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William Marx
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« On ne peut parler de la forme de façon persuasive qu’à tra-
vers d’autres formes. Il n’existe aucun autre langage dont l’ordre
soit supérieur aux formes, qui puisse les expliquer, les rendre fonc-
tionnelles avec autre chose1. » S’il en est ainsi — et pourquoi non ?
Roberto Calasso met le doigt là où ça fait mal, on ressent soi-même
cette infirmité du langage —, il ne reste plus qu’à se taire, ou bien à
parler à côté. N’essayons donc pas de penser la forme en littéra-
ture. On se contentera de la raconter, autrement dit d’en retracer
l’histoire compliquée, voire contradictoire, à travers les différents
discours critiques qui se sont emparés de ce... De ce quoi, juste-
ment ? Concept serait trop dire. Etiquette suffira pour l’instant, car
il ne s’agit souvent que de cela : une étiquette commode commodé-
ment placée sur un impensable ou un indicible.
Ainsi — premier avertissement — ne faudrait-il pas se laisser
abuser par tous ceux qu’on appelle communément « les formalistes
russes ». On désigne sous ce nom un ensemble composite de cri-
tiques nés pour la plupart dans les années 1890 et arrivés à maturité
pendant la Première Guerre mondiale, qui réussirent à s’établir
dans le système universitaire soviétique grâce aux restructurations
postrévolutionnaires, avant de se voir marginalisés par le régime
stalinien2. Dès l’origine, ce mouvement sans unité réelle fut divisé
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ils s’intéressèrent explicitement aux problèmes de la forme et du
formalisme, notamment autour de la question de la « méthode for-
melle5 », l’étiquette elle-même leur fut accolée après coup, en
1928, dans l’ouvrage de synthèse de Pavel Medvedev, puis dans
celui de Erlich en 1955.
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certaine transitivité du langage ; et il lui faut inventer de nouveaux
objets : la forme, par exemple. Tel est, schématiquement résumé, le
processus d’où sortit la critique formaliste.
Dans cette critique des pouvoirs du langage, il convient de
noter deux étapes philosophiques majeures : l’Essai sur les don-
nées immédiates de la conscience d’Henri Bergson en 1889, et les
Contributions à une critique du langage de Fritz Mauthner qui,
prenant acte en 1901 des insuffisances radicales de l’outil linguis-
tique pour la connaissance du monde, prônait en retour une
approche mystique du réel : « Il serait temps, concluait-il, d’ap-
prendre à se taire à nouveau6. » Comment ne pas songer à la phrase
de Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus : « Ce dont
on ne peut pas parler, il faut le taire » ?
Au même moment, dans les arts, se développait la notion de
forme. En 1854, dans son traité Du beau dans la musique (Vom
Musikalisch-Schönen), Eduard Hanslick critiquait le caractère des-
criptif des pièces musicales chez certains compositeurs (Wagner,
Liszt, Berlioz, etc.) et considérait la musique comme un « art auto-
nome ». Une telle conception de la musique comme « forme » sus-
cita d’abord chez Nietzsche les plus vives résistances7, mais le phi-
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voulu dire : “Madame, trois léopards blancs étaient assis sous un
genévrier”10. » L’existence de la forme interdit la paraphrase.
Voilà comment dans les arts s’ouvrit de façon négative un
espace indicible que put ensuite recouvrir le concept de forme.
Celui-ci trouva sa formulation positive plus tard, principalement
sous la plume d’Adolf Hildebrand, dans Le Problème de la forme
dans les arts plastiques (Das Problem der Form in der bildenden
Kunst, Strasbourg, 1893), lequel exerça une grande influence sur
les historiens de l’art Wilhelm Worringer et Heinrich Wölfflin : en
1911, Worringer publiait à Munich ses Problèmes formels du
gothique (Formprobleme der Gotik) ; et en 1915, dans ses Prin-
cipes fondamentaux de l’histoire de l’art (Kunstgeschichtliche
Grundbegriffe), Wölfflin entrevoyait la possibilité d’une « histoire
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Dans cette généalogie de l’idée de forme en littérature, une
part importante doit être reconnue à la question de l’ornement. En
1871, Nietzsche écrivait : « En tant que forme [la musique] est l’art
le plus proche de l’arabesque14. » Or, c’est précisément autour de
l’arabesque, forme pure, sans signification, qu’on retrouve les pré-
misses du concept. En portant leur attention sur l’ornement dans
les arts décoratifs, les historiens de l’art surent poser, au cœur du
xixe siècle, les bases d’une approche proprement formaliste : dès
1856, dans la série de principes généraux émaillant sa Grammaire
de l’ornement15, Owen Jones affirmait nettement le caractère auto-
nome de l’évolution ornementale à travers le temps, comme un
système largement indépendant des conditions historiques de pro-
duction et obéissant à des règles et à des critères d’ordre essentiel-
lement formel. D’où la possibilité d’élaborer moins une histoire
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parmi d’autres, expliquant l’apparition de problématiques for-
malistes dans la réflexion littéraire à la charnière des xixe et
xxe siècles, sur le modèle de l’histoire de l’art.
