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V.

La philosophie russe
Vincent Citot
Dans Hors collection 2022, pages 233 à 276
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130835899
DOI 10.3917/puf.citot.2022.01.0233
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La philosophie russe
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P roche de l’Europe par son histoire et ses caractères propres,
mais pas assez pour être incluse dans une histoire de la pensée
européenne, la philosophie russe est la grande oubliée des synthèses
historiques. Ni « occidentale », ni « orientale », elle répond mal aux
désirs des historiographes qui, généralement, s’intéressent soit aux
sources de l’Europe moderne, soit à un ailleurs asiatique. Elle a
pourtant une spécificité et une historicité irréductibles, qui sont celles
de la civilisation slave. On parlera toutefois de civilisation russe (et
de philosophie russe), plutôt que slave, car une civilisation est une
dynamique historique qui assimile divers peuples et ne peut donc
s’identifier à un groupe ethnique particulier. Le soubassement slave
n’est qu’un caractère parmi d’autres, que sont la géographie (de Kiev
à la Baltique via la moscovie), la langue (le slavon puis le russe) et la
religion (l’orthodoxie). Le monde gréco-byzantin d’abord, l’Europe
occidentale ensuite, sont les deux grandes sources culturelles aux‑
quelles puise la pensée russe. À partir de ces données ethniques,
géographiques, linguistiques et culturelles se dessine une histoire
intellectuelle russe qui n’est incorporable à aucune autre histoire
intellectuelle – il faut donc l’étudier pour elle-même.
Comme partout ailleurs, on y voit une vie spirituelle dominée
par la religion qui, selon un processus de sécularisation, donne
naissance à une pensée de type philosophique et, enfin, par la pour‑
suite de ce mouvement, à une pensée scientifique. Il ne s’agit pas

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exactement d’engendrements (comme si la religion accouchait de la


philosophie qui accouchait de la science), mais plutôt d’émergences
successives au sein d’un milieu culturel en évolution. La religion ne
se transforme pas en philosophie, mais celle-ci émerge d’un contexte
intellectuel religieux. De même pour la science. Finalement, les trois
cohabitent, s’influencent, s’enrichissent et se concurrencent, selon
un rythme propre à l’histoire intellectuelle russe. On y retrouve
toutefois les mêmes grandes inflexions historiques qui marquent le
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passage du préclassique au classique puis au postclassique. Ce qui est
remarquable en Russie est la pauvreté (relativement à d’autres civi‑
lisations) des philosophies préclassique et classique. À tel point que
beaucoup d’historiens font commencer l’histoire de la philosophie
russe au xixe siècle – c’est-à-dire, selon notre typologie, au début
du postclassique. Erreur qui s’explique par le fait que la philosophie
russe est difficilement identifiable avant cette période très particu‑
lière qui voit l’apparition de sciences indépendantes. Autre spécificité
de l’histoire de la philosophie russe : sa division en deux courants
parallèles, du début des années 1920 à la fin des années 1980. En
effet, durant toute la période soviétique, une philosophie de Russes
exilés se perpétue concomitamment à la philosophie pratiquée en
URSS. Les deux branches fusionnent à nouveau après l’effondrement
de l’Union soviétique.
Sur le trait singulier de la philosophie russe, tous les historiens
et commentateurs s’accordent : elle est essentiellement religieuse.
Cela tient à la mentalité russe, très attachée, sinon au Dieu de
l’orthodoxie et de la liturgie, du moins à un principe de Providence,
de Justice transcendante, d’Unité cosmique, de Salut individuel, de
mysticisme ou de panthéisme. Même quand ils se disent athées et
matérialistes, les penseurs russes manifestent une foi en l’homme
et la justice qui tient du messianisme éthico-politique. La théorie
a beau être irreligieuse, l’esprit qui la forge est porté par la foi.
D’où le succès des diverses utopies qui font l’histoire de la pensée
politique russe.
Autre trait singulier de la philosophie russe : son caractère lit-
téraire. Plus qu’ailleurs, les philosophes sont écrivains, critiques

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La philosophie russe

littéraires, journalistes, polémistes et essayistes plutôt qu’universi‑


taires professionnels de la philosophie. La philosophie est en Russie
une affaire existentielle avant d’être une profession ; les philosophes
russes sont particulièrement attachés à la personne humaine, sa
vie et son action au sein du collectif et de l’Histoire. La sensibilité
littéraire se prête bien à cet intérêt pour l’existence personnelle.
Enfin, le troisième trait de la philosophie russe est d’être, plus
que d’autres, sous influence extérieure. Elle puise presque tout son
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contenu dans l’Europe occidentale. Les Russes font leur propre syn‑
thèse, mais tous les matériaux sont empruntés. De l’influence de
la scolastique latine du xviie siècle – et, en amont, de la culture
byzantine – jusqu’au marxisme soviétique, en passant par la « fran‑
comanie » du xviiie siècle et l’enthousiasme pour l’idéalisme alle‑
mand du xixe siècle, tout vient de l’Ouest.
Au total, nous avons affaire à une philosophie religieuse et lit‑
téraire qui se nourrit d’importations – on comprend que l’historio‑
graphie de la philosophie l’ait négligée. À tort, cependant, car cette
philosophie n’en est pas moins riche et irréductible ; et son histoire
dessine une courbe qui doit être étudiée pour elle-même.

I. Période préclassique (xviie siècle à ~1715)

1) Enrichissement du questionnement religieux


(~1500 à 1631)

L’histoire culturelle de la Russie commence au ixe siècle avec ce


qu’il est convenu d’appeler la Russie kiévienne – la principauté de
Kiev en étant le cœur politique, économique et intellectuel. À partir
de 988 commence la christianisation et la formation de centres
monastiques qui assimilent la culture gréco-byzantine. À la diffé‑
rence de l’Occident chrétien qui adopte le latin comme langue ecclé‑
siastique – permettant ainsi une continuité linguistique et culturelle

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avec l’Antiquité –, les Russes conservent le slavon et se rendent donc


plus difficile l’accès aux grandes œuvres de l’Antiquité. N’étant pas
éduquée par Byzance (où l’on parle grec) comme les Occidentaux
l’ont été par Athènes et Rome, ni par les Arabes (avec lesquels elle
n’est pas en contact), et étant surtout bien plus homogène et isolée
que les États d’Europe de l’Ouest, la Russie est très lente dans son
ascension civilisationnelle.
Après les invasions mongoles de la première moitié du xiiie siècle,
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la dynamique culturelle et politique se déplace vers la principauté de
Moscovie, qui s’étend rapidement pour devenir la Russie proprement
dite. À partir de la chute de Constantinople (centre du christianisme
orthodoxe, pris par les Turcs en 1453), la Russie n’a plus de tutelle
religieuse et devient le dernier rempart de l’orthodoxie. Commence
alors une réflexion sur le rôle de la Russie dans l’histoire. Après la
Rome antique, gardienne du christianisme envahie par les barbares,
puis Constantinople (« Deuxième Rome »), à son tour submergée
par d’autres barbares, Moscou doit reprendre le flambeau de la vraie
religion. C’est sa mission historique, c’est le rôle que la Providence
lui assigne : « Moscou, Troisième Rome » (thématique reprise au
début du xvie siècle par Philothée de Pskov1). La philosophie russe
se constitue dès l’origine comme une philosophie de l’histoire – trait
qui se retrouve jusqu’à l’ère soviétique et post-soviétique.
Aux xve et xvie siècles, la pensée religieuse se diversifie, se com‑
plexifie et s’enrichit, mais on ne saurait parler de philosophie. Nil
Sorski, Joseph de Volok, Philothée de Pskov, Patrikiéev, Macaire et
d’autres encore, sont des religieux (des moines) qui prennent posi‑
tion en tant que tels. Maxime le Grec (c. 1475‑1556), qui, comme
son nom l’indique, n’était pas russe, introduit un peu de culture
renaissante, « humaniste » et séculière dans le réseau intellectuel
russe. Quand il s’installe à Moscou en 1518, c’est la fin du mono‑
pole culturel byzantin et le début d’une ouverture vers l’Occident,

1. Nous adoptons la transcription des noms d’auteurs proposée par le Diction-


naire de la philosophie russe (dir. M. Masline, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2010), à
quelques exceptions près – par exemple ce dictionnaire écrit Soloviov pour parler du
célèbre philosophe de la fin du xixe siècle, que tout le monde orthographie Soloviev.

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La philosophie russe

d’où proviennent toujours plus de textes grecs et latins. Dans les


monastères de Kiev de la fin du xvie et du début du xviie siècle, on
commence à étudier – outre le grec – la théologie latine, éminem‑
ment teintée de philosophie.

