lassitude d’un travail intellectuel qui ne parvient pas à sa fin. Dans ce cabinet d’étude
privé de murs, livré à la nuit froide et mis sens dessus dessous, s’incarne toute la détresse d’un
lettré occidental accablé par le temps qui passe .
15

C’est le moment sans doute pour le professeur Freud de proposer sa cure, mais aussi pour
certain érudit en jade de délivrer la leçon de son regard ironique : le lettré occidental a encore
beaucoup à apprendre de l’hédonisme de son collègue chinois, qui sait retrouver la liberté taoïste
au cœur du ritualisme confucéen et faire de l’approfondissement même de la culture une clé de
l’harmonie cosmique, parmi montagnes et rivières. Fort heureusement, les nazis n’auront réussi
ni à s’emparer du précieux jade, ni à disperser le cabinet du psychanalyste viennois, ni – et c’est
la même chose – à mettre un terme au voyage du lettré dans l’espace et le temps.
1. Pour une photographie et une description de cet objet, voir Eric Gubel, dir., Le Sphinx de Vienne, Bruxelles, Ludion, 1993,
p. 168-169.

2. Voir Le Jardin du lettré, Boulogne-Billancourt, Musée Albert-Kahn, 2004, p. 264-271.

3. Voir ibid., p. 226-229 ; David Holzman, « Les Sept sages de la forêt des bambous et la société de leur temps », T’oung Pao,
vol. XLIV, 1956, p. 328-346 ; Audrey Spiro, Contemplating the Ancients, Berkeley, University of California Press, 1990, p. 44-
64 et passim.

4. Cicéron, Tusculanes, v, 105 : « le loisir lettré ».

5. Edmund Engelman, La Maison de Freud, Paris, Seuil, 1979, p. 72, 74-75, 84 et passim.

6. Sigmund Freud, Briefe an Wilhelm Fliess, 1887-1904, Francfort, Fischer, 1986, p. 399 (lettre du 1er août 1899) : « Meine
von Dir so wenig anerkannten alten und dreckigen Götter beteiligen sich als Manuskriptbeschwerer an der Arbeit. » Cité par
Lydia Marinelli, dans L. Marinelli, dir., « Meine... alten und dreckigen Götter », Francfort, Strœmfeld, 1998, p. 11.

7. S. Freud, lettre à Stefan Zweig du 17 février 1931, dans S. Zweig, Briefwechsel mit Hermann Bahr, Sigmund Freud, Rainer Maria
Rilke und Arthur Schnitzler, Francfort, Fischer, 1987, p. 192 : « [...] daß ich bei aller gerühmten Anspruchslosigkeit viel Opfer für
meine Sammlung griechischer, römischer und egyptischer Antiquitäten gebracht und eigentlich mehr Archeologie als
Psychologie gelesen habe [...] ».

8. Sur l’histoire et la composition de cette collection, voir les études de Peter Gay, Wendy Botting et J. Keith Davies,
notamment, dans Lynn Gamwell et Richard Wells, dir., Sigmund Freud and Art, Londres, Thames and Hudson, 1989, p. 15-16,
184-185 et passim ; ainsi que Joachim Sliwa, Egyptian Scarabs and Seal Amulets from the Collection of Sigmund Freud, Cracovie, Polska
Akademia Umiejetnosci, 1999.

9. E. Engelman, op. cit., p. 19 (trad. Edgar Roskis).

10. Ibid., p. 19-20.

11. Outre les travaux déjà cités, voir à ce sujet Stephen Barker, dir., Excavations and Their Objects, Albany, State University of
New York Press, 1996 ; Janine Burke, The Sphinx on the Table, New York, Walker, 2006.

12. On songe, en particulier, au Saint Jérôme d’Antonello de Messine, visible à la National Gallery de Londres, et au Saint
Augustin qu’a peint Victor Carpaccio à Venise, dans l’église Saint-Georges-des-Esclavons (sur cette fresque, voir ici même le
chapitre « L’animal »). Pétrarque fut le premier lettré représenté dans son cabinet. Voir Wolfgang Liebenwein, Studiolo, Modène,
Panini, 1988, p. 39-40 ; Dora Thornton, The Scholar in His Study, New Haven, Yale University Press, 1997 ; Jean Clair, « La
mélancolie du savoir », dans J. Clair, La Mélancolie, Paris, Gallimard, 2005, p. 204.

13. Gilles Corrozet, « Le blason de l’estude », dans Les Blasons domestiques, Paris, 1539, f. 33-35 vo ; cité par D. Thornton, op.
cit., p. 178-179.

14. S. Freud, Gesammelte Werke, t. X, Francfort, Fischer, 1973, p. 430-431 (« Trauer und Melancholie [Deuil et
mélancolie] », 1915) : « einen dem Bewußtsein entzogenen Objektverlust [...], zum Unterschied von der Trauer, bei welcher
nichts an dem Verluste unbewußt ist ». Trad. Janine Altounian et al., dans Œuvres complètes, t. XIII, Paris, Presses universitaires de
France, 1994, p. 263-264. Sur la place ambiguë de la réflexion sur la mélancolie chez Freud, voir Alexandra Triandafillidis, La
Dépression et son inquiétante familiarité, Paris, Éditions universitaires, 1991.

15. Cette détresse n’est pas sans caractère positif, comme le souligne Anne Larue, L’Autre Mélancolie, Paris, Hermann, 2001,
p. 114-121.
VIII

L’ÉCONOMIE

Pour être lettré, pour lire ou écrire des livres, il faut avoir l’esprit libre des embarras de la vie
courante. Juvénal en faisait déjà le constat : « C’est l’œuvre d’un grand esprit », écrit-il,
« débarrassé du souci de se procurer une couverture, que de se figurer des chars, des chevaux, la
physionomie des dieux ou l’apparence sous laquelle l’Érinye trompe le Rutule. Car, s’il
manquait à Virgile un petit esclave ou un abri acceptable, l’Érinye verrait tomber tous les
serpents de sa chevelure et aucune sonnerie énergique ne sortirait de sa trompette, devenue
muette . » L’allusion va ici à un passage de L’Énéide où la divinité de la vengeance apparaît au
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guerrier rutule Turnus, puis souffle dans sa corne pour exciter le combat. La leçon est claire : les
travaux d’un érudit, les spéculations d’un philosophe, les envolées épiques d’un poète sont
directement liées à son niveau de vie.
Chaque vers, chaque image poétique, chaque épisode d’un récit a un prix, qu’on pourrait
évaluer avec précision : aujourd’hui, les sociologues s’y emploient d’une façon un peu moins
rudimentaire et bien plus systématique que le satiriste latin . Une petite maison, un esclave à tout
2

faire : voilà ce que pèsent financièrement les douze livres de l’épopée virgilienne. Ce n’est pas
trop cher payé pour un mécène comme Auguste – ou comme Mécène –, dont les ressources
sont, pour ainsi dire, illimitées. Si le lettré ne dispose pas d’une fortune personnelle, familiale ou
récemment accumulée, à l’instar de Cicéron ou de Pline l’Ancien, il lui faut donc conférer à
l’écriture une dimension directement lucrative ou bien s’attacher au service d’un bienfaiteur,
comme Varron à César ou Tite-Live à Auguste, et rentrer ainsi dans le jeu normal des échanges
commerciaux : « tu me donnes et j’écris ». Écriture gratuite ou écriture vénale, vivre pour
étudier ou étudier pour vivre : les deux modèles économiques ont toujours coexisté, jusque dans
une même vie de lettré, où le renversement peut être incessant. Aristote ouvre une école et écrit,
Lucien donne des conférences et écrit, Plutarque occupe une charge sacerdotale et écrit : quelle
moitié de ces vies sert à l’autre ?
La vie du lettré subvertit toutes les catégories économiques. Travail, repos, retraite : ces mots
n’y ont pas le sens ordinaire. Le métier officiel n’y joue qu’un rôle alimentaire, et le loisir sert à
étudier, c’est-à-dire au vrai travail : avant de désigner l’étude ou l’école, skholê, en grec, signifie le
repos. Une telle structuration du temps correspond à une vision du monde et de la société où
seuls travaillent les esclaves et les serfs : à ceux-ci les arts et les techniques à destinée utilitaire, aux
autres les arts dits « libéraux » (artes liberales), dignes de l’homme libre. Seul ce dernier a la
vocation et la capacité de réaliser ce qui, selon Aristote, constitue la vocation humaine par
excellence : l’activité contemplative (theôrêtikê ). Aussi, toujours selon le Stagirite, le savoir pur
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naît-il « en priorité dans les sociétés qui réservent du loisir à certains de leurs membres ». De 4

sorte que l’activité lettrée se situe en marge des circuits d’échanges économiques normaux : elle
constitue un champ « autonome » (autarkês ), disposant de ses propres valeurs et de ses propres
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règles.
Il serait vain de croire cette autarcie exclusivement liée à un certain état historique et
maintenant dépassé des structures sociales, propre aux mondes aristocratiques et inégalitaires. En
fait, au-delà des vicissitudes de l’histoire, ce qu’Aristote décrit avec tant de précision dès le IVe
siècle avant notre ère n’est rien d’autre qu’une constante de la vie dédiée à l’accumulation et à la
production du savoir : le lettré crée autour de lui une sphère distincte de celle dans laquelle
évoluent ses contemporains ou même ses proches.
La vie du lettré est nécessairement une vie lettrée, différente de la vie ordinaire : il y a tant de
livres à lire et à commenter, tant de livres à écrire aussi, qu’une existence peut en être facilement
occupée – et débordée. À elle seule, une bibliothèque vaut bien une famille, tracas compris. Bon
an, mal an, l’enfant grandit tout seul ; il ne sait que croître : c’est sa nature. Mais la nature du livre
est de mourir à chaque page pour renaître, si le veut le lecteur ou l’auteur, à la page ou la phrase
suivante. Lire exige temps, effort, application : c’est transcrire en son esprit ce qu’un autre a écrit
sur du papier, fournir sa propre vie à la parole d’autrui, regonfler de son propre souffle des mots
expirés. Contrairement à un lieu trop commun, on ne dévore pas les livres : ils vous dévorent,
vous vampirisent, se nourrissent de votre être et de votre énergie, vous coupent du monde, vous
transportent dans le leur, mangent votre espace et votre temps, débordent de vos étagères,
raccourcissent vos nuits et vos journées, rétrécissent votre maison et votre appartement, vous
ruinent tout en vous enrichissant, vous font leur quand vous croyez les faire vôtres.
Vivre en lettré, c’est vivre une double vie : celle de ses livres, d’abord ; la sienne propre,
ensuite, pour laquelle manque le temps. Famille, ménage, maison ne s’entretiennent pas tout
seuls : ils ont vite fait de reprendre le dessus. Pour vivre une double vie, il faut donc être
doublement riche ou bien crier famine. Pas de demi-mesure : le lettré est soit stipendié, soit
maudit ; l’histoire de la condition savante oscille constamment entre ces deux pôles ; de
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l’autonomie intellectuelle à la marginalisation financière, la conséquence est aisée. Ainsi,


contrairement aux apparences, rien n’est moins immatériel qu’une existence de lettré. Ce n’est
pas seulement la crête lumineuse de toute l’activité sociale, un léger bouillonnement d’écume au
sommet de la vague : pour qu’il y ait écume, il faut d’abord une vague. Il y a donc une économie
ou plutôt une méta-économie de l’esprit, au sens le plus matériel du terme : des finances, un
budget, un chéquier. Même dans les sociétés démocratiques contemporaines, où la rente n’est
plus la norme, l’autarcie aristotélicienne doit être recréée de manière artificielle : il revient au
lettré de se forger une niche économique, qui lui permette d’absorber et de produire mots et
idées. Pour cela, point n’est besoin de transmuter de l’or : du simple argent suffit ou un
minimum de confort.
L’Église, qui pendant des siècles a assis le pouvoir spirituel sur une base temporelle, a toujours
su que l’immatériel dépendait étroitement du matériel. Aussi a-t-elle longtemps été le refuge du
lettré : avant que Julien Benda ne laïcisât le terme , le clerc moderne fut précédé par le clerc tout
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court. Il n’était pas toujours prêtre, mais au moins avait-il reçu la tonsure, qui lui permettait
d’avoir part aux bénéfices ecclésiastiques. Toutefois, il arrivait que les besoins du lettré entrassent
en contradiction avec les règles évangéliques. Bossuet dut s’en défendre lorsqu’en 1672 il accepta
de compléter ses 16 000 livres de revenus du prieuré de Gassicourt et de celui du Plessis-
Grimould en recevant du roi l’abbaye de Saint-Lucien, à Beauvais, qui allait lui rapporter un
surcroît de 22 000 à 25 000 livres de rente. D’un point de vue strictement légal, sa situation était
irréprochable : quand le bénéfice ne comportait ni charge d’âme ni obligation de résidence, le
droit canonique autorisait le cumul. En outre, Bossuet venait d’abandonner l’évêché de
Condom, avec ses 50 000 livres de revenu, pour la charge difficile de préceptorat du dauphin : il
lui fallait trouver une compensation financière . 8

Sur le plan spirituel, cependant, on en pouvait juger de façon différente : comment concilier
l’exhortation chrétienne à la pauvreté avec l’enrichissement d’un clerc, si illustre soit-il ? Telle fut
en effet l’observation adressée à Bossuet par le maréchal de Bellefonds, et le blâme devait être
d’autant plus pénible à supporter qu’il émanait d’un grand seigneur auprès de qui l’évêque faisait
quasiment office de directeur de conscience : pour une fois, les rôles étaient inversés. Aussi
Bossuet ne ménagea-t-il pas sa peine pour tâcher de se justifier auprès de son correspondant. Sur
Saint-Lucien, d’abord :
L’abbaye que le Roi m’a donnée me tire d’un embarras et d’un soin qui ne peut pas
compatir longtemps avec les pensées que je suis obligé d’avoir. N’ayez pas peur que
j’augmente mondainement ma dépense : la table ne convient ni à mon état ni à mon
humeur. Mes parents ne profiteront point du bien de l’Église. Je paierai mes dettes, le plus
tôt que je pourrai : elles sont pour la plupart contractées pour des dépenses nécessaires,
même dans l’ordre ecclésiastique : ce sont des bulles, des ornements et autres choses de cette
nature . 9

Voilà sans doute de quoi rassurer le maréchal sur l’austérité de l’évêque, même si ce dernier
précisait en préambule qu’il ne s’attendait « à aucune conjouissance sur les fortunes du monde, de
ceux à qui Dieu a ouvert les yeux pour en découvrir la vanité » : Bellefonds, exilé à Tours par le
10

roi, se sentait en effet attiré par l’ascétisme si communicatif de l’abbé de Rancé. Mais Bossuet
éprouve le besoin de justifier plus avant sa situation financière :
Je n’ai, que je sache, aucun attachement aux richesses, et je puis peut-être me passer de
beaucoup de commodités ; mais je ne me sens pas encore assez habile pour trouver tout le
nécessaire, si je n’avais précisément que le nécessaire, et je perdrais plus de la moitié de mon
esprit, si j’étais à l’étroit dans mon domestique.
Et derechef : « J’aime la régularité ; mais il y a de certains états où il est fort malaisé de la garder
si étroite . »
11

On pourrait d’abord interpréter cette défense de Bossuet par lui-même comme le manuel du
parfait prébendier, utilisant sans scrupule toutes les ressources de la casuistique pour justifier le
cumul des revenus : puisqu’il ne peut vivre sans un certain nombre de commodités, puisque la
richesse lui est indispensable, on ne saurait humainement les lui refuser. Toutefois le prélat
n’aurait aucun intérêt à se présenter à son correspondant sous un jour si machiavélique ; bien au
contraire, il faut prendre au sérieux son argumentation. Plus tard, dans un débat public, il lui
arrivera de légitimer la pluralité des bénéfices, pour son cas particulier, en excipant de son devoir
de charité à l’égard des protestants convertis venus de toute l’Europe requérir sa protection ; 12

mais ici, dans un contexte privé, devant un interlocuteur averti, avec qui il se sent en confiance,
l’explication est tout autre : ce qui, à ses yeux, justifie tant de rentes diverses, c’est son activité
intellectuelle, laquelle ne saurait s’exercer qu’à partir d’un certain niveau de bien-être matériel.
Bossuet est prêtre, certes, mais c’est surtout un théologien et un lettré de premier ordre, qui met
au service de l’apologétique chrétienne son immense érudition. Au moment même où il assume
la lourde responsabilité de l’éducation du dauphin, il s’engage dans la rédaction de trois traités
d’envergure, le Discours sur l’histoire universelle, La Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte
et le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même . Un ermite, un Rancé seraient incapables de
13

travaux d’aussi longue haleine : aux commandements évangéliques de pauvreté, Bossuet oppose
donc ceux, non moins légitimes, d’un autre ordre de réalités : l’esprit et la science, dont la
cléricature l’emporte, en ce domaine, sur celle du Christ. C’est clerc contre clerc, à l’intérieur
même de l’institution : les lettres ont leurs raisons que l’Évangile ne connaît point, mais que ne
méconnaît pas l’Église, accueillante au savoir et à ses nécessités impérieuses.

Albrecht Dürer : Saint Jérôme.

Loin du portrait officiel et pompeux procuré par Hyacinthe Rigaud à la fin de sa vie, le


Bossuet de 1672 ressemble au fond davantage, mutatis mutandis, au saint Jérôme de Dürer,
courbé sur son écritoire, dans une cellule lambrissée toute baignée de soleil, le chapeau
cardinalice accroché au mur, les pantoufles négligemment abandonnées, de dodus coussins posés
sous les fenêtres et sur les bancs : si ardus que soient ses travaux, en tout lettré sommeille un
prélat aux douillettes pensées, jaloux de son confort et de son repos. Avec la couverture et le petit
esclave de Virgile, tels sont les vrais emblèmes du ménage savant.

1. Juvénal, Satires, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 91 (VII, 69-71) : « Magnæ mentis opus nec de lodice paranda / attonitæ,
currus et equos faciesque deorum / aspicere et qualis Rutulum confundat Erinys. / Nam si Vergilio puer et tolerabile deesset /
hospitium, caderent omnes a crinibus hydri, / surda nihil gemeret grave bucina. » Voir Virgile, Énéide, Paris, Les Belles Lettres,
1989, p. 99-100 (VII, 445-457) et 102 (511-522).

2. Voir, pour l’époque contemporaine, la magistrale étude sociologique de Bernard Lahire, La Condition littéraire, Paris, La
Découverte, 2006.

3. Aristote, The Nicomachean Ethics, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 612 (X, VII, 1, 1177 a 18).

4. Id., The Metaphysics, vol. I, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 8 (I, I, 981 b 23) : « prôton en toutois tois topois
houper eskholasan ». Je paraphrase un peu en traduisant.

5. Id., The Nicomachean Ethics, p. 612 (X, VII, 4, 1177 a 28).

6. Voir l’histoire de cette malédiction à l’époque moderne dans Pascal Brissette, La Malédiction littéraire, Montréal, Presses de
l’Université de Montréal, 2005.

7. Julien Benda, La Trahison des clercs (1927), Paris, Grasset, 1995, p. 131 sqq.

8. Voir les notes instructives et les documents fournis par Charles Urbain et Eugène Levesque dans leur édition de Jacques
Bénigne Bossuet, Correspondance, Paris, Hachette, 1909, vol. I, p. 253-254, ainsi que Georges Minois, Bossuet, Paris, Perrin, 2003,
p. 212-214.

9. J. B. Bossuet, lettre au maréchal de Bellefonds, 9 septembre 1672, dans Correspondance, vol. I, p. 253. Compatir, c’est être
compatible, « s’accommoder » (Furetière, Dictionnaire universel).

10. Ibid. La conjouissance est l’acte de se conjouir, c’est-à-dire de « se réjouir avec quelqu’un d’une bonne fortune qui lui est
arrivée » (Furetière, Dictionnaire universel).

11. Ibid., p. 254-255. Le domestique désigne la maisonnée, l’ensemble de la famille, valets compris, et « les affaires » de la
maison (Furetière, Dictionnaire universel).

12. Voir Ch. Urbain et E. Levesque, loc. cit., p. 493-494.

13. Voir G. Minois, op. cit., p. 230 sqq.


IX

LA MAISON

La maison du lettré contient les livres qui contiennent le monde. Mais quel lieu pourra
contenir cette maison ? Le monde n’y suffirait pas. Aussi faut-il que cette maison se trouve en
son dehors ou, tout au moins, sur ses marges. Le logis du lettré tourne le dos au monde. Il est un
cosmos à lui seul, ordonné comme tel, avec ses espaces aux usages bien déterminés : pour la
lecture, la bibliothèque ; pour le travail, le bureau ; le jardin pour la détente ; la chambre pour le
repos. Le lettré trouve force et courage dans la structure : tel est le nom que prend l’habitude
quand, du temps, elle se transpose dans l’espace à trois dimensions et y fait sa demeure. Les
horaires bien réglés demandent des lieux non moins nettement délimités.
Ernest Renan fit un jour l’ébauche d’une théorie de la maison lettrée. C’était à Paris, à la mi-
juin de l’année 1889. L’Exposition universelle avait juste ouvert ses portes. Le président de la
République, Sadi Carnot, qui mourrait plus tard assassiné dans une autre exposition, à Lyon, se
contentait pour l’instant de visiter chaque jour un morceau de celle de Paris. Les visiteurs de la
tour Eiffel se ruaient sur les escaliers, quoique les ascenseurs fussent déjà en fonction : ils
servaient encore surtout à débarrasser de leurs gravats les étages du monument. Des trains
spéciaux étaient affrétés depuis la province pour l’Exposition, mais, une fois parvenus dans la
capitale, les provinciaux allaient à pied, faute de cochers : ces derniers faisaient grève depuis
plusieurs jours. C’est dans ce joyeux tohu-bohu que se tint le congrès annuel des sociétés
savantes et des sociétés des beaux-arts de Paris et des départements, dont l’assemblée générale se
réunit dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous la présidence du ministre de l’Instruction
publique et des Beaux-Arts. À deux heures arriva monsieur Fallières, et Renan ouvrit la séance
par un discours qui, au milieu de tant d’embarras parisiens, posait une question brûlante : « Peut-
on travailler en province ? » Bien sûr, étant donné le contexte, seul le travail érudit était
1

concerné. Parmi tous les arguments positifs avancés (l’exemple de savants illustres, la sous-
exploitation des fonds de bibliothèques provinciales, etc.), un surtout retint l’attention du vieil
administrateur du Collège de France : la maison.
Ce fut l’occasion d’une douce rêverie :
Une jolie maison dans les faubourgs d’une grande ville ; une longue salle de travail garnie de
livres, tapissée extérieurement de roses du Bengale ; un jardin aux allées droites, où l’on
peut se distraire un moment avec ses fleurs de la conversation de ses livres : rien de tout cela
n’est inutile pour cette santé de l’âme nécessaire aux travaux de l’esprit. À moins d’être
millionnaire (ce qui est rare parmi nous), ayez donc cela à Paris, à un quatrième étage, dans
des maisons banales, construites par des architectes qui, pas une fois, ne se sont posé
l’hypothèse d’un locataire lettré ! Nos bibliothèques, où nous aimerions tant à nous
promener dans la variété de nos livres et de nos pensées, sont des cabinets noirs, des greniers
où les livres s’entassent sans produire la moindre lumière. Paris a le Collège de France ; cela
suffit pour m’y attacher. Mais, certes, si le Collège de France était, comme une abbaye du
temps de saint Bernard, perdu au fond des bois, avec de longues avenues de peupliers, des
chênaies, des ruisseaux, des rochers, un cloître pour se promener en temps de pluie, des
files de pièces inutiles où viendraient se déposer sur de longues tables les inscriptions
nouvelles, les moulages, les estampages nouveaux, on y attendrait la mort plus doucement,
et la production scientifique de l’établissement serait supérieure encore à ce qu’elle est ; car
la solitude est bonne inspiratrice, et les travaux valent en proportion du calme avec lequel on
les fait .2

On peut certes rêver avec Renan sur l’ermitage savant dont il dresse le séduisant tableau. On
peut aussi remarquer qu’il s’appesantit bien plus sur les alentours de la maison lettrée que sur la
maison elle-même : paradoxalement, la « longue salle de travail » ne vaut pas moins par les « roses
du Bengale » qui en tapissent les murs extérieurs que par les livres qu’elle contient. À la même
époque, le Grand Dictionnaire universel de Larousse définit cette variété de roses comme
extrêmement vivace et prolifique : aussi nommées roses des chiens, cynorrhodons, sous-
églantiers ou roses thé, elles sont, assure-t-il, « très fécondes en fleurs et leur floraison dure très
longtemps ». Les noms des sous-variétés se colorent d’un charme désuet : Ajax, canari, Ninon
3

de Lenclos, abricoté, amour des dames, gloire de Dijon... C’est la rose des jardins faciles, qui
laissent tout leur temps aux travaux de l’esprit.
Cette fleur à la connotation mollement orientale fournit une sorte de contrepoint à un autre
exotisme : celui, plus inquiétant, du contenu de la maison. Si tout livre ne transporte peut-être
pas vers d’imaginaires destinations, tout livre vient d’ailleurs, assurément. Par nature, il est
l’étranger : une altérité incarnée dans de l’encre et du papier. Et une altérité impossible à réduire :
quoi qu’on fasse, à la différence d’un interlocuteur en chair et en os, le texte sera toujours
semblable à lui-même ; il n’exige rien que la soumission. Tant d’altérité et de puissance négative
épuise : la maison a pour fonction de rendre moins pénible un travail dont la dureté éprouve
cruellement le lettré. Il ne s’agit même, selon Renan, que d’attendre « la mort plus doucement »
dans une sorte de retraite ou, comme on disait au XVIIe siècle, de désert. À ce point du discours,
la formule est inattendue : comment mieux dire que les bibliothèques sont les tombeaux non
seulement des livres, mais des lecteurs, et que le travail lettré a partie liée avec la mort ? Lire les
textes d’auteurs disparus ou écrire sur eux ne va pas sans quelque conséquence fatale.
Renan en avait une claire conscience : alors que, depuis plusieurs années, il passait ses vacances
d’été en Bretagne, à Rosmapamon, dans une maison bourgeoise dont la terrasse bordée
d’hortensias donne, à travers les arbres, sur la baie de Perros-Guirec (cette même maison où le
jeune Maurice Barrès vint lui rendre une visite devenue depuis fameuse ), sentant approcher ses
4

derniers moments, il ne voulut pas mourir ailleurs que dans son appartement du Collège de
France, au milieu de ses livres et de ses papiers. Il fallut en hâte abandonner le cher pays natal et
rentrer à Paris, où le maître s’éteignit en effet deux semaines plus tard, le 2 octobre 1892, à six
heures vingt du matin . La bibliothèque est le vrai pays des morts ; et si les livres sont les
5

conducteurs des âmes, les lettrés ne leur confient pas moins volontiers leur corps, comme à
l’Hermès infernal.
Le lecteur qui veut pénétrer dans la Bibliothèque nationale de France en sait quelque chose,
lorsqu’il gravit l’immense pyramide aveugle et tronquée en laquelle consiste principalement cette
architecture mausoléenne. Le Collège de France imaginé par Renan est perdu au milieu d’une
vaste forêt ; la bibliothèque conçue par Dominique Perrault intègre la forêt au cœur du bâtiment.
Dans les deux cas, la maison du lettré fait corps avec la nature. Haut lieu du savoir, pointe
avancée de l’esprit, elle figure symboliquement la tension fondatrice de l’humanité : plus la
culture s’approfondit, plus la nature s’ensauvage. Au paisible jardin de l’érudit provincial, avec
ses roses domestiques et ses allées droites et bien ratissées, répond la forêt ténébreuse du
professeur au Collège de France, semée de rochers, traversée de ruisseaux, où seules de longues
avenues de peupliers rappellent encore l’existence humaine. Les travaux difficiles demandent
plus que de simples conversations avec les fleurs : les longues équipées à travers bois sont pour
eux. Ici, l’antithèse entre nature et culture se résout en harmonie : l’homme sauvage n’est-il pas
celui qui s’enferme avec des livres plutôt que de fréquenter ses semblables ?
Le véritable lettré n’a d’autre maison que les livres où il s’anéantit ; le reste est murs de
circonstance, bibliothèques qu’il parcourt à travers le monde, bureaux exigus, chambres où il
passe des nuits trop brèves. Perdue dans de lointaines banlieues de province ou dissimulée au
fond des bois, sa maison, d’un même mouvement, se retire du monde tout en s’ouvrant sur la
terre. Selon la belle formule de Heidegger, « en tout ce qui s’épanouit, la terre est présente en tant
que ce qui héberge ». En ce retrait comme en cette ouverture résident à la fois le secret du lettré
6

et le propre de l’être, le premier ayant, par l’éclaircie difficile du livre, accès au second. Locataire
d’une maison aussi invisible que la cage d’air en laquelle Merlin se laisse emprisonner par la
savante Viviane, le lettré ne prend lit et couvert nulle part ailleurs que dans la demeure même de
l’être.

1. Tous les détails de cette journée du 15 juin 1889 sont tirés du Journal officiel de la République française du lendemain et du
Journal des débats des jours avoisinants.

2. Ernest Renan, Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1948, t. II, p. 1010-1011 (« Peut-on travailler en province ? », dans
Feuilles détachées).

3. Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Larousse, 1866-1879, vol. XIII, p. 1385 (art. « Rose »).

4. Maurice Barrès, Huit jours chez M. Renan (1886), Paris, Émile-Paul, 1913.

5. Voir Le Livre d’or de Renan, Paris, Joanin, 1903, p. 43 ; Léon Dubreuil, Rosmapamon, Paris, Ariane, 1945, p. 74 ; Anne-Marie
de Brem, Tréguier et la maison d’Ernest Renan, Paris, Monum – Éditions du patrimoine, 2004, p. 39.

6. Martin Heidegger, Holzwege, Francfort, Klostermann, 1977, p. 28 (« Der Ursprung des Kunstwerkes », 1936) : « Im
Aufgehenden west die Erde als das Bergende. » Trad. Wolfgang Brokmeier (Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard,
1980, p. 45).
X

LE JARDIN

L’arbre de la connaissance se trouvait dans le premier jardin, mais il était interdit d’y toucher.
Quand les premiers humains en eurent mangé le fruit, ils furent chassés de l’enclos. Savants, mais
dehors. Et le premier savoir dont ils se trouvèrent dotés, ce fut précisément le souvenir de ce
jardin dont ils avaient été exclus. Auparavant, comme ils en étaient les hôtes, ils ne le
connaissaient pas : le jardin s’identifiait pour eux à l’existence nue ; ils en étaient partie
intégrante ; fusion complète et heureuse. Une fois sortis, ils se rendirent compte que,
contrairement à ce qu’ils avaient cru, le jardin n’était pas le monde. Il devint un simple objet,
placé devant eux (objectum) – ou plutôt derrière, ce qui revient presque au même : il suffit de se
retourner. Et cet objet fut de souvenir et de regret, autrement dit, de connaissance. Ainsi
fonctionne le savoir : on ne connaît que ce dont on est séparé par une distance suffisante, fût-elle
malheureuse.
Tels furent les débuts de l’histoire. Depuis ce temps-là, les hommes n’ont cessé de vouloir
retourner dans le jardin. Voudraient-ils pour autant redevenir ignorants, si le retour est à ce prix ?
Rien n’est moins sûr : l’idéal serait de revenir tout en gardant par-devers eux le savoir qui les en
avait fait chasser. Le lettré est bien près d’y réussir, qui s’est réservé un jardin tout personnel, fait
de tous les jardins qui l’ont précédé : chacun est un palimpseste. L’arbre de la connaissance en
constitue toujours l’ornement principal, lointain rejeton du premier de la lignée.
Les jardins de l’Antiquité, déjà, ne valaient pas d’abord par eux-mêmes, mais par rapport à un
modèle illustre qu’ils tâchaient de reproduire. Dans celui de l’Académie, à Athènes, on ressuscite
le souvenir des conversations de Socrate avec Phèdre, sous le platane, sur les bords de l’Ilissos. Le
parc du Lycée rappelle celui de l’Académie. Dans celui du Cynosarge, Antisthène et les cyniques
tentent de retrouver l’esprit frondeur du Socrate originel. Épicure veut surpasser tous ses
prédécesseurs : il achète pour quatre-vingts mines, soit quarante kilogrammes d’argent, un jardin
d’où la secte qu’il fonde tirera son nom . Les Latins ne sont pas en reste : de façon presque
1

systématique, Cicéron situe ses dialogues philosophiques dans des parcs enchanteurs, situés soit
chez lui, dans sa villa de Tusculum, par exemple, qui donne son nom à l’une de ses œuvres (les
Tusculanes), soit chez ses personnages, Scipion (La République) ou Crassus (De l’orateur) . Jardins
2

d’inspiration grecque, mais au confort tout romain : alors qu’avec Phèdre Socrate s’étendait à
même le sol, Crassus a la délicatesse de faire apporter à ses invités des sièges et des coussins
(puluinos ) ; un sénateur n’est ni un éphèbe ni un va-nu-pieds.
3

Dans l’Antiquité, le jardin n’est pas l’affaire de la seule nature. Non seulement il contient un
gymnase, avec toutes ses composantes (palestre, portique, hexèdres), mais les jardins les plus
anciens, ceux de l’Académie, du Lycée et du Cynosarge, sont d’abord de simples gymnases.
Soucieux d’une reconstitution exacte, les Romains ne manquent donc pas de faire construire ces
édifices d’importation grecque dans leurs propres domaines . Ce qui n’exclut pas pour autant les
4

activités intellectuelles. Bien au contraire : c’est précisément parce que, permettant l’exercice du
corps, le gymnase est fréquenté par la jeunesse que l’éducation et l’exercice de l’esprit y prennent
de plus en plus de place. On y forme le citoyen, mais on ne l’est pas encore ; aussi, quand le
commerce et la politique triomphent à l’agora, le gymnase et, par voie de conséquence, le jardin
peuvent-ils se vouer à d’autres activités non directement liées aux intérêts les plus immédiats de
la cité. Le corps qui s’y exerce est, certes, celui d’un futur soldat ; l’esprit, celui d’un futur
membre de l’assemblée ; mais, en attendant, un espace de liberté est ouvert, où s’installe la
philosophie. L’Académie est l’ancêtre de tous les campus universitaires.
À Rome, la séparation du forum et de l’espace lettré est encore plus nette : le jardin est situé
tout bonnement hors de la ville, dans de grandes propriétés. Lélius et Scipion « retombaient en
enfance d’une manière incroyable lorsque, comme d’une prison, ils s’échappaient de la ville pour
voler à la campagne » : aucun jeu n’était trop puéril pour eux, comme ramasser sur la plage
5

pierres et coquillages. Or, on passe aisément du jeu à l’étude, qui est le « loisir » par excellence
(skholê).
La tradition humaniste chrétienne trouve une part de son inspiration dans cette valorisation
romaine de la campagne : le jardin est propice aux lettres parce qu’il est l’antithèse absolue d’une
ville condamnée pour sa dépravation. Pétrarque n’a de cesse d’opposer les deux modes de vie : 6

toutes les villes s’appellent Babylone ; tous les jardins, Éden. Mais des Édens étrangement
peuplés : dans son éloge de la vie solitaire, le poète de la Sorgue s’appuie sur mille exemples
latins, d’Horace à Sénèque, de Cicéron à Scipion . Malgré les apparences, le lettré n’est jamais
7

seul dans son jardin : sa solitude studieuse est visitée de fantômes échappés de l’histoire et des
livres.
Progressivement, avec le développement de l’humanisme, le jardin finit par changer de statut.
De négatif, il tourne au positif : il n’est plus un simple refuge loin du monde, mais se transforme
en cité bis, que le lettré peut construire de toutes pièces en s’inspirant des traités antiques. Alberti
propose ainsi un tableau enthousiaste de la « villa », considérée comme un terrain
d’expérimentation économique idéal : elle seule, écrit-il, « se montre pleine de reconnaissance,
de grâce, de fidélité, de vérité. Si tu la gouvernes avec diligence et avec amour, jamais elle ne
croira t’avoir satisfait ; toujours elle ajoute récompense sur récompense. Au printemps, la villa te
fait don d’infinis amusements, plantes, fleurs, parfums, chants ; elle s’efforce en mille manières
de te rendre joyeux, elle te rit tout entière et te promet immense récolte, elle t’emplit de bonne
espérance et de maint plaisir ». Et Alberti de passer pareillement les autres saisons en revue : été,
8

automne, hiver ; chacune apporte ses fruits innombrables et ses satisfactions. Le jardin humaniste
est devenu exploitation agricole. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il n’est pas devenu moins lettré ;
le modèle a simplement changé ; ce n’est plus Horace et Cicéron, mais les Géorgiques de Virgile
et l’Économique de Xénophon. Un autre livre s’ouvre dans la bibliothèque, et voilà que le jardin
change de figure.
Dernière étape du processus : le jardin lui-même devient livre et source de connaissance. Dans
l’un de ses Colloques, Érasme décrit dans le détail un domaine enchanteur, où les plantes prennent
la parole par l’intermédiaire d’étiquettes qui expriment leurs propriétés, comme celle-ci :
« Arrière, porc ! Mon parfum n’est pas pour toi . » Érudite marjolaine, et doublement cultivée :
9

Lucrèce et Aulu-Gelle mentionnent en effet le dégoût du porc pour cette plante . Le jardin 10

érasmien se donne en représentation perpétuelle : il abrite, sous des portiques, des peintures de
jardins tout semblables où chaque arbre, chaque herbe, chaque animal formule un proverbe grec
ou latin. Le savoir est partout, sous chaque feuille, derrière le moindre buisson. Quand d’autres
veulent des maisons « somptueuses » (opulentas), le lettré l’aime « toute pleine de paroles »
(loquacissimam), afin d’éviter le sentiment de solitude : on est loin de l’existence retirée tant
célébrée par Pétrarque. Lieu de rencontre et objet de conversation entre amis, le jardin n’est que
le double de la bibliothèque.
Juste Lipse, le plus horticole de tous les humanistes, le confie sans ambages : « Après les livres,
j’ai deux distractions ou consolations : le jardin et les chiens . » Des chiens, Lipse en eut trois,
11

qu’il aima passionnément, de type écossais ou breton : Mopsus, Mopsulus et Saphyrus . Quant 12

aux tulipes, il n’en eut jamais assez, demandant sans relâche à ses correspondants de lui en
procurer. « Ces bulbes de tulipes choisies que tu m’envoies », écrit-il à l’un de ses fournisseurs,
« me sont plus chers que si c’étaient autant de pépites d’or ou d’argent. Les gens n’arrivent pas à
me croire ? Je dis ce que je pense et comme je le pense. Je te suis profondément reconnaissant ; je
le suis et dois l’être, et le devrai éternellement ». Rubens n’eut pas tort, dans un tableau conservé
13

à Florence, au palais Pitti, de représenter le célèbre savant entouré de ses amis et disciples (dont le
peintre et son frère), de livres, de tulipes et de l’un de ses chiens (Mopsus, apparemment) . Des 14

fleurs et des livres : tel est le programme de la sagesse lettrée.


