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De Serval à Barkhane : les problèmes de la guerre contre le

terrorisme au Sahel
Bruno Charbonneau
Dans Les Temps Modernes 2017/2 (n° 693-694), pages 322 à 340
Éditions Gallimard
ISSN 0040-3075
ISBN 9782072732720
DOI 10.3917/ltm.693.0322
© Gallimard | Téléchargé le 19/09/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Bordeaux (IP: 147.210.84.21)

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Bruno Charbonneau

de serval à barKhane : les problèmes


de la guerre contre le terrorisme au sahel
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Chaque président français après Charles de Gaulle avait promis
des réformes, parfois draconiennes, de la politique africaine de la
France, incluant une révision, sinon la fin, des interventions mili-
taires françaises dans les conflits africains. Pourtant, tous ont per-
pétué les interventions militaires. François Hollande n’a pas échappé
à cette « tradition » de promesses déçues. Alors que le Président
Nicolas Sarkozy ne semblait pas inquiet de la situation au Mali au
début 2012 suite à la rébellion de janvier et au coup d’Etat de mars,
Hollande y voyait un risque significatif de déstabilisation régionale
situé aux « portes de l’Europe ». Elu en mai 2012, il fit du Mali
l’une des priorités de la diplomatie française. Pendant les mois qui
suivirent, celle-ci tenta ainsi de convaincre Américains, Européens
et autres membres des Nations Unies de l’urgence d’agir pour la
Communauté internationale. Outre quelques pays africains, les
efforts diplomatiques français eurent peine à persuader, notamment
le gouvernement américain dont l’appui était essentiel pour obtenir
une autorisation du Conseil de sécurité. Tout au long de l’année
2012, Hollande prônait une diplomatie pro-­intervention tout en pro-
mettant que la France ne déploierait pas de soldats sur le sol malien.
La suite est bien connue. L’opération Serval était lancée en
janvier 2013 à la surprise de tous, dont le secrétaire américain à la
Défense, Leon Panetta, totalement pris au dépourvu par le déclen-
chement unilatéral de l’opération1. Celle-ci avait pour mission de

1. Christopher Chivvis, The French War on Al Qa’ida in Africa,


Cambridge, Cambridge University Press, 2016, p. 1.

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restaurer l’intégrité territoriale du Mali et sauver Bamako de l’in-
vasion des « barbares ». L’évaluation de l’opération Serval a été
largement positive, selon plusieurs spécialistes. L’intervention a
été encensée pour son efficacité, ses coûts financiers relativement
faibles et sa stratégie de communication qui sut justifier de
­combattre des terroristes au corps à corps sur le sol malien. Les
comparaisons avec les interventions américaines en Afghanistan et
en Irak sont omniprésentes, notant par exemple que l’opération
Serval a coûté moins d’un milliard (en dollars américains) à la fin
de 2013 alors que les opérations de la coalition en Afghanistan
avaient coûté 745 milliards jusqu’en 2014 et 823 milliards en Irak
jusqu’en 2012. L’opération Serval est devenue un modèle à suivre
au plan militaire, car elle démontre qu’une force relativement
réduite peut atteindre ses objectifs de manière décisive pour ensuite
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avoir un impact positif sur les tableaux stratégiques et politiques
plus larges. L’action militaire de la France au Mali (appuyée par
les militaires tchadiens) est peut-être un exemple pour les armées
occidentales, afin qu’elles aient moins peur du risque et qu’elles
soient plus pro-actives2.

Du point de vue politique, du point de vue de la résolution du


conflit au Mali, force est de constater l’échec. La recrudescence et
l’intensification annuelle des attaques et incidents violents à partir
de juin 2014 ont démontré que les racines profondes du conflit au
Mali vont bien au-delà d’une menace dite terroriste ou djihadiste.
Incapable de trouver la porte de sortie, percevant un enlisement, le
gouvernement français transformait l’opération Serval en opéra-
tion Barkhane à l’été 2014. Ceci permettait de conclure à la « mis-
sion accomplie » de Serval tout en déléguant la responsabilité de
trouver une solution politique du conflit aux acteurs maliens et
onusiens.

L’opération Barkhane est en soi un tout autre type d’interven-


tion militaire. Définie comme un déploiement contreterroriste
régional de 3 500 soldats sur la zone du G5 Sahel (Burkina Faso,
Mali, Mauritanie, Niger, Tchad), elle a pour objectifs de traquer

2. Sur l’opération Serval, voir Bernard Barrera, Opération Serval.


Notes de guerre, Mali 2013, Paris, Le Seuil, 2015 ; Jean-Christophe Notin,
La Guerre de la France au Mali, Paris, Tallandier, 2014.

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les terroristes au Sahel, d’appuyer la Mission multidimension-


nelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali
(MINUSMA) et d’assurer une stabilité sur la zone G5, dite néces-
saire à la construction ou au renforcement des capacités contre-­
terroristes africaines. Sans spécifier le nom de Serval ou Barkhane,
le mandat de la MINUSMA a toujours autorisé « les forces fran-
çaises à user de tous les moyens nécessaires, dans la limite de
leurs capacités et de leurs zones de déploiement, jusqu’à la fin du
mandat confié à la MINUSMA par la présente résolution, pour
intervenir à l’appui d’éléments de la Mission en cas de menace
grave et imminente 3 ».
Bref, alors que la France militaire en Afrique apparaissait
comme une chose du passé après le fiasco rwandais et les hésita-
tions et expérimentations en Côte d’Ivoire, le Mali semble avoir
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plutôt inauguré une nouvelle période d’interventionnisme militaire
français en Afrique, dont la fin est inconnue. Bien que le Sahel soit
devenu une préoccupation centrale de l’Union européenne au cours
des années 2000, l’impact normatif et symbolique de l’intervention
Serval a été d’en faire un point chaud des enjeux de sécurité inter-
nationale. Le conflit malien, mais sans doute encore davantage
l’opération Serval, a mis à l’avant-scène internationale la menace
terroriste au Sahel, mobilisant gouvernements africains, européens
et américain, l’ONU, l’Union européenne et l’Union africaine
notamment. La « guerre contre le terrorisme » a ainsi redoré le
blason et renouvelé la légitimité de la posture militaire française en
Afrique.

