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Geoff Eley, Traduit de l’anglais par Jean-Michel Buée
Dans Actuel Marx 2015/2 (n° 58), pages 61 à 75
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130650812
DOI 10.3917/amx.058.0061
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/01/2024 sur www.cairn.info via Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (IP: 194.214.29.29)
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Dans ce bref article, mes réflexions concernent certains aspects de la
situation qui nous a amenés, Keith Nield et moi-même, à écrire notre
livre The Future of Class in History: What’s Left of the Social ? (Ann Arbor,
University of Michigan Press), publié en 2007. Ce livre a d’abord vu le
jour sous la forme d’un long article intitulé « Les classes comme sujets
historiques » et rédigé pour un colloque sur le thème : « Perspectives his-
toriques sur la classe et la culture », organisé à l’Université de Portsmouth
en septembre 1993 par Robbie Gray1. Sur le plan de l’historiographie,
nous vivions alors, en tout cas dans le monde anglo-saxon, une période de
_
discorde amère, au cours de laquelle les historiens sociaux furent très net-
tement acculés à la défensive par d’importants déplacements des centres 61
d’intérêt au sein de la discipline, déplacements qui allaient être connus _
sous le nom de « tournant culturel » (ou, aux premiers stades du débat, de
« tournant linguistique »). Le concept de classe en particulier s’était attiré
les foudres de la critique. Un an environ après le colloque de Portsmouth,
essentiellement pour répondre à des collègues des deux côtés de l’Atlan-
tique, nous avons décidé, à un moment qui nous semblait propice dans le
flux et le reflux du combat qui divisait de plus en plus fortement historiens
sociaux et historiens culturels, de développer notre argumentation dans
un petit livre. Nos intentions étaient délibérément conciliantes, non parce
que nous doutions de la productivité des désaccords fondamentaux ou
parce nous manquions nous-mêmes de combativité, mais parce que nous
entrevoyions les chances d’une collaboration féconde qui, à travers les
différences, pourrait permettre à chaque camp de donner le maximum de
ses forces. Dix ans plus tard environ, notre livre en fut le résultat.
Parallèlement, nous faisions, séparément ou ensemble, diverses inter-
ventions qui développaient plus avant nos idées, parmi lesquelles un essai
1. Voir le compte rendu du colloque par Botd Kelly et McWilliam Rohan, Social History, vol. 20, n° 1, 1995, pp. 93-100. Robert Q. Gray est
un historien social britannique qui est décédé prématurément en 2001. Il est l’auteur de The Labour Aristocracy in Victorian Edinburgh,
Oxford, Oxford University Press, 1976 et de The Factory Question in Industrial England, 1830-1860, Cambridge, Cambridge University
Press, 1996. Lors des débats acharnés de la fin des années 1980 et du début des années 1990, il géra les tensions entre les approches
matérialistes classiques et les approches poststructuralistes avec beaucoup de finesse, de générosité et d’imagination.
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sociale et, de l’autre, ceux qui préféraient céder aux séductions de la « nou-
velle histoire culturelle ». Notre souhait était au contraire de jeter les bases
d’une collaboration constructive. Nous voulions tirer les conséquences
des critiques culturalistes afin de repenser de façon créatrice la relation
entre classe et politique. Si nous acceptions la force de telles critiques,
et si nous adoptions une version de l’« approche discursive de l’histoire »
(pour reprendre la formule de Gareth Stedman Jones), qu’en résultait-il
pour notre compréhension de la classe per se ? À la lumière de notre solide
argumentation en faveur de la nécessité de continuer à mettre en œuvre
un registre d’analyse structuraliste, comment pouvions-nous réintroduire
un concept de classe qui soit viable ? En utilisant les incitations fournies
_
par les pensées d’Antonio Gramsci et de Michel Foucault ainsi que par la
62 théorie féministe, nous avons tenté de suggérer une manière de repenser
_ la relation entre le politique et le social, entre politique et formation de
classe. Bref, nous voulions rassembler les réalisations les plus abouties de
l’histoire sociale et de l’histoire culturelle. Il doit être réellement possible,
pensions-nous, de traiter de la formation politique des subjectivités et des
conséquences structurelles de l’inégalité capitaliste au sein d’une seule et
même analyse. Il doit exister des façons de combiner la critique poststruc-
turaliste de la connaissance avec certains registres d’une argumentation
prudemment structuraliste. Notre thèse était que les deux sont manifes-
tement possibles. Des problèmes différents exigent des approches et des
épistémologies différentes.