Dans son traité De la constance, Lipse oppose deux éloges du jardin. Le premier, tenu par
l’auteur lui-même, est toute sensualité :
Ô source véritable de joie et de plaisir limpide ! Ô séjour des Amours et des Grâces ! Que
mon repos et ma vie soit en vos ombrages ; qu’il me soit permis, à l’écart des guerres civiles,
de flâner parmi ces plantes, parmi ces fleurs du monde connu et du monde inconnu, le
regard béant de joie et d’admiration ; de promener ma main et mon visage tantôt vers cette
fleur qui penche, tantôt vers celle-là qui se dresse ; et de tromper ici dans une sorte de vague
rêverie tous mes soucis et toutes mes peines . 15

Le second éloge, mis dans la bouche d’un ami, Charles Langius, est toute rationalité et
sagesse :
Voyez-vous ces sages anciens ? Ils ont habité dans des jardins. Et les doctes et savantes âmes
d’aujourd’hui ? Elles se plaisent aux jardins, et la plupart des divins écrits que nous admirons
et qu’aucune suite de temps ni vieillesse n’abolira ont été forgés dans des jardins. À ce Lycée
verdoyant nous devons tant de dissertations sur la nature ; à l’ombreuse Académie, tant
d’autres sur les mœurs ; et les féconds ruisseaux de sagesse qui s’épandent partout, lesquels
nous avons bus, et qui par un ample déluge ont heureusement noyé toute la Terre,
découlent des allées des jardins. Et certes l’esprit s’élève et dresse davantage aux choses
hautes quand librement et sans entraves il voit son ciel que quand il est enfermé dans les
prisons des maisons ou des villes. Vous, poètes, chantez-moi ici un poème destiné à durer !
Vous, lettrés, faites ici de belles recherches et y écrivez ! Vous, philosophes, disputez ici de
la tranquillité, de la constance, de la vie et de la mort ! Voilà, Lipse, le vrai usage et la vraie
fin des jardins : le repos, dis-je, le lieu où on se retire à part, le lieu de méditer, de lire et
d’écrire, et toutefois comme par relâche et par jeu. Et comme les peintres qui, ayant les yeux
lassés pour les avoir trop arrêtés en un lieu, regardent en un miroir ou sur une verdure pour
en rassembler les forces, ainsi faisons à notre esprit, las ou égaré. Et pourquoi vous cèlerais-
je mes habitudes ? Voyez-vous cette tonnelle faite de verdure ? Voilà pour moi la maison
des Muses, voilà le gymnase et la palestre de ma sapience . 16

À la rêverie voluptueuse et mélancolique de son ami, Langius oppose une attitude plus
volontaire : le jardin du lettré a vocation à devenir un nouveau Lycée ou une nouvelle Académie.
Les Amours et les Grâces, d’un côté ; les Muses, de l’autre. Mais le mouvement même du
dialogue dépasse cette opposition trop marquée : Lipse n’a pas moins raison que Langius. Les
Muses ne peuvent venir s’installer que là où les Amours et les Grâces ont déjà établi leur
demeure – ou, du moins, à proximité : les unes sous la tonnelle servant de palestre et de gymnase
intellectuels, les autres parmi les parterres de fleurs merveilleuses venues du monde entier. Lipse
systématisa cette alliance dans une « Loi » parodique qu’il fit afficher à l’entrée de son propre
jardin, sur le modèle des lois romaines, et dont les articles III et IV se répondent en se complétant :
. Nulle CONVERSATION hors de la loi.
III
Il est permis de PLAISANTER.
Il est permis de RACONTER ;
Il est permis de DEMANDER ;
Mais rien de SÉRIEUX.
C’est ici le lieu des GRÂCES.
IV. Cependant, tout ce qui dans les ÉTUDES relève davantage de l’AGRÉMENT,
En te PROMENANT,
Expose-le, enseigne-le, étudie-le.
C’est ici aussi le lieu des MUSES . 17

Loi et loisir, méditation et rêverie, lecture et écriture, travail et jeu : aucun de ces termes n’est
exclusif de son pendant. Le jardin permet de réunir les opposés en une utopie typiquement
lettrée ; non point aux antipodes, mais aux portes de la bibliothèque, soit pour en sortir, soit
pour y entrer. C’est le lieu du savoir naturel, qui croît comme une plante, sans effort, et s’absorbe
par tous les sens, dans un mouvement de diastole qui suit le rythme de l’esprit. D’innombrables
fantômes de lettrés y volettent comme des papillons, en une conversation sans fin réunissant
morts et vivants. À l’intérieur de la bibliothèque, les feuilles de l’arbre de la connaissance
bruissent sous le vent. Et dehors, le soir venu, les tulipes de Lipse s’ouvrent parfois comme des
livres.

1. Voir Mark Morford, « The Stoic Garden », Journal of Garden History, vol. VII, no 2, avril-juin 1987, p. 154-155.

2. Voir Pierre Grimal, Les Jardins romains, Fayard, 1984, p. 361-362.

3. Cicéron, De l’orateur (De oratore), Paris, Les Belles Lettres, 1985, t. I, p. 17 (I, VII-29).
4. Ibid., t. II, p. 15-16 (II, V-21).

5. Ibid., t. II, p. 16 (II, V-22) : « eosque incredibiliter repuerescere esse solitos, quom rus ex urbe tamquam e uinclis
euolauissent ».

6. Pétrarque, La Vie solitaire (De vita solitaria, 1346-1366), Grenoble, Millon, 1999, p. 44-65 (l. I, sect. 2).

7. Ibid., p. 316-357 (l. II, sect. 7-9).

8. Leon Battista Alberti, I libri della famiglia (1433 env.), Turin, Giulio Einaudi, 1994, p. 244 (III) : « La villa sola sopra tutti si
truova conoscente, graziosa, fidata, veridica. Se tu la governi con diligenza e con amore, mai a lei parerà averti satisfatto ; sempre
agiugne premio a’ premii. Alla primavera la villa ti dona infiniti sollazzi, verzure, fiori, odori, canti ; sforzasi in piú modi farti lieto,
tutta ti ride e ti promette grandissima ricolta, émpieti di buona speranza e di piaceri assai. »

9. Didier Érasme, Opera omnia, t. I, 3 : Colloquia, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1972, p. 235 (Convivium
religiosum) : « Abstine, inquit, sus, non tibi spiro. »

10. Lucrèce, De la nature (De rerum natura), Paris, Les Belles Lettres, 1985, t. II, p. 139 (VI, 973-975) ; Aulu-Gelle, Les Nuits
attiques (Noctes Atticae), Paris, Les Belles Lettres, 1967, t. I, p. 5 (préface, 19).

11. Juste Lipse, Opera omnia, Wesel, André van Hoogenhuysen, 1675, t. II, p. 507-508 (Epistolarum selectarum centuria quinta
miscellanea postuma, 77, à Gaspar van Diemen, 12 novembre 1605) : « Post libros, duæ sunt avocationes, vel solatia : Hortus, &
Canes. » Cité par Jan Papy, « Lipsius and His Dogs : Humanist Tradition, Iconography and Rubens’s Four Philosophers », Journal
of the Warburg and Courtauld Institutes, LXII, 1999, p. 167.

12. Voir J. Lipse, op. cit., p. 776-788 (Epistolarum selectarum centuria prima ad Belgas, 44).

13. Ibid., p. 112 (Epistolarum selectarum centuria prima miscellanea, 91, à Charles de l’Écluse) : « Cariores mihi bulbi illi Tuliparum
selectarum, quos ad me mittis, quam si globulos totidem ex auro vel argento. Vulgus non credat ? ego de meo animo & ex animo
loquor. Grandes tibi gratias habeo : & cùm habeo, debeo : ac debebo semper. » Cité en partie par M. Morford, op. cit., p. 167-
168.

14. Voir J. Papy, op. cit., p. 190-197.

15. J. Lipse, De constantia, Anvers, Plantin, 1599, p. 43 (II, II) : « O gaudii & liquidæ voluptatis vere fons ! ô Venerum &
Gratiarum sedes ! mihi in vestris umbraculis quies & vita sit : mihi fas remoto extra civicos tumultus, inter has herbas, inter hos
noti ignotique orbis flores, hilari & hiante oculo oberrare : & modò ad hunc occidentem, modò ad illum exorientem manum
vultumque circumferre : & cum vagâ quadam allucinatione, curarum hîc omnium falli & laborum. » Trad. d’après l’éd. de Tours,
1592.

16. Ibid., p. 45-46 (II, III) : « Itaque vides veteres illos Sapientes ? in hortis habitarunt. Eruditas hodie doctasque animas ? hortis
delectantur, & in iis divina illa pleraque scripta procusa, quæ miramur, & quæ nulla temporum series aut senectus abolebit. Viridi
illi Lycæo tot dissertiones de naturâ debemus : umbriferæ Academiæ, & moribus, & ex hortorum spatiis diffusi uberes illi
Sapientiæ rivi quos bibimus, & qui fæcundâ diluvie orbem terræ inundarunt. Scilicet attollit se magis erigitque ad alta iste animus,
cùm liber & solutus videt suum cælum, quàm cum ædium aut urbium carceribus tenetur inclusus. Hîc mihi vos poëtæ
duraturum aliquod carmen pangite, hîc vos litterati meditamini & scribite, hic vos Philosophi de tranquillitate, de constantiâ, de
vitâ & morte disputate. En Lipsi, quæ vera hortorum usio & finis, otium inquam, secessio, meditatio, lectio, scriptio : & ea tamen
omnia velut per remissionem & per lusum. Ut pictores, longâ intentione hebetatos oculos, ad specula quædam & virores
colligunt : sic nos hîc animum defessum, aut aberrantem. Et cur celem te meum institutum ? Pergulam illam topiario opere
vides ? Hæc musarum mihi domus est, hæc sapientiæ meæ gymnasium & palæstra. » Trad. d’après l’éd. de Tours, 1592.

17. Id., Opera omnia, t. II, p. 143 (Ep. sel. cent. II misc., 15, à Dominique Lampson, 19 juin 1587 : « Lipsiani horti lex ») : « K.
III. Sermones etiam ne exléges. / Jocari licet. / Narrare licet : / Rogare licet : / Sed nihil Serium. / Gratiarum hic locus est. / K.
IV. Siquid Amoenius tamen in Studiis ; / Inter ambulandum / Dissere, doce, disce. / Et Musarum hic locus est. » Cité par
Nathalie Dauvois-Lavialle, « Juste Lipse et l’esthétique du jardin », dans C. Mouchel, éd., Juste Lipse (1547-1606) en son temps,
Paris, Champion, 1996, p. 229-230. Voir M. Morford, op. cit., p. 151-154.
XI

L’ANIMAL

Plus que les humains, les animaux ont partie liée avec les livres. Physiquement, bien sûr : les
parchemins et les cuirs dorés au fer en témoignent de trop cruelle façon. Mais ne sont-ils pas
aussi, comme eux, muets et fidèles ? Pour en douter, il faut n’avoir pas vu se glisser
amoureusement un chat entre les volumes bien rangés d’une bibliothèque.
Ainsi le chat de mademoiselle de Gournay – ou plutôt ses chattes, objets de plaisanteries dont
la bonne demoiselle souffrit trop souvent durant sa longue existence, à cheval sur deux siècles.
Car, entre le XVIe et le XVIIe siècle, l’équilibre ne fut pas facile à maintenir. Aussi y a-t-il deux
Marie de Gournay. D’un côté, l’éditrice et la « fille d’alliance » de Michel de Montaigne, ainsi
qu’elle signait ses lettres, usant fièrement du titre que lui décernait le deuxième livre des Essais (à
1

moins qu’elle n’ait elle-même introduit la formule dans son édition : un doute subsiste à ce
sujet), la correspondante du grand humaniste Juste Lipse, la nièce d’un poète ami de Ronsard :
2

telle fut la Marie de Gournay du XVIe siècle. Celle du XVIIe est tout autre, bas-bleu ridicule,
avocate passionnée des mots tombés en désuétude, vieille demoiselle moquée et remoquée par
les jeunes poètes à la mode, dernier vestige vivant d’une liberté de ton et de mœurs devenue bien
insolite dans la France de Richelieu : « un jour qu’on lui demandait si la pédérastie n’était pas un
crime : “À Dieu ne plaise”, répondit-elle, “que je condamne ce que Socrate a pratiqué” ». 3

Le changement d’époque et d’esthétique fut plutôt sévère pour celle que Lipse avait nommée
sa « sœur » (soror ) et Montaigne « l’une des meilleures parties de [son] propre être ». Quand
4 5

Marie de Gournay voit le jour, en 1566, Henri Estienne vient de faire paraître son Traité de la
conformité du langage français avec le grec et Ronsard n’a pas encore composé La Franciade ;
lorsqu’elle s’éteint, en 1645, Malherbe est déjà mort depuis près de vingt ans, Richelieu depuis
trois, et Le Cid comme Le Discours de la méthode approchent de leur dixième anniversaire : on ne
passe pas impunément des guerres de religion au gouvernement de Mazarin, de l’érudition
humaniste à la table rase de Descartes, du triomphe de la Pléiade à celui de l’Académie française.
L’ironie de l’histoire voulut qu’en gratifiant les Essais d’une édition qui devait faire référence
pendant plus de deux siècles, la docte demoiselle contribuât malgré elle à cette dévalorisation du
savoir lettré dont elle fut le témoin quelque peu dépité. Montaigne devint, en effet, le bréviaire
d’une toute nouvelle classe de lecteurs : abbés en goguette, belles dames de la noblesse, cadets de
famille en mal d’aventure, au XVIIe siècle, tous se réfèrent désormais à un idéal de l’honnête
homme dont, à bien des égards, mais non sans paradoxe, l’auteur des Essais fournit le modèle.
Plein de mépris pour les pesanteurs érudites, on se contente de cultiver le savoir en amateur, se
gardant bien d’en faire étalage, et l’on fait plus de cas des plaisirs d’une conversation mondaine
que de la fréquentation silencieuse et solitaire des Anciens .
6

Dans cet univers-là, qui malherbise à tour de bras et rejette la prolixité savante des vieux poètes
pour se créer une langue simple et pure (celle même de la modernité), Marie de Gournay fait
figure de monstre ou de bête de foire, dans sa défense désespérée des archaïsmes et des
métaphores inusitées. N’ose-t-elle pas intituler son grand livre L’Ombre de la demoiselle de Gournay
au motif que, telle une ombre, toute œuvre reflète son auteur et lui survit ? Les disciples de
7

Malherbe ne sont guère convaincus par l’explication : à leurs yeux, une imagerie aussi bizarre ne
signale rien d’autre qu’un coupable dérèglement du langage.
Et le chat de la demoiselle ? Justement, le voici qui passe – l’un de ses chats, plutôt, car, selon
toute apparence, elle en eut une ribambelle, dont les plus chanceux, Donzelle et Minette, se
virent gratifiés de deux poèmes . L’anecdote est rapportée par le plus cancanier des mémorialistes
8

du siècle, Tallemant des Réaux. Un jour, Boisrobert, ami facétieux de Marie de Gournay, « la
mena au cardinal de Richelieu, qui lui fit un compliment tout de vieux mots qu’il avait pris dans
son Ombre. Elle vit bien que le cardinal voulait rire : “Vous riez de la pauvre vieille”, dit-elle.
“Mais riez, grand génie, riez ; il faut que tout le monde contribue à votre divertissement.” Le
cardinal, surpris de la présence d’esprit de cette vieille fille, lui en demanda pardon et dit à
Boisrobert : “Il faut faire quelque chose pour mademoiselle de Gournay. Je lui donne deux cents
écus de pension.” – “Mais elle a des domestiques”, dit Boisrobert. – “Et quels ?” reprit le
cardinal. – “Mlle Jamin”, répliqua Boisrobert, “bâtarde d’Amadis Jamin, page de Ronsard.”
– “Je lui donne cinquante livres par an”, dit le cardinal. – “Il y a encore ma mie Piaillon”, ajouta
Boisrobert ; “c’est sa chatte.” – “Je lui donne vingt livres de pension”, répondit
l’Éminentissime, “à condition qu’elle aurait des tripes.” – “Mais, Monseigneur, elle a
chatonné”, dit Boisrobert. Le cardinal ajouta encore une pistole pour les chatons ». 9

Moins anodin qu’il ne paraît, le dialogue met en scène un moment crucial de la vie des gens
de lettres à cette époque, quoiqu’il soit rarement décrit de manière aussi directe : celui où se
décide la pension en laquelle consiste le plus souvent, faute de droits d’auteur, leur unique
revenu. L’entrevue avec Richelieu n’est certainement pas motivée par le seul plaisir de la
conversation : de cela nul n’est dupe, et l’on ne saurait faire grief à la vieille demoiselle de profiter
de l’entregent de Boisrobert pour tenter sa chance auprès du cardinal. Qu’est-ce donc qui se
vend, dans cette négociation ? D’abord, un bon mot, une repartie à propos, ce qui vaut bien
deux cents écus. Toutefois, cela ne suffit pas : il faut marchander, c’est l’usage. Mais marchander
quoi ? Du nom, du passé, du prestige. L’allusion à la suivante de Marie de Gournay vient à
point, puisque son père ne serait autre que le fameux poète secrétaire et ami de Ronsard, qui lui
dédia tant de poèmes – du moins la demoiselle aime-t-elle à faire accroire ce lien de famille à
tous ses visiteurs : aujourd’hui, des actes notariés ont prouvé de manière irréfutable que Nicole
Jamin n’était nullement la fille d’Amadis . Peu importe : avec ce jeu habile sur la confusion des
10

patronymes, Marie de Gournay gagne près de dix pour cent d’augmentation, soit cinquante
livres.
Puis il y a le reste, c’est-à-dire l’immonnayable, l’immarchandable, tout ce qui, dans l’activité
lettrée, échappe au commerce – à tous les commerces : celui de l’argent, de la société et du
monde. Au-delà d’un certain seuil, le savoir des livres excède le commun des échanges
humains : par exemple, un particulier peut acheter des livres autant qu’il veut, dans la mesure de
ses moyens ou de l’espace dont il dispose ; mais, quand il lui faut consulter vingt in-folios pour
écrire une ligne, le lettré, même richissime, n’a d’autre choix que d’aller dans une bibliothèque
mise à sa disposition de façon plus ou moins gracieuse par de puissantes institutions publiques
ou privées. L’érudition est hors de prix – ou sans valeur, ce qui revient au même : inestimable,
donc mésestimée. Dans L’Avare (II, I), deux cents écus, c’est la valeur à laquelle est apprécié un
amas de vieilleries hors d’usage : les vieux termes dont s’occupe Marie de Gournay ne méritent
pas davantage. Ils ne valent même rien, à proprement parler : les titres de gloire de la demoiselle
ne reposant que sur des mots – ceux par lesquels Montaigne la déclare sa « fille d’alliance », ceux
qu’elle tire de l’oubli, ceux qu’elle assemble en d’archaïques constructions –, comment pourrait-
elle espérer de pension que par surcroît, pour rien, sans autre raison que les bonnes grâces du
cardinal ?
De cet échange incommensurable entre les deux grandeurs de l’argent et du savoir lettré, le
chat de mademoiselle de Gournay apparaît comme le signe dérisoire : dépourvu d’argument face
à la pingrerie de Richelieu, Boisrobert en est réduit à faire intervenir le compagnon préféré de la
demoiselle, celui qui, aux dires de l’abbé de Marolles, « en douze années qu’il a vécu auprès
d’elle, ne se fût pas délogé une seule nuit de sa chambre pour courir dans les gouttières ou sur les
tuiles, comme les autres chats ». Vingt livres pour la mie Piaillon et une pistole, soit dix livres
11

supplémentaires, pour les chatons, ce n’est pas cher payé, mais c’est toujours cela de pris. De
toute façon, le cardinal ne montera pas plus haut. Une fois au moins dans sa vie, sans même
quitter le logement de sa maîtresse, le chat de mademoiselle de Gournay aura sauté un mur : la
limite au-delà de laquelle le travail lettré ne peut plus être converti en espèces sonnantes et
trébuchantes.
Ce sont deux ordres en présence. Pascal eût dit : les grandeurs de l’esprit et celles du monde.
Déplaçons un peu : l’ordre des livres et celui des hommes. N’en déplaise aux humanistes, il y a
dans les livres – peut-être pas de l’inhumain – mais de l’extra-humain, certainement. Le lettré ne
vit pas avec ses semblables : ses œuvres, ses valeurs, ses ambitions sont distinctes. L’animal
domestique qui l’accompagne si souvent dans les représentations ne désigne pas autre chose que
cette part d’inhumanité qui lui échoit comme lot incessible. Premier en date de ces animaux : le
lion de saint Jérôme, animal non pas domestique, mais domestiqué, ce qui rend d’autant plus
manifeste l’échappée hors de l’humain. L’histoire est fameuse, qu’a immortalisée Victor
Carpaccio dans une admirable série de fresques de l’école Saint-Georges-des-Esclavons, à
Venise. Un jour, un lion pénètre en boitant dans le monastère où Jérôme s’est retiré. Tous les
moines s’enfuient à sa vue (Carpaccio les fait s’éparpiller comme des hirondelles), sauf le saint,
qui retire une épine de la patte de l’animal. Depuis lors, le lion devient le plus fidèle compagnon
du patron des lettrés ou, du moins, de ses portraits : couché, assis, debout, endormi ou veillant,
il est là, fidèle au poste, jusque – et surtout – dans son cabinet de travail. On peut douter du
caractère réaliste, sinon de la commodité, d’une telle présence. Mais comment mieux figurer
l’insociabilité du lecteur ? Le plus sauvage n’est pas celui qu’on croit : qu’on songe seulement aux
proverbiales colères de Jérôme. L’animal est d’autant plus domestique que le lettré ne saurait
l’être. Au cœur même de la bibliothèque et de ses rayonnages apparemment civilisés, le lion
apporte avec lui un peu d’air et de sable de ce désert de Chalcis où le saint avait passé trois années
dans la solitude la plus complète : de l’ermite au lettré, la distance n’est pas si grande. La question
« Quels livres emporteriez-vous sur une île ? » n’a pu devenir si triviale que parce qu’à l’évidence
les livres eux-mêmes sont des îles.
Si petits et dociles qu’ils soient, tous les animaux de lettrés descendent du lion de saint Jérôme.
Carpaccio lui-même amorce le processus de transformation dans la dernière des fresques
consacrées au saint. On y reconnaît saint Augustin à sa table d’écriture, surpris en plein travail, la
plume encore suspendue, les yeux levés vers le jour radieux tombant de la fenêtre : alors qu’il
s’apprêtait à écrire à Jérôme, il vient d’apprendre par une révélation surnaturelle la mort de son
ami, advenue simultanément à mille lieues de là, et son entrée en paradis . Or, au droit 12

prolongement d’une ligne virtuelle joignant le sommet de la fenêtre à la tête du saint, voici
surgir, dans un espace vide à l’extrême gauche de l’image, un tout petit chien blanc, assis sur le
sol, tête levée, lui aussi, à la fois vers son maître et vers la divine lumière. Représentation du sens
de l’odorat ? Probablement : la légende dit que la pièce s’emplit alors d’un « parfum entre tous
ineffable et inouï » (ineffabili inauditaque odorum omnium fragrantia ). Symbole de foi et de fidélité ?
13

Bien sûr. Mais, à n’en pas douter, ce bichon maltais perdu au milieu de la pièce immense
recueille aussi l’héritage symbolique du lion de saint Jérôme, ainsi que du redoutable dragon de
saint Georges, présent dans le même cycle de peintures : il assure par là une continuité
thématique subtile entre les éléments de la série. Du dragon au bichon, point d’hiatus véritable :
quand, sur le mur de gauche de l’église vénitienne, le chevalier Georges triomphe avec éclat de la
férocité du monstre, sur le mur de droite, par sa seule silhouette, si menue parmi tant d’espace, le
chien d’Augustin figure cette asocialité muette à laquelle est voué nécessairement le lettré. D’un
côté, l’animal, sauvage par nature, est apprivoisé par l’homme ; de l’autre, un membre de la
société s’ensauvage par excès de culture : le chiasme en dit long sur le pouvoir et le danger des
livres .
14

Victor Carpaccio : Saint Augustin. Saint-Georges-des-Esclavons (Venise).

Beaucoup plus tard, Baudelaire n’aura pas tort de retrouver dans les chats lovés au creux des
bibliothèques l’attitude « des grands sphinx allongés au fond des solitudes » (« Les Chats »). Quels
qu’en effet soient sa forme, sa taille ou son pelage, du lion de saint Jérôme au bichon d’Augustin,
de la chatte de Pétrarque à la mie Piaillon de mademoiselle de Gournay, l’animal domestique
15

n’offre rien de moins que les avantages mystiques d’un désert à quatre pattes : ermitage portatif
du lettré.
1. Montaigne, Essais, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 661 (II, XVII).

2. Il s’agit de Louis Le Jars. Voir Michèle Fogel, Marie de Gournay, Paris, Fayard, 2004, p. 27.

3. Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, Gallimard, 1960, vol. I, p. 380.

4. Juste Lipse, lettre du 5 mai 1597, dans Marie de Gournay, Œuvres complètes, Paris, Champion, 2002, vol. II, p. 1941.

5. Mêmes réserves que plus haut sur la paternité de la formule.

6. Voir Jean-Marc Chatelain, La Bibliothèque de l’honnête homme, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2003, p. 13-18.

7. M. de Gournay, op. cit., vol. I, p. 565-567.

8. Ibid., p. 1811-1812.

9. G. Tallemant des Réaux, op. cit., p. 380.

10. Voir Maurice Cauchie, « Nicole Jamin, la suivante de Mlle de Gournay, est-elle fille d’Amadis Jamin ? », Revue des
bibliothèques, 32e année, no 10-12, octobre-décembre 1922, p. 289-292.

11. Michel de Marolles, Suitte des Mémoires de Michel de Marolles, abbé de Villeloin, Paris, Sommaville, 1657, p. 99.

12. La première à identifier correctement le sujet de cette image fut Helen I. Roberts, « St. Augustine in St. Jerome’s Study :
Carpaccio’s Painting and Its Legendary Source », The Art Bulletin, vol. XLI, no 4, décembre 1959, p. 283-297. Claudia Cieri Via
propose une analyse intéressante de cette fresque dans sa préface à Wolfgang Liebenwein, Studiolo, Modène, Panini, 1988, p. XV-
XVI.

13. Hieronymus : vita et transitus, Venise, 1485, fol. 22 ; cité par H. I. Roberts, op. cit., p. 297.

14. Autres exemples de chien à lettré : la gravure frontispice du livre de Bernardino Corio, Patria historia, Milan, 1503 ;
l’aquarelle de Lorenzo Lotto représentant un ecclésiastique dans sa chambre d’étude, vers 1530, conservée à Londres au British
Museum ; le portrait de gentilhomme attribué à Girolamo da Carpi, vers 1526, conservé à Rome au palais Barberini. Voir les
illustrations correspondantes dans Dora Thornton, The Scholar in His Study, New Haven, Yale University Press, 1997, p. 7 (fig. 7),
38 (fig. 24), 141 (fig. 87). Sur la présence de chiens dans les représentations de cabinets de lettrés, voir Patrick Reuterswärd,
« The Dog in the Humanist’s Study », Konsthistorisk tidskrift, vol. L, no 2, 1981, p. 53-69.

15. Voir Tommaso Landolfi, » La petite chatte de Pétrarque » (« La gattina del Petrarca »), dans Sinon la réalité (Se non la realtà,
1960), Paris, Christian Bourgois, 2006, p. 53-62.
XII

LA SEXUALITÉ

Non plus que les anges le lettré n’a de sexe. Ce qui revient à dire qu’il relève de l’un et de
l’autre. Toute la communauté des lettrés vit sur ce paradoxe.
Il n’y a guère de lieu plus chaste qu’une bibliothèque. Mais guère de plus torride également
lorsque, jour après jour, autour des mêmes tables, les mêmes lecteurs se croisent, s’observent, se
frôlent, sans pourtant rien savoir les uns des autres. Nul n’est moins connu que leur prochain : de
son nom, de son milieu, de sa profession, tout est ignoré. Muette, secrète, l’existence d’un
voisin de bibliothèque se limite au grattement d’une plume sur le papier, au cliquetis d’un clavier
d’ordinateur, au bruit d’une page tournée, d’un stylo reposé, aux menues manifestations de la vie
organique – toux, respiration, râclement de gorge –, au visage penché que vient éclairer la lampe
dans le soir qui tombe. Le voisin est une apparence : il n’a pas de corps ou, plutôt, il n’est que
cela, corps pur, immobile, concentré, volumineux, perinde ac cadaver . La seule chose à peu près
1

certaine que, sans trop de peine, on puisse savoir de lui, ce sont les livres qu’il consulte : traité
d’angéiologie, atlas démesurés, journaux jaunis, gros in-folio à la reliure armoriée, tout, ici, peut
servir de carte d’identité. Une identité d’autant plus complexe et mystérieuse que les livres se
succèdent sur la table nombreux et divers. On soupçonne quelques lecteurs ou lectrices de ne
commander certains ouvrages que pour se donner une pose – comme, dans la rue, le ferait tel
décolleté provocant ou telle moto pétaradante. Dans une bibliothèque, les signaux sexuels sont si
feutrés, si tamisés, si indirects, que tout ce qui, dehors, passerait normalement inaperçu prend
aussitôt valeur d’invite agressive. Nul besoin de bas résille, de pantalon moulant, de maquillage
excessif : un livre suffit, non nécessairement érotique. L’originalité des lectures est un puissant
aiguillon de la libido : rien ne fait plus fantasmer l’exégète de codes juridiques qu’un
métaphysicien de haute volée ou qu’une lectrice de poésie de la Renaissance, et vice-versa.
Puisque le corps du lettré s’efface derrière le livre, puisque le livre est son vrai corps, celui qui lit
un livre autre appartient forcément à un autre sexe : dans la bibliothèque de Babel, il y a autant de
sexualités qu’on y trouve de livres.
Les communautés de lettrés n’ont cessé de mettre en pratique cette sexualité livresque,
doublant étroitement la charnelle jusqu’à la remplacer : les livres lus et écrits font très bien
l’amour tout seuls. Le mythe rabelaisien de Thélème figure fort exactement cette réalité : dans
l’espace hexagonal de cette abbaye imaginaire où hommes et femmes vivent ensemble et se font
la cour tout en cultivant les arts et les lettres, les « belles grandes librairies » (ou bibliothèques)
« en grec, latin, hébreu, français, toscan et espagnol » occupent tout un côté, à la frontière des
chambres des dames et de celles des messieurs ; en face, en guise de frontière symétrique, se
situent les « belles grandes galeries toutes peintes des antiques prouesses, histoires et descriptions
de la terre ». Le parallèle des galeries et des bibliothèques a un double sens : s’il oppose l’espace
2

de l’image, de la promenade et de la conversation à celui du texte, du séjour et de l’étude, c’est


peut-être aussi pour poser du même coup l’équivalence des deux activités. Comment
l’architecture pourrait-elle mieux dire que, à l’instar des galeries, les bibliothèques sont lieux de
désir et de rencontres, que la libido sciendi répond précisément à la libido amandi ? Mais là s’arrête
précisément le pouvoir de l’allégorie : Thélème prend rang parmi les utopies non seulement par
le caractère colossal du projet (un château hexagonal d’environ six cents mètres de diamètre,
9 332 chambres, etc.) que, de façon plus subtile, par sa prétention à une possible coexistence ou
complémentarité de la sexualité charnelle avec le savoir lettré. Or, ce savoir lettré, qui est
sexualité à lui seul, a tendance à prendre toute la place et à exclure l’amour physique. Dans le
monde réel, un thélémite à la fois galant et lettré ne saurait subsister : c’est une chimère.
Longtemps, les communautés de lettrés ont institutionnalisé cette sexualité purement livresque
en tentant de repousser hors les murs toute forme de commerce charnel. On songe aux
monastères bénédictins ou à ces monastères particuliers que sont les universités d’Oxford et de
Cambridge, lesquelles, pendant des siècles, imposèrent le célibat à leurs professeurs (fellows), tous
clercs ordonnés, alors même que, de leur côté, les prêtres anglicans avaient le droit de se marier.
La règle n’avait donc pas une simple origine religieuse : elle correspondait à une nécessité de la
vie lettrée, à laquelle était seule censée convenir l’existence monacale. C’est seulement
en 1874 que le mariage fut autorisé . Mais, jusque dans l’entre-deux-guerres, l’activité sexuelle
3

des étudiants était étroitement surveillée, selon un contrôle dont, en 1929 encore, le jeune
William Empson fit durement les frais.
À vingt-deux ans, il s’agissait pourtant d’un des sujets les plus brillants de l’université de
Cambridge. Poète, mathématicien, il terminait alors, sous la direction de son professeur I. A.
Richards, un mémoire qui allait marquer durablement l’histoire de la critique anglophone au XXe
siècle : une classification ingénieuse de tous les types d’ambiguïté (sept au total) qu’il est possible
de rencontrer dans un texte littéraire . Non seulement, en reconnaissance de ses mérites,
4

Magdalene College venait de lui accorder un prix d’anglais, mais, le 15 juin, il était élu à
l’unanimité professeur associé (bye-fellow) de ce collège : une prestigieuse carrière universitaire
s’ouvrait ainsi devant le jeune prodige. Cinq semaines plus tard (presque autant que
d’ambiguïtés), tout s’écroula. Le 22 juillet, l’assemblée générale des professeurs prenait l’abrupte
décision suivante : « Il a été arrêté que William Empson serait privé de son poste de professeur
associé et que son nom serait immédiatement rayé des livres du collège . » Aucune autre
5

précision ne venait motiver le décret, et pour cause : comme il fallait à tout prix étouffer un
scandale qui risquait d’éclabousser l’établissement, il n’était pas question de lui donner une
quelconque publicité officielle.
Seuls des témoignages extérieurs permettent de reconstituer le fond de l’affaire. Pendant
l’année, Empson avait logé dans une résidence du collège, où il s’était comporté de manière fort
libre, jusqu’à recevoir une jeune femme dans sa chambre. Après son élection comme associé, il
fut invité à rejoindre le bâtiment principal du collège, et c’est pendant le déménagement qu’un
domestique découvrit dans un tiroir un contraceptif. Il n’en fallut pas davantage à la logeuse
d’Empson, Mme Tingey, qui lui reprochait sa vie dissolue, sa chambre désordonnée et ses bains
à trois heures du matin, pour se venger de ce pensionnaire trop déréglé : la rumeur enfla et
parvint aux oreilles du principal, qui n’eut dès lors de cesse de vouloir se débarrasser de la brebis
galeuse. Le 22 juillet, fête de Marie-Madeleine, patronne du collège, fut le jour de la repentance
et, si tel avait été le tempérament d’Empson, il aurait eu toute sa vie pour regretter son
expulsion : certes, elle ne l’empêcha pas de devenir l’un des critiques les plus importants du XXe
siècle, mais elle brisa net une carrière qui s’annonçait prestigieuse, en le cantonnant à des postes
relativement marginaux, Tokyo, Pékin ou Sheffield.
Par malheur pour Empson, son maître Richards ne put rien faire pour lui : il était alors parti
pour la Chine, et n’apprit lui-même l’histoire que deux mois plus tard. Ce n’est pas sans quelque
amertume que son disciple lui raconta les événements :
Le principal (d’un air empreint de mélancolie) me dit qu’on ne pourrait jamais autoriser à
nouveau en toute confiance à fréquenter de jeunes gens quiconque avait touché à une capote
anglaise (a French letter), peu importe les circonstances ou les raisons, parce que, de façon
subtile, et même malgré lui, il ne manquerait pas de souiller leur innocence ; et cela quand
bien même ses propres pouvoirs intellectuels en eussent été détruits. Par mesure de
clémence, on me permit de continuer à empoisonner l’air de Magdalene une journée après
avoir été dénoncé, ce qui donna le temps à plusieurs de mes juges de venir m’expliquer que
je devais daigner ne pas leur en vouloir, ou que ce qu’ils avaient fait tournerait finalement au
mieux pour moi, ou que « personnellement » ils estimaient que leur décision était
« vraiment regrettable », ou que, bien qu’eux-mêmes ne s’adonnassent pas à « ces vices
particuliers », il me fallait comprendre (je pleurais de rage en les entendant) qu’ils avaient
« l’esprit extrêmement ouvert » .
6

Derrière le dépit d’Empson, derrière la comédie de la lâcheté et de l’hypocrisie puritaine qu’il


se plaît à démasquer, ce qui transparaît aussi, c’est, dans la bouche du principal, un discours à
double détente sur la sexualité des lettrés. D’un côté, une condamnation morale de l’adultère,
condamnation aggravée par le fait que l’accusé, comme enseignant, doit vivre au contact de la
jeunesse. Mais là n’est peut-être pas le plus important, qui figure ailleurs, dans un simple bout de
phrase. On pourrait le formuler ainsi : en tant que telle, quelle que soit sa forme, l’activité
sexuelle est considérée comme destructrice des « pouvoirs intellectuels ». L’argument n’a plus
rien de moral : il est simplement pragmatique. Au pire, il prolonge la vieille critique de
l’onanisme développée au XVIIIe siècle par le médecin Tissot ; au mieux, il relève d’une sorte de
7

déontologie du lettré. Le principal l’évoque par une simple allusion, comme s’il avait honte de
continuer de se référer à la vieille tradition monacale de l’existence universitaire : incompatibilité
de la vie lettrée et de la sexualité ; chasteté de rigueur.
Ou du moins une certaine chasteté. L’ironie de l’histoire, en effet, est qu’Empson fut chassé
de Cambridge pour avoir couché avec une femme, alors qu’il passa l’essentiel de ses années
d’étudiant à désirer l’un de ses camarades, grand et beau jeune homme blond à qui il envoyait des
missives poétiques, d’une poésie ô combien hermétique à force d’érudition et de références
culturelles et scientifiques accumulées. Les sept ambiguïtés auxquelles Empson consacra son
premier travail universitaire en désignent donc une huitième, d’ordre sexuel, qui fut une
caractéristique de toute son existence : bien plus tard, lorsqu’il se fut marié, il eut grand plaisir à
introduire dans son couple le jeune amant de sa femme et à en profiter peut-être aussi lui-même . 8

Telle est l’ambiguïté qu’on retrouve également dans les sonnets de Shakespeare, dont on ne sait
parfois si le destinataire est masculin ou féminin, et dans les lettres poétiques d’Empson,
auxquelles ils servent de modèle :
Où est l’obscurité qui donne à la lumière sa place ?
Ou telle obscurité qui cacherait ta face ?
Notre jovial soleil, s’il évite l’explosion
(Ces moments sont critiques), perdra son sourire
Et le pressentiment de ta proximité ;
Lâchera les rayons engrangés par sa masse
Quand en lui par sa masse les rayons sont en place ;
Brûlera d’une chaleur propre à refroidir,
Étouffant un tumulte que nul ne doit dire . 9

Obscurité non obscure, pourrait-on dire, à l’instar des poètes métaphysiques dont s’inspire
Empson, puisque l’hermétisme de ce poème astronomique dessine comme en creux ce désir qui,
justement, ne saurait être nommé dans la clarté et qui nourrit en profondeur le travail poétique et
académique du brillant étudiant. Si de ce désir-là jamais l’université ne s’émut, alors même qu’il
inquiétait le jeune homme, c’est que, malgré le puritanisme ambiant, elle eut l’intelligence d’y
reconnaître l’un des moteurs les plus puissants de l’étude et l’un des liens les plus forts de la
communauté lettrée : sexualité généralisée, sexualité sans sexes, par le moyen des signes et des
pages, volupté du savoir propre aux livres et aux bibliothèques, comme celle où j’écris en ce
moment ces lignes.