2) Infiltration d’éléments philosophiques


dans la théologie (1631 à ~1715)
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Après la fin du Temps des troubles (1598‑1613) et l’avène‑
ment de la dynastie des Romanov en 1613, l’État, l’économie
et la culture russes ne font que se renforcer. L’événement mar‑
quant pour l’histoire de la philosophie est la fondation de l’école
théologique de Kiev par Pierre Mohila en 1631. C’est le premier
collège d’études humanistes, et une voie d’entrée de la philoso‑
phie dans la pensée religieuse. Bien des intellectuels des xviie et
xviiie siècles sont issus de cette école (qui devient l’Académie
théologique de Kiev en 1701) ou de l’Académie gréco-latine fondée
à Moscou en 1687. Le xviie siècle reste éminemment religieux,
mais il engage un processus de sécularisation dont les multiples
conflits qui le traversent sont le carburant. Conflits externes
avec la Suède et la Pologne, dont la Russie triomphe grâce à une
technologie militaire importée d’Occident depuis Ivan le Terrible.
Conflits internes, surtout : de l’aristocratie laïque contre l’aristo‑
cratie d’Église, de l’État contre l’Église (jusqu’à la défaite de cette
dernière, qui devient une agence de l’État sous Pierre le Grand),
des partisans de la modernité occidentale latine contre ceux de
la tradition grecque. Enfin et surtout, conflit au milieu du siècle
au sein de l’Église entre les Vieux-Croyants (raskolniki) et ceux
qui suivent les réformes du patriarche Nikon. Ce dernier voulait
épurer l’Église de vieilles fables, réviser ses dogmes et revoir sa
liturgie, bref, moderniser l’Église. Quoique condamné en 1666
pour ces audaces, Nikon est à l’origine d’un schisme (Raskol)
et d’une effervescence intellectuelle propice à l’apparition de la
pensée philosophique. Ses opposants eux-mêmes doivent hisser

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leur niveau de réflexion, comme on le voit chez l’archiprêtre et


écrivain Avvakum (c. 1620‑1682).
La scolastique occidentale pénètre de plus en plus en Russie via
les moines de Kiev, qui la traduisent, la discutent et l’enseignent.
Même quand ils veulent faire un usage conservateur de la sco‑
lastique (contre les réformes nikoniennes), ils contribuent malgré
eux à la diffusion d’une pensée et d’un savoir qui précipitera la
Russie dans la Modernité. L’un de ces moines kiéviens, Siméon de
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Polotsk (1629‑1680), est surnommé « l’encyclopédie sur pieds »
par ses confrères moscovites, tant il paraît savant. Outre ses com‑
pétences en théologie et son statut de poète de Cour, il est aussi
astrologue, alchimiste, latiniste bon connaisseur de Thomas d’Aquin
et de Duns Scot, fondateur, enfin, d’une école qui inclut l’ensei‑
gnement de la philosophie dans son programme. Sa Couronne de
la religion est une compilation du savoir kiévien. Parmi les autres
personnages de l’époque qui contribuent à la naissance de la pensée
philosophique en Russie, il faut citer les frères Likhoude (Sophro‑
nius – 1652‑1730 – et Joannicius – 1663‑1717). Venus à Moscou
à la demande des autorités, ces moines grecs y fondent en 1687
le premier établissement proposant un enseignement supérieur
systématique en philosophie (rebaptisé au xviiie siècle Académie
slavo-gréco-latine). Le tsar Fédor III (qui règne de 1676 à 1682),
lui-même élève de Siméon de Polotsk, signe la Charte de cette école
moscovite. Comme un nombre croissant de nobles, de diplomates,
d’intellectuels et de commerçants (tel Ivan Posochkov – 1652‑1726),
il souhaite ouvrir son pays à l’influence occidentale. Ce programme
est repris et étendu par son successeur Pierre le Grand.
Jusqu’au début du xviiie siècle, on ne pourrait citer le nom
d’aucun philosophe russe stricto sensu. Le xviie siècle est une période
de formation où des idées philosophiques percent à travers la pensée
théologique. On lit, on commente et on enseigne les philosophes
antiques et occidentaux ; on s’engage parfois dans des débats philo‑
sophiques ; mais on ne produit pas encore de philosophie. Tout en
se sécularisant, la pensée demeure pour l’essentiel une spécialité de
moines. Malgré cela, « la philosophie […] commence à se distinguer

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par rapport aux autres sphères de la connaissance et de l’activité


intellectuelle1 ». Elle se distingue aussi par son style et son exigence,
qu’entrevoit l’érudit Théophylacte Lopatinski (1670‑1741) à la fin
de la période qui nous occupe – « Il est propre à la philosophie,
dit-il, de se confier davantage à la raison qu’à l’autorité2 ». C’est,
selon Zenkovsky, « la première déclaration de la liberté de pensée,
de l’énergie inhérente à la pensée3 ». Le xviiie siècle sera l’expres‑
sion même de cette énergie (sinon de cette liberté, car le pouvoir
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veille au grain).

II. Période classique (~1715 à ~1796)

1) Les « Lumières russes » – une pensée philosophique


sans « philosophe » (~1715 à ~1775)

Le xviiie siècle est celui de tous les bouleversements – politiques,


institutionnels, artistiques et intellectuels. Certes, il s’agit avant tout
de la Russie des villes et des élites, tandis que celle des campagnes
et des pauvres semble collée au passé, enlisée dans le servage et
la sous-éducation ; mais cette situation est précisément celle que
dénoncent les élites « éclairées ». Plus de droit, d’égalité et de liberté
d’une part ; plus de science et d’éducation d’autre part ; tel est leur
mot d’ordre.
Qui sont ces hommes nouveaux acteurs de la révolution des
« Lumières » ? Des nobles, pour la plupart, enthousiasmés par les
idées venues d’Occident, découvrant avec stupeur le retard de leur
pays à mesure que ces idées y parviennent, décidés à occidentaliser
la Russie pour la hisser au rang des grandes puissances culturelles

1. M. N. Gromov, in Masline, 2010, p. 349.


2. Cité par B. Zenkovsky (in Zenkovsky, 1953, t. 1, p. 57‑58).
3. Zenkovsky, 1953, t. 1, p. 57‑58.

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européennes. L’esprit des Lumières affecte toutes les catégories de


la haute société : hommes d’État, administrateurs, diplomates, écri‑
vains, savants, clercs ou encore professeurs. Ils font de la philosophie
en ce sens qu’ils affrontent avec méthode et application les ques‑
tions relatives au « droit naturel », à la justice et à la liberté ; qu’ils
interrogent les mécanismes naturels, le cosmos, l’homme, son passé
et sa vocation ; qu’ils mettent en œuvre l’esprit sceptique et critique
propre à contester les autorités ecclésiastiques et politiques ; enfin,
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qu’ils lisent et discutent les livres de philosophie venus d’Occident.
Aucun (à part, peut-être, quelques professeurs) n’est philosophe
au sens où il se revendiquerait et serait reconnu comme tel ; mais
tous le sont par leurs intérêts intellectuels et leur façon de servir
ces derniers. Cette forme de pensée laïque et non spécialisée qui
circule à travers tous les savoirs eux-mêmes laïcs et non spécialisés,
comment l’appeler, sinon philosophie ?
Le coup d’envoi de cette grande course en avant vers la moder‑
nité est donné durant la seconde partie du règne de Pierre le Grand
(période qui court de 1715 à 1725). L’empereur occidentalise la
Russie à tous les niveaux : laïcisation de l’État, programme écono‑
mique et urbanistique ambitieux, réforme du système administratif
et éducatif, création d’une Académie des sciences, etc. Il s’entoure
de collaborateurs qui manifestent la même ambition pour leur pays.
Ainsi se constitue une élite de « progressistes ». Cet état d’esprit
affecte même le clergé, à l’image de Prokopovitch (1681‑1736),
archevêque et théologien, qui n’en est pas moins défenseur de la
sécularisation, du droit naturel et des sciences profanes. Un peu plus
tard, Skovoroda (1722‑1794), souvent considéré comme le premier
philosophe russe, incarne parfaitement l’esprit des Lumières issu de
l’école théologique de Kiev. Il revendique une totale liberté de pensée
et se vit lui-même comme le « Socrate de la Russie1 ». Son attrait
pour une version mystique du christianisme n’est à contre-courant

1. « Ses recherches illustrent le début d’un changement dans la manière de concevoir


la philosophie : au sein d’une sagesse proprement religieuse, surgissent les éléments
d’un discours rationnel dans un esprit platonicien et néoplatonicien » (Obolevitch,
2014, p. 58).

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de l’époque qu’en apparence ; si on le compare aux moines kiéviens


du xviie siècle, son caractère « classique » saute aux yeux1. Il en va
de même avec Platon Levchine (1737‑1812), prêtre et théologien, fin
connaisseur de la philosophie (d’où son nom) et figure des Lumières
au sein de l’Église.
Mais c’est dans la « ligne laïque2 » que se manifeste surtout l’es‑
prit caractéristique de l’âge classique. Chez Tatichtchev (1686‑1750)
tout d’abord. Auteur de la première histoire systématique et cri‑
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tique de la Russie, il est aussi grand défenseur de la vie sécularisée
et de la connaissance profane3 – qu’il estime indispensable à une
religion naturelle bien comprise. Penseur du droit naturel dans la
lignée de Grotius, Pufendorf et Wolff, il cherche une morale indé‑
pendante de la supervision ecclésiastique. Autre personnalité incon‑
tournable des Lumières, Kantemir (1708‑1744) est un polygraphe
tout aussi inclassable : aussi bien historien que géographe, sati‑
riste, penseur politique, traducteur (de Montesquieu et Fontenelle)
et membre des cercles savants comme Prokopovitch et Tatichtchev.
Ses satires dénoncent aussi bien l’immoralité de l’aristocratie fon‑
cière que la bêtise des opposants au progrès des savoirs. Mais le
plus grand penseur du xviiie siècle est incontestablement Lomonos‑
sov (1711‑1765) – esprit universel qui se distingue autant par ses
qualités d’organisateur du système éducatif (il contribue à fonder
l’Université de Moscou en 1755) que par ses compétences de savant
(en chimie, physique, géographie, linguistique et histoire), sa pensée
philosophique4 et son rôle de réformateur de la versification russe.
Auteur d’une œuvre scientifique d’esprit moderne (autant que dans

1. « Il illustre le fait indéniable de la sécularisation de la pensée à l’intérieur de


l’Église » (Zenkovsky, 1953, t. 1, p. 82).
2. T. Obolevitch distingue très justement la « ligne laïque » de la « ligne religieuse »
au sein de la pensée des Lumières (Obolevitch, 2014, partie I, 3).
3. Par ses travaux et son état d’esprit, « il a énormément contribué au développe‑
ment des sciences et de la philosophie » (Obolevitch, 2014, p. 59).
4. Il « n’a guère laissé de traités de philosophie, mais les réflexions philosophiques
traversent la quasi-totalité de ses œuvres […] il associe la curiosité du naturaliste à la
réflexion du philosophe […] et considère la philosophie comme le couronnement de
chaque effort scientifique » (ibid., p. 61).

