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1.

Du cadavre à la métaphore vive


Frédéric Laupies, Christophe Cervellon
Dans Major 2017, pages 13 à 49
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130750239
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/10/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

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Du cadavre à la métaphore vive

Viande, cadavre et désincarnation

Le corps n’est pas la « viande » ni le « cadavre ». Mais il est vrai que le


corps peut toujours être vu de l’extérieur, comme ce qui est inerte et mort
(corpse, en anglais). Le corps humain peut toujours être anatomisé et découpé
comme s’il n’était que « viande ». Dans La Leçon d’anatomie du docteur Nico-
las Tulp (1632), ou dans La Leçon d’anatomie du docteur Joan Deyman (1656),
Rembrandt met en scène le regard médical qui expose les chairs à notre curio-
sité. On sait bien combien il a été difficile à l’homme d’accepter qu’on puisse
ainsi ouvrir le corps humain pour y plonger son regard. L’intérieur du corps,
« l’écorché » qui, comme le disait Valéry, est toujours sous le « nu 1 », nous
fait peur. On pensera ici au supplice de Marsyas dans la mythologie grecque
ou au martyre de saint Barthélémy dans la religion chrétienne : arracher la
peau semble la pire des tortures et des morts, si bien que nous sommes évi-
demment révulsés par l’idée de vivisection humaine. Certes, une telle vivisec-
tion a peut-être été pratiquée à Alexandrie par Hérophile et Ératistrate, et elle
fait encore étrangement rêver Diderot, au nom de « l’Humanité », dans
l’article « Anatomie » de L’Encyclopédie : il serait bien utile, selon lui, de
pouvoir saisir sur le vif le fonctionnement du corps humain, afin de satisfaire
la double exigence de « savoir » et de philanthropie qui caractérise les
Lumières. Si une position théorique si effrayante s’explique peut-être chez
Diderot par son approche « vitaliste », et non pas mécaniste, du vivant, par
son « vitalisme sans force vitale » qui interdit à la fois de réduire la vie à la
seule organisation matérielle tout en voyant dans l’organisme une structure
qui ne cesse de s’auto-organiser 2, il faut citer ici ce texte où, au nom du

1. Mauvaises Pensées (1942) : « Sous le nu, est l’écorché ». Mais comme le dit aussi Valéry
dans L’Idée fixe (1931) : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau En tant qu’il
se connaît ».
2. Dominique Lecourt, Humain, posthumain : la technique et la vie, op. cit, p. 120.

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14 | Le corps

progrès scientifique et de « l’humanité », Diderot justifie en pratique la pire


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des inhumanités sur les criminels.
Me serait-il permis d’exposer ce que je pense sur l’emploi qu’on fait ici du terme
d’humanité. Qu’est-ce que l’humanité ? Sinon une disposition habituelle de cœur à
employer nos facultés à l’avantage du genre humain. Cela supposé, qu’a d’inhumain
la dissection d’un méchant ? Puisque vous donnez le nom d’inhumain au méchant
qu’on dissèque, parce qu’il a tourné contre ses semblables des facultés qu’il devait
employer à leur avantage ; comment appellerez-vous l’Érasistrate, qui surmontant
sa répugnance en faveur du genre humain, cherche dans les entrailles du criminel
des lumières utiles ? Quelle différence mettez-vous entre délivrer de la pierre un
honnête homme, et disséquer un méchant ? L’appareil est le même de part et d’autre.
Mais ce n’est pas dans l’appareil des actions, c’est dans leur objet, c’est dans leurs
suites, qu’il faut prendre les notions véritables des vices et des vertus. Je ne voudrais
être ni Chirurgien, ni Anatomiste, mais c’est en moi pusillanimité ; et je souhaiterais
que ce fût l’usage parmi nous d’abandonner à ceux de cette profession les criminels
à disséquer, et qu’ils en eussent le courage. De quelque manière qu’on considère la
mort d’un méchant, elle serait bien autant utile à la société au milieu d’un amphi-
théâtre que sur un échafaud ; et ce supplice serait tout au moins aussi redoutable
qu’un autre. Mais il y aurait un moyen de ménager le spectateur, l’anatomiste et le
patient : le spectateur et l’anatomiste, en n’essayant sur le patient que des opérations
utiles, et dont les suites ne seraient pas évidemment funestes : le patient, en ne le
confiant qu’aux hommes les plus éclairés, et en lui accordant la vie s’il réchappait
de l’opération particulière qu’on aurait tentée sur lui.
Diderot, L’Encyclopédie, article « Anatomie ».

Une telle vivisection humaine avait récemment eu lieu, trois siècles avant
Diderot (en 1475 pour être exact), sur l’exemple même de maladie (la pierre
ou les « calculs ») qu’il mentionne : un archer de Meudon atteint de colique
aurait vu, selon Jean de Roye, sa peine de pendaison commuée en peine de
vivisection pour le bien de la médecine,
afin de voir les lieux où les dites maladies (pierre et colique) sont chancrées dedans
le corps humain, laquelle chose ne pouvait être mieux sue que inciser le corps d’un
homme vivant, ce qui pouvait bien être fait en la personne d’icelui franc archer qui
aussi bien était prêt de souffrir la mort.

Le condamné aurait d’ailleurs survécu et aurait été gracié, comme si la


résistance étonnante de son corps avait témoigné pour les contemporains
d’une forme paradoxale d’innocence au terme d’une ordalie pour ainsi dire
médicale 1. Voir à l’intérieur du corps, mort ou vivant, a en tout cas quelque
chose de vertigineux : n’est-ce pas manquer de considération pour le corps
que de l’ouvrir ainsi pour inspecter ce qu’il recèle, pour mettre au jour ses
secrets ou son absence de secret ? On sait que les Anciens avaient une crainte

1. Alain Boureau, Le Simple Corps du roi. L’Impossible sacralité des souverains français, XV-
XVIIIesiècle, Paris, Éditions de Paris, 2000, p. 56.

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Du cadavre à la métaphore vive | 15

respectueuse du cadavre : on croyait par exemple chez les Grecs que le corps
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entrait dans l’Hadès dans son dernier état visible (ce qui explique sans doute
autant qu’Œdipe puisse se crever les yeux pour ne plus voir, même mort, son
père et sa mère que le maschalismos, ou la mutilation rituelle du corps, comme
Clytemnestre coupant les pieds et les mains d’Agamemnon pour lui interdire,
une fois mort, de revenir se venger). Et certes le christianisme, n’ayant pas à
l’égard du cadavre un respect si absolu de son « intégrité » physique – car le
mystère de la « résurrection des corps » sous la figure d’un « corps glorieux »
ne sera pas empêché par leur mutilation ou leur destruction/dispersion par
une corruption lente ou violente –, a souvent rendu plus tolérable, intellectuel-
lement sinon socialement, l’idée de pouvoir disséquer, selon les conditions
évidemment requises par les autorités religieuses et politiques, certains
défunts : en 1341 à Padoue, en 1376 à Montpellier, en 1407 à Paris 1. On voit
ici, en actes, l’ambivalence du christianisme : parce que le corps est « le
Temple du Saint-Esprit », comme l’écrit saint Paul (1 Co. 6,19-20), il est inté-
ressant de le connaître ; mais parce qu’il n’en est que le corps, même s’il en
sera un jour le « corps glorieux », tout est à peu près possible pour le
connaître dans sa réalité présente, précaire, sans induire aucun dommage pour
ce qui constituera à la fin des temps le « corps » rédimé et véritable…
À proportion même que le corps est exalté, sa réalité peut donc être saisie
et objectivée par le discours médical et scientifique : et l’on comprend pour-
quoi Vesale, dans sa Fabrique du corps humain (1543), considéré comme l’une
des dates fondatrices de la médecine moderne, se réjouira d’avoir été plus loin
que les médecins de l’Antiquité (comme Galien), condamnés à ne pouvoir
disséquer que des animaux. Avec Vesale, et ses planches spectaculaires qui
mettent à nu l’intérieur du corps humain, notre corps est vu sans a priori,
pour ce qu’il est dans sa riche réalité organique, exposé pour lui-même, exhibé
sans fausse pudeur. Le corps y est donné dans une extension spatiale, comme
un « étalement », pour ne pas dire un « étalage », ou un spectacle d’organes…
La profondeur du corps est désormais donnée en surface ; le regard, déjà
clinique, peut classer et disposer en perspective les tissus corporels, avec encore
quelque approximation repérable même par des peintres et graveurs
contemporains :
Les squelettes de Vesale sont fautifs sur les points suivants : côtes horizontales au
lieu d’être verticales ; bras et mains trop longs (extrémité du majeur plus basse que
le milieu du fémur) ; occiput trop grand ; absence de courbes compensatoires de la
colonne vertébrale ; bassin horizontal au lieu d’être incliné ; fémur trop long par
rapport au tibia ; épaules trop grandes.
Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci,
op. cit., p. 101, no 235, citant M. Holl et K. Sudhoff.

1. Ibid., p. 45.

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16 | Le corps

Voir l’intérieur du corps, c’est le retourner comme un gant et en soustraire


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toute forme de mystère : la « machine » est déjà là qui demande à être décrite
dans ses rouages et son fonctionnement, avec encore plus de précision et
d’exactitude. « Oser savoir », comme le dira Kant, c’est d’abord oser voir,
comme le fait exemplairement Vesale, et oser trancher, couper, fouiller, mettre
à plat…
Nous sommes si habitués à voir notre propre corps dans une radiographie
ou une IRM que semblable spectacle ne nous déroute plus vraiment. Il est
cependant étrange de pouvoir plonger son regard dans ses propres viscères.
Dans La Montagne magique, immense roman de Thomas Mann du début du
XXe siècle, le personnage principal, Hans Castorp, en fait la déconcertante
expérience : « Il vit ce qu’il n’avait jamais dû s’attendre à voir, mais ce qui,
en somme, n’est jamais fait pour être vu par l’homme, et ce qu’il n’avait
jamais pensé qu’il fût appelé à voir ; il regarda dans sa propre tombe 1. » Voir
notre squelette, fût-ce dans une « radio », c’est un peu nous voir mort et
décomposé, avec la curiosité gênée et malsaine de Léontios qui ne peut s’inter-
dire, dans la République de Platon, d’aller voir la décomposition de suppliciés,
d’aller jouir du plaisir trouble de contempler la charogne animale ou humaine
se putréfier sous ses yeux :
Léontios, fils d’Aglaïon, remontait du Pirée en suivant le mur extérieur du nord,
et il aperçut des cadavres qui gisaient au lieu des exécutions publiques. Il était à la
fois pris du désir de regarder, et en même temps il était rempli d’aversion et se
détournait de cette vue. Pendant un certain temps, il aurait résisté et se serait voiler
le visage ; mais finalement subjugué par son désir, il aurait ouvert grand les yeux et,
courant vers les suppliciés, il aurait dit : « Voilà pour vous, génies du mal, rassasiez-
vous de ce beau spectacle ».
Platon, République, IV, 440a, in Œuvres complètes,
sous la direction de L. Brisson, Paris, Flammarion, 2011, p. 1605.

Chez Diderot, ouvrir violemment le corps pour voir son intériorité, trans-
former « l’in-timité » en « ex-timité » dans un « amphithéâtre » qui est en
même temps un « échafaud » renvoie à l’ambivalence de la curiosité humaine
sur le corps : désir de savoir mais sans doute aussi désir sadique de chosifier
et de manipuler l’autre, de nier le corps vivant en tant que vivant, en effaçant
toute limite entre le « cadavre » (ce qui, étymologiquement, « tombe » à terre),
la « viande » (de vivenda, « ce qui sert à la vie ») et le « corps » (qui renvoie à
l’idée d’un végétal qui aurait gagné en volume, qui aurait connu une crois-
sance vive, devenant ainsi « corpulent »). Par la vivisection, nous voulons
comprendre le corps vivant au moment même où il est tué. Mais est-ce le
même corps qui est vivant et qui est mort ? C’est le même, et ce n’est plus le
même. Cette opposition, ou cette tension problématique, entre le corps mort

1. Thomas Mann, La Montagne magique, trad. fr. M. Betz, Paris, Arthème-Fayard, 1931 (rééd.
Livre de poche), p. 327.

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Du cadavre à la métaphore vive | 17

et le corps vivant se retrouve d’une certaine façon dans l’étymologie bien


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distincte du latin corpus et du grec sôma. Le corpus latin, lié à la racine creo
que l’on retrouve dans crescere (« croître »), suggère plutôt l’idée de « renfor-
cement » et de développement (au sens où l’on dit que Pierre a « forci » et
s’est « enveloppé »), et non pas de mort, à la différence du sôma grec. Le mot
grec sôma, en effet, que l’on retrouve dans « somatiser » ou « psychosoma-
tique », signifie au départ la « dépouille », ce qui peut être ou doit être sauvé
de moi une fois que je serai mort, ce qui explique sans doute, comme l’avaient
déjà remarqué les Grecs, que jamais Homère n’emploie le terme de sôma pour
désigner un corps vivant 1. Mais la frontière entre le corps vivant et le corps
mort est comme un défi pour l’homme, qui aimerait suivre et peut-être maîtri-
ser la soudure énigmatique entre la vie et la mort, entre le sang qui circule et
le sang « carbonisé » (pathologiquement saturé en gaz carbonique).
L’homme aimerait déployer devant ses yeux toute la machine du corps,
déplier tous ses plis, comme nous y invite Jean-François Lyotard au début de
son Économie libidinale, pour mettre au jour le « pli des plis », le pli où le
vivant se replie sur le mort, le pli où le cadavre se déplie ou se déploie comme
vivant et désirant, en écartant « la grande pellicule éphémère » de la peau :
Ouvrez le prétendu corps et déployez toutes ces surfaces : non seulement la peau
avec chacun de ses plis […], mais ouvrez et étalez, explicitez […]. Il faut aller jus-
qu’au bout de la cruauté […]. La chambre représentative est un dispositif énergé-
tique […]. Ce qu’il y a à l’extérieur est en réalité à l’intérieur, il n’y a pas
d’extériorité, l’extériorité du théâtre est aussi bien son intériorité.
Jean-François Lyotard, Économie libidinale, Paris, Éditions de Minuit, 1974.