1. « Comme un cadavre » (devise des jésuites).

2. François Rabelais, Gargantua, chap. LIII, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, p. 140.

3. Voir Report of the Royal Commission on the Universities of Oxford and Cambridge, 1874.

4. William Empson, Seven Types of Ambiguity (1930), New York, New Directions, 1966.

5. College Orders and Memoranda 1907-1946, p. 210 : « It was resolved that William Empson be deprived of his Bye-Fellowship
and that his name be at once removed from the College Books. » Cité par John Haffenden, William Empson, Oxford University
Press, 2005, vol. I, p. 242. Pour ce récit, je suis entièrement redevable à l’exceptionnelle biographie d’Empson procurée par
Haffenden, en particulier vol. I, p. 230-273.

6. W. Empson, lettre à I. A. Richards, cité par J. Haffenden, op. cit., p. 250 : « The Master (with an air of melancholy
conviction) told me that anybody who had ever touched a French letter, no matter when or why, could ever again be allowed
with safety in the company of young men, because he was sure in some subtle way, however little he himself wished it, to pollute
their innocence ; and this in spite of the fact that his own intellectual powers would have been destroyed. As an act of grace I was
allowed to poison the air of Magdalene for a day aer my exposure, and this gave time for several of my judges to come and
explain that I must mind and not bear a grudge, or that what they had done would be the best thing for me in the end, or that
“personally” they thought their own actions a Great Pity, or that though they were not addicted to Those Particular Vices (I
wept with rage when this was said to me) I was to understand they had extremely Broad Minds. »

7. Voir Thomas Walter Laqueur, Le Sexe en solitaire, Paris, Gallimard, 2005.

8. Voir J. Haffenden, op. cit., vol. I, p. 232-239 ; vol. II, p. 376-431.


9. W. Empson, « Letter I », dans Collected Poems, San Diego, Harcourt Brace Jovanovich, 1956, p. 19 : « Where is that
darkness that gives light its place ? / Or where such darkness as would hide your face ? // Our jovial sun, if he avoids exploding /
(These times are critical), will cease to grin, / Will lose your circumambient foreboding ; / Loose the full radiance his mass can
win / While packed with mass holds all that radiance in ; / Flame far too hot not to seem utter cold / And hide a tumult never to
be told. »
XIII

LA NOURRITURE

Traditionnellement, le lettré a le choix entre deux menus, en apparence opposés, qui


définissent aussi deux cultures : l’ascèse et le banquet, selon que les nourritures spirituelles sont
placées en concurrence ou, au contraire, en complémentarité avec les terrestres. L’antagonisme
entre les deux types de nourriture est plutôt le fait des cultures à dominante religieuse ; leur
coexistence, celui de pratiques plus séculières. Pour autant, entre l’ascèse et le banquet, la
différence est peut-être moindre qu’on ne l’imagine.
S’il y a concurrence, l’aliment de l’esprit ou, plus exactement, de l’âme est censé se substituer à
celui du corps : l’idéal serait, pour le lettré, de se nourrir d’« herbes potagères » (holera) et d’eau,
selon une recette jadis confiée par saint Jérôme à la veuve Furia . C’est là tout le menu de l’ascète
1

ou de l’ermite, soucieux d’affaiblir le pouvoir de la concupiscence, et pour qui du sel grillé, trois
olives, cinq pois chiches, deux prunes et une figue forment déjà un festin de roi, celui même que
servit l’abbé Serenus à saint Jean Cassien venu lui rendre visite . Or, à vouloir réduire la libido
2

amandi, on risque fort de mettre un terme à la libido sciendi. Il y a des ascètes lettrés, sans
doute – Jérôme en est l’exemple le plus abouti, qu’on représente d’habitude dans un état de
décharnement avancé –, mais, en pratique, peu de lettrés sont ascètes. Les anachorètes de la
Thébaïde ont même plutôt laissé derrière eux la réputation, usurpée ou non, d’une vertueuse
ignorance, sauf en matière spirituelle : en font foi, par exemple, les commentaires de Rancé ou,
dans un tout autre registre, nettement anticlérical, les romans d’Alfred de Vigny ou d’Anatole
France .
3

Inversement, le savoir profane n’instaure pas de solution de continuité radicale entre le


domaine du corps et celui de l’esprit : à ventre vide, tête vide. Quand elle ne sert pas des intérêts
religieux, une culture lettrée se développe proprement dans un monde ou une classe sociale qui
satisfont déjà aux besoins primaires de l’existence. Loin d’être ennemie du savoir, la nourriture
en est l’auxiliaire ou la condition nécessaire.
Lorsqu’en 1827 Hegel se rend à Paris sur l’invitation de Victor Cousin, l’alimentation occupe,
dans les lettres qu’il adresse à sa femme, une place notable. « Nous ne nous sommes pas
longtemps attardés au déjeuner (c’est-à-dire qu’à onze heures nous avons mangé des côtelettes et
bu une bouteille de vin) », écrit-il le 3 septembre, lendemain de son arrivée. Assez vite, il est
4

confronté aux petits soucis du touriste ordinaire, philosophe ou non : comme il a du mal, sans
son ami, à commander parmi « l’énorme liste de la carte » (die enorme Liste der charte), il trouve
refuge à une « table d’hôte » où les plats disponibles sont exposés au regard, ce qui rend le choix
plus facile . Quelques jours plus tard, ce sont des maux d’estomac qui l’accablent : on lui prescrit
5

« lavements, fomentations et tisanes, d’une manière toute française ». Il accuse l’eau de la Seine et
6

les habitudes fantasques de Cousin, qui l’oblige à manger à des heures improbables, vers cinq
heures de l’après-midi. Une fois remis de cette indisposition, il décide de revenir à l’horaire
allemand habituel, avec le repas principal à une heure ou une heure et demie, quitte à laisser
Cousin dîner en solitaire : tel est le prix d’une bonne digestion, même pour l’auteur de la
7

Phénoménologie de l’esprit.
Hegel eut ainsi le ventre plus kantien que la tête : le maître de Königsberg tenait en effet
beaucoup, lui aussi, dans les dernières années de son existence, à ce que son déjeuner commençât
à une heure tapante. Il ne mangeait qu’une fois par jour. À midi quarante-cinq, il appelait sa
cuisinière, qui lui apportait un verre de vin chaud. Il descendait ensuite dans la salle à manger, où
ses invités l’attendaient. Jamais moins de deux ni plus de cinq, le nombre de convives ne devant
pas être inférieur à celui des Grâces ni supérieur à celui des Muses .
8

Le mieux est sans doute ici de laisser témoigner son ami Borowski :
Sa table comportait trois plats, outre du beurre et du fromage et aussi, en été, des fruits du
jardin. Le premier plat consistait toujours en une soupe à la viande, surtout du veau, avec du
riz, de l’orge ou des vermicelles. Il avait l’habitude de mettre dans sa soupe de petits
morceaux de pain, qu’il découpait au-dessus de l’assiette, afin de la rendre plus consistante.
Pour le second plat, c’était tantôt des fruits secs diversement assaisonnés, tantôt des purées
de légumes secs, tantôt du poisson. Le troisième plat était un rôti ; mais je ne me souviens
pas avoir jamais mangé de gibier chez lui. Il prenait de la moutarde avec presque chaque
mets ; il aimait aussi beaucoup le beurre bien épais avec les plats de légumes et de viande, et
il réfléchissait lui-même au meilleur moyen de préparer ce beurre épais avec de l’acide
carbonique. Le beurre et le fromage lui fournissaient enfin un dessert auquel il tenait
beaucoup. Et comme lui-même aimait tellement le fromage, il appréciait aussi que ses
invités en fussent amateurs. Voilà pourquoi il plaisantait souvent avec mon frère sur le fait
que celui-ci aurait été incapable de rien dire sur deux objets importants de la conversation, à
savoir le fromage et le tabac. Il mangeait un pain de seigle fin, cuit deux fois, tout à fait
savoureux. Parfois, du fromage finement râpé était placé sur la table. Parmi toutes les sortes
de fromage, il préférait l’anglais, non pas toutefois celui de teinte rougeâtre, qui lui semblait
avoir été coloré avec du jus de betterave des marais et en avoir gardé un goût un tout petit
peu altéré, mais le blanc, qui est plus rare. Quand il y avait du monde à table, on ajoutait
encore un plat, ainsi que du gâteau. Le mets favori de Kant était le cabillaud. Un jour, il
m’assura que, alors qu’il était complètement rassasié, il aurait encore pu avaler avec
beaucoup d’appétit une grosse assiette de cabillaud .9

Voilà pour la nourriture. Quant à la boisson, Kant ne prenait pas de bière, qu’il jugeait trop
nourrissante, mais « un vin rouge léger, habituellement un Médoc ». 10

Au-delà des particularités de l’alimentation de Kant – l’ordre presque immuable de ses repas,
son goût immodéré pour le fromage anglais et le cabillaud, sa méfiance envers les colorants –, le
témoignage de Borowski souligne sans trop s’y arrêter ce qui constituait l’agrément, voire
l’ingrédient principal de ces déjeuners, lesquels duraient bien trois à quatre heures : la
conversation.
Le lettré n’a pas vocation à manger seul. Leopardi le notera plus tard : « il est beaucoup de gens
qui, se consacrant à l’étude ou se retirant pour quelque raison tout le reste de la journée, ne
conversent qu’à table, et seraient bien fâchés de se retrouver seuls et de ne point parler à ce
moment ». Pour le lettré comme pour l’Évangile, ce qui sort de la bouche compte au moins
11

autant que ce qui y entre .


12
Or, Kant est un causeur de premier ordre. On discute de tout, mais d’abord de ce qui passe
sur la table : le beurre, le fromage, le tabac ou les plats favoris sont des sujets de conversation de
premier plan. Malheur à qui ne sait pas s’en saisir, comme le frère de Borowski ! Chaque mets
pouvant servir de prétexte à exhiber un savoir particulier, le repas du lettré tourne au repas lettré,
où l’ordre du discours est parallèle à celui des plats. Nulle rupture, ici, entre les nourritures du
corps et celles de l’esprit.
On retrouve ainsi une très vieille tradition de la culture lettrée : le banquet. Le XIXe siècle eut
les siens, tels ces festins proverbiaux auxquels participèrent quelques-uns des plus grands
intellectuels du Second Empire, adeptes des plaisirs de la table : Sainte-Beuve, Taine, Flaubert,
Renan . C’est dans l’Antiquité classique, toutefois, qu’on en rencontre les plus nombreux
13

témoignages littéraires : aux deux dialogues célèbres de Platon et de Xénophon ou à celui,


perdu, d’Épicure, il faut ajouter Le Banquet des sept sages et les Propos de table de Plutarque, Le
Banquet ou les Lapithes de Lucien de Samosate ou encore Les Saturnales de Macrobe. À dire vrai,
dans les banquets les plus fidèles à la tradition grecque, ceux que décrivent les deux disciples de
Socrate, la nourriture semble avoir été bien moins importante que la boisson : on mangeait
d’abord de façon modérée, puis, après des libations et des hymnes, on buvait, et c’est seulement
pendant cette seconde partie du repas que la conversation pouvait se déployer à son aise. Le
cérémonial proposé par Platon est plus précis encore : le tour de parole mime le passage de la
coupe de convive à convive.
Ainsi l’explique aux sept sages l’Athénien Mnésiphilos, dans un dialogue de Plutarque :
Quand on réunit, comme l’a fait Périandre en vous invitant, des hommes de votre qualité, il
n’est plus besoin, je pense, de coupe ni d’œnochoé : les Muses placent au milieu de vous,
tel un cratère sans vin, le verbe (logon), en qui se mélangent au plus haut point plaisir,
amusement et sérieux, et, grâce à lui, elles éveillent la gaieté, l’arrosent et la répandent, sans
presque plus toucher à l’œnochoé au-dessus du cratère . 14

Le banquet grec d’inspiration platonicienne est d’abord une affaire de logos, considéré comme
le vrai vin de l’intellect, dont le vin tiré de raisin ne serait qu’un pâle succédané. L’idéal, si
paradoxal qu’il paraisse, serait le banquet sobre, où l’on ne boit pas : l’ascèse, comme on voit, est
toute proche.
Avec la préférence romaine pour le convivium, c’est-à-dire pour le festin, où l’on se rassemble
pour manger, plutôt que pour le symposion, réunion de buveurs, se produit une révolution
culturelle. Le repas impose désormais son ordre au discours : chaque mets nouveau est l’occasion
pour les convives de démontrer son savoir, d’apporter une explication curieuse ou une citation
rare. La nourriture variée se digère-t-elle mieux que la nourriture simple ? Les truffes sont-elles
produites par le tonnerre ? Pour quelle raison les Juifs ne mangent-ils pas de porc ? Qu’est-ce qui
rend la figue si sucrée ? Dans quelle intention Homère qualifie-t-il le sel de « divin » (theion) ?
Pourquoi les noces rassemblent-elles toujours tant d’invités ? Autant de questions touchant aux
15

sciences naturelles, à la médecine, aux usages, à l’histoire des religions ou à la littérature, qu’un
simple repas permet de poser : un banquet est une encyclopédie. Le chef-d’œuvre du genre, du
moins par la taille, est sans conteste l’ouvrage monumental d’un rhéteur grec du IIIe siècle de
notre ère : Les Deipnosophistes – ou Les Lettrés à table – constituent la masse de savoir la plus
considérable que nous ait léguée l’Antiquité, sur tous les sujets imaginables. Il n’en reste pourtant
qu’un résumé en quinze livres, sur les trente composés à l’origine par Athénée : ce n’est pas un
repas, mais une bibliothèque . 16

À moins que toute bibliothèque ne soit elle-même qu’un garde-manger. Certes, les récits de
banquets que nous a transmis la littérature antique ne doivent pas être confondus avec la réalité
historique de ces repas : il s’agit d’abord d’œuvres littéraires, essentiellement fictives, et si tant de
lettrés, de pepaideumenoi, de philologoi ont choisi cette forme pour transmettre leur savoir, c’est
17

d’abord par souci d’imiter Platon. Mais peut-être pensaient-ils aussi que, par nature et par
fonction, le savoir est structuré comme un symposion. La tradition universitaire des
colloques – ou symposiums – y trouve son nom, sinon son origine. Et Plutarque semble lui-
même l’indiquer lorsque, dans ses Préceptes de santé, il constate que les intellectuels qui s’adonnent
à l’étude ou aux Muses se laissent aisément détourner de la table s’ils ont à leur disposition « une
figure de géométrie, quelque petit livre ou un instrument de musique » : il y voit un moyen 18

profitable pour eux de dominer leur appétit.


Toute l’ambivalence du savoir est là : il accompagne le repas, mais il le remplace également
très bien. Il ne se contente pas d’assaisonner : il nourrit. Aussi le lettré oscille-t-il sans cesse entre
le banquet et l’ascèse, comme entre les deux faces d’une même réalité : le livre, qui tantôt ouvre
sur le monde et tantôt s’y substitue ; tantôt simple signe, tantôt lieu d’une présence réelle ;
affirmation et, tout ensemble, négation. L’index (ou le langage) se pose sur les choses pour, au
choix, les montrer ou les cacher : table pleine si texte vide – et réciproquement.

1. Saint Jérôme, Lettres, t. III, Paris, Les Belles Lettres, 1953, p. 33 (lettre LIV à Furia en 395, 10).

2. Ainsi du moins le prétend la fiction des Conférences de saint Jean Cassien, t. II, Paris, Éditions du Cerf, 1958, p. 10 (VIII, I) ;
cité par René Draguet, dans Les Pères du désert, Paris, Plon, 1949, p. XLVI. Voir Roland Barthes, Comment vivre ensemble, Paris, Seuil
/ IMEC, 2002, p. 144-147.

3. Voir Armand Jean de Rancé, Réponse au Traité des études monastiques, Paris, François Muguet, 1692, p. 54-65 (I, chap. VII :
« Réponse à ce que l’on dit, que les Etudes ont esté établies par saint Benoist même dans ses Monasteres ; & à ce que l’on prétend, qu’elles
ont esté en usage dans les plus anciens Monasteres, c’est-à-dire dans ceux de l’Orient. ») ; Alfred de Vigny, Daphné (vers 1837), Paris,
Garnier, 1970, p. 304-305 (1re lettre) ; Anatole France, Thaïs (1890), dans Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, 1984, p. 721 sqq.

4. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Briefe von und an Hegel, t. III : 1823-1831, Hambourg, Felix Meiner, 1969,
p. 185 (lettre 559, 3 septembre 1827) : « wir haben uns nicht lange beim déjeuner verweilt (d. h. um 11 Uhr Koteletts gegessen
und eine Bouteille Wein getrunken) ». Trad. J. Carrère, dans Correspondance, Paris, Gallimard, 1990, t. III, p. 162.

5. Id., Briefe, p. 188 (lettre 560, 9 septembre).

6. Ibid., p. 188-189 (lettre 561, 13 septembre) : « Lavements, Fomentationen und Tisanen ganz auf französische Weise ».

7. Ibid., p. 193-194 (lettre 563, 26 septembre), 197 (lettre 564, 30 septembre).

8. Voir Ehrgott Andreas Christoph Wasianski, Immanuel Kant in seinen letzten Lebensjahren, dans Ludwig Ernest Borowski et al.,
Wer war Kant ?, s. l., Neske, 1974, p. 220 et 228.
9. L. E. Borowski, Darstellung des Lebens und Charakters Immanuel Kants. Von Kant selbst genau revidiert und berichtigt, dans Wer war
Kant ?, p. 193 : « Sein Tisch bestand aus drei Schüsseln, nebst einem Beisatz von Butter und Käse und im Sommer noch von
Gartenfrüchten. Die erste Schüssel enthielt jederzeit eine Fleisch-, größtenteils Kalbssuppe mit Reis, Graupen oder Haarnudeln.
Er hatte die Gewohnheit, auf seinen Teller noch Semmel zur Suppe zu schneiden, um sie dadurch desto bündiger zu machen. In
der zweiten Schüssel wechselten trocknes Obst mit verschiedenen Beisätzen, durchgeschlagene Hülsenfrüchte und Fische
miteinander ab. In der dritten folgte ein Braten ; ich erinnere mich aber nicht, jemals Wildbret bei ihm gegessen zu haben. Des
Senfs bediente er sich fast zu jeder Speise, auch liebte er sehr die dicke Butter zu Gemüsen und Fleischspeisen und sann selbst
darüber nach, wie die dicke Butter am besten durch fixe Lu zubereitet werden könnte. Butter und Käse machten für ihn noch
einen wesentlichen Nachtisch aus. Und da er selbst so sehr den Käse liebte, so sahe er es auch gern, wenn seine Gäste Freunde
vom Käse waren. Daher scherzte er o mit meinem Bruder, daß dieser über zwei wichtige Gegenstände der Unterhaltung,
nämlich über Käse und Tobakrauchen, nicht mitsprechen könnte. Er aß ein feines, zweimal gebackenes Roggenbrot, das sehr
wohlschmeckend war. Der Käse wurde öers fein gerieben auf den Tisch gesetzt. Unter allen Käsesorten war ihm der englische
am liebsten, aber nicht der rötliche, der ihm mit Moorrübensa gefärbt zu sein und deshalb so leicht seinen Geschmack zu
verändern schien, sondern der seltnere weiße. Bei großen Gesellschaen kam noch eine Schüssel und ein Beisatz von Kuchen
hinzu. Die Lieblingsspeise Kants war Kabeljau. Er versicherte mich eines Tages, als er schon völlig gesättigt war, daß er noch mit
vielem Appetit einen tiefen Teller mit Kabeljau zu sich nehmen könnte. »

10. Ibid., p. 194 : « einen leichten roten Wein, gewöhnlich Medoc ».

11. Giacomo Leopardi, Zibaldone, Milan, Arnoldo Mondadori, 1997, vol. III, p. 4184 (pagination du manuscrit autographe) :
« molti si trovano, che dando allo studio o al ritiro p. qualunque causa tutto il resto del giorno, non conversano che a tavola, e
sarebbero bien fachés [sic] di trovarsi soli e di tacere in quell’ora ». Trad. B. Schefer.

12. Matthieu, XV, 11.

13. On songe, par exemple, au fameux dîner du Vendredi saint que Sainte-Beuve réunit chez lui, rue du Montparnasse,
le 10 avril 1868 (voir Wolf Lepenies, Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 2002, p. 84).

14. Plutarque, Banquet des sept sages (Tôn hepta sophôn symposion), 156 D, dans Œuvres morales, t. II, Paris, Les Belles Lettres,
1985, p. 219-220 : « Hotan de toioutoi sunelosin andres, hoious ho Periandros humas parakeklêken, ouden ergon estin oimai
kulikos oud’ oinokhoês, all’ hai Mousai kathaper kratêra nêphalion en mesôi prothemenai ton logon hôi pleiston hêdonês hama
kai paidias kai spoudês enestin, egeirousi toutôi kai katardousi kai diakheousi tên philophrosunên, eôsai ta polla tên oinokhoên
atrema keisthai kratêros huperthen [...]. » Trad. d’après J. Defradas. Cité par Florence Dupont, Le Plaisir et la Loi, Paris, La
Découverte, p. 68. L’œnochoé est la petite cruche qui permet de puiser le vin dans le cratère pour le verser dans la coupe.

15. Toutes ces questions sont empruntées aux Propos de table (Sumposiaka) de Plutarque, dans Œuvres morales, t. IX, 1972-1996,
3 vol.

16. Voir Christian Jacob, « Athenaeus the Librarian », dans D. Braund et J. Wilkins, dir., Athenaeus and His World, Exeter,
University of Exeter Press, 2000, p. 103.

17. Deux équivalents grecs possibles du mot français lettré.

18. Plutarque, Préceptes de santé (Hugieina paraggelmata) , XX, 133 A, dans Œuvres morales, t. II, p. 124 : « diagramma
parakeimenon ê ti biblidion ê lurion ». Trad. R. Klaerr.
XIV

LA MÉLANCOLIE

Le jour où Aristote dicta à un esclave ou à l’un de ses disciples les quelques pages qui forment
le Problème XXX, peut-être était-il sujet à l’un de ces « découragements quotidiens » (kath’ hêmeran
athumias) qu’il mentionne au cours de son propos. « Souvent », explique-t-il, « nous sommes
portés à nous chagriner, mais de quoi, nous ne saurions dire ; parfois, au contraire, nous sommes
pleins d’ardeur (euthumôs), mais sans cause apparente . » Peu de passages semblent nous faire
1

entrer autant dans l’intimité du philosophe, quoique sans épanchement superflu. Peut-être
l’enquête scientifique lui servit-elle ce jour-là à mettre à distance le trouble dont il souffrait ? Ce
qu’il ne pouvait imaginer, en tout cas, c’est qu’au moment même où, par la réflexion et
l’écriture, il se purifiait de sa mélancolie, il la donnait en héritage à une multitude de lecteurs qui
viendraient après lui et trouveraient dans ses paroles, pour le meilleur et pour le pire, la
définition même de leur condition : il y a une communion des lettrés comme il y en a une pour
les saints, avec partage et compensation des peines et des mérites.
De fait, l’énoncé initial du Problème le faisait déjà passer du côté de l’universel :
Pourquoi tous les hommes hors du commun en philosophie, en politique, en poésie ou
dans les arts sont-ils manifestement des mélancoliques, certains même au point de souffrir
d’infirmités dues à la bile noire, comme on le dit, dans les récits héroïques, à propos
d’Héraclès ?
2

Dans un propos consacré en priorité aux intellectuels, le nom d’Héraclès pourrait surprendre :
à l’évidence, le robuste vainqueur du lion de Némée ne s’est guère illustré par ses exploits de rat
de bibliothèque. Mais il a toujours été valorisant pour un lettré d’être sujet aux mêmes troubles
que le premier et le plus aimé de tous les héros, fût-il un ignorant : entre la calvitie de Michel
Foucault et celle de Zinedine Zidane, beaucoup n’hésiteront pas. De façon subreptice, le texte
d’Aristote revendique par là une équivalence de dignité entre les colosses par le corps et ceux de
l’esprit, l’exemple des grands noms plus ou moins légendaires (Lysandre, Ajax, Bellérophon) ne
servant qu’à introduire le cas des aventuriers de l’intelligence :
Beaucoup d’autres héros ont été sujets aux mêmes troubles ; plus récemment, Empédocle,
Platon, Socrate et nombre de célébrités, sans compter la plupart de ceux qui s’occupent de
poésie .
3

Quant à l’exposé des causes et symptômes de la mélancolie, passablement emmêlé, il en ressort


à peu près ceci : le vin ayant des propriétés identiques à celles de la bile noire, les effets de cette
dernière sont comparables à l’ivresse. De même, donc, que l’homme qui boit prend d’abord
confiance en lui et gagne en éloquence avant de perdre finalement la raison et de tomber dans le
mutisme, de même l’abondance de bile noire, qui est proprement la mélancolie (de mélas, noir,
e t kholê, bile), fait-elle alterner chez ceux qui en sont atteints des épisodes d’agitation et
d’abattement, selon que cette bile est respectivement chaude ou froide. Le tempérament
mélancolique oscille ainsi entre deux extrêmes : le génie et la folie. C’est une ivresse « non point
pathologique, mais naturelle » (ou dia noson, alla dia phusin), qui produit des êtres nécessairement
« hors du commun » (perittoi) .
4

À peine formée, la mélancolie vient donc brouiller toutes les frontières préétablies : si elle n’est
pas proprement une « maladie » (nosos), elle provoque tout de même une certaine « faiblesse » ou
« infirmité » (arrôstêma) ; elle fait de la « stupidité » (môria) et de l’« excitation » (mania) les deux
faces d’une unique réalité ; ses manifestations suscitent tantôt l’admiration, tantôt le mépris. Bref,
elle se caractérise moins par des symptômes positivement analysables (un accès de fièvre ou une
éruption de boutons) que par une forme finalement assez complexe et abstraite d’inadéquation à
soi ou à la société : le mélancolique ne se reconnaît pas à un état particulier, mais à une alternance
d’états contraires ; sa définition ne se formule pas en termes absolus, mais seulement de façon
relative, par rapport à la sphère sociale ou au commun des mortels.
La question du trouble mélancolique ne peut donc se poser que dans le cadre d’une crise de la
doctrine médicale et philosophique : elle contraint l’ontologie stable des essences et des idées à
céder la place à une vision plus dynamique, voire dialectique, du réel. Il ne peut y avoir de
« problème » aristotélicien de la mélancolie que parce qu’il y a d’abord du malaise dans les
concepts : ce n’est pas un hasard si la bile noire a été considérée dès l’origine comme
caractéristique des penseurs et des lettrés, c’est-à-dire de ceux dont le travail et l’existence même
déstabilisent la pensée, en amenant au jour l’impensé.
Une telle insécurité du sens contamine très vite tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre,
font référence à la mélancolie. Ainsi chez Cicéron : dans les Tusculanes, il rappelle en guise de
plaisanterie que, « tous les hommes intelligents (ingeniosos) étant, selon Aristote, des
mélancoliques », lui-même « supporte sans peine d’être relativement lent d’esprit (tardiorem) ». 5

Historiquement, cette référence explicite à la théorie aristotélicienne de la mélancolie est


l’argument philologique majeur qui permet d’attribuer avec une relative probabilité l’élaboration
du Problème XXX au Stagirite en personne. Mais c’est bien la seule certitude accessible au lecteur,
car que veut dire exactement Cicéron ? Qu’il préfère être lent d’esprit plutôt que de subir tous
les inconvénients attachés à l’intelligence et à la mélancolie ? Ou bien au contraire que, la
stupidité étant symptôme de mélancolie, comme le prétend Aristote, sa lenteur d’esprit n’est pas
incompatible avec l’intelligence ? Dans le premier cas, la mélancolie apparaît comme une maladie
à éviter ; comme un statut recherché, dans le second. Les deux interprétations ne sont pas
conciliables, quoique toutes deux élèvent l’intelligence au rang d’un privilège douteux, dont les
avantages ne valent peut-être pas le prix auquel il faut les payer. À la fois maudit et sacré (c’est le
même mot en latin : sacer), le double statut de l’intellectuel est posé dès l’Antiquité classique : les
siècles postérieurs se contenteront de jouer de cette ambivalence en l’accentuant.
Si, en effet, la mélancolie aristotélicienne n’a que peu à voir avec le vague sentiment de
tristesse qu’on entend aujourd’hui sous ce terme, la faute en revient à deux mille cinq cents ans
d’histoire mouvementée de la bile noire : une histoire qui, avant de déboucher sur
l’affadissement sémantique actuel, passe d’abord par une radicale transformation du sens ; mais
aussi une histoire inséparable de celle des lettrés. Au Moyen Âge, il n’y a guère de
mélancoliques : le point de vue moral et théologique prenant alors le pas sur la physiologie, il ne
s’y rencontre que des « acédieux », coupables du pire des péchés, le dégoût de la vie. De façon
6
significative, le retour en force de la mélancolie coïncide au XVe siècle avec l’émergence d’une
nouvelle classe de lettrés humanistes, lecteurs attentifs des textes antiques retrouvés et, en
particulier, d’Aristote. 1489 est la date capitale : Marsile Ficin publie son traité Sur la vie (De
vita), sorte de manuel d’hygiène destiné en priorité aux intellectuels. Réédité dans toute l’Europe
pendant près de deux siècles, l’ouvrage aura une fortune immense. Or, le premier point mis en
lumière par Ficin n’est autre que le caractère inévitablement mélancolique des lettrés. Les titres
des chapitres y insistent avec une répétitivité quelque peu lassante : « Les lettrés (litterati) sont
sujets à la pituite et à la bile noire (atræ bili) », « Pour combien de causes les lettrés sont
mélancoliques (melancholici) ou le deviennent », « Pourquoi les mélancoliques sont intelligents
(ingeniosi), quels mélancoliques le sont, lesquels ne le sont pas », « De quelle façon la bile noire
mène à l’intelligence (ingenio) » , etc. En 1514, sous les doigts d’Albrecht Dürer, l’ange sombre
7

d e Melencolia I sortira presque tout armé d’un tel livre. La « fureur mélancolique » (furor
melancholicus) devient alors le dernier « snobisme » du lettré de la Renaissance et la clé
8

mystérieuse de toute sagesse : « La fin d’amour n’est que mélancolie », martèle un obscur savant
9

de Rouen, dans une réécriture élégante du dicton Post coitum, omne animal triste, lui-même
inspiré d’une phrase du Problème XXX. Plusieurs personnages de Shakespeare souffrent de ce
trouble à la mode, comme Hamlet, quand ils n’affectent pas seulement d’en être frappés (Jacques,
dans Comme il vous plaira). Les médecins proposent à l’envi descriptions cliniques et indications
de remèdes. En 1621, la monumentale Anatomie de la mélancolie (The Anatomy of Melancholy) de
Robert Burton marquera l’apogée de la mélancolisation du monde : dans cette somme
pseudomédicale et satirique qui rassemble autour de la question de la bile noire tous les savoirs
possibles, la mélancolie n’est plus considérée comme une simple affection physique parmi
d’autres, mais comme le moteur universel des actions humaines, le foyer vertigineux et
monstrueux auquel se brûle le globe en sa totalité. La première manifestation du mal des savants
n’aura peut-être été que la prolifération des discours.
Tel fut le destin extraordinaire du Problème XXX d’Aristote : d’abord simple accident de la
pensée antique, il finit par occuper une place centrale dans la civilisation moderne. Pourtant,
l’apparente linéarité de ce parcours ne doit pas cacher la radicale mutation dont la mélancolie fut
l’objet. Si, en effet, tous les penseurs lient clairement l’excès de bile noire à la vocation lettrée,
dans le détail, la situation est plus compliquée : choisit-on l’étude parce qu’on est mélancolique
ou devient-on mélancolique à force d’étudier ? Chez Aristote, la première solution prévaut sans
conteste : comme la bile noire réchauffe le milieu du corps, c’est-à-dire le siège de la pensée, les
mélancoliques sont nécessairement voués à devenir des penseurs hors du commun . Mais avec 10

Ficin, qui fait intervenir l’influence des astres, la réponse n’est déjà plus si facile. Le mécanisme
s’organise autour d’un jeu subtil d’interactions : certaines planètes, Mercure et surtout Saturne,
inclinent au travail intellectuel ; celui-ci, par l’immobilité du corps et la concentration de l’esprit,
provoque un état de sécheresse analogue ou favorable à la bile noire – laquelle, à son tour, par son
action propre, conduit à l’état contemplatif . Travail intellectuel et mélancolie se renforcent
11

mutuellement. Dans l’univers néoplatonicien de Ficin, si puissante est l’harmonie du


microcosme et du macrocosme qu’il n’est pas facile de démêler ce qui relève des causes et ce qui
est de l’ordre des effets : l’étude et la mélancolie forment les deux versants indissociables d’une
même réalité. Quant à la dignité de la condition lettrée, à mi-chemin des astres et des humeurs,
elle n’est nullement mise en question.
Il en va tout autrement dans le discours médical de la fin du XVIe siècle. L’étude étant
considérée comme la responsable principale de l’état mélancolique, le premier remède consiste
purement et simplement à l’abandonner ou, pour le moins, à en atténuer l’intensité : « avant tout,
épargnez à votre cerveau toute étude ou réflexion ». Et Timothy Bright de préciser dans son
12

Traité :
Parmi les travaux de l’esprit, les études sont déterminantes pour provoquer la mélancolie si
elles sont passionnées et portent sur des matières difficiles ou hautement mystérieuses. Par
conséquent, il faut avant tout s’en abstenir .
13

Si c’est impossible, « il faut choisir un sujet d’étude ne demandant pas grand effort, mais
capable, grâce à une certaine modération, de relâcher la tension de l’esprit soumis à cette action
violente, et de lui apporter ainsi le contentement et un sentiment de joie ».
14

Sévère prescription, à laquelle pourtant Robert Burton ne s’arrêtera pas, car, à ses yeux, ce
n’est pas seulement par un processus physiologique interne (l’effet de la bile noire) que l’étude
engendre la mélancolie, mais par une action externe, celle de la société. Alors que, chez Aristote,
la bile noire, signe d’élection de quelques grands hommes, apparaissait moins comme un mal que
comme une chance, la voici maintenant qui frappe uniformément toute une classe d’intellectuels
désargentés et désenchantés, dont Alberti, un siècle plus tôt, avait déjà proposé un éloge plein
d’humour . Chez Burton, le constat est plus amer : dans l’un de ses plus longs chapitres, il dresse
15

le tableau pitoyable de « la misère des lettrés » (the Misery of Schollers), occupés, dans le meilleur
des cas, à complaire à des protecteurs incultes ou à briguer de modestes revenus ecclésiastiques,
quand ils ne doivent pas se contenter d’enseigner le b.a.-ba à des enfants indisciplinés. Coupable,
un système universitaire dont l’examen critique n’a guère perdu de son actualité : manque de
reconnaissance des talents ; dévalorisation des diplômes, accordés sans discernement par des
universités vénales ; attrait des études professionnalisantes (droit, médecine, théologie) au
détriment des cursus libéraux, etc. Coupable aussi, le monde, qui ne sait pas voir la différence
entre les vrais mérites et les vains titres de gloire :
nous pouvons faire des maires et des officiers tous les ans, mais pas des lettrés ; les rois
peuvent investir chevaliers et barons, comme le confessa l’empereur Sigismond ; les
universités peuvent donner des diplômes ; et « ce que tu es, n’importe qui dans le peuple
peut l’être » ; mais ni l’empereur, ni les autres, ni le monde entier ne peuvent donner
l’érudition (learning) et faire des philosophes, des artistes, des orateurs, des poètes .
16

Bref, la cause véritable de la mélancolie n’est pas physiologique : elle est morale, sociale et
politique. À l’instar de la folie dont Érasme faisait l’Éloge, mais avec moins de gaieté, la
mélancolie s’impose désormais comme le symptôme d’une crise collective, la conséquence
purement négative du renversement général des valeurs. Le lettré souffre de son inadaptation au
monde, mais il n’y a de malade véritable que la société.
On est bien loin, ici, de l’harmonie néoplatonicienne dont rêvait Marsile Ficin. Et plus loin
encore d’Aristote : deux mille ans après le Stagirite, les liens de l’âme et du corps s’étant
distendus, les affects, détachés de la structure charnelle, se sont moralisés et spiritualisés. Encore
un peu de temps, et la mélancolie ne sera bientôt plus, comme aujourd’hui, qu’une simple
variation du sentiment, tristesse sans contenu et sans nul ancrage physiologique. Dans le même
moment, l’idéal antique d’équilibre à tous les niveaux, interne (entre les humeurs) et externe
(entre l’individu et le monde), a perdu toute pertinence. Le désordre triomphe sur tous les plans,
et le rapport du lettré à la société est devenu essentiellement critique : chez Burton est déjà
sensible la malédiction qui frappera bientôt poètes et intellectuels ; plus tard, Leopardi et
Nietzsche, Valéry et Benjamin, pour ne citer qu’eux, n’hésiteront pas à faire du sentiment
mélancolique le moteur même de leur pensée et de leur rapport au monde . 17

D’abord « hors du commun » (perittos), puis marginal et, enfin, maudit : le parcours du lettré
depuis le Problème XXX n’est pas sans suivre une certaine logique. Aristote l’avait dit à sa manière,
ce fameux jour de découragement : la mélancolie est moins la maladie du lettré que sa nature, et
moins sa nature que sa situation. Ou bien, en d’autres termes, moins un excès d’être (huperbolê)
qu’un défaut d’ordre (anômalia) , et moins un défaut d’ordre qu’un rapport inquiétant au monde.
18

1. Aristote, Problèmes, Paris, Les Belles Lettres, 1994, vol. III, p. 34 (XXX, 1, 954 b 16-18) : « pollakis gar houtôs ekhomen
hôste lupeisthai, eph’ hotôi de, ouk an ekhoimen eipein ; hote de euthumôs, eph’ hôi de, ou dêlon ». Plusieurs auteurs attribuent
la rédaction de ce Problème non pas au maître, mais à son école et, en particulier, à Théophraste. Sur la mélancolie, voir en priorité
Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie (1964), Paris, Gallimard, 1989.