Quoique l’un de nos buts fût de redonner vie à une argumentation
en faveur d’usages plausibles du concept de classe dans le monde actuel
(sur les plans historiographique, théorique, politique), après une période
difficile de critique essentiellement destructrice, il était logique que nous
cherchions aussi à intervenir dans les débats plus vastes entre historiens
sociaux et historiens culturels au sujet de la meilleure manière de pratiquer
l’histoire. Autrement dit, The Future of Class espérait contribuer non seule-
2. Voir Eley Geoff et Nield Keith, « Farewell to the Working Class? » et « Reply: Class and the Politics of History », International Labor
and Working-Class History, n° 57, Printemps 2000, pp. 1-30 et pp. 76-87, avec les réponses de Don Kalb, Judith Stein, Stephen Kotkin,
Barbara Weinstein, Frederick Cooper, et Joan W. Scott. Voir aussi Eley Geoff et Nield Keith, « Starting Over: The Present, the Post-Mo-
dern, and the Moment of Social History », Social History, vol. 20, n° 3, 1995, pp. 355-364 ; Eley Geoff, « De l’histoire sociale au ‘tournant
linguistique’dans l’historiographie anglo-américaine des années 1980 », Genèses, n° 7, Mars 1992, pp. 163-193. Pour la phase anté-
rieure de ces débats : Eley Geoff and Nield Keith, « Why Does Social History Ignore Politics? », Social History, vol. 5, n° 2, 1980, pp. 249
272 ; Nield Keith, « A British Debate. Under the Sign of the Social: Bringing Politics Back In? », Tijdschrift voor Sociale Geschiedenis,
n° 23, 1997, pp. 182-196.
ment aux débats qui concernent spécifiquement la classe, mais aussi à des
discussions bien plus vastes au sein de la discipline. À cet égard, cet ouvrage
fut précédé de peu par un livre que j’ai écrit séparément, publié en 2005,
A Crooked Line: From Cultural History to the History of Society3, qui en
était le parfait complément. Pris ensemble, ces deux livres contenaient un
dialogue critique substantiel avec un échantillon très vaste de tout ce qui
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avait paru en histoire sociale et culturelle au cours des cinquante dernières
années, au sein d’un cadre théorique solide et explicite. Si l’on peut dire
que nos engagements fondamentaux (biographiques, historiographiques,
théoriques, politiques) sont marxistes, il s’agit en tout cas d’un marxisme
corrigé et réactualisé par toutes les évolutions de l’historiographie.
Dans ce qui suit, je reviens sur les aspects de l’histoire contemporaine
mentionnés ci-dessus. Que peut être une approche de la classe – identité et
appartenance à la classe ouvrière, formation de la classe ouvrière, politique
de la classe ouvrière – au début du xxie siècle ? Je commencerai par évoquer
les transformations de la valeur reconnue à la classe comme fondement
de la politique au cours des trente dernières années, et je terminerai en
_
suggérant un cadre de périodisation à large échelle qui peut nous aider à
situer quelques-unes des spécificités de la formation actuelle de la classe 63
ouvrière. Mon champ d’argumentation sera l’Europe4. _
LA MORT DE LA CLASSE ?
À une époque de changements structurels massifs dans le « monde
réel » des classes où les certitudes antérieures commençaient à voler en
éclats (entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980), certains
iconoclastes ont avancé l’idée que les approches en termes d’analyse de
classe étaient obsolètes pour comprendre le monde social. Ces discussions
visaient aussi les objectifs, centrés sur la classe, de la tradition politique
socialiste, qui commençait à entrer dans sa très longue crise contempo-
raine à partir des années 1980. Le ton était souvent apocalyptique. « Le
socialisme est mort », déclara le sociologue Alain Touraine, auquel fit
écho l’« adieu au prolétariat » du théoricien social radical André Gorz5.
Ébranlés par les déceptions des années 1970 et par les désastres électoraux
de 1979 et 1983, les travaillistes britanniques entreprirent, eux aussi,
3. Eley Geoff, A Crooked Line: From Cultural History to the History of Society Ann Arbor, University of Michigan Press, 2005.
4. Cet article adapte des arguments qui sont plus élaborés dans Eley Geoff et Nield Keith, Futur of Class in History, en particulier p. 1-17
et pp. 139-201 ; et Eley Geogg, « Historicizing the Global, Politicizing Capital : Gving the Present a Name », History Workshop Journal,
n° 63, Printemps 2007, pp. 154-88.
5. Touraine Alain, L’Après-socialisme, Paris, Grasset, 1983 ; Gorz André, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme. Essai, Paris,
Éditions Galilée, 1980. Pour le débat à la même époque en Allemagne de l’Ouest, voir Ebbighausen Rolf et Tiemann Friedrich (Hg.), Das
Ende der Arbeiterbewegung in Deutschland ? Ein Diskussionsband zum sechzigsten Geburtstag von Theo Pirker, Opladen, Westdeutscher
Verlag, 1984. L’équivalent britannique a commencé plus tôt, en réalité avant l’élection de Margaret Thatcher en 1979, dans la Marx
Memorial Lecture de 1978 d’Eric Hobsbawm. Voir Hobsbawm Eric et al., The Forward March of Labour Halted ?, London, Verso, 1981. Sur
le contexte général de ces débats, voir Schneider Michael, « In Search of a ‘New’Historical Subject: The End of Working-Class Culture,
the Labor Movement, and the Proletariat », International Labor and Working-Class History, n° 32, 1987, pp. 46-58.
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n’avait pas seulement changé quantitativement, mais qualitativement »
et que, à partir de la restructuration contemporaine, un nouveau type
d’ordre social était en train de prendre forme – un ordre « caractérisé par
la diversité, la différenciation et la fragmentation plutôt que par l’homo-
généité, la standardisation, les économies d’échelle qui caractérisaient la
société moderne de masse »7.