Saisir le désir à vif, quitte à couper le corps vivant et à paradoxalement le


tuer pour mettre au jour ce qui, de la vie, est irréductible au corps mort et à
sa machinerie organique : le mouvement même qui le pousse à aller plus loin,
l’élan vital qui se structure immédiatement dans une organisation matérielle
et sociale, si bien que couper le corps, c’est toujours en réalité couper la
société qui structure et spatialise son dynamisme. L’économie ou l’écologie
du corps est toujours une économie politique… Mais dès que le corps est
ouvert, il n’est plus que de la viande. Et c’est la différence entre la viande et
la chair qui est alors à examiner.
La viande n’est pas exactement un cadavre. La viande a encore une forme
de vie, une vie pour un autre (qui peut la consommer), une vie qui s’offre au
regard et à notre désir, mais une vie qui n’est plus vivante, la vie qui est
proposée à celui qui la mange, l’absorbe, la fait sienne, et la réinscrit ainsi,
plus rapidement et plus lisiblement que dans la putréfaction traditionnelle,
dans le grand cycle de la vie. La viande est un corps mort qui est encore

1. Michel Bréal, « D’où vient le mot latin corpus ? », Comptes rendus des séances de l’Académie
des inscriptions et Belles-Lettres, 1906, vol. 50, no 4, p. 268-274.

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18 | Le corps

vivant, mais pour autrui, c’est-à-dire source de vie pour d’autres vivants qui
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la contemplent dans sa splendeur provisoire. Or le corps humain est-il autre
chose que de la « viande », dès lors qu’il n’est considéré ni comme une
« chair » vécue en première personne, ni comme un cadavre, qui ne serait plus
le cadavre de personne, mais comme une structure organique impuissante à
s’individualiser ou à constituer l’intimité d’un sujet ? La viande, ce n’est pas
ce que nous sommes pour le cannibale, mais ce que nous sommes pour nous-
mêmes lorsque nous ne parvenons plus à nous approprier notre propre corps :
nous le vivons comme une structure vive, mais qui n’est plus vécue de l’inté-
rieur : autre chose qu’une chose, mais autre chose que ce qu’un sujet peut
reconnaître comme vécu par lui, une chose qu’il peut certes faire sienne par
la digestion, mais non par la proprioception. Ni tout à fait sujet, ni tout à
fait objet, un entre-deux entre la vie et la décomposition, une mort qui peut
servir à la vie, un objet qui peut être intégré, mais sous la condition d’être
détruit et transformé par un sujet, telle est la viande. Un steak peut devenir
nos muscles, mais il n’est pas nos muscles. Il en a la matière, plus ou moins
lointaine, ou la composante protéinique, mais il n’en a pas la forme, la struc-
ture organique et fonctionnelle.
Notre corps n’est ni un cadavre ni de la viande, parce qu’il est vécu en
première personne, non pas comme un Körper, un « corps-objet-organique »,
mais comme un « corps-sujet » propre à chaque personne (Leib). Comme le
dit Merleau-Ponty,
je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, plutôt je suis mon corps
[nous soulignons]. Ni ses variations ni leurs invariants ne peuvent donc être expressé-
ment posés. Nous ne contemplons pas seulement les rapports des segments de notre
corps et les corrélations du corps visuel et du corps tactile : nous sommes nous-
mêmes celui qui tient ensemble ces bras et ces jambes, celui qui à la fois les voit et
les touche. Le corps est, pour reprendre le mot de Leibniz, la « loi efficace » de
ses changements.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception,
Paris, Gallimard, 1976, p. 175.

Mais imaginons qu’une telle synthèse vivante de nos perceptions ne se fasse


plus, que la « loi efficace » ou la lex animata qui à chaque instant intègre
dans une expérience globale les perceptions hétérogènes de nos différents sens
ne s’applique plus, qu’à la suite d’un problème neurologique, par exemple,
nous ne puissions plus nous identifier comme sujet de nos vécus perceptifs et
affectifs, à l’image de cet homme, décrit par Oliver Sacks, rendu soudainement
incapable d’identifier sa jambe comme étant sa propre jambe, ayant ainsi
partiellement perdu la proprioception. Notre corps ne deviendrait-il pas pour
nous un corps étranger, que nous pourrions certes absorber symboliquement,

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mais non plus intégrer, substantiellement ? De la viande, en somme, quoique


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notre viande 1…
Quand il s’était réveillé, tout allait encore bien, jusqu’à ce qu’il bouge dans son
lit. Il avait alors trouvé « la jambe de quelqu’un » dans son lit, une jambe humaine
coupée, une chose horrible […]. Mais […] quand il l’avait jetée du lit, il l’avait suivie,
et maintenant elle était attachée à lui. « Regardez là ! criait-il dégoûté. Est-ce que
vous avez déjà vu quelque chose d’aussi horrible ? Je pensais qu’un cadavre était
seulement mort. Mais en fait c’est étrange, et même épouvantable : on dirait que
c’est collé à moi ! » Il saisit alors sa jambe, et essaya de l’arracher de son corps […].
« On doit reconnaître son propre corps, ce qui en fait partie ou non, mais cette
jambe, cette chose (il frémit à nouveau de dégoût) n’est pas normale, n’est pas réelle,
et elle n’a pas l’air de faire partie de moi. » « Mais de quoi fait-elle partie alors ? »
demandai-je, aussi stupéfait que lui. « De quoi fait-elle partie ? » répéta-t-il lente-
ment. « Je vais vous le dire. Elle ne fait partie de rien du tout. Comment une chose
pareille pourrait-elle m’appartenir ? »
Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau,
Paris, Seuil, « Points », 2014, p. 79-81.

Notre corps peut toujours être vu comme de la viande dès lors que nous
ne l’habitons plus comme notre chair mais que nous le vivons comme quelque
chose d’étranger, quoique encore palpitant de vie. Pire encore : le corps
d’autrui, parce que nous ne pouvons jamais l’habiter en première personne,
n’est-il pas pour nous toujours un peu comme de la viande, que nous n’ingé-
rons certes pas, mais que nous consommons du regard ? Comme le confie le
peintre Francis Bacon, ses peintures, comme des « images », surgissent « pour
ainsi dire d’un fleuve de chair » 2. Mais ce fleuve de chair n’est lui-même
qu’un fleuve de « viande », dès lors que cette chair est rendue à son anonymat
de souffrance sans visage, où l’autre que moi, donné dans un autre corps, est
autre comme moi, partageant une même corporéité. Le corps qui nous indivi-
due nous réunit indifféremment dans la même et douloureuse insignifiance
animale :
Eh bien, c’est sûr, nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en
puissance. Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être
là, à la place de l’animal. Mais traiter de cette façon particulière la viande est peut-
être comme la façon dont on pourrait traiter la colonne vertébrale, puisque nous
voyons tout le temps des images du corps humain dans les radiographies et que cela
change manifestement les façons dont on peut traiter le corps. Vous devez connaître
le beau pastel de Degas de la National Gallery représentant une femme qui s’éponge
le dos. Et vous découvrirez, tout en haut de la colonne vertébrale, que celle-ci arrive
presque à passer hors de la peau. Et cela l’empoigne et la tord à tel point que vous

1. Sur ce rapport entre la chair et la viande, voir Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la
sensation, Paris, La Différence, 1981.
2. Francis Bacon, Entretiens, David Sylvester, Introduction et traduction de Michel Leiris, Paris,
Flammarion, 2013, p. 101.

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20 | Le corps

êtes plus conscient de la vulnérabilité du reste du corps que si Degas avait dessiné
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la colonne vertébrale montant naturellement jusqu’au cou […]. En ce qui me
concerne, ces choses-là ont certainement été influencées par les radiographies […].
Quand, allant chez un boucher, vous voyez combien la viande peut être belle et
qu’ensuite vous y pensez, vous pouvez penser à l’entière horreur de la vie, au fait que
toute chose tire sa vie d’une autre […]. J’ai voulu peindre le cri plus que l’horreur.
Francis Bacon, Entretiens, David Sylvester, op. cit., p. 60-61.

Il est vrai que le sentiment de n’être que de la viande est aussi rare que le
sentiment de vivre son corps comme s’il n’était qu’un cadavre. Aristote, dans
le Protreptique, rappelle le supplice cruel que faisaient subir les Tyrrhéniens à
leurs prisonniers : ils les liaient étroitement à un mort qui se décomposait
sous eux… Peut-on imaginer horreur plus grande ? Mais ne sommes-nous pas
tous comparables, continue le philosophe sans doute encore très influencé par
son maître Platon, à ces malheureux suppliciés, à cette différence près – et qui
est cependant bien notable – que le cadavre qui ne cesse de se décomposer
sur nous, c’est notre corps lui-même. Mais il s’agit là de rhétorique, d’une
hypotypose violente pour suggérer combien notre esprit diffère essentielle-
ment de cette « machine-viande (meat machine) », de ce « foutoir organique
(bloody mess of organic matter) », pour reprendre les mots de Marvin
Minsky 1, à quoi le corps peut toujours se voir réduit en imagination. Pour
faire comprendre le dualisme classique, « platonicien », de l’âme et du corps
(bien différent d’ailleurs, comme nous le verrons, de l’hylémorphisme propre-
ment aristotélicien, où l’esprit, qui est la forme du corps, est essentiellement
inséparable de la matière structurée qu’il anime et accomplit, où le corps et
l’âme n’ont qu’une seule essence, c’est-à-dire sont essentiellement la même
chose tout en étant formellement distincts), il faut peut-être prendre une image
un peu vive, mais qui n’est à tout prendre qu’une image.
Car l’union de l’âme avec le corps ressemble à quelque chose de ce genre : c’est
ainsi, dit-on, que les Tyrrhéniens savent torturer leurs prisonniers ; ils les lient
vivants à des cadavres face contre face, les ajustant membre à membre ; de même
l’âme paraît avoir été distendue et collée à tous les organes sensibles du corps.
Aristote, Protreptique, § 8.

L’exemple d’Aristote ne nous convainc-t-il pas en réalité du contraire de ce


qu’il cherchait à démontrer ? L’expérience que nous faisons de notre corps
propre et vivant contredit précisément celle d’un corps étranger et mort que
nous endosserions. C’est parce que nous vivons notre corps comme une réalité
charnelle qui nous appartient et avec laquelle nous ne faisons pas nombre
que le contact d’un autre corps en décomposition nous révulse, bien loin que

1. Marvin Minsky, The Society of Mind. Cité par D. Lecourt dans Humain, posthumain,
op. cit., p. 66.

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Du cadavre à la métaphore vive | 21

l’imagination d’un tel contact puisse nous conduire à identifier notre chair
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à une forme de cadavre que, par une logique de déni, nous ne voudrions
pas reconnaître.
Mais Aristote, en nous rappelant le supplice des Tyrrhéniens, au risque de
provoquer en nous une certaine « nausée », ne nous invite-t-il pas aussi à voir
le corps comme un « étranger » pour, paradoxalement, (mieux) le voir ? Le
corps est ce que nous vivons sous le mode des certitudes familières ; en réalité,
nous ne le voyons plus, nous ne nous étonnons plus de sa présence, et pour
le voir vraiment, il faut sans doute reconquérir une naïveté seconde et comme
renaître à une expérience qui a cessé d’être extraordinaire, qui est même deve-
nue pour nous le fondement ordinaire de toute certitude : comment le corps,
notre corps et non pas le corps d’autrui, peut-il être là pour nous ? Toute
vision du réel qui n’est pas étrange n’est pas vraie, affirmait Valéry. Or nous
sommes si habitués à sentir notre corps que nous ne sentons plus jamais sa
présence comme contingente ou insolite. La réalité de notre corps a cessé de
nous surprendre. Il n’est certes pas simple de nous rendre présents à la pré-
sence même de notre corps, en tant que cette présence du corps à lui-même
se fait oublier, et s’efface devant les biens et les maux sensibles (ce que nous
voyons, ce que nous touchons, ce que nous entendons) qu’une telle présence
ne cesse de nous donner. Notre corps nous rend présents au monde ; mais
comment nous rendre présents à notre corps si ce n’est en prenant conscience
qu’une telle présence ne va précisément pas de soi ? Entendons-nous bien :
notre corps se rappelle constamment à nous dans le plaisir ou dans la souf-
france. C’est dans notre corps (comme sujet vivant) que nous souffrons ou
jouissons, et c’est même parfois du corps lui-même (comme objet) qu’il y a
souffrance et jouissance. Ce corps qui se fait oublier, dans sa simple présence,
se rappelle constamment à nous dans son existence. Mais dans la souffrance
ou la jouissance, dans « la conscience affective » (Alquié), nous ne sentons
pas la présence du corps en lui-même, comme totalité qui est là (et comme la
tonalité qui l’accompagne) et qui pourrait aussi bien ne pas être là. Au
contraire, il me semble faire, dans la jouissance comme dans la souffrance,
l’expérience d’un lien essentiel, irréductible et existentiel entre mon corps et
moi, l’expérience d’un « moi-corps » ou d’un « moi-incarné ». Mais comment
concevoir que mon corps puisse être présent sans que j’y sois moi-même pré-
sent, qu’il soit là sans être nécessairement là pour moi, vécu par moi comme
ce point de vue privilégié dont je ne peux pas me détacher, « le point de vue
sur lequel je ne puis plus prendre de point de vue », comme l’écrit Sartre ?
En un sens, la présence sensible de notre corps est le modèle toujours dispo-
nible d’une évidence irréductible, ce que l’on peut certes révoquer en doute
en théorie (comme le fait Descartes), mais qu’on ne peut rejeter en pratique à
moins d’être fou (« Mais quoi ? Ce sont des fous », ainsi que le rappelle Des-
cartes lui-même). Est-il possible d’avoir un corps sans être (dans) ce corps, et
sans s’y voir ? C’est pourtant ce qu’analyse le neurologue Oliver Sacks chez

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22 | Le corps

Christina, « la femme désincarnée », dans le cas si particulier d’une perte


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totale, et très rare, de proprioception à la suite d’une polynévrite.
« Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés par leur sim-
plicité et leur familiarité. Nous sommes incapables de remarquer ce qui est toujours
sous nos yeux […]. » Ce que Wittgenstein écrit là au sujet de l’épistémologie peut
s’appliquer à certains aspects de notre psychologie, et plus spécialement à ce que
Sherrington a un jour appelé « notre sens secret, notre sixième sens », ce flux senso-
riel continu, mais inconscient, qui traverse les parties mobiles de notre corps
(muscles, tendons, jointures) et grâce auquel leur position, leur tonus et leur mouve-
ment sont en permanence contrôlés et adaptés d’une façon qui nous demeure cachée
en raison de son caractère automatique et inconscient. Nos cinq sens sont visibles
et évidents : mais celui-ci, notre sens caché, devait être découvert par Sherrington
dans les années 1890. Celui-ci lui donna le nom de « proprioception », pour le distin-
guer de « l’exteroception » et de « l’intéroception », et aussi parce que, sans lui, nous
perdons le sens de nous-mêmes ; il nous faut en effet la permission, si l’on peut dire,
de la proprioception pour éprouver notre corps comme étant nôtre, comme étant
notre « propriété ».
Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., p. 65.