2. Aristote, op. cit., p. 29 (953 a 10-14) : « Dia ti pantes hosoi perittoi gegonasin andres ê kata philosophian ê politikên ê
poiêsin ê tekhnas phainontai melagkholikoi ontes, kai hoi men houtôs hôste kai lambanesthai tois apo melainês kholês
arrôstêmasin, hoion legetai tôn te hêrôïkôn ta peri ton Hêraklea ? »

3. Ibid., p. 29 (953 a 25-29) : « Kai alloi de polloi tôn hêrôôn homoiopatheis phainontai toutois. Tôn de husteron Empedoklês
kai Platôn kai Sôkratês kai heteroi sukhnoi tôn gnôrimôn. »

4. Ibid., p. 36 (954 a 39-40).

5. Cicéron, Tusculanes, Paris, Les Belles Lettres, 1968-1970, vol. I, p. 50 (I, XXXIII-80) : « Aristoteles quidem ait omnis
ingeniosos melancholicos esse, ut ego me tardiorem esse non moleste feram. » On pourrait aussi traduire « ingeniosos » par
hommes de génie. Cité par Pierre Louis dans son édition des Problèmes d’Aristote, vol. III, p. 25.

6. Yves Hersant, « L’acédie et ses enfants », dans Jean Clair, dir., Mélancolie, Paris, Gallimard, 2005, p. 54.

7. Marsile Ficin, Three Books on Life (De vita, 1489), Binghamton, Center for Medieval and Early Renaissance Studies, 1989,
p. 113-121 (I, III-VI) : « Litterati pituitæ et atræ bili obnoxii sunt », « Quot sint causæ quibus litterati melancholici sint vel fiant »,
« Cur melancholici ingeniosi sint et quales melancholici sint eiusmodi, quales contra », « Quo pacto atra bilis conducat ingenio ».

8. E. Panofsky, La Vie et l’Art d’Albrecht Dürer (1943), trad. Dominique Le Bourg, Paris, Hazan, 1987, p. 258. Voir aussi Peter-
Klaus Schuster, « Melencolia I : Dürer et sa postérité », dans J. Clair, dir., op. cit., p. 90-103, et, ici même, le chapitre sur « Le
cabinet ».

9. Meury Riflant, Le Miroir des melancholicques, [Rouen], Petit, 1543, frontispice. Comparer avec la version plus littérale de
l’avant-dernière page : « Tout animal devient mélancolique / Après le fait de copulation. » Voir Aristote, op. cit., p. 35 (XXX, 1,
955 a 23).

10. Aristote, op. cit., p. 33 (XXX, 1, 954 b 1-4).


11. M. Ficin, op. cit., p. 112-115 (I, IV).

12. Timothy Bright, A Treatise of Melancholy (1586), Londres, Stansby, 1613, p. 296 (XXXVII) : « aboue all, abandon working
of your braine by any studie, or conceit ». Trad. Éliane Cuvelier, dans Traité de la mélancolie, Grenoble, Millon, 1996, p. 240.

13. Ibid., p. 295 : « Of the labours of the minde, studies haue great force to procure Melancholy if they be vehement and of
difficult matters and high mysteries : and therefore chiefly they are to bee avoided. » Trad. É. Cuvelier, op. cit., p. 239-240.

14. Ibid., p. 296 : « such matter of study is to be made choise of, as requireth no great contention, but with a certaine
mediocritie, may vnbend that stresse of the minde, through that ouervehement action, and withall carie a contentedness thereto,
and ioy to the affection ». Trad. É. Cuvelier, op. cit., p. 240-241.

15. Leon Battista Alberti, Avantages et inconvénients des lettres (De commodis litterarum atque incommodis, c. 1430), Grenoble, Millon,
2004.

16. Robert Burton, The Anatomy of Melancholy (1621), Oxford, Clarendon Press, 1989-2000, vol. I, p. 307 (part. 1, sect. 2,
memb. 3, subd. 15) : « wee can make Maiors and officers every yeare, but not Schollers : Kings can invest Knights and Barons, as
Sigismond the Emperour confessed ; Universities can give degrees ; and Tu quod es, è populo quilibet esse potest ; but he nor they, nor
all the world can give learning, make Philosophers, Artists, Orators, Poets ». L’auteur souligne.

17. Voir Wolf Lepenies, Melancholie und Gesellscha, Francfort, Suhrkamp, 1969, p. 22-37 ; Pascal Brissette, La Malédiction
littéraire, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2005 ; J. Clair, « Une mélancolie faustienne », dans J. Clair, dir.,
Mélancolie, Paris, Gallimard, 2005, p. 452-461.

18. Aristote, op. cit., p. 36 (XXX, 1, 955 a 36-39).


XV

L’ÂME

Le lettré a-t-il une âme ? La question peut surprendre, qui fit pourtant l’objet de débats
virulents au sein du christianisme. Sans doute n’était-elle pas formulée de manière aussi abrupte.
Comme tous les êtres humains, le lettré naît muni d’un corps et d’une âme : personne n’en
saurait douter – pour peu, bien sûr, qu’on admette l’existence de l’âme.
Mais le lettré peut-il réussir à garder cette âme – et la garder aussi pure qu’à son baptême ? Ne
la perd-il pas à force d’étudier ? Plus généralement, quiconque s’adonne aux lettres peut-il faire
son salut ? À cette dernière interrogation, l’Imitation de Jésus-Christ répondait par la négative :
Modérez le désir trop vif de savoir ; on ne trouvera là qu’une grande dissipation et une
grande illusion. Les savants sont bien aises de paraître et de passer pour habiles. Il y a
beaucoup de choses qu’il importe peu ou qu’il n’importe point à l’âme de connaître ; et
celui-là est bien insensé qui s’occupe d’autre chose que de ce qui intéresse son salut. La
multitude des paroles ne rassasie point l’âme ; mais une vie sainte rafraîchit l’esprit et une
conscience pure donne une grande confiance près de Dieu . 1

On retrouve là toute la méfiance de la « dévotion moderne » (devotio moderna) envers les savoirs
institués.
De façon générale, grande fut la suspicion de bien des chrétiens à l’égard des lettrés. Ainsi du
bienheureux Pietro Pietroni, de Sienne : en mourant, il avait, parmi une foule de prédictions,
exhorté Boccace et Pétrarque à abandonner, pour le salut de leur âme, l’étude de la poésie. Il
fallut à Pétrarque déployer beaucoup de persuasion pour convaincre son ami poète de n’en rien
faire et de ne pas céder à la peur ; les exemples de saint Augustin et de saint Jérôme lui furent
alors fort utiles .
2

Pour autant, le problème ne fut pas réglé. À la toute fin du XVIIe siècle, il se posa à nouveau et
mit aux prises deux figures majeures de l’Église et du monachisme français, deux protagonistes
d’exception : Armand Jean de Rancé et Jean Mabillon . 3

Versailles n’eut pas de gourou plus inspiré que le premier, dont la mémoire subsiste encore
grâce à la biographie que lui consacra Chateaubriand et peut-être aussi, plus indirectement, grâce
à Molière : le personnage d’Alceste lui doit un peu de ses contorsions morales. L’itinéraire de ce
maître spirituel a, il est vrai, de quoi marquer les esprits. Abbé galant, il fréquente le grand
monde et se livre à tous les plaisirs. Voici pourtant que sa belle amie, la duchesse de Montbazon,
meurt subitement d’une fièvre maligne. Il se convertit devant sa dépouille et meurt à son
tour – mais à ce monde qu’il avait tant aimé. S’installant dans une abbaye en ruine, la Trappe, il y
instaure une règle de vie extrêmement rigoureuse et en fait bientôt le lieu de retraite le plus
couru de l’aristocratie de cour. Entre autres dévotions, sans doute y vient-on vérifier par
curiosité si, comme on le raconte, l’ancien amant avait conservé sur son bureau le crâne de sa
maîtresse.
Pour Rancé, l’existence monacale doit se réduire strictement à la prière et à la mortification.
Tout le reste, étude, lectures, ne fait que détourner le clerc de la voie droite du salut. Et Rancé
n’a de cesse d’imposer à tout son ordre cette réforme sévère de la règle bénédictine.
Ce faisant, il heurte de front les intérêts d’une institution considérable : fondée en 1618, la
congrégation de Saint-Maur a, en effet, placé l’étude au cœur de la vie monastique. Elle s’est
donné pour objectif de servir de bureau historique au royaume de France, dont elle classe et
étudie les archives. Trois mille moines, plus de 170 monastères, autant de bibliothèques
inestimables : les chiffres de la congrégation disent assez sa puissance de travail. Sous la direction
de clercs érudits basés au cœur du dispositif, à Saint-Germain-des-Prés, elle produit volume
après volume d’annales de l’ordre bénédictin, d’histoire de la France et de la littérature,
conservant pour les générations d’historiens à venir d’innombrables documents, quand les
révolutions et les guerres successives en auront parfois rendu les originaux introuvables. Au XIXe
siècle, l’historiographie française saura faire son miel de tous les trésors accumulés par cet ancêtre
lointain du Centre national de la recherche scientifique.
Le plus savant de tous les mauristes est alors dom Mabillon, inventeur génial de l’art de la
diplomatique : le premier, il fixe les règles de l’étude des documents anciens, fournissant les
moyens de les authentifier et d’en évaluer l’âge. Infatigable, il parcourt les monastères de toute
l’Europe pour collationner actes et diplômes. Quelque deux cents moines travaillent sous ses
ordres. Lui-même, à l’instar de ses frères adonnés aux ouvrages de l’esprit, est dispensé par ses
supérieurs de l’assistance aux offices et du travail manuel prévu par la règle, de manière à pouvoir
se consacrer sans compter aux devoirs de l’érudition.
Chez les mauristes, l’étude est aussi bien individuelle que collective. Pour favoriser
l’émulation entre les moines et raviver l’ardeur aux travaux de l’esprit, le « Bureau de Littérature »
de la congrégation, établi à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, n’hésite pas à proposer, dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle, des concours sur les sujets les plus divers. Même non exhaustive,
leur liste donne une mesure de la diversité des savoirs dans lesquels s’exercent les capacités des
mauristes : l’Écriture sainte (« Est-il apparent, comme le prétendent les Rabbins, que Balaam soit
l’auteur de l’endroit des Nombres, où on lit son histoire ; & que Moyse l’ait inséré dans son
Ouvrage, comme il a inséré quelques passages du Livre des guerres du Seigneur ? »), les rites
(« Quelle étoit la Liturgie observée dans les Monastères de France depuis l’établissement de
l’Ordre de S. Benoît jusqu’à Pepin & Charlemagne ? »), le droit civil (« Y a-t-il des preuves que
les arrieres-Vassaux ayent jugé à mort souverainement & sans appel soit au Roi, soit aux grands
Vassaux ? »), sans oublier la morale (« Quels sont les plus grands obstacles que la Vérité trouve
dans le cœur des hommes ? Montrer, par des exemples frappans, tirés de l’Antiquité sacrée &
profane, que l’envie, l’ennemie mortelle du mérite & de la vertu, est de toutes les passions celle
qui a produit plus de maux dans l’Univers »).
4

Le monde profane n’est pas moins concerné par ces enquêtes que ne l’est l’histoire sainte.
Quelques questions portent même explicitement sur les relations entre la mythologie païenne et
la Révélation :
Pourroit-on prouver que la Fable tire son origine en partie de l’Écriture Sainte mal
entendue, & quels sont les plus anciens Peuples qu’on pourroit soupçonner avoir puisé leur
systême de la Fable dans l’Écriture Sainte ?
Non sans audace, les mauristes tentent ainsi de proposer une vision unifiée de la double
culture de l’époque, mythologique et chrétienne, en réconciliant avec la religion la vogue dont,
en plein triomphe du néoclassicisme, jouissent l’esthétique et les légendes païennes . 5

De toute façon, cette liste de questions n’est qu’indicative :


Chacun ayant la liberté du choix dans les questions imprimées, & même pouvant s’exercer
sur tout autre sujet d’érudition & de littérature, le Bureau recevra avec satisfaction tout ce
qui lui sera adressé.
Le champ des recherches est donc illimité.
On pourrait trouver étrange qu’une congrégation de moines réguliers organise un concours
entre ses membres. Est-ce bien compatible avec l’esprit de charité ? Pour le Bureau de
Littérature, la réponse ne fait pas de doute :
Il est des moyens de récompenser ceux qui auront mieux traité les questions proposées, sans
déroger aux Loix, ni aux bienséances de notre état : le Bureau est disposé à les employer de
la maniere la plus honorable pour ceux qui auront réuni les suffrages & les applaudissemens
de l’Assemblée.
On devine sans trop de peine quels peuvent être ces moyens : dispense de travail manuel ou
de participation aux offices pour mieux se consacrer aux travaux de l’esprit, affectation à Saint-
Germain-des-Prés des moines qui auront été remarqués , voyages d’étude dans des bibliothèques
6

étrangères, etc. L’avis est formel : « Tous les Sujets du Corps qui ont des talens, sont priés de ne
pas manquer cette occasion d’être connus & distingués. » Les organismes actuels n’ont pas fait
mieux pour récompenser les chercheurs les plus méritants.
Mais la réforme initiée par Rancé menace tout l’édifice. Paru en 1683, son traité De la sainteté
et des devoirs de la vie monastique n’a pas de mots assez durs pour critiquer l’abus des travaux érudits
chez les moines. L’étude, « mesme des choses les plus saintes », enfante tous les « excès » et toutes
les « passions » de l’esprit : « l’orgueil, la vaine gloire, la presomption, l’inquietude, l’envie, le
mépris du prochain, la curiosité » . En bien des passages du livre, les mauristes se sentent attaqués
7

de façon couverte, quoique violente. On apprend par ailleurs qu’à tel monastère de religieuses
l’abbé de la Trappe a interdit la lecture de l’Ancien Testament . Le contexte lui-même n’est pas
8

favorable : le scandale provoqué depuis 1670 par le Tractatus theologico-politicus de Spinoza rend
délicate la défense des études historiques en matière de religion. L’exégète Richard Simon fera
les frais de cette suspicion généralisée.
Il faut réagir. Commence alors une querelle à rebondissements. Pour répondre à Rancé,
Mabillon se lance dans la rédaction d’un volumineux Traité des études monastiques. Fort de soutiens
haut placés, l’abbé de la Trappe le fait espionner, essaie par tous les moyens d’en empêcher la
publication. Rien n’y fait : le Traité paraît en 1691. La réplique ne se fait pas attendre : Rancé la
publie avec éclat en 1692, chez l’imprimeur du roi. À lui seul, le magnifique exemplaire in-
quarto de la Bibliothèque nationale de France, relié aux armes de la bibliothèque royale,
témoigne des appuis dont bénéficie l’abbé. Mabillon ne se laisse pas impressionner : ses
Réflexions sur la réponse de M. l’Abbé de la Trappe au « Traité des études monastiques » paraissent cette
même année.
Va-t-on en venir aux mains ? Ce serait mal connaître la magnanimité de ces deux religieux,
toujours soucieux de maintenir dans leur commerce les formes les plus respectueuses et les plus
appropriées à leur condition. Une entrevue de réconciliation est organisée. Mabillon se rend à la
Trappe. Les deux hommes se donnent des marques d’estime réciproque. Huit jours plus tard,
Rancé écrira : « L’entrevue s’est passée comme elle le devait ; il est malaisé de trouver tout
ensemble plus d’humilité et plus d’érudition que dans ce bon père . » Les choses en resteront là :
9

Rancé renonce à publier une nouvelle réponse. Chacun restera sur ses positions et renoncera à
porter la guerre dans l’autre camp.
Au-delà des querelles de personnes et d’institutions, au fond, une seule question reste en
débat : quelle est la valeur des études pour le salut de l’âme ? Elle est nulle pour Rancé, dans le
meilleur des cas, si même la recherche du savoir n’est pas tout simplement nuisible : elle enfle
l’âme, la détourne de ses vrais devoirs et l’expose à l’erreur et à l’hérésie. « La science, écrit-il, est
une nourriture étrangere à la condition des Moines, [...] elle n’est capable que de leur nuire, de
déregler leur cœur, de faire sur eux des impressions de mort, & de ruïner ce fond de pieté, de
simplicité & de pureté, auquel leur sanctification est attachée ».10

À ces raisons, Mabillon oppose quantité d’arguments de tous ordres. L’un est historique : alors
que Rancé évacuait comme simples exceptions à la règle les exemples de moines savants, le
mauriste a beau jeu de montrer que, depuis sa fondation, et par vocation, l’ordre bénédictin ne
cessa jamais de se livrer à l’étude ; ainsi les monastères purent-ils fourbir des armes contre les
hérésies plutôt que de leur prêter le flanc. Contre l’érudition imparable du clerc de Saint-
Germain-des-Prés, qui accumule citations et références, la thèse imprudente de l’abbé de la
Trappe ne fait alors plus guère le poids.
L’autre argument est de type moral et psychologique : il s’appuie sur la nature du principe
spirituel et intellectuel présent en chaque homme. « La lecture est la nourriture de l’âme », écrit
Mabillon. « Si on n’approvisionne pas suffisamment cette dernière, elle souffrira de la faim et sera
faible en toute chose. Aucune pratique de quelque sorte que ce soit, aucun travail physique
n’aura de saveur, non plus que les offices divins eux-mêmes, si l’esprit ne s’est pas rétabli par
l’usage de lectures pieuses. Le cœur en deviendra sec et aride, les élans pour les choses spirituelles
perdront toute vigueur, s’éteignant telle une flamme, une fois qu’on leur aura enlevé l’huile et
l’aliment de la lecture . » L’image est belle, qui tisse un lien mystérieux entre l’âme du moine
11

lisant en sa cellule et la flamme tremblante de la lampe qui l’éclaire : ne privons ni l’une ni l’autre
de son aliment privilégié, ou l’on éteindrait la lumière dont elles rayonnent. Il n’est pas sûr
toutefois que soit ici seule défendue la lecture lettrée pratiquée par les moines de Saint-Maur : la
lecture spirituelle l’est aussi.
En revanche, parmi tous les arguments développés par Mabillon, il en est un, théologique et
sémiologique, qui prend encore plus nettement que les autres le contre-pied de Rancé. Ce
dernier ne permet à ses moines la lecture que du Nouveau Testament et de quelques vies de
saints, en vue de leur édification : autant de textes où les voies du salut sont exposées, selon lui,
de la façon la plus directe, sans risque d’erreur. Or, Mabillon montre que cette simplicité du
message divin n’est qu’apparente. Les textes, même les plus faciles, ne proposent pas un sens
donné d’avance, qui s’imposerait tel quel au lecteur. Ils ne se donnent que dans le travail et
l’étude. Jésus ne dit pas autre chose, lorsqu’il enjoint « d’examiner soigneusement les Écritures
pour l’y trouver ».
12

La Révélation n’est pas, sauf exception, le fruit d’une communication sans entrave entre Dieu
et l’âme : elle se mérite ; elle s’obtient par l’examen savant des sources. Un texte n’est pas une
idée : ce serait trop simple. Il n’est, par rapport à l’idée, qu’un moyen ; et c’est le rôle du lettré de
connaître le texte selon sa nature propre de moyen, quand tant de lecteurs naïfs se laissent
prendre à l’illusoire immédiateté du message . Tous se croient bons lecteurs, mais c’est là
13

l’erreur : la lecture est un métier, qui s’apprend, comme tout autre métier. Et Mabillon de citer
saint Jérôme :
Chacun se mêle de sa profession sans s’appliquer à autre chose. Il n’y a que l’Ecriture sainte
dont tout le monde s’attribuë l’intelligence. Sola scripturarum ars, quam sibi omnes passim
vindicant .
14

De là tant d’hérésies ou, du moins, de contresens si dommageables à la religion et à la vérité.


Face à un fondamentalisme qui croit que les textes parlent tout seuls, au XVIIe siècle comme
aujourd’hui, dom Mabillon rappelle qu’aucun texte, de quelque nature qu’il soit, même
d’inspiration divine, ne livre de lui-même au lecteur ses clés, que son interprétation est toujours
à construire et que cette construction ne saurait se faire sans règles. En ces matières, prudence et
science se recommandent.
Ainsi est-ce finalement par une réflexion sur le régime herméneutique des textes en général, et
de l’Écriture sainte en particulier, que le moine de Saint-Germain-des-Prés défend contre Rancé
la pratique de l’étude chez les moines. Loin d’éloigner l’âme de Dieu, elle l’en rapproche.
Allons encore plus loin : ne serait-il pas possible de retrouver dans l’effort de l’étude la
dynamique même de la charité ? C’est sur ce mot en effet que se clôt le Traité des études
monastiques, citant encore une magnifique méditation du saint patron des lettrés, Jérôme :
Nous mourons tous les jours, nôtre vie s’altere à tous momens, & cependant nous croyons
estre immortels. Le tems que j’employe à dicter, à relire, & à corriger ce que j’écris, est
autant de retranché sur ma vie. Autant de traits de plume que donnent ceux qui écrivent
sous moy, sont autant de momens qui sont rabatus sur mes jours. Nous écrivons, nous
faisons des réponses : nos lettres passent les mers ; & les vagues que le vaisseau qui les porte
excite en fendant les eaux, sont comme autant de momens de nos vies qui s’écoulent.
L’unique avantage qui nous reste, c’est de demeurer unis les uns avec les autres par l’amour
de Jesus-Christ .
15

Donner un trait de plume ou sacrifier un peu de sa vie, c’est tout un. Le mouvement qui porte
vers les textes pour les comprendre de l’intérieur, avec humilité, n’est-il pas le même que celui
qui porte vers autrui dans un élan de charité ? Les commentaires sont-ils rien d’autre que lettres
envoyées aux grandes œuvres ? Car les textes aussi s’offrent à nous comme nos prochains,
créatures à aimer et à servir. Et c’est ainsi que sera sauvée l’âme du lettré.
1. L’Imitation de Jésus-Christ, Paris, Plon, 1950, p. 5 (l. I, chap. II) : « Quiesce a nimio sciendi desiderio, quia magna ibi
invenitur distractio et deceptio. / Scientes libenter volunt videri et sapientes dici. / Multa sunt, quæ scire parum vel nihil animæ
prosunt. / Et valde insipiens est qui aliquibus aliis intendit, quam his quæ saluti suæ deserviunt. / Multa verba non satiant animam,
sed bona vita refrigerat mentem, et pura conscientia magnam ad Deum præstat confidentiam. » Trad. Félicité Robert de
Lamennais.

2. Voir Pétrarque, lettre à Boccace du 28 mai 1362, dans Lettres de la vieillesse, Paris, Les Belles Lettres, t. I, 2002, p. 46-75 (I,
5) ; cité par Ugo Dotti, Pétrarque, Paris, Fayard, 1991, p. 294-295.

3. Pour le récit de cette controverse, je suis très redevable à Blandine Kriegel, L’Histoire à l’âge classique (1988), Paris, Presses
universitaires de France, 1996 ; en particulier, t. I : Jean Mabillon, p. 103-160 ; t. II : Les Académies de l’histoire, p. 19-167.

4. Voir Questions proposées à tous les Religieux Bénédictins de la Congrégation de Saint Maur, par le Bureau de Littérature, établi à l’Abbaye
de Saint Germain des Prés. Paris, Valleyre l’aîné, rue de la vieille Bouclerie, à l’Arbre de Jessé, 1767. Ces Questions sont publiées en
appendice du traité de Mabillon De monasticorum studiorum ratione, qui occupe les p. 1-12. Tous les exemples de sujets de
recherche sont tirés des p. 13-17. Mabillon avait lui-même établi une longue « Liste des Principales Difficultez qui se rencontrent
dans la lecture des Conciles, des Peres, & de l’histoire ecclesiastique par ordre des siécles » à la fin de son Traité des Études
monastiques, Paris, Charles Robustel, 2e éd. 1692, vol. II, p. 198-254.

5. La querelle française du « merveilleux païen » date alors de plus d’un siècle. Voir Marc Fumaroli, « Les dieux païens dans
Phèdre », dans Exercices de lecture, Paris, Gallimard, 2006, p. 228-231.

6. Selon les règles en vigueur dans leur congrégation, les mauristes pouvaient changer de monastère.

7. Armand Jean de Rancé, De la sainteté et des devoirs de la vie monastique. Seconde Édition, reveuë & augmentée, Paris, François
Muguet, 1683, vol. I, p. 262-263 (chap. IX, question V).

8. Il s’agit des religieuses des Clairêts (voir Jean Mabillon, Reflexions sur la réponse de M. l’Abbé de La Trappe, Au Traité des Études
monastiques, Paris, Charles Robustel, 2e éd. 1693, vol. I, p. 225, chap. XVII).

9. A. J. de Rancé, lettre à l’abbé Nicaise, 4 juin 1693, citée par François René de Chateaubriand, Vie de Rancé (1844), Paris,
Marcel Didier, 1955, vol. II, p. 265.

10. A. J. de Rancé, Réponse au Traité des Études monastiques. Par M. l’Abbé de la Trappe, Paris, François Muguet, 1692, p. 150
(chap. XIV).

11. J. Mabillon, De monasticorum studiorum ratione ad juniores studiososque congregationis sancti Mauri monachos, Paris, Valleyre l’aîné,
1767, p. 4 : « Cibus animæ lectio est, quam si non subinde ipsi suppedites, jejuna & languens ad omnia erit. Non experientia
quævis, non labor qui corpore exercetur, non ipsa divina officia sapient, si animus piarum lectionum usu non fuerit recreatus. Inde
cor siccum & aridum erit, pigra erunt rerum spiritalium desideria, quæ flammæ instar, sublato lectionis oleo & alimento,
restinguentur. »

12. Id., Reflexions sur la réponse de M. l’Abbé de La Trappe, vol. I, p. 227 (chap. XVII) ; cité par B. Kriegel, op. cit., t. I, p. 153.
Mabillon fait référence à l’Évangile selon saint Jean, V, 39.

13. J. Mabillon, Traité des Études monastiques, vol. I, p. 20-22 (part. I, chap. II).

14. Id., Reflexions sur la réponse de M. l’Abbé de La Trappe, vol. I, p. 203-204 (chap. XV).

15. Id., Traité des Études monastiques, vol. II, p. 195 (part. III, chap. V) : « Quotidie morimur, quotidie commutamur : & tamen
æternos nos esse credimus. Hoc ipsum quod dicto, quod relego, quod emendo, de vita mea tollitur. Quot puncta notarii, tot
meorum damna sunt temporum. Scribimus atque rescribimus : transeunt maria epistolæ, & scindente sulcum carina, per singulos
fluctus ætatis nostræ momenta minuuntur. Hoc solum habemus lucri, quod Christi nobis amore sociamur. » Trad. J. Mabillon.
XVI

LA RELIGION

Les dieux du lettré seront toujours dans une position fragile, soumis qu’ils sont à l’examen
perpétuel des textes et des documents qui les ont révélés. En règle générale, même, le savoir
lettré ne fait pas bon ménage avec la religion. Si forte que l’institution ait pu paraître au Moyen
Âge, l’Église catholique ne réussit qu’à grand-peine à soutenir le choc de l’humanisme naissant :
une tradition ininterrompue depuis plus de mille quatre cents ans, se réclamant d’une origine
divine, se retrouva soudain bien démunie pour lutter contre une poignée de philologues armés
de la seule connaissance du grec. De l’humanisme catholique à la Réforme, de la Réforme au
libre examen, du libre examen à l’athéisme, un mouvement implacable fut alors enclenché. Qui
peut résister à la force des textes ?
Si religieux que soit le lettré, il ne peut s’empêcher d’honorer d’autres dieux que ceux du
vulgaire. D’où le danger qu’il fait courir au culte établi. Même le plus grand poète de la
chrétienté médiévale ne laisse pas de diffuser une subtile odeur de soufre : ni mariale, ni
christique, et encore moins papiste, la théologie de La Divine Comédie est avant tout centrée
autour de la figure féminine aimée, puis perdue, Béatrice. De cette relative indépendance vis-à-
vis du dogme procède vraisemblablement l’attrait universel du poème de Dante, que le monde
profane a peut-être moins de mal à accepter que le chrétien. C’est même sans doute cela, la
littérature : ce qui, d’une manière ou d’une autre, échappe aux conditions historiques et
idéologiques de sa production.
De tout texte, même le plus sacré, émane une puissance dissolvante qui ne s’accommode pas
facilement de l’autorité religieuse. À force d’apprendre par cœur les hymnes des Védas, de
génération en génération, depuis la nuit des temps, pour n’en laisser perdre ni la moindre voyelle
ni la plus infime aspiration, les brahmanes finirent par inventer la grammaire et par fixer pour
l’éternité les règles de fonctionnement d’une langue « parfaite », le sanskrit (car tel est le sens de
ce mot) : ils en devinrent les serviteurs au moins autant que des dieux du sacrifice dont ils avaient
la garde. Osera-t-on prétendre qu’il n’y eut pas jalousie des seconds ?
Les rabbins poussèrent l’audace plus loin, s’il est possible. Lorsqu’en 68 de notre ère le chef du
Sanhédrin, Yohanan ben Zakkai, alla voir le général Vespasien, qui assiégeait Jérusalem, pour lui
demander la permission de se retirer à Yavné et d’y animer une école de sages, il posa pour le
judaïsme les prémisses d’une métamorphose plus radicale que n’en connut jamais aucun autre
culte : d’une religion centrée autour du Temple, on passa à une religion du texte ; sous la
conduite des érudits de Yavné, l’étude de la Torah remplaça le sacrifice . Le Temple de Jérusalem
1

fut détruit par les Romains, certes, mais le rituel qu’il abritait fut intégralement retranscrit dans
les commentaires qui forment le Talmud, de manière qu’aucun détail n’en fût jamais perdu. À la
place d’un culte qui avait disparu corps et biens en surgit un autre, tout entier occupé à préserver
la mémoire du premier : le savoir liturgique se substitua à l’accomplissement de la liturgie elle-
même. Le judaïsme devint ainsi la seule religion où, à tout niveau, dans les yeshivot et à la
synagogue comme au sein de la famille, le commentaire, l’annotation et la discussion érudite
constituent le rite fondamental. Il ne resta plus à la kabbale qu’à prolonger le mouvement jusqu’à
son terme logique : le texte sacré s’y retrouva doté d’attributs et de pouvoirs proprement divins,
image sur terre de l’infini et de l’absolu.
Le premier effet du texte sacré, c’est de tuer le dieu qui l’a énoncé. Si l’on osait, on aimerait
donner un conseil d’ami aux divinités en puissance et aux démons en mal d’ambition : « Ne
parlez pas, n’écrivez pas, vous ne vous en porterez que mieux. » Mais comme les dieux sont
toujours trop bavards et qu’il faut bien des exégètes, les religions à texte confèrent à ces érudits
officiels un statut ambigu : nul n’est plus surveillé que le gardien du trésor ; son pouvoir est sous
contrôle. Souvent même, il n’en a aucun : à la lecture attentive du livre saint, de ses
commentaires et des commentaires de ses commentaires, telle qu’elle est pratiquée dans certaines
yeshivot et écoles coraniques, il manque peut-être la petite once de liberté ou d’hérésie qui
distingue le loisir lettré de l’étude strictement religieuse, et qui faisait à tel bénédictin du IXe
siècle recopier un passage du Satiricon entre un discours de saint Athanase contre les ariens et un
sermon de saint Augustin sur l’Évangile selon saint Jean. Le véritable lettré aime les mélanges,
que les Latins appelaient satura ou satire. La littérature, c’est l’impur.
Lorsque la religion ne repose pas sur des textes, il n’est plus besoin d’une caste affectée au
service d’un canon immuable : le clerc redevient un lettré. Car, en l’absence de livre saint
reconnu, tout écrit peut en faire office : Homère et Virgile représentent l’Ancien et le Nouveau
Testament du paganisme antique – sans l’être tout à fait. En fait, le système fonctionne
autrement : bien que la littérature et la poésie se déploient là où le texte sacré fait défaut, elles
n’occupent pas dans sa totalité le terrain laissé vacant. Les deux espaces ne se recouvrant pas de
manière exacte, il revient à la coutume et à la tradition orale de combler les interstices.
Mais si la tradition elle-même vient à disparaître, alors l’inquiétude naît : le païen est plus
dépendant de la sphère sociale que le chrétien, qui n’appartient pas à ce monde et à qui l’Évangile
tient lieu de cité, ne fût-elle que céleste (le Sermon sur la montagne fait de la marginalité sociale
la meilleure voie d’accès au royaume des cieux). Le païen n’a pas cette chance : si la société de
son temps l’abandonne, il doit trouver ailleurs un nouvel appui, dans les lettres, par exemple, qui
pourraient bien former une sorte de société parallèle.
Une bonne partie de l’œuvre de Plutarque n’a pas d’autre origine que la déliquescence de la
religion dominante, qu’il lui faut compenser par tous les moyens de l’étude, de la lecture et de la
réflexion. Prêtre du temple d’Apollon à Delphes, il aurait pu s’acquitter des devoirs de sa charge
en jouissant paisiblement du prestige qui y était attaché. Mais ce n’était plus le moment : à la fin
du premier siècle de notre ère, le sanctuaire pythien était devenu l’ombre de lui-même. Les cités
et les rois n’y envoyaient plus d’ambassades ; ils ne posaient plus à l’oracle de graves questions
politiques engageant l’avenir de nations entières ; ils ne présentaient plus de sacrifices ni de dons
somptueux, comme ce lion en or massif, monté sur une pyramide de 117 briques d’or blanc,
qu’offrit Crésus, roi de Lydie, cinq siècles avant notre ère, dans un geste d’une piété
– convenons-en – plutôt tape-à-l’œil. Le temps du vol avait succédé à celui des munificences : à
plusieurs reprises, le sanctuaire avait été pillé et le dernier des prédateurs, Néron en personne,
n’avait pas été le moins avide, qui, pour décorer ses nouvelles villas romaines, n’avait pas hésité à
dépouiller l’enceinte apollinienne de la plupart de ses trésors, ceux-là mêmes qui faisaient de la
voie sacrée montant jusqu’au temple la plus belle collection d’art du monde antique. De ce
fastueux musée à ciel ouvert il ne restait guère plus que des souvenirs, même si, à partir du règne
de Domitien, Rome s’employa à rendre à Delphes un peu de son lustre perdu.
Bien que la nomination de Plutarque intervînt dans ce contexte de restauration de l’oracle, il
ne pouvait guère se leurrer sur la réalité de cette renaissance. La grande époque de Delphes était
révolue. Tandis qu’à l’âge d’or du sanctuaire trois pythies devaient se relayer pour rendre les
oracles, une seule désormais suffisait largement à la tâche. Plutarque lui-même n’était pas sans
profiter de la sinécure à laquelle était réduite sa fonction : prêtre à pied ou à dos d’âne, comme les
turbo-professeurs d’aujourd’hui, il n’habitait pas Delphes, mais sa petite ville natale, Chéronée, à
une trentaine de kilomètres de là. Sans doute ne la quittait-il pas plus d’une fois par mois pour
faire le voyage aux lieux saints, autour du septième jour, lorsque la pythie s’apprêtait à rendre ses
oracles.
La tranquillité de cette existence sacerdotale n’était pas de nature à dissimuler aux yeux de
Plutarque la décadence du sanctuaire dont il avait la charge. Aussi le temps qu’il ne donnait pas à
Apollon fut-il par lui consacré à l’étude et au savoir et à rechercher, justement, les causes de cette
tombée de l’oracle en désuétude. Ce n’était pas simple délassement d’un esprit en vacance, mais
nécessité absolue : dans un monde où la tradition religieuse se perd, il importe de sauver par
l’écrit tous les savoirs que la mort des derniers fidèles risque d’emporter dans la tombe. La
lettre – les lettres – vole ici au secours de l’esprit. Plutarque fut le Yohanan ben Zakkai du
paganisme : non seulement il nous a conservé les descriptions les plus complètes et les plus
précises du culte qui lui était confié, mais ce qu’il fit pour Delphes, il le fit aussi pour l’ensemble
du monde antique ; l’œuvre historique et morale du citoyen de Chéronée, qui fut le confident
des empereurs, constitue sans doute la somme de connaissances encyclopédiques la plus
prodigieuse que l’Antiquité nous ait transmise. Plutarque, qui sut tout ce qu’un homme de son
temps pouvait savoir, fit mieux que de le savoir : il l’écrivit. La correspondance de Flaubert
contient cette phrase remarquable, que Marguerite Yourcenar recueillit dans ses carnets : « Les
Dieux n’étant plus et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un
moment unique où l’homme seul a été . » De ce moment unique Plutarque fut le témoin pour
2

l’éternité : le lettré est le passeur d’un monde.