L’étude, sur le temps long, des interventions militaires fran-


çaises en Afrique aboutit inévitablement à des comparaisons entre
les époques et entre les différents espaces d’intervention. Ces
­comparaisons sont parfois académiques, parfois la source de dis-
cours politiques ou populaires qui visent à justifier ou à condamner
une intervention. Dans le contexte franco-africain, les références à
un néo-colonialisme français ou à la « Françafrique » ne sont
jamais très loin. Ces références communes sont souvent probléma-
tiques du point de vue analytique, car elles deviennent des clichés

3. Conseil de sécurité des Nations Unies, Résolution 2295, 29 juin


2016, para. 35.

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et des raccourcis intellectuels imbriqués dans des luttes norma-
tives, de pouvoir et d’intérêts4.
Le Mali met au défi ces réflexes et ces points de référence
habituels qui permettent les jugements (trop rapides) des interven-
tions militaires françaises. L’intervention Serval est impossible
sans l’héritage historique du dispositif militaire français pré-posi-
tionné, mais son déploiement et sa transformation en Barkhane
sont injustifiables sans la légitimité accordée par « la guerre contre
le terrorisme ». Les cas des interventions Serval et Barkhane
mettent donc en lumière la transformation du dispositif militaire
français, tout en illustrant sa dépendance par rapport à des res-
sources matérielles et morales externes au cadre « traditionnel »
des relations franco-africaines et les limites importantes d’une
militarisation croissante des engagements internationaux au Sahel.
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HISTOIRE BRÈVE DES TRANSFORMATIONS
DE LA POSTURE MILITAIRE FRANÇAISE

Les références ou les comparaisons entre les pratiques fran-


çaises d’intervention militaire et le colonialisme, le néo-colonia-
lisme ou la Françafrique sont, on l’a dit, fréquentes. Historiquement,
ces notions sont importantes pour étudier les interventions mili-
taires sur le temps long. Elles sont trop souvent utilisées, notam-
ment et sans trop d’effort, pour appliquer de vieilles grilles d’ana-
lyse à de nouvelles situations. Analyser le changement est difficile,
car la logique d’intervention est toujours conçue sur la base de
vieilles capacités. Celles-ci sont construites historiquement, avec
le temps, dans le cadre de diverses luttes ou évolutions sociopoli-
tiques. Les capacités et les pratiques d’intervention deviennent
donc familières, mais leur valeur ou utilité proviennent partielle-
ment de leur position dans une structure logique de l’intervention
qui diffère dans le temps. Autrement dit, comprendre l’intervention
militaire française au Mali sur le temps long, et sans recours aux
clichés de la Françafrique, exige une perspective historique sur
l’évolution logique de la posture militaire française, surtout dans

4. Bruno Charbonneau, « The Imperial Legacy of International


Peacebuilding : The Case of Francophone Africa », Review of International
Studies, 40, 3, 2014, pp. 607-630.

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le cas du Mali qui n’a jamais été perçu comme membre ou victime
de la Françafrique.
Les capacités du militarisme français en Afrique proviennent
directement de la colonisation et du processus de décolonisation.
Selon Tony Chafer, contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres
régions du monde, la décolonisation en Afrique subsaharienne
francophone a été le moment d’une « restructuration de la relation
impériale5 ». Les anciennes capacités et les relations humaines du
temps des colonies ont été transformées sur la base de nouvelles
logiques issues de la « relation spéciale » entre la France et
l’Afrique et du cadre normatif de la guerre froide. D’abord, après
la décolonisation, la « coopération militaire franco-africaine » jus-
tifiait le maintien de forces militaires françaises dans les anciennes
colonies par le besoin d’établir et de protéger la souveraineté des
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nouveaux Etats 6. Il faillait construire les armées nationales afin
d’éviter les accusations de néo-colonialisme et de soutenir les
revendications de souveraineté des Etats africains. En tant que pro-
cessus visant à construire des armées africaines fonctionnelles, cet
effort a largement échoué. Le processus de transition d’un modèle
impérial à un modèle d’armées nationales a été progressif, parfois
tumultueux, et intimement lié au processus politique de décolo-
nisation. Comme l’a démontré Camille Evrard dans le cas de la
Mauritanie, les tensions entre un appareil politique devenant afri-
cain et un appareil militaire qui restait « blanc » ont perduré pen-
dant des années après la décolonisation7. De plus, compte tenu des
ressources très limitées des Etats africains, l’armée française est
rapidement devenue une force de coercition fiable pour consolider

5. Tony Chafer, « French African Policy in Historical Perspective »,


Journal of Contemporary African Studies, 19, 2, 2001, p. 167.
6. Bien sûr, il s’agit ici de justifications officielles. La question à
savoir contre qui ou quoi doit être protégée la souveraineté des nou-
veaux Etats est essentielle à toute analyse critique de la coopération
militaire. La confusion délibérée entre le maintien de l’ordre (qui devrait
relever théoriquement de la police et non de l’armée) et les fonctions de
l’armée sont intéressantes à observer dans cette coopération militaire
franco-africaine.
7. Camille Evrard, La Transmission du pouvoir militaire en Mauritanie,
1956-1966, Mémoire de Master 2-Recherches en histoire sous la direction
de Pierre Boilley, Université Paris 1, 2008.