Christina, la patiente de Sacks, avait perdu la proprioception, et en perdant


cette capacité de percevoir son corps, le sens du corps pour ainsi dire qui est
comme un sixième sens caché ajouté aux cinq autres, c’est son corps tout
entier qu’elle avait perdu. Nous percevons en effet notre corps de l’intérieur,
non pas selon une observation visuelle et médiate, mais immédiatement, inti-
mement, comme si le corps avait ses propres yeux.
Nous avons cinq sens dont nous avons fierté et que nous célébrons : ils
construisent pour nous le monde sensible. Mais il en existe d’autres, plus secrets,
des sixièmes sens, en quelque sorte, tout aussi vitaux, qui restent méconnus […]. Ces
sens inconscients, automatiques, ont été découverts assez tardivement […]. En fait,
ils ne furent vraiment définis que dans les années 1890. On les baptisa alors du nom
de « proprioception ». […] Si ces sens secrets que nous négligeons sont victimes
d’une défaillance ou d’une malformation, nous vivons alors quelque chose de tout
à fait étrange qui s’apparente, de façon inexprimable, au fait d’être sourd ou aveugle.
Si la proprioception est complètement détruite, le corps devient pour ainsi dire sourd
et aveugle à lui-même.
Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau,
op. cit., p. 100-101.

Nous nous repérons dans l’espace par la vue, le système vestibulaire et


la proprioception, « ce sixième sens vital sans lequel un corps reste irréel,
déshabité 1 ». On peut espérer que le corps, devant le déficit de l’un de ces
trois « systèmes » de repérage, puisse se réorganiser, se réajuster de manière

1. Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., p. 77.

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Du cadavre à la métaphore vive | 23

« vitale », si bien que les yeux, par exemple, puissent si besoin est prendre le
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relais d’« oreilles internes » déficientes ou abolies. L’organisme est une struc-
ture, comme l’a souligné Goldstein, qui ne cesse de se réorganiser « en bloc »
pour s’ajuster au milieu naturel :
Dans l’organisme, il n’y a pas de lutte de parties entre elles, ni de lutte du tout
avec les parties. Lorsqu’il se présente quelque chose de semblable, c’est qu’il s’agit
d’une illusion due à une façon de considérer les choses à l’état isolé […]. Les opéra-
tions ne résultent jamais de tensions compensées entre segments et segments, ou
segments et totalité. Mais elles ont un caractère totalitaire […]. Il ressort de notre
analyse qu’il n’y a pas dans l’organisme, en dehors des situations-limites dans les-
quelles l’organisme est en danger de se perdre, de ces phénomènes partiels qui
devraient être compris de manière mécanique, mais que tout ce qui apparaît en
général comme phénomène vital a une structuration totalitaire qui lui est propre.
Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme, op. cit., p. 336.

La normalité, définie comme « vitalité », comme l’expliquera également


Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique, c’est la capacité d’avoir globa-
lement une relation ajustée avec son environnement, et cet ajustement suppose
continuellement un réajustement « vital » avec le milieu, une capacité de réor-
ganisation qui permet à l’organisme de persister dans l’existence et, par une
nouvelle « allure », de s’y accommoder au mieux (l’impossibilité d’un tel réa-
justement impliquant précisément la maladie, ou la « pathologie », non pas
entendue comme l’écart à une normalité statistique, mais comme l’échec
d’une natura medicatrix d’abord comprise comme « adaptation »). Ne plus
disposer du sens de l’équilibre, c’est chercher ailleurs, et trouver en nous sans
nous, un autre sens de l’équilibre qui est une réorganisation de notre expé-
rience, qui nous donne un autre corps dans l’espace, en nous donnant l’espace
autrement. La gauche et la droite, le haut et le bas, tout est « réaménagé »,
non pas sur une base intellectuelle, mais dans le vécu subjectif le plus origi-
naire, selon une intelligence du corps qui porte, en réalité, notre appréhension
la plus élémentaire des choses. Pour Goldstein, l’organisme a ainsi une plasti-
cité relative capable d’introduire, dans des situations nouvelles, des normes
viables inédites : « Redevenir sain malgré l’existence d’une séquence fonction-
nelle ne va jamais sans une perte d’essence de l’organisme et sans la réappari-
tion simultanée d’un ordre, à quoi correspond une nouvelle norme
individuelle 1. »
Certes, ce genre de thèses semble réactualiser l’hypothèse d’un « vitalisme »,
irréductible à une approche strictement mécaniste du corps. Mais si « vita-
lisme » il y a, c’est un vitalisme sans « force vitale », qui se contente simple-
ment de décrire des phénomènes adaptatifs pour rendre compte de
l’évolution, tant sur le plan « ontogénétique », celui des individus, que sur le

1. Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme, op. cit., p. 350.

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plan « phylogénétique », celui de l’espèce. Vivre, c’est s’adapter, et souffrir,


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c’est éprouver l’adaptation comme une invitation à s’ajuster autrement, à
trouver une nouvelle façon de vivre, bien loin qu’on puisse objectiver la souf-
france selon des catégories et une nomenclature abstraites :
La maladie est ébranlement et mise en péril de l’existence. Par conséquent, la
définition de la maladie demande comme point de départ la notion d’être individuel.
La maladie apparaît lorsque l’organisme est modifié de telle façon qu’il en vient à
des réactions catastrophiques dans le milieu qui lui est propre.
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Paris, Puf, 1966, p. 121.

La vie est l’expérience d’une tension adaptative, qui trouve (sous peine de
mort) une solution aux problèmes toujours singuliers proposés par le milieu.
Cet accommodement heureux au milieu définit précisément la puissance
« normale » de la vie, la capacité à redéfinir ses propres conditions, pour
persister dans l’existence, quitte à réinventer continuellement « l’allure » de
l’organisme ou son « style » de vie : « La vie est polarité […] la norme […]
est l’activité de l’organisme lui-même 1. » La vie est une solution toujours
recommencée, perpétuellement réessayée, au problème vital qui s’incarne,
selon un système complexe d’interactions et de rétroactions, dans le biotope
singulier dans lequel le vivant puise paradoxalement ses ressources.
Un vivant est normal dans un milieu donné pour autant qu’il est la solution
morphologique et fonctionnelle trouvée par la vie pour répondre à toutes les exi-
gences du milieu […]. Le normal, en matière biologique, ce n’est pas tant la forme
ancienne que la forme nouvelle, si elle trouve les conditions d’existence dans les-
quelles elle paraîtra normative, c’est-à-dire déclassant toutes les formes passées,
dépassées et peut-être bientôt trépassées.
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 91.

Mais Christina, la « femme désincarnée » patiente d’Oliver Sacks, n’est plus


adaptée à rien, n’étant plus ajustée à son propre corps. Certes, par la reconnais-
sance optique, comme cet autre patient de Sacks (Mac Gregor, « l’homme
au niveau ») qui a compensé sa perte de l’équilibre sensorimoteur par une
observation visuelle plus précise (comme on rectifie, lorsqu’on la pose, l’hori-
zontalité d’une étagère en suivant un « niveau à alcool »), elle a pu compenser
certains désagréments en se montrant plus attentive aux contenus « objectifs »
de ses représentations sensibles. Les fonctions du corps se relaient en effet les
unes les autres, d’une manière « normale » ou selon la vitalité même du
« vivant » :
La proprioception peut aussi compenser dans une large mesure les défauts de
l’oreille interne : c’est le cas pour des patients auxquels on a ôté chirurgicalement

1. Ibid., p. 79.

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les labyrinthes […]. D’abord incapables de se tenir droit ou de faire un pas, ils
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peuvent parfaitement bien apprendre à utiliser leur proprioception, voire à
l’accroître ; en particulier à utiliser les détecteurs des larges muscles du « grand
dorsal » […] une sorte de paire de larges propriocepteurs déployés comme une aile.
Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., p. 103.

Mais une telle réorganisation structurelle a une limite : la référence ultime


qui consiste à vivre et à sentir son corps. Le sentiment du corps est un phéno-
mène normalement originaire et, qu’il vienne à manquer, le monde et le moi
s’écroulent, sans rémission réelle ou réadaptation possible :
Cette proprioception, c’est en quelque sorte les yeux du corps, le moyen par lequel
le corps se voit lui-même. Et, ce qui m’arrive à moi, c’est une sorte de cécité du
corps. Mon corps ne peut plus se voir lui-même […]. C’est comme si on m’avait
extirpé quelque chose en plein milieu de moi-même.
Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., p. 70.

En perdant la proprioception, Christina a perdu « l’ancrage organique fon-


damental de son identité », ce qui constitue son « moi-corps », si bien qu’un
« horrible voile de mort » est descendu sur sa vie : ne plus vivre des organes
qui pourtant lui appartiennent, ne plus ressentir un corps qu’elle observe
comme extérieur à soi quoique encore dépendant de ses volontés. Ne plus
sentir la présence sensible du corps et être, pour ainsi dire, « désincarnée »,
quoi de plus épouvantable que cette « désafférenciation », puisque le corps
lui-même devient « fantomatique » ? La possibilité pathologique d’une telle
« désincarnation », la souffrance paradoxale de ne plus pouvoir sentir son
corps ou sentir dans son corps, nous rappelle indirectement, à nous qui échap-
pons normalement, selon cette norme qui définit la vitalité même de l’orga-
nisme comme adaptation heureuse, à cette expérience-limite de
désincarnation, combien le simple « sentiment de l’existence » (Rousseau),
dans le corps et du corps, est infiniment précieux.

Le corps : l’absolu et la relation

Il y a un sens de notre corps (génitif subjectif), cette sensation par laquelle


nous le vivons comme « corps-sujet » (Leib), dans « l’espace du dedans » où
s’éprouve notre affectivité, mais le corps a aussi un sens (génitif objectif) : il
fait sens comme « corps-objet » (Körper) dans l’extériorité mondaine.
Je peux manipuler les objets avec ma main, mais je ne manipule pas ma
main : ma main n’est pas un instrument que je manie, elle est ce qui me
permet de manier tout instrument, et ce qui m’ouvre donc la dimension même

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26 | Le corps

de l’instrumentalité. Certes, je peux toujours manier ma main gauche au


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moyen de ma main droite, si j’abandonne ma main gauche à son inertie cor-
porelle, si je cesse un moment de l’habiter et de la vivre, pour feindre provisoi-
rement qu’elle n’est qu’un objet, comme si elle était la main de quelqu’un
d’autre, ou un vulgaire appendice de chair humaine (de la « viande »). Mais
qui manie ma main droite, qui joue avec ma main gauche en la prenant pour
un marteau grotesque ? Mon avant-bras ? Et qui manie mon avant-bras ?
Mon épaule ? Et qui manie mon épaule ? Mon esprit ? Mais mon esprit n’est
plus le corps, et on voit mal comment un esprit pourrait manier quoi que ce
soit, sans être un corps. Pire, en remontant ainsi de proche en proche, c’est le
corps tout entier qui deviendrait un instrument, ou une prothèse (un corps
physique surajouté au corps organique) : entre ma main qui manie le marteau,
et le marteau que manie ma main, il n’y aurait plus aucune différence de
nature, mais une simple différence de degré ou d’éloignement dans la chaîne
instrumentale par laquelle mon esprit, de médiation en médiation, cherche à
« agir » sur le monde. Tout notre corps ne serait plus qu’une gigantesque
prothèse, comme le rêvent parfois certains « technoprophètes » (D. Lecourt),
un système robotique complexe « agi » par une ingénierie cérébrale.
On admettra toutefois que nos yeux ne sont pas des lunettes : mes yeux
comme mes lunettes me donnent la puissance de voir, selon la structure phy-
siologique de l’œil ou la structure physique de la lentille, mais la vision est,
ainsi que le dit Aristote, la forme, la vie ou comme « l’âme » des yeux (si les
yeux pouvaient voir tout seuls, et indépendamment de nos autres fonctions
corporelles et intellectuelles), quand les lunettes, lorsque nous lisons,
accroissent le pouvoir tout matériel de distinguer des formes pour nos yeux.
La possibilité de voir par nos yeux est naturellement hétérogène, parce qu’elle
implique une ouverture sensible et affective au monde, à la cause instrumen-
tale (objective) qui peut accroître ou diminuer notre degré de myopie. Si les
lunettes agissent sur notre vision, mais que sans la vision, il n’y aurait aucun
sens à mettre des lunettes, il faut dire que le corps n’est pas un instrument,
même s’il a une puissance instrumentale, mais ce qui donne continuellement
sens aux instruments qui augmentent ou restaurent sa puissance. Comme le
dit Sartre, mes yeux sont « la contexture de l’acte de lecture » ; si l’éclairage
est faible, si l’écriture que je dois déchiffrer est en « pattes de mouche », je
sens bien que je « force », que mes yeux me font « mal », mais je ne sens pas
la pénibilité coenesthésique de l’acte de voir dans mes lunettes ! Semblable-
ment, ma main n’agit sur le monde que parce que je la vis de l’intérieur, alors
qu’avec le marteau que saisit ma main, je trouve un prolongement de puis-
sance à mon corps, qui me permet certes de « faire », mais qui n’est plus
mon « être ». Par la nécessité même de s’arrêter dans la remontée de la série
instrumentale (depuis le marteau jusqu’à l’esprit qui décide de s’en saisir, en
passant par la torsion du corps qui s’oriente vers l’objet), je comprends que
la relation d’instrumentalisation s’ouvre avec mon corps qui agit, avec ma