Il en est aussi le fossoyeur : plus sûrement que l’oubli, qui ne met pas à l’abri d’un retour
imprévu du refoulé, le savoir réduit au silence son objet, l’étouffe, puis lui donne le coup de
grâce. Passeur, donc, le lettré, mais au même titre que Charon, nocher des Enfers, qui convoie
les âmes jusqu’au séjour souterrain : même les dieux ne se relèvent pas d’un tel voyage.
Précisément, c’est la disparition de l’un d’entre eux que raconte Plutarque en l’un des récits les
plus mystérieux et les plus célèbres de toute l’Antiquité. En voici la version très fidèle qu’en
donne Rabelais :
Épithersès, père d’Émilien rhéteur, naviguant de Grèce en Italie dedans une nef chargée de
diverses marchandises, et plusieurs voyageurs, sur le soir cessant le vent auprès des îles
Échinades, lesquelles sont entre la Morée et Tunis, fut leur nef portée près de Paxos. Étant
là abordée, aucuns des voyageurs dormant, autres veillant, autres buvant et soupant, fut de
l’île de Paxos ouïe une voix de quelqu’un qui hautement appelait Thamous. Auquel cri tous
furent épouvantés. Ce Thamous était leur pilote, natif d’Égypte, mais non connu de nom,
hors à quelques-uns des voyageurs. Fut secondement ouïe cette voix, laquelle appelait
Thamous en cri horrifique. Personne ne répondant, mais tous restant en silence et
trépidation, en tierce fois cette voix fut ouïe plus terrible qu’avant. Dont advint que
Thamous répondit : « Je suis ici, que me demandes-tu ? que veux-tu que je fasse ? » Lors fut
cette voix plus hautement ouïe, lui disant et commandant, quand il serait en Palodès,
publier et dire que Pan le grand Dieu était mort.
Cette parole entendue, disait Épithersès tous les nochers et voyageurs s’être ébahis et
grandement effrayés. Et entre eux délibérant quel serait meilleur, ou taire ou publier ce qui
avait été commandé, dit Thamous son avis être : advenant que lors ils eussent vent en
poupe, passer outre sans mot dire ; advenant qu’il fût calme en mer, signifier ce qu’il avait
ouï. Quand donc furent près Palodès, advint qu’ils n’eurent ni vent ni courant. Adonc
Thamous montant en proue, et en terre projetant sa vue, dit ainsi que lui était commandé,
que Pan le grand était mort. Il n’avait encore achevé le dernier mot quand furent entendus
grands soupirs, grandes lamentations, et effrois en terre, non d’une personne seule, mais de
plusieurs ensemble. Cette nouvelle (parce que plusieurs avaient été présents) fut bientôt
divulguée en Rome. Et envoya Tibère César, lors empereur en Rome, quérir ce Thamous.
Et l’avoir entendu parler ajouta foi à ses paroles. Et se quémandant aux gens doctes, qui pour
lors étaient en sa cour et en Rome en bon nombre, qui était ce Pan, trouva par leur rapport
qu’il avait été fils de Mercure et de Pénélope .
3

Voilà « une histoire bien étrange », selon le propre sentiment de Pantagruel, qui s’en fait le
conteur. Tellement étrange, même, qu’on pourrait la croire tout droit sortie de l’imagination
rabelaisienne. Or, tel n’est pas le cas : dans le texte original de Plutarque, l’événement est
rapporté par quelqu’un qui l’a appris d’Épithersès lui-même, et plusieurs auditeurs confirment
aussi l’avoir entendu raconter par le fils d’Épithersès, Émilien. Étant donné le nombre et la
qualité des témoins indirects, la véracité de l’épisode n’est pas à mettre en doute. Plutarque
insiste lourdement sur ce point, à dessein, car ici son propos n’est pas tant d’expliquer la
disparition des oracles par la mort des démons préposés à leur fonctionnement (d’autres
hypothèses moins provocantes et plus raisonnables seront fournies dans la suite du dialogue) que
de conférer à un témoignage insolite de source purement orale l’autorité de la chose écrite. Tel
est bien l’un des gestes fondamentaux du lettré : recueillir la tradition pour l’éterniser, donner
une existence actuelle et prochaine à ce qui a été et, pour cette seule raison qu’il a été, serait
susceptible de n’être plus. Contrairement aux idées reçues, le futur et le présent importent à
l’érudit au moins autant que le seul passé.
De ce point de vue, l’entreprise de Plutarque n’a pas été sans succès : si l’histoire de la mort du
grand Pan a pu se conserver jusqu’à nous, ce n’est pas, comme le prétend un peu vite Pantagruel,
parce qu’elle a été « écrite et assurée par plusieurs doctes et savants historiographes » ; en réalité,
le mérite en revient au seul auteur des dialogues pythiques puisque, étonnamment, aucun autre
texte de l’Antiquité ne fait mention de l’anecdote ; on aurait pu penser que, parvenue jusqu’aux
oreilles de Tibère, elle aurait laissé davantage de traces. D’Eusèbe à Nietzsche, en passant par
Rabelais et Hegel, les commentaires n’ont certes pas manqué : mort d’un simple démon, du
paganisme dans son ensemble, du Dieu de l’univers (pan signifiant tout en grec), voire de Jésus-
Christ, toutes ces interprétations et bien d’autres ont été données. Mais elles n’ont été rendues
possibles que parce qu’à la charnière du Ier et du IIe siècle de notre ère, dans une cité minuscule de
Béotie, un érudit grec décida de raconter l’événement. L’existence du lettré n’a guère d’autre
justification que celle-ci : transmuter la parole en écrit, le fait en savoir, le passé en futur. Si, selon
l’étymologie sans doute fautive proposée par Lactance, la religion consiste bien à « relier »
(religare ), alors le lettré ne saurait avoir d’autre religion que celle du lien à établir entre deux
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moments de l’histoire, deux lieux, deux cultures, deux êtres. L’humanité ne tient qu’à ce fil.
Mais ce lien étouffe autant qu’il vivifie : il exténue le présent tout en mettant fin, de façon plus
discrète, mais non moins efficace, à ce passé qu’il prétend perpétuer. Dans le cours normal des
choses, en effet, l’oubli fait du présent l’unique héritier légitime, le seul continuateur naturel du
passé : l’abolition totale de ce dernier est la preuve qu’il a donné tout ce qu’il avait à donner ; il
vit totalement dans ce présent qui croit pourtant, en une sage ignorance, ne lui rien devoir. Or,
e n ressuscitant artificiellement le passé, en le forçant à remonter de chez les morts, le lettré
bouleverse l’ordre du monde. Loin de recréer ce qui a été – puisque, en toute rigueur, ce qui a
été ne saurait recouvrer l’être une seconde fois –, il en façonne l’image, le simulacre. Le fantôme.
Et ce fantôme – ou ce fantôme d’un fantôme, en l’occurrence : celui de Pan – n’est fait pour
rassurer ni les vivants ni les dieux, et encore moins le divin Apollon, qui préside à l’oracle de
Delphes. Car, en mourant dans le récit de Plutarque, le grand Pan meurt deux fois : une
première fois en tant que simple démon, sous le règne de Tibère ; une seconde fois en tant que
signe ou symbole, toujours à interpréter et à réinterpréter, d’une mort universelle dont même les
êtres supérieurs ne sont pas exempts. Cette seconde mort est bien plus à redouter que la
première, quoique Plutarque, au dernier moment, dans la suite du dialogue, fasse mine de retirer
son arme, en mentionnant d’autres explications de la disparition des oracles. Peu importe :
rarement on aura menacé les dieux d’aussi près. Nietzsche saura s’en souvenir.
Les dieux ont toujours à craindre ce que dira d’eux un lettré, fût-il prêtre d’Apollon, même et
surtout s’il s’agit d’un éloge : ainsi cet autre dialogue pythique de Plutarque, consacré au
mystérieux epsilon suspendu dans le temple de Delphes. Au cours de cette conversation savante,
diverses hypothèses plus ou moins plausibles sont formulées, dans un impressionnant concours
d’érudition et de culture entre les différents interlocuteurs du débat : l’E, cinquième lettre de
l’alphabet grec, ferait référence aux cinq sages du monde antique, ou bien à l’importance du
chiffre cinq dans l’univers, ou bien encore à la conjonction si (ei ou e, en grec) par laquelle les
fidèles consultent l’oracle : « je voudrais savoir si... », etc. Mais une interprétation l’emporte
finalement par sa richesse théologique incontestable : l’E, adressé à Apollon et signifiant « Tu
es », montre que seuls les dieux participent à l’être véritable, alors que les mortels sont entraînés
malgré eux dans le flux vertigineux du temps. Le dialogue se conclut sur l’une des plus fortes
pages de prose de l’Antiquité, méditation admirable sur l’être et le divin, qu’en bon connaisseur
des beautés de la langue et de la pensée, Montaigne reprit presque mot pour mot à la fin de son
« Apologie de Raymond Sebon » :
Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours
au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre,
et une incertaine et débile opinion. Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir
prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l’eau : car tant plus il
serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et
empoigner. Ainsi, étant toutes choses sujettes à passer d’un changement en autre, la raison,
y cherchant une réelle subsistance, se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de
subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n’est pas encore du tout, ou
commence à mourir avant qu’il soit né.
Après avoir ainsi montré que la vie humaine est soumise au changement perpétuel, Plutarque
revient à l’être :
Mais qu’est-ce donc qui est véritablement ? Ce qui est éternel, c’est-à-dire qui n’a jamais eu
de naissance, ni n’aura jamais fin ; à qui le temps n’apporte jamais aucune mutation. Car
c’est chose mobile que le temps, et qui apparaît comme en ombre, avec la matière coulante
et fluante toujours, sans jamais demeurer stable ni permanente ; à qui appartiennent ces
mots : « devant » et « après », et « a été » ou « sera », lesquels tout de prime face montrent
évidemment que ce n’est pas chose qui soit : car ce serait grande sottise et fausseté toute
apparente de dire que cela soit qui n’est pas encore en être, ou qui a déjà cessé d’être. Et
quant à ces mots : « présent », « instant », « maintenant », par lesquels il semble que
principalement nous soutenons et fondons l’intelligence du temps, la raison le découvrant le
détruit tout sur-le-champ : car elle le fend incontinent et le part en futur et en passé, comme
le voulant voir nécessairement départi en deux. Autant en advient-il à la nature qui est
mesurée, comme au temps qui la mesure. Car il n’y a pas non plus en elle rien qui demeure,
ni qui soit subsistant ; ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes. Au
moyen de quoi ce serait péché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, qu’il fut ou qu’il sera.
Car ces termes-là sont déclinaisons, passages ou vicissitudes de ce qui ne peut durer ni
demeurer en être. Par quoi il faut conclure que Dieu seul est, non point selon aucune
mesure du temps, mais selon une éternité immuable et immobile, non mesurée par temps,
ni sujette à aucune déclinaison ; devant lequel rien n’est, ni ne sera après, ni plus nouveau ou
plus récent, ains un réellement étant, qui par un seul maintenant emplit le toujours ; et n’y a
rien qui véritablement soit que lui seul, sans qu’on puisse dire : Il a été, ou : Il sera ; sans
commencement et sans fin . 5

Chez Plutarque, le dialogue se conclut par une synthèse lumineuse des deux fameuses devises
affichées dans le temple :
Mais, assurément, si le « Connais-toi toi-même » paraît bien s’opposer, d’une certaine
manière, au « Tu es », à l’inverse il semble, en un sens, s’accorder avec lui. Car l’un,
déclamé avec frayeur et vénération, est adressé au dieu dont l’être traverse tout, l’autre est un
rappel pour le mortel de sa nature et de sa faiblesse .
6

Comment mieux rendre hommage au dieu de Delphes ? Il eût été impossible d’articuler de
façon plus serrée la réflexion théologique la plus élevée avec les réalités matérielles du sanctuaire :
rites immémoriaux, monuments mystérieux, inscriptions énigmatiques.
C’est peut-être là le problème. Car selon Héraclite, dans un fragment qui nous a été conservé
grâce à Plutarque lui-même (tel est l’honneur du lettré : transmettre la parole d’autrui), « le
seigneur de qui dépend l’oracle de Delphes ne parle ni ne cache : il signifie ». Substituer au signe
7

apollinien, à l’humble E du sanctuaire, le discours philosophique et la réflexion conceptuelle, ne


serait-ce pas alors fatalement trahir ce « langage [...] des choses muettes », en faisant du dieu des
8
signes celui du verbe et du logos ? Juste après avoir cité Plutarque si longuement dans l’« Apologie
de Raymond Sebon », Montaigne semble sentir la difficulté, lorsqu’il s’étonne de « cette
conclusion si religieuse d’un homme païen ». Non que le prêtre d’Apollon ait été chrétien de
quelque manière que ce fût ; mais il y a chez ce païen cultivé une religion de la parole, de la
rationalisation et du commentaire qui contredit de façon troublante les principes du culte dont il
a la charge. La divinité éternelle et immuable dont Plutarque dresse l’impressionnant portrait
ressemble en effet beaucoup plus au Dieu unique des philosophes qu’à celui qui naquit à Délos et
vainquit le serpent Python, avant de fonder l’oracle de Delphes. Un dieu immobile ne saurait
vivre tant d’aventures. Plutarque lui-même n’est pas dupe : son porte-parole dans le dialogue
engage ainsi le fidèle qui continue de croire à l’identité d’Apollon et du soleil à se hausser jusqu’à
une conception moins naïve de la divinité . La mythologie est maintenant chose dépassée.
9

Décidément, le discours philosophique et théologique du lettré se révèle un moyen encore


plus efficace de tuer le dieu de Delphes que le récit de la mort du grand Pan, qui fut malgré tout
l’occasion d’une belle histoire : d’un dieu mort, en effet, il restera toujours le souvenir ou le
tombeau, sur lequel, avec un peu de chance, pourront malgré tout se produire des miracles, alors
qu’un dieu rationnel et transcendant n’a plus grand-chose à voir avec l’histoire des hommes. La
mélancolie de Plutarque provient sans doute de cette conscience douloureuse : un lettré a beau
s’attacher à défendre la religion établie, il ne peut faire autrement que de hâter la mort des dieux.

1. L’épisode est rapporté dans plusieurs sources talmudiques, parmi lesquelles The Fathers According to Rabbi Nathan, Atlanta,
Scholars Press, 1986, p. 42-44 (Abot de rabbi Natan, chap. IV) ; Hebrew-English Edition of the Babylonian Talmud, t. XIV, Londres,
Soncino, 1990, p. 255-259 (Gittin 56 b). Voir Jacob Neusner, A Life of Yohanan ben Zakkai, Leyde, Brill, 1970, p. 157-166 ;
Solomon Schechter et Wilhelm Bacher, « Johanan b. Zakkai », dans Isidore Singer, dir., The Jewish Encyclopedia, New York, Funk
and Wagnalls, 1901-1906, t. VII, p. 214-217.

2. Gustave Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, 1991, vol. III, p. 191 (lettre à Edma Roger des Genettes, 1861) ; cité par
Marguerite Yourcenar, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 1982, p. 519 (Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien »). Flaubert
souligne.

3. François Rabelais, Quart Livre, chap. XXVIII (je modernise l’orthographe, comme dans la citation suivante de Montaigne) ;
d’après Plutarque, La Disparition des oracles (Peri tôn ekleloipotôn krhêstêriôn), 419 b-d, dans Moralia, t. V, Cambridge, Harvard
University Press, 2003, p. 400-402. Voir le beau commentaire de Jean-Christophe Bailly, Adieu : essai sur la mort des dieux, La
Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1993.

4. Lactance, Institutions divines, IV, 28.

5. Michel de Montaigne, Essais, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 601-603 (II, XII) ; d’après Plutarque, L’E de
Delphes (Peri tou ei tou en Delphois), 392 e – 393 b (19-20), dans Moralia, t. V, p. 242-244.

6. Ibid., 394 c (21), p. 252 : « Alla ge tôi ei to ‘ gnôthi sauton ’ eoike pôs antikeisthai kai tropon tina palin sunadein ; to men
gar ekplêxei kai sebasmôi pros ton theon hôs onta dia pantos anapephônêtai, to d’ hupomnêsis esti tôi thnêtôi tês peri auton
phuseôs kai astheneias. » Trad. Frédérique Ildefonse, Paris, Flammarion, 2006, p. 117.
7. Héraclite, Diels-Kranz 93 ; cité par Plutarque, Pourquoi la Pythie ne rend plus d’oracles en vers (Peri tou mê khran emmetra nun tên
Puthian), 404 d (21), dans Moralia, t. V, p. 314 : « ho anax, hou to manteion esti to en Delphois, oute legei oute kruptei alla
sêmainei ».

8. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (« Élévation »).

9. Plutarque, L’E de Delphes, 393 c – 394 a (21), p. 246-250.


XVII

LA QUERELLE

Ceux qui se représentent naïvement l’univers des lettrés comme un espace imperméable aux
passions humaines, un fragment du paradis originel ayant échappé à la corruption, un îlot voué à
la conquête pacifique du savoir et préservé des conflits qui assombrissent notre monde, ceux-là
s’exposent à d’amères déconvenues. Il n’est rien de moins irénique que la vie d’un lettré. Certes,
les luttes entre érudits vont rarement jusqu’au sang : seule l’encre y est versée avec quelque
régularité. Mais les stylets sont armes acérées.
Il semble que, loin d’adoucir les rapports entre les êtres, la fréquentation des grandes œuvres,
des archives poussiéreuses, des manuscrits oubliés accentue au contraire les désaccords :
lorsqu’on vit au contact permanent d’objets qui transcendent la condition humaine – les textes,
dont l’existence excède largement les limites temporelles d’un simple mortel –, lorsqu’on décide
de participer à un débat légué par une tradition immémoriale, lorsqu’on s’engage dans une
conversation avec les morts, il est à craindre que les simples convenances sociales ne paraissent
chose futile. Le respect humain ne tient pas devant celui des livres. La vérité philologique ne
souffre pas de compromission.
Pour qui vit dans la longue durée du savoir érudit, il est difficile d’accorder beaucoup
d’importance au souci du présent, aux alliances momentanées, aux amitiés d’enfance : la société
des textes prend le dessus sur celle des hommes. Ce n’est pas que la fréquentation des livres
aiguise les passions mauvaises plutôt que de les freiner, mais elle élimine le surmoi social qui
tendrait à maintenir l’individu entre les barrières communes, et lui substitue un sentiment
d’extraterritorialité peu favorable aux sociabilités ordinaires.
Proverbiales sont les colères de saint Jérôme, patron des érudits. Il ne fait pas bon exprimer
son désaccord avec lui : son vieil ami Rufin, le grand Augustin lui-même l’apprirent à leurs
dépens . Les insultes pleuvent : l’un de ses détracteurs se voit appelé « Onasus », contraction de
1 2

mots grec et latins désignant l’âne (onos, asinus) et le nez (nasus) ; d’autres sont accusés « de n’avoir
pas de couilles ».
3

Pouvait-il en être autrement ? Lorsqu’on sacrifie sa vie à fournir la traduction latine des
Écritures la plus fidèle possible à partir des meilleurs originaux grecs et hébraïques, ceux qui
refusent les résultats de ce travail titanesque méritent amplement le reproche de préférer à une
« eau de source très pure » (fontis unda purissimi) celle de « ruisseaux boueux » (caenosos riuulos) : il
4

faut d’autant moins transiger avec l’exactitude des textes qu’elle a été obtenue au prix d’un labeur
démesuré.
S’exerçant au nom de critères extérieurs au monde d’ici-bas, pleines d’une vigueur et d’une
brusquerie échappant aux normes, les colères de lettrés sont de saintes colères : elles manifestent
le surgissement d’une réalité autre, transcendante, celle des textes, qui obéissent à leurs propres
lois ignorées du profane. Même le fondateur de la tradition lettrée chinoise, Confucius en
personne, apôtre du savoir-vivre et de l’harmonie universelle, a du mal à réprimer un
mouvement d’humeur quand un souverain ne se conforme pas aux règles reçues en héritage : 5

contre tous les tyrans et les ennemis de la civilisation, le contre-pouvoir nécessaire de la culture
légitime l’usage de la colère.
Le plus souvent, les victimes de ces colères de lettrés sont les lettrés eux-mêmes ou, plus
exactement, d’autres lettrés, des confrères – ceux du moins qui prétendent l’être, car, aux yeux
d’un lettré, on est toujours susceptible de ne pas mériter ce titre suffisamment ou même de
l’avoir usurpé. À lettré, lettré et demi. Ou plutôt, à lettré, demi-lettré : s’il arrive souvent au
lettré de rencontrer plus érudit que lui, il éprouve plus souvent encore l’impression de vivre dans
un monde de faux savants.
La moins significative de ces querelles n’est sans doute pas celle qui fut déclenchée par le
premier ouvrage de Nietzsche, La Naissance de la tragédie : aussi curieux que cela puisse paraître,
l’une des révolutions philosophiques majeures du XIXe siècle s’ouvrit ainsi par une dispute de
lettrés.
Aujourd’hui, bien des lecteurs de Nietzsche ont tendance à ne retenir de ce penseur qu’une
image d’exaltation et de marginalité pures, de liberté à l’égard de tous les principes et de tous les
savoirs, de déchaînement contre toutes les valeurs et toutes les institutions. Quoique non dénuée
de fondement, cette réputation flatte l’idée un peu trop facile et démagogique – et, en tout cas,
parfaitement anticonfucéenne – selon laquelle la seule contestation efficace du monde ne saurait
provenir que d’individus en rupture de ban et détachés de leurs racines culturelles. A contrario, il
est entendu, au moins depuis Adorno, que l’étude et l’approfondissement de la culture seraient
incapables de déboucher sur une véritable critique du fonctionnement de la société . En forçant
6

un peu le trait, on pourrait dire que l’idéal du révolutionnaire contemporain, c’est l’ignare.
La révolution philosophique nietzschéenne, quant à elle, fonctionne tout à l’inverse,
puisqu’elle se fait au nom de la recherche d’une vérité de caractère historique et philologique . 7

On songe, évidemment, à la nomination du philosophe, à vingt-cinq ans, comme professeur de


philologie classique à l’université de Bâle. Mais l’événement n’a rien d’accidentel : même après
avoir abandonné cette chaire dix ans plus tard, en partie pour raison de santé, Nietzsche resta
obsédé, sa vie durant, par le souci de l’enquête philologique.
Il existe à ses yeux un lien direct entre l’étude des œuvres antiques et la critique de l’homme
moderne. Non qu’il y ait dans l’Antiquité quoi que ce soit d’actuel et de similaire à notre
situation, comme le croit l’humaniste traditionnel. Bien au contraire, le véritable philologue
reconnaît dans le monde grec ce qu’il porte en lui d’irréductible à nos propres valeurs ; il refuse la
facilité trop répandue qui consisterait à imaginer une continuité sans histoire entre ce monde-là
et le nôtre ; et c’est justement parce qu’il est disposé à percevoir l’altérité radicale que lui
présentent les textes anciens que la philologie peut devenir l’outil privilégié de la connaissance de
soi.
« Si nous comprenons la culture grecque dans sa totalité, nous voyons bien qu’elle est finie »,
écrit Nietzsche dans un ensemble de notes posthumes intitulé Nous autres philologues (Wir
Philologen). « C’est pourquoi le philologue est le grand sceptique de notre formation et de notre
éducation : c’est là sa mission. – Heureux si, comme Wagner et Schopenhauer, il pressent les
forces prometteuses dans lesquelles s’éveille une nouvelle culture . »
8

Aujourd’hui encore, les défenseurs naïfs de l’enseignement du grec et du latin se croient les
plus convaincants quand ils auront montré tout ce que notre société doit à l’Antiquité. Mais, ce
faisant, ils entrent malgré eux dans le jeu de leurs adversaires, car si les classiques ne nous
intéressent que parce qu’ils nous ressemblent, autant vaudrait nous intéresser directement à nous-
mêmes, sans passer par l’intermédiaire des Anciens, et ne lire qu’articles de presse et enquêtes
sociologiques – ce qui se fait déjà suffisamment, sans qu’il paraisse utile de renforcer cette
pédagogie d’une modernité close sur elle-même par une défense maladroite des études antiques.
En fait, c’est tout l’inverse qu’il faudrait dire : c’est justement parce que les Anciens nous sont
foncièrement dissemblables qu’ils méritent d’être lus et étudiés de façon sérieuse. Dans un
monde persuadé de vivre sur des soubassements éternels ou qui – c’est la même chose – n’admet
que des nouveautés de façade, le philologue est celui qui va y regarder de plus près. Ce ne sont
plus seulement les œuvres antiques qu’il s’agit alors d’examiner, mais les idéologies et les affects,
auxquels sont appliquées les règles de constitution du savoir lettré et les mêmes méthodes
d’analyse que celles de la philologie : de même que l’helléniste recherche les sources d’un texte,
en traque les erreurs, en détermine les bonnes leçons, il convient de retracer la généalogie des
valeurs, de débusquer les fausses, les trompeuses, et d’en proposer la rectification. Nietzsche n’a
jamais voulu faire autre chose, et La Naissance de la tragédie est ce moment particulier où la
recherche philologique tourne à la philosophie.
Toutefois, l’ambition de cet ouvrage de jeunesse est encore apparemment limitée. Le titre
original complet de l’ouvrage en exprime l’intuition de base : La Naissance de la tragédie à partir de
l’esprit de la musique ; la tragédie athénienne serait d’essence musicale, et Nietzsche entreprend de
9

le montrer contre tous les savants qui l’auraient trop oublié ; tel est le premier temps,
philologique, de la démonstration. Le second temps est d’ordre plus philosophique et
esthétique : il s’agit de prouver que toute véritable tragédie ne peut être que musicale et de
défendre, par la même occasion, la révolution wagnérienne.
À sa manière, cependant, le titre dit aussi le relatif échec de l’entreprise : son langage
anthropomorphique et métaphorique (naissance, esprit) n’a pas sa place dans une étude à vocation
philologique. L’auteur lui-même reconnaîtra plus tard le caractère fiévreux et quasi mystique de
cet essai de jeunesse, qui souffre de n’être pas assez argumenté et ne satisfait pas aux critères
scientifiques de la philologie traditionnelle, sur le terrain de laquelle il prétendait pourtant se
placer .
10

Mais avant que Nietzsche ne fît lui-même l’aveu de son insuccès, la communauté universitaire
à laquelle il appartenait se chargea de le lui faire comprendre, sans ménagement aucun. Il ne
faudrait pas croire en effet que, parce qu’elle mettait en scène des lettrés, la polémique fût
marquée d’un air de distinction et de raffinement propre à ce milieu. Bien au contraire, c’est
comme une vague immense de réprobation qui s’enfla progressivement avant de déchaîner
toutes ses forces contre le jeune lettré .
11

D’abord inquiet du silence de son vieux maître de Leipzig, Friedrich Ritschl, qui n’accusait
pas réception de son livre, Nietzsche lui signifia son étonnement. Si courtoisement que Ritschl
lui répondit alors, sa lettre ne laisse aucun doute sur ses sentiments : le premier livre de son
disciple préféré, celui même à qui il avait réussi à obtenir à Bâle une chaire très disputée, l’avait
profondément déçu. La voie philosophique dans laquelle il s’engageait s’éloignait résolument de
la rigueur proprement philologique. Le plus difficile à accepter, pour un vieil érudit tel que
Ritschl, fut de voir Nietzsche réserver à l’art seul, et non plus à la connaissance, le privilège de
sauver l’humanité . Car, paradoxalement, cet ouvrage que le nouveau professeur de Bâle avait
12
conçu comme son grand œuvre philologique se révélait en fin de compte très hostile aux
fondements positivistes de la philologie, auxquels il opposait un éloge des pouvoirs de l’art.
Si Ritschl sut modérer l’expression de son désappointement, il n’en irait pas de même pour les
autres philologues : la trahison nietzschéenne à l’encontre de la philologie allait déclencher une
sorte de guerre de tranchées. Les deux camps furent très contrastés : prestigieux, d’un côté,
quoique peu nombreux et sans grande autorité scientifique ; plus obscur, de l’autre, mais
beaucoup plus représentatif de la communauté savante. Autour de Nietzsche, quelques collègues
de Bâle, dont le fameux historien Jakob Burckhardt ; Erwin Rohde, son camarade d’université,
philologue lui aussi ; et surtout le couple Wagner, Richard et Cosima, qui allait intervenir
bruyamment dans la polémique. En face, à peu près tous les autres, à savoir la quasi-unanimité
des philologues germaniques, dont le porte-parole flamboyant fut le jeune Ulrich von
Wilamowitz-Möllendorff, ancien camarade de Nietzsche sur les bancs de Pforta, la vénérable
institution où ils avaient fait à quelques années de distance leurs études secondaires.
La Naissance de la tragédie parut en janvier 1872. Après l’accueil enthousiaste des proches de
l’auteur, ce fut bientôt le silence, entrecoupé seulement de rares bruits : un tel, par exemple,
aurait déclaré Nietzsche perdu pour la philologie ; d’autres l’auraient trouvé ridicule . Mais d’où
13

viendrait la grande attaque ? Y en aurait-il même une ?


La première manifestation d’hostilité fut indirecte : Rohde avait préparé une recension
élogieuse ; elle fut refusée par deux journaux, le Literarisches Centralblatt et le Philologischer
Anzeiger. Il en fit une seconde : elle parut dans un autre organe de presse, la Norddeutsche
Allgemeine Zeitung, à caractère purement politique, et dénué de toute influence littéraire.
Nous sommes alors le 26 mai 1872. À partir de là, tout s’accélère. Le 30 mai paraît à Berlin le
pamphlet de Wilamowitz, Philologie de l’avenir !, sous-titré de manière explicite : Réplique à « La
Naissance de la tragédie » de Friedrich Nietzsche, professeur ordinaire de philologie classique à Bâle . Le
14

23 juin, Richard Wagner, mis en cause par Wilamowitz, publie dans la Norddeutsche Allgemeine
Zeitung une lettre ouverte à Nietzsche, où il prend sa défense. Le 15 octobre, Rohde attaque
violemment Wilamowitz dans une lettre ouverte à Wagner, parue à Leipzig. Enfin, en
février 1873, Wilamowitz publie une suite de son premier pamphlet, dirigée contre les
« tentatives de sauvetage » (Rettungsversuche) du livre de Nietzsche.
Dans cette querelle mémorable, qui allait apporter une inflexion durable à l’évolution
intellectuelle de Nietzsche et, par là, à l’histoire de la philosophie elle-même, ces hellénistes
distingués ne rougissent pas d’employer les deux formes les plus traditionnelles du discours
polémique : l’ironie et l’invective. Wilamowitz fait grand usage de la première : avec son point
d’exclamation, le titre de son pamphlet parodie ouvertement le style un peu trop exalté de
l’ouvrage de Nietzsche.
Que lui reproche en effet le jeune philologue ? De mettre tout bonnement la philologie sens
dessus dessous en interprétant la tragédie antique à partir de Schopenhauer et de Wagner, au lieu
de suivre la « méthode historico-critique » (historisch-kritische methode) et de « ne comprendre
chaque phénomène historique qu’à partir des conditions de l’époque où il se déroule ». Cette 15

philologie n’est « de l’avenir » que parce qu’elle part du futur pour remonter vers le passé, plutôt
que de parcourir le chemin inverse. Et Wilamowitz d’inviter l’auteur à assumer pleinement son
dionysisme :
qu’il prenne le thyrse, qu’il quitte les Indes pour la Grèce, mais qu’il descende de la chaire
d’où il se doit d’enseigner la science ; qu’il rassemble à ses genoux tigres et panthères, mais
non les jeunes philologues d’Allemagne ! 16

Une « philologie de l’avenir » sans avenir, donc. L’ironie est flagrante, et pourtant Nietzsche
réalisera finalement sur bien des points le programme que lui propose son jeune collègue : il
abandonnera sa chaire, ira vers le midi (Nice et l’Italie) et inventera une nouvelle forme de
discours philosophique.
Prenant en charge les intérêts de son ami, Rohde se chargea de l’exécution en règle du jeune
pamphlétaire : si Wilamowitz s’était limité à une argumentation sur le fond, Rohde n’éprouva
aucun scrupule à y répliquer par des attaques ad hominem. D’un bout à l’autre de sa réponse,
l’adversaire fut désigné comme le simple « docteur en philosophie » (Dr. phil.) qu’il était : moyen
expéditif, quoique sans élégance, de le déconsidérer par rapport aux professeurs du camp d’en
face (Nietzsche et Rohde) .17

Du reste, Rohde n’en fut pas à une grossièreté près : le titre de son pamphlet joue sur une
scabreuse polysémie. Afterphilologie, c’est-à-dire Philologie arriérée : appartenant au passé, dirigée
vers le passé, telle est la science dont est censé se réclamer Wilamowitz, par opposition à la
« philologie de l’avenir » nietzschéenne. Mais, en allemand, After, c’est littéralement l’anus. Cette
« philologie arriérée » se présente donc aussi comme une « philologie de l’arrière-train » ou, plus
violemment, comme une « philologie de merde ». On voit jusqu’où mène l’étude des lettres.
N’accablons pas Rohde trop vite, cependant ; Wilamowitz l’avait précédé dans l’escalade des
injures : n’avait-il pas cité en exergue de son propre pamphlet quelques vers bien sentis
d’Aristophane, extraits d’une pièce perdue, qui assimilaient indirectement l’œuvre de Nietzsche
à une vulgaire « enculade » (katapugosunê ) ? Les délices de l’érudition extrême (citer un fragment
18

quasiment inconnu d’un grand écrivain grec) se conjuguent ici à la jouissance de l’insulte : plaisir
éminemment lettré, et jeu dans lequel le vainqueur est incontestablement Wilamowitz, expert
comme personne à semer le moindre de ses propos de citations et allusions érudites.
L’histoire, d’ailleurs, lui donnera raison, puisque le petit « docteur en philosophie »
de 1872 deviendra bientôt l’helléniste le plus célèbre et le plus respecté de son temps, finissant sa
carrière comme recteur de l’université de Berlin. Il regrettera alors de s’être laissé entraîner dans
une polémique aussi vaine que véhémente contre un tel adversaire . 19

Vains regrets, peut-être : s’il y a un parallèle curieux entre la réussite professionnelle de


Wilamowitz comme philologue et ses talents de polémiste, c’est qu’on peut difficilement être
l’un sans l’autre. Malgré les apparences, les passions forment le cœur de l’existence lettrée : la
querelle et la colère en sont le mécanisme ordinaire, avec des échelles de valeurs, des seuils de
violence, qui ne correspondent nullement à ceux en vigueur dans la vie courante. On ne se livre
pas à des travaux aussi ardus, aussi étrangers à l’existence quotidienne, sans transformer
profondément ses rapports avec les hommes et avec le monde.
Plus profondément, entre la vie lettrée et la querelle, l’imbrication relève d’une sorte de
conaturalité, car si, selon Héraclite, « le combat est père de toute chose », il l’est aussi de tout
20

savoir véritable, qui n’émerge que de la confrontation des contraires, sans pour autant que
l’opposé d’un savoir soit un non-savoir : on ne saurait connaître exactement ce que fut la tragédie
athénienne si l’on ne prend en compte, aujourd’hui encore, autant Nietzsche que Wilamowitz,
adversaires pour l’éternité dans un combat sans fin, mais non sans fruit . S’il n’y a peut-être pas 21

de guerres justes, il en est de savantes.

1. Voir, par exemple, la lettre CV à Augustin, en 403, dans saint Jérôme, Lettres, vol. V, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 100-
103.

2. Ibid., vol. II, 1951, p. 86 (lettre XL, à Marcella, en 384).

3. Littéralement, Jérôme les compare à « des hongres dignes de prêtres eunuques » (Gallicis canteriis) (ibid., vol. II, p. 19 : lettre
XXVII,à Marcella, en 384).

4. Ibid., p. 17.

5. Voir, par exemple, Confucius, Entretiens (Lun yu), Paris, Gallimard, 1989, p. 24 (III, 26).

6. Theodor Wiesengrund Adorno, Prismes (Prismen, 1955), Paris, Payot, 2003, p. 7-26 (« Critique de la culture et société »,
1951).

7. Voir Jean-Michel Rey, L’Enjeu des signes, Paris, Seuil, 1971 ; Viktor Pöschl, « Nietzsche und die klassische Philologie »,
dans Hellmut Flashar, Karlfried Gründer et Axel Horstmann, dir., Philologie und Hermeneutik im 19. Jahrhundert, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1979, p. 141-155 ; Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, Paris, Presses universitaires de France,
1986, p. 133-189.

8. Friedrich Nietzsche, Kritische Studienausgabe, 8, Munich, Deutsche Taschenbuch Verlag, 1988, p. 38 (3 [76]) : « Die
griechische Cultur vollständig begreifend sehen wir also ein, dass es vorbei ist. So ist der Philologe der grosse Skeptiker in unseren
Zuständen der Bildung und Erziehung : das ist seine Mission. – Glücklich, wenn er, wie Wagner und Schopenhauer, die
verheissungsvollen Kräe ahnt, in denen eine neue Cultur sich regt. » Trad. d’après Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc
Nancy, dans F. Nietzsche, Considérations inactuelles, III et IV, Paris, Gallimard, 1988, p. 279.

9. Tel est le titre de l’édition originale de 1872 (Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik). La nouvelle édition
de 1886 le remplacera par : La Naissance de la tragédie, ou : Hellénité et Pessimisme (Die Geburt der Tragödie. Oder : Griechenthum und
Pessimismus).

10. F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Gallimard, 2002, p. 13-14 (« Essai d’autocritique » [ « Versuch einer Selbstkritik »,
1886], 3).

11. Voir Charles Andler, Nietzsche, t. I, Paris, Gallimard, 1979 (1re éd. : 1958), p. 438-441 ; William Musgrave Calder III,
« The Wilamowitz-Nietzsche Struggle : New Documents and a Reappraisal », Nietzsche-Studien, vol. 12, 1983, p. 214-254 ;
Michèle Cohen-Halimi, « Une philologie excentrique », dans Querelle autour de « La Naissance de la tragédie », Paris, Vrin, 1995,
p. 11-24.

12. Friedrich Ritschl, lettre à F. Nietzsche, 14 février 1872, dans Querelle autour de « La Naissance de la tragédie », p. 35.

13. F. Nietzsche, lettre à Erwin Rohde, 30 avril 1872, ibid., p. 73.

14. Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff, Zukunsphilologie ! Eine erwidrung auf Friedrich Nietzsches, ord. professors der classischen
philologie zu Basel, « geburt der tragödie », dans Der Streit um Nietzsches « Geburt der Tragödie » (1969), Hildesheim, Olms, 1989, p. 27.
Contrairement à l’usage allemand traditionnel, le texte original de Wilamowitz ne met pas en capitale l’initiale des substantifs.