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les régimes des élites africaines amies de la France, ce qui a favo-
risé et facilité l’engagement français en Afrique.

Suite à la décolonisation, des accords militaires de coopération


ou de défense ont autorisé le maintien de bases militaires f­ rançaises
permanentes (au départ au Sénégal, Côte d’Ivoire, Tchad, Djibouti,
Gabon, Cameroun et République centrafricaine), la présence de
troupes françaises « pré-positionnées », des officiers français en
poste dans les rangs des armées africaines et l’option pour l’Etat
français d’intervenir militairement presque partout. Au cours de la
guerre froide, en plus des interventions militaires pour soutenir ou
renverser les régimes africains, des opérations de routine tels des
exercices militaires, la protection des citoyens français et des
ambassadeurs, des déploiements humanitaires et des missions en
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appui aux Nations Unies ont constitué les pratiques de ce milita-
risme franco-africain. L’Afrique est devenue à la fois un terrain
d’exercice prestigieux pour les troupes françaises (notamment les
forces spéciales) et un lieu pour démontrer la force et l’utilité de
l’armée française dans des missions circonscrites. Ces aspects
d’une « présence musclée » ont perpétué, bien que sous différentes
formes, les routines, les habitudes et les effets de l’appareil de
sécurité franco-africain8.
La guerre froide a offert une justification géopolitique et inter-
nationale autorisant les pratiques particulières et, surtout, le
« monopole » français de l’intervention militaire en Afrique fran-
cophone. Après la guerre de Corée (1950-1953), Charles de Gaulle
pouvait prétendre que « la France est la seule puissance mondiale
dont l’armée lutte actuellement contre les communistes9 ». Ainsi,
les mouvements sociaux et les partis politiques africains pouvaient
être qualifiés de prosoviétiques ou, plus tard, prochinois ou pro-­
occidentaux, établissant ainsi les paramètres des types d’indépen-
dance, de violence et de sécurité, tolérables et légitimes en Afrique.

8. Bruno Charbonneau, France and the New Imperialism. Security


Policy in Sub-Saharan Africa, Aldershot, Ashgate/Routledge, 2008 ;
Raphaël Granvaud, Que fait l’armée française en Afrique ?, Paris, Survie,
2009.
9. Cité dans Yves Benot, Massacres coloniaux 1944-1950 : la IVe Répu-
blique et la mise au pas des colonies françaises, Paris, La Découverte,
1994, p. 33.

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328 LES TEMPS MODERNES

En bref, les années 1950 et 1960 ont radicalement changé le


contexte mondial de l’empire. Au-delà des dynamiques bilatérales,
la Charte des Nations Unies, d’une part, et la Charte de l’Atlan-
tique, d’autre part, se combinaient pour définir et redéfinir les pos-
sibilités politiques du champ d’action franco-africain. La conver-
gence de la « communauté transatlantique » et de la « ­communauté
franco-africaine » permettait de réinventer l’Afrique francophone
comme le « pré carré » français (sphère d’influence exclusive).
Ainsi, la rhétorique de la guerre froide selon laquelle la France
était le défenseur des intérêts occidentaux donnait une légitimité
internationale (donc externe aux relations franco-africaines) aux
mécanismes, aux structures et aux pratiques violentes du milita-
risme franco-africain. La France était le « gendarme » de l’Afrique,
où les anciennes colonies demeuraient un espace d’intervention
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militaire privilégié.
Comme l’écrivait Robin Luckham, ce militarisme était un état
d’intervention permanent dans les affaires africaines qui a
influencé la composition des forces sociales, le rôle de l’Etat et la
répartition des ressources matérielles et politiques de nombreux
Etats africains. Le droit à l’insurrection, à résister à l’oppression ou
aux inégalités, et même à déterminer les fondements de la commu-
nauté, a été refusé ou strictement limité par la violence du gen-
darme, bien souvent avec l’approbation ou la demande explicite
des élites africaines au pouvoir 10. Pour paraphraser la thèse de
Jean-François Bayart sur l’Etat africain11, les difficultés des élites
africaines à assurer leur autonomie et à consolider leur pouvoir ont
nécessité la mobilisation de ressources provenant, entre autres, de
l’appareil militaire français.

La fin de la guerre froide a chamboulé les fondements idéolo-


giques du militarisme franco-africain. L’adoption de la doctrine
Balladur en janvier 1994, où le gouvernement français dévaluait le
franc de la Communauté financière africaine de 50 % et rendait
toute aide financière conditionnelle à la signature d’accords entre
les Etats africains et les institutions de Bretton Woods, secouait les

10. Robin Luckham, « Le militarisme français en Afrique », Politique


Africaine, n° 6, 1982, pp. 45-71.
11. Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre,
Paris, Fayard, 1989/2006.