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l’Europe contemporaine), il propose également une vision du monde


métaphysique (philosophie de la nature d’inspiration leibnizienne)
qui a toute sa place dans une histoire de la philosophie russe.
Son collègue à l’Université de Moscou, Anitchkov (1733‑1788),
enseignant de philosophie, de mathématique et de logique, publie
une série d’ouvrages aux titres éloquents : Discours sur les principes
et les origines du culte des divinités, Discours sur les propriétés de
la connaissance humaine et sur les moyens qui préservent l’esprit
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des diverses erreurs et Discours sur les différentes causes qui font
obstacle à la recherche de la connaissance humaine. Pour ses ana‑
lyses très irreligieuses de la religion dans Les Deux Fétiches, il est
accusé d’athéisme. De fait, il est le premier à porter un regard
sociologisant sur la religion.
Parmi les penseurs des Lumières figure encore l’écrivain et traduc‑
teur Kozitski (1724‑1775). En tant que secrétaire d’État de l’impé‑
ratrice Catherine II, il coordonne les traductions de la « Société
pour la traduction de livres étrangers »1. Kozelski (1728‑1794) se
distingue comme auteur (philosophe matérialiste, théoricien du
droit naturel, défenseur d’un rapprochement philosophie-science
au détriment de la théologie, compositeur de petites encyclopédies),
traducteur et éditeur (d’un recueil d’articles de l’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert). Toumanski, Bachilov, Vanslov et Louchkov
sont d’autres traducteurs d’importance, travaillant aux côtés de ou
à la suite de Kozelski2.
Catherine II elle-même (qui règne de 1762 à 1796) participe
pleinement au mouvement des Lumières. Moins par son œuvre lit‑
téraire, qui est modeste (des essais journalistiques, des études histo‑
riques, des comédies, des drames, des contes et des mémoires, tout
de même), que par sa politique culturelle et sa soif personnelle de
philosophie. Non seulement elle est un acteur majeur de la diffusion

1. Ainsi, il « se trouvait au centre du mouvement pour la propagation des Lumières


en Russie. Ses dons remarquables d’organisateur, sa grande érudition et les possibilités
dont il disposait grâce à sa position, lui permirent dans une certaine mesure d’unifier
et de diriger ce mouvement » (Strange, 1963, p. 301).
2. Ibid., p. 302‑305.

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des Lumières1, mais, armée d’une profonde culture, elle participe aux
débats et s’entretient avec les philosophes de l’époque – de Russie
et d’Europe occidentale.

2) Fin du classicisme et période transitoire


(~1775 à ~1796)
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La révolte de Pougatchov (1772‑1775 – jacquerie de paysans
prenant la forme d’une insurrection armée) met en alerte Cathe‑
rine II, qui tourne la page des réformes libérales et renforce le
pouvoir autocratique. Il apparaît désormais au grand jour que la
« philosophie des Lumières » n’est pas un bloc : on peut vouloir
l’ouverture intellectuelle aux savoirs nouveaux sans accepter pour
autant les idéaux démocratiques – Montesquieu sans Rousseau,
pour ainsi dire2. Les troubles de la Révolution française ne font que
conforter la noblesse russe dans cette idée qu’élévation intellectuelle
et gouvernement populaire sont deux choses à bien distinguer. Dans
une certaine mesure, elles paraissent même contradictoires, s’il est
vrai que l’égalité des hommes est une utopie étrangère à la science.
Alors que, jusqu’à présent, l’accueil de la philosophie et des savoirs
occidentaux allait de pair avec les conceptions jusnaturalistes et
le réformisme politique (dans une filiation pétrovienne), à partir
de 1775 environ, les deux se disjoignent – il faut choisir son camp.
Ainsi, le tournant dans la politique impériale correspond à une phase
nouvelle dans la vie intellectuelle du xviiie siècle.

1. « Catherine II déploya une activité intellectuelle tous azimuts. Sous son règne,
sciences, arts, architecture et littérature [ajoutons la philosophie à cette liste] furent
fortement stimulés. La tsarine fit traduire de nombreux ouvrages des représentants des
Lumières [singulièrement l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert] […]. Dans tous les
domaines, la censure se limitait au maximum [du moins jusqu’en 1775] » (Waegemans,
2003, p. 32).
2. Au rousseauisme – les lecteurs et disciples de Rousseau sont très nombreux (voir
Strange, 1962) – commence donc de s’opposer un antirousseauisme, qui deviendra, après
la Révolution française et les guerres napoléoniennes, une hostilité franche à l’égard
de toute la pensée française.

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Histoire mondiale de la philosophie

Le prince Chtcherbatov (1733‑1790) est sans ambiguïté au


service de la noblesse. Sa critique de l’égalitarisme démocratique
englobe même les réformes de Pierre le Grand, qui sont selon lui
à l’origine d’une dégradation des mœurs. « Réactionnaire » sur le
plan politique, Chtcherbatov n’en est pas moins « progressiste »
sur le plan intellectuel : polygraphe à la culture encyclopédique et
acteur incontournable du progrès des savoirs. Outre une Histoire de
la Russie depuis les temps les plus reculés (1769‑1790, 7 tomes), il
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rédige « un travail encyclopédique sur La statistique concernant la
Russie, dans lequel il trace le programme d’une description complexe
de la situation géographique, de l’économie, de la population, de
l’organisation de l’État, de la culture et de la politique extérieure
de l’Empire russe1 ». Son œuvre la plus directement philosophique
est un Dialogue sur l’immortalité de l’âme (1788).
Novikov (1744‑1818), son cadet d’une dizaine d’années, est la
figure principale de l’autre camp – celui qui croit en l’égalité des
hommes, dénonce les vieilles hiérarchies aristocratiques et l’ins‑
titution du servage. Écrivain, philosophe, journaliste et éditeur,
Novikov a œuvré plus que tout autre pour la diffusion des idées
nouvelles – aussi bien scientifiques que politiques. Penseur de
l’éducation et de la condition humaine, chef de file de l’esprit
critique et satirique (notamment par son travail de fondateur et
éditeur de revues), il a pourtant déjà un pied en dehors de l’âge
classique. En effet, à partir de son adhésion à la franc-maçonnerie
en 1775, son esprit est de plus en plus tourné vers le mysticisme
et l’occultisme2. Sa philosophie et sa morale prennent sens dans
un cadre religieux – c’est le christianisme qui fonde en dernière
analyse l’égalité des hommes. Celui qui passe pour « le Diderot
russe » est plus vraisemblablement une synthèse ambivalente de
Lumières et de religiosité3.

1. A. I. Boldyrev, in Masline, 2010, p. 136.


2. « En 1775, il rejoint le mouvement maçonnique, ce qui modifiera considérable‑
ment ses positions philosophiques » (Zapata, 1988, p. 15).
3. Sur l’ambiguïté du personnage, voir les analyses d’A. Vucinich (Vucinich, 1963,
p. 176‑179).

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La philosophie russe

Durant le dernier quart du xviiie siècle, le Zeitgeist (l’Esprit


du temps) amorce une mutation. La franc-maçonnerie attire à elle
tous les esprits et, de plus en plus, on s’intéresse à l’occultisme, à
l’alchimie et aux mystères de la nature. L’arrivée en Russie du phi‑
losophe allemand Schwarz (1751‑1784) – personnage très influent
qui deviendra le maître à penser de la génération suivante – est à
ce titre un fait marquant. Il s’installe à Moscou en 1776, fonde
l’ordre des Rose-Croix en 1782 et initie ses élèves de l’Université à la
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Naturphilosophie. Un homme des Lumières (Diderot) quitte Moscou
en 1774, un mystico-romantique (Schwarz) y prend pied en 1776 ;
nous changeons d’époque. L’année suivante, en 1777, on cesse de
traduire l’Encyclopédie1. Autre signe du temps : le changement
d’orientation de l’Académie slavo-gréco-latine. Après avoir subi
« l’influence considérable des philosophes occidentaux », à partir
de 1775, « l’influence dominante est à nouveau celle de l’ortho­
doxie »2. Enfin, c’est durant ce dernier quart du siècle que l’on
traduit les illuministes (Des erreurs et de la vérité de Saint-Martin,
en 1785) et les utopistes (Utopia de More, en 1789). L’époque est
également un basculement en littérature3.
Nonobstant cette coloration nouvelle de la vie intellectuelle,
le dernier quart de siècle doit être pensé dans sa continuité avec
l’époque de Tatichtchev, Kantemir et Lomonossov. Outre Chtcherba‑
tov et Novikov, il faudrait mentionner une multitude d’auteurs, tels
Khéraskov (1733‑1807, écrivain, poète, dramaturge, superviseur du
cabinet de minéralogie en 1759, recteur de l’Université de Moscou,
coordinateur de la traduction et traducteur de l’Encyclopédie à
partir de 1767), Golitsyne (1734‑1803, diplomate, penseur politique,

1. Sur la traduction de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, et ses enjeux,


voir Strange, 1963.
2. P. V. Kalitine et A. V. Panibratsev, in Masline, 2010, p. 28.
3. « Dans les années 1770, le classicisme dut abandonner une partie du terrain au
sentimentalisme. Ce mouvement, venu de l’Occident, trouva dans la Franc-maçonnerie
une caisse de résonance appropriée […]. Aux abstractions du classicisme, le sentimen‑
talisme répondait par l’âme de chaque individu, les émotions individuelles, le culte de
l’attendrissement et l’analyse psychologique » (Waegemans, 2003, p. 46).