C’est dire qu’on ne doit pas se laisser abuser par l’apparition
tardive du terme de « critique formaliste » dans les années 1950 : il
s’agissait de trouver une désignation commode à une approche
critique qui existait bien antérieurement. Les critiques formalistes
eux-mêmes ne voulurent souvent que le retour à un héritage cri-
tique oublié : Aristote, les classiques, Coleridge ou Poe, pour ne
citer que ces noms-là.
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A cette « orthodoxie formaliste21 » du New Criticism anglo-
saxon et de la Nouvelle Critique française, cherchant à se prémunir
contre tout risque de fêlure en accordant de concert un primat aux
valeurs de cohérence, de Man reprochait un positivisme latent,
qu’à bien des égards attestaient en effet les premiers écrits de
I. A. Richards22. De Man posait par là les bases d’une approche
complémentaire, la déconstruction (quoique non encore nommée
comme telle), dont il retrouvait les prémices dans le fameux traité
d’Empson sur les Sept types d’ambiguïté (Seven Types of Ambi-
guity, 1930) et, en particulier, dans l’idée selon laquelle toute
poésie contiendrait en elle-même sa propre contestation.
Or, si de Man décrit assez bien la position de pouvoir universi-
taire dans laquelle se trouvaient alors les New Critics aux Etats-
Unis, il oublie — ou fait semblant d’oublier — que la critique for-
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remettre en question les présupposés de la critique littéraire. Et
c’est bien en ce mouvement que réside la particularité du forma-
lisme : la forme, c’est ce qui reste quand a été nié tout ce qui
paraissait accessoire ou secondaire dans la littérature — l’auteur, le
message, l’intention, la morale, etc. Ce mouvement négatif est
essentiel : la critique formaliste historique est d’abord une métacri-
tique, née d’une interrogation explicite sur les objets et les fins de
la critique littéraire.
Est-il pour autant possible d’exprimer de façon plus positive
cette forme tellement célébrée ? Sans doute peut-on distinguer
quelques principes autour desquels se retrouveraient les forma-
listes historiques, des principes en rapport, respectivement, avec
les trois termes de la triade auteur-texte-lecteur :
— l’impersonnalité : l’œuvre d’art est absolument distincte de
son auteur ;
— l’autorégulation : la littérature est conçue comme un sys-
tème au fonctionnement autonome ;
— la littérarité : il y a une spécificité du texte littéraire, au
niveau de l’acte créateur comme à celui de la réponse du lecteur.
Or, ces principes ne constituent que l’envers d’une critique des
critiques préexistant au formalisme : l’impersonnalité répond à la
critique biographique d’un Sainte-Beuve, l’autorégulation à la cri-
tique historique et sociologique de Taine, la littérarité à la critique
impressionniste d’un Jules Lemaître. Et l’on pourrait retrouver sépa-
rément les prémices de chacun de ces trois principes chez des cri-
tiques bien antérieurs au mouvement formaliste : le souci de l’imper-
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maliste. Qu’on en juge, par exemple, par ces propos du New Critic
Wimsatt écrivant en 1957, en conclusion de son histoire de la cri-
tique littéraire, que « la “forme”, en fait, embrasse et pénètre le
“message” de façon à constituer une signification [meaning] plus
profonde et plus substantielle que ne le feraient, chacun de son
côté, un message abstrait ou un ornement séparable23 ». Rien là,
semble-t-il, de très orthodoxe : même les plus puristes parmi les
formalistes interprètent volontiers l’œuvre d’art comme la résul-
tante indissociable d’une forme et d’une matière. Plus embarras-
sante, en revanche, est l’assimilation de l’effet du poème à une
« signification », plus proche du contenu que de la forme. Plus loin,
Wimsatt ajoute que « la poésie consiste en une vérité de
“cohérence”24 ». Là encore, la notion de « vérité » (truth) a plus à
voir avec le « message » qu’avec la « forme » verbale de l’œuvre.