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de serval à barkhane 329
fondations des relations bilatérales franco-africaines. Le Premier
ministre Edouard Balladur symbolisait l’agenda de la « normalisa-
tion » des relations en les intégrant dans des cadres multilatéraux et
les relations capitalistes mondiales12. Pour les militaires, le choc
(ou le constat inévitable) est venu par la tragédie. L’implication
française au Rwanda dans la guerre civile à partir d’octobre 1990
et, surtout, pendant le génocide en 1994 (incluant des accusations
de complicité13) a démontré les conséquences graves que pouvaient
causer le militarisme et les relations étroites entre les élites fran-
çaises et africaines. Le fiasco du Rwanda imposait la nécessité de
changements fondamentaux. La posture d’intervention permanente
était remise en question. Conjugué à l’adoption de la doctrine
Balladur, le traumatisme du Rwanda a déclenché une réflexion
importante de la logique des interventions militaires françaises en
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Afrique (mais pas nécessairement de leur capacité ou de leur utilité
nationale).

Si la « normalisation » signifiait l’intégration à la gouvernance


libérale mondiale, le multilatéralisme et l’européanisation offraient
les nouvelles logiques organisatrices des opérations militaires. En
particulier, l’Union européenne est toujours perçue comme le cadre
multilatéral par excellence, combinant légitimité en tant qu’entité
multinationale et multilatérale, et efficacité en tant qu’acteur inter-
national de la sécurité. L’européanisation de la politique française
d’intervention militaire en Afrique a inspiré l’espoir d’un renou-
vellement des institutions, des modes de gouvernance et d’inter-
vention et des relations franco-africaines14. Bien que les succès de
cette européanisation laissent à désirer, du point de vue du gouver-

12. Cette bataille pour la normalisation, Y. Gounin l’a nommé


Anciens contre Modernes. Yves Gounin, La France en Afrique. Le combat
des Anciens et des Modernes, Paris, De Boeck, 2009.
13. Sur le rôle de la France au Rwanda, voir Daniela Kroslak,
The Role of France in the Rwandan Genocide, Londres, Hurst, 2007 ;
Olivier Lanotte, La France au Rwanda (1990-1994). Entre abstention
impossible et engagement ambivalent, Peter Lang, 2007.
14. Bruno Charbonneau, « What is So Special about the European
Union ? EU-UN Cooperation in Crisis Management in Africa »,
International Peacekeeping, 16 (4), 2009 ; et « Dreams of Empire : France,
Europe, and the New Interventionism in Africa », Modern & Contemporary
France, 16 (3), 2008.

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330 LES TEMPS MODERNES

nement français, l’Europe offre toujours des ressources matérielles


et morales nécessaires à la poursuite des interventions militaires
françaises. Ceci étant dit, bien que l’approche multilatérale
demeure le cadre d’intervention privilégié, elle reste subordonnée
à l’approche bilatérale. Le multilatéralisme est, à plusieurs égards,
l’une des manières dont le gouvernement français a cherché à s’as-
surer de la légalité internationale de ses interventions militaires et
du partage des coûts15.
Depuis 1997, les gouvernements français ont poursuivi une
restructuration significative de la présence militaire française en
Afrique, y compris la fermeture de quelques bases et la renégocia-
tion de différents accords de défense entre l’Etat français et les
pays africains concernés. En dépit de tels changements, l’armée
française est intervenue à nouveau dans la politique africaine,
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notamment en Côte d’Ivoire et en Libye en 2011, et au Mali et en
Centrafrique en 2013. Cette continuité d’intervention peut s’expli-
quer en partie par la situation matérielle : infrastructures et capacités
militaires en sol africain facilitent et accélèrent la prise de décision,
car la planification et la logistique d’une opération n’exigent pas
les mêmes efforts et moyens que si toutes les troupes devaient être
déployées depuis la France. Avec le développement progressif de
« forces de projection » stationnées en France et prêtes à être
déployées rapidement en Afrique, la mission des bases militaires
permanentes a progressivement évolué vers un rôle de soutien
logistique aux forces de projection, mais cette infrastructure assure
que l’Etat français reste un acteur inévitable dans les conflits et les
interventions internationales en Afrique francophone.

En résumé, depuis la deuxième moitié des années 1990, l’in-


terventionnisme militaire français s’est éloigné suffisamment de
ses modes d’opération bilatéraux pour adopter et s’adapter aux

15. Sur les conflits et le droit, Emmanuel Goffi et Grégory Boutherin


(dir.), Les Conflits et le droit, Paris, Choiseul, 2011. Le Livre blanc de la
Défense de 2008 était bien clair sur le fait que la France allait demeurer
présente et active sur le continent africain, que les institutions multilatérales
devaient garantir la légitimité des actions de la France, mais que les condi-
tions et l’organisation de sa présence devaient changer. Voir Défense et
Sécurité nationale. Le Livre blanc, Paris, Odile Jacob / La Documentation
française, 2008.

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normes et aux sources de légitimité externes aux dynamiques
franco-africaines. A ces nouvelles logiques allaient s’entremêler
les discours de la « guerre contre le terrorisme » après les événe-
ments de septembre 2001. C’est dans ce contexte que l’interven-
tion au Mali doit être comprise, tout en considérant la spécificité
du conflit malien. Bien que les tendances à la multilatéralisation et
au respect du droit international semblent bien ancrées au niveau
opérationnel, le cas du Mali expose les difficultés, les dilemmes et
les conditions qu’imposent la « guerre contre le terrorisme ». Le
cliché répandu chez les militaires français qu’il faut, au Mali et au
Sahel, « tondre la pelouse » résume bien le retour d’un état d’inter-
vention permanent au Sahel.
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MALI