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Histoire mondiale de la philosophie

promoteur de la philosophie et lecteur des physiocrates français ;


auteur d’un De l’esprit des économistes), Polénov (1738‑1816,
penseur politique, traducteur à l’Académie des sciences et disciple de
Lomonossov1), Fonvizine (1745‑1792, écrivain, auteur de comédies
satiriques et penseur politique contestataire), Karjavine (1745‑1812,
philosophe admirateur des encyclopédistes, architecte et théoricien
de l’architecture, auteur d’un Dictionnaire qui synthétise la science
de son temps) ou encore Belosselski-Belozerski (1752‑1810, diplo‑
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mate, philosophe et homme de lettres, correspondant de Voltaire
et Rousseau).
Une mention toute particulière doit être faite pour l’œuvre de
Radichtchev (1749‑1802) – dernier grand auteur de l’âge classique.
Cet écrivain, penseur politique et philosophe se distingue d’abord
par son indépendance d’esprit et son courage intellectuel, qui lui
vaut une condamnation et un exil en Sibérie (son Voyage de Saint-
Pétersbourg à Moscou est une critique frontale du pouvoir et de
l’administration impériale). Dans De l’homme, de sa destinée mor-
telle et de son immortalité, il traite des grandes questions métaphy‑
siques. S’il prend ses distances avec le matérialisme et s’oriente vers
une philosophie de la nature proche du panthéisme, c’est dans un
esprit dépourvu de religiosité et toujours au contraire porté par les
savoirs positifs2.

1. « Les hommes de progrès des années 60 et 70, Kozelski, Pelénov et bien d’autres,
furent avant tout des élèves et des disciples fervents de Lomonossov, qui leur avait
montré le chemin des Lumières : ce qui détermina dans une mesure considérable leur
attitude à l’égard de la science » (Strange, 1962, p. 523).
2. « Radichtchev était relié à la propagation des connaissances scientifiques seu‑
lement indirectement, mais il fut tout au long de sa vie un franc critique des freins
à la croissance de l’enquête scientifique […] jusqu’à la fin de sa vie [il] lutta contre
la scolastique, la métaphysique idéaliste, le mysticisme et la superstition » (Vucinich,
1963, p. 179).

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La philosophie russe

3) La philosophie sceptique et savante de l’âge classique

Au total, on trouve en Russie les deux traits fondamentaux qui


caractérisent l’âge classique en histoire de la philosophie : l’esprit
sceptique qui affronte en toute indépendance tantôt la religion,
tantôt le pouvoir en place ; l’esprit savant, qui milite pour l’ap‑
profondissement et la diffusion des connaissances nouvelles. Dans
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la mesure où ils entendent réformer les institutions, laïciser l’État
et marginaliser l’Église, tous les auteurs des Lumières russes sont
des penseurs critiques, de Prokopovitch à Radichtchev. Les grands
satiristes comme Kantemir, Émine, Fonvizine et Novikov sont, par
leur style, d’éminents penseurs critiques ; mais le qualificatif vaut
également pour tous ceux qui, embrassant l’esprit de l’époque,
ébranlent les conceptions traditionnelles1. L’esprit sceptique, cri‑
tique et ironique de Voltaire se répand partout ; et davantage en
Russie qu’ailleurs2. En effet, celle-ci n’avait pas de tradition critique
constituée jusqu’au xviiie siècle ; « Dans ce vide, Voltaire est apparu
comme le seul penseur libre, disant la Modernité3 ». On parle de
« voltairianisme4 ».
La quête d’idées nouvelles et de savoirs nouveaux (tantôt impor‑
tés d’Occident, tantôt élaborés sur place) participe de cette mentalité.
Tous les grands auteurs du xviiie siècle se passionnent pour les
connaissances positives ; qu’il s’agisse de sciences naturelles, d’éco‑
nomie, d’histoire, ou encore d’ethnologie. Les disciplines n’étant
pas encore séparées en spécialités étanches, les acteurs de la vie

1. Le goût de la satire monte jusqu’au sommet du pouvoir, que l’on imagine a priori
objet plus que sujet des satires : « le feu de la satire et de la polémique prend puis se
répand en Russie. L’impératrice [Catherine II] elle-même y va de sa revue satirique »
(Waegemans, 2003, p. 34).
2. « L’action dissolvante de la pensée de Voltaire sur les croyances religieuses et les
idées philosophiques a été infiniment plus forte en Russie qu’en France ou en Occident »
(Papadopoulo, 1995, p. 21).
3. Ibid., p. 22.
4. Des cinq courants intellectuels identifiés par A. Papadopoulo, il est, selon ce
dernier, le plus répandu.

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Histoire mondiale de la philosophie

intellectuelle sont de véritables touche-à-tout. Leur formation intel‑


lectuelle, indistinctement littéraire et scientifique, produit des auteurs
indistinctement écrivains, philosophes et savants1. « Comme les dis‑
ciplines enseignées étaient peu différenciées, la répartition des étu‑
diants en facultés n’était pas très nette. Tous étaient tenus de faire
trois ans d’études à la faculté de philosophie, considérée comme
dispensant un enseignement général2 ». Les philosophes et écrivains
ont une culture savante et, inversement, les premiers chercheurs
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spécialisés ont une culture philosophique.
Ainsi en va-t-il de Bolotov (1738‑1833), l’un des fondateurs de la
science agronomique. Horticulteur, économiste et historien, il n’en
est pas moins philosophe à ses heures et étroitement lié aux réseaux
philosophiques (Wolff et C. Crucius en Allemagne, Novikov en
Russie). Desnitski (1740‑1789) est aussi bien juriste que philosophe
du droit et lecteur attentif des philosophes (il introduit Smith et
Hume en Russie). La spécialisation disciplinaire est amorcée, mais
la philosophie est, jusqu’à la fin du siècle, le liant de tous les savoirs
– donc la discipline emblématique des Lumières3. Le xviiie siècle est
bien le « siècle des philosophes », en Russie comme en Occident,
où celle-ci s’abreuve.
Il n’est pas celui des scientifiques, car les sciences sont naissantes.
Moins que le volume et la structuration des nouveaux savoirs, c’est
la disposition vis-à-vis du savoir qui caractérise les Lumières4. Nous

1. « L’enseignement de la philosophie allait de pair avec celui des sciences ; par


exemple Anichkov faisait aussi [en plus de son cours de philosophie] un cours de
mathématique. Voisin de la philosophie se trouvait aussi le cours de “droit naturel” »
(Zenkovsky, 1953, t. 1, p. 121).
2. A. T. Pavlov et al., in Masline, 2010, p. 927.
3. « l’intérêt pour la philosophie était intense dans une très grande partie de la
société russe […]. Le président de l’Académie des Sciences, Domachniev, avait raison
de dire dans son discours de bienvenue au roi de Suède, de séjour en Russie en 1777 :
“Notre époque a été qualifiée de philosophique parce que l’esprit philosophique est
devenu l’esprit du temps et le principe sacré des lois et des mœurs” » (Zenkovsky,
1953, t. 1, p. 122).
4. « Durant toute l’époque de Catherine II [et même depuis Pierre le Grand], la
croissance de l’esprit scientifique surpassa vraiment celle de l’enquête scientifique.
C’était dû au support et à l’appui d’intellectuels leader qui n’étaient pas eux-mêmes

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La philosophie russe

sommes avant le grand schisme de la philosophie et des sciences1.


Les intellectuels veulent « traduire les réussites scientifiques de leur
temps dans une nouvelle façon de voir le monde […] [ils incor‑
porent] les découvertes des sciences naturelles modernes comme
partie de leur philosophie de la vie et de l’univers2 ». On ne peut
mieux définir le rapport de la philosophie aux savoirs à l’âge clas‑
sique ; ainsi que, par antiphrase, l’époque qui s’ouvre à la fin du
xviiie siècle.
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III. Période postclassique (depuis ~1796)

1) Poussée idéaliste, religieuse et utopiste


(~1796 à 1855)

• Idéalisme, mysticisme et christianisme


À la fin du xviiie siècle (nous retenons la date de la fin du règne
de Catherine II – 1796), l’atmosphère intellectuelle change radicale‑
ment. Tout le monde se lasse du scepticisme voltairien et des curio‑
sités du monde savant ; on veut embrasser plus directement l’Absolu
et les mystères de la Nature. La foi, le mysticisme et le romantisme
philosophique sont les moyens d’assouvir ce désir de vérité. Alors
que le xviiie siècle se tournait vers les philosophes occidentaux pour
s’inspirer de leurs exemples et appliquer leurs façons de penser, le
xixe se cherche avant tout des maîtres, des idoles ou des objets de
vénération. Même les positivistes de la seconde moitié du siècle

scientifiques, mais qui parlaient de la science avec le plus grand respect » (Vucinich,
1963, p. 174).
1. « Ces intellectuels – écrivains et philosophes pour la plupart – […] sentirent
l’importance de la pensée scientifique moderne, en firent usage, et manifestèrent une
familiarité remarquable avec les grandes questions qui troublaient le monde des études
savantes pendant la deuxième moitié du xviiie siècle » (ibid.).
2. Ibid., p. 181.

