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Lafarge : l'ascension d'une multinationale à la française

(1833-2005)
Dominique Barjot
Dans Relations internationales 2005/4 (n° 124), pages 51 à 67
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0335-2013
ISBN 9782130552710
DOI 10.3917/ri.124.0051
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/09/2023 sur www.cairn.info par Manuela Moukoko (IP: 154.72.162.239)

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Lafarge : l’ascension d’une multinationale
à la française (1833-2005)
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INTRODUCTION

Lafarge offre un bel exemple d’entreprise française parvenu au statut de


firme mondiale. Elle le doit pour partie au fait qu’il s’agit d’une vieille
entreprise, créée en 1833 par Auguste Pavin de Lafarge1. Il avait repris
l’activité acquise en 1749 auprès de la seigneurie de Lafarge : celle-ci cons-
tituait un site, réputé depuis des générations, pour la qualité de sa pierre à
chaux. Auguste Pavin de Lafarge se lança alors dans l’exploitation régulière
du gisement de pierre calcaire2. La maison Lafarge demeura ainsi, jus-
qu’en 1947, une entreprise familiale. Puis se produisit ensuite un change-
ment radical qui la pousse à devenir l’archétype de l’entreprise managériale,
dans une économie française qui en compte longtemps peu3.
Lafarge est devenu, dès la seconde moitié du XIXe siècle sans doute,
l’un des grands du secteur des matériaux de construction. Le groupe fait
aujourd’hui figure de numéro trois français du secteur derrière Saint-
Gobain et Arcelor, le second sidérurgiste mondial. Lafarge s’est donc
imposé comme un groupe mondial. À cet égard, la référence à Saint-
Gobain s’impose, d’où notre titre qui paraphrase celui d’un ouvrage
consacré à l’histoire de cette dernière compagnie4. Pour Lafarge, Saint-
Gobain constitue toujours « le » modèle, avec un chiffre d’affaires égal à

1. Léon Dubois, Lafarge-Coppée. 150 ans d’industrie, Paris, Belfond, 1988, 324 p. Cette étude
s’appuie en outre, pour la partie postérieure à 1990, sur le dépouillement des assemblées générales du
groupe Lafarge, que l’auteur remercie pour sa coopération. Pour les périodes antérieures, cette étude
a été menée à partir des fonds des Archives du monde du travail à Roubaix (séries 65 AQ S 198,
S 198 bis, SS a 1, 184 AQ TP 22, 205 AQ 57). L’auteur remercie la direction du Centre pour l’aide
apportée à son travail.
2. Émilie Dyèvre, Pavin de Lafarge, une lignée industrielle (1833-1914), mémoire de maîtrise
d’histoire, Université de Paris IV - Sorbonne, dir. J.-P. Chaline, juin 2000, 235 p.
3. Dominique Barjot, « Lafarge : The keys of a successful internationalisation process (1946-
1973) », in H. Bonin (sous la dir. de), Transnational Compagnies (XIXe-XXe siècles), Plage, 2002, p. 663-
680.
4. Jean-Pierre Daviet, Une multinationale à la française. Saint-Gobain, 1665-1989, Paris, Fayard,
1989, 336 p. ; Maurice Hamon, Du soleil à la terre. Une histoire de Saint-Gobain, Paris, J.-C. Lattès,
2e éd., 1998, 274 p.
Relations internationales, no 124/2005
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au moins deux fois celui de Lafarge5. Cependant, le succès est comparable


si l’on prend en compte la taille respective des marchés concernés.
Lafarge fournit une illustration exemplaire de la succession des trois
mondialisations : l’internationalisation, la multinationalisation puis la mon-
dialisation au sens strict du terme6. La première se produit avant la Pre-
mière Guerre mondiale : la chance de Lafarge a été de parvenir à en conso-
lider les acquis dans les années 1920, puis de résister autour de ces mêmes
acquis dans les années 1930. La seconde – à savoir, la multinationalisation –
se réalise après 1945. Elle se caractérise par une croissance forte, elle-même
fondée, dans le cas de Lafarge, sur l’impulsion de la reconstruction fran-
çaise, puis du boom du logement, un redéploiement réussi en Afrique du
Nord, Lafarge se maintenant bien au Maroc, mais non en Algérie, une
percée formidable en Amérique du Nord, grâce à la conquête du marché
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canadien à partir de la Colombie-Britannique, et, enfin, une implantation
plus hésitante au Brésil, en Espagne et en Allemagne. La troisième étape est
celle de la mondialisation au sens strict du terme. Elle débute en 1975 et
revêt une triple forme : conquête progressive des marchés européens,
ascension au rang de leader nord-américain, à travers les prises de contrôle
successives de General Portland, Redland et Blue Cirde, enfin implanta-
tion en Extrême-Orient. Dans l’histoire du groupe Lafarge, trois étapes se
sont en effet succédé : l’internationalisation, de 1864 à 1945 ; la multina-
tionalisation, entre 1945 et 1974 ; la mondialisation, de 1975 à 2005.

L’INTERNATIONALISATION (1864-1945)

Née en 1833 de l’exploitation de four à chaux au lieu-dit Lafarge,


entre Viviers et Le Teil (Ardèche), par Auguste Pavin de Lafarge, elle se
développe beaucoup sous l’impulsion de Léon et d’Édouard, les deux fils
du fondateur7. Dès 1848, l’affaire se constitue en Société Lafarge Frères.
Elle ouvre des agences et multiplie les succursales et entrepôts. En 1884,
elle devient les Sociétés J. et A. Pavin de Lafarge, conservant toujours le
statut de société en nom collectif. À cette date, elle a déjà réussi sa percée
commerciale.