En janvier 2012, le Mouvement national de libération de


l’Azawad (MNLA) attaquait les positions maliennes dans le nord
du pays. Rapidement, les groupes armés islamistes Ansar Eddine,
menés par le leader touareg Iyad Ag Ghali, et le Mouvement de
l’unicité du jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) rejoignaient la
rébellion armée. Ces deux groupes avaient établi des liens avec
Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) durant la décennie précé-
dente. Entre janvier et mars, les groupes islamistes gagnaient en
force et évinçaient, vers la fin juin, les rebelles du MNLA. Entre
juillet 2012 et janvier 2013, Ansar Eddine, MUJAO et AQMI pre-
naient le contrôle des trois régions du nord de Kidal, Tombouctou
et Gao.
La situation au Mali s’est aggravée suite aux réactions de
Bamako. Le 22 mars 2012, le capitaine Amadou Haya Sanogo
menait une mutinerie qui se transforma en coup d’Etat contre le
régime du Président Amadou Toumani Touré (ATT). Sanogo justi-
fiait son coup d’Etat en s’appuyant sur trois points : l’incapacité du
régime à répondre et à réagir face à la rébellion, la détérioration de
la situation dans le Nord et l’état embarrassant de l’armée malienne.
Il promettait que l’armée allait reprendre le Nord et réaffirmer la
souveraineté du Mali, mais il réussit seulement à exacerber la crise.
A partir de ce moment, la crise prenait deux directions parallèles
sans lien évident entre elles. A Bamako, les élites politiques se
concentraient sur leur jeu de pouvoir, divisées qu’elles étaient

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332 LES TEMPS MODERNES

entre les camps du Président par intérim Dioncounda Traoré, du


Premier ministre Cheick Modibo Diarra et du capitaine Sanogo. Le
coup d’Etat divisait profondément le Mali, mais pas nécessaire-
ment sur l’axe Nord-Sud, ni selon une division sécularisme-­
islamisme. Ces clichés très répandus obscurcissent la complexité
des crises et les effets de « l’érosion de la démocratie, la hausse de
la criminalité et l’impunité des agents de l’Etat » qui « ont permis à
des groupes variés de prospérer dans le Nord, de gagner du terrain
et, dans certains cas, une légitimité populaire »16.

La complexité des changements d’alliance des groupes rebelles


du Nord et l’incertitude autour de l’autorité politique à Bamako
(avant l’élection de juillet 2013) expliquent partiellement l’indéci-
sion et l’absence d’action internationale concertée en 2012. Le jour
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de son investiture (15 mai 2012), le Président Hollande mettait le
Mali en haut de la liste des priorités du ministère des Affaires étran-
gères, soutenant que son prédécesseur avait négligé les risques que
représentait la déstabilisation du Mali17. Toutefois, les diplomates
français furent incapables de persuader leurs collègues du Conseil
de sécurité et de l’Union européenne, notamment les Américains,
pas convaincus que les groupes dans le Sahel représentaient une
menace sécuritaire qui les concernait. Le gouvernement américain
y voyait une crise institutionnelle de la démocratie malienne. C’est
seulement en juillet, après la destruction des mausolées de
Tombouctou, que l’ambassadeur français aux Nations Unies par-
vint à faire passer une résolution prudente qui prenait note de la
requête de la Communauté économique des Etats d’Afrique de
l’Ouest (CEDEAO) et de l’Union africaine (UA) pour un mandat
autorisant le déploiement d’une force de stabilisation. La Résolution
2056 (5 juillet 2012) priait le Secrétaire général « d’arrêter et de
mettre en œuvre, en consultation avec les organisations régionales,
une stratégie intégrée de l’ONU pour la région du Sahel touchant

16. Susanna Wing, « Briefing Mali : Politics of a Crisis », African


Affairs, 112 (448), 2013, p. 481.
17. Vincent Jauvert, « Mali : histoire secrète d’une guerre surprise »,
Le Nouvel Observateur, Paris, 7 février 2013 (http://globe.blogs.nouve-
lobs.com/archive/2013/02/08/mali-histoire-secrete-d-une-guerre-sur-
prise.html).

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de serval à barkhane 333
les questions de sécurité, de gouvernance, de développement et de
droits de l’homme et les questions humanitaires ».
La prudence de la résolution n’allait pas inciter une action
internationale rapide. Le déploiement de troupes de la CEDEAO
fut retardé par la junte de Sanogo qui s’opposait à une intervention
internationale, par les membres de la CEDEAO qui doutaient de la
capacité d’intervention de l’organisation et qui négociaient des
avantages politiques et les mesures financières associées, et par les
membres du Conseil de sécurité de l’ONU, en particulier les Etats-
Unis, qui mettaient en question la capacité, la compétence et les
objectifs opérationnels d’une force de la CEDEAO. En novembre,
le Secrétaire général exprimait ses craintes qu’une intervention
militaire « qui serait mal conçue et mal exécutée pourrait aggraver
une situation humanitaire déjà extrêmement fragile » et « risque-
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rait aussi de ruiner toute chance de solution politique négociée de
la crise » 18. Après de longues négociations, le 20 décembre, le
Conseil de sécurité autorisait la Mission internationale de soutien
au Mali (MISMA) sous conduite africaine (Résolution 2085). La
résolution ne prévoyait pas une reconquête du Nord. L’armée
malienne devait être entraînée et travailler avec la MISMA, mais
les événements de janvier transféraient la crise dans sa phase de
guerre française, rendant ainsi caduque la MISMA.
En effet, le 11 janvier 2013, les forces militaires françaises
lançaient l’opération Serval afin de libérer le nord du Mali de la
menace terroriste. Le Président François Hollande justifiait cette
intervention militaire par la demande du Président malien par
intérim Dioncounda Traoré qui reconnaissait ainsi l’incapacité de
l’Etat malien à faire face à un sérieux problème de sécurité 19. La
légitimité recherchée et la nécessité supposée de l’intervention
reposaient donc sur l’articulation entre la possibilité de l’effon-