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Histoire mondiale de la philosophie

sont scientolâtres au lieu d’être simplement instruits de science. La


religiosité s’empare des esprits sous des formes multiples : philo‑
sophie de la Nature, occultisme, mysticisme, idéalisme, rêvasseries
utopiques et même retour en force du christianisme orthodoxe1.
C’est d’abord l’idéalisme romantique de Schelling qui attire à lui
une majorité de penseurs au début du xixe siècle, comme une version
acceptable – parce que philosophique – d’une vision du monde
religieuse2. Durant les années 1810‑1820, presque tout le monde
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est schellingien ; même ceux qui, comme Vellanski (1774‑1847)
et Mikhaïl Pavlov (1793‑1840 – ne pas confondre avec le savant
Ivan Pavlov), ont une formation scientifique3. Ils détournent leurs
connaissances de la nature au profit d’une métaphysique de la
Nature et rejettent explicitement la méthode expérimentale au profit
de l’intuition intellectuelle schellingienne et des spéculations hylo‑
zoïstes. Le premier « préconisait de poser philosophiquement les
problèmes scientifiques4 » – ce qui lui vaut d’être refusé à l’Académie
des sciences de Saint-Pétersbourg (au motif qu’« il fait de la philo‑
sophie en science »). Le second détournait sa charge de cours : « au
lieu d’enseigner la physique et l’agriculture, [il] donnait en fait une
introduction à l’étude de la philosophie. Il était difficile d’apprendre
à son cours quelque chose en physique, et tout à fait impossible de
rien apprendre en agriculture5 ». Il s’intéresse à l’unité vivante de la
Nature, au mystère créateur de la Vie et à l’âme du Monde ; non aux
savoirs particuliers des sciences empiriques – dont ils se moquent.
Or ce qui est vrai de ces deux penseurs de formation scientifique
l’est davantage encore des autres schellingiens, qui peuvent spéculer

1. À partir de la fin du xviiie siècle s’impose « la nécessité de revenir aux questions


religieuses […] nous voyons se dessiner un retour vers la conception religieuse […] avec
toujours plus d’insistance » (Zenkovsky, 1953, t. 1, p. 194).
2. « Les esprits ne cherchaient plus le doute […] mais une conception du monde
globale, solide, comme celle de la religion, et qui fût philosophique. La Naturphilosophie
de Schelling triomphait donc » (Papadopoulo, 1995, p. 60).
3. Ils font exception à cette époque, aux côtés de Maksimovitch (1803‑1873)
– schellingien botaniste élève de Pavlov.
4. Zenkovsky, 1953, t. 1, p. 135.
5. Koyré, 1925, p. 171.

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La philosophie russe

sans retenue et vénérer Schelling en maître à penser. Parmi eux,


Odoïevski (1803‑1869) se distingue par l’ampleur de son œuvre et
par son influence.
À partir des années 1830, l’hégélianisme remplace le shellingisme.
La mode change, mais l’attitude intellectuelle demeure identique :
la soif d’absolu et le besoin de se trouver un guide spirituel. Stan‑
kévitch (1813‑1840) est leur chef de file : « Hegel est entré en
Russie vers 1835, pour prendre racine dans un cercle de jeunes
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gens. Stankévitch, l’âme de ce cercle, le reçoit comme Schelling
l’avait été dans la génération précédente : avec l’enthousiasme du
savoir révélé1 ». Les membres du « Cercle de Stankévitch » (Bakou‑
nine, Biélinski et Herzen, pour citer les plus éminents) sont, dans
leur jeunesse, à peu près dans le même état d’esprit2 – « Ce que
Fichte, Hegel, Schelling […] offraient tenait presque d’une nou‑
velle religion3 ». L’idéalisme allemand s’impose jusque dans les
années 1840. Quand ils ne sont pas schellingiens ou hégéliens, les
auteurs du début du xixe embrassent le mysticisme chrétien, tels
Labzine (1766‑1825), Spéranski (1772‑1839, grand juriste par ail‑
leurs) et Tchaadaïev (1794‑1856). La philosophie de l’histoire de
ce dernier est une historiosophie et une téléologie providentialiste :
l’histoire est l’action de la Providence dont le but est d’établir le
royaume de Dieu sur Terre4. On voit également refleurir des philo‑
sophies plus directement religieuses d’auteurs formés dans les acadé‑
mies de théologie. Mais le grand renouveau de la pensée religieuse
sera le fait du courant slavophile, à partir des années 1830.

1. Besançon, 1977, p. 106.


2. Bakounine « parcourait Hegel avec la même exaltation romantico-religieuse.
Il est à la recherche d’une gnose totale, dans laquelle Fichte se mêle, sans le moindre
souci de rigueur, au maître de Iéna » (ibid., p. 107).
3. Berlin, 1948‑1970, p. 173.
4. « Son attitude religieuse fournit la clef de toutes ses idées » (Zenkovsky, 1953,
t. 1, p. 174).

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Histoire mondiale de la philosophie

• L’utopisme nationaliste et socialiste


Réagissant à l’engouement excessif pour l’Occident au siècle
précédent, et surtout affectés par l’invasion napoléonienne de 1812,
beaucoup d’esprits ressentent le besoin de réaffirmer les valeurs
de la Russie traditionnelle – c’est la naissance du courant « slavo‑
phile1 ». Ces valeurs étant religieuses, « tous les slavophiles sont des
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hommes profondément religieux2 ». Leur doctrine est un « amal‑
game curieux de philosophie romantique, de patriotisme local, de
nationalisme religieux et d’utopisme archéologique3 ». Utopisme,
parce que la Russie dont ils rêvent est une projection imaginaire,
un idéal forgé par le besoin d’enracinement nationaliste plutôt que
par une étude historique quelconque. « Ce rêve d’une civilisation
harmonieuse et totale », ils le transportaient « soit dans l’avenir,
soit dans le passé, soit dans les deux à la fois » en concevant
une Russie future conforme à son essence éternelle4. Le slavophi‑
lisme est moins un programme politique qu’un utopisme à carac‑
tère religieux. Ses grands représentants sont, pour la période qui
nous occupe, Khomiakov (1804‑1860), Kiréievski (1806‑1856) et
Aksakov (1817‑1860).
Parallèlement (puis en opposition frontale) se développe un courant
de sensibilité différente : « l’occidentalisme ». Ses partisans ne sont
pas moins patriotes que les slavophiles, mais envisagent de servir la
gloire de la Russie en s’inspirant de l’Occident plutôt qu’en puisant
dans le passé5. Les uns voulaient faire renaître le passé ; les autres en
faire table rase – deux façons de méconnaître les lois de l’histoire et

1. Sur le passage du discours universaliste au discours nationaliste durant les


années 1820‑1840, voir Peskov, 1996.
2. Papadopoulo, 1995, p. 88. « Dans le slavophilisme, la pensée russe revient réso‑
lument à l’attitude religieuse » (Zenkovsky, 1953, t. 1, p. 264).
3. Koyré, 1925, p. 11.
4. Ibid., p. 13.
5. « tous, ils désiraient passionnément la grandeur et le bonheur de leur peuple et
de leur pays ; tous, ils jugeaient sévèrement son présent ; tous, ils lui prédisaient un
avenir glorieux » (ibid., p. 14).

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La philosophie russe

deux projections utopiques1. De plus, les deux courants nourrissent


« le rêve d’une unité harmonieuse et organique de l’être humain,
réalisée par une société elle-même union harmonieuse et organique
des individus2 ». Pour les occidentalistes, ce sera le socialisme. Son
moyen : la révolution3. Quelques intellectuels imprégnés du provi‑
dentialisme hégélien d’abord, de Saint-Simon, Fourier, Proudhon ou
Marx ensuite, dessinent les plans d’une refonte intégrale de la société
russe4. Leur socialisme garde quelque chose de l’élan romantique
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et idéaliste de leur jeunesse, car il s’agit des hégéliens du Cercle de
Stankévitch : Biélinski (1811‑1848), Herzen (1812‑1870) et Bakou‑
nine5 (1814‑1876). Derrière le caractère messianique et idéaliste de
l’entreprise se tiennent trois grands auteurs, dotés de personnalités
philosophiques et littéraires exceptionnelles. Herzen se distingue
en particulier par une volonté explicite de rapprocher la philoso‑
phie de la culture savante6. Mais « son attitude révolutionnaire,
son ambition religieuse et utopique d’établir la vérité sur terre, ses
rêves socialistes7 » le rattachent malgré tout aux deux autres. Il est

1. L’Occident des occidentalistes est « un Occident aussi irréel que l’ancienne Russie
des slavophiles » (ibid., p. 15).
2. Ibid., p. 309.
3. En effet, les « occidentalistes libéraux » (ni socialistes, ni révolutionnaires) sont
marginalisés depuis l’échec du coup d’État « décembriste », en 1825 (de jeunes nobles,
inspirés par les révolutions française et américaine, avaient tenté, en vain, de renverser
l’autocratie pour instaurer une République constitutionnelle).
4. « Voici le messianisme restauré », commente A. Besançon (Besançon, 1977,
p. 114). « Ils se voyaient comme un ordre consacré, presque comme des prêtres laïcs,
qui se vouaient à répandre une manière de vivre spécifique » (Berlin, 1948‑1970, p. 162).
5. « Le romantique le plus pur du xixe siècle », selon A. Papadopoulo. « Sa croyance
inébranlable en la bonté originelle des hommes, tous égaux et libres, et en la perver‑
sité et la méchanceté des États, est au moins égale, en naïveté, à celle de Rousseau »
(Papadopoulo, 1995, p. 125).
6. Mais il semble que ça soit davantage en imbriquant les deux pratiques, au
bénéfice de la philosophie, qu’en respectant leur extériorité réciproque (or la fusion
philosophie-science ne saurait être un gain pour la seconde). C’est donc toujours la
dialectique hégélienne qui s’incorpore la science (voir A. T. Pavlov, in Masline, 2010,
p. 326) ; ce qui fait dire à A. Besançon que, malgré sa culture en sciences naturelles,
Herzen « reste fidèle à l’idéal spéculatif hégélien » (Besançon, 1977, p. 115).
7. Zenkovsky, 1953, t. 1, p. 302.

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aussi membre d’un autre cercle influent : le Cercle de Pétrachev‑


ski (1821‑1866) – où l’on discute des « socialistes utopiques », de
Fourier et de Proudhon, avec des écrivains et poètes de l’époque.