La percée commerciale (1864-1914)


Elle se fonde sur deux atouts : la qualité des produits et l’excellence de
la technologie. Dès 1864, elle livre son premier grand chantier internatio-
nal : 110 000 tonnes de chaux hydraulique fournies à la Compagnie uni-
verselle du canal de Suez. Deux ans plus tard, elle crée sa première suc-

5. Voir les rapports d’activité Lafarge et Saint-Gobain de 2003. À cette date, le chiffre d’affaires
de Saint-Gobain se montait à 29,6 millions d’euros, contre 13,7 à Lafarge.
6. Léon Dubois, Lafarge-Coppée, op. cit., p. 17-108.
7. Dominique Barjot, « Travaux publics et biens intermédiaires, 1900-1950 », in Maurice Lévy-
Leboyer (sous la dir. de), Histoire de la France industrielle, t. 23 : 1900-1950. L’âge de la technique, Paris,
Larousse, 1996, p. 296-319.
Lafarge 53

cursale algérienne : l’implantation à Alger a pour but de répondre aux


besoins de la mise en valeur du pays. Peu de temps après, elle s’installe à
Paris, avec l’objectif de s’imposer sur l’ensemble du territoire français.
S’engage alors un double processus de croissance interne et externe,
Lafarge absorbant dès cette époque, successivement, toute une série
d’entreprises concurrentes dans le sud-est et l’est de la France.
Cette percée commerciale bénéficie de l’excellence de la technologie
Lafarge. Sous la direction conjointe de Joseph et d’Auguste ainsi que de
Paul Daher, leur associé, l’entreprise fournit un important effort de
recherche-développement, d’innovation et de diversification. Dès 1887,
la maison Lafarge fonde le premier laboratoire central au Theil, dirigé par
Henry Le Châtelier, savant de réputation mondiale, spécialiste de la résis-
tance des matériaux. 1890 voit Lafarge se lancer dans la fabrication du
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ciment de laitier. Enfin, en 1908, l’entreprise introduit une innovation
majeure, le ciment fondu, obtenu par fusion de calcaire et de bauxite. Ce
produit s’impose par ses qualités exceptionnelles : durcissement rapide,
résistance aux hautes températures et à la corrosion.
De ce fait, à la veille de la Première Guerre mondiale, la maison
Lafarge s’est déjà nettement imposée au premier rang de l’industrie
cimentière française :

Tableau 1. — Parts de marché détenues par les principales sociétés cimentières


françaises en 1910

Sociétés Production de ciment Parts de marché (%)


(million de tonnes)

1 / Lafarge 320 20
2 / Ciments français et 130 8
2 / Poliet et Chausson 130 8
3 / Vicat 60 4
4 / Origny 30 2
Autres sociétés 830 58

Total 1 500 100

Source : Bertrand Collomb , « L’industrie européenne du ciment au XXe siècle »,


Entreprises et Histoire, no 3, ESKA, 1993, p. 100 ; Jung-yeon Lee, Poliet et Chausson :
l’ascension d’une entreprise cimentière (1901-1970), DEA d’histoire, Université de Paris IV -
Sorbonne, dir. D. Barjot, 2005, p. 176.

L’entreprise comptait déjà parmi les « cinq ou six premières entreprises


européennes du secteur cimentier »8.

8. Bertrand Collomb, « L’industrie européenne du ciment au XXe siècle », Entreprises et Histoire,


no 3, 1993, p. 97-111 ; Jung-yeon Lee, Poliet et Chausson : l’ascension d’une entreprise cimentière (1901-
1970), DEA d’histoire, Université de Paris IV - Sorbonne, dir. D. Barjot, juin 2005, 246 p.
54 Dominique Barjot

Face aux difficultés de la première moitié du XXe siècle,


une résistance remarquable (1914-1945)
La Première Guerre mondiale ouvre une période beaucoup plus diffi-
cile, laquelle ne s’achèvera qu’à la fin des années 1940.
Une conjoncture plus difficile
Durant le premier conflit mondial, la production de liants hydrau-
liques chute des trois quarts : en dehors de l’usine de Vitry-le-François,
aucune des cimenteries de la société ne se trouve assez près du front
pour bénéficier de priorités en matière d’affectation de main-d’œuvre.
Certes, les années 1920 voient un bond en avant de la production
cimentière, avec les débouchés offerts par la reconstruction, la multipli-
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cation et la banalisation des applications du béton ainsi que la mise au
point, vers 1925, du nouveau procédé dit de la « voie humide », qui
domine la technologie cimentière jusqu’à la fin des années 1950 : il per-
met une amélioration considérable de la qualité des ciments artificiels,
mais oblige à d’importantes dépenses d’énergie. Lafarge doit cependant,
à l’époque, faire face à l’âpre concurrence de la part d’entreprises
comme les Ciments français, la Société Lambert Frères, les Ciments
Vicat, les Ciments d’Origny ou, plus encore, des Établissements Poliet
et Chausson, devenus, à la fin des années 1920, le leader français de la
profession.
La crise mondiale brise brutalement l’expansion de l’industrie cimen-
tière. Le ralentissement ou l’arrêt des grands travaux et de la construction
de logements s’accompagne, en France, de l’importation de quantités
massives de ciments depuis les pays voisins à monnaie dépréciée. Les prix
s’effondrent tandis que les coûts résistent à la baisse. Certaines entreprises
cimentières sont à deux doigts de disparaître, à l’instar des Ciments fran-
çais, passés alors sous le contrôle de la banque Lazard. Toutes les entre-
prises s’engagent dans la voie des restructurations et de l’austérité finan-
cière : Ciments français mais aussi Lafarge n’y échappent pas. Le
redressement, tardif, se trouve vite compromis par le second conflit
mondial.
Lafarge préserve les acquis
Face aux difficultés de la période, la maison Lafarge préserve les
acquis. Trois facteurs y contribuent. En premier lieu, un effort de restruc-
turation drastique. Devenue société anonyme dès 1919 sous la raison
sociale Société anonyme des chaux et ciments de Lafarge et du Teil, elle
se réorganise sous l’impulsion de Jean de Waubert (1889-1948), son prin-
cipal dirigeant. Gendre de Joseph Lafarge, il impose le transfert à Paris de
l’état-major de son groupe et restructure la société mère autour de quatre
fonctions : direction générale, direction technique, direction commerciale
et direction financière. Dans le cadre de la mise en place de ce modèle
fayolien d’organisation, J. de Waubert ouvre, en Charente, la puissante
Lafarge 55