18. Conseil de sécurité des Nations Unies, Résolution 2085, S/Res/2085,


20 décembre 2012.
19. Le lien fait entre la légalité de l’opération Serval et la demande
d’un gouvernement intérimaire après un coup d’Etat est discutable, mais
Bannelier et Christakis défendent la légalité et la légitimité de l’opération
Serval sur la base de cette demande. Voir Karine Bannelier, Theodore
Christakis, « Under the UN Security Council’s Watchful Eyes : Military
Intervention by Invitation in the Malian Conflict », Leiden Journal of
International Law, 26, 4, 2013.

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334 LES TEMPS MODERNES

drement de l’Etat malien et la menace dite terroriste. Selon le


gouvernement français, le bon déroulement de l’élection prési-
dentielle de juillet 2013 devait être le gage du succès et de l’utilité
de l’opération militaire

Une guerre contre le terrorisme ?

Pendant tout l’automne 2012, le Président Hollande répétait que


son gouvernement n’engagerait pas de troupes au sol au Mali.
Toutefois, la diplomatie et le gouvernement français devinrent de
plus en plus frustrés par la réticence du Conseil de sécurité et des
Etats-Unis, par le manque d’intérêt de l’Union européenne et par les
rencontres peu concluantes de la CEDEAO20. A partir d’août 2012,
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la diplomatie et la stratégie médiatique françaises mettent l’accent
sur les activités des groupes islamistes afin d’attirer l’attention de la
Communauté internationale21. La position française consistait à
résoudre le problème islamiste d’abord en vue de mettre en place les
conditions nécessaires à la résolution politique du conflit malien. La
Résolution 2085 (20 décembre 2012) autorisait une force africaine,
mais ne contenait aucun calendrier ou mécanisme de génération de
troupes. Le gouvernement français avait néanmoins quelques alliés.
Le président du Niger, Mahamadou Issoufou, recommandait forte-
ment une action militaire rapide afin de sauver son pays de la
« contagion ». Les Présidents Macky Sall (Sénégal) et Alpha Condé
(Guinée) étaient aussi en faveur d’une telle solution.
Malgré les déclarations officielles et les reportages médiatisés à
propos de la menace globale que les rebelles islamistes maliens
représentaient, la situation était imbriquée dans des dynamiques
maliennes spécifiques. Les 9 et 10 janvier 2013, la situation à
Bamako est tendue. Certains mouvements politiques, dont la plupart
avaient été créés après le coup d’Etat de mars 2012 qu’ils approu-
vaient, demandaient la création immédiate d’une plateforme natio-
nale et souveraine pour la transformation du Mali. Ils exigeaient

20. Roland Marchal, « Military (Mis)Adventures in Mali », African


Affairs, 112 (448), 2013, p. 488.
21. Benedikt Erforth, Thinking Security : A Reflectivist Approach to
France’s Security Policy-Making in sub-Saharan Africa, Thèse de doc-
torat, Université de Trento, 2015, pp. 101-182.

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de serval à barkhane 335
également la démission du Président intérimaire Traoré et la libéra-
tion du Nord des mains des islamistes. Selon plusieurs rapports, les
manifestations devaient se poursuivre sur plusieurs jours et consti-
tuer un climat insurrectionnel qui aurait remis au pouvoir les mili-
taires de Kati (i.e. les « bérets verts » loyaux au capitaine Sanogo).
Différentes rumeurs d’un coup d’Etat contre Traoré incluaient celle
d’un accord entre les islamistes de Iyad Ag Ghali et quelques acteurs
politiques marginalisés de Bamako, en vue de prendre le contrôle du
pays 22. Les tensions grandissantes à Bamako coïncidaient avec
l’avancée des groupes rebelles vers le Sud, plus précisément vers
Mopti, l’aéroport de Sévaré et Konna. Cette attaque brisait l’accord
tacite du printemps 2012 selon lequel aucun groupe armé ne devait
traverser la limite Nord-Sud et poussa le Président Traoré à écrire à
Paris. Cette lettre déjà mentionnée, dont la version finale et révisée
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serait parisienne, demandait un soutien à la collecte de renseigne-
ments et un appui aérien aux troupes maliennes (mais pas de troupes
au sol23). La décision d’intervenir militairement fut prise le 10 jan-
vier 2013 et l’opération Serval débuta officiellement le lendemain.

Le 22 mai 2013, devant la Commission de la défense nationale


et des forces armées, le chef de l’état-major, l’amiral Edouard
Guillaud, affirmait que les directives données en janvier consti-
tuaient à : « stopper l’offensive vers Bamako et ainsi préserver
l’existence d’un Etat malien ; détruire [ce qui signifie en langage
militaire neutraliser 60 % des forces ennemies] et désorganiser la
nébuleuse terroriste ; aider au rétablissement de l’intégrité et de
l’unité territoriales du Mali ; enfin, rechercher les otages, les nôtres
en particulier24 ». Le président intérimaire devait voir son autorité
renforcée, le capitaine Sanogo devait disparaître silencieusement
de la scène politique et les extrémistes islamistes devaient être
détruits pour laisser la place aux représentants considérés légitimes
du Nord. Militairement, on l’a dit, l’opération a été un succès.