15. Ibid., p. 31 : « jede geschichtlich gewordene erscheinung allein aus den voraussetzungen der zeit, in der sie sich entwickelt,
zu begreifen ». L’expression « philologie de l’avenir » fait aussi écho à la formule wagnérienne d’« œuvre d’art de l’avenir »
(Kunstwerk der Zukunft, 1850) et à sa parodie par Ludwig Bischoff, « musique de l’avenir » (Zukunftsmusik, 1859) (voir M. Cohen-
Halimi, loc. cit., p. 18). À son tour, Nietzsche parlera de « philosophie de l’avenir » (Philosophie der Zukun) dans le sous-titre de
Par-delà bien et mal (Jenseits von Gut und Böse, 1886).

16. Ibid., p. 55 : « ergreife er den thyrsos, ziehe er von Indien nach Griechenland, aber steige er herab vom katheder, auf
welchem er wissenscha lehren soll ; sammle er tiger und panther zu seinen knieen, aber nicht Deutschlands philologische
jugend ».

17. En privé, Rohde tint des propos beaucoup plus révoltants : « Le voilà, le scandale, avec l’opulence juive la plus
répugnante ! », écrit-il à Nietzsche juste après la parution du pamphlet de Wilamowitz (« Da wäre ja der Skandal, in
widerwärtigster Judenüppigkeit ! », lettre du 5 juin 1872, dans Nietzsche Briefwechsel, t. II, vol. 4, Berlin, De Gruyter, 1978, p. 11 ;
trad. d’après Max Marcuzzi, dans Querelle autour de « La Naissance de la tragédie », p. 128).

18. Ibid., p. 27.

19. Voir C. Andler, op. cit., p. 439.

20. Héraclite, Diels-Kranz 53 : « polemos pantôn men patêr esti ».

21. Voir Caroline Noirot, « Présentation », dans U. v. Wilamowitz, Qu’est-ce qu’une tragédie attique ?, Paris, Belles-Lettres, 2001,
p. XVI.
XVIII

L’ACADÉMIE

Le 7 décembre 1486, à Rome, sortit des presses de l’imprimeur Eucharius Silber l’un des
livres les plus étonnants de toute l’histoire de la pensée. À proprement parler, ce n’était pas
même un livre. Plutôt un long, très long carton d’invitation, trente-six feuillets in-quarto, sans
frontispice, commençant ainsi :
Sur les propositions qui suivent, au nombre de neuf cents, dialectiques, morales, physiques,
mathématiques, métaphysiques, théologiques, magiques, kabbalistiques, tantôt lui
appartenant en propre, tantôt empruntées à des sages chaldéens, arabes, hébreux, grecs,
égyptiens et latins, Jean Pic de la Mirandole, comte de Concorde, disputera publiquement . 1

Et il était ajouté :
Les thèses ne seront discutées qu’après l’Épiphanie. D’ici là, elles seront rendues publiques
dans toutes les universités d’Italie. Et si quelque philosophe ou quelque théologien souhaite
venir à Rome pour la dispute, l’auteur de la dispute s’engage à lui payer sur ses fonds
propres les dépenses du voyage . 2

En soi, le principe même de cette invitation au débat n’était pas tout à fait surprenant :
lorsqu’un étudiant s’apprêtait à soutenir une thèse, il était d’usage de placarder celle-ci sur les
murs de l’université. La thèse entière tenait alors sur une seule page.
Avec Pic, il ne s’agit pas d’une thèse, mais de neuf cents. Prise séparément, chacune est brève :
pas plus d’une phrase. Il est clair pourtant que, malgré la concision de chaque énoncé, on change
radicalement d’échelle et de catégorie : ce qu’est censée révéler la somme de toutes ces
propositions, empruntées à tour de rôle aux théologiens scolastiques, aux péripatéticiens arabes,
aux philosophes grecs, aux ésotéristes néoplatoniciens, aux kabbalistes, c’est leur fond commun,
autrement dit la philosophie éternelle sous-jacente à tant de doctrines apparemment
antinomiques . 3

Pic de la Mirandole ne porte pas pour rien le titre de comte de Concorde : il donne rendez-
vous à toute l’histoire de la pensée, de Jamblique (« Les astres du ciel n’ont aucune influence qui
soit maléfique en soi ») à Avicenne (« Il est possible d’engendrer un homme à partir de la
putréfaction »), d’Hermès Trismégiste (« Rien, dans le monde, n’est privé de vie ») aux
magiciens de toute obédience (« Faire de la magie n’est pas autre chose que marier le monde »),
de la théologie chrétienne (« Si Adam n’avait pas péché, Dieu se serait incarné, mais n’aurait pas
été crucifié ») à la kabbale (« Qui saura expliquer le quaternaire dans le nombre dix possédera, s’il
est expert dans la kabbale, le moyen de déduire du nom ineffable le nom de soixante-douze
lettres »), et vice-versa (« Ce que disent les kabbalistes, à savoir que nous devons être béatifiés
dans le miroir lumineux conservé par les saints dans le siècle à venir, c’est précisément la même
chose, en suivant leurs principes, que ce que nous, nous disons, à savoir que les saints doivent
être béatifiés dans le Fils ») . Autant d’énoncés qui valurent à leur auteur la réputation, encore
4

vivace aujourd’hui, d’avoir été, à l’âge de vingt-trois ans à peine, l’homme le plus érudit de toute
l’histoire.
Neuf cents thèses, donc, toujours savantes, énigmatiques souvent, parfois scandaleuses, mais,
au bout du compte, une vision unifiée du monde : grâce à l’étude contradictoire de tous les
textes légués par trois mille ans de tradition religieuse, ésotérique et philosophique, se
préparaient tout bonnement le triomphe de la philosophia perennis et la révélation des principes de
l’univers. Il suffisait, pour y assister, d’attendre les jours suivant l’Épiphanie de 1487.
Malheureusement, le magnifique programme resta à l’état de pur projet. La philosophie
éternelle nous sera à jamais inconnue, de même que la valeur de vérité de chacune de ces thèses :
la dispute des neuf cents conclusions n’aura pas lieu ; ainsi en décida le pape Innocent VIII. Une
commission fut rapidement réunie et condamna treize des neuf cents énoncés ; Pic s’enfuit de
Rome ; arrêté en Savoie, il fut conduit à Paris, emprisonné au château de Vincennes, puis libéré
sous la pression de la Sorbonne. Celle-ci, dans l’affaire, ne cessa jamais de soutenir le jeune
prodige contre le Saint-Siège . Il faut dire que le comte de Concorde avait lui-même toujours
5

explicitement préféré la forme aride des controverses pratiquées à l’université de Paris, propre à
mettre en valeur un savoir presque brut, sans apprêt, plutôt que l’éloquence fleurie et un peu
vaine des écoles italiennes de son temps . Quelques années plus tard, Pic mourut à Florence, à
6

trente et un ans, dans des circonstances obscures.


Du projet avorté de l’auteur des neuf cents conclusions, il resta tout de même l’idée qu’on ne
pense jamais tout seul, idée qui se décline sous deux modes complémentaires : on pense avec ou
contre une tradition ; on pense avec ou contre ses contemporains. Le savoir est chose collective.
Il émerge progressivement d’une triple confrontation : des livres entre eux, des hommes entre
eux et des hommes avec les livres.
Certes, les scolastiques ne l’ignoraient pas, dont Pic subit profondément l’influence. Mais,
avec l’entreprise colossale de ce jeune seigneur versé dans les lettres, se fait sentir le besoin d’un
autre type de communauté savante que celui de l’université médiévale : la nécessité d’un tournoi
permanent de la pensée, d’un espace ouvert à de libres débats, où la recherche collective de la
vérité ne serait soumise ni aux pressions extérieures ni à des règles formelles trop contraignantes,
rendues nécessaires par la collation des diplômes. Un espace amical autant que savant, et d’autant
plus amical que les questions disputées seraient de la plus haute importance : ce que, dans
l’émouvant discours inaugural qu’il ne prononça jamais, Pic appelle une « palestre » ou un
« gymnase littéraire » (literaria palaestra ).
7

Aristote avait déjà depuis longtemps théorisé ce point, dans l’Éthique à Nicomaque :
même quand il est tout seul, le sage peut s’adonner à la contemplation, et ce d’autant plus
qu’il est plus sage ; sans doute le fait-il mieux quand il a des compagnons de travail ;
cependant il se suffit à lui-même plus que n’importe qui . 8

Sous le nom de « sage » (sophos), il faut entendre aussi le savant ou le lettré. Or,
paradoxalement, celui-ci est d’autant plus autonome qu’il est plus entouré : ses « compagnons de
travail » (sunergoi) accroissent sa liberté. Toutefois, ce serait réduire l’originalité du propos que de
voir dans ces collaborateurs de simples serviteurs subvenant aux besoins élémentaires de leur
maître ; la question des « nécessités de la vie » (ta pros to zên anagkaia) ayant déjà été traitée
quelques lignes plus haut dans l’Éthique, Aristote parle ici d’autre chose : ce qu’il a en tête, c’est
bien une recherche collective de la vérité, telle qu’elle se pratique dans son Lycée ou dans
l’Académie de son maître Platon.
Tel est le modèle qui commence à se répandre en Italie dès la fin du XVe siècle : l’académie
platonicienne à Florence, sous l’inspiration de Gémiste Pléthon et Marsile Ficin, l’académie
napolitaine de Panormita et Giovanni Pontano, l’académie romaine de Giulio Pomponio Leto,
l’académie vénitienne d’Alde Manuce n’en sont que quelques exemples. Il aurait pu y avoir une
académie piquienne : l’Église en décida autrement.
Le principe fondateur de toute académie est celui de la dispute courtoise. Le savoir-vivre
n’empêche pas la discussion : bien au contraire, il la rend possible ; la controverse ne peut se
développer librement que si les adversaires ont la garantie qu’aucun d’entre eux ne sera
mortellement blessé. Cette règle de politesse académique est très précisément explicitée dans les
statuts de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, fondée en 1663 sous le nom
d’Académie des inscriptions et médailles, qui représente en France le type même de l’académie
de lettrés. Chargée à l’origine de rédiger les inscriptions des monuments du royaume et les
devises des médailles, elle vit au fil du temps ses activités s’étendre à tous les domaines de
l’érudition humaniste : étude des langues et des littératures, de l’histoire comme de la
géographie .
9

Selon les statuts très détaillés de 1701, les académiciens, au nombre de quarante, se
réunissaient deux fois par semaine au Louvre, les mardis et vendredis, de trois à cinq heures, hors
les jours de fête – auquel cas l’assemblée se tenait le jour précédent ou le suivant –, hors les
périodes de vacances, qui allaient du 8 septembre au 11 novembre, et hors les grandes solennités
religieuses (« depuis Noël jusqu’aux Roys », quinzaine de Pâques et semaine de la Pentecôte). En
dehors des vacances, un académicien ne pouvait « s’absenter plus de deux mois pour ses affaires
particulieres ». C’est dire l’importance de ces réunions, en lesquelles consiste l’essentiel de la vie
10

académique.
Depuis le XVIIIe siècle, d’ailleurs, leur fonctionnement n’a pas subi de transformation
excessive, et quiconque y assiste encore aujourd’hui ne peut qu’être frappé par le caractère
extrêmement ritualisé du déroulement des séances. À chacune d’elles, des académiciens sont
invités, à tour de rôle, à apporter « quelques écrits de leur composition » et à les soumettre au
11

jugement de leurs confrères : épreuve redoutable. Le système ne peut véritablement fonctionner


que dans un climat de confiance mutuelle, loin de toute forme d’agressivité. Dans les statuts, le
paragraphe XXIV est très clair sur ce point :
L’Academie veillera exactement, à ce que dans les occasions où quelques Academiciens
seront d’opinions differentes, ils n’employent aucun terme de mépris ny d’aigreur l’un
contre l’autre, soit dans leurs discours, soit dans leurs écrits, & lors mesme qu’ils
combattront les sentimens de quelques Sçavants que ce puisse estre, l’Academie les
exhortera à n’en parler qu’avec ménagement . 12

Cette règle de délicatesse s’applique même à qui rend compte des ouvrages de personnalités
extérieures à l’Académie : il « en fera son rapport à la Compagnie sans en faire la critique, en
marquant seulement s’il y a des vûës dont on puisse profiter ». L’Académie se présente ainsi
13

comme un monde pacifié, codifié, où une confiance et un respect généralisés permettent le libre
développement des connaissances.
À moins que cette paix ne soit qu’une illusion, un doux voile jeté sur la brutalité inhérente à
l’ordre du savoir ? Lorsqu’en 1786 le roi donnera de nouveaux statuts à l’Académie des
inscriptions et belles-lettres, étrangement, toute règle de courtoisie dans les échanges aura
disparu. L’article XXII sera ainsi rédigé :
Chaque Académicien-Pensionnaire & Associé-Ordinaire, sera tenu d’apporter chaque
année quelques Ouvrages de sa composition, pour être lûs dans les Assemblées de
l’Académie. Les Honoraires & les Associés-Libres seront invités au même travail ; & chacun
des Académiciens présens pourra faire ses remarques sur ce qui aura été lû. 14

On ne saurait marquer plus sèchement la liberté de parole des académiciens : c’est bien là le
style administratif d’une technocratie froide dont, à bien des égards, le règne de Louis XVI
annonce déjà le triomphe. Est-ce à dire qu’après plus d’un siècle d’existence l’institution n’avait
plus besoin de se voir rappeler une exigence de courtoisie qui lui était devenue une seconde
nature ? Ou bien, au contraire, faut-il voir dans ce recul du savoir-vivre académique le
prodrome, toutes proportions gardées, des violences révolutionnaires qui allaient se déchaîner
quelques années plus tard ? La seconde interprétation a plus de chance d’être exacte : au fil des
ans, la science devait bien finir par imposer ses exigences propres contre les usages protocolaires
de la société aristocratique. La dispute et la querelle l’emportent toujours, en dernier ressort, sur
la discussion mondaine. L’évolution de la république lettrée ne peut jamais aboutir qu’à une
pacification superficielle des relations, dont l’institution académique forme l’exemple le plus
achevé.
Aujourd’hui encore, lorsque, dans la majestueuse salle lambrissée où se tiennent les séances des
Inscriptions et Belles-Lettres, un académicien, reprenant l’exposé d’un de ses confrères, se
permet d’y signaler une erreur, quelque forme qu’il y mette, quelque tact qu’il essaie de déployer,
il ne saurait faire absolument disparaître la violence intrinsèque de son propos : en dépit de tous
ses efforts, le moment reste pénible. Officiellement rejeté hors de l’enceinte savante, le
mécanisme du conflit est toujours sur le point de s’enclencher à nouveau.
Utopie d’un monde clos et préservé des brutalités externes, entièrement dédié à la production
collective du savoir, l’académie n’en demeure pas moins ce mirage utile, mirage nécessaire, que
chercha en vain à recréer Pic de la Mirandole. Mais mirage fragile : il suffit de toucher à l’arbre
de la connaissance pour se faire chasser du paradis terrestre ; telle aurait pu être la 901e
conclusion du comte de Concorde.

1. Jean Pic de la Mirandole, Conclusiones nongentae, Florence, Olschki, 1995, p. 6 : « De adscriptis Numero Noningentis
Dialecticis, Moralibus, Physicis, Mathematicis, Meta-Physicis, Theologicis, Magicis, Cabalisticis, cum suis tum sapientum
Chaldaeorum, Arabum, Hebraeorum, Graecorum, Aegyptiorum, Latinorumque placitis, disputabit publice Johannes Picus
Mirandulanus Concordiae Comes. »

2. Ibid., p. XII. Je cite depuis la traduction italienne, le texte original latin n’étant malheureusement pas reproduit.

3. Voir Olivier Boulnois, « Humanisme et dignité de l’homme selon Pic de la Mirandole », dans J. Pic, Œuvres philosophiques,
Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 328-332.

4. J. Pic, 900 conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, Paris, Allia, 1999, conclusion no 268, p. 74 : « Nulla est vis
cœlestium astrorum quantum est in se malefica » ; no 161, p. 48 : « Possibile est hominem ex putrefactione generari » ; no 350,
p. 94 : « Nihil est in mundo expers vitæ » ; no 784, p. 194 : « Magicam operari non est aliud quam maritare mundum » ; no 585,
p. 150 : « Si non peccasset Adam, Deus fuisset incarnatus, sed non crucifixus » ; no 884, p. 222 : « Qui sciuerit explicare
quaternarium in denarium, habebit modum, si sit peritus Cabalæ, deducendi ex nomine ineffabili nomen LXXII literarum » ;
no 882, p. 220 : « Quod dicunt Cabalistæ, beatificandos nos in speculo lucente reposito sanctis in futuro seculo, idem est præcise
sequendo fundamenta eorum, cum eo, quod nos dicimus, beatificandos sanctos in filio ». Trad. d’après Bertrand Schefer.

5. Voir Giuseppe Tognon, préface, dans J. Pic, Œuvres philosophiques, op. cit., p. XXXIV-XXXV.

6. Voir l’épître au lecteur de J. Pic, 900 conclusions, p. 18 : « In quibus recitandis, non Romanæ linguæ nitorem, sed
celebratissimorum Parisiensium disputatorum dicendi genus est imitatus, propterea quod eo nostri temporis philosophi plerique
omnes utuntur » (trad. d’après B. Schefer : « Pour formuler ces propositions, [Jean Pic] n’a pas imité l’éclat de la langue romaine,
mais le style des très fameux dialecticiens de Paris, puisqu’il est en usage chez presque tous les philosophes de notre temps »).

7. J. Pic, De la dignité de l’homme (De hominis dignitate), Paris, Éditions de l’Éclat, 2005, p. 50.

8. Aristote, The Nicomachean Ethics (Éthique à Nicomaque), Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 614 (X, 1177 a) :
« ho de sophos kai kath’ hauton ôn dunatai theôrein, kai hosôi an sophôteros êi mallon ; beltion d’ isôs sunergous ekhôn, all’
homôs autarkestatos ».

9. Voir Blandine Kriegel, L’Histoire à l’âge classique, t. III : Les Académies de l’histoire, Paris, Presses universitaires de France, 1996,
p. 171-220. Le champ de compétence de l’Académie des inscriptions est clairement précisé par l’article XXI du Règlement Pour
l’Académie royale des Inscriptions & Belles-Lettres. Du 22 Décembre 1786, Paris, Imprimerie royale, 1787, p. 5-6.

10. Art. XIV-XVII du Reglement ordonné par le Roy pour l’Academie Royale des Inscriptions & Medailles (16 juillet 1701), dans les
Lettres patentes du Roy, Qui confirment l’établissement des Academies Royales des Inscriptions & des Sciences, Paris, Muguet, 1713, p. 5.

11. Ibid., p. 6, art. XXI.

12. Ibid., p. 6, art. XXIV.

13. Ibid., p. 6, art. XXVI.

14. Règlement Pour l’Académie royale des Inscriptions & Belles-Lettres. Du 22 Décembre 1786, op. cit., p. 6-7, art. XXII.
XIX

LA POLITIQUE

Il n’y a de république des lettres que parce que les lettres se situent en dehors de la république.
Monde à part, elles se donnent à elles-mêmes leurs propres lois. Or, cette autonomie est
insupportable à la cité.
Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote met en regard l’activité de l’homme politique avec celle
du savant ou du philosophe, c’est-à-dire de celui qui se livre à la « contemplation » (theôria).
L’homme politique, explique-t-il, jouit de la plus grande dignité, mais son activité n’en reste pas
moins fondamentalement intéressée : il l’exerce dans un but extérieur à cette activité, soit pour
son propre avancement, soit pour celui de ses concitoyens, c’est-à-dire pour le bonheur de la
cité . Tout autre est l’activité du savant :
1

Elle apparaît bien comme la seule à être aimée pour elle-même ; en effet, elle ne produit
rien en dehors de l’acte même de contempler, alors que des activités pratiques nous retirons
un bénéfice plus ou moins grand en dehors même de la pratique . 2

Comment mieux exprimer l’autonomie du métier des lettres, comparé à celui d’homme
d’État ? Sans doute ce qu’entend Aristote par contemplation ne recouvre-t-il pas exactement
l’activité lettrée : il s’agit peut-être moins de l’étude ou de la recherche de la vérité que de la
possession effective de cette vérité, accompagnée d’une délectation proche du ravissement
mystique . Néanmoins, si la recherche de la vérité est un préalable à sa possession, les
3

caractéristiques de celle-ci doivent forcément se retrouver dans celle-là, quoique à un degré


moindre : en particulier, cette « autarcie », « autosuffisance » ou « indépendance » (autarkeia ), qui
4

est le propre de la contemplation. Ainsi, travailler en vue de posséder la vérité, comme le fait
tout lettré, c’est, sinon jouir en effet de cette autarcie, du moins y tendre de toutes ses forces.
Or, l’autarcie du lettré – effective ou désirée, peu importe – entraîne deux conséquences
antithétiques. D’une part, elle suppose la liberté, au sens politique du terme, celle-là même qui
est attachée à tout citoyen en pleine possession de ses droits. Non qu’un esclave ne puisse être un
lettré (bien des précepteurs d’enfants, dans les temps anciens, avaient le statut d’esclave ou de
serviteur : ils étaient pourtant des lettrés), mais la connaissance des lettres ouvre nécessairement à
qui en dispose un espace de liberté, fût-il de condition servile : aucun lettré ne saurait être
entièrement esclave. La connaissance libère, même si cette liberté n’est qu’intérieure et d’ordre
purement intellectuel. À plus forte raison, dans le cas général, quand le lettré est aussi un citoyen
libre, la liberté supérieure acquise par les lettres lui confère la capacité d’exercer pleinement ses
responsabilités civiques et d’agir en connaissance de cause pour le bien de la cité. Dans sa
biographie d’Apollonios de Tyane, Philostrate raconte comment, avec ses amis Démétrios et
Musonius Rufus, le philosophe grec s’opposa victorieusement à des tyrans tels que Néron et
Domitien, qui jamais, malgré toutes les menaces, ne réussirent à le faire taire : la liberté du
5

citoyen lettré est plus effective que celle du non lettré. D’où l’importance de l’éducation dans
tout projet politique : Platon, dans Les Lois, fut le premier à le reconnaître . Et c’est encore plus
6

vrai dans un régime d’inspiration démocratique.


Mais l’autarcie du lettré a aussi un effet pervers : elle le place en marge de la cité à laquelle il
appartient. Car, si l’autarcie caractérise proprement tout organisme politique capable de se doter
de lois propres et, en particulier, si elle définit le fonctionnement politique d’une cité libre, alors
elle tend nécessairement à constituer le lettré en une sorte de petite république autonome, dotée
d’objectifs spécifiques et détachée des intérêts partagés par le reste de la cité. Aristote ne manque
pas de le souligner, comme on l’a vu : le fait que l’activité lettré trouve en elle-même sa propre
récompense l’oppose nettement à l’activité politique, qui vise toujours un bien extérieur. Ainsi
le lettré se trouve-t-il placé dans une position éminemment ambiguë : son savoir devrait lui
donner tous les titres à exercer le pouvoir dans la cité, mais ce même savoir contribue à l’éloigner
de la cité et le détourne de participer à son gouvernement. Pis, il le rend suspect à la cité elle-
même qui, le plus souvent, ne saurait tolérer que se forment en son sein des microcités
autonomes, insoucieuses du bien commun.
Dans les textes qui nous sont parvenus, Aristote ne résout pas complètement le problème : s’il
considère le savant qui s’abstiendrait de participer à la cité comme réduit à vivre la « vie d’un
étranger » (bios xenikos ) et s’il promeut corollairement l’existence consacrée à la politique, il n’en
7

fait pas moins de celui qui se livre à la contemplation le plus heureux des hommes, sans jamais
montrer comment une vie contemplative pourrait s’articuler à celle du citoyen. L’indécision du
philosophe à ce sujet est remarquable . Pouvait-il faire autrement, écartelé qu’il était entre son
8

admiration pour l’Athènes indépendante et démocratique du temps de sa jeunesse et l’allégeance


à une dynastie macédonienne de rois conquérants ? Il est à peine nécessaire de rappeler
qu’Aristote ne vint à Athènes fonder le Lycée qu’après la bataille de Chéronée, c’est-à-dire après
la défaite des Grecs face aux Macédoniens, qui allait faire des Athéniens des étrangers chez eux.
Ce contexte politique troublé explique sans doute bien des hésitations d’ordre philosophique
entre, d’un côté, l’éloge d’une participation active à la politique, qui est une donnée
fondamentale de la cité grecque, et, de l’autre, celui de la vie contemplative, seule ressource
restant au citoyen une fois que l’envahisseur l’a déchu de ses pouvoirs. Depuis ce moment
fatidique, la question cruciale de l’engagement politique du savant est restée en suspens, sans
jamais cesser, jusqu’à aujourd’hui, d’empoisonner la vie des lettrés.
Ainsi, non plus qu’Aristote, Julien Benda ne réussit-il à tirer au clair cette affaire lorsque, dans
un pamphlet célèbre, il reproche aux clercs de son temps, qui « se mettent à faire le jeu des
passions politiques » et se préoccupent d’intérêts pratiques, d’être infidèles à leur mission.
9

Certes, si, avec Benda, l’on définit les clercs comme « tous ceux dont l’activité, par essence, ne
poursuit pas de fins pratiques, mais qui, demandant leur joie à l’exercice de l’art ou de la science
ou de la spéculation métaphysique, bref à la possession d’un bien non temporel, disent en
quelque manière : “Mon royaume n’est pas de ce monde” », si donc on adopte cette définition
10

très angélique du lettré, alors effectivement les clercs trahissent, qui se mêlent confusément des
querelles de leur temps. Mais il n’est pas certain que la définition proposée soit la bonne. Pour
échapper au monde, il ne suffit pas de dire : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Bien au
contraire, le monde a tendance à se sentir menacé par quiconque prétend obéir à d’autres lois que
les siennes, et le rappel à l’ordre vient toujours assez tôt, avec une violence que l’hypocrisie des
procédures ne parvient guère à masquer : si Pilate ne condamne pas Jésus, pour autant il ne
s’oppose pas à sa crucifixion. L’autarcie du lettré est une position grosse de dangers.
Du reste, même Benda reconnaît au clerc le droit, sinon le devoir, de paraître « sur la place
publique, s’il y paraît pour y prêcher la religion du juste et du vrai et s’il les prêche ouvertement
comme des valeurs non pratiques », autrement dit, « dénuées de toute attention aux intérêts de
l’égoïsme, soit de la nation, soit de la classe » . Et de citer les noms d’Érasme, Kant ou Renan.
11

Mais, entre une position dictée par le seul souci de grands principes abstraits et l’engagement
concret dans la vie de la cité, la frontière est moins facile à tracer qu’il n’y paraît et, en tout état de
cause, la cité a toujours la capacité de placer celle-ci où bon lui semble, avant d’en tirer des
conséquences parfois fatales pour le lettré.
Là où vit un lettré, il y a liberté et autonomie. Autrement dit, le lettré est, par nature, un
homme dangereux. L’exemple vient de loin : la vie de Confucius ne fut que pérégrinations
incessantes, du royaume de Lu à celui de Qi, de Qi à Lu, de Lu à Wei, au gré incertain de la
faveur dont il jouissait auprès du souverain local. Jamais le père des lettrés d’Orient ne put
s’empêcher de critiquer les gouvernements auxquels il prodiguait ses conseils et de les confronter
aux grands modèles légués par l’histoire, au péril même de sa vie. La politique du lettré procède
d’une insatisfaction permanente vis-à-vis du présent, sans déboucher pourtant sur une éventuelle
conquête du pouvoir : c’est une politique d’opposition.
Dans l’un des plus beaux passages des Entretiens, Confucius interroge ses disciples : « Oubliez
un instant que je suis plus âgé que vous. Vous êtes à présent sans emploi et vous dites : “Personne
ne reconnaît nos mérites.” Et si quelqu’un les reconnaissait, que feriez-vous ? » Et chacun de
révéler par sa réponse l’ambition secrète de participer aux plus hautes fonctions de l’État. Le
Maître se contente de sourire, puis se tourne vers Zeng Xi :
Celui-ci, pendant tout ce temps, a joué doucement sur sa cithare dont les notes
s’éteignent peu à peu. Il la pose et se lève : « J’ai bien peur que mon choix ne soit très
différent. »
Le Maître : « Quel mal y a-t-il à cela ? Nous sommes ici pour dire chacun nos projets. »
Zeng Xi : « Mon plus grand désir est d’aller, à la fin du printemps, lorsque les vêtements
de fête sont prêts, en compagnie de cinq ou six jeunes gens en âge de porter la coiffe et de
six ou sept jeunes garçons, me purifier dans les eaux de la Yi, jouir de la brise aux Autels de
la Pluie, puis rentrer en chantant.
Le Maître, avec un profond soupir : « Je suis d’accord avec Zeng Xi » . 12

Significative approbation du maître. La réponse de Zeng Xi est la plus conforme à celle qu’on
attend d’un lettré : à la différence de ses camarades, il ne souhaite pas commander une armée,
administrer un territoire ou officier dans un grand temple. Mais ce n’est pas la moins politique.
Comment ne pas voir, en effet, que l’idéal exprimé est celui d’une communauté de lettrés où
maître et disciples rassemblés tournent le dos de façon délibérée aux plus hautes charges de l’État
pour affirmer, par leur seule présence, un dépassement de la politique ? Harmonie avec la nature,
amitié, poésie : ce dépassement de la politique se présente aussi comme une politique autre, où
s’appliquent les principes qui gouvernent la république des lettres. Le lettré, nous dit Confucius,
ne doit aspirer qu’à la vie contemplative, sans désirer la politique pour elle-même : celle-ci
viendra de surcroît et bien assez tôt pour qu’il ne soit pas besoin d’en faire une fin en soi.
L’exemple confucéen fournit ainsi la clef de cette articulation entre vie contemplative et vie
politique qu’Aristote laissa toujours dans le non-dit : la vie contemplative apparaît en elle-même
comme une proposition politique que la cité aura tôt fait de prendre en compte, soit pour
l’accepter, soit pour la récuser.
Il fallut donc quelque peu simplifier, sinon déformer, la pensée tout en nuances de Confucius
pour pouvoir instaurer sous son égide, quatre siècles plus tard, à l’époque des Han, les premiers
concours permettant aux lettrés de servir l’empire en tant qu’administrateurs. Ce système de
recrutement, qui dura jusqu’aux premières années du XXe siècle et fut utilisé dans une grande
partie de l’Extrême-Orient, obtint même un succès planétaire, une fois que les jésuites eurent
décidé de l’importer dans les pays occidentaux. Mais il n’en subsista pas moins une certaine
antinomie entre le monde des lettrés et celui du pouvoir. Parfois, elle s’exprima avec une
extrême violence : en 213 avant notre ère, le premier empereur de Chine ordonna l’autodafé
systématique des textes canoniques de la tradition confucéenne et fit enterrer vivants de
nombreux lettrés . Si l’entreprise avait été poussée jusqu’à son terme, non seulement le nom
13

même de Confucius serait sorti de toutes les mémoires, mais il ne serait plus resté trace du passé
de l’empire. C’est l’utopie propre à toute révolution : pouvoir repartir complètement à zéro, sur
un terrain complètement vierge. Face à une telle ambition, l’existence de lettrés pose à l’évidence
un sérieux problème, que seule une campagne extensive d’éradication peut permettre de
résoudre.
Mais l’antagonisme du pouvoir et des savants s’exprime rarement de manière aussi absolue : il
se concentre plus souvent sur une victime particulière. Ainsi de Sugawara no Michizane, patron
japonais des lettrés : brillant étudiant, il put s’élever par la force de son talent jusqu’à la position
convoitée de ministre de la Droite à la cour de l’empereur Daigo, la plus élevée après celle de
ministre de la Gauche, que tenait un jeune rejeton de la puissante famille des Fujiwara. Cette
dernière ne put longtemps supporter qu’un simple érudit vînt menacer ses privilèges
héréditaires : brutalement démis de ses fonctions et relégué loin de la capitale, il mourut en exil
deux ans plus tard, en 903 . Tel est le destin du lettré : au faîte du pouvoir, il reste encore un
14

marginal.
L’histoire de Michizane ne s’arrête cependant pas à cette mort désolante : aussitôt après, Kyoto
fut frappée de catastrophes à répétition – tempêtes, incendies, épidémies. Ces événements ayant
été interprétés comme la vengeance posthume du ministre, on lui consacra un culte afin d’apaiser
son courroux. Les années passèrent et, aujourd’hui encore, dans de nombreux sanctuaires de
l’archipel, Michizane est vénéré, sous le nom de Tenjin, comme le dieu de la littérature. La
leçon est claire : il est plus facile pour un lettré d’obtenir l’immortalité céleste que d’être nommé
ministre de l’empereur.
Boèce et Thomas More en firent aussi la tragique expérience lorsque, nommés respectivement
consul et chancelier, ils furent condamnés à mort pour haute trahison par le même pouvoir qui
les avait promus.
Les lettres sont une continuation – ou une préparation – de la politique par d’autres moyens :
nul ne s’y trompe, ni les ennemis de Michizane ni ceux de Cicéron lorsque ce dernier, éloigné
du pouvoir par les partisans de César, sembla trouver refuge dans l’activité philosophique. Dans
son traité De la république, l’orateur avait lui-même exposé son point de vue sur le rapport entre
vie contemplative et vie politique : il est absurde, disait-il, de demander au sage de sauver l’État
lorsque les circonstances l’exigent, si au préalable le sage ne s’est pas préparé pratiquement et
théoriquement à l’exercice du pouvoir. Et de rappeler son exemple personnel, à l’époque où
Catilina tenta de renverser la République :
Qu’aurais-je pu faire dans cette situation si je n’avais alors été consul ? Et comment aurais-je
pu être consul si dès l’enfance je ne m’étais attaché à la carrière qui me permettait, à moi qui
suis issu du rang équestre, de parvenir à la magistrature suprême ?15

Singulier raisonnement : en demandant au sage de s’engager dans la vie politique dès son plus
jeune âge, Cicéron semble aller contre toute la tradition philosophique grecque, dont pourtant il
se réclame. Mais l’apparent paradoxe est lié à une différence de contexte : la réflexion de Cicéron
ne fait sens que dans le cadre d’une République romaine fortement hiérarchisée, où les charges
de gouvernement sont accessibles au terme d’une carrière politique réglementée, tandis qu’à
Athènes le jeu démocratique donne en principe à tout citoyen, à tout moment, la possibilité
d’exercer le pouvoir. Si donc le lettré romain doit être en mesure de secourir l’État en cas de
besoin, il lui faut avoir déjà franchi une à une toutes les étapes de la carrière.
Inversement, le retrait du sage loin de la vie politique, une fois parcouru l’intégralité de la
carrière, ne peut jamais être que provisoire. C’est bien ainsi que l’entendait Cicéron, lorsqu’il
rédigea tant de traités savants qui le placèrent définitivement au premier rang de la science et de la
pensée romaines. C’est ainsi également, pour son malheur, que l’entendirent ses adversaires et en
particulier Antoine, terriblement agacé par ses Philippiques à répétition : il n’eut de cesse de
demander sa tête et l’obtint finalement, une fois que le jeune Octave eut compris que l’orateur
fatigué, qui lui promettait son appui, ne visait qu’à exercer le pouvoir lui-même. Ultime cruauté
du destin : il fallut que Cicéron, rejoint dans sa villa par les meurtriers, fût trahi par un
adolescent, un affranchi, qu’il avait lui-même instruit « dans les belles-lettres et dans les
sciences ». Par la suite, la belle-sœur de Cicéron fit subir au traître un affreux supplice, le forçant
16

« à se couper les chairs morceau par morceau, à les faire rôtir, puis à les manger », image vivante
17

du sort qu’il avait lui-même infligé à son maître : en le trahissant, n’était-ce pas sa propre chair
qu’il avait livrée à la mort ?
Bien plus tard, après qu’avec la disparition de Cicéron se fut écroulé le dernier rempart de la
République, les nouveaux chefs de la cité s’appliquèrent à remodeler la littérature latine et
parallèlement, fait nouveau à Rome, à construire bibliothèque après bibliothèque. Le richissime
Asinius Pollion, protecteur d’Horace et de Virgile, ouvrit la série, suivi par les empereurs
Tibère, Vespasien et Trajan. Quant à Auguste, qui en bâtit deux à lui seul, il commença par celle
du temple d’Apollon, sur le mont Palatin, à proximité de sa résidence. Discret hommage
posthume du prince en pleine gloire au grand écrivain qu’il avait abandonné à la mort et envers
qui, si l’on en croit le témoignage de Plutarque , il continuait cependant de professer admiration
18

et respect ? Peut-être. Mais plus sûrement, à Rome comme dans le monde hellénistique ou en
France avec Charles V, fondateur de la librairie royale, ou aux États-Unis avec la bibliothèque du
Congrès, les bibliothèques sont l’ornement du pouvoir et lui servent aussi d’instrument :
puisqu’il est trop dangereux de laisser les lettrés échapper à la cité, les collections de livres
fournissent un bon moyen de les surveiller. Non sans raison, car les lettrés sont toujours des
traîtres en puissance.
Pour les avoir perpétuellement sous son contrôle, Auguste n’eut sans doute pas tort d’annexer
la bibliothèque à son palais. Peut-être se souvenait-il du nom du jeune homme qui indiqua aux
assassins la direction par laquelle Cicéron s’était enfui. Plutarque le rapporte en passant : il
s’appelait Philologos.

1. Aristote, The Nicomachean Ethics (Éthique à Nicomaque), Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 614-616 (X, VII,
1177 b 12-15).

2. Ibid., p. 614 (X, VII, 1177 b 1) : « Doxai t’ an autê monê di’ hautên agapasthai ; ouden gar ap’ autês ginetai para to theôrêsai,
apo de tôn praktikôn ê pleion ê elatton peripoioumetha para tên praxin. »

3. Voir le commentaire de René Antoine Gauthier et Jean-Yves Jolif, dans Aristote, L’Éthique à Nicomaque, Louvain-la-Neuve,
Peeters, 2002, t. II, vol. 2, p. 855-860.

4. Aristote, The Nicomachean Ethics, p. 612 (X, VII, 1177 a 28).

5. Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, dans Romans grecs et latins, Paris, Gallimard, 1976, p. 1166-1183, 1256-1335 (IV, 35-
V, 11 ; VII, 1-VIII, 27).

6. Dans sa cité, Platon réserve le premier rang au magistrat préposé à l’éducation. Voir Les Lois, Paris, Les Belles Lettres, 1975,
p. 128 (VI, 765 e).

7. Aristote, Politique, t. III, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 62 (VII, II, 1324 a 16) ; cité par R. A. Gauthier et J.-Y. Jolif, op.
cit., p. 861.