Les conséquences de cette restructuration capitaliste pour l’emploi
en Europe durant le dernier quart du xxe siècle sont aujourd’hui tout à
fait familières. En premier lieu, les économies capitalistes plus ancien-
nement établies ont connu la désindustrialisation, en raison de la faillite
des « vieilles » industries – comme le charbon, le fer et l’acier, les che-
_
mins de fer, les activités portuaires, la construction navale, les machines-
64 outils et les industries textiles – et de la fuite des « plus récentes »,
_ comme l’industrie automobile. En second lieu, malgré les industries de
croissance high-tech basées sur les ordinateurs, l’industrie pharmaceu-
tique, l’électronique et l’industrie aérospatiale, les nouveaux emplois
sont apparus massivement dans trois secteurs tertiaires : l’alimentation
et la restauration, la santé, les services commerciaux et d’information.
Troisièmement, ces nouveaux secteurs d’emploi – à temps partiel, sans
protection ni sécurité, à bas salaires, concentrés sur le plan géogra-
phique, dépourvus d’organisations syndicales – se sont principalement
développés hors de l’influence traditionnelle du mouvement ouvrier,
de ses cultures et de ses institutions. Quatrièmement, ces marchés du
travail ont en général été « féminisés », la majeure partie de l’emploi
nouveau à temps partiel étant destinée aux femmes. Cinquièmement,
« les services sociaux, personnels et destinés à la communauté » ont
connu une croissance particulièrement rapide, en étant notamment
concentrés dans le secteur de l’emploi public qui était associé à l’État
providence. Ce secteur a connu une expansion partout en Europe après
6. Le débat en Grande-Bretagne a commencé dans le journal de discussion que le parti travailliste venait de créer (et dont la vie sera très
courte), New Socialist (à partir de 1981 jusqu’à ce que son indépendance prenne effectivement fin au milieu des années 1980), et qui
fut ensuite remplacé par le journal théorique du Parti communiste anglais Marxism Today, qui inventa le slogan « New Times » et fut le
promoteur d’un nouveau révisionnisme de gauche jusqu’à ce qu’il cesse de paraître en 1991. Voir Curran James (ed.), The Future of the
Left, London, Polity, 1984 ; Hall Stuart et Jacques Martin (eds), New Times: The Changing Face of Politics in the 1990s, London, Lawrence
and Wishart, 1991 ; Hobsbawm Eric, Politics for a Rational Left: Political Writing 1977-1988, London, Verso, 1989 ; Hall Stuart, The Hard
Road to Renewal, London, Verso, 1988.
7. Hall Stuart et Jacques Martin, « Introduction », in Hall Stuart et Martin Jacques, New Times, op. cit., p. 11. L’étude d’ensemble la plus
éclairante est à présent Dworkin Dennis, Class Struggles, Harlow, Pearson Education, 2007.
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l’expansion massive depuis les années 1990 de l’enseignement supérieur
et de la formation continue9.
Dans Class, son ouvrage de référence de la collection Oxford Reader
publié en 1995, Patrick Joyce dresse l’inventaire des débats induits
dans la réflexion des historiens, des sociologues et des spécialistes de
la théorie sociale par ces événements advenus dans le monde « réel »
du capitalisme10. Sa sélection de textes en reste à un haut niveau d’abs-
traction, en situant la classe dans un registre de théorie sociale, au plus
loin d’une perspective sociologique et ethnographique, sans recourir
à la très grande richesse des écrits historico-sociaux sur telle ou telle
formation nationale ou tel ou tel secteur particulier de la classe ouvrière.
_
L’approche de la classe proposée par Joyce passait par les classiques de la
théorie sociologique (de Marx et Weber à Bauman, Touraine, Bourdieu 65
et Giddens), par Baudrillard et Castoriadis, par la gouvernementalité _
foucaldienne, par l’« herméneutique du social », par E. P. Thompson et
d’autres historiens généralistes, ainsi que par des débats plus pointus
sur le « langage des classes » dans le sillage de Gareth Stedman Jones.
Les études de cas sur les groupes réels de travailleurs ou les nombreuses
histoires sociales particulières qu’il aurait pu invoquer étaient remar-
quablement absentes. Par ailleurs, ses choix séparaient nettement la
classe de l’économie et de la production. La classe en tant que force
dans et pour la politique ne semblait pas non plus l’intéresser. À vrai
dire, dans les textes de Joyce, c’est à peine si l’on trouve trace de travail-
leurs agissant collectivement. Contrairement à leur poids énorme dans
les précédentes histoires sociales depuis les années 1960, les travailleurs
s’organisant eux-mêmes dans le cadre de la production, se mettant en
grève, se mobilisant au sein de groupes collectifs, adhérant à des mou-
vements socialistes, affrontant leurs employeurs ou défiant l’État étaient
totalement absents. Au lieu de cela, la « classe » fonctionnait de façon
abstraite et impersonnelle comme une tradition d’analyse, une structure
discursive et un terme linguistique. Après les trois premières sections sur
les usages de la classe chez les spécialistes de la théorie sociale et chez les
8. La catégorie brute de services personnels, sociaux et destinés à la communauté inclut les services domestiques, l’administration
publique, les services sociaux et de santé, l’éducation et les loisirs. Elle exclut tous les services financiers et commerciaux.