22. International Crisis Group, Mali : sécuriser, dialoguer et réformer


en profondeur, Dakar/Bruxelles, Rapport Afrique no 201, 11 avril 2013.
23. Vincent Jauvert, « Mali : histoire secrète d’une guerre surprise »,
art. cité.
24. Assemblée nationale (France), « Audition de l’amiral Edouard
Guillaud sur les enseignements de l’opération Serval », Commission de la
défense nationale et des forces armées, Compte rendu 74, 22 mai 2013.

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336 LES TEMPS MODERNES

La raison officielle et publique justifiant la guerre de la France


fut que la situation avait évolué « à la vitesse de la lumière »
lorsque les rebelles se lancèrent vers le Sud, prétendument vers
Bamako25. Un tel scénario était en fait peu probable, même si on ne
pouvait écarter complètement ce risque. Les trop peu nombreuses
forces rebelles (les estimations ont varié énormément selon les
sources, mais il paraît prudent de les chiffrer entre 2 000 et
3 000 hommes) auraient eu bien du mal à conquérir et à contrôler
tant le nord du pays que la capitale de deux millions d’habitants.
Néanmoins, en 2013, Hollande changeait son discours :

Le Mali fait face à une agression d’éléments terroristes,


venant du Nord, dont le monde entier sait désormais la brutalité et
le fanatisme. Il en va donc, aujourd’hui, de l’existence même de
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cet Etat ami, le Mali, de la sécurité de sa population, et celle éga-
lement de nos ressortissants [...] Cette opération [militaire] durera
le temps nécessaire [...] Les terroristes doivent savoir que la
France sera toujours là lorsqu’il s’agit non pas de ses intérêts fon-
damentaux mais des droits d’une population, celle du Mali qui
veut vivre libre et dans la démocratie26.

A quelques exceptions près, les discussions à propos du conflit


malien sont délimitées par les discours sur la menace islamiste en
Afrique27. L’attaque et la prise d’otages à l’installation pétrolière In
Amenas en Algérie (en janvier 2013), les attaques terroristes
à Bamako en novembre 2015, à Ouagadougou en janvier 2016, et
à Bamako et Grand-Bassam en mars 2016, furent interprétées
comme la confirmation que le conflit malien était et reste lié à la
menace mondiale d’Al-Qaïda et que, par conséquent, les espaces
dits non gouvernés du Sahel représentaient une menace pour les
intérêts occidentaux. Le Premier ministre britannique, David

25. La lumière reste à faire sur les circonstances de cette attaque sur-
prenante.
26. Cité dans Stephen W. Smith, « In Search of Monsters », London
Review of Books, 35, 3, 2013.
27. Les écrits sur le conflit malien se concentrent majoritairement
sur la menace terroriste. Voir, par exemple, Michael Shurkin, Stephanie
Pezard, S. Rebecca Zimmerman, Mali’s Next Battle. Improving Counter-
terrorism capabilities, Rand Corporation, 2017.

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de serval à barkhane 337
Cameron, affirmait en 2013 que le Mali souffrait de la même menace
existentielle que le Pakistan et l’Afghanistan, avançant qu’il s’agis-
sait d’une « lutte sur plusieurs générations » contre les extrémistes28.
Toutefois, les progrès militaires de 2013 ont vite cédé la place
à la stagnation politique (les Accords d’Alger de 2015 ne vont
nulle part), une montée croissante de la violence depuis 2014, une
mission onusienne désorganisée et impuissante, et un nouveau dis-
positif militaire français contre-terroriste au Sahel. L’opération
Serval devait mettre en place les conditions nécessaires à une réso-
lution politique du conflit dont la mission onusienne devait prendre
la responsabilité. Sans nier les problèmes que posent ces groupes,
l’approche centrée sur le contre-terrorisme continue de négliger la
nature hargneuse des divers groupes islamistes utilisant la force
pour atteindre des objectifs, la spécificité locale et l’émergence
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historique du conflit, l’attrait et l’intégration locaux des groupes
islamistes et le rôle des acteurs internationaux dans la production
des conditions permettant leur émergence 29. L’accent mis sur la
violence islamiste et terroriste a autorisé et légitimé l’intervention
militaire française et internationale, mais cela a aussi contribué à
une redistribution du pouvoir au Mali :

Les autorités par intérim ont clairement capitalisé sur la per-


ception répandue d’une menace islamiste qui a permis de
recueillir efficacement un soutien international pour un gouverne-
ment malien dont la réputation nationale était douteuse30.

Le constat, en 2017, est plutôt celui d’un conflit dont l’issue


semble bien loin, une régionalisation des activités terroristes et une
présence militaire française au Sahel renouvelée.

28. « UK to consider boosting French Mali operation support », BBC


News, 22 janvier 2013 (http://www.bbc.com/news/uk-politics-21136882).
29. Bruno Charbonneau et Cédric Jourde, Les Dilemmes de la réso-
lution des conflits face aux défis de la « guerre au terrorisme » : le Mali
dans une perspective sahélienne, Rapport de recherches no 1, Montréal,
Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix, Chaire
Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, 2016.
30. Isaline Bergamaschi, « French Military Intervention in Mali :
Inevitable, Consensual yet Insufficient », Stability, 2 (2), 2013, p. 6.