• Émancipation des sciences


Que se passe-t-il du côté des savoirs positifs à l’époque où la phi‑
losophie s’engage dans un tournant religieux ? Comme dans toutes
les autres civilisations, les débuts du postclassique en philosophie
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coïncident avec une floraison des sciences. Indistinctes ou peu dis‑
tinctes de la philosophie à l’âge classique, celles-ci deviennent auto‑
nomes. Indépendance, spécialisation et progrès fulgurants – tels sont
les traits de l’époque. Dès la fin du xviiie siècle, remarque A. Vuci‑
nich, « [la] science moderne, propulsée par son propre élan, était
renforcée par une spécialisation croissante – signe de son approfon‑
dissement – et par la diversification des méthodes d’investigation. La
vieille science des minéraux, par exemple, se divisa en minéralogie,
géologie et paléontologie1 ».
Vucinich prend l’exemple du minéralogiste et chimiste Sever‑
gin, auteur d’une Fondation de la minéralogie (1798) et d’un Dic-
tionnaire détaillé de minéralogie (1807). Mais il faudrait aussi
citer le zoologiste et botaniste Zouïev, le géologue et minéralo‑
giste Razoumovski, le chimiste Moussine-Pouchkine, le physicien
Pétrov (découvreur de l’arc électrique), le mathématicien et physicien
Ossipovski2, l’anatomiste et chirurgien Buialski. Cette liste (établie
selon l’ordre chronologique) nous amène ensuite à l’un des plus
grands savants de l’histoire russe et mondiale, le mathématicien
Lobatchevski (1792‑1856). Outre ses travaux de science pure, on
lui doit d’avoir réformé l’enseignement des sciences, développé un
observatoire astronomique et créé des musées. La science russe de
la première moitié du xixe siècle est redevable aux savants d’origine
germano-balte intégrés aux réseaux russes, comme Struve (grand

1. Vucinich, 1963, p. 181.


2. Qui fait aussi de la philosophie, notamment pour réfuter la conception kantienne
de l’espace (voir Jeu, 1973, partie IX).

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astronome), Eichwald (paléontologue et géologue, ayant pratiqué


de multiples autres sciences), Claus (chimiste et botaniste) et Lenz
(physicien).
Parmi les scientifiques remarquables de la période, il faut encore
citer le fondateur de la thermochimie Hess (d’origine suisse) et le
médecin, chirurgien et anatomiste de renommée mondiale Pirogov
(qui pratique également la philosophie)1. Les progrès de la physio‑
logie sont un temps freinés par « l’effet paralysant de la Naturphilo­
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sophie2 », car il est tentant, pour qui s’intéresse à la nature, de prendre
l’idéalisme schellingien pour guide. Mais, dès les années 1840, l’es‑
pace poreux qui subsistait entre la spéculation et le travail expé‑
rimental est assaini : « La science devient clairement séparée de la
métaphysique3 ». Celle-là peut dès lors investir le monde hors du
cadre contraignant d’une philosophie tutélaire.

2) Réaction populâtre et scientolâtre (1855 à ~1890)

• Socialisme révolutionnaire et religion du peuple


L’année 1855 marque un tournant dans la vie intellectuelle russe.
Le nouveau tsar Alexandre II met fin à la politique répressive de
son prédécesseur Nicolas Ier et engage des réformes libérales ; la
guerre de Crimée s’achève ; et une nouvelle catégorie de penseurs
sort du système éducatif avec l’ambition de transformer de fond en
comble la société. C’est la naissance de « l’intelligentsia ». Jusqu’à
présent, les intellectuels étaient principalement issus de l’aristocratie
et ne formaient pas une classe sociale distincte. À partir de la fin
des années 1850 surgit du monde universitaire une jeune génération

1. Mentionnons encore les mathématiciens Ostrogradski et Buniakovski, le phy‑


siologiste Filomafitski, le géographe et géologue Tchikhatchov, le chimiste Zinin et le
biologiste d’origine française Rouillier. Du côté des sciences humaines, nous trouvons
l’ethnographe Lvov, le lexicographe, folkloriste et turcologue Dal, l’orientaliste Kowa‑
lewski et le moine sinologue Kafarov.
2. Vucinich, 1963, p. 338.
3. Ibid., p. 364.

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qui investit en masse le champ culturel1. Ces « hommes nouveaux »


rêvent d’une société nouvelle et d’une « transformation de toute
la vie »2. Ils se font donc révolutionnaires. Produits des réformes
du système éducatif de Nicolas Ier, ils retournent contre l’État les
fruits de son instruction3. L’intelligentsia serait ainsi l’expression
de la crise de l’Ancien Régime – de la noblesse et des valeurs aris‑
tocratiques – et l’agent de sa destruction4. Alors que « Bakounine,
Herzen, Biélinski étaient des révolutionnaires de cabinet5 » isolés,
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les socialistes de la seconde moitié du siècle forment une masse
cohérente et agissante décidée à hisser la contre-culture au rang de
culture dominante6.
Nous n’avons pas affaire à des réformateurs libéraux militants
d’une démocratisation politique, juridique, sociale et culturelle, mais
bien à des adeptes de la table rase. Il ne s’agit pas pour eux d’étudier
les conditions d’épanouissement de la classe populaire et paysanne
(en juristes, économistes, agronomes, ou simplement en penseurs
politiques pragmatiques), mais de prendre cette classe pour objet de
vénération dans le cadre d’une idéologie préconçue. On les désigne
traditionnellement comme des « populistes » (narodniki), mais il
conviendrait bien mieux de les appeler populâtres ou socialistes
utopiques. Les plus radicaux d’entre eux sont dits « nihilistes »,

1. « Des jeunes gens non nobles et instruits, des roturiers, pénétrèrent la société
culturelle en tant que groupe, en masse et, sans abandonner la conscience de leur
non-appartenance à la classe culturelle traditionnelle, ils clamaient haut et fort, et
avec insistance, leur droit à prendre part au développement culturel […]. Ces hommes
se distinguaient par leur milieu d’origine et leur formation universitaire, dont l’accès
devint relativement facile au début du règne d’Alexandre II ; aussi l’image d’“homme
nouveau” s’attache-t-elle solidement à celle de l’étudiant » (I. Paperno, in Histoire de
la littérature russe, 2005, p. 268‑269).
2. C’est le slogan de l’époque, cité par I. Paperno, in Histoire de la littérature
russe, 2005, p. 241.
3. Besançon, 1977, p. 120.
4. Ibid., chap. 6 ; Histoire de la littérature russe, 2005, chap. 4 : « La crise de la
culture “noble” et l’intelligentsia plébéienne ».
5. Besançon, 1977, p. 115.
6. C’est pourquoi seule cette génération, selon M. Confino, peut être pensée comme
« intelligentsia » à proprement parler (Confino, 1991).

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La philosophie russe

mais activistes révolutionnaires conviendrait mieux car, bien loin


d’être des négateurs, ils se vivent au contraire comme des agents
instaurateurs d’un nouvel ordre social et moral. Enfin, ils passent
pour des « scientistes », mais leur démarche révolutionnaire est la
négation même de tout ce que l’on sait et ce que l’on peut prévoir
– même à l’époque – en matière de science historique, sociologique,
économique et anthropologique. Les socialistes révolutionnaires des
années 1860‑1870 sont des millénaristes messianiques1. La morale et
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l’idée de justice commandent tout ; la science n’est qu’un ornement
destiné à justifier la démarche. Le « matérialisme » et l’athéisme
revendiqués par les populâtres sont eux-mêmes assez superficiels :
« Les populistes étaient de rigides athées, mais le socialisme et les
valeurs chrétiennes orthodoxes fusionnaient dans leur esprit2 ». D’où
la conclusion d’I. Berlin : « On peut à juste titre qualifier de religieux
l’état d’esprit des populistes3 ». Le fonds religieux de la mentalité
russe ne fait que changer de visage ; et l’esprit d’adoration se porte
successivement sur différents maîtres – le Christ, Schelling, Hegel,
Marx et plus tard Lénine – sans s’altérer4.
La contradiction entre le rêve populâtre et la réalité du peuple
apparaît au grand jour en 1874, quand les révolutionnaires entre‑
prennent une « croisade vers le peuple » pour convaincre celui-ci
d’adhérer à leurs idéaux socialistes : « les jeunes gens arrivaient en
foule dans les villages […] pour n’y trouver qu’incompréhension,
suspicion et souvent franche hostilité de la part [des] paysans5 ».

1. « Les socialistes “scientifiques” [qu’ils prétendent être] ne balayèrent les “utopies”


de leurs rivaux [de leurs aînés] que pour succomber à leurs propres fantasmes millé‑
naristes » (Berlin, 1948‑1970, p. 139). « En dépit de son insistance sur les arguments
économiques et sociologiques, l’attitude fondamentale, le ton et les perspectives de
Tchernychevsky [l’un des chefs de file du mouvement], et des populistes en général,
sont moraux et, parfois, religieux. Ces hommes avaient la foi dans le socialisme, non
parce qu’il était inévitable, ou efficace, ou même parce que seul rationnel, mais parce
qu’il était juste » (ibid., p. 285).
2. Ibid., p. 285.
3. Ibid., p. 287.
4. Ibid., p. 177.
5. Ibid., p. 288.