usine de Couronne, concentre à Fos la production de fondu et ferme cinq


autres établissements du groupe.
Second facteur, Lafarge s’implante à l’étranger. Dès 1926, la société
ouvre, au Royaume-Uni, sa première usine de ciment fondu, établie à
West Thurrock. Elle prend la forme d’une filiale, Lafarge Aluminous
Cement Cy – LAC –, ce qui témoigne d’une volonté d’implantation
durable. C’est le point de départ d’une seconde implantation, au Québec,
mais depuis Londres, par l’entremise de LAC. Troisième facteur, la Société
anonyme des chaux et ciments de Lafarge et du Teil accroît sa diversifica-
tion. En 1931, elle prend, pour la première fois, des intérêts dans le plâtre
(prise de participation dans Gypses et plâtres de France). Un an plus tard,
elle met au point un nouveau ciment, le superblanc. Par suite, la société
passe mieux la crise des années 1930 que la plupart de ses concurrents
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français et même européens. Y contribue beaucoup la force de ses
implantations dans l’outre-mer, en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Elle y
fait figure de leader de manière incontestable. En conséquence de quoi,
elle s’impose comme une firme clé dans les cartels internationaux : tel est
le cas d’Intercement, fondé à Malmö, en Suède, en 1937, à l’initiative des
cimentiers belges.

Une réussite fragile

Cette réussite demeure fragile. En effet, durant la Seconde Guerre


mondiale, l’Occupation disloque les activités du groupe, désormais éclaté
entre zone libre, zone occupée, Afrique du Nord et Angleterre. En
Algérie et au Maroc, le groupe travaille de façon assez active jusqu’au
débarquement américain de novembre 1942. Ensuite les contacts sont
rompus avec la métropole du fait de l’invasion de la zone sud par les
Allemands. Cet événement entraîne, en outre, la mise sous séquestre par
les autorités britanniques du holding contrôlant la filiale anglaise. En zone
occupée, les dirigeants de Lafarge se fixent pour objectif de privilégier
l’entretien de l’outil de production plutôt que la production elle-même
ainsi que d’écouler un maximum de ciment aux clients nationaux.
L’objectif du groupe est alors de survivre en sauvegardant ses usines et
son personnel. Elle le peut d’autant mieux qu’elle ne réalise que 40 %
de sa production en zone nord, contre 70 % pour l’ensemble de
l’industrie cimentière française. Malgré les difficultés d’approvision-
nement et une trésorerie de plus en plus tendue, la société reste bénéfi-
ciaire en 1940, 1941 et 1942 avant de solder en pertes les exercices 1943
et 1944.
Au lendemain du second conflit mondial, la production cimentière
explose : dès 1948, elle retrouve son niveau record de 1932. Mais les
sociétés du secteur font figure d’accusées. Lafarge est mise sous séquestre
en septembre 1944, accusée qu’elle est d’avoir livré du ciment à
l’Organisation Todt. Prise par le préfet de l’Ardèche, à l’initiative du
Parti communiste, la mesure s’inscrit en fait dans une stratégie plus
56 Dominique Barjot

large : pour les communistes, l’objectif visé est la nationalisation de


l’industrie cimentière. Mais l’opération échoue : le séquestre se limite à
l’usine mère du Teil et est levé en juin 1946. À l’époque, en effet,
l’industrie cimentière fait l’objet d’une priorité absolue dans l’esprit des
pouvoirs publics. Lafarge se situe alors, nettement, au second rang fran-
çais de l’industrie cimentière française derrière les Établissements Poliet
et Chausson.

Tableau 2. — Les principales sociétés cimentières françaises en 19489

Montant de la
Nom Montant du capital social capitalisation boursière
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1 / Poliet et Chausson 1 121 2 100
2 / Lafarge 476,5 1 800
3 / Ciments Français 180 1 200
4 / Lambert Frères 165 1 150

Source : Dominique Barjot, « Travaux publics et biens intermédiaires, 1900-


1950 », in Maurice Lévy-Leboyer (sous la dir. de), Histoire de la France industrielle, t. 23 :
1900-1950. L’âge de la technique, Paris, Larousse, 1996, p. 300.

LA MULTINATIONALISATION (1945-1974)

La mise sous séquestre eut, pour Lafarge, des conséquences para-


doxales : loin de déboucher sur la nationalisation, elle précise l’entreprise
dans la modernité10. À partir de 1947, la firme cesse d’être dirigée par la
famille. Elle passe, de façon définitive, aux mains des managers. Ce sont
eux qui mènent à son terme le processus de multinationalisation.
Entre 1947 et 1974, Lafarge s’affirme comme un groupe dynamique et en
voie d’internationalisation rapide.

Un groupe dynamique et en voie d’internationalisation rapide

La SA des chaux et ciments de Lafarge et du Teil, devenue en 1957


Société des ciments Lafarge, demeure tout au long de la période l’élément
moteur du groupe, dont elle constitue la société mère.