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Du cadavre à la métaphore vive | 27

main qui prend le marteau comme un objet, mais que ma main n’est évidem-
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ment pas un instrument comme les autres, qu’elle n’est pas un élément fonc-
tionnel, à côté des autres, donné dans le système des objets pratiques. Mon
corps est ce qui ouvre le monde des objets, mais il n’en est pas le milieu (dans
un espace objectif), mais il est au milieu, dans un espace vécu qui a son
propre « style » :
Mon corps est à la fois coextensif au monde, épandu tout à travers les choses et
à la fois ramassé en ce seul point qu’elles indiquent toutes et que je suis sans pouvoir
le connaître […]. La cécité, le daltonisme, la myopie représentent originellement la
façon dont il y a pour moi un monde, c’est-à-dire qu’ils définissent mon sens visuel
en tant que celui-ci est la facticité de mon surgissement.
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant (1943), Paris, Gallimard, 1991, p. 366-367.

Le corps, comme le dira fermement Sartre, est « l’instrument que je ne puis


utiliser au moyen des autres instruments 1 ».
Ce corps que j’ai, je le possède donc comme je ne possède rien d’autre au
monde (puisque c’est par la médiation de ce corps que je peux m’emparer et
m’approprier ce qui m’entoure), sans que je me sois jamais emparé de ce
corps que je dis immédiatement « mien » par un privilège qui est au principe
de tout autre privilège : il me revient, il m’appartient et il me fait tenir au
monde. Par mon corps, je peux échanger « avec » les autres, et en même temps
le corps nous singularise (si ce que je vis dans mon corps est « incommuni-
cable », vécu dans la solitude en première personne de notre affectivité). Nous
avons un corps, au sens où nous sommes au monde par et dans notre corps,
mais le corps est aussi ce que nous avons dans le monde, ce que nous voyons
des autres et de nous-mêmes, ce que nous ne vivons pas simplement de l’inté-
rieur (l’organon comme condition de possibilité et exercice de la vie), mais ce
que nous pouvons aussi manier comme une chose, ou que nous rencontrons
comme une limite posée devant notre effort (l’organon comme instrument et
comme obstacle). De mon corps, comme le disait Gabriel Marcel, « je ne puis
dire ni qu’il est à moi, ni qu’il n’est pas moi 2 » ; il relève, continue Marcel,
d’une forme d’« avoir absolu 3 » qui le distingue de tout ce que je possède de
manière simplement relative, ou contingente, sans que je puisse cependant
dire que je m’identifie absolument à lui, même si je suis en relation essentielle,
et non accidentelle, avec lui.
Je ne suis pas mon corps, mais il me faut vivre pour exister et un corps pour
vivre. Corps qui n’est pas condition d’existence d’une essence, mais implication
essentielle de l’existence humaine, non l’a priori condition du possible, mais la néces-
sité, la prescription du réel.
Claude Bruaire, Philosophie du corps, Paris, Seuil, 1968, p. 241.

1. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 394.


2. Gabriel Marcel, Être et Avoir, op. cit., p. 12.
3. Ibid., p. 119.

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28 | Le corps

J’échappe toujours à mon corps, je ne m’identifie jamais à lui. Quand je


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souffre, je souffre car je ne suis pas ce corps : je refuse la douleur qui
m’absorbe, et que je cherche à repousser loin de moi avec ce corps qu’elle
atteint : « Je souffre, donc je ne suis pas mon corps 1 ». Mon esprit est au-delà,
en écart ou en excès sur mon corps, si bien que constamment il échappe à ce
qui le tenaille, par le souvenir de moment heureux, par l’espoir de la guérison,
ou en cherchant à se distraire du mal qui hante l’organisme. « Corpus est
mens momentanea seu carens recordatione (Leibniz). (Le corps est un esprit
réduit à un seul instant et sans mémoire.) Non seulement je ne suis pas mon
corps, mais ce que je suis n’en implique aucun 2. »
Mais si je souffre, c’est précisément aussi que je ne peux pas repousser mon
corps, qu’aucune négativité de l’esprit ne peut introduire entre lui et moi un
espace qui permettrait de le neutraliser : ce n’est pas un autre que moi qui
souffre dans un corps anonyme.
Mon corps, ce n’est pas moi, qui suis un sujet pensant, et différent de
mon corps, mais mon corps, je le possède autrement, selon une différence
sans distance, que je ne possède une chose quelconque. Si nous ne sommes
absolument pas les autres corps, le corps d’autrui et les autres corps physiques
qui nous entourent, et sur lesquels nous prétendons souvent avoir des droits
de propriété, notre corporéité, quant à elle, relève à la fois de l’avoir absolu
et de l’être relatif. Notre corps est ainsi une synthèse vivante d’absolu et de
relation, sur « la zone frontière entre l’être et l’avoir 3 ». C’est pourquoi, étran-
gement, toute conception philosophique du corps peut selon Claude Bruaire
trouver dans les théories philosophiques historiquement très diverses du rap-
port de Dieu (l’Absolu) au créé (le relatif) à la fois un modèle théorique et
un cadre idéologique ; « le corps est compris comme Dieu est conçu 4 ». Avec
le corps propre, nous faisons pour ainsi dire l’expérience d’un absolu en
relation.
La thèse a certes de quoi surprendre, car bien souvent, loin de voir dans
le corps un absolu en relation, c’est le corps lui-même qui semble rendre
problématique toute relation à l’absolu. Par sa matérialité, par son individua-
tion, ne nous éloigne-t-il pas de toute vérité « spirituelle » ? Ne nous
faudrait-il pas nous délivrer du corps singulier pour atteindre l’universalité
promise à l’esprit ? On sait bien que certaines pratiques ascétiques ont aussi
pour but de relativiser notre « enveloppe » corporelle, pour nous rendre plus
disponibles, dit-on, à l’essentiel. Maîtriser son corps, par une pratique de soi
sur soi, pour libérer l’esprit : ne pas se montrer « négligent » (epimeleia) de
ce qui constitue notre identité véritable, très loin de ce corps individué qui est
finalement une puissance de mort, puisque c’est en lui et par lui que notre

1. Claude Bruaire, Philosophie du corps, op. cit., p. 233.


2. Ibid., p. 248.
3. Ibid., p. 119.
4. Ibid., p. 153.

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Du cadavre à la métaphore vive | 29

esprit peut mourir, et que c’est donc à lui que notre esprit devrait renoncer.
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L’homme prétend exercer sur son corps un pouvoir de contrôle, pour tourner
le dos à toutes les illusions (celle de l’individuation, de la volonté de puissance,
mais aussi du plaisir et de la souffrance) auxquelles notre ancrage corporel
nous condamnerait. On pensera ici à la fin de Siddhartha de Hermann Hesse,
où le héros n’atteint le salut qu’en comprenant que tous les corps, physiques
et humains, ne sont que les transformations continuelles du Devenir, qu’il
faut savoir contempler et dédramatiser – l’Esprit n’étant lui-même qu’une
puissance de décentrement, la faculté de sortir de soi et de « voir » (selon une
vision intellectuelle qui nie pourtant la possibilité même de voir, c’est-à-dire
l’existence d’un point de vue) sa corporéité personnelle, centre de plaisirs et
de souffrances, comme une représentation inadéquate et mutilée, un
« masque », de la vraie Nature :
Il vit des corps d’hommes et de femmes nus, allongés dans les positions et les
luttes de l’amour le plus effréné… Il vit des cadavres allongés, rigides, froids, vidés…
Il vit des têtes d’animaux, de sangliers, de crocodiles, de taureaux, d’oiseaux… Il vit
toutes ces figures et tous ces corps unis de mille façons les uns aux autres, chacun
d’eux venant en aide à l’autre, l’aimant, le haïssant, le détruisant, procréant de
nouveau ; dans chacun se manifestaient la volonté de mourir, l’aveu passionnément
douloureux de sa fragilité et malgré cela aucun d’eux ne mourrait, mais se transfor-
mait, renaissait toujours, prenait toujours un nouvel aspect […].
Hermann Hesse, Siddhartha, trad. fr. J. Delage, Paris, Grasset, 2016, p. 157.

Le salut du corps supposerait ainsi une pensée universelle qui n’aurait ni


dedans ni dehors. Mais les corps n’auraient plus tant une existence actuelle
et phénoménale, qu’illusoire : seule subsisterait leur essence éternelle, ou
plutôt la loi éternelle et commune de leur devenir. Certes, Siddhartha a bien
vécu et n’a rien méprisé de l’expérience humaine, depuis la passion charnelle
jusqu’au « mauvais infini » de l’avarice ; mais le dernier mot de la sagesse est
de se sortir de notre « unilatéralité », d’accéder à un point de vue en surplomb
qui soit comme le géométral de toutes les perspectives humaines, animales, et
végétales : « Mais le monde en lui-même, ce qui existe en nous et hors de
nous, n’est jamais unilatéral. » Le visage impassible du sage Siddhartha
devient alors le masque « semblable à une feuille de verre ou de glace », sou-
riant et « peut-être railleur », qui reflète « le théâtre de toutes ces transforma-
tions, de tout le devenir, de tout l’être » dans les mille petits sillons creusés de
ses rides. Mais cette sagesse n’est aussi plus qu’un « masque », car c’est la
réalité même de notre corps et des visages humains qui est ainsi niée par un
esprit sans visage.
Tout au contraire, on peut voir aussi dans le corps ce qui nous protège
continuellement d’une mauvaise absolutisation de l’esprit en nous. « Qui veut
faire l’ange fait la bête » (Pascal) : l’homme est un être incarné, et il ne peut

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30 | Le corps

pas prétendre être un « pur esprit » sans basculer dans une forme d’inhuma-
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nité. Le corps a une sagesse dans la mesure même où il est relation, médiation,
insuffisance et qu’il nous protège, par la mesure propre de ses besoins sentis,
du « mauvais infini » et de « l’inquiétude » du désir (qui a sa source dans nos
représentations). Avoir faim nous rappelle au monde avec lequel notre esprit
prend toujours quelque liberté. Avoir un corps, par exemple, nous rappelle
que nous sommes visibles, donc potentiellement exposés devant le regard des
autres. Il faut être attentif à ce corps qui nous relie avec le monde, dans le
manque et la vulnérabilité, au contraire de l’esprit qui, dans la solitude, abso-
lutise souvent sa puissance. « Je pense, donc je suis », affirme Descartes ; mais
j’ai un corps, donc je ne suis pas tout seul : il faut, pour l’humanisme, que je
m’en soucie, non seulement que je sache soigner son apparence – car il y a
une vertu sociale et esthétique de l’apparence –, mais aussi que je me laisse
guider par ce corps, que je reconnaisse ses droits au plaisir, que je distingue
dans l’harmonie heureuse des corps qui coexistent, dans la fête par exemple,
la promesse d’un accord plus profond des intelligences.
Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et quand je me promène solitai-
rement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étran-
gères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade,
au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé
cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi
voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit :
c’est injustice de corrompre ses règles.
Montaigne, Essais, III, 13, 1107, Paris, Puf, « Quadrige », 1999.

Si la danse devient une école de vie qui nous apprend à ne pas nous dis-
traire du corps, la discipline que l’humaniste accepte le dispose aussi à mieux
penser, de manière plus attentive, en restant maître de ses émotions corpo-
relles (compos sui), mais selon une intelligence souple, ou assouplie par le
corps lui-même. Le corps serait ainsi la mesure de l’esprit, capable de lui
donner le bon « rythme ». On sait d’ailleurs que la découverte du pouls a été
décrite par son inventeur Hérophile selon la cadence des vers grecs : les ado-
lescents auraient un pouls comparable à deux syllabes longue et brève (« tro-
chée »), les adultes auraient un pouls qui bat en « spondée », avec deux
syllabes longues, quand le pouls des vieillards se rapprocherait de l’iambe
(une brève, une longue 1). Chaque âge de la vie aurait ainsi son mètre, définis-
sant comme une règle prosodique immanente au corps lui-même, qu’il faut
savoir écouter ou restaurer. Pour aller du bon « pied », il faut vivre en accord
avec cette poésie immédiate du corps, accepter sa lenteur comme son énergie.
« Mens sana in corpore sano », comme le dit Juvénal 2, mais cela signifie non

1. Jackie Pigeaud, Poésie du corps, op. cit., p. 171.


2. Satires, X, 356.

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Du cadavre à la métaphore vive | 31

pas tant une soudure de la santé du corps à celle de l’esprit, que le mélange
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intime, l’accord mélodieux du corps et de l’esprit dans une seule santé.
C’est d’ailleurs à cette « nouvelle » promotion des droits du corps humain
que s’identifie souvent le courant humaniste, si l’homme est aussi, voire
d’abord, « homme » dans son corps. Que ce soit par analogie avec le rythme
des corps célestes (le macrocosme) ou par ajustement avec le rythme intime
de mon simple corps biologique (le microcosme), la sagesse est sagesse du
corps, sagesse réglée sur le corps :
L’âme qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encore le corps : elle
doit faire luire jusques au dehors son repos, et son aise : doit former à son moule
le port extérieur, et l’armer par conséquent d’une gracieuse fierté, d’un maintien
actif, et allègre, et d’une contenance constante et débonnaire. La plus expresse
marque de la sagesse, c’est une esjouissance constante : son état est comme des choses
au-dessus de la lune, toujours serein.
Montaigne, Essais, I, 26, op. cit, p. 161.