8. Aristote, Politique, p. 66-68 (VII, III, 1325 a 16 – 1325 b 32).

9. Julien Benda, La Trahison des clercs (1927), Paris, Grasset, 1995, p. 132.

10. Ibid., p. 131-132.

11. Id., La Fin de l’éternel (1928), Paris, Gallimard, 1977, p. 53.

12. Confucius, Les Entretiens de Confucius (Lun yu), trad. Anne Cheng, Paris, Seuil, 1981, p. 93 (XI, 24 ou 25, selon les
éditions).

13. Voir A. Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1997, p. 277.

14. Voir Nobusada Nishitakatsuji, Dazaifu Tenman-gu, Fukuoka, Dazaifu Tenman-gu, 1982, p. 50-57.

15. Cicéron, La République, l. I, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 201 (VI-10) : « [...] in qua quid facere potuissem, nisi tum
consul fuissem ? Consul autem esse qui potui, nisi eum uitae cursum tenuissem a pueritia per quem, equestri loco natus,
peruenirem ad honorem amplissimum ? »

16. Plutarque, Cicéron, 48, 2 – 885 d, dans Vies, t. XII, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 122 : « en grammasin eleutheriois kai
mathêmasin ». Trad. Robert Flacelière et Émile Chambry.

17. Ibid., p. 123 (49, 3 – 886 a) : « tas sarkas apotemnonta tas hautou kata mikron optan, eit’ esthiein ênagkasen ».

18. Ibid., p. 124 (49, 5 – 886 b).


XX

LA GUERRE

Nulle situation n’est moins favorable aux lettrés. Nulle part les lettres ne sont plus utiles. C’est
en détruisant la culture que la guerre en révèle le prix.
Distinguons cependant. Les guerres anciennes n’étaient pas absolument incompatibles avec
l’étude. Il arriva même qu’on fît la guerre pour étudier. Ainsi de la campagne d’Égypte, où
Bonaparte se comporta moins en chef de troupe qu’en directeur de laboratoire : orientalistes,
antiquaires, géographes, géomètres, naturalistes, astronomes, artistes furent les vrais héros de
cette expédition sans équivalent. Partie le 19 mai 1798, elle reviendra en 1801 : conquête de
courte durée. Mais il en sortira une monumentale Description de l’Égypte en neuf volumes de texte
et onze de planches, dont la publication s’achèvera sous la Restauration : le savoir est plus
durable et précieux que les empires .1

Les militaires l’ont peut-être toujours su – ou, du moins, les meilleurs d’entre eux : les
conquêtes n’ont qu’un temps ; ce qu’un bon stratège a pu faire, un autre pourra le défaire. En
revanche, les livres restent. La guerre a vocation à s’écrire et à laisser derrière elle des mémoires
comme autant de trophées et de témoignages d’une campagne victorieuse, au moins
temporairement. Il faut vaincre l’ennemi, mais surtout le temps. Il y eut des généraux écrivains :
Xénophon et César les tout premiers, ce qui n’est pas rien ; Monluc ; de Gaulle. Dans les rangs
inférieurs, l’alliance des armes et des lettres se révèle plus instable. Il y eut moins de soldats
écrivains que d’écrivains soldats : Stendhal, Kleist, Vigny abandonnèrent assez vite la carrière
militaire.
Une place spéciale doit être réservée au capitaine Paul-Louis Courier, valeureux chef de
bataillon de l’artillerie légère dans l’armée napoléonienne et helléniste incomparable. Il profite de
ses différents campements en Italie pour se faire ouvrir les bibliothèques et y collationner les
manuscrits grecs. À Florence, il découvre huit pages inédites du roman de Longus, Daphnis et
Chloé. À Parme, c’est le Traité d’équitation de Xénophon, lecture bien à propos pour un officier
de cavalerie : l’écrivain grec n’est pas pour Courier un auteur de l’Antiquité parmi d’autres ; c’est
un soldat. « Je n’ai pas voyagé seul, mais avec mon Xénophon, c’est-à-dire en bonne
compagnie », écrit-il à monseigneur Gaetano Marini, préfet de la Bibliothèque vaticane. « À
Florence, j’ai collationné trois misérables manuscrits qui ne m’ont payé de ma peine que par la
certitude acquise qu’ils ne contiennent rien qui vaille. Un des vôtres et un de Paris sont les seuls
qui m’aient fourni quelques bonnes leçons. Avec ce secours et mes conjectures, j’ai rétabli
plusieurs passages, et j’en laisse peu à corriger. En un mot, je crois avoir fait tout ce que pouvait
faire un soldat, expliquant aux savants ce qu’ils ne peuvent savoir, suivant la loi : tractant fabrilia
fabri ». Récit de campagne décidément plus philologique que militaire. En apparence, du moins.
2

La citation finale d’Horace le souligne : « les artisans s’occupent d’affaires d’artisans ». Autrement
3

dit, seul un cavalier peut éditer correctement un traité de cavalerie. Ainsi le savant à cheval vient-
il en aide aux savants en chambre.
Les lettrés soldats aiment à lire leurs semblables. Réduite à peu de livres, la bibliothèque
portative du militaire se transforme en cercle de compagnons d’infortune. Ce qui était vrai de la
guerre à l’ancienne, soucieuse de sauver des apparences élitaires, l’est à plus forte raison de la
guerre moderne et démocratique, qui n’aime pas à s’encombrer du superflu. Devenues plus rares,
les occasions de retraite y sont d’autant plus prisées.
« Lorsque j’étais obligé de limiter ma bibliothèque à ce que peut recevoir un sac de soldat »,
témoigne Albert Thibaudet, « trois livres me suffisaient (six volumes qu’avec de la complaisance
finissaient toujours par contenir Azor et son cortège de musettes), un Montaigne, un Virgile, un
Thucydide. Un soldat de 1914 pouvait être un homme qui vit avec poésie un moment
important de l’histoire, et comme à l’étape on puise dans sa main l’eau des sources, confondues
ici avec des essences éternelles, en Montaigne je puisais l’eau de la vie, en Virgile l’eau de la
poésie, en Thucydide l’eau de l’histoire. Les trois formes, Naïades, Nymphes ou Parques,
française, latine et grecque, s’enchaînaient comme un chœur parfait autour de mon sac, et une
sibylle ingénieuse m’enseignait que, reste et témoin de milliers d’autres, cette bibliothèque de
trois livres était strictement d’un prix plus haut que les six et les neuf, les dix et les cent, les mille
et les dix mille, aujourd’hui lointains, inexistants, brûlés ».
4

L’allusion est à la Sibylle de Cumes qui, sur le refus de Tarquin d’acheter neuf livres de
prophéties prédisant l’avenir de Rome, en brûla d’abord trois, puis trois autres. Elle allait brûler
les trois derniers quand soudain, pris de remords, Tarquin se décida finalement à les acheter, au
même prix que les neuf. La guerre aussi détruit l’avenir, plus brutalement que la Sibylle.
En 1919, on recensa 450 écrivains français « morts pour la patrie », soit beaucoup plus
5

de 450 livres qui ne virent jamais le jour. À côté des cimetières militaires devraient se dresser les
bibliothèques des ouvrages qui ne furent jamais écrits et dont les auteurs reposent sous la dalle.
Pourquoi, d’ailleurs, se limiter à la France ? La situation ne fut pas différente de l’autre côté de la
frontière allemande, sans parler des Alliés, Russes, Britanniques et Italiens en tête. Bref, la
première guerre mondiale faucha dans la fleur de l’âge plusieurs milliers de lettrés. Il n’en fallut
pas moins pour faire advenir le nouveau siècle et créer une culture détachée de sa mémoire. Les
six livres brûlés de la Sibylle sont peu de chose à côté de ce carnage.
Mais les trois livres restants sont d’autant plus précieux. Ils ne sont pas choisis au hasard : les
écrits de Montaigne sortent tout armés des guerres de religion, Virgile des guerres civiles,
Thucydide de la guerre du Péloponnèse. Le soldat lettré trouve réconfort dans l’expérience
d’autres lettrés soldats. Mais il va encore plus loin : il écrit, il leur écrit. Il faut imaginer le caporal
Thibaudet, dans le camp vide et froid dont il a la garde, penché sur ses trois volumes et annotant
leurs marges ou écrivant sur des feuilles qu’il fait passer auprès de ses camarades pour de simples
lettres adressées à des proches (car il n’était guère courant, en ces occasions, d’écrire pour soi).
De fait, Thucydide ne lui est-il pas plus proche que ses parents ou ses amis restés à l’arrière ? Les
communautés de lettrés se moquent des différences d’époque : guerre et encre forment lien plus
fort.
« Je n’ai jamais plus barbouillé de papier que pendant ces quatre ans », souligne Thibaudet. Le
6

lettré en campagne éprouve un singulier sentiment d’urgence : écrire avant la fin du monde, en


quelque sorte. Ludwig Wittgenstein composa le Tractatus logico-philosophicus sur le front oriental,
posté en observation devant les lignes russes, puis en captivité en Italie . Le pédantisme affiché
7

du titre latin n’est pas gratuit : au cœur des combats, il proclame avec l’accent du désespoir la
permanence d’une tradition européenne de la pensée que la folie guerrière des nations semble en
passe de réduire à néant. De même Alain :
J’étais sous la toile d’une voiture de ravitaillement. La soirée était agitée et bruyante ; le
conducteur avait peur, quoiqu’il se fût imbibé d’alcool. Les chevaux avaient peur. Sous le
noir de la toile, j’entendais des sifflements et des éclatements ; je voyais d’effrayants reflets
par les fentes ; le mal est alors qu’on délibère si l’on sautera et si l’on finira la route à pied. Je
ne me sentais pas héros du tout. Comme les croyants font leur prière, je m’occupai à un
éloge de Descartes, que j’ai écrit tel quel ensuite, qui est dans les Quatre-vingt-un chapitres, et
qui me plaît. J’y sens encore la poudre, mais je n’y sens plus la peur . 8

Ainsi furent écrits les Quatre-vingt-un chapitres sur l’esprit et les passions, parus en 1917. Et
pareillement le Système des beaux-arts, à partir de « cartes postales d’après Vinci, Michel-Ange,
Raphaël » que le philosophe se faisait envoyer . « Je me souviens que j’écrivis un chapitre sur la
9

sculpture au milieu des trognons de chou », précise-t-il : moins périlleuses, à tout prendre,
10

qu’une mission de ravitaillement, les corvées d’épluchure ne sont pas moins productives
littérairement.
Mais à la cuisine comme sur la route, au camp comme sur le front, Descartes est par excellence
la figure tutélaire du lettré soldat. Alain lui consacre un éloge tandis que les obus pleuvent
alentour. Thibaudet aime à « convertir son étroite baraque de planches en poêle cartésien », ce 11

fameux poêle ou plutôt cette chambre garnie d’un poêle où le philosophe se réfugia à la fin
de 1619, quand l’armée du duc de Bavière eut pris ses quartiers d’hiver. Les « principales règles
de la méthode » y virent le jour, bien au chaud. C’est le cabinet du lettré en campagne.
12

Lettré paradoxal, pourtant. En est-ce bien un ? Ne cherche-t-il pas plutôt, selon son
biographe, à se délivrer « des préjugez de son éducation & des livres » ? N’a-t-il pas « renoncé »
13

à ces derniers ? Descartes choisit la condition de soldat comme précisément la plus opposée à
celle du lettré traditionnel, confiné dans sa bibliothèque. Sa guerre est une guerre philosophique,
prenant pour cible le savoir qu’on trouve dans les livres : « En se déterminant à porter les armes »,
écrit Baillet, « il prit la résolution de ne se rencontrer nulle part comme acteur, mais de se trouver
par tout comme spectateur des rôles qui se joüent dans toutes sortes d’Etats sur le grand théâtre
de ce monde . » Spectateur plutôt que lecteur, donc, ou bien lecteur, si l’on veut, mais du seul
14

grand livre qu’il vaille la peine d’ouvrir : l’univers. Il n’y en a pas d’autre dans le poêle cartésien,
une fois accompli cet autodafé tout intellectuel.
Mais, sortis de la pensée par contrainte, les livres reviennent en force par le rêve, c’est-à-dire
par le corps : le 10 novembre 1619, alors qu’il vient de trouver « les fondemens de la science
admirable », le philosophe fait coup sur coup trois songes. Dans le dernier, deux livres paraissent
en bonne place : « un Dictionnaire » et « un recueil des Poësies de différens Auteurs, intitulé
Corpus Poëtarum & c. ». Le songe est interprété comme éminemment favorable, et décision est
prise de « composer un traité », que Descartes espère « achever avant Pâques de l’an 1620 ». Il
prévoit même de « chercher des Libraires » pour discuter avec eux « de l’impression de cet
ouvrage ». Belle revanche sur celui qui croyait pouvoir se passer des livres et qui, finalement, est
15

obligé d’admettre qu’il y a plus de profondeur chez les poètes que « dans les écrits des
Philosophes » !
16

Les lettres auront ainsi vaincu ce soldat parti guerroyer contre elles dans ce poêle bavarois,
moins retraite loin du front que champ de bataille pour la pensée : ce sont les seules guerres qui
méritent d’être menées.

1. Description de l’Égypte ou recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française,
Paris, Imprimerie impériale, puis royale, 1809-1828, 22 vol. Voir Robert Solé, Les Savants de Bonaparte, Paris, Seuil, 2001, p. 207-
212.

2. Paul-Louis Courier, lettre du 6 mars 1808, dans Correspondance générale, Paris, Klincksieck, 1978, t. II, p. 13.

3. Horace, Épîtres, II, I, 116.

4. Albert Thibaudet, La Campagne avec Thucydide (1922), dans Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Laffont,
1990, p. 7. Dans l’argot des poilus, Azor désigne le sac à dos.

5. Auguste Dupouy, Écrivains morts pour la patrie, dans Charles Le Goffic, La Littérature française aux XIXe et XXe siècles, vol. II,
Paris, Larousse, 1919 [ou plutôt 1923], p. 286-289. Les quatre premiers tomes de l’Anthologie des écrivains morts à la guerre (dir.
Thierry Sandre, Amiens, Malfère, 1924-1926) recensent aussi 450 noms, auquel le cinquième tome ajoute une centaine de noms
supplémentaires, d’écrivains qui ne sont pas morts directement dans les combats.

6. A. Thibaudet, loc. cit.

7. Voir Ray Monk, Ludwig Wittgenstein, Londres, Cape, 1990, p. 137-166.

8. Alain, Souvenirs de guerre (1937), dans Les Passions et la Sagesse, Paris, Gallimard, 1972, p. 503.

9. Ibid., p. 537.

10. Ibid., p. 544.

11. A. Thibaudet, op. cit., p. 3.

12. René Descartes, Discours de la méthode (1637), II, dans Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, 1953, p. 132.

13. Adrien Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, Paris, Horthemels, 1691, vol. I, p. 91 (II, II).

14. Ibid., p. 41 (I, IX).

15. Ibid., p. 82-83, 86 (II, I).

16. Ibid., p. 84. C’est sans doute le sens de ces Olympiques inachevés de 1619-1620 dont il ne subsiste que des témoignages
indirects, en particulier les notes prises par Leibniz (voir R. Descartes, Œuvres philosophiques, t. I : 1618-1637, Paris, Garnier,
1992, p. 61-63).
XXI

LE COURONNEMENT

L’énigme des deux coursiers.


Le 1er septembre 1340, vers neuf heures, un cavalier se fait annoncer dans la maison de
Pétrarque, aux sources de la Sorgue. Il lui remet une lettre officielle du sénat romain lui
demandant de venir dans la Ville éternelle recevoir le « laurier poétique » (lauream poeticam ). Le
1

même jour, sept heures plus tard, un second messager se présente chez le grand érudit pour lui
apporter une autre lettre : cette fois, c’est l’université de Paris qui le prie de se rendre dans la
capitale des rois de France pour y être décoré du même laurier. Étrange histoire, en vérité : il est
déjà exceptionnel pour un lettré de se voir proposer une couronne de laurier, à l’imitation des
concours qui se déroulaient dans la Rome antique ; plus rare encore de se la voir proposer deux
fois ; mais que, simultanément, deux villes séparées de plusieurs semaines de marche fassent la
même offre à un même homme, l’événement relève du prodige à une époque où les
communications sont si lentes. Pourtant, l’anecdote est rapportée par Pétrarque en personne dans
une lettre écrite le jour même à son illustre protecteur, le cardinal Giovanni Colonna, pour
demander conseil sur la décision à prendre. Pour preuve de ses dires, le poète envoie les deux
lettres en question, accompagnées de leur sceau.
On comprend l’épineux problème. On compatit même, car, une fois passé le pur moment de
satisfaction de qui se voit réclamé simultanément ici et là, il convient de faire le choix le moins
mauvais entre, d’une part, la vieille et illustre capitale d’un empire qui s’étendait jusqu’aux
confins du monde et, d’autre part, la plus puissante université de la chrétienté et la première ville
d’Occident. Laquelle coûte-t-il le moins de froisser ? En s’adressant à un cardinal de l’église
romaine, le poète italien semble avoir déjà choisi : c’est à Rome qu’il ira cueillir le précieux
laurier. N’est-ce pas là qu’avaient lieu les jeux capitolins instaurés par l’empereur Domitien ? Ne
croyait-on pas communément que le poète Stace y avait lui-même remporté la couronne ? 2

Pétrarque n’aura qu’à trouver quelques mots d’excuse auprès de son ami Roberto dei Bardi,
chancelier de l’université de Paris. Lors du couronnement, il s’emploiera encore à justifier son
choix .
3

Mais le plus difficile reste encore à faire : se montrer digne de la couronne proposée. Pour
garantir son mérite, Pétrarque choisit le parrainage du roi de Naples et comte de Provence,
Robert d’Anjou, dont le renom de sagesse et de science fera rempart, croit-il, contre les envieux.
Le 16 février 1341, le poète quitte Avignon ; il rejoint Marseille et s’embarque pour la cour du
souverain. Là, trois jours durant, « de midi jusqu’au soir », Pétrarque s’entretient de poésie avec
4

le roi humaniste, en privé, puis en public. Le troisième jour, Robert d’Anjou le déclare digne de
recevoir le laurier. Il souhaiterait le lui décerner à Naples même, mais Pétrarque ne veut pas de
cérémonie ailleurs qu’à Rome. Trop âgé pour faire le voyage, le roi rédige un certificat et,
précédé de messagers, le précieux document en poche, sûr de lui et de sa valeur, le poète peut
enfin se rendre dans la ville tant désirée.
Le couronnement eut lieu le 8 avril 1341, jour de Pâques. À Naples, déjà, l’examen royal
s’était conformé à une structure pascale : de même que le Christ avait ressuscité le troisième jour,
c’est le troisième jour aussi que Pétrarque avait triomphé. À Rome, sur le Capitole, dans la
grande salle d’audience du palais sénatorial, le couronnement eut tous les signes du grandiose, si
l’on en juge par ce témoignage du poète :
Soudain, à l’appel, les plus nobles des Romains se rassemblent ; le Capitole se remplit d’un
joyeux murmure ; les murs de l’antique palais semblent participer à la fête. Voici qu’ont
sonné les fanfares ; la foule se presse en rangs confus et empêche chacun de voir comme il
voudrait. Moi-même, je crois bien avoir vu mes amis le sein baigné de larmes, le souffle
coupé par l’émotion. Je monte ; les trompettes se sont tues, le murmure s’est calmé. Une
seule parole fournie au début par notre cher Virgile, et le discours peut commencer ; je n’ai
pas parlé longtemps. Car la loi des poètes l’interdit, et on ne viole pas à la légère les droits
sacrés des Muses : ne les ai-je pas arrachées aux cimes apolliniennes pour les contraindre à
demeurer un peu au milieu de la ville et du peuple ? Puis, de sa haute éloquence, Orso
prend la parole. Enfin, il dépose sur ma tête la couronne delphique, parmi les
applaudissements du peuple des Quirites . 5

Ce n’est pas fini : après un nouvel éloge par le seigneur Stefano Colonna, Pétrarque descend
du Capitole pour aller à la cathédrale déposer le laurier sur l’autel de saint Pierre.
Quelle solennité ! que d’émotion ! On croirait revivre les grandes heures de la Rome
impériale. Mais on en est bien loin : depuis 1309, les papes se sont installés en Avignon, la
vieille capitale n’est plus que l’ombre d’elle-même et le sénat, déclinant, cédera bientôt la place à
un dictateur, Cola di Rienzo. Le récit de Pétrarque montre un triomphe idéal : la réalité est tout
autre. Il était prévu que le poète fût couronné par un éminent représentant du roi de Naples,
mais, celui-ci ayant été attaqué sur la route, c’est le sénateur Orso dell’Anguillara qui, au dernier
moment, dut présider la cérémonie. Plus tard, quand Pétrarque prendra le chemin du retour, à
peine sorti de la ville, il tombera aux mains de brigands qui l’obligeront à rebrousser chemin et à
revenir dans l’enceinte de Rome ; il ne pourra repartir que le lendemain, muni d’une forte
escorte . Y a-t-il décadence plus manifeste que lorsque le couronné de la veille manque de se faire
6

étriper en regagnant ses pénates ? Le temps de la grande paix romaine n’est plus.
Au milieu d’un tel chaos, Pétrarque n’a pourtant qu’une idée en tête : rendre visible un
nouveau pouvoir, mettre en place un nouvel ordre des choses, celui de la poésie. Certes, il ne fut
pas le premier de son siècle à recevoir en grande pompe le laurier poétique. Sans parler des
concours musicaux et poétiques de l’Antiquité, déjà, le 3 décembre 1315, avait eu lieu à Padoue
le couronnement de l’humaniste et homme d’État Albertino Mussato . Mais la cérémonie avait
7

alors suivi un protocole universitaire très marqué, proche de celui qui se pratiquait pour la remise
du doctorat. S’il semble aussi que Dante et le grammairien Convenevole aient eu droit au laurier
apollinien, ce fut seulement à titre posthume, dans le cadre de leurs obsèques.
Avec Pétrarque, l’événement prend une tout autre dimension. Royale, d’abord : la couronne
poétique retient visiblement une part de la majesté de Robert d’Anjou. Alors que Pétrarque
aurait pu recevoir le prix sous la seule autorité du sénat romain, il ne veut l’obtenir de nul autre
que d’un pouvoir régalien. Le jour du couronnement, Pétrarque porte une robe personnelle du
roi de Naples, qui la lui a offerte à cet effet : on ne saurait mieux signifier, aux yeux de tous et
même en l’absence du monarque, à quel point le poète rayonne à son tour de l’aura royale.
Quant à la symbolique religieuse, elle fut toujours, selon Pétrarque, indissociable du rituel
poétique : alors même qu’un doute subsiste encore sur la date véritable du couronnement, c’est à
la fête de Pâques qu’après coup le poète voulut systématiquement rattacher son triomphe. Il n’est
pas anodin que le discours prononcé ce jour-là ait exactement suivi la structure d’un sermon, à la
différence près qu’en lieu et place d’une phrase de la Bible, Pétrarque choisit de commenter un
vers du divin Virgile : « Mais moi, c’est sur les pentes désertes du Parnasse que m’entraîne un
doux amour . »
8

Du Parnasse désert aux foules du Capitole, la translation n’est pas de pure forme : elle suppose
un véritable retournement des valeurs, elle impose le triomphe d’un nouveau pouvoir, celui d’un
langage inspiré par les dieux, ordonné au passé, mesuré dans le temps. « Sur un sentier aussi
pénible et pour moi, assurément, si dangereux », précise l’orateur, « je n’ai pas craint de m’offrir
comme guide, dans l’idée que, par la suite, beaucoup m’emboîteraient le pas . » Le « guide »
9

(dux), il ne faudrait pas l’oublier, c’est aussi le chef : la double nature du laurier, « aussi bien
impérial que poétique », sert de leitmotiv au discours. Par la force de sa seule parole, le poète
10

fait descendre un moment dans la cité éternelle, désertée par les rois et les papes, la transcendance
d’un ordre tiers : quand le politique et le religieux ont abandonné la place, un autre système du
monde devient possible, où le retrait garantit la présence, la beauté la vérité, la rareté la richesse,
la douceur la puissance. Investie des deux légitimités en déroute, royale et pontificale, la poésie
est descendue un moment sur la terre, ce jour du 8 avril 1341.
Aussi le couronnement de Pétrarque fut-il sans commune mesure avec ceux qui l’avaient
précédé. Quand ils furent couronnés, Mussato avait cinquante-quatre ans, Dante et Convenevole
étaient morts, à près de soixante et soixante-dix ans, respectivement. Pétrarque, lui, n’en avait
que trente-six. À ce stade de la carrière, méritait-il plus qu’un autre le laurier ? Rien n’est moins
sûr. S’il avait déjà écrit une centaine de poèmes en langue vulgaire, ceux-ci ne pouvaient entrer
en considération dans l’attribution du prix, au moins officiellement : seule comptait l’œuvre
latine. Or Pétrarque n’avait composé à l’époque qu’une quinzaine de poèmes en cette langue et
aucun d’une envergure notable. Sans doute faisait-il circuler dès ce moment des ébauches de son
grand poème sur l’Afrique ; et il était l’auteur de lettres fort érudites ; mais, en toute rigueur, rien
ne justifiait un couronnement, sinon ses relations avec les puissants de ce monde et, en
particulier, avec le clan Colonna . Chez Pétrarque, le « désir de laurier » (vaghezza di lauro )
11 12

anticipe de loin la réalisation de l’œuvre, comme en témoigne maint poème de jeunesse, alors
qu’il n’a pas même trente ans. Désir de laurier ou désir de Laure, sans qu’on sache exactement
dans quel sens fonctionne la métonymie. Beaucoup plus tard, à l’extrême de l’existence, dans sa
dernière lettre à Boccace, le poète regrettera amèrement l’absurde orgueil de sa jeunesse et un
couronnement qui, tout bien compté, ne lui valut qu’envies et hostilités . 13

En attendant cet ultime repentir, Pétrarque fit jouer toutes les relations dont il disposait, et
voilà comment, par un beau jour de septembre 1340, deux cavaliers se présentèrent coup sur
coup à sa porte, dans la Vallée close. Du moins le raconte-t-il ainsi. On comprend à présent que
la réalité dut être un peu différente : telle est la solution de l’énigme des deux coursiers. Sans
doute le poète reçut-il d’abord, à force de pressions exercées, l’invitation de la Sorbonne. Il en
fut bien ennuyé, lui qui ne voyait l’université que comme un dernier recours. Il lui fallut donc
repousser sa réponse jusqu’à l’arrivée – combien de jours plus tard ? – d’un messager de Rome.
Ce ne fut ensuite qu’affaire de présentation et de mise en scène. Conforme aux rêves les plus
fous, le couronnement impérial et pascal pourrait enfin avoir lieu : un nouvel âge
commencerait – non point d’or, mais vert comme le laurier –, l’humanisme ferait ses premiers
pas, la poésie régnerait sur la terre. 1341 : c’est le début de l’ère pétrarquienne, qui embrassera
bien des siècles, au moins jusqu’à la Renaissance et à l’époque romantique ; ce sont aussi les
prémices du triomphe de la littérature. Forger un symbole aussi puissant, concevoir et orchestrer
un projet aussi grandiose en bouleversant la hiérarchie des mots et du monde, cela valait bien un
rameau de l’arbre de Delphes, Pétrarque n’eût-il rien écrit encore : pour être sacré prince des
lettrés, il n’est besoin que d’avoir lu – beaucoup – et d’avoir cru en la force du langage.

1. Pétrarque, Lettres familières (Rerum familiarum libri), Paris, Les Belles Lettres, 2002, vol. II, p. 49 (l. IV, 4). Voir aussi les
lettres 5 à 9, p. 51-65. Sur le couronnement de Pétrarque, consulter en priorité Ernest Hatch Wilkins, « The Coronation of
Petrarch » (1943), dans The Making of the « Canzoniere » and Other Petrarchan Studies, Rome, Storia e Letteratura, 1951, p. 9-69, et
Vita del Petrarca, Milan, Feltrinelli, 1990, p. 43-48, ainsi qu’Ugo Dotti, Pétrarque, Paris, Fayard, 1991, p. 62-77. Pour une étude du
couronnement du poète en général, voir Marc Fumaroli, L’École du silence, Paris, Flammarion, 1994, p. 129-134.

2. Pétrarque lui-même le croyait (Collatio laureationis, VI, 1, p. 1264).

3. Ibid., VI, 2, p. 1264-1266.

4. Id., Lettera ai posteri, 31, p. 56 : « a meridie ad vesperam » ; cité par E.H. Wilkins, « The Coronation of Petrarch », p. 47.

5. Pétrarque, Epistolæ metricæ, II, 1, v. 38-53, cité par E.H. Wilkins, « The Coronation of Petrarch », p. 63-64 : « subitumque
vocati / Romulei proceres cœunt ; capitolia læto / Murmure complentur ; muros tectumque vetustum / Congaudere putes ;
cecinerunt classica ; vulgus / Agmina certatim glomerat, cupidumque videndi / Obstrepit. Ipse etiam lachrymas, ni fallor, amicis /
Compressis pietate animis, in pectore vidi. / Ascendo ; siluere tubæ, murmurque resedit. / Vna quidem nostri vox primum oblata
Maronis / Principium dedit oranti, nec multa profatus ; / Nam neque mos vatum patitur, nec iura sacrarum / Pyeridum violasse
leve est ; de vertice Cyrræ / Avulsas paulum mediis habitare coegi / Vrbibus ac populis. Post facundissimus Vrsus / Subsequitur
fando. Tandem mihi Delphica serta / Imposuit, populo circumplaudente Quiritum. »

6. Pétrarque, Lettres familières, IV, 8, p. 63.

7. Voir Jean-François Chevalier, « Albertino Mussato », dans Albertino Mussato, Écérinide, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p.
XI-XVIII ; Manlio Dazzi, Il Mussato preumanista, Vicence, Neri Pozza, 1964, p. 67-68 ; E. H. Wilkins, « The Coronation of
Petrarch », p. 21-23.

8. Virgile, Géorgiques, III, v. 291-292, cité par Pétrarque, Collatio laureationis, p. 1256 : « Sed me Parnasi deserta per ardua
dulcis / raptat amor. »

9. Pétrarque, Collatio laureationis, VIII, 2, p. 1268 : « me in tam laborioso et michi quidem periculoso calle ducem prebere non
expavi, multos posthac, ut arbitror, secuturos ».

10. Ibid., XI, 25, p. 1282 : « laurea tam cesarea quam poetica ».

11. Pour une discussion détaillée de la légitimité du couronnement, voir E. H. Wilkins, « The Coronation of Petrarch »,
p. 29-35.
12. Pétrarque, Canzoniere, Paris, Bordas, 1989, p. 58 (7 : La gola e ’l somno..., v. 9) et 76 (23 : Nel dolce tempo..., v. 43-44).

13. Id., Le « Senili » secondo l’edizione Basilea 1581 (Epistolæ seniles), Savigliano, L’Artistica Editrice, 2006, p. 295 (XVI ou XVII,
2, lettre du 28 avril 1373) ; cité par E. H. Wilkins, « The Coronation of Petrarch », p. 69.
XXII

L’ÎLE

Le lettré n’appartient au monde qu’en apparence : son domaine est ailleurs, île ou montagne.
L’une, du reste, se transforme aussi bien en l’autre, sans que cette métamorphose pose
d’insurmontables difficultés : l’essentiel est dans le retrait.
« Mais moi, c’est sur les pentes désertes du Parnasse que m’entraîne un doux amour », 1

proclame Pétrarque le jour de son couronnement, citant Virgile. Tout lettré a son Parnasse et son
Arcadie, à la fois refuge inexpugnable et passage vers un ordre de réalité parallèle, porte ouverte
sur un autre monde non moins réel que le premier : celui des textes et des livres, des Muses et
des maîtres. Séjour unique et pourtant interchangeable, ayant nom mont Ventoux, Milan, Venise
ou Arquà, près de Padoue, au gré des demeures successives du poète . Car l’important n’est pas la
2

montagne, cette dernière n’étant que le signe visible d’une Arcadie intérieure : la collection de
livres – immense, dans le cas de Pétrarque, qui posséda la plus grande bibliothèque privée de son
temps .
3

À défaut de montagne, le commun des lettrés se contentera donc de la bibliothèque : une pile
de livres est Parnasse à elle seule. Si l’on en a les moyens, il convient de la placer au second étage
d’une tour, comme le fit Michel de Montaigne, le rez-de-chaussée étant occupé par une
chapelle, le premier par « une chambre et sa suitte », où souvent se couchait le maître des lieux,
« pour estre seul ». De là, il commandait du regard toute la maison, elle-même « juchée sur un
4

tertre, comme dit son nom » : Montaigne, c’est-à-dire montagne. Voilà pour le Parnasse, quoique
5

bordelais.
Quant à l’île, quoique sans eau, en voici la description par le même auteur :
La figure en est ronde, et n’a de plat, que ce qu’il faut à ma table et à mon siege : et vient
m’offrant en se courbant, d’une veue, tous mes livres, rengez sur des pulpitres à cinq degrez
tout à l’environ. Elle a trois veues de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en
diametre.
Disque parfait flottant sur l’univers, point de vue rêvé sur le réel et le savoir, avec ses trois
fenêtres et ses cinq étagères de livres courant le long du mur, la bibliothèque de Montaigne a tout
de l’utopie. Quelque cent cinquante ans plus tard, Jonathan Swi n’imaginera pas non plus que
des savants puissent loger ailleurs que sur une île volante circulaire : le voyageur Gulliver en
donnera un tableau très précis, quoique non dénué d’ironie à l’encontre de ses habitants, plus
soucieux de calculer la trajectoire d’une comète que de régler les affaires de la vie courante ; mais
6

il s’agit moins ici des lettres que des sciences.


Malgré les apparences, la librairie de la tour est à peine moins chimérique que l’île de Laputa.
« Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour », déclare
Montaigne : comment le croire, alors qu’il a tant d’occupations, domestiques et politiques, qui
lui prennent le plus clair de son temps ? Chimère, que cet autoportrait d’un lettré qui pourrait
7
consacrer à l’étude toute son existence, sans égard au reste de ses obligations ! Mais chimère
nécessaire, indissociable du statut de l’érudit. La bibliothèque se présente ainsi comme un espace
idéal, distinct des réalités quotidiennes :
C’est là mon siege. J’essaye à m’en rendre la domination pure : et à soustraire ce seul coing,
à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Par tout ailleurs je n’ay qu’une auctorité
verbale : en essence, confuse.
Sujet ailleurs à toutes les vicissitudes de l’existence, le lettré n’est maître absolu qu’en son
royaume. Il a planté son drapeau sur l’île aux livres – cernée d’eau, d’air ou de murs, peu
importe – pour y exercer sa liberté souveraine. C’est ce portrait-là que Montaigne a voulu léguer
à la postérité, même s’il ne correspond pas exactement à la réalité : celui d’un lettré siégeant à
toute heure du jour au milieu de sa bibliothèque.
Du reste, une telle position correspond au projet initial de son livre, qui consiste à commenter
d’autres livres : ouvrage écrit au beau milieu des ouvrages qu’il place en son centre . Même 8

l’éloge de l’expérience sensible et singulière, sur lequel se clôt Les Essais, n’est jamais séparable de
la pratique de la citation, fût-elle la plus érudite. Il n’y a là de paradoxe que pour le non-lettré ;
pour le lettré, au contraire, c’est une évidence : non seulement les textes lui sont un univers en
soi, susceptible d’être exploré pour lui-même, mais ils ont à la longue façonné sa propre manière
d’appréhender le réel, si bien que le monde empirique finit par se donner à lui via le truchement
obligé des livres. D’où la figure de l’île, tour ou montagne : à la fois protégée et ouverte
à 360 degrés, aveugle en même temps que panoptique.
Une tour véritable n’est pas même nécessaire : à Weimar, Goethe s’est contenté de placer la
bibliothèque dans une pièce reculée de sa maison ; les livres sont remparts suffisants – et fenêtres
9

aussi.
À l’image de sa bibliothèque, le lettré poursuit le rêve secret de composer un livre qui serait à
la fois île et monde : île, parce que portant sur un point précis de connaissance ; monde, par
l’infini jeu des notes, allusions et citations, où se tisserait une toile serrée embrassant la totalité du
savoir. Toute la culture s’y réfracterait.
Moins de deux décennies après la mort de Montaigne, Shakespeare mettra en scène dans sa
pièce ultime cette toute-puissance et omniscience idéale du lettré. L’île, ici, est réelle (autant que
le théâtre le permet) : chassé de Milan par son usurpateur de frère, Prospéro y a débarqué avec sa
fille Miranda, voici douze ans. Mais elle n’est pas moins métaphorique. Déjà, pendant son règne,
le héros avait abandonné à son frère Antonio l’exercice du pouvoir, de manière à se consacrer
entièrement aux « arts libéraux » (liberal arts) et aux « sciences occultes » (secret studies) . « Ma
10

bibliothèque m’était tout un duché », explique-t-il dans un premier temps, avant de confesser
11

plus loin qu’elle lui est même « plus chère » que son propre duché. Or, réfugié dans son palais
12

parmi ses volumes ou exilé sur la terre de Caliban, quelle différence, du moment que le duc est
entouré de ses textes les plus précieux ? Dans Milan ou sur la mer, c’est île toujours.
Le noble Gonzalo ayant permis au souverain déchu d’emporter en son exil quelques-uns de ses
volumes les plus précieux, l’île de Prospéro se révèle bibliothèque, de même que la bibliothèque
de Montaigne avait figure d’île : l’un et l’autre s’y comportent en seigneurs absolus ; l’un et
l’autre trouvent leur pouvoir dans les livres. Caliban le sait bien qui, complotant contre son
maître, recommande avant toute chose de prendre possession de ces derniers et de les brûler,
« car sans eux il n’est qu’un sot ». De fait, c’est par les livres que Prospéro sait tout ce qui arrive
13

sur terre et dans le ciel et, à la fin de la pièce, c’est aussi un livre (de magie) qu’il promet de
détruire en quittant l’île : il le noiera « plus profond que jamais sonde ne descendit ». L’identité 14

de l’île et de la bibliothèque ne saurait s’exprimer plus clairement : on n’abandonne pas l’une sans
l’autre .15

Cas limite et désespéré : un livre unique peut servir d’île – ou de bouée de sauvetage. Dans des
circonstances infiniment moins fictives et autrement plus tragiques que celles de la pièce de
Shakespeare, un autre lettré, pourchassé hors d’Allemagne par les nazis, se vit contraint
d’abandonner peu à peu les milliers de volumes qui constituaient sa bibliothèque. À la fin, le
processus de dilapidation fut tellement avancé qu’il ne resta plus qu’un livre, les Mémoires du
cardinal de Retz. « Ainsi, seul dans ma chambre, je fais appel au “Grand Siècle” », écrit Walter 16

Benjamin dans une lettre du 19 juillet 1940, en témoignage de ce dernier bonheur de lecture,
ultime fragment de l’île perdue, avant que le récif où il s’agrippe ne disparaisse à son tour dans la
tempête. Il parvient aussi à mettre la main sur Le Rouge et le Noir et sur le dernier tome des
Thibault, qui accompagnent sa fuite . Mais il est trop tard : quand Benjamin se donnera la mort,
17

quelques semaines plus tard, l’île aura sombré à jamais, et Caliban aura triomphé. Les Prospéros
survivent plus facilement sur la scène des théâtres.