9. Sociétés cotées à la Bourse de Paris en 1949 et classées par ordre d’importance de leur capital
social et de leur capitalisation boursière en octobre 1948 (en millions de francs).
10. Dominique Barjot, « Lafarge : The keys of a successful internationalisation process (1946-
1973) », art. cité. Voir aussi Dominique Barjot, « Les industries d’équipement et de la construction
1950-1980 », in M. Lévy-Leboyer (sous la dir. de), Histoire de la France industrielle, t. 4 : 1950-1980. Le
temps de l’expansion, op. cit., p. 412-433.
Lafarge 57

Une croissance forte, mais bien maîtrisée


À partir de 1949, date à laquelle on possède des données statistiques
et financières homogènes, l’entreprise accroît son chiffre d’affaires TTC
de 7,1 % par an en moyenne. La progression est plus forte encore
pour les profits : de 1949 à 1973, la marge brute d’autofinancement aug-
mente de 9,7 % par an en moyenne. Les dirigeants de Lafarge privilé-
gient alors la rentabilité par rapport à la croissance. Ils se préoccupent
aussi de maîtriser les coûts de production, d’où des investissements mas-
sifs destinés à engendrer des gains élevés de productivité du travail. Mais
ces investissements ne vont pas sans des problèmes grandissants de
financement.

Des besoins grandissants de financement


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Ils se lisent dans l’évolution des fonds de roulement net (capitaux pro-
pres + dettes à long et moyen terme – capitaux fixes) : il se resserre beau-
coup en 1957, 1961-1962 et devient même négatif en 1970 et 1971. Ces
tensions de trésorerie découlent, pour une part non négligeable, de
l’insuffisance structurelle de l’autofinancement. Ce dernier ne couvre
en effet qu’environ 50 % des besoins d’investissements. La situation
s’aggravant dans les années 1960, il faut trouver des financements exté-
rieurs sous forme d’émissions tantôt d’actions, tantôt d’obligations. Une
série d’émissions de capital permet d’élargir l’actionnariat, mais, à partir
des années 1960, l’endettement obligataire devient la première source de
financement des investissements. Parce que l’appel à de nouveaux apports
d’actionnaires implique une augmentation forte des dividendes, l’endet-
tement à long et moyen terme apparaît comme une solution appropriée
aux besoins financiers toujours accrus d’un groupe en expansion et en
voie d’internationalisation rapide.

Vigueur de l’internationalisation
Cette dernière résulte d’une stratégie délibérée d’investissement. Si la
société privilégie toujours les investissements productifs par rapport aux
investissements de portefeuille, la part relative de ces derniers aug-
mente beaucoup dans les années 1960-1973 (3,9 % environ des investis-
sements en moyenne, contre 10,5 % de 1949 à 1959). De surcroît,
ces investissements de portefeuille se réorientent, à partir de 1956-1957,
vers l’étranger. D’abord modeste, la tendance devient beaucoup plus
spectaculaire à partir de 1971 : leur part du total atteint 56,3 %
entre 1971 et 1973, contre 16,3 seulement de 1957 à 1963 et 33,7
de 1964 à 1970.
La percée à l’international bénéficie à l’ensemble du groupe : à partir
de 1971, ce dernier réalise toujours plus de 50 % de son chiffre d’affaires
TTC à l’étranger (50,3 % en 1971, 52,9 en 1972, 53,2 en 1973). Outre la
France, c’est alors le Canada qui constitue la zone privilégiée d’expansion,
58 Dominique Barjot

le groupe ayant par ailleurs acquis des propositions intéressantes en Alle-


magne, aux États-Unis et au Royaume-Uni, voire en Espagne tout en
demeurant présent en Afrique :
Tableau 3. — Répartition géographique du chiffre d’affaires
au 31 décembre 1973 (en % du total)

France 47,6
Amérique du Nord 35,8
dont Canada 33,2
dont États-Unis 2,6
dont Europe occidentale 8,3
dont Allemagne 5,7
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dont Royaume-Uni 1,7
dont Espagne 0,9
Afrique 4,8
Divers 31,0

Source : Groupe Lafarge.

La percée demeure incomplète : elle paraît réussie en Amérique du Nord,


mais reste largement à réaliser en Europe occidentale et surtout en
Extrême-Orient.

Les trois clefs d’une percée internationale


La percée est néanmoins réalité. Trois facteurs principaux y ont
contribué : l’action de dirigeants éclairés adhérant aux mêmes objectifs
stratégiques à long terme ; une stratégie réussie de redéploiement de
l’Afrique du Nord vers l’Amérique anglo-saxonne ; une transformation
profonde des activités et des structures sans altération culturelle11.
Des dirigeants éclairés adhérant aux mêmes objectifs stratégiques
En 1947, à la levée du séquestre, la SA des chaux et ciments de Lafarge
et du Teil se voit privée de chefs. La famille Pavin de Lafarge, faute de
pouvoir trouver en son sein un successeur à Jean de Waubert, fait appel à
deux hommes de l’extérieur : Alfred François (1883-1959) et Marcel
Demonque (1900-1974). Le second, surtout, domine la période des
« Trente Glorieuses ». Ancien secrétaire général, puis président du comité
d’organisation des Chaux et ciments, il entre chez Lafarge, comme direc-
teur général, en même temps qu’A. François accède à la présidence. Il
s’impose vite comme « le patron ». Attaché à la tradition paternaliste de
l’entreprise, ce catholique prône la participation, mais aussi la promotion