En somme, tout se passe comme si la nécessité coleridgienne de
sauvegarder l’unité de l’œuvre, en insistant sur la totalité consti-
tuée par la forme et le contenu, venait contrebalancer les effets de
la séparation des concepts imposée par le formalisme le plus
radical et parasiter l’échelle formaliste des valeurs, qui accorde en
théorie le primat à la forme : maintenant, c’est le contenu qui paraît
l’emporter.
Or, cette contradiction est constitutive du concept de forme : il
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La question est la suivante : dans un objet de langage, à quelle
forme a-t-on affaire ? Le malheur est qu’Aristote soit de peu d’uti-
lité pour répondre à la question : dans la Poétique, morphê se rap-
porte toujours à l’apparence extérieure d’un objet matériel ou d’un
être humain, jamais à celle d’un objet de langage ; quant aux termes
eidos ou idea, ils désignent des catégories de mots, des genres ou
des espèces de discours. Il s’agit donc plutôt d’objets intelligibles,
mais est-ce pour autant à cette intelligibilité-là que s’intéressent les
critiques formalistes modernes ? Oui, lorsqu’un Gérard Genette
s’attache à classer les différentes catégories dont relèvent les textes
littéraires : la taxinomie s’attache à la forme intelligible et généra-
lisable. Non, lorsqu’on songe à la boutade de Eliot citée plus haut :
pour lui, la forme c’est ce qui rend chaque texte unique, et non
superposable à aucun autre.
L’histoire moderne de l’idée de forme dans la critique littéraire
reflète également cette ambiguïté du terme forma. Il faudrait faire
ici une place aux poétiques de la Renaissance, et en particulier à
Scaliger qui joua un rôle considérable pour la transmission et l’ac-
climatation de la Poétique d’Aristote dans les littératures modernes.
Mais on se contentera ici de l’utilisation du concept de forme dans
le romantisme allemand et chez ses héritiers, car elle en dit long
sur les malentendus dont nous sommes encore parfois les victimes.
En pleine efflorescence de la Nouvelle Critique, dans leur ouvrage
fondamental L’Absolu littéraire (1978 : la date dit tout), Philippe
Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy voulurent trouver dans le
romantisme allemand les prémices du formalisme historique du
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Walter Benjamin décrit parfaitement cette singularité du
concept de forme dans le romantisme quand il explique que « la
théorie romantique de l’œuvre d’art est la théorie de sa forme
[Form]26 ». Cette Form, qui n’a rien à voir avec la critique forma-
liste du xxe siècle, se distingue de la Gestalt (la figure) et se rap-
proche beaucoup de l’idée. De même, poser que « l’Idée de la
poésie est la prose27 », c’est montrer que l’époque romantique était
du côté eidos plutôt que du côté hulê. Or, il se produisit au cours
du xixe siècle un véritable renversement du concept de forme, qui
finit par ne désigner plus l’eidos, mais la hulê — bouleversement
d’où sortirent les critiques littéraires formalistes.
Bien sûr, ces deux côtés communiquent, comme chez Proust le
côté de chez Swann avec celui de Guermantes. Valéry en propose
un cas typique, lui qui oppose systématiquement le son et le sens,
le formel et le significatif, et définit la poésie comme l’évocation
réciproque de l’un par l’autre : c’est la fameuse image du pendule
qui oscille entre l’un et l’autre pôle, avec la résonance harmonique
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est le système paradoxal de la littérature dans un âge formaliste.
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Rien n’est moins sûr, sans que pour autant l’idée de forme en litté-
rature soit condamnée à une obsolescence complète : ici ou là, les
paramètres formels continueront d’être pris en compte de façon
partielle, comme ils le furent toujours de bien des manières. Seule
différence, mais de taille : ils ne seront plus mis au premier plan, ni
considérés comme les plus déterminants. La critique formaliste
aura fait son temps — jusqu’à ce qu’intervienne un nouveau chan-
gement de paradigme31.
William Marx