9. Je reprends ici le chapitre 23, « Class and Party », de mon livre Forging Democracy: The History of the Left in Europe, 1850-2000, New
York, Oxford University Press, 2002, pp. 384-404.
10. Joyce Patrick (ed.), Class, Oxford, Oxford University Press, 1995.
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les féministes étaient absentes de la sélection de Joyce. De même, le
cadre dans lequel la classe était envisagée, omettant totalement les ques-
tions de différence nationale, d’empire, de race, d’immigration, était
étonnamment ethnocentrique. Si le post-modernisme revendiqué par
Joyce a rejeté les anciennes formes d’analyse centrées sur la classe en
envisageant l’identité comme constituée d’autres façons, ni la race ni
le champ plus vaste de la politique de la reconnaissance n’ont trouvé la
place qui leur revenait. Car ce n’est pas seulement un défi théorique (sur
lequel Joyce a mis l’accent) qui a déstabilisé les notions plus anciennes
de la classe, mais tout autant un puissant ensemble d’histoires sociales
contemporaines, incluant l’émergence de la « race » au centre même de
_
la politique. À une époque où les marchés européens du travail non
66 seulement se féminisaient mais se racialisaient de façon visible, l’icono-
_ graphie éprouvée du travailleur qualifié blanc masculin ne répétait pas
seulement les exclusions d’autrefois, mais elle altérait aussi sérieusement
la façon dont la classe ouvrière était en train de se recomposer. Dans son
choix de textes, Joyce n’a fourni aucun moyen d’accéder à ces questions.
Pourtant, Stuart Hall, Paul Gilroy et d’autres ont insisté sur le fait que
l’identité britannique – et l’« Englishness » qui en est le cœur – se sont
structurées autour de fortes affirmations de différence raciale, issues,
pour une part, du passé impérial et, pour une autre part, des tensions
post-impériales liées au déclin britannique, qui ont centré insidieuse-
ment l’identité nationale autour d’une « blanchitude » implicite, en
marginalisant la présence des Noirs et d’autres peuples de couleur11. Les
travaux de David Roediger et d’autres ont modifié les paramètres de
l’histoire de la classe ouvrière américaine sous le même aspect12. Des
11. Ici, l’ensemble des citations possibles serait immense. Pour quelques indications, voir Hall Stuart, « Ethnicity: Identity and
Difference » et Gilroy Paul, « One Nation under a Groove: The Cultural Politics of ‘Race’and Racism in Britain », tous deux dans Eley Geoff
et Suny Ronald Grigor (eds), Becoming National: A Reader, New York, Oxford University Press, 1996, pp. 337-349, et pp. 250-269 ; voir
aussi Satnam Virdee, Racism, Class and the Racialized Outsider Houndmills, Palgrave Macmillan, 2014.
12. Voir Roediger David, The Wages of Whiteness: Race and the Making of the American Working Class, London, Verso, 1991 ; Towards
the Abolition of Whiteness: Essays on Race, Politics, and Working-Class History, London, Verso, 1994 ; et « Race and the Working-Class
Past in the United States: Multiple Identities and the Future of Labor History », International Review of Social History, n° 38, 1993,
pp. 127-143 ; ainsi que Saxton Alexander, The Rise and Fall of the White Republic: Class Politics and Mass Culture in Nineteenth-Century
America, London, Verso, 1990, qui est paru juste avant le livre de Roediger; l’anthropologue Frankenberg Ruth, White Women, Race
Matters: The Social Construction of Whiteness Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993, et l’étude fouillée de Morrison Toni,
Playing in the Dark: Whiteness and the Literary Imagination, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1992. Parmi les monographies,
voir Ignatiev Noel, How the Irish Became White, New York, Routledge, 1995 ; Foley Neil, The White Scourge: Mexicans, Blacks, and Poor
Whites in Texas Cotton Culture, Berkeley, University of California Press, 1997 ; Jacobson Matthew Frye, Whiteness of a Different Color:
European Immigrants and the Alchemy of Race, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1998 ; Wray Matt et Newitz Annalee (eds),
White Trash: Race and Class in America, New York, Routledge, 1997.
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cours », ou un « principe narratif », une manière d’organiser « les histoires
du passé et du présent ». De plus, ces histoires étaient considérées comme
trompeuses. Pour Joyce, la classe était une construction sclérosée d’« ori-
gine relativement récente », projetée rétrospectivement sur des époques
antérieures (« une image rétrospective du passé ») et qui par conséquent
les « déformait », en laissant dans l’ombre les formes de compréhension
réellement opératoires à l’époque, c’est-à-dire, les catégories de « citoyens »
ou de « peuple » que Joyce avait mis en œuvre dans ses propres études sur
la Grande-Bretagne victorienne. C’est, soutenait-il, la construction de ces
« visions de classes » rétroactives qui requerrait l’attention des historiens.
Il leur fallait désormais regarder derrière les langages dominants pour
_
découvrir « de nouveaux acteurs et de nouveaux récits » afin de remplacer
les vieilles interprétations fondées sur la classe, que les mutations contem- 67
poraines sur le plan social (la « condition postmoderne »), la politique (la _
fin du communisme) et le progrès épistémologique (la théorie postmo-
derne) avaient toutes discréditées14. Joyce souhaitait nous voir théoriser les
termes de l’identité, plutôt que d’essayer de complexifier le quotidien des
relations de classes émergentes avec de nouvelles histoires sociales du lieu
de travail, du quartier et de l’espace familial.