11. Jung-yeon Lee, Poliet et Chausson : l’ascension d’une multinationale à la française durant les Trente
Glorieuses : Lafarge (1946-1974), mémoire de maîtrise d’histoire, Université de Paris IV - Sorbonne,
dir. D. Barjot, septembre 2004, 331 p.
Lafarge 59

individuelle. Surtout, il donne l’impulsion à la modernisation, grâce à


l’introduction des techniques américaines de management. Les deux
hommes savent s’entourer. Ils s’appuient sur les anciens les plus actifs mais
recrutent aussi des hommes neufs, parmi lesquels Jean-Charles Lofficier,
qu’une attaque d’hémiplégie empêche de succéder à M. Demonque, ou
Jean Bailly, Jean François et Olivier Lecerf, les trois directeurs adjoints qui
reprennent la direction du groupe au décès de Marcel Demonque.
Une stratégie réussie de redéploiement international
Jusqu’au milieu des années 1950, le groupe retrouve une importante
activité en Afrique du Nord : en 1955, il y réalise même 35 % de sa pro-
duction. Mais l’indépendance du Maroc et de la Tunisie puis la guerre
d’Algérie l’obligent à réviser ses grandes options stratégiques. Il faut quit-
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ter la Tunisie en 1961, suite à la mise sous séquestre de tous les biens du
groupe, et l’Algérie, en 1968, du fait de la nationalisation de tous ses
actifs. Mais la plupart des personnels ont été rapatriés dès 1962. Si les pers-
pectives demeurent favorables au Maroc, l’Afrique du Nord ne représente
déjà plus, depuis le début de la décennie, qu’une part négligeable de
l’activité du groupe. À l’époque, la greffe nord-américaine a été réussie,
depuis longtemps.
Dès le début des années 1950, A. François et M. Demonque pensent à
s’implanter outre-Atlantique. Depuis plus de soixante ans, Lafarge exporte
du ciment aux États-Unis. Toutefois, il paraît difficile d’y créer une filiale,
comme l’a montré un premier échec en 1925. À l’inverse, le Canada paraît
plus favorable. Dans la première moitié des années 1950, le pays connaît une
grande prospérité. Plusieurs grands concurrents internationaux de Lafarge y
ont déjà investi : Holderbank (aujourd’hui Holcim) Associated Portland
Cement Manufactures (APCM, devenues ensuite Blue Circle, Royaume-
Uni), Cimenteries et briqueteries réunies (BR, Belgique). De plus, Lafarge
est déjà présent à Montréal, depuis 1948, à travers sa filiale LAC.
C’est néanmoins à Vancouver que Lafarge décide de s’implanter, à tra-
vers sa filiale Lafarge Cement of North America (LCNA), constituée pour
l’occasion en 1956, cotée à la Bourse de Toronto et confiée à J.-C. Loffi-
cier. Tirant avantage de la présidence de Frank Ross, alors gouverneur de
Colombie-Britannique, LCNA s’initie rapidement aux méthodes améri-
caines, l’emporte sur la concurrence d’APCM et dégage, dès 1961, ses pre-
miers bénéfices. La proximité de l’Exposition universelle de Montréal
en 1967 pousse à la création, dès 1965, d’une seconde filiale : Cement
Lafarge Québec. Elle se tourne rapidement vers l’exportation en direction
des États-Unis. Cette percée aux États-Unis se trouve facilitée par l’accord
conclu, dès 1967, avec Lone Star, le premier cimentier américain. Cet
accord se trouve à l’origine de plusieurs joint-ventures au Brésil et aux États-
Unis. Dès 1969, LCNA a, en outre, racheté Lafarge Québec. De la fusion
naît Lafarge Canada Cement Ltd, troisième cimentier canadien.
Reste à prendre pied dans l’Ontario. Dans ce but, les dirigeants
de Lafarge optent pour une fusion, réalisée en 1970, avec Canada
60 Dominique Barjot

Cement, premier producteur du pays, désireux, de son côté, de


s’implanter en Colombie-Britannique. La nouvelle société, Canada
Cement Lafarge (CCL), capte rapidement 40 % du marché national. En
outre, dès 1971, Lafarge s’assure la majorité absolue du capital de la nou-
velle société. En même temps, l’alliance se resserre avec Lone Star :
en 1973, les deux groupes, déjà liés par deux filiales communes de vente,
concluent une véritable alliance stratégique.
Lafarge devient, dès lors, une authentique multinationale. Au
Royaume-Uni, LAC se trouve bloquée dans son expansion par un accord
de non-concurrence avec APCM. Afin de contourner l’obstacle, LAC se
dote, en 1967, d’un holding spécifique, The Lafarge Organization Ltd, ins-
trument de sa diversification future. Au Brésil, le groupe connaît moins
de chance. Pourtant, dès le XIXe siècle, Lafarge y exportait de la chaux.
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En 1920, il avait été envisagé d’y créer une usine de fondu. En 1948
et 1950, deux missions y ont été envoyées, mais aucune ne débouche.
En 1958, Lafarge rachète une participation dans la Compahia Mineira de
Cimento Portland – Comini. Il faut pourtant attendre 1973-1974 pour
que la filiale, reprise en mains dans les années 1960 par J. François, dégage
ses premiers dividendes. Plus décevante encore est l’expérience espa-
gnole : en 1965, Lafarge tente en vain de s’associer avec Ideal Cement,
second cimentier américain, puis avec Lone Star pour construire une
cimenterie en Espagne. En 1968, Lafarge renouvelle l’expérience, dans les
Asturies et sous forme d’un joint-venture avec un groupe local, mais doit se
retirer de l’affaire dès 1975.
Transformation des activités et des structures
sans remise en cause des atouts traditionnels
L’internationalisation du groupe s’accompagne de transformations
profondes12. En premier lieu, Lafarge diversifie beaucoup son activité,
mais en pratiquant une diversification de proximité. Dans le secteur du
plâtre, Lafarge fait de Gypses et plâtres de France le troisième producteur
de plâtre, tout en s’alliant avec National Gypsum, second plâtrier améri-
cain, pour créer Prégypan. Désormais le groupe se trouve en mesure de
faire face à la concurrence du leader européen, le Britannique British Plas-
ter Board. De même, Lafarge se hisse au premier rang français en matière
de fabrication de briques réfractaires, de sacs de grande contenance, tout
en s’intéressant aux céramiques sanitaires : la prise de contrôle opérée
en 1971 de Carbonisation, entreprise et céramique (CEC) permet au
groupe de s’imposer, dans le secteur, comme l’un des principaux produc-
teurs d’Europe et de s’implanter aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et, sur-
tout, en Allemagne.
L’internationalisation, en second lieu, accélère le passage de la firme
entrepreneuriale à l’entreprise managériale. Dès 1951, les Ciments Lafarge
12. Martine Müller, Lafarge-Coppée : de mémoire d’hommes. De 1946 à demain : un demi-siècle de
croissance industrielle, sous la dir. de Félix Torrès, Paris, Public Histoire, 1989, 156 p.
Lafarge 61