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338 LES TEMPS MODERNES

BARKHANE ET LA GUERRE CONTRE LE TERRORISME AU SAHEL

Les troupes françaises de l’opération Serval ont été applaudies


par les Maliens. François Hollande fut accueilli en héros national à
Bamako et à Tombouctou. Le ministre français des Affaires étran-
gères, Laurent Fabius, jubilait à la vue du succès de l’opération
et de l’autorisation obtenue pour le déploiement d’une force de
maintien de la paix de l’ONU. Jean-Yves Le Drian, ministre de la
Défense, a continué de répéter que « la France peut être fière ».
Tant le Président par intérim Dioncounda Traoré que le Président
élu Ibrahim Boubacar Keïta n’ont pas manqué d’opportunités d’être
vus serrant la main au Président François Hollande. Ces expressions
de « succès » ont été validées par le Conseil de sécurité lors de l’au-
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torisation, en avril 2013, d’une force de maintien de la paix, la
MINUSMA, dont le mandat principal est la « stabilisation des prin-
cipales agglomérations et [la] contribution au rétablissement de
l’autorité de l’Etat dans tout le pays » (Résolution 2100).
L’opération Serval, il est vrai, n’a jamais eu la prétention d’of-
frir une solution politique, seulement de mettre en place les condi-
tions pour celle-ci. La destruction et la répression des groupes
­terroristes devaient créer l’espace nécessaire à une résolution poli-
tique du conflit malien. La MINUSMA, autorisée en avril 2013,
était déployée pour appuyer le processus politique et effectuer un
certain nombre de tâches d’ordre sécuritaire. Toutefois, notam-
ment à partir de l’été 2014, il devint clair que la solution ne vien-
drait pas d’elle-même et demandait un engagement politique sur le
long terme. Ainsi, l’opération Serval s’est transformée en opéra-
tion de contre-terrorisme Barkhane, qui opère officiellement sur la
zone du G5 Sahel, soit le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le
Niger et le Tchad. L’intervention Barkhane est justifiée sur une
double logique de « guerre au terrorisme » et de division du travail
entre les forces françaises et onusiennes. D’un côté, la France est
au cœur d’un dispositif contre-terroriste (soutenu par les Etats-
Unis, l’Union européenne et les membres africains du G5 Sahel)
qui doit, en théorie, permettre l’établissement des conditions
nécessaires à la résolution des conflits et à la consolidation de la
paix en éliminant les terroristes. De l’autre, la MINUSMA doit
faciliter le processus de paix entre les partis perçus comme légi-
times.

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de serval à barkhane 339

L’opération Barkhane est, à plusieurs égards, un constat d’échec


de décennies de présence militaire française dans la zone sahé-
lienne, des accords de coopération militaire qui devaient construire
et professionnaliser les armées africaines et des politiques fran-
çaises et internationales de développement des Etats sahéliens.
Contrairement aux interventions du passé, cependant, la logique de
« guerre contre le terrorisme » lui octroie une légitimité rarement
égalée et un espace opérationnel régional inédit. L’opération
Barkhane est de plus en plus perçue comme une force d’occupa-
tion par certains segments des populations locales, mais le déploie-
ment est appuyé par tous les acteurs internationaux importants. Le
dispositif Barkhane est partiellement dépendant de l’aide militaire
américaine (transports stratégiques, renseignement, appui finan-
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cier), du soutien financier de l’Union européenne et de la coopé­
ration des gouvernements africains concernés, mais également fort
utile à tous. Les Etats-Unis perçoivent une menace terroriste au
Sahel, mais pas un intérêt national assez significatif pour s’y
investir davantage. L’Union européenne est concernée par les flux
migratoires et les trafics qui pourraient déstabiliser l’Europe. Les
gouvernements africains y trouvent leur compte, Barkhane assu-
rant la sécurité et la stabilité des régimes du G5 Sahel. La restruc-
turation du dispositif militaire français suite à l’opération Serval
rétablit ainsi un état d’intervention militaire permanent.
L’émergence de la violence demeure intimement liée au pro-
blème de l’Etat, de sa légitimité et de la moralité des systèmes de
répartition des ressources et des pouvoirs. Une zone d’exception
permettant l’intervention militaire française fait fi des dilemmes et
des obstacles de divers régimes de souveraineté, dont ceux des
Etats et des organisations régionales africaines. De plus, la visibi-
lité grandissante des forces militaires françaises et américaines
semble avoir renforcé le profil et les activités des groupes djiha-
distes plutôt que d’avoir discrédité leur idéologie terroriste.
Comme les justifications au temps de la guerre froide, la « guerre
contre le terrorisme » a tendance à obscurcir, négliger, cacher, ou
même à exacerber ces enjeux fondamentaux. Il importe de ne pas
sous-estimer la question de la légitimité des régimes politiques en
place et des liens avec une « guerre contre le terrorisme ». Un appui
sans faille aux régimes autoritaires risque fort d’être préjudiciable.
D’abord, cela revient à soutenir les comportements de ces régimes

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340 LES TEMPS MODERNES

qui ont en partie alimenté les conflits au départ. Ensuite, cela risque
de délégitimer l’action internationale, celle-ci étant alors perçue
par plusieurs segments de la population comme alliée de régimes
autoritaires nationaux ou subnationaux. L’histoire des interven-
tions militaires françaises ne manque pas d’exemples à cet égard.
La gouvernance démocratique et les droits de la personne sont
considérablement minés par la militarisation et la sécurisation des
politiques visant le Sahel-Sahara. L’opération Barkhane est au
cœur d’une restructuration fondamentale de la gouvernance régio-
nale sécuritaire, mais cette restructuration dépasse largement le
cadre des relations franco-africaines bien qu’elle soit ancrée dans
celles-ci.

Bruno Charbonneau
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