Si les historiens sociaux avaient cherché les origines de la classe dans
les rouages fondamentaux de l’économie et ses relations sociales d’exploi-
13. Pour la Grande-Bretagne, voir notamment Tabili Laura, « We Ask for British Justice »: Workers and Racial Difference in Late Imperial
Britain, Ithaca, Cornell University Press, 1994. Sur le terrain plus large de la citoyenneté, voir Paul Kathleen, Whitewashing Britain: Race
and Citizenship in the Postwar Era, Ithaca, Cornell University Press, 1997. Pour un compte-rendu qui discute le livre de Tabili, en faisant
ressortir le contexte historiographique général, voir Downs Laura Lee, Social History, vol. 22, n° 2, May 1997, pp. 202-207. Pour la France,
voir Noiriel Gérard, Le Creuset français : histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1988.
14. Ces citations sont tirées des pp. 10-11 et 16 de l’Introduction de Joyce Patrick, Class, op. cit. Pour être honnête, il convient de citer
l’un des passages en entier (p. 10-11) : « Dans l’historiographie libérale comme dans l’historiographie de droite, la classe reste un terme
central. Lorsque son cadre marxiste est mis en question, elle n’en reste pas moins indemne en tant que partie du sens commun profes-
sionnel. En fait, plus la notion est mise en question, plus elle semble retranchée dans ce sens commun. On continue à écrire nombre
de manuels et de monographies dans lesquels les classes sont toujours des acteurs historiques, bien qu’elles soient dépouillées de
leurs rôles historiques. En tant qu’adjectif, la ‘classe’pousse des millions de gens à arpenter les pages de l’histoire, en étant pourvus
des valeurs ‘de la classe ouvrière’, de la politique ‘de la classe moyenne’et ainsi de suite. En tant que principe narratif, elle donne à ces
acteurs leurs différents rôles dans les histoires passées et présentes qui en découlent. Se peut-il que le temps soit venu de chercher
de nouveaux acteurs et de nouveaux récits ? ». On peut trouver le travail antérieur de Joyce sur le paternalisme industriel dans Work,
Society, and Politics: The Culture of the Factory in Victorian England, Brighton, Harvester, 1980. En ce qui concerne les revendications
qui en découlent à propos du statut privilégié des notions populistes de « peuple », de « citoyens » et de « nation », voir Visions of the
People: Industrial England and the Question of Class, 1840-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 et Democratic Subjects:
The Self and the Social in Nineteenth-Century England, Cambridge, Cambridge University Press, 1994 ; voir aussi pour une formulation
d’ensemble commode , « A People and a Class: Industrial Workers and the Social Order in Nineteenth-Century England », in Bush
Michael L. (ed.), Social Orders and Social Classes in Europe Since 1500: Studies in Social Stratification, London, Longman, 1992, pp.
199-217. Mes commentaires n’impliquent aucune animosité contre les théories de la narrativité en tant que telles. Joyce lui-même les a
développées en en tirant un effet intéressant, voir cependant plus particulièrement Somers Margaret R., « Narrativity, Narrative Identity,
and Social Action: Rethinking English Working-Class Formation », Social Science History, n° 26, 1992, pp. 591-630.
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avaient beau prétendre qu’elles se fondaient sur la recherche incessante de
témoignages d’archives, qu’elles avaient saisi l’une des vérités essentielles
du développement des sociétés capitalistes et qu’elles avaient défini la
direction principale de la politique progressiste, elles n’étaient en réalité
qu’un récit historique contraint de demeurer partiel, dépendant de ses
intérêts propres, et impliquant une forme d’exclusion. Comme tous les
récits fortement centrés de ce type, ses prétentions impliquaient la margi-
nalisation de tous les acteurs et de toutes les histoires qui ne se laissaient
pas assimiler aux termes principaux du récit. Dans l’approche ainsi propo-
sée, la classe n’est plus qu’une identité ou un lieu d’investigation possibles
parmi d’autres. La classe ne forme que l’un des nombreux nœuds de rela-
_
tions importantes, de pratiques et de significations au sein d’un ensemble
68 plus disséminé de lieux et de liens qui définissent la place d’un individu
_ dans le monde. Pour ceux qui se placent dans cette perspective, les récits
matérialistes antérieurs font violence aux bases fragmentées et particulières
à partir desquelles les gens cherchent à négocier une cohérence viable pour
leur vie sociale et culturelle. Si la classe fait toujours partie de la rhétorique
de la vie politique, ce n’est plus en tant qu’expression directe d’intérêts
fondamentaux ou distribués de façon structurelle. Elle n’apparaît plus que
comme un terme parmi d’autres au sein du jeu mobile et contingent des
sollicitations et des appartenances politiques. La classe cesse de fournir à
l’historien social le point d’Archimède à partir duquel toutes les autres
questions seraient à envisager.