cessent d’être contrôlés par la famille, même si celle-ci demeure majori-


taire au conseil d’administration dix ans encore. Dès 1951 encore,
A. François et M. Demonque ont procédé à une première réforme orga-
nisationnelle, autour de cinq directions fonctionnelles : celles des exploi-
tations, financière, commerciale, des études et travaux, du personnel.
Cette organisation fayolienne n’est pas en mesure de faire face aux besoins
engendrés par une croissance rapide.
En 1965, M. Demonque confie une mission d’audit au cabinet Mac
Kinsey. La conséquence en est l’adoption, en 1968, du principe du staff
and line. De la direction générale dépendent quatre grandes directions
opérationnelles : Ciments Lafarge (société mère), filiales cimentières fran-
çaises, filiales étrangères, affaires non cimentières. Ces directions détien-
nent le pouvoir de décision, mais s’appuient sur cinq directions fonction-
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nelles : finances, recherche et technique, plan, encadrement, études
générales et recherche. Dans un contexte marqué par l’explosion des
effectifs du groupe, le décès subit de M. Demonque, en avril 1974, préci-
pite la transformation de la société mère en holding.
L’innovation technologique demeure toutefois un atout essentiel
pour Lafarge. Sous l’impulsion de François Le Bel, le Laboratoire central,
devenu Direction de la recherche en 1960, promeut le passage à la
« voie sèche », procédé assurant une meilleure homogénéisation du
ciment et diminuant le coût énergétique de la cuisson. Admirateur
des méthodes américaines, F. Le Bel pousse, comme M. Demonque,
J..C. Lofficier et O. Lecerf à la recherche de gains de productivité, à la
mise en place d’un système de gestion prévisionnelle et à engager
l’entreprise dans la voie du béton prêt à l’emploi. Lafarge se trouve ainsi
en mesure de faire à nouveau face à une conjoncture plus difficile et au
défi de la mondialisation.

LA MONDIALISATION (1975-2005)

En 1974, à l’arrivée d’O. Lecerf aux fonctions de PDG, la multinatio-


nalisation du groupe est déjà en évidence : cotée à la Bourse de Londres
depuis octobre 1972, la Société Lafarge l’est aussi un an plus tard à celles
de Francfort et de Düsseldorf. La mise en place du holding traduit
l’accession du groupe à ce statut de multinationale. La percée se confirme
par la suite, mais surtout du fait d’une accélération formidable dans les
années 1990. Ce passage à la mondialisation comporte quatre éléments
principaux13.

13. Cette partie de l’étude repose, pour les années 1974 à 1987, sur l’ouvrage précité : Léon
Dubois, Lafarge-Coppée, op. cit., p. 251-284. Ensuite, un dépouillement systématique des assemblées
générales a été mené à bien.
62 Dominique Barjot

La conquête du marché américain


Dès 1971, le rachat de Canada Cement a fait de Lafarge le numéro un
au Canada14. Il reste à conquérir le marché des États-Unis, le Mexique
étant la chasse gardée du groupe Cemex.
1981 – Rachat de General Portland15
À la veille de son rachat, General Portland fait figure, aux États-Unis,
de troisième producteur national de ciment. Il s’agit d’un groupe dyna-
mique, mais financièrement fragile et dont le capital, dispersé en Bourse,
l’expose à une OPA16. Or, à l’époque, Canada Cement Lafarge se trouve
sans alternative stratégique pour conquérir le marché américain. En 1976,
Lone Star s’est détaché de Lafarge dans l’une de leurs deux filiales com-
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munes, Citadel. Du même coup, se trouve remise en cause l’idée d’une
association entre Lone Star et CCL, sur le modèle de celle réalisée en 1970
entre Canada Cement et Lafarge Canada Cement. Les dirigeants de
Lafarge décident alors d’acquérir une société cimentière américaine
d’envergure. Trois sociétés sont approchées, mais sans succès : Portland
Cement (Los Angeles), South Western Portland Cement (Los Angeles) et
Kaiser Portland Cement (Oakman, en Californie). En août 1980, General
Portland Inc. (GPI), contacté, rejette l’idée d’une fusion avec Citadel,
restée dans le giron de Lafarge, ou d’une prise de participation à hauteur
de 51 %. En revanche, l’acquisition de 100 % des titres serait possible. CCL
lance alors une OPA sur les titres de General Portland. Au terme de négo-
ciations difficiles, un accord est conclu à près de 47 $ l’action GPI. C’est
un succès : en novembre 1981, l’OPA est réalisée à 96 %. General Portland
contrôlant 7 % du marché des États-Unis, l’association CCL-GPI, bientôt
filialisée dans Lafarge Corporation, société cotée à la Bourse de New
York, donne naissance au premier producteur nord-américain (14 % du
marché total).
2002 – Rachat de Warren
Ce succès se trouve conforté en 2000 par le rachat de Warren Paving
& Materials Group Ltd, grâce auquel Lafarge devient l’un des premiers
producteurs de granulats en Amérique du Nord. Avec cet apport, le
groupe Lafarge se dote de 80 sites d’exploitation et d’une capacité de
production de 18 millions de tonnes par an. Important producteur de
granulats pour la construction au Canada, le groupe Warren est alors, au
Canada, le leader pour la fourniture d’asphalte (5 millions de tonnes par
an) et de matériaux pour revêtements routiers (ville et autoroute).
Lafarge se trouve dès lors en concurrence directe avec Colas, autre

14. Léon Dubois, Lafarge-Coppée, op. cit., p. 109-173.


15. Ibid., p. 141-179.
16. Offre publique d’achat.
Lafarge 63

groupe français, filiale de Bouygues17. Ce type de concurrence existe déjà


en Europe aussi, où Lafarge, depuis vingt ans, a puissamment renforcé
ses positions.