Pour Montaigne, c’est à l’image des Ciels sereins d’Aristote, où règnent les
mouvements réguliers et la nécessité cosmique, que nous devons penser la
sérénité de notre âme ; et la sérénité, ou la santé de l’âme, est réciproquement
au principe de celle du corps contingent qu’il nous a été donné de vivre. Le
sage est comme l’étoile : en mouvement (ou en joie), mais sans variations ni
caprices (selon une « constance » digne de l’exacte périodicité des phéno-
mènes célestes). Soyons sereins à l’image des corps supralunaires, selon la
musique si juste des sphères astrales ; ayons un corps terrestre qui puisse
refléter cette sérénité, dans le monde imparfait, grinçant et variable de la
nature sublunaire. Saint Paul avait pourtant bien marqué l’hétérogénéité des
deux mondes : « Toute chair n’est pas la même chair […]. Autre est l’éclat des
corps célestes, autre est l’éclat des corps terrestres » (1 Co. 15,39-40) ; mais
par la médiation de l’âme humaine, qui constitue le terme commun d’une
analogie complexe (l’âme doit imiter et refléter le dynamisme parfait des
corps célestes, et reporter ce reflet sur le corps terrestre dont elle constitue le
mouvement intime), corps célestes et corps terrestres, au-delà de leur dissem-
blance, s’enchaînent et communiquent par et dans l’homme, homo duplex. Si
toute culture apparaît pour Nietzsche comme un « symptôme de notre santé
physique » ou bien comme un « malentendu à propos du corps » 1, la culture
humaniste, exemplairement d’un Montaigne, se présente comme une prise de
conscience qu’il faut la vie d’un corps, depuis la base organique de nos
besoins jusqu’aux mouvements du danseur, pour accomplir excellemment
l’esprit.
Si le corps propre est d’abord vécu comme « un absolu en relation »,
faudrait-il soit le « dépasser »/« conserver » dans le sourire de Siddhartha et

1. Nietzsche, La Généalogie de la morale (1887), Paris, Gallimard, 1966.

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32 | Le corps

fuir ainsi ce qui nous interdit la relation à une supposée Sagesse détachée du
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corps (dualisme corps-pensée vraie), soit au contraire le suivre dans le sourire
de Montaigne, comme ce qui nous invite à ne rien absolutiser, si ce n’est peut-
être la relation au monde et aux autres corps, « l’être-parmi » qui semble
définir notre humanité (« hors du corps, ou hors du monde, comme le disait
Camus, point de salut ! »). Mais dans les deux cas, l’on oublie la finalité natu-
relle comme la signification esthétique des corps physiques ou organisés. On
oublie surtout le sens immédiat du corps.

Sens organique et sens esthétique du corps

Il faut d’ailleurs bien distinguer le corps inerte, le corps vivant et le corps


humain. Mais le corps humain n’est jamais qu’un corps vivant qui est lui-
même une structuration complexe, individuée, organisée, douée d’une sponta-
néité relative, de la matière inerte. Nous verrons comment, avec Descartes
(voir « Le “corpus” des philosophes », p. 51), l’étendue (la res extensa)
s’oppose à l’esprit (la res cogitans) comme la pure extériorité, partes extra
partes, s’oppose à la pure intériorité qui est d’abord relation à soi : d’un côté,
ce qui est divisible (dispersion) et composé (multiplicité), de l’autre, ce qui est
simple et indivisible (unité). Comme le dit Kant, un corps, au sens physique,
« est une matière comprise entre des limites déterminées 1 ». Plus exactement,
le corps, pour la mécanique classique, est d’abord « une masse de forme déter-
minée 2 ». L’ensemble des corps, en tant que représentés dans leur connexion,
forment la « nature », telle que la science physique l’étudie. Est corps tout ce
qui peut m’affecter, ce livre, cette lampe, ces rochers, ces arbres, dès lors que
j’identifie une source qui cause cette affection, et que je cherche à l’objectiver
dans une perception. Qu’il y ait hors de moi quelque chose qui réunisse réelle-
ment en soi des qualités sensibles que je mets objectivement en ordre pour moi,
peu importe : ce qui compte, c’est qu’il y a des choses « qui sont connues de
nous par les représentations que nous procure leur influence sur notre sensibi-
lité, et auxquelles nous donnons le nom de “corps”, mot qui désigne ainsi
simplement le phénomène de cet objet inconnu de nous, mais qui n’en est pas
moins effectif 3 ».

1. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, 2C, « Remarque générale


sur la dynamique », Paris, Vrin, 1952.
2. Ibid.
3. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme une science,
§ 13, rem. II, Paris, Vrin, 1974.

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Du cadavre à la métaphore vive | 33

Mais précisément le vivant n’est peut-être pas un corps comme un autre. Le


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vivant, par rapport à la machine, a quelques propriétés remarquables. Premiè-
rement, il se répare. Secondement, il se reproduit. Troisièmement, le vivant se
développe. Ce qu’un vivant peut faire, une montre ne le fera jamais. Comme
le dit Kant dans un texte célèbre :
Dans une montre une partie est l’instrument du mouvement des autres, mais un
rouage n’est pas la cause efficiente de la production d’un autre rouage ; certes une
partie existe pour une autre, mais ce n’est pas par cette autre partie qu’elle existe
[…]. C’est pourquoi aussi dans une montre un rouage ne peut en produire un autre
et encore moins une montre d’autres montres, en sorte qu’à cet effet elle utiliserait
(elle organiserait) d’autres matières ; c’est pourquoi elle ne remplace pas d’elle-même
les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts dans la première forma-
tion par l’intervention des autres parties, ou se répare elle-même, lorsqu’elle est
déréglée : or tout cela nous pouvons en revanche l’attendre de la nature organisée.
Ainsi un être organisé n’est pas simplement machine, car la machine possède unique-
ment une force motrice ; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice
qu’il communique aux matériaux, qui ne la possèdent pas (il les organise) : il s’agit
ainsi d’une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas être expliquée par la
seule faculté de mouvoir (le mécanisme).
Kant, Critique de la faculté de juger, § 65.

Pour comprendre le vivant, on ne peut donc pas faire, selon Kant, l’écono-
mie du concept de finalité :
Dans la nature les êtres organisés sont ainsi les seuls, qui, lorsqu’on les considère
en eux-mêmes et sans rapport à d’autres choses, doivent être pensés comme possibles
seulement en tant que fins de la nature ; et ce sont ces êtres qui procurent tout
d’abord une réalité objective au concept d’une fin qui n’est pas une fin pratique,
mais une fin de la nature, et qui, ce faisant, donnent à la science de la nature le
fondement d’une téléologie.
Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit.

Le vivant est un organisme, et un organisme se caractérise par une structure


autonome dont les constituants sont subordonnés les uns aux autres. De sur-
croît, le vivant implique essentiellement un complexe fonctionnel, et ces fonc-
tions qui s’articulent les unes aux autres ne s’expliquent que les unes par les
autres, selon des rapports qu’il faut bien qualifier de finalisés (téléonomiques).
De plus, le vivant est un système où tout se « tient », où un effet peut réagir
sur sa cause par un mécanisme rétroactif. Enfin, le vivant réagit globalement
à son milieu et il constitue comme un petit système dans son biotope. On
aura compris que c’est en fonction du tout que la partie prend sens, c’est en
fonction de la globalité du vivant que les organes réalisent leur tâche.
Mais si l’étude du corps vivant suppose qu’on prenne en compte l’approche
finaliste, il ne s’agit pas de revenir pour Kant à un concept dogmatique, objec-
tif, « aristotélicien », de la finalité. La finalité en question reste pour Kant

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34 | Le corps

problématique : elle ne signifie pas que la finalité existe dans le vivant, mais elle
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signifie que, pour voir le vivant comme vivant, et non pas comme une chose, j’ai
besoin du concept de finalité. L’hypothèse de la finalité m’apporte un surcroît
d’intelligibilité dans la lecture de certains corps, mais cela n’implique pas
qu’une fin anime de manière immanente, réellement, l’organisme que j’étudie.
Finalité hypothétique, exigence d’intelligibilité pour mon esprit, qui interprète
le réel, et non pas finalité objective, à l’œuvre dans les choses mêmes… J’ai
besoin de la finalité pour interpréter les phénomènes du vivant, mais rien ne
dit que cette finalité existe vraiment dans le vivant étudié. Cela ne signifie
surtout pas qu’il faille renoncer à l’explication mécaniste, physico-chimique
de la vie, mais cela signifie seulement qu’au-delà de l’analyse physico-
chimique du corps, le corps vivant n’est compris dans sa spécificité qu’au moyen
d’une autre lecture.
Kant distingue ainsi, dans la Critique de la faculté de juger, les jugements
déterminants et les jugements réfléchissants. Le jugement, c’est « la faculté de
penser le particulier comme contenu dans le général » : « Si le général est
donné, le jugement qui y subsume le particulier est déterminant. Si le particu-
lier seul est donné et si le jugement doit trouver le général, il est seulement
réfléchissant. »
Le jugement réfléchissant est donc en quelque sorte un jugement inductif.
Il (comme le jugement de goût, qui porte sur une « finalité sans fin », et le
jugement téléologique de finalité, portant sur la nature) remonte du particu-
lier au général, de la multiplicité à l’unité. Il recherche le principe qui puisse
concentrer (diriger vers un unique « foyer ») la diversité rebelle des phéno-
mènes. Ce jugement réfléchissant s’oppose au jugement déterminant tel que
le décrivait la Critique de la raison pure et qui consistait à rattacher des cas
particuliers à une règle universelle préalablement donnée. Dans le jugement
déterminant, la règle est d’avance posée. Dans le jugement réfléchissant, elle
est cherchée, tarée, pesée et repesée continuellement par l’esprit, et cette
réflexion est bien de type « finaliste », car je ne cesse d’anticiper un résultat
qui reste toujours problématique, résultat que je ne prévois qu’à la condition
consciente de toujours le réviser pour mieux le viser. Pour comprendre les lois
empiriques particulières de la nature, pour les saisir dans un système, je dois
avoir recours à l’idée de finalité. Tout se passe comme si une intelligence
(divine ?) avait ordonné la nature. Dans un tableau, tout se passe comme si le
tableau avait une fin, servait à quelque chose, mais il n’en a pas (c’est la
« finalité sans fin » de la beauté). La formule « tout se passe comme si »
montre bien que l’idée de finalité joue le rôle d’un principe régulateur et non
d’un principe constitutif. En somme, pour Kant, si la finalité n’existe peut-
être pas dans le corps vivant, j’ai besoin de faire comme si elle existait pour
comprendre le vivant comme vivant, et éviter ainsi de voir l’organisme comme
une vulgaire chose. Le sens n’est ainsi « dans » le corps qu’en étant toujours
« au-delà » du corps, dans l’esprit, sens flottant et indécis qui ne se révèle

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Du cadavre à la métaphore vive | 35

qu’à une curiosité inquiète pour qui le mécanisme matériel, dans sa nécessité,
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ne suffit pas.
Mais le corps humain est bien davantage qu’un corps inerte ou vivant, en
tant qu’il n’est pas simplement un corps-chose, mais un corps-personne (ce
qui n’abolit évidemment pas sa dimension biologique), ou le corps d’une per-
sonne. On pensera ici à l’incroyable valorisation du corps humain dans l’art
occidental antique puis chrétien 1, depuis la statuaire grecque, où il ne s’agit
pas simplement, comme le rappelle Hegel, de représenter une belle forme,
mais de signifier la dimension proprement spirituelle de l’homme. L’éclat du
corps manifeste la libération ou le « dégagement » de toute pesanteur ani-
male ; le corps n’est exalté que pour révéler paradoxalement une intériorité
qui s’extériorise :
C’est pourquoi, dans l’individualité concrète des dieux de l’Idéal à proprement
parler classique, nous voyons tout autant cette noblesse et cette grandeur de l’esprit
où se manifeste, malgré la complète immersion de celui-ci au sein de la figure corpo-
relle et sensible, l’éloignement à l’égard de toute détresse du fini […]. Aussi
apparaissent-ils dans leur beauté comme haussés au-dessus de leur propre corpo-
réité, et il s’ensuit un antagonisme entre leur grandeur bienheureuse, qui est un être-
en-soi-même spirituel, et leur beauté qui est extérieure et corporelle. L’esprit appa-
raît comme entièrement immergé dans sa figure extérieure, et, en même temps, néan-
moins comme plongé hors d’elle, uniquement en lui-même […]. Sous ce rapport, les
dieux grecs produisent une impression qui, toutes proportions gardées, est analogue
à celle que fit sur moi, lorsque je le vis pour la première fois, le buste de Goethe fait
par Rauch […]. Ce front haut, ce nez puissant, dominateur, cet œil libre, ce menton
rond, ces lèvres loquaces, cette attitude spirituelle de la tête qui détourne le regard
et le dirige légèrement vers le haut […]. C’est l’esprit solide, puissant, intemporel,
qui sous le masque de la condition mortelle qui lui sert de décor, est sur le point de
laisser tomber cette enveloppe et ne laisse plus que flotter librement et négligemment
autour de soi.
Hegel, Cours d’esthétique, II, Paris, Aubier, 1997, p. 78-79.