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Histoire mondiale de la philosophie

Le peuple, se méfiant au plus haut point de ces intellectuels venus


faire son bien malgré lui, les dénonce en masse à la police. Devant
cet échec, une partie de l’intelligentsia, loin de se décourager, passe
à l’action violente et au terrorisme – jusqu’à l’assassinat du tsar
Alexandre II en 1881. La sévère répression qui s’ensuit met un
terme au « populisme ». Le courant révolutionnaire évolue alors
vers le marxisme ; sous ce nouveau vêtement idéologique s’ouvre
pour lui un avenir radieux.
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• Matérialisme et scientolâtrie
De même que l’idéalisme allemand et le christianisme étaient
les cadres intellectuels respectifs de l’occidentalisme et du slavophi‑
lisme à l’époque précédente, le matérialisme et le scientisme sont
ceux des socialistes révolutionnaires des années 1855‑1890. Simple
changement de mode1, et non prise de conscience de l’importance
de la science, d’une part, et de la vacuité des spéculations idéalistes,
d’autre part – sauf chez certains auteurs d’exception. On est maté‑
rialiste un peu comme on était idéaliste, et on vénère Darwin avec
un enthousiasme assez comparable avec l’ancien culte hégélien. Les
totems sont nouveaux mais quelque chose de l’esprit dogmatique est
conservé2. I. Paperno insiste sur l’étrange persistance de la tradition
dans le rejet de la tradition : « dans cette mission de rénovation et
de “transfiguration” de la vie, même dans ses formes radicales de
rejet de l’ancien, on sentait une profonde continuité entre l’ancienne
culture et la nouvelle. L’exemple le plus frappant en est l’athéisme

1. Changement comparable au passage, à la même époque, de la mode artistique


du « romantisme » au « réalisme ». Après quoi le « symbolisme » paraîtra revenir au
« romantisme » (comme la philosophie du tournant du xxe siècle ressuscitera la pensée
religieuse d’antan). Puis, à nouveau, le « réalisme socialiste » balaiera les tendances
artistiques antérieures (comme fera à sa façon le soviétisme philosophique). Il arrive
que les mêmes auteurs épousent successivement plusieurs de ces modes, ce qui en
manifeste la relative superficialité – surtout quand il s’agit de passer de l’idéalisme au
matérialisme, ou réciproquement.
2. « L’athéisme et le matérialisme étaient les dogmes fondamentaux des radicaux
et il s’agissait là d’une véritable foi (dans la science, dans le progrès) » (Zenkovsky,
1953, t. 1, p. 380).

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des années 1860. L’“homme nouveau” était positiviste, il croyait


fermement à la réalité du seul monde que l’on peut connaître par les
sciences de la nature […]. Cependant, l’athéisme et le matérialisme
des nihilistes russes avaient poussé sur le terrain de l’orthodoxie
russe, d’une part, et du socialisme chrétien français, d’autre part1 ».
Ainsi, « L’athéisme s’est transformé en une religion originale, et les
zélateurs de cette foi se sont dispersés, tels des prédicateurs, sur les
routes et les chemins […] le matérialisme est devenu une sorte de
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religion dominante dans la classe des gens instruits2 ».
Chez les philosophes proprement dits, le culte de la science
prend une forme argumentée et repose sur une conviction pro‑
fonde. Certains ont même une solide culture scientifique, à l’image
de Lavrov (1823‑1900) et Kropotkine (1842‑1921). Mais le combat
intellectuel de cette génération est fondamentalement idéologique,
politique et inspiré par le sentiment de la justice ; la science n’est
pas directement concernée. Elle est instrumentalisée et enrégimentée
malgré elle dans le socialisme révolutionnaire. Ce détournement de la
science est à l’opposé de la démarche scientifique revendiquée3. Les
contradictions entre le scientisme affiché et l’idéologie a-scientifique
(sinon anti-scientifique) sous-jacente apparaissent clairement quand
on voit les philosophes critiquer Darwin sur son terrain au nom de
l’égalité et de la fraternité humaine.
Tchernychevski (1828‑1889), par exemple, évalue le darwi‑
nisme au point de vue de ses conséquences politiques, et le rejette
totalement au profit du lamarckisme4. Bien qu’étant de formation
littéraire, il « qualifiait Darwin de “niais”, doté d’une “naïveté

1. I. Paperno, in Histoire de la littérature russe, 2005, p. 272‑273.


2. S. Stepniak-Kravtchinski, cité par I. Paperno, in Histoire de la littérature russe,
2005, p. 273.
3. « Leur combat [celui des socialistes révolutionnaires] était passionnel, et en défen‑
dant le rationalisme ils se sont souvent approchés de l’irrationalité. La science était pour
eux, non seulement un corps de connaissances applicables et des principes théoriques,
mais aussi une arme idéologique » (Vucinich, 1970, p. 14‑15).
4. Graham, 1992, p. 64. « En plaidant en faveur de l’étude scientifique de l’ordre
“moral”, [Tchernychevski] ne parlait pas en tant que scientifique, mais comme idéo‑
logue, en homme déterminé à fournir une justification philosophique à la croissance

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Histoire mondiale de la philosophie

infantile”, qui a gâché trente-huit ans de sa vie à travailler sur des


“petits détails”1 ». « Cette critique, commente L. Graham, d’une
intelligence assez superficielle […] était fondée sur une mécompré‑
hension fondamentale du darwinisme. Mais cette mécompréhension
était partagée par bien des Russes éduqués2 ». Pissarev (1840‑1868)
loue L’Origine des espèces mais manque la subtilité des arguments
de Darwin et fait des contresens sur sa théorie3. On rejette Pasteur
au nom du « matérialisme », car sa démonstration de l’impossibilité
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de la « génération spontanée » risque de ranimer les vieilles hypo‑
thèses spiritualistes. Or comme le matérialisme est le vrai, Pasteur
est dans l’erreur4. D’où la conclusion logique de P. Pascal : « le
matérialisme faisait régner un obscurantisme à rebours5 ».
Bref, on voit qu’il ne suffit pas d’être « scientiste » pour servir la
science. C’est au contraire la science qui est, chez nos idéologues,
servante de la politique6. Les principaux représentants du courant
populâtre socialiste révolutionnaire sont Lavrov, Tchernychevski,
Pissarev, Kropotkine (déjà cités), Dobrolioubov, Mikhaïlovski et
Tkatchev.

• Le courant idéaliste et religieux


Parallèlement au positivisme scientiste, qui paraît dominer la
scène intellectuelle, le courant idéaliste et religieux reste très actif.
Par le nombre de ses représentants, il est même sans doute le courant
principal. Il est la continuation du slavophilisme de la période

rapide de la demande de changements radicaux dans la société russe » (Vucinich,


1970, p. 16).
1. Graham, 1992, p. 65.
2. Ibid.
3. Ibid., chap. 3 : « Les intellectuels russes et le darwinisme ».
4. Pascal, 1962, p. 7.
5. Ibid., p. 8.
6. On y cherche des arguments pour légitimer le socialisme, or « Le désir de trouver
partout des fondements du socialisme doit nécessairement déformer la pensée scienti‑
fique ainsi que la pensée philosophique. Soloviev ayant remarqué cette idée fixe des
intellectuels, leur met dans la bouche le raisonnement paradoxal suivant : “L’homme
descend du singe, c’est pourquoi nous devons nous aimer les uns les autres” » (Seliber,
1912, p. 273).

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La philosophie russe

précédente, comme le socialisme révolutionnaire est la continuation


de l’occidentalisme. Quoiqu’il puise certaines de ses idées à l’Ouest
(comme font les hégéliens de la période), son attitude générale est
plutôt critique à l’égard du « rationalisme » occidental, accusé d’ato‑
miser la société et de négliger la valeur fondamentale de la personne
humaine – que le christianisme orthodoxe, au contraire, restaure‑
rait. La foi chrétienne est le point commun des auteurs concernés,
qu’ils interprètent celle-ci dans un sens personnaliste, existentialiste,
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utopiste, traditionaliste, idéaliste ou mystique.
Parmi eux, on peut citer Samarine, Dostoïevski, Aksakov, Boukha‑
rev, Fiodorov, Tchitchérine, Tolstoï et Léontiev. On reconnaî­tra
dans cette liste d’éminents écrivains, qui ont pleinement droit de
cité dans une histoire de la philosophie russe, dans la mesure où
leur travail n’est pas exclusivement littéraire.

• Épanouissement des sciences


Si la première moitié du xixe siècle était celle de la floraison de
savoirs scientifiques spécialisés, la seconde correspond à la maturité
de la science. Les savants russes sont désormais des acteurs de la
science mondiale, travaillant en toute indépendance par rapport
aux diverses modes philosophiques. Ils ont parfois, certes, des posi‑
tions philosophiques à défendre, et certains participent à l’agitation
intellectuelle de leur temps ; mais cela n’affecte pas leurs recherches
positives. Le sens de l’influence est inverse : leur philosophie, le cas
échéant, est une philosophie de savant – bien loin que leur science
soit une science de philosophe.
Les plus remarquables d’entre eux, par ordre chronologique de
leur date de naissance, sont Tchebychev (mathématicien), Boutlerov
(chimiste), Sétchénov (fondateur de la psychophysiologie expéri‑
mentale), Mendéléiev (chimiste), Stolétov (physicien), Alexandre
Kovalevski (embryologiste), Vladimir Kovalevski (paléontologue et
zoologue), Timiriazev (biologiste, physiologiste, botaniste), Métch‑
nikov (zoologue, bactériologiste, embryologiste), Dokuchaev (géo‑
logue), Oumov (physicien et mathématicien) et Pavlov (biologiste
et physiologiste nobélisé).

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Histoire mondiale de la philosophie

3) Retour du religieux et développement du marxisme


(~1890 à 1922)

• Réaction religieuse et philosophie chrétienne


De même que les jeunes des années 1860 voulaient tourner la
page de l’idéalisme et refonder la culture sur de nouvelles bases, la
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génération qui arrive sur la scène intellectuelle à la fin du xixe siècle
souhaite en finir avec le positivisme et retrouver la grandeur d’une
aspiration religieuse – tantôt en puisant dans le fonds orthodoxe
traditionnel, tantôt en s’inspirant de l’idéalisme allemand, tantôt
en inventant une nouvelle forme de mysticisme, ou bien encore en
mêlant les trois. La créativité intellectuelle est impressionnante :
le nombre de philosophes qui émergent de la fin du xixe siècle à
l’avènement de la révolution russe est sans équivalent dans l’his‑
toire. Le foisonnement de doctrines est tel qu’on parle de « Renais‑
sance spirituelle » et d’« Âge d’argent ». Tous les secteurs de la vie
culturelle sont concernés : philosophie, art, religion, science et bien
sûr pensée politique – en pleine effervescence elle aussi. Quoique
les directions prises par les acteurs de cette « Renaissance » soient
diverses, l’aspiration religieuse donne à l’ensemble sa coloration. Il
se crée une « Société de philosophie religieuse », un mouvement des
« Chercheurs de Dieu » et un courant de la « Nouvelle conscience
religieuse ». Les symbolistes rêvent, comme les romantiques autre‑
fois, d’une union mystique avec la nature. Partout la métaphysique
refait surface sous des formes plus ou moins religieuses. Le droit
naturel lui-même, que l’on crût enterré depuis le socialisme révo‑
lutionnaire, fait son retour en force. Mais tandis qu’il était intel‑
lectuellement et politiquement « progressiste » au xviiie siècle, il
est désormais « réactionnaire » sur les deux plans, car opposé aux
aspirations socialistes montantes et partisan d’un traditionalisme
religieux1.