La conquête du marché européen

Dès 1980, en effet la fusion Lafarge-Coppée place le groupe en posi-


tion conquérante sur le marché européen18.

La fusion Lafarge-Coppée
En 1979, le groupe Lafarge apparaît plus prospère que jamais. Sa stra-
tégie est alors dominée par trois préoccupations majeures : améliorer ses
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positions toujours fragiles, dans le réfractaire ; élargir les positions cimen-
tières sur le marché à haut potentiel des États-Unis ; pénétrer dans ce sec-
teur de technologies nouvelles. Si le second objectif a été réalisé par le
moyen que l’on sait, le premier et le troisième supposent une alliance. Elle
s’offre avec le groupe belge Coppée, déjà en relation de recherche avec
Lafarge à travers le GE Lafarge-Coppée Recherche. Le groupe Coppée s’est
formé en 1853. Il s’est vite imposé comme l’un des groupes leaders du sec-
teur charbonnier en Belgique, s’intéressant à l’emploi des sous-produits
(notamment le ciment de laitier, de la houille), à l’électricité et à l’acier, à
l’industrie chimique (ammoniaque), et même aux industries agricoles et
alimentaires (sucre, acides aminés). En 1962, il crée notamment Orsan, lea-
der des biotechnologies. En même temps, il développe d’importantes
compétences en ingénierie, lesquelles ouvrent d’intéressantes perspectives
au groupe Lafarge.
En 1980, voulant percer dans les biotechnologies, Lafarge acquiert,
avec le Crédit agricole, lui-même désireux d’investir dans les biotechno-
logies, le groupe Coppée. L’opération s’effectue dans le cadre d’une aug-
mentation de capital. Mais l’association devient vite intégration : certes
Lafarge accroît son effectif humain de 6 000 personnes, mais le capital
social de Coppée ne représente que 10 % de celui de Lafarge. De plus, la
période est difficile pour Lafarge, très endetté en Amérique du Nord et
confronté à de sérieux problèmes tant dans le réfractaire que dans
l’ingénierie. L’ère est au désengagement de ces deux secteurs, au grand
dam de l’héritage Coppée : en 1983, Lafarge Coppée cède à Lavalin, lea-
der canadien de l’ingénierie, ses bureaux d’études Coppée Courtoy et
Coppée Engineering.

17. Dominique Barjot, « Un leadership fondé sur l’innovation, Colas : 1929-1997 », in L. Tis-
sot, B. Veyrassat (éd.), Trajectoires technologiques, marchés, institutions. Les pays industrialisés, XIXe-XXe siè-
cles, Bern, Peter Lang, 2001, p. 273-296.
18. Léon Dubois, Lafarge-Coppée, op. cit., p. 181-249.
64 Dominique Barjot

L’Allemagne, puis l’Europe centrale et orientale


En Allemagne, Lafarge doit faire face, depuis longtemps, à des grou-
pes cimentiers de grande force. Outre la présence du Suisse Holcim,
filiale du holding Holderbank, l’on y trouve les deux plus grands cimen-
tiers nationaux : Heidelberger Zement et Dyckerhoff. Néanmoins,
en 1988, Lafarge y prend le contrôle de Portland Zementwerk, avec plus
de 80 %. Le groupe renforce encore ses positions en 1989 par accord
avec le cimentier est-allemand Karsdorfer, ce, avant même la fin du pro-
cessus de réunification. C’est le point de départ d’une grande stratégie
européenne.
Elle s’oriente vers la Suisse, avec le rachat de Cementia, numéro
deux helvétique, derrière Holcim. Lafarge entre ainsi dans le capital
d’Asland SA, société implantée en Espagne, où se trouve son siège social,
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et en Turquie, ainsi que de Perlmoor, une société autrichienne. Les
efforts du groupe Lafarge se portant aussi vers l’Europe de l’Est. En
dehors même de son établissement dans la partie orientale de l’Alle-
magne, le groupe s’intéresse à la République tchèque, où il acquiert une
participation majoritaire dans Cizkovicka Cementarna a Vapenice AS.
L’année 1995 voit l’accès au marché polonais : en 1995, Lafarge prend le
contrôle de la cimenterie de Kujawy, située près de Poznan, ainsi qu’une
participation de 27 % dans celle de Malogoszcz, près de Kielce, dans le
sud du pays. De ce fait, Lafarge s’impose comme le leader sur le marché
polonais.

Développement des ambitions mondiales


Les ambitions de Lafarge ne se limitent pas à l’Europe ou à
l’Amérique du Nord. En 1994, le groupe crée un joint-venture avec des
partenaires chinois en vue de l’exploitation et du développement d’une
cimenterie dans la région de Pékin. En 1998, Lafarge signe en outre un
accord avec la compagnie chinoise Chengdu Dujiangyan Building Mate-
rials Corp. : il prévoit la construction, dans le Sichuan, d’une cimenterie
de 1,3 million de tonnes, la plus grande et moderne du sud-ouest du
pays. La même année, Lafarge devient majoritaire et opérateur industriel
dans PT Semen Andalas, qui exploite une cimenterie à Sumatra. Dès lors,
l’activité se développe rapidement en Indonésie, notamment à partir
de 1998. Cette dernière date marque l’implantation du groupe aux Phi-
lippines, où l’acquisition de deux sociétés, Continental et Seacem, lui
permet de s’affirmer comme le second cimentier national. Toujours
en 1998, grâce à l’acquisition de la division plâtre de Donghu Group et
de l’usine de Byuckan Corp., Lafarge s’impose comme le leader sud-
coréen de la plaque de plâtre. Deux ans plus tard, Lafarge acquiert
39,9 % du capital du quatrième cimentier sud-coréen, qui devient
Lafarge Halla Cement Corporation.
Dès 1999, le groupe s’est établi en Inde, sous la raison sociale Lafarge
Cement India. En 2000, la fusion des activités Asie de Lafarge et du
Lafarge 65