Cela nous conduit à la multiplicité et à la variété des forces qui agissent
sur et à travers les vies des travailleurs, à la diversité confuse des interpel-
lations qui s’adresse à eux en les invitant à se reconnaître eux-mêmes de
diverses façons possibles. La façon dont nous nous voyons nous-mêmes
comme une base pour l’action, la façon dont nous sommes interpellés en
tant que type particulier de public, n’est pas fixée une fois pour toutes.
Nous nous reconnaissons nous-mêmes de diverses manières – comme
citoyens, comme travailleurs, comme consommateurs, comme parents,
comme amoureux et comme êtres sexuels, comme passionnés de sports et
de hobbies, comme spectateurs de concerts et de films, comme croyants
en des religions et en d’autres crédos, comme appartenant à une généra-
tion, comme objets de gestion politique et de surveillance, comme sujets
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contemporain sur l’identité. Toutefois, la politique est habituellement
menée comme si les identités pouvaient être traitées comme fixes et stables.
La question opératoire devient alors celle-ci : comment l’identité s’établit-
elle et se fige-t-elle ? Comment est-elle élaborée ? Comment acquiert-elle
de la continuité dans le temps ? Comment est-elle façonnée en des formes
concentrées, déterminées ou suffisamment fiables ? Comment se fait-il que
certaines formes d’identité commencent à se fondre en des formes d’auto-
reconnaissance collective plus générales et plus conformes à nos attentes,
tandis que d’autres demeurent incomplètes et inassimilables ? C’est-à-dire,
comment l’agentivité est-elle produite ? Dans quelles circonstances, en des
lieux et des moments particuliers, la non-fixité des identités peut-elle se
_
fixer provisoirement, de telle manière que des individus et des groupes
puissent se penser et se comporter eux-mêmes comme un genre particulier 69
d’agent collectif, sur le plan politique ou sur un autre plan ? Comment _
se fait-il que des gens – en l’espèce, des travailleurs – puissent se trouver
eux-mêmes constitués en sujets agissants qui se comprennent eux-mêmes
sur des modes légitimes ou possibles15 ?
La politique est l’effort pour domestiquer l’infinité de l’identité16. C’est
la tentative de maîtriser l’identité, de l’« ordonner » en une direction pro-
grammatique forte. Si l’identité doit être considérée comme dé-centrée,
alors la politique devient précisément le processus qui consiste à essayer
de créer un centre. En outre, cette impulsion vers la cohérence, vers le fait
de produire de la cohésion et de la complétude, sous n’importe quelles
modalités déterminées, mais à coup sûr via les injonctions d’une politique
de parti et d’autres injonctions programmatiques, souvent sur des modes
simplifiés et rassurants, comporte un travail simultané sur la « société ».
Ou, pour être plus précis, elle exige un travail sur les référents sociaux
de l’identité, sur les systèmes de significations et de représentations par
lesquels les gens organisent leurs relations au monde matériel, par lesquels
ils gèrent leurs relations aux conditions sociales et historiques de leur vie.
La politique travaille sur ce champ imaginaire en cherchant à transfor-
mer en un sens stable et unitaire ces agrégations fragmentaires divisées et
15. Pour s’orienter dans les chausse-trappes de la théorisation de l’identité, voir l’article désormais classique de Alcoff Linda, « Cultural
Feminism versus Post-Structuralism: The Identity Crisis in Feminist Theory », in Dirks Nicholas B., Eley Geoff, and Ortner Sherry B. (eds),
Culture/Power/History: A Reader in Contemporary Social Theory, Princeton, Princeton University Press, 1993, pp. 96-122.
16. Je suis redevable de cette formulation à Laclau Ernesto, « The Impossibility of Society », New Reflections of the Revolution of Our
Time, London, Verso, 1990, pp. 89-92.
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l’identité, comme ce au nom de quoi on peut accomplir quelque chose.
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industrielle et de la politique qui y était associée ont joué un rôle décisif
dans le compromis européen d’après-guerre postérieur à 1945. Au cœur
de ce compromis, il y avait un édifice de langages publics, de politiques
sociales et d’accords politico-institutionnels, construit sur une base de
coopération de classes ou de politique de classes, qui organisait ce qui
était effectivement un consensus social-démocrate. Ce que l’on peut résu-
mer comme le keynésianisme de l’après 1945 reposait sur un consensus
de société largement articulé qui s’unifiait autour des logiques politiques
de reconstruction. Les valeurs publiques impliquées, tournant autour de
la démocratie, de l’égalitarisme, de la justice sociale et de l’indépendance
nationale, convergeaient vers un sens commun politique, dont les termes
_
formaient une solide charpente pour l’imagination collective. Bien
entendu, l’efficience du contrat social qui sous-tendait ce consensus de 71
l’après-guerre avait pour présupposé les politiques de croissance durant le _
boom sans précédent de l’après-guerre, les Trente Glorieuses* en Europe.