Mais qu’est-ce qu’un beau corps, si le beau corps est celui dont la corpo-
réité organique, dans sa nécessité, ne suffit pas ? Avant de recevoir une
réponse sociale fermée, toujours problématique (on sait bien que les normes
de la beauté corporelle sont changeantes, et que la Vénus d’Urbino de Titien,
exposée aux Offices de Florence, ne ressemble guère à l’Olympia de Manet,
qui s’en inspire pourtant, que la maigreur comme les rondeurs, les pâleurs
comme les bistres, ont fait périodiquement leur temps), cette question est
restée dans l’art une question ouverte.
La représentation du corps est toujours à la croisée de l’organique (la
connaissance anatomique du corps) et du symbolique (le corps nous parle,

1. Voir André Grabar, Les Voies de la création en iconographie chrétienne (1978), Paris, Flamma-
rion, « Champs », 2008.

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36 | Le corps

ou nous fait signe). En témoignent exemplairement, à la Renaissance, les


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« blasons anatomiques ». En 1536, Clément Marot, avec le Blason du beau
tétin, va introduire à la cour de François Ier un nouveau genre poétique : il
s’agit de faire l’éloge d’une partie du corps (féminin, pour l’essentiel). Le
succès fut immédiat, et le roi lui-même écrivit un remarquable Blason du corps
(nous reverrons par ailleurs dans la troisième partie « Politiques du corps ? »
que, coïncidence ou signe des temps, les funérailles de François Ier, en 1547,
furent une spectaculaire mise en scène de la théorie du « double corps » du
roi). Le roi du roi, c’est le corps :
Tu as puissance, ô corps, de tel effet
Que sans toi seul rien ne serait parfait
Ni l’esprit de nous ne serait connu,
Car comme vent ou ombre, est inconnu […].
Or voyez donc si le corps ne doit être,
Sur tout loué comme seigneur et maître,
Car l’esprit n’a sans lui que le penser.
Sans corps ne peut-on plaire n’offenser
Blasons anatomiques du corps féminin, présentation par Julien Gœury,
Paris, Flammarion, « GF », 2016, p. 131-133.

L’art poétique du blason a certes donné lieu à d’autres poèmes remar-


quables, comme le Blason du sourcil de Maurice Scève :
Sourcil traitif en voûte fléchissant […]
Sourcil qui chasse et provoque les nues
Selon que sont les archées tenues […]
Sourcil sur qui Amour prit le portrait
Et le patron de son arc, qui attrait
Hommes et dieux à son obéissance
Blasons anatomiques du corps féminin, op. cit., p. 48.

Le sourcil, les dents, le ventre, le nez, etc. deviennent ainsi prétexte à faire
de la poésie, une poésie très savante, très « courtoise », déjà précieuse, qui
doit exalter la beauté féminine. Mais le genre n’est pas non plus sans ambi-
guïté : Marot ne propose-t-il pas aussi le Contreblason du tétin comme une
parodie immédiate du genre littéraire qu’il a inventé, présentant ce qui était
objet d’admiration (la poitrine des femmes) comme objet de dégoût. Il ne
s’agit plus d’exalter le corps féminin, mais de s’en moquer :
Tétin qui n’a rien que la peau
Tétin flat, tétin de drapeau,
Grand tétin’, longue tétasse,
Tétin, dois-je dire besace ?
Blasons anatomiques du corps féminin, op. cit., p. 157.

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Du cadavre à la métaphore vive | 37

Tout devient prétexte pour ridiculiser le corps, partie par partie : non seule-
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ment on fait le blason et le contreblason anatomiques des zones les plus hon-
teuses, mais blason et contreblason invitent à une libération grivoise du
regard. De poésie savante et précieuse, le blason se métamorphose en poésie
égrillarde, obscène, car la ligne de crête est étroite entre la valorisation du
corps et son immédiate dévalorisation compensatrice. Plus le corps est exalté
dans ses perfections, ou absolutisé, plus l’on se moque aisément de ses
« misères », en le relativisant. Si le corps permet aussi aisément le jeu de la
métaphore, c’est qu’il est « équivoque » ; et les blasons anatomiques restent
finalement fidèles à une conception chrétienne du corps. Certes, il faut exalter
sa beauté, mais ne pas perdre son temps, comme l’écrit Charles de la Hueterie,
« à déchiffrer du corps le sot blason » car « l’âme est divine et le corps pourri-
ture/par quoi chacun voit le corps méprisé 1 ».
Le blason anatomique comme genre poétique porte donc toutes les ambi-
guïtés de la représentation du corps à la Renaissance : exaltation et idéalisa-
tion du corps (quasi païenne) et, en même temps, le corps est vu pour ce qu’il
est, une substance corruptible. D’ailleurs, le terme même de « blasonner » a
au XVIe siècle un double sens, puisqu’il signifie à la fois « louer » et « médire
et détracter d’aucun 2 ». Mais au moment où Marot l’emploie, la signification
héraldique du terme (qui renvoie aux « armoiries ») est évidemment première,
quoique discrète, comme le prouve l’apparition chez Scève du vocabulaire très
technique des écus d’armes pour décrire le corps de la femme aimée : « Ô
front, tu es une table d’attente […] 3 », ou bien encore « Gorge qui sert à ma
Dame d’écu […] 4 ». Les parties du corps humain sont par là même immédia-
tement inscrites, même s’il ne s’agit que d’un jeu courtois ou discourtois, dans
un univers sémiotique très codifié. Surtout, les poésies de Marot et de ses
contemporains sont exactement contemporaines des planches anatomiques
d’un Vesale (La Grande Fabrique de l’homme date de 1543) ou d’un Charles
Estienne (La Dissection des parties du corps humain est publiée en 1546).
Comme l’écrit Julien Gœury, « une véritable culture de la dissection envahit
le champ des savoirs en Europe : d’un côté, ces poètes blasonneurs, et de
l’autre des médecins anatomistes […] 5 ». La description poétique du corps,
partie par partie, renvoie autant à un nouvel imaginaire médical, qui expose
les corps et les découvre audacieusement aux regards, qu’à une symbolique
féodale.
Comme l’a montré Panofsky dans Le Codex Huygens et la théorie de l’art
de Léonard de Vinci, la représentation du corps humain posait également pro-
blème aux peintres contemporains de Clément Marot : comment correcte-
ment décomposer et recomposer le corps en mouvement dans l’espace dès

1. Blasons anatomiques du corps féminin, op. cit., p. 187.


2. Ibid., p. 207.
3. Ibid., p. 48.
4. Ibid., p. 73.
5. Ibid., p. 13.

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lors que cet espace était lui-même mathématiquement reconstruit selon les
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règles de la perspective artificielle ? Le Codex Huygens est un manuscrit d’un
élève milanais de Léonard de Vinci qui propose toute une série de dessins qui
cherchent la bonne construction « mathématique » du corps. Certes, « l’inté-
rêt pour les proportions humaines est presque aussi ancien que l’art lui-
même 1 », et « l’histoire de la théorie des proportions humaines » peut être
conçue comme « un miroir de l’histoire des styles », pour reprendre un titre
de Panofsky (1921). Mais on voit bien le problème nouveau qui se pose à la
Renaissance : si le corps peut être « dessiné » comme une petite machine de
muscles par le peintre-anatomiste – indépendamment de l’autre problème
majeur posé par la « couleur » ou la morbidezza de sa carnation –, comment
dessiner un corps « vivant », « en mouvement », dans un cadre géométrique
et statique ? Comme le dit Vincenzo Danti dans son Traité de la parfaite
proportion (1567), « la mesure n’a pas de lieu parfait dans le corps humain
car, de son début à sa fin, il est mobile et ne comporte donc pas de propor-
tion stable 2 ».
À « l’âge de la dissection », le travail des peintres est contemporain, là
encore, de celui des médecins :
La science naturelle telle que nous la connaissons encore aujourd’hui et l’art tel
que le concevait la Renaissance peuvent effectivement être définis comme deux ten-
tatives parallèles pour représenter l’univers dans une image fondée sur l’observation
et rationalisée par les mathématiques.
Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci.,
op. cit., p. 64.

Mieux encore : c’est parfois la théorie artistique qui anticipe sur la théorie
physique, comme la représentation mathématisée de l’espace sensible par les
peintres a précédé et non suivi la mathématisation de la nature par la nouvelle
science de Galilée. Léonard, le pittore anatomista, affirmait avoir disséqué des
cadavres (objectivation du corps), et avait proposé de représenter le squelette
humain en perspective selon trois élévations, comme le fera Vesale. Mais Léo-
nard se réclamait aussi des canons antiques (idéalisation culturelle) : tout le
monde connaît son schéma de l’Homme de Vitruve, conservé à Venise, qui
présente un corps masculin idéal, bras et jambes écartés en deux positions
distinctes, donc en mouvement dans le plan (tout le problème étant de projeter
une telle étude dans la profondeur), inscrits simultanément dans un carré et
dans un cercle centrés sur le nombril. Les études de Léonard sur le corps
humain sont d’ailleurs particulièrement savantes : elles reposent non pas sur
des rapports simples (qui privilégieraient la « tête » ou le « visage »), mais sur
des « analogies » entre différents membres :

1. Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci, op. cit., p. 73.
2. Ibid., cité p. 8.

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Du cadavre à la métaphore vive | 39

Une des caractéristiques des études de proportions humaines par Léonard réside
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dans le fait que les relations proportionnelles y sont régulièrement exprimées de
façon inhabituelle. Les autres théoriciens des proportions humaines expriment
chaque quantité soit comme une fraction de la hauteur totale, soit comme un mul-
tiple d’une unité qui est elle-même une fraction de la hauteur totale […]. Qu’elles
fussent ou non reliées les unes aux autres d’un point de vue anatomique, (Léonard)
comparait les différentes parties du corps et exprimait leur relation proportionnelle
[…] sous forme d’équation du type « a-b, b-c, d-e sont semblables ou égaux les uns
aux autres ».
Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci.,
op. cit., p. 33.

La beauté est dans un rapport de rapports, et non le secret d’une mesure


absolue.
Mais au-delà de la représentation anatomique du corps, de sa structure
musculaire et articulatoire, il faut représenter le corps, en mouvement, dans
une extériorité spatiale, en profondeur. Or, dans un espace reconstruit selon la
perspective mathématique, comment réinsérer la figure humaine ? Avant le
siècle de Léon X, le problème ne se pose guère, car les figures humaines
peintes sont au premier plan, selon une primauté symbolique qui se moque
bien de tout illusoire réalisme, et au second plan il y a comme un « décor »,
en arrière de ces figures. Mais une reconstruction mathématique parfaite de
la réalité vue devrait fondre la figure humaine dans ce « décor », si bien que
le premier plan dans lequel elle surgit et le second plan en retrait ne feraient
plus structurellement qu’un :
Le problème de la figure humaine, malgré l’extrême importance qu’il avait pour
les artistes de la Renaissance, jouait un rôle plutôt secondaire dans les traités sur la
perspective. Analysant la vision en termes de géométrie pure et générale, les exposés
sur la perspectiva naturalis n’avaient pas de place pour analyser les cas particuliers
et encore moins les figures humaines. De leur côté, ceux qui écrivaient sur la perspec-
tiva artificialis trouvaient extrêmement difficile de s’occuper du corps humain par
suite de sa complète irrégularité […]. Seuls des artistes aussi consciencieux que Piero
Della Francesca et Dürer eurent la patience d’appliquer la costruzione legittima aux
figures humaines, et eux-mêmes concevaient cette application plus comme une possi-
bilité théorique que comme une méthode praticable.
Erwin Panofsky, Le Codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci.,
op. cit., p. 69.

Certes la figure doit se détacher sur un fond, mais si le corps humain appar-
tient à l’espace mathématisé représenté par le tableau, il ne peut s’en détacher
de manière isolée, comme en surimpression, mais de manière réglée et enchaî-
née. Cela suppose d’imposer aussi au corps humain la déformation perspec-
tive, comme on représente de manière déformée une tour carrée par un
losange, pour créer par des images-signes l’illusion de la profondeur. Les

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peintres de la Renaissance savaient bien que cet espace pictural mathématisé


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ne correspondait pas à l’espace visuel réellement vécu, selon une perspective
naturelle ou curviligne. Mais imposer au corps humain une déformation pers-
pectiviste stricte risquait de contredire trop violemment notre perception
habituelle des êtres : cela risquait surtout de nier le mouvement qui accom-
pagne naturellement le corps selon une décomposition étroitement géomé-
trique, un « arrêt sur image », qui ne correspond pas à la sensation naturelle.
Nous savons bien qu’une photographie, loin de rendre le mouvement, le déna-
ture de manière grotesque. Entre l’espace sensible réellement vécu et l’espace
visuel mathématiquement reconstruit, la contradiction devient intolérable, et
ce fut un problème insoluble de la Renaissance – insoluble tout court, pour
Panofsky, avant que le XIXe siècle ne renonce à le résoudre, mais ne renonce
aussi à la perspective classique – que de chercher la formulation mathéma-
tique du corps humain qui aurait permis de le résorber entièrement dans
l’espace pictural mathématiquement reconstruit. Inscrire la chair des hommes
dans l’espace pictural, c’eût été dans le même temps redonner chair à l’espace
pictural mathématisé, réincarner un espace abstrait et comme vidé de la pré-
sence du corps humain, qui ne perçoit pas les choses selon une projection
géométrique stable, mais comme un univers sensible palpitant. Le corps
humain est toujours en mouvement, frémissant de vie ; et peindre le mouve-
ment dans un espace géométrique immobile revient à vouloir contradictoire-
ment inscrire l’infini (la variabilité infinie d’un geste) dans le fini. Comme
l’écrit Léonard, « les mouvements de l’homme sont infiniment variés même
dans un accident unique […]. Tout mouvement est variable à l’infini » (Traité
de la peinture). Pour bien représenter le corps humain, il faut le décomposer
dans un espace lui-même décomposable par abstraction ; mais l’espace conçu
comme un cadre vide impose son inertie au corps et en réalité le déforme (ou
trahit sa forme vraie qui est dans le mouvement), sans la vigilance du peintre
qui ne représente pas des statues d’hommes, mais des hommes.
La perception du corps est toujours à la croisée d’attentes culturelles et
symboliques (comme l’art des blasons ou les idéaux artistiques) et d’une ten-
tative d’objectivation (exemplairement dans le regard médical). Nous serions
tentés de dire que toute réalité perçue exemplifie une telle tension, comme
l’explique Cassirer : mais le corps apparaît, de manière privilégiée, à la fois
comme le terme régulateur de ce que nous voulons objectiver, et en même
temps comme cela même que nous vivons immédiatement, mais que nous
vivons aussi dans une réalité sociale qui a son imaginaire et ses attentes.
Autour du corps humain s’articulent un mouvement d’objectivation et un
mouvement de symbolisation, mais aussi le rapport de l’esprit (qui objective
et qui symbolise) à ses propres conditions organiques de possibilité. Le corps
est ce que notre science vise à connaître (comme un « ça ») mais ce que nous
vivons toujours aussi en première personne, et dans un rapport social ou
culturel aux autres (dans une relation entre « toi » et « moi »). Ne jugeons-
nous pas qu’un corps (qu’éventuellement notre corps) est beau lorsque son
objectivation correspond adéquatement à sa symbolisation ?