groupe australien Boral donne naissance à une entité leader du marché en


Chine, Corée du Sud, Indonésie, Malaisie et Philippines. À cette date,
Lafarge s’implante aussi en Thaïlande. Un an plus tard, c’est au tour du
Japon, tandis qu’en Inde Lafarge produit déjà 5 millions de tonnes de
ciment par an.
Vers le leadership mondial
Cette mondialisation de l’activité repose cependant avant tout sur
deux acquisitions majeures. La première survient en 1997 avec le rachat
du groupe britannique Redland, au terme d’une OPA réussie. Les consé-
quences en sont un bond spectaculaire de l’activité : le chiffre d’affaires
hors taxes du groupe progresse de 68 % en 1998 par rapport à 1997. Il
passe ainsi du troisième au second rang mondial dans les bétons et du cin-
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quième au premier dans les granulats. En outre, grâce à la filiale Braas de
Redland, Lafarge intègre un nouveau métier, la toiture, domaine dans
lequel il devient leader mondial.
En 2001, c’est au tour de Blue Circle de rejoindre le groupe. Cette
société britannique a été longtemps le leader mondial du ciment sous le
sigle APMC, avant de s’effacer au profit d’Holderbank. L’opération s’avère
ici plus difficile, malgré l’alliance stratégique conclue entre les deux grou-
pes, dès 2000, pour une activité commune en Afrique de l’Est. En effet,
l’OPA lancée sur Blue Circle Industries ne recueille pas la majorité des
actions, mais Lafarge acquiert 19,9 % du capital, portés à 22,6 % après
réduction. Début 2001, Lafarge réédite son offre, acceptée cette fois par le
management de Lafarge. Réalisé en juillet 2001, le rachat conduit à une
augmentation du chiffre d’affaires de 12 % en 2001 et de 7 % en 2002. Les
capacités cimentières du groupe progressent de 35 % et ses effectifs de
17 000 salariés nouveaux. Désormais Lafarge est coté au New York Stock
Exchange (NYSE), ce qui lui permet un meilleur accès au marché financier
américain. Surtout, il devient le numéro un mondial du ciment, tout en
restant le numéro deux dans le secteur des bétons et granulats. En
revanche, l’opération conduit à une rationalisation, le groupe se concen-
trant sur ses quatre métiers de base : le ciment, bétons et granulats, la toi-
ture, le plâtre.

CONCLUSION

De fait, le groupe Lafarge fait aujourd’hui figure de leader mondial.


Avec ses quelque 11,1 milliards d’euros de fonds propres, il a dégagé
2 milliards d’euros de résultat brut d’exploitation et 0,9 milliard de résultat
net. Il a engagé en outre 1,5 milliard d’euros d’investissement et employé
77 000 salariés. Lafarge est ainsi le numéro un mondial du ciment, le
numéro deux des granulats et bétons, le numéro un de la toiture, le
numéro trois du plâtre. Le groupe Lafarge bénéficie en outre d’une
implantation mondiale équilibrée :
66 Dominique Barjot

Tableau 4. — Répartition géographique du chiffre d’affaires hors taxes


et des effectifs totaux
(au 31 décembre 2004 et en % du total)

Chiffre d’affaires hors taxes Effectifs

Europe occidentale 42 32
Europe centrale et orientale 5 13
Bassin méditerranéen 4 4
Amérique du Nord 27 21
Amérique du Sud 10 14
Océan indien - Asie - Pacifique 8 10
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Source : Groupe Lafarge.

Certes, les zones privilégies d’action du groupe se situent, sans sur-


prise, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, mais il est présent
partout, notamment en Asie-Pacifique, sur le troisième des grands mar-
chés mondiaux.
En 2005, le groupe Lafarge apparaît en outre comme un groupe en
expansion rapide :

Tableau 5. — Taux de croissance annuel moyens


des principaux indicateurs de performance
du groupe Lafarge de 1994 à 2004

Taux
de croissance
1994 2004 1994-2000

Chiffre d’affaires HT (109 E) 5,007 14,438 + 4,6 %


Résultat brut d’exploitation (109 E) 0,615 3,028 + 6,9 %
Résultat net part du groupe (109 E) 0,339 0,868 + 4,1 %
Effectifs 33 233 77 005 + 3,7 %

Source : Groupe Lafarge.

En dix ans, le résultat brut d’exploitation a augmenté plus vite que le


chiffre d’affaires : le ratio résultat brut d’exploitation / chiffre d’affaires
hors taxes est passé de 12,3 à 21 %. De même, la productivité annuelle du
travail a augmenté de 0,9 % par an en moyenne.
Lafarge 67

Ces bonnes performances attestent la réussite de la firme mondiale.


Celle-ci doit en effet, comme Lafarge, répondre à trois exigences
simultanées :
1 / fonctionner sur les trois grands marchés mondiaux (Europe, Amérique
du Nord, Extrême-Orient) pour éviter ces à-coups de la conjonc-
ture ;
2 / être en position de leader dans chacun de ses métiers, d’où la stratégie
de recentrage suivie à partir de 2001 notamment ;
3 / sans toutefois n’être le leader que d’un seul produit afin d’éviter la
dépendance à long terme.
Lafarge répond pleinement à ces trois conditions. C’est là le fruit
d’une adaptation réussie aux trois mondialisations successives.
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Dominique BARJOT,
Université de Paris IV - Sorbonne.

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