Celui-ci était lui-même structuré autour, d’une part, d’un nouveau régime
d’accumulation, qui jouait un rôle régulateur, soit sur le plan national à
travers les stratégies keynésiennes de financement du déficit, de gestion de
la demande et de secteurs publics puissants, soit sur le plan international
à travers les effets à long terme des accords de Bretton Woods et du plan
Marshall, et, d’autre part, des solidarités anti-communistes de la guerre
froide. L’économie de la production de masse et les accords corporatistes
avec les syndicats qui en étaient le corrélat, liés aux précieuses garanties de
la hausse des salaires réels et du plein emploi, étaient le complément vital
des nouveaux États providences et des autres biens sociaux que consti-
tuaient l’éducation pour tous, le logement subventionné, l’emploi public
et la redistribution fiscale. En s’élevant au niveau d’un « capitalisme en
voie de civilisation » pour reprendre l’expression de Donald Sassoon, elle
rendait possible un consensus remarquablement large sur la nécessité des
responsabilités sociales et des biens publics17.
Nous ne pouvons comprendre les modalités particulières par lesquelles
ce compromis de l’après-guerre a été abandonné à partir des années 1970
17. Sassoon Donald, One Hundred Years of Socialism. The West European Left in the Twentieth Century, London, I. B. Taurus, 1996,
p. 767. Pour une version plus complète de mon argumentation, voir Eley Geoff, « Corporatism and the Social Democratic Moment : The
Postwar Settlement, 1945-1973 », in Stone Dan (ed.), The Oxford Handbook of Postwar European History, Oxford, Oxford University Press,
2012, pp. 37-59 ; Chapitre 19, « Closure: Stalinism, Welfare Capitalism, and Cold War, 1943-1956 », in Eley Geoff, Forging Democracy,
op. cit., pp. 299-328.
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colonies portugaises, au retrait britannique de l’« est de Suez », et à la
déstabilisation à long terme du Proche et du Moyen Orient. Nourrie par
l’accélération, durant les années 1960, de la migration postcoloniale de la
main-d’œuvre, la présence complexe sur le plan discursif de la « race » dans
les sociétés européennes, tant sous des formes matérielles inquiétantes que
sous des formes idéologiques, a déplacé les fondements de la politique.
La citoyenneté sociale que la majorité de la classe ouvrière européenne
avait atteinte dans les années 1960 – sa sécurité de l’emploi, sa hausse
des salaires et ses avantages croissants, l’accès aux soins médicaux et au
logement, les attentes en matière de retraites, de protections légales – avait
eu pour présupposé constant un réservoir méditerranéen et postcolonial
_
mobile, mal payé, sans sécurités ni protections, de forces de travail à bon
72 marché et disponibles.
_ Envisagée en ces termes, l’expérience européenne occidentale postérieure
à 1945 d’un capitalisme relativement humanisé n’est pas moins redevable
aux systèmes globalisés d’exploitation des ressources naturelles, des maté-
riaux humains et des termes de l’échange d’une inégalité caricaturale que
l’ère précédente de l’expansion impérialiste. Les gains de l’après-guerre ont
été incorporés à la prospérité privilégiée d’un boom métropolitain dont la
possibilité même reposait sur des régimes historiquement déterminés d’ex-
traction et d’exploitation opérant à une échelle mondiale. Si les histoires du
capitalisme sont ordinairement présentées comme le récit progressif d’une
industrialisation centrée autour du progrès social, qui doit finalement se
généraliser à tous, on perçoit de plus en plus clairement que la centra-
lité supposée du travail salarié dans les industries de biens manufacturés
et d’extraction s’est révélée être en réalité une caractéristique transitoire et
non permanente, une caractéristique qui, en gros, est particulière aux cent
cinquante ans qui séparent les industrialisations britannique et belge du
démantèlement des économies européennes de biens manufacturés dans les
années 1970 et 1980. Les formes socialement valorisées du travail organisé
qui prévalaient après 1945, plus encore la vision redistributive d’un capita-
lisme régulé célébrée par les sociaux-démocrates, sans parler des bénéfices
universels de la croissance, ont commencé à se révéler non plus comme une
panacée, mais comme un phénomène limité et transitoire. À une allure
de plus en plus rapide, les relations sociales de travail n’ont cessé de se
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globale a totalement ruiné le modèle de corporatisme autour duquel était
construit l’essentiel du compromis de l’après-guerre.
Ce ne fut donc pas le moindre des changements mis en œuvre dans
les années 1970 et 1980 que la reprolétarisation du travail. La reconstruc-
tion de l’après-guerre avait pu sembler constituer le signe avant-coureur
du développement sans fin d’un avenir de croissance économique, de
prospérité et de paix sociale. Le travail avait acquis une légitimité sans
précédent dans la vie de l’État, en étant à la fois organisé collectivement
et valorisé socialement à travers les syndicats, les politiques publiques,
le sens commun le plus large et l’éthique acceptable d’une vie collective
partagée par la société. Pourtant, du point de vue qui est à présent le nôtre,
_
cette histoire de l’immédiat après-guerre apparaît davantage comme un
interlude contingent dans la vie des formations sociales capitalistes dont 73
les principes organisateurs semblent très différents lorsqu’on les envisage _
dans toute l’extension de leur histoire entre, disons, la fin du xviie siècle
et maintenant. À partir des années 1970, chacun des éléments de l’édi-
fice démocratique du compromis de l’après 1945 – planification, plein
emploi, services sociaux pour tous, redistribution fiscale, reconnaissance
des syndicats, instruction publique, idéaux collectivistes de progrès social,
éthique générale des biens publics – a été soumis à une attaque politique
globale d’une efficacité brutale. Dans les années 1990, il est resté peu de
choses tant des pratiques que des principes, sans parler des structures
matérielles et de l’architecture institutionnelle, qui organisaient aupara-
vant le sens commun politique. Le contrat social sur lequel reposait le
lien permettant la synthèse du keynésianisme et de l’État-providence avait
disparu. À la place, l’ère post-communiste apporta l’évidence irrésistible
d’une version radicalement dénudée du contrat de travail. De nouvelles
formes d’exploitation du travail s’accumulèrent impitoyablement autour
de la prédominance, en constant développement, de marchés du travail à
salaire minimum, déqualifiés et disqualifiés, désorganisés et dérégulés, semi-
légaux et saisonniers, dans lesquels les moyens d’existence sont systémati-
quement dépouillés des formes de sécurité et de protection organisée que
la politique de reconstruction antifasciste de l’après-guerre avait justement
cherché à mettre en position centrale. Ce fut la transition la plus décisive
qu’apportèrent les années 1970-1980.