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Du cadavre à la métaphore vive | 41

La représentation du corps humain, en poésie comme en peinture, chez


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Marot ou dans le Codex Huygens, pose en effet le problème de la « belle
représentation ». Kant distingue fondamentalement, dans un texte célèbre de
la Critique de la faculté de juger, « beauté libre » (pulchritudo vaga) et « beauté
adhérente » (pulchritudo adhaerens) :
Il existe deux sortes d’espèces de beauté : la beauté libre (pulchritudo vaga) ou la
beauté qui est simplement adhérente (pulchritudo adhaerens). La première ne présup-
pose aucun concept de ce que doit être l’objet ; la seconde présuppose un tel concept
ainsi que la perfection de l’objet d’après ce concept. Les espèces de la première sorte
sont appelées beautés (existant par elles-mêmes) de cette chose ou de cette autre ; la
deuxième sorte, en tant qu’adhérente à un concept (beauté conditionnée), est attri-
buée à des objets qui sont compris sous le concept d’une fin particulière.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 16.

Par « beauté adhérente » nous attendons qu’une chose ressemble à son


concept pour pouvoir la trouver belle. Il s’agit d’une beauté idéale qui exem-
plifie des proportions parfaites, celle par exemple du canon vitruvien. Mais il
y a également la « beauté libre » : une chose qui n’est pas belle en elle-même
peut être représentée de manière belle, dès lors que la représentation de cette
chose satisfait et harmonise mes facultés, aussi bien sensible qu’intellectuelle,
de représentation. Les fleurs ou les arabesques, « qui ne signifient rien par
[elles]-mêmes » en tant que nous ne percevons pas ce qu’elles représentent ou
à quoi elles peuvent servir, relèvent de la beauté libre. En revanche, la beauté
d’un homme n’est pas une beauté « pure », car elle suppose « un concept de
fin déterminant ce que doit être la chose, donc un concept de sa perfection ».
Certes, un même objet peut être jugé comme « beauté libre » « d’après ce
qui se présente aux sens » (jugement de goût), et comme beauté adhérente
d’après le concept auquel il se rapporte (« jugement de goût appliqué »). Mais
la distinction kantienne éclaire un point essentiel : un corps déformé, tuméfié,
atroce, réduit à n’être plus comme chez Francis Bacon que de la « viande »,
peut constituer le sujet d’un tableau magnifique, car « une beauté naturelle
est une chose belle ; mais la beauté artistique est une belle représentation de la
chose » 1. Un corps peut être représenté de manière belle, selon la « beauté
libre », lors même qu’il n’aura, en tant que simple corps, qu’une laideur adhé-
rente. On pensera ainsi au contreblason de Marot, qui loin d’idéaliser le corps,
entre avec complaisance dans la description de ses « misères » : les choses les
plus horribles peuvent donner lieu à la poésie la plus raffinée et la plus belle.
Blason et contreblason, qui représentent tantôt un corps désirable tantôt un
corps repoussant, peuvent être également de beaux textes. Dans la « Cha-
rogne » de Baudelaire, « la forme et l’essence divine » des corps « décompo-
sés » est conservée dans la beauté incorruptible du poème. Quand le corps
perd tout sens organique, il est sauvé dans sa signification esthétique.

1. Kant, Critique de la faculté de juger, § 48.

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42 | Le corps
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Le corps : « métaphore vive » ou « individu vague » ?

Le mot « corps » n’est pas simplement une métaphore privilégiée de notre


culture, mais il fonctionne lui-même comme une grande métaphore : il met
en relation, de manière équivoque ou analogique, des réalités bien vagues (le
« corps » inerte, le « corps » vivant, le « corps » humain, le « corps » politique,
un « corpus » de textes, etc.). Plus encore : si notre rapport au corps suppose
la médiation du symbolique, c’est pourtant dans le rapport immédiat au corps
que s’ouvre pour nous le monde, c’est-à-dire la possibilité même du sens, de
tout transfert de sens (de toute métaphore) et donc du symbolique lui-même.
Le corps est un signifiant métaphorique privilégié dans la culture occiden-
tale. On pensera évidemment à « l’apologue des membres et de l’estomac »,
« insigne entre les fables », que rapporte Tite-Live dans son Histoire romaine
(II, 32) : Ménénius Agrippa aurait persuadé la plèbe, qui se disait méprisée
des patriciens, de ne pas faire sécession du « corps politique ». La cité y est
comparée à un organisme : le membre qui paraît le plus inutile (l’estomac ou
le ventre) est en réalité celui qui rend possible la vie : certes, il semble grossir
au détriment du reste, mais rien, sans lui, ne peut subsister. C’est lui qui
permet aux parties de recevoir ce qui leur est dû pour le bien général du Tout,
qui est l’intérêt bien compris de chacune. Comme le rappelle La Fontaine,
rien ne ressemble davantage à un parasite que l’organe central qui a l’intelli-
gence de l’ensemble, où s’affirme l’identité complexe de membres qui sans lui
ne seraient pas unifiés, qui concentre enfin les énergies et, tel un « échangeur »
thermique, les redistribue en trouvant un point d’équilibre.
Je devais par la Royauté
Avoir commencé mon Ouvrage.
À la voir d’un certain côté,
Messer Gaster en est l’image.
S’il a quelque besoin, tout le corps s’en ressent.
De travailler pour lui les membres se lassant,
Chacun d’eux résolut de vivre en Gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l’exemple de Gaster.
Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu’il vécût d’air.
Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme.
Et pour qui ? Pour lui seul ; nous n’en profitons pas :
Notre soin n’aboutit qu’à fournir ses repas.
Chômons, c’est un métier qu’il veut nous faire apprendre.
Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les bras d’agir, les jambes de marcher.
Tous dirent à Gaster qu’il en allât chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent.
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur ;

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Du cadavre à la métaphore vive | 43

Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur :


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Chaque membre en souffrit, les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent
Que celui qu’ils croyaient oisif et paresseux,
À l’intérêt commun contribuait plus qu’eux.
Ceci peut s’appliquer à la grandeur Royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subsister l’artisan de ses peines,
Enrichit le Marchand, gage le Magistrat,
Maintient le Laboureur, donne paie au soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l’État.
Ménénius le sut bien dire.
La Commune s’allait séparer du Sénat.
Les mécontents disaient qu’il avait tout l’Empire,
Le pouvoir, les trésors, l’honneur, la dignité ;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté,
La plupart s’en allaient chercher une autre terre,
Quand Ménénius leur fit voir
Qu’ils étaient aux membres semblables,
Et par cet apologue, insigne entre les Fables,
Les ramena dans leur devoir.
La Fontaine, Fables, III, 2.

Pour illustrer la prégnance d’une telle métaphore organique dans la culture


occidentale, on pensera évidemment aussi à la première Lettre aux Corinthiens
dans laquelle saint Paul compare l’Église à un corps :
Le corps humain se compose non pas d’un seul, mais de plusieurs membres. Le
pied aurait beau dire : « Je ne suis pas la main, donc je ne fais pas partie du corps »,
il fait cependant partie du corps. L’oreille aurait beau dire : « Je ne suis pas l’œil,
donc je ne fais pas partie du corps », elle fait cependant partie du corps. Si, dans le
corps, il n’y avait que les yeux, comment pourrait-on entendre ? S’il n’y avait que
les oreilles, comment pourrait-on sentir les odeurs ? Mais, dans le corps, Dieu a
disposé les différents membres comme il l’a voulu. S’il n’y avait en tout qu’un seul
membre, comment cela ferait-il un corps ? En fait, il y a plusieurs membres, et un
seul corps. L’œil ne peut pas dire à la main : « Je n’ai pas besoin de toi » ; la tête ne
peut pas dire aux pieds : « Je n’ai pas besoin de vous ». Bien plus, les parties du
corps qui paraissent les plus délicates sont indispensables. Et celles qui passent pour
moins honorables, ce sont elles que nous traitons avec plus d’honneur ; celles qui
sont moins décentes, nous les traitons plus décemment ; pour celles qui sont
décentes, ce n’est pas nécessaire. Mais en organisant le corps, Dieu a accordé plus
d’honneur à ce qui en est dépourvu. Il a voulu ainsi qu’il n’y ait pas de division
dans le corps, mais que les différents membres aient tous le souci les uns des autres.

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44 | Le corps

Si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre


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est à l’honneur, tous partagent sa joie. Or, vous êtes corps du Christ et, chacun pour
votre part, vous êtes membres de ce corps.
I Co. 12,14-27.

Chez Ménénius Agrippa comme chez saint Paul, l’intelligence du corps est
d’abord l’intelligence d’une solidarité organique et hiérarchisée : le Tout est
plus que les parties qui sont mécaniquement liées les unes aux autres. Mais
chez saint Paul, chaque partie est une « partie totale » (Leibniz), aussi impor-
tante et aussi nécessaire que les autres, quand dans l’apologue de Tite-Live,
c’est la « partie principale » du ventre qui est valorisée. Dans « L’apologue
des membres et de l’estomac », toutes les parties ne se valent pas : toutes
sont certes indispensables au corps, mais certaines, comme le ventre, le sont
davantage en tant qu’elles fonctionnent directement pour le Bien de toutes les
parties et indirectement pour leur bien propre, alors que d’autres parties moins
immédiatement vitales (les pieds, les mains, les yeux, les oreilles, etc.) fonc-
tionnent directement pour leur bien propre et indirectement pour le bien du
tout. Là où saint Paul développe l’image d’une égalité essentielle dans la
subordination au Tout (l’Église), c’est l’inégalité fonctionnelle, à l’encontre de
l’apparente égalité, que réclame la plèbe, qui justifie pour Ménénius la hiérar-
chie entre les différents membres de la cité. Saint Paul valorise la diversité des
membres là où Ménénius rappelle que sans l’unité que réalise le Prince (ou
le principe vital du foie, du cœur ou du cerveau, si l’on reprend différentes
représentations de la médecine antique), la diversité conduit à une atomisa-
tion non viable et à la guerre civile. Égalité essentielle d’un côté, en dépit de
la hiérarchie fonctionnelle, dans l’épître paulinienne ; inégalité fonctionnelle
pour le bien d’une unité nécessaire à tous, dans la fable romaine : une même
image du corps (celle d’une solidarité organique) véhicule des idées bien
distinctes.
Certes, il y a d’évidentes relations entre ces idées. Il suffirait d’ajouter par
exemple à l’image de la Première Épître aux Corinthiens (12) que le Tout
n’existe comme Tout que par la grâce d’une partie principale (comme dans la
Lettre aux Éphésiens (5, 22), où Paul affirme que « pour l’Église, le Christ
est la tête, lui qui est le Sauveur de son corps »), pour que l’image d’une
solidarité hiérarchisée prime celle d’une égalité essentielle. Il suffirait encore
de rappeler aux patriciens romains, ou au roi, que le membre principal est si
étroitement dépendant des autres membres que la simple possibilité d’une
dislocation (ou « révolution ») implique la reconnaissance que chacun mérite
la plus grande considération : la partie la plus apparemment insignifiante, si
elle ne peut pas directement accomplir le bien du tout, à la différence du
ventre, peut directement et intégralement nuire au tout (par contagion ou par
empoisonnement), ce qui invite évidemment le Prince à ne rien négliger et à
avoir souci des plus « petits ». En fait, si l’image du corps est aussi équivoque,

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c’est qu’elle donne toujours à voir une synthèse réussie de l’unité et de la multi-
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plicité, mais sans préciser toujours les modalités d’une telle synthèse. Quand
nous parlons de corps, c’est que nous unifions une multiplicité (physique, éner-
gétique, sociale, textuelle), mais une telle unification signifie des choses bien
différentes s’il s’agit d’une substance matérielle (le corps inerte, et sa multipli-
cité spatiale), d’un organisme (le corps vivant, et sa multiplicité fonctionnelle),
d’une intelligence sensible (le corps humain, et sa multiplicité pulsionnelle),
d’une réalité sociale (le corps politique, et les individus isolés qu’il réunit), d’un
ensemble littéraire (un « corpus », avec ses sources diverses), etc. À chaque
fois, cependant, l’unité d’une multiplicité est donnée ou promise : le corps est
l’image même d’une intégration réussie, même si cette réussite se présente à
des degrés divers et de manière problématique. Le corps humain, une fois
mort, n’est plus ainsi qu’un corps inerte, et l’unification d’une multiplicité
fonctionnelle laisse tristement la place à l’unification provisoire d’une multipli-
cité spatiale : le cadavre qui se corrompt, « un je ne sais quoi qui n’a plus de
nom dans aucune langue » (Bossuet).
Il faut sans doute revenir aux expressions françaises « prendre corps »,
« faire corps » ou « s’incorporer », qui disent ce qu’est le corps compris non
comme une chose, mais comme un acte ou une opération, et qui disent aussi
bien l’opération spécifique, la puissance métaphorique, du concept de
« corps » dans le discours ordinaire. Le corps, c’est l’unité d’une multiplicité
(une multiplicité qui « prend corps » dans l’unité, une unité qui « s’incor-
pore » une multiplicité) et l’on peut comprendre cette unification de bien des
manières et la faire jouer, par analogie, dans bien des domaines. Tout le pro-
blème est d’expliquer à chaque fois comment l’opération d’incorporation a
lieu, comment la multiplicité est unifiée, le concept de corps nous disant à
chaque fois qu’elle l’est, mais ne nous disant pas comment elle l’est : Pourquoi
l’historien choisit-il ce « corpus » et non un autre ? Comment penser le lien
entre les hommes, dans la cité ou du point de vue cosmopolitique, si, comme
l’écrit Marc Aurèle :
Je ne puis non plus me fâcher contre mon parent ni le haïr, car nous sommes faits
pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières, les deux rangées de dents,
celles d’en haut et celles d’en bas. Agir en adversaires les uns des autres est donc
contre nature ?