1. Virgile, Géorgiques, III, v. 291-292, cité par Pétrarque, Collatio laureationis, dans Opere latine di Francesco Petrarca, vol. II (1975),
Turin, Unione tipografico-editrice torinese, 1987, p. 1256 : « Sed me Parnasi deserta per ardua dulcis / raptat amor. »

2. Voir Marc Fumaroli, « Académie, Arcadie, Parnasse : trois lieux allégoriques du loisir lettré », dans L’École du silence, Paris,
Flammarion, 1994, p. 22-23.

3. Voir Michele Feo, « La biblioteca », dans M. Feo, dir., Petrarca nel tempo, s. l., Comitato nazionale per le celebrazioni del VII
centenario della nascita di Francesco Petrarca, 2003, p. 458.

4. Michel de Montaigne, Les Essais, Paris, Gallimard, 2007, p. 869 (III, III).

5. Ibid., p. 870. Même référence pour les citations suivantes de Montaigne.

6. Jonathan Swift, Voyages de Gulliver (1726), dans Œuvres, Paris, Gallimard, 1988, p. 163-182 (III, I-III).

7. Voir Alain Legros, Essais sur poutres, Paris, Klincksieck, 2000, p. 223.

8. Sur l’importance et l’ambiguïté de la citation chez Montaigne, voir Antoine Compagnon, La Seconde Main, Paris, Seuil,
1979, p. 278-306, notamment.

9. Voir Gisela Maul et Margarete Oppel, Goethes Wohnhaus in Weimar, Weimar, Stiftung Weimarer Klassik, 2002, p. 90-91.

10. William Shakespeare, La Tempête (The Tempest, 1611), dans Œuvres complètes : Tragicomédies II, Poésies, Paris, Laffont, 2002,
p. 412 (I, 2, v. 73 et 77).

11. Ibid., p. 414 (v. 109-110) : « my library / Was dukedom large enough ».
12. Ibid., p. 416 (v. 168-169) : « volumes that / I prize above my dukedom ».

13. Ibid., p. 474 (III, 2, v. 83-84) : « for without them / He’s but a sot ».

14. Ibid., p. 503 (V, 1, v. 56-57) : « And deeper than did ever plummet sound / I’ll drown my book. » Trad. Victor Bourgy.

15. Dans sa spectaculaire adaptation cinématographique de La Tempête, Peter Greenaway n’a pas eu tort de confier aux livres
de Prospéro le rôle principal (Prospero’s Books, 1991).

16. Walter Benjamin, lettre à Gretel Adorno (10 juillet 1940), dans Gesammelte Briefe, t. VI : 1938-1940, Francfort,
Suhrkamp, 2000, p. 470 (en français dans le texte). Voir aussi lettre à Hannah Arendt (8 juillet 1940), ibid., p. 468 ; citée par
Jennifer Allen dans sa préface à W. Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Paris, Rivages, 2000, p. 14.

17. Voir W. Benjamin, lettres à Alfred Cohn (20 juillet 1940) et Hannah Arendt (9 août 1940), loc. cit., p. 471 et 479.
XXIII

LA NUIT

Le jour ne tombe pas également pour tous : la chouette prend son envol au crépuscule ; les
lettrés sont gens de nuit – et ont été considérés tels depuis toujours, avant même l’invention
d’éclairages artificiels efficaces et confortables, comme s’il existait entre l’étude et la vie nocturne
d’essentielles affinités.
L’une d’entre elles est liée à la solitude. Au premier siècle de notre ère, Quintilien est formel
sur ce point : plutôt que de se retirer à la campagne ou dans les bois, il conseille à l’orateur de
travailler la nuit. Les paysages rustiques exercent, en effet, un pouvoir de séduction excessif :
« l’agrément des forêts, le cours des rivières à nos pieds, le souffle des brises dans les branches des
arbres, le chant des oiseaux, et simplement la liberté même de promener largement nos regards
autour de nous, tout nous attire, en sorte qu’à mon sens ce plaisir semble relâcher l’esprit plutôt
que le tendre », affirme le rhéteur. Il faut au contraire, à l’exemple de Démosthène, s’enfermer
1

dans un lieu où rien ne pourra distraire notre attention :


Donc, si nous veillons (lucubrantes), que ce soient de préférence le silence de la nuit et une
chambre bien close, avec une lampe solitaire, qui nous fassent comme un abri . 2

En endormant tous les sens, la nuit permet à la pensée de prendre l’amplitude nécessaire. Tout
l’espace s’obscurcit, sauf celui des textes et des livres. Grande aventure qui réclame une santé à
toute épreuve, « puisque les moments qui sont destinés par la nature à nous reposer et à nous
refaire, nous les consacrons au travail le plus intense ». Aussi ne faut-il s’y lancer que si l’on n’a
3

pas la possibilité de faire autrement : pour écrire, « quand on a du loisir, la durée de la journée est
largement suffisante ; seuls les gens occupés sont forcés d’empiéter sur la nuit ». Quintilien
4

insiste beaucoup sur ce point, en donnant des conseils d’alimentation : sobriété et frugalité avant
tout. Quelques années plus tôt, déjà, le médecin Celse avait offert au lettré une recommandation
analogue : « s’il faut veiller (lucubrandum), ne pas le faire après le repas, mais après la digestion ».
5

On ne s’engage pas à la légère dans une exploration nocturne : il y a une diététique de l’étude.
Dans les deux textes de Celse et de Quintilien, un même verbe est employé : lucubrare, traduit
ici par veiller, mais qui signifie, plus exactement, travailler à la lueur de la lampe ou, si l’on pouvait
risquer ce néologisme, lamper. Le substantif lucubratio existe également : ainsi, quand Quintilien
déclare que « la veillée, chaque fois que nous l’abordons frais et reposés, est la meilleure sorte
d’isolement (secreti) », faut-il bien percevoir, derrière le mot de veillée (lucubratio), la lumière de la
6

lampe qui brille dans les ténèbres. La nuit du lettré se définit d’abord par cette lampe, dont la
dimension symbolique est manifeste.
Gaston Bachelard a consacré un livre entier à la flamme de la chandelle, objet d’infinies
rêveries de la part de tous ceux qui ont jamais travaillé à sa lumière. « La chandelle, compagne de
solitude, est surtout compagne du travail solitaire », écrit le philosophe :
La chandelle n’éclaire pas une cellule vide, elle éclaire un livre.
Seul, la nuit, avec un livre éclairé par une chandelle – livre et chandelle, double îlot de
lumière, contre les doubles ténèbres de l’esprit et de la nuit. 7

La flamme de la chandelle délimite un espace, île perdue dans la nuit, montagne décrite par le
cône de la lampe, et le lettré s’y réfugie : habiter la lumière qui brille dans les ténèbres, telle est sa
vocation ou, selon la formule de Bachelard, la « gravure première ». 8

Mais la flamme est elle-même mystère ; longtemps, elle a offert au savant le problème de son
existence :
On étudiait le système du monde dans de gros livres et voici qu’une simple flamme – ô
dérision du savoir ! – vient poser directement sa propre énigme . 9

Qu’est-ce qu’une flamme, en effet ? Comment naît-elle, s’alimente-t-elle, meurt-elle ?


Pendant de longs millénaires, le mystère est resté entier, obscurité au cœur même de la lumière.
Là se situe peut-être la seconde affinité entre l’étude et la nuit : celle-ci fait entrer dans une
autre organisation de l’existence, où rien n’est jamais donné d’avance, où les certitudes vacillent
comme une flamme, où les ombres ne reculent que pour s’installer plus loin, et où la lumière
même est énigme. Dans la nuit, un autre temps s’installe où, par les livres, soudain, les maîtres
anciens deviennent contemporains du lecteur. Il y a ici quelque magie à l’œuvre : de grammaire à
grimoire, le rapport est plus qu’étymologique. Tout texte est grimoire pour le lettré : toujours à
conquérir de haute lutte, parce que son sens est à reconstituer ; toujours susceptible de receler
une connaissance perdue et de susciter l’enchantement ; toujours en passe de rester
incompréhensible. Le lettré n’est pas celui qui sait ; il est celui qui veut savoir et sacrifiera pour
cela, s’il le faut, le temps de son sommeil. Quintilien le disait déjà littéralement : la nuit
lumineuse (lucubratio) est son secret (secretum).

1. Quintilien, Institution oratoire, Paris, Les Belles Lettres, 1979, t. VI, p. 121 (X, III, 24) : « siluarum amoenitas et
praeterlabentia flumina et inspirantes ramis arborum aurae uolucrumque cantus, et ipsa late circumspiciendi libertas ad se trahunt,
ut mihi remittere potius uoluptas ista uideatur cogitationem quam intendere ». Trad. d’après Jean Cousin.

2. Ibid., p. 121-122 (X, III, 25) : « Ideoque lucubrantes silentium noctis et clausum cubiculum et lumen unum uelut tectos
maxime teneat. » Trad. J. Cousin. Cité par Pétrarque, La Vie solitaire (De vita solitaria, 1346-1366), Grenoble, Millon, 1999,
p. 125 (I, VII, 7).

3. Quintilien, op. cit., p. 122 (X, III, 26) : « cum tempora ab ipsa rerum natura ad quietem refectionemque nobis data, in
acerrimum laborem conuertimus ». Trad. J. Cousin.

4. Ibid. (X, III, 27) : « abunde si uacet lucis spatia sufficiunt : occupatos in noctem necessitas agit ». Trad. J. Cousin.

5. Celse, De medicina, Londres, Heinemann, 1971, p. 46 (I, II, 5) : « sin lucubrandum est, non post cibum id facere, sed post
concoctionem ».
6. Quintilien, loc. cit. : « Est tamen lucubratio, quotiens ad eam integri ac refecti uenimus, optimum secreti genus. » Trad.
d’après J. Cousin.

7. Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle (1961), Paris, Presses universitaires de France, 1984, p. 54-55.

8. Ibid., p. 108.

9. Ibid., p. 20.
XXIV

LA MORT

Le 25 février 1980, vers 15 heures 45, un lettré s’apprête à emprunter un passage clouté au
niveau du 44 de la rue des Écoles, à Paris. Ayant soigneusement regardé vers la gauche, puis vers
la droite, il s’engage sur la chaussée, où une voiture stationnée en double file gêne la vue. Une
camionnette des blanchisseries Sedaine débouche tout à coup. Elle le renverse. Inconscient, il est
transporté à l’hôpital de la Salpêtrière. Il y restera un mois.
Au début, son état n’inspire pas d’inquiétude. Ses amis viennent le voir. Il discute avec eux.
Peu à peu, pourtant, ses anciens problèmes respiratoires réapparaissent (jeune, il fit de longs
séjours en sanatorium). Il faut l’intuber, puis le trachéotomiser. Une maladie nosocomiale se
déclare. Elle l’emporte le 26 mars, à 13 heures 40 . Ainsi meurt Roland Barthes, titulaire de la
1

chaire de sémiologie littéraire au Collège de France.


Accident de circulation, hôpital, interventions chirurgicales : la mort du lettré se distingue mal
de celle du commun des mortels. Sauf exception (guerre ou situation politique troublée), pas de
champ d’honneur ni d’exécution capitale. Rien que du banal, du dérisoire, du pitoyable. On
peut mourir en soldat ; on ne meurt pas en lettré, à moins peut-être de s’effondrer sur sa table de
travail, en pleine bibliothèque, au milieu d’in-folios déployés.
Mais si la vie du lettré est d’essence double, si elle confère aux signes immatériels de la culture
une présence d’ordre biologique, comment sa mort aussi ne posséderait-elle pas cette double
nature ? Comment pourrait-elle ne pas entrer en résonance avec les études qui ont structuré cette
existence ?
Passeur de textes qu’il ramène du néant à la vie, conducteur d’âmes – et d’abord de la
sienne – à travers les infinis cimetières de la culture, familier des morts plus que des vivants, le
lettré a tout du nocher infernal ou de l’Hermès psychopompe. Un nocher, cependant, qui
referait le trajet de Charon en sens inverse : non pas de la mémoire à l’oubli, généreusement
procuré par les eaux du Léthé, mais de l’oubli à la mémoire, de l’ignorance au savoir, tel qu’on le
puise dans les textes.
Le métier de ressusciteur suppose une particulière conscience de la mort et de sa tristesse :
devant le tombeau de Lazare, Jésus pleure d’abord . Le savoir, le corps, la mort : les trois termes
2

sont plus liés qu’on ne le croit généralement. Barthes illustrait cette triple dépendance par une
anecdote mélancolique :
étudiant, le seul professeur que j’aie aimé et admiré a été l’helléniste Paul Mazon ; lorsqu’il
est mort, je n’en ai pas fini de regretter que tout le savoir de la langue grecque disparût avec
lui, et qu’un autre corps dût recommencer l’interminable trajet de la grammaire, depuis la
conjugaison de deiknumi.
Et d’ajouter : « Le savoir, comme la jouissance, meurt avec chaque corps . » Paradoxalement, la
3

réflexion de Barthes semble rejoindre la fameuse déclaration d’Amadou Hampâté Bâ à la tribune


de l’Unesco : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle . » Était
4

ainsi caractérisée la fragilité d’une culture essentiellement orale, par opposition aux civilisations
écrites : fragilité d’un monde où l’individu est dépositaire d’un savoir qui n’est pas contenu dans
les livres.
La situation du lettré occidental est tout autre, en apparence : pourquoi se lamenter sur sa
disparition, comme le fait Barthes, si sa bibliothèque et ses œuvres lui survivent ? À cette
question, le vieux maître soufi de Bâ, Tierno Bokar, donne une réponse analogue à celle
qu’aurait pu fournir Platon – sans surprise, puisque tous deux appartiennent à une culture à la
charnière de l’oralité et de l’écriture – : « L’écriture est une chose et le savoir en est une autre.
L’écriture est la photographie du savoir, mais elle n’est pas le savoir lui-même. Le savoir est une
lumière qui est en l’homme . »
5

Sur ce plan, la distinction entre civilisations orales et écrites s’estompe. Fût-il le plus érudit,
fût-il fondé sur toute une bibliothèque, il n’y a pas de savoir en dehors de son actualisation
vivante dans un être humain ; il n’est pas séparable d’une dimension proprement existentielle. Le
lettré lui offre cette incarnation au prix d’un travail permanent contre la mort et l’oubli. Voilà ce
que révèle à Barthes la disparition de Paul Mazon. « Étudier, dit Confucius, c’est vivre dans la
hantise de ne pas y arriver, tout en craignant de perdre ce que l’on a pu apprendre . »
6

Pour parer à cette menace vitale, Barthes plaça ses espoirs dans le séminaire, conçu comme
une assurance contre la disparition du maître. Cette réunion régulière d’étudiants, de collègues,
d’amis permettait, par une collectivisation de la connaissance, de mutualiser les risques de perte . 7

L’entreprise n’alla pas sans succès, puisque les élèves de Barthes continuent encore aujourd’hui,
bientôt trente ans après sa mort, de maintenir vivante sa pensée et de la faire fructifier. Confucius
lui-même n’agit pas autrement, dont les disciples firent rayonner l’enseignement par-delà siècles
et millénaires.
Vient pourtant le moment de la disparition personnelle. Son approche peut devenir sensible.
Le maître chinois fait des rêves prémonitoires : « Le Tai shan s’écroule, la maîtresse poutre se
brise, le sage va se flétrir ! », chante-t-il . À peine moins lyrique, Barthes adopte, lui aussi, la
8

position du sage : plus que jamais, la connaissance qu’il propose se confond avec sa propre
existence. En témoignent ses deux dernières années de cours au Collège de France, qui s’ancrent
délibérément dans une expérience personnelle. Le thème : « la préparation du roman ». Il ne
s’agit pas tant, précise Barthes, « de collecter des renseignements sur les techniques dont
différents romanciers d’autrefois ont usé pour préparer leurs romans » que d’expérimenter sur
9

soi la maturation et l’écriture d’un roman pour la faire partager aux auditeurs du cours. Avec
cette tentative de faire coïncider le temps de l’étude avec celui de la vie, le projet présente une
allure éminemment postmoderne. Il brouille les frontières épistémologiques, en confirmant la
disparition du métalangage : le critique et l’écrivain se mêlent, indissolublement.
10

Mais l’entreprise a aussi quelque chose de profondément prémoderne. Elle renvoie aux
balbutiements des civilisations de l’écriture, quand celles-ci, hésitant encore entre l’écrit et l’oral,
ne distinguaient pas encore clairement le moment de l’expérience et celui de la connaissance, le
vécu et la pensée. Au terme de sa vie, Barthes retrouve ainsi cette constante de l’existence lettrée
depuis les origines : le savoir transforme l’homme, et cette transformation est la condition même
d’un savoir véritable, non moins que son épreuve.
La fin du savant, la fin de son corps, est donc bien fin d’un savoir. D’où la mélancolie qui le
saisit à ses derniers moments : Confucius se plaint que « la juste voie ne règne plus sur le
monde » ; Barthes note les « signes de désuétude » d’une littérature « peut-être en train de
11

mourir ». Il se laisse peu à peu envahir d’un sentiment aigu de perte : Derrida souligne non sans
12

raison l’omniprésence de la mort dans ses derniers textes . 13

Quelque chose meurt avec le lettré, indéniablement. Mais quelque chose survit aussi : un
enseignement, des disciples, des textes, des livres. Ces excroissances immatérielles du corps du
lettré forment autant de chances laissées à l’immortalité. « Il est beau, après la mort, de vivre
encore » (È bello doppo il morire vivere anchora ) : telle était la devise de l’humaniste milanais
14

Bernardino Corio, à la fin du XVe siècle. Ce pourrait être celle de tout savant.
Ainsi Barthes : dans les séances finales de son dernier cours, il étudie les détails concrets d’une
existence d’écrivain, maison, maladies, emploi du temps, ressuscitant par ce moyen la dimension
incarnée de toute entreprise d’écriture . En parallèle, il projette alors de composer un ouvrage
15

sur « l’art de vivre », où se mêleraient des réflexions sur « les plaisirs de l’étude et de la lecture, de
la relation à la nourriture, à l’espace, aux voyages, aux amis ». « La vie comme œuvre », note
16 17

Barthes pour son cours : dans son esprit, il s’agit d’abord de la vie du romancier, mais sans doute
ne désespère-t-il pas de pouvoir aussi s’appliquer à lui-même la formule – non à tort, car c’est là,
en effet, la juste définition d’une vie de lettré.
Tel pourrait être également le titre du présent livre, qui se confronte aux aspects matériels de
l’existence savante, comme le cours sur « la préparation du roman » s’y était risqué pour
l’écrivain : la coïncidence n’est peut-être pas vaine. Qu’un projet de Barthes puisse modestement
en inspirer un autre, quelques décennies plus tard ; une œuvre virtuelle circuler de génération en
génération ; une parcelle de savoir renaître par-delà les temps : la preuve est là, humble mais
tangible, que, malgré les apparences, la mort n’est pas l’ultime chapitre d’une vie de lettré.
Une page se tourne ; le livre est refermé, rangé ; dans la bibliothèque, peu à peu, les lumières
s’éteignent ; l’ombre gagne. Demain, d’autres lecteurs viendront.

1. Les éléments de ce récit sont empruntés au journal Le Monde, 28 mars 1980, p. 27, ainsi qu’à Louis-Jean Calvet, Roland
Barthes, Paris, Flammarion, 1990, p. 292-302 ; Éric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, 2006, p. 102-105 ; Hervé
Algalarrondo, Les Derniers Jours de Roland B., Paris, Stock, 2006, p. 266-267.

2. Évangile selon saint Jean, XI, 35.

3. Roland Barthes, « Au séminaire » (1974), dans Œuvres complètes, t. IV : 1972-1976, Paris, Seuil, 2002, p. 508. Intitulé « Le
savoir, la mort », le fragment est cité et commenté par Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Paris, Grasset, 1986, p. 341-342.

4. Ces mots furent prononcés en 1960 ou 1962. Voir Amadou Hampâté Bâ, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence
africaine, 1972, p. 21 (« Remarques sur la culture. La sagesse et la question linguistique en Afrique noire »).

5. Tierno Bokar, cité ibid., p. 22.

6. Confucius, Entretiens avec ses disciples, trad. André Lévy, Paris, Flammarion, 1994, p. 67 (VIII, 17).
7. Voir R. Barthes, « Au séminaire », p. 502-511.

8. Voir Sima Qian, Mémoires historiques, chap. 47, en annexe de Confucius, op. cit., p. 246.

9. R. Barthes, La Préparation du roman, Paris, Seuil / IMEC, 2003, p. 459 (résumé du cours pour l’annuaire du Collège de
France, 1979).

10. Voir É. Marty, op. cit., p. 227-234, ainsi que les discussions du colloque de Cerisy, en 1977, dans Antoine Compagnon,
dir., Prétexte : Roland Barthes, Paris, Bourgois, 2003, p. 242-243.

11. Sima Qian, op. cit., p. 246.

12. R. Barthes, La Préparation du roman, p. 353 (séance du 16 février 1980 ; Barthes souligne).

13. Jacques Derrida, « Les morts de Roland Barthes », Poétique, no 47, septembre 1981, p. 269-292. Voir aussi Dominique
Carlat, Témoins de l’inactuel, Paris, Corti, 2007, p. 91-123.

14. Devise visible dans une gravure de l’édition de Bernardino Corio, Patria historia, Milan, 1503 ; reproduite dans Dora
Thornton, The Scholar in His Study, New Haven, Yale University Press, 1997, p. 7, fig. 7.

15. Voir R. Barthes, La Préparation du roman, p. 275-349 (séances du 19 janvier au 9 février 1980).

16. L.-J. Calvet, op. cit., p. 299.

17. R. Barthes, La Préparation du roman, p. 275.


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1987.
INDEX

ADORNO Gretel, 209.


ADORNO Theodor Wiesengrund, 131.
ALAIN, 160-161.
ALBERTI Leon Battista, 77-78, 106.
ALGALARRONDO Hervé, 210.
ALLEN Jennifer, 209.
ANDLER Charles, 202-203.
ANGUILLARA Orso dell’, 165.
ANTISTHÈNE, 76.
ANTOINE, 154.
ANTONELLO DE MESSINE, 57.
APOLLONIOS DE TYANE, 148.
ARENDT Hannah, 209.
ARISTOPHANE, 136.
ARISTOTE, 36, 62-63, 76, 79-80, 101-108, 141-142, 147-149, 152.
ARTAXERXÈS, 16, 183.
ASINIUS POLLION, 154.
ATHÉNÉE, 99.
AUGUSTE, 61-62, 154-155.
AUGUSTIN saint, 57, 60, 86-87, 110, 130.
AULU-GELLE, 78.
AVICENNE, 140.

BÂ Amadou Hampâté, 178.


BACHELARD Gaston, 174-175.
BACHER Wilhelm, 201.
BAILLET Adrien, 161.
BAILLY Jean-Christophe, 201.
BARDI Roberto dei, 164.
BARKER Stephen, 189.
BARRÈS Maurice, 71.
BARTHÉLÉMY-SAINT-HILAIRE Jules, 186.
BARTHES Roland, 177-181, 195.
BAUDELAIRE Charles, 86, 201.
BAUDOIN Jean, 42-43.
BÉATRICE, 117.
BELLANGER Yvonne, 186.
BELLEFONDS Bernardin de, 64-65.
BENDA Julien, 64, 149-150.
BENJAMIN Walter, 107, 172.
BENOÎT DE NURSIE saint, 111.
BERNARD DE CLAIRVAUX saint, 70.
BISCHOFF Ludwig, 203.
BLONDEL Éric, 202.
BOCCACE, 110, 167.
BOÈCE, 153.
BOISROBERT François de, 83-84.
BOKAR Tierno, 178-179.
BONAPARTE Marie, 56.
BONAPARTE Napoléon, 157.
BORGEN Robert, 188.
BORGES Jorge Luis, 25-26.
BOROWSKI Ludwig Ernest, 97-98, 186, 195-196.
BOSSUET Jacques Bénigne, 64-67.
BOTTING Wendy, 188.
BOUDDHA, 46.
BOULNOIS Olivier, 204.
BREM Anne-Marie de, 191.
BRIGHT Timothy, 106.
BRISSETTE Pascal, 190, 199.
BURCKHARDT Jakob, 134.
BURKE Janine, 189.
BURTON Robert, 105-107.

CALDER III William Musgrave, 202.


CALVET Louis-Jean, 210.
CARLAT Dominique, 211.
CARNOT Sadi, 69.
CARPACCIO Victor, 57, 85-87.
CATILINA, 153.
CATON L’ANCIEN, 17.
CAUCHIE Maurice, 193.
CELSE, 23, 174.
CÉSAR, 62, 153, 157.
CHARLEMAGNE, 111.
CHARLES V, 155.
CHATEAUBRIAND François René de, 110, 200.
CHATELAIN Jean-Marc, 193.
CHÂTELET Émilie du, 28-31.
CHENG Anne, 205.
CHEVALIER Jean-François, 208.
CHRISTINE DE PISAN, 30.
CICÉRON, 15, 17-18, 25, 29, 36, 55, 61, 76-78, 103, 121, 153-155.
CIERI VIA Claudia, 193.
CLAIR Jean, 189, 198-199.
COHEN-HALIMI Michèle, 202-203.
COHN Alfred, 209.
COLA DI RIENZO, 165.
COLONNA Giovanni, 163, 167.
COLONNA Stefano, 165, 167.
COMPAGNON Antoine, 209.
CONFUCIUS, 15-18, 23, 46, 53, 60, 130, 150-152, 179-180.
CONVENEVOLE DA PRATO, 166-167.
CORIO Bernardino, 180, 193.
CORROZET Gilles, 57.
COURIER Paul-Louis, 158.
COUSIN Victor, 34-35, 96.
COUVREUR Séraphin, 183.
CRASSUS, 76.
CRÉSUS, 120.

DAIGO empereur, 152.


DANTE, 117, 166-167.
DAUVOIS-LAVIALLE Nathalie, 193.
DAVIES J. Keith, 188.
DAZZI Manlio, 208.
DÉMÉTRIOS, 148.
DÉMOSTHÈNE, 173.
DERRIDA Jacques, 180.
DESCARTES René, 40-41, 82, 160-162.
DO Giovanni (Juan), 38, 44.
DOMÉNECH Fernando Benito, 186.
DOMITIEN, 120, 148, 164.
DOTTI Ugo, 199, 207.
DRAGUET René, 195.
DUBREUIL Léon, 191.
DUPONT Florence, 197.
DUPOUY Auguste, 206.
DÜRER Albrecht, 59-60, 66-67, 104.

ÉMILIEN, 121-122.
EMPÉDOCLE, 102.
EMPSON William, 91-94.
ENGELMAN Edmund, 55, 57.
ÉPICURE, 76, 98.
ÉPITHERSÈS, 121-122.
ÉRASME Didier, 78, 107, 150.
ESDRAS, 16-18, 183-184.
ESTIENNE Henri, 82.
EUSÈBE DE CÉSARÉE, 123.

FALLIÈRES Armand, 70.


FEO Michele, 208.
FICIN Marsile, 104-105, 107, 142.
FLAUBERT Gustave, 98, 121.
FLIESS Wilhelm, 56.
FOGEL Michèle, 193.
FOUCAULT Michel, 102.
FRANCE Anatole, 14, 96.
FREUD Sigmund, 55-60.
FRIEDEL Adrien Chrétien, 186.
FUJIWARA no Sadako, 31-32.
FUMAROLI Marc, 200, 207-208.
FURETIÈRE Antoine, 190.
FURIA, 95.

GAMWELL Lynn, 188.


GAULLE Charles de, 157.
GAUTHIER René Antoine, 205.
GAY Peter, 188.
GÉMISTE PLÉTHON Georges, 142.
GEORGES saint, 86-87.
GIORDANI Pietro, 184.
GIROLAMO DA CARPI, 194.
GOETHE Johann Wolfgang von, 171.
GOURNAY Marie de, 30, 81-85, 87.
GREENAWAY Peter, 209.
GRIMAL Pierre, 191.
GROUSSAC Paul, 25.
GUBEL Eric, 188.

HAFFENDEN John, 194.


HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, 96, 123.
HEIDEGGER Martin, 53, 72.
HÉRACLITE, 126, 137.
HERMÈS TRISMÉGISTE, 140.
HÉRODOTE, 18.
HERSANT Yves, 198.
HIPPEL Theodor Gottlieb von, 186.
HIPPOCRATE, 33.
HOLZMAN David, 188.
HOMÈRE, 99, 119.
HORACE, 77-78, 154, 158.
HYPATIE D’ALEXANDRIE, 30.

INNOCENT VIII, 141.

JACOB Christian, 197.


JAMBLIQUE, 140.
JAMIN Amadis, 83-84.
JAMIN Nicole, 83-84.
JEAN CASSIEN saint, 95.
JÉRÔME saint, 57, 60, 66-67, 85-87, 95, 110, 115-116, 130.
JÉSUS, 115, 123, 150, 178.
JOLIF Jean Yves, 205.
JUVÉNAL, 61.

KANT Emmanuel, 34, 96-98, 150.


KANTOROWICZ Ernst H., 21.
KIYOHARA Motosuke, 31.
KLEIST Heinrich von, 158.
KLIBANSKY Raymond, 197.
KRIEGEL Blandine, 199-200, 204.

LACTANCE, 123.
LAHIRE Bernard, 190.
LAMPSON Dominique, 193.
LANDOLFI Tommaso, 194.
LANGIUS Charles, 79-80.
LAO-TSEU, 53.
LAQUEUR Thomas Walter, 195.
LARUE Anne, 189.
LAURE, 167.
L’ÉCLUSE Charles de, 192.
LEGROS Alain, 209.
LEIBNIZ Gottfried Wilhelm, 28, 207.
LE JARS Louis, 193.
LÉLIUS, 77.
LÉONARD DE VINCI, 160.
LEOPARDI Giacomo, 10, 23-25, 98, 107.
LEPENIES Wolf, 196, 199.
LETO Giulio Pomponio, 142.
LEVESQUE E., 190.
LIEBENWEIN Wolfgang, 189, 193.
LIPSE Juste, 78-82.
LONGUS, 158.
LOTTO Lorenzo, 193.
LOUIS Pierre, 198.
LOUIS XVI, 143-144.
LUCIEN DE SAMOSATE, 62, 98.
LUCRÈCE, 78.

MABILLON Jean, 110-111, 113-116, 199.


MACROBE, 98.
MALHERBE François de, 82.
MANUCE Alde, 142.
MARC AURÈLE, 121.
MARCELLA, 202.
MARINELLI Lydia, 188.
MARINI Gaetano, 158.
MARMOL José, 25.
MAROLLES Michel de, 84.
MARTIN DU GARD Roger, 172.
MARTY Éric, 210.
MAUL Gisela, 209.
MAUZI Robert, 185.
MAZARIN Jules, 82.
MAZON Paul, 178-179.
MÉCÈNE, 61.
MICHEL-ANGE, 160.
MINOIS Georges, 190.
MOÏSE, 16, 57, 111.
MOLIÈRE, 27, 84, 110.
MONK Ray, 206.
MONLUC Blaise de, 157.
MONTAIGNE Michel de, 81-82, 84, 124-126, 159, 169-172.
MONTBAZON Marie de, 110.
MORE Thomas, 153.
MORFORD Mark, 191-193.
MUSONIUS RUFUS, 148.
MUSSATO Albertino, 165, 167.

NÉHÉMIE, 183.
NÉRON, 120, 148.
NEUSNER Jacob, 201.
NEWTON Isaac, 28, 31.
NICAISE Claude, 200.
NIETZSCHE Friedrich, 107, 123-124, 131-137.
NISHITAKATSUJI Nobusada, 206.
NOIROT Caroline, 203.

OPPEL Margarete, 209.

PANOFSKY Erwin, 197-198.


PANORMITA Antonio, 142.
PAPY Jan, 192.
PASCAL Blaise, 85.
PÉPIN LE BREF, 111.
PÉREZ SÁNCHEZ Alfonso E., 186.
PERRAULT Dominique, 72, 184.
PÉTRARQUE, 77-78, 87, 110, 163-169, 189, 209.
PHÈDRE, 76.
PHILOLOGOS, 155.
PHILOSTRATE, 148.
PIC DE LA MIRANDOLE Jean, 139-142, 145.
PIETRONI Pietro, 109.
PILATE Ponce, 150.
PLATON, 25, 36, 76, 79-80, 98, 100, 102, 142, 148, 178.
PLINE L’ANCIEN, 61.
PLUTARQUE, 15, 62, 98-100, 119-127, 155.
PONTANO Giovanni, 142.
PÖSCHL Viktor, 202.
PROUST Marcel, 14.

QUINTILIEN, 173-175.

RABELAIS François, 23, 35-36, 90-91, 121-123.


RANCÉ Armand Jean de, 65-66, 96, 110, 113-116.
RAPHAËL, 160.
RENAN Ernest, 69-72, 98, 150.
RETZ cardinal de, 172.
REUTERSWÄRD Patrick, 194.
REY Jean-Michel, 202.
RIBERA Jusepe de, 38-39, 41, 44.
RICHARDS Ivor Armstrong, 91-92.
RICHELIEU Armand Jean de, 81-84.
RIFLANT Meury, 198.
RIGAUD Hyacinthe, 67.
RIPA Cesare, 42-43.
RITSCHL Friedrich, 133-134.
ROBERT D’ANJOU, 164-166.
ROBERTS Helen I., 193.
ROGER Philippe, 210.
ROGER DES GENETTES Edma, 201.
ROHDE Erwin, 134-136.
RONSARD Pierre de, 35-36, 81-83.
ROUSSEAU Jean-Jacques, 25.
RUBENS Pierre Paul, 78.
RUFIN D’AQUILÉE, 130.

SAINTE-BEUVE Charles Augustin, 98.


SAINT-LAMBERT Jean François de, 28.
SANDRE Thierry, 206.
SAXL Fritz, 197.
SCHECHTER Solomon, 201.
SCHOPENHAUER Arthur, 132, 135.
SCHUSTER Peter-Klaus, 198.
SCIPION, 17, 76-77.
SEI SHÔNAGON, 31-32.
SÉNÈQUE, 77.
SERENUS abbé, 95.
SHAKESPEARE William, 27, 93, 104-105, 171-172.
SILBER Eucharius, 139.
SIMA Qian, 23, 183-184, 210-211.
SIMON Richard, 113.
SLIWA Joachim, 189.
SOCRATE, 47, 76, 81, 98, 102.
SOLÉ Robert, 206.
SPINOSA Nicola, 186.
SPINOZA Baruch, 113.
SPIRO Audrey, 188.
STACE, 164.
STENDHAL, 158, 172.
SUGAWARA no Michizane, 46-48, 152-153.
SWIFT Jonathan, 170.

TAINE Hippolyte, 98.


TALLEMANT DES RÉAUX Gédéon, 83, 193.
TARQUIN LE SUPERBE, 159.
TCHOUANG-TSEU, 46.
TERVARENT Guy de, 187.
THÉOPHRASTE, 197.
THIBAUDET Albert, 158-161.
THORNTON Dora, 189, 194, 211.
THUCYDIDE, 159-160.
TIBÈRE, 122-123, 154.
TISSOT Samuel Auguste, 93.
TITE-LIVE, 62.
TOGNON Giuseppe, 204.
TRAJAN, 154.
TRIANDAFILLIDIS Alexandra, 189.

URBAIN Ch., 190.

VALÉRY Paul, 107.


VAN DIEMEN Gaspar, 192.
VARRON, 62.
VESPASIEN, 118, 154.
VIGNY Alfred de, 96, 158.
VIRGILE, 61, 67, 78, 119, 154, 159, 165-166, 169.
VOLTAIRE, 28, 31.

WAGNER Cosima, 134.


WAGNER Richard, 132-135.
WANG Wei, 53.
WASIANSKI Ehrgott Andreas Christoph, 186, 195.
WELLS Richard, 188.
WILAMOWITZ-MÖLLENDORFF Ulrich von, 134-137.
WILKINS Ernest Hatch, 207-208.
WITTGENSTEIN Ludwig, 160.
WOOLF Virginia, 27-28, 30.
XÉNOPHON, 78, 98, 157-158.
XI Kang, 55.

YOHANAN BEN ZAKKAI, 118, 121.


YOURCENAR Marguerite, 121.

ZENG Dian (Xi), 151.


ZIDANE Zinedine, 102.
ZWEIG Stefan, 56.
DU MÊME AUTEUR

L’ADIEU À LA LITTÉRATURE. Histoire d’une dévalorisation (XVIIIe-XXe siècle), 2005

Chez d’autres éditeurs

NAISSANCE DE LA CRITIQUE MODERNE. La littérature selon Eliot et Valéry (1889-1945), Artois Presses Université, 2002
LES ARRIÈRE-GARDES AU XXe SIÈCLE. L’autre face de la modernité esthétique (direction et présentation), Presses universitaires de
France, 2004 (coll. « Quadrige », 2008)
JEAN PRÉVOST AUX AVANT-POSTES (codirection avec Jean-Pierre Longre, préface de Jérôme Garcin), Les Impressions nouvelles,
2006
LE RÉCIT. Numéro 4 d’ACTES DE SAVOIRS, revue interdisciplinaire de l’Institut universitaire de France (coordination et
présentation), Presses universitaires de France, 2008
Cette édition électronique du livre Vie du lettré de William Marx a été réalisée le 11 janvier 2012 par les Éditions de Minuit à
partir de l'édition papier du même ouvrage dans la collection « Paradoxe »
(ISBN 9782707320728, n° d'édition 4647, n° d'imprimeur 92029, dépôt légal mars 2009).

Le format ePub a été préparé par ePagine.


www.epagine.fr
ISBN 9782707324320

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