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main d’œuvre, les régimes fiscaux, les règles relatives à l’environnement,
le code du travail, la protection de la santé et de la sécurité, le maintien de
l’ordre, les souverainetés territoriales et la gouvernance publique sont les
plus favorables ; dans les termes d’une internationalisation des marchés du
travail qui s’étend à travers des régions, des continents et sur des distances
géographiques extrêmement vastes ; dans les termes d’un secteur financier
dérégulé, dont la domination est coupée de tous les mécanismes apparents
de gestion comptable ou de toute relation à l’investissement productif ; dans
les termes d’un régime contemporain d’accumulation organisé autour de la
libre mobilité du capital, du spectacle de la consommation et de l’abandon
des biens publics. Sous tous ces aspects il n’est pas difficile de décrire la
_
structure des relations de classe et la manière dont elles sont produites en
74 tant que configuration de l’inégalité sociale, en tant que formes d’organi-
_ sation du travail et du processus de production, etc. Nous sommes assuré-
ment capables de saisir les sociologies contemporaines de la formation des
classes à un niveau global, en nous aidant des travaux de chercheurs comme
David Harvey, Tim Mitchell, Göran Therborn, Pietro Basso, Marcel van
der Linden, Beverly Silver, Sam Gindin, Leo Panitch et d’autres18.
Cependant, comme j’ai essayé de le montrer, la formation de la classe
ouvrière, comme processus capable de produire des effets politiques
concrets (sous forme de pratiques institutionnelles, de politiques sociales
et d’interventions administratives de la part des États, sous forme de la
cohésion culturelle d’une conscience collective, sous forme d’agentivité
collectivement organisée et, plus que tout, sous la forme d’un mouvement
ouvrier organisé par des syndicats et des partis) a toujours requis plus que
les simples données sociologiquement « objectives » de l’appartenance de
classe. Les formes et structures de l’exploitation capitaliste ne peuvent pas
en elles-mêmes se traduire en « conscience de classe », comme l’espérait la
routine marxiste orthodoxe, quelle que soit la force et le caractère pré-
visible que ces structures puissent acquérir dans le temps et quelle que
18. Harvey David, Spaces of Global Capitalism: A Theory of Uneven Geographical Development, London, Vero, 2006, A Brief History of
Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2007 et Rebel Cities: From the Right to the City to the Urban Revolution, London, Verso,
2012 ; Mitchell Timothy, Carbon Democracy: Political Power in the Age of Oil, London, Verso, 2011 ; Therborn Göran, « Class in the Twenty-
First Century », New Left Review, 2/17, November-December 2012, pp. 5-29 et The World: A Beginner’s Guide, Cambridge, Polity, 2011 ;
Basso Pietro, Modern Times, Ancient Hours: Working Lives in the Twenty-First Century, London, Verso, 2003 ; Van der Linden Marcel,
Workers of the World: Essays Toward a Global Labor History, Leiden, Brill, 2010 ; Silver Beverly J., Forces of Labor: Workers’Movements
and Globalization since 1870, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; Gindin Sam et Panitch Leo, The Making of Global Capita-
lism: The Political Economy of American Empire, London, Verso, 2012.
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de la production désormais transnationale. Ce serait envisageable dans
tous les domaines du transport maritime international par exemple, pour
mobiliser les travailleurs, depuis les marins jusqu’aux dockers et toutes les
catégories de travailleurs portuaires, ou dans les ateliers textiles clandes-
tins partout dans le monde, ou encore dans certains secteurs précis des
transports, des communications, de la production manufacturée ou dans
l’industrie lourde. Mais relier cette activité à son équivalent politique, à
cette même échelle transnationale, cela demeure beaucoup plus difficile à
faire. Quel est le type de politique qui pourrait produire de la cohérence
et de l’agentivité organisée dans ces conditions nouvelles d’accumulation
globale ? Quelle politique pourrait rendre possible des capacités démo-
_
cratiques d’une efficacité comparable à celle à laquelle était parvenue la
tradition socialiste plus tôt lors du vingtième siècle ? En d’autres termes, 75
dans les termes qui sont les plus fondamentaux dans toutes les périodes _
de transition, comment nous faut-il concevoir aujourd’hui la politique de
formation de la classe ouvrière ? Q