Comment le corps humain intègre-t-il, selon quelle « incarnation », l’intelli-


gence au sensible ?
Comment l’organisme se répare-t-il et retrouve-t-il son intégrité ? Qu’est-ce
qui distingue les lois d’un gaz de celles d’un liquide, puisque les mêmes molé-
cules physiques, autrement liées, induisent des propriétés différentes ?
La corporéité est une forme unificatrice, mais il faut entendre par forme
non pas un « dessin », ou une structure graphique, mais, comme chez Aris-
tote, la fonction ou l’activité (l’energeia) qui accomplit une « matière »,

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46 | Le corps

c’est-à-dire l’unité qui donne sens à une multiplicité dans la réalisation pos-
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sible d’une tâche (à commencer par persister dans l’être). Comme l’écrit Aris-
tote dans un texte célèbre du De anima :
Si l’œil était l’animal, l’âme de l’animal serait aussi sa vue ; car la vue est ration-
nellement l’essence de l’œil. Mais l’œil est la matière de la vue ; et la vue venant à
manquer, il n’y a plus d’œil, si ce n’est par homonymie, comme on appelle œil un
œil de pierre, un œil en peinture. Il faut appliquer aussi ce qui est dit d’une partie
du corps seulement, au corps vivant tout entier ; car l’analogie d’une partie à une
partie se retrouve pour la sensibilité tout entière, relativement au corps entier, qui
sent en tant qu’il est sensible.
Aristote, De l’âme, 412a3.

Si la main était un organisme indépendant (ce qu’elle n’est évidemment


pas, car une main coupée est « morte »), la « forme » de la main, ce ne serait
pas ses cinq doigts, mais l’acte même de préhension qui unifie et donne sens
aux cinq doigts (qui seraient dans cette hypothèse sa « matière » immédiate)
dans une tâche commune. Comme on le voit, cette unité est l’unité (formelle)
d’une multiplicité (matérielle), à laquelle elle ne s’additionne pas du dehors,
mais qu’elle dynamise du dedans, et avec laquelle elle forme un tout indisso-
ciable : les doigts ne restent vraiment des doigts que s’ils peuvent saisir ou
sentir quelque chose dans l’exercice même d’une main vivante ; privés de ce
pouvoir de saisir, ou d’éprouver, une main n’est plus que de la chair morte,
ou elle n’est plus une main qu’en un sens équivoque, en apparence, puisque
ses doigts ne sont plus la « matière » ou la « puissance » d’une exploration
sensorimotrice du monde. La forme de la corporéité est donc toujours liée à
une matière spécifique : c’est la forme de cette matière complexe (la main de
ces doigts engourdis ou déliés, la scie de ce métal avec ces « dents » plus ou
moins aiguisées, etc.). Mais la forme ne peut unifier une multiplicité qu’en lui
donnant sens, par la réalisation d’un telos ou d’un but (la possibilité de
prendre, la possibilité de scier, etc.). Comme l’explique Clément Rosset dans
Le Choix des mots, on ne sait vraiment ce que l’on pense qu’après l’avoir
écrit, c’est-à-dire après avoir donné corps à une pluralité de pensées confuses
(et les avoir soumises à une règle de clarté), en disant ce que l’on voulait dire.
Subsumant une matière à une fonction, intégrant une multiplicité à une unité,
la forme du corps est une tension spécifique qui individualise une réalité,
depuis le corps inerte et le système relativement clos qu’il forme dans la nature
jusqu’à l’unité stylistique d’un texte.
« Unité réglée d’une multiplicité » : c’est aussi bien définir formellement le
corps que l’analogie. Ce n’est pas simplement le corps humain qui doit être
pensé comme un rapport de rapports (Léonard) mais l’idée de corps en géné-
ral qui invite à unifier une réalité selon des rapports qui se codéterminent.
Plus encore : l’idée de corps peut « jouer » dans des domaines très divers et
autoriser tous les glissements métaphoriques : faire croire par exemple que

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Du cadavre à la métaphore vive | 47

les hommes sont liés dans la cité comme les parties d’un organisme, ou bien,
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au contraire, que les « corps politiques » doivent être étudiés selon les prin-
cipes d’objectivation de la mécanique galiléenne (comme le prétendra
Hobbes), non pas certes comme des corps en mouvement partes extra partes,
mais en les considérant individu isolé par individu isolé dans un espace de
lutte. Où commence le sens propre ? Où commence le sens figuré ? Est-il plus
métaphorique de penser le corps politique sur le modèle de l’organisme, ou
de le penser comme un système mécanique de « forces » ? On remarquera
d’ailleurs que si le corpus reipublicae se trouve en latin préchrétien, le mot
grec sôma n’est, semble-t-il, jamais utilisé au sens politique avant saint Paul.
Dire le corps, c’est toujours régler la métaphore, interroger ses limites et sa
pertinence, et régler le rapport entre des domaines hétérogènes que le concept
de corps prétend traverser ou relier.
Car le mot « corps » fonctionne comme une « métaphore vive » (pour
reprendre une expression de Ricœur). Ce qui fait vivre le langage, ce qui lui
donne sa portée heuristique ou son pouvoir de découverte, c’est la possibilité
d’accéder à des signifiés conceptuels nouveaux à partir de signifiants anciens,
de pouvoir dire ce qui n’a encore jamais été dit dans le système des possibles
congelés de notre langue, et de réécrire ou re-décrire ainsi le monde avec des
mots qui changent de sens, qui glissent d’une signification « admise » à une
signification « tentée », au risque d’introduire évidemment du flou, ou du
trouble, dans la communication, mais aussi en y ménageant un « espace de
jeu », une respiration, du mouvement pour aller plus loin. Fontanier parle
ainsi de ces « métaphores d’invention que l’on emploie par figure, et qui n’ont
pas encore reçu la sanction de l’usage 1 ». L’emploi métaphorique d’un mot,
non pas d’une « catachrèse » (l’image figée ou la comparaison convenue d’une
jeune fille à une rose, par exemple), mais selon une volonté de décrire autre-
ment le monde, et donc de décrire une réalité autre, permet de s’ouvrir à des
possibilités de sens qui restaient jusqu’alors inaperçues. La métaphore sup-
pose certes une contradiction entre l’emploi ordinaire d’un mot et un nouvel
emploi extraordinaire, mais c’est cet écart qui fait sens, ou qui ouvre la possi-
bilité de réarticuler et de réajuster notre vision : « C’est que la métaphore
n’est pas l’écart lui-même, mais la réduction de l’écart […]. La métaphore est
le procédé par lequel le locuteur réduit l’écart en changeant le sens de l’un
des mots 2. »
En transgressant un certain ordre du monde qui se donne dans un certain
ordre des signes, nous reconfigurons notre univers symbolique : « La méta-
phore est ce qui fait d’un énoncé auto-contradictoire qui se détruit, un énoncé
auto-contradictoire significatif 3. » Le glissement métaphorique du sens ordi-
naire au sens extraordinaire peut ainsi conduire à une négation dialectique de

1. Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, « Champs », 1977, p. 104.
2. Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 195.
3. Ibid., p. 246.

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48 | Le corps

notre représentation, à un renversement global de notre vision des choses,


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comme lorsque nous affirmons que le corps humain est un « tombeau »
(Platon), une « machine » (Descartes) ou un « temple » (saint Paul). Faut-il
d’ailleurs parler ici de métaphores, car c’est au sens propre, peut-être, que
le corps est (pour ces auteurs) un tombeau, une machine ou un temple…
Réciproquement, le corps est au principe de nombreuses métaphores : ce n’est
plus lui que nous comparons (à un tombeau, à une machine, à un temple),
mais à lui que nous comparons bien des choses, y compris ce qui semble
radicalement « incorporel » : Dieu n’est-il pas rendu de manière grossièrement
anthropomorphique lorsque, dans bien des passages de la Bible ou du Coran,
on parle de sa « face » ou de son « bras » ?
C’est que rien n’est plus évident que notre corps, puisque c’est en lui que
le monde prend d’abord sens pour nous. Et, en même temps, nous vivons le
corps comme autre chose que nous, comme un « individu vague », là où se
joue notre singularité personnelle, mais qui n’a en lui-même rien de singulier,
puisque c’est au contraire ce que tous les hommes ont fondamentalement et
substantiellement en commun : la faim, la soif, le désir sexuel, la fatigue, le
sommeil, etc. Comme l’explique Bruaire :
Il est nécessaire pour être ce que je suis qu’un corps individuel vivant me fasse
vivre, en et contre lui, mon existence singulière. En d’autres termes, le non-sens de
l’individu somatique est nécessaire […]. Il me faut un corps, mais non ce corps […].
Claude Bruaire, Philosophie du corps, op. cit.

Si le corps est une « forme », comme nous le disions, il a aussi la généralité


d’une forme : il est ce que je suis mais non pas qui je suis. Certes, c’est par et
dans le regard des autres, qui me reconnaissent, que je peux actualiser ou
entretenir mon identité humaine, comme le montre exemplairement L’Homme
invisible (1897) de Herbert George Wells : perdre la simple visibilité de son
corps, c’est courir le risque d’un anéantissement psychique. Ainsi, en perdant
son ombre (et donc la relation naturelle avec les autres hommes que permet le
corps et qu’interdit la monstruosité), Griffin, le héros de Wells, se transforme
intérieurement d’homme bon en fou criminel. Entre moi et moi, il y a mon
corps, parce que c’est par mon corps qu’autrui valide mon humanité et
m’installe dans le monde commun du sens, dans ce qui vaut pour moi sous
la condition que cela vaille aussi pour autrui. Mais comme l’a dit tragique-
ment Simone Weil : « Une très belle femme qui regarde son image au miroir
peut très bien croire qu’elle est cela. Une femme laide sait qu’elle n’est pas
cela. » Ma voix n’est pas plus ce que je pense (même si elle porte au loin ma
pensée), que mon corps n’est ce que je suis (même si sans lui je cesse de vivre).
Cet écart entre le familier et l’étrange, auquel le corps nous confronte, nous
donne à voir le principe de toutes les métaphores : l’écart entre un sens évi-
dent et un sens problématique. Quand je parle de mon corps, je sais de quoi
je parle, et c’est même grâce à lui que je parle ; et je ne sais pas exactement

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Du cadavre à la métaphore vive | 49

de quoi je parle en parlant de mon corps car j’ouvre aussi, en en parlant, sur
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un horizon indéterminé de sens, sur une interrogation ouverte. L’expérience
du corps est une évidence préréflexive ; mais la pensée du corps ouvre à la
réflexion. C’est ainsi que l’on peut articuler les deux thèses que soutient Jean-
Louis Chrétien dans Symbolique du corps :
Le corps humain, qui est la forme sous laquelle l’esprit vient au monde, constitue
avec ses organes, ses mouvements, ses opérations, ses gestes, le signifiant universel,
ce en quoi tout peut se traduire, car il est le porte-parole, le lieu où il est répondu à
tout appel possible.

Mais inversement :
Le langage symbolique qui fait appel au corps et à ses parties pour dire l’ensemble
de notre existence individuelle et collective, loin d’appauvrir et d’amoindrir les lan-
gages disciplinaires et conceptuels qu’il traduit (ceux de la philosophie […]), les
déborde et les excède, leur procurant une ressource de sens qui les enrichit et les
renouvelle.
Jean-Louis Chrétien, Symbolique du corps, op. cit., p. 292-293.

Pour comprendre, il me faut tout ramener, de manière centripète, à l’expé-


rience du corps, mais les métaphores corporelles renouvellent et étendent
aussi, de manière centrifuge, ma compréhension du réel. Avant toute objecti-
vation ou symbolisation, avant toute signification organique, esthétique,
morale ou religieuse, le corps n’est pas vécu par nous comme un « bout de
viande » ou un cadavre, mais comme ce qui nous relie avec le monde, avec les
autres et avec nous-mêmes. Mais cette relation introduit aussi un écart, une
épaisseur, un effet de trouble, qui est la possibilité même du sens et de la
métaphore, au risque d’ailleurs que cette métaphore « vive » du corps ne se
« vide » en réalité de toute pertinence.

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