1. « Invitation à revenir à des valeurs morales, orthodoxes et nationales […] arme


contre l’athéisme, le positivisme et le marxisme » (V. N. Joukov, in Masline, 2010,

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La philosophie russe

Le grand leader de cette renaissance religieuse est Solo‑


viev (1853‑1900). Son influence sur la philosophie russe postérieure
est considérable et il passe pour le plus grand philosophe russe de
tous les temps. Sa pensée est une combinaison d’humanisme chrétien,
de panthéisme, de cosmologisme mystique et de jusnaturalisme. Il est
notamment l’auteur des Principes philosophiques de la connaissance
intégrale (1877), Leçons sur la divino-humanité (1878), La Russie
et l’Église universelle (1885), La Justification du Bien (1897), Le
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Sens de l’Amour (1894) et Récit sur l’Antéchrist (1900). Ses contem‑
porains et successeurs ont des aspirations spirituelles équivalentes,
qu’ils traduisent dans des œuvres originales – parmi eux : Rozanov,
Vvédenski, les frères Troubetskoï, Mérejkovski, Chestov, Losski,
Boulgakov, Berdiaev, Frank et Florenski. Certains empruntent à
l’idéalisme allemand (ou à Leibniz), d’autres développent une méta‑
physique indépendante – tantôt proche de l’existentialisme, tantôt
orientée vers le mysticisme ou le vitalisme cosmologiste. Mais tous
ont une âme religieuse – chrétienne, même – et protestent ferme‑
ment contre le scientisme, dans lequel ils voient un enfermement de
l’esprit. Leur influence historique est déterminante.

• Le courant marxiste :
utopie et para-sciences philosophiques
En opposition à la tendance religieuse, le marxisme est l’autre
force intellectuelle de l’époque. Il prend le relai de la populâtrie
antérieure, qui était condamnée politiquement (par la répression
de 1881 et l’impossibilité de se rallier la classe paysanne) et intel‑
lectuellement (car l’idée d’instaurer le socialisme dans un pays
essentiellement rural était chimérique). À partir de 1890 environ,
la Russie s’engage dans un développement économique rapide et
une industrialisation accélérée. Une nouvelle figure du « peuple »

p. 210). « Dans leur effort pour mettre en évidence le fondement idéal, transcendant,
du droit, [les jusnaturalistes de l’Âge d’argent] tentaient, en fait, de trouver un fonde‑
ment à la nature métaphysique et religieuse de l’organisation sociale et politique […]
les conceptions de beaucoup d’auteurs, dans le domaine du droit naturel, comportaient
une apologie de la morale et de la religion » (ibid.).

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Histoire mondiale de la philosophie

apparaît, qui fait les affaires du marxisme : le prolétariat ouvrier


urbain. Cette masse de travailleurs déracinés semble donner corps
aux projets révolutionnaires. Il ne s’agit plus d’un peuple fantasmé,
mais d’un monde ouvrier bien réel et bien vivant.
La question des fins étant réglée (le communisme), reste à savoir
comment mobiliser ce peuple. La nouvelle génération de révolution‑
naires est plus pragmatique que la précédente, plus avertie, plus
avisée, mieux renseignée et elle instrumentalise la science sans la
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naïveté des aînés. Bref, elle est mieux armée pour réussir ; et entraî‑
nera en effet le pays dans son projet de rénovation radicale. Sur le
plan théorique, nous avons toujours affaire à des utopistes idéalistes
(le communisme n’est pas autre chose qu’un idéal à l’époque consi‑
dérée) ; mais sur le plan pratique, à de fins tacticiens. Idéologues
coupés des réalités économiques, sociales et historiques d’un côté ;
redoutables réalistes de l’autre. Les marxistes n’ont pas l’esprit reli‑
gieux de leurs prédécesseurs, mais ils gardent de la religion quelque
chose d’essentiel : le Dogme, la vérité révélée, le guide spirituel
(Marx), la foi inébranlable dans le sens de l’Histoire – c’est-à-dire
en une Providence sécularisée.
Telles sont les dispositions intellectuelles et philosophiques des
marxistes durant la période qui nous occupe. Ces généralités s’in‑
carnent diversement dans les personnalités singulières de Plékha‑
nov (1856‑1918), Lénine (1870‑1924), Bogdanov (1873‑1928),
Trotski (1879‑1940) et Staline (1879‑1953). Par ailleurs, il existe des
passerelles entre les courants marxiste et religieux, comme on le voit
chez Struve, Boulgakov, Berdiaev et Frank. À cette époque encore,
l’idéal d’égalité et l’entreprise de refonte du monde social sont
envisageables dans un cadre chrétien. D’aucuns considèrent même
le marxisme comme un christianisme sécularisé ; sans Dieu mais
avec une eschatologie et des Textes sacrés. A. Besançon compare
le léninisme à une « gnose » et montre l’ambiguïté de Lénine lui-
même, à la fois réaliste et idéaliste1, associant un sens des rapports

1. Le « mystère de Lénine » tient dans cette curieuse association d’utopisme et de


réalisme : « Mille fois plus intoxiqué que Robespierre et Marat, incapable de percevoir

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La philosophie russe

de force et de l’action politique hors du commun à une croyance


métaphysico-religieuse dans l’Avenir1. La foi dans le sens de l’His-
toire est infondée scientifiquement, malgré les efforts des marxistes
russes pour concilier leur doctrine avec les divers savoirs disponibles.
L’eschatologie communiste est une construction spéculative, une phi‑
losophie de l’histoire plutôt qu’une science historique. Ainsi, quand
il y a incompatibilité entre les données scientifiques et la doctrine,
ce sont les premières qui ont tort. Le marxisme se constitue, dès
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cette époque, en para-science philosophique, science des sciences et
savoir de surplomb. Or ce savoir des savoirs n’est pas un savoir,
mais une philosophie – le « matérialisme dialectique » –, une vision
du monde métaphysique parée des atours de la science. Staline en
sera le champion, mais Plékhanov n’en est pas exempt. Quant à
Bogdanov, il est l’auteur d’une « tektologie » qui ressemble fort à
une pseudo-science philosophique. Il la définit comme une théorie
universelle de l’organisation humaine et naturelle, synthétisant les
connaissances des diverses disciplines et fonctionnant comme un
modèle global d’intelligibilité de la société2. À la différence des
autres marxistes de l’époque, toutefois, Bogdanov bénéficie d’une
sérieuse formation scientifique et s’investit personnellement dans
divers champs du savoir.
Au chapitre des para-sciences philosophiques, il faut encore
mentionner la pénétration en Russie de la phénoménologie.
Chpet (1879‑1937), introducteur de Husserl durant les années 1910,
reprend à son compte le projet d’une philosophie phénoméno­
logique comme « science rigoureuse ». Il s’efforce aussi de concilier
la phénoménologie husserlienne avec la philosophie de l’histoire

le monde tel qu’il est, totalement dominé par une vision déréelle des choses ; il semble,
par un autre côté, aussi lucide, implacable, cynique que le prince machiavélien » (Besan‑
çon, 1977, p. 237).
1. Il a « foi dans une force incontrôlée, le temps. Lénine se donne aveuglément à
l’avenir comme à la source de tout bien, de tout vrai. Mais cet acte proprement religieux
de chronolâtrie lui est dérobé par l’idéologie. Il n’en est pas conscient » (ibid., p. 269).
2. Bogdanov ne la met pas lui-même en œuvre, trop occupé à en penser la possi‑
bilité (Vucinich, 1970, p. 454).

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Histoire mondiale de la philosophie

hégélienne et l’herméneutique diltheyenne – il aura de nombreux


disciples1.
Pendant ce temps, la science russe poursuit son chemin au sein
de la science mondiale, sans être affectée par les modes philoso‑
phiques (religieuses, marxistes ou phénoménologiques). Parmi les
grands savants de l’époque, citons le neurologue et neurophysio‑
logiste Bekhtérev ; le minéralogiste, chimiste et géochimiste Ver‑
nadski ; et le physicien Lebedev. Les sciences humaines connaissent
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une véritable florescence : sociologues, historiens, ethnographes (des
peuples sibériens) et orientalistes multiplient les travaux – à l’image
du sociologue, historien et juriste Kovalevski.

4) Philosophie scolastique (soviétique)


et philosophie religieuse (en exil) (1922 à 1985)

Ni la Première Guerre mondiale, ni la révolution de 1917 ne


constituent un tournant dans l’histoire de la philosophie russe (pas
plus que ne l’étaient la guerre contre le Japon en 1904‑1905 ou la
révolution manquée de 1905). La véritable rupture a lieu en 1922,
quand le pouvoir bolchévique commence à réprimer les intellectuels
dissidents et décide de mettre à la mer tous les « philosophes idéa‑
listes » – c’est le fameux « bateau des philosophes ». À partir de
cette date, la philosophie russe est coupée en deux : celle de Russie
et celle de l’exil.

• La scolastique soviétique
L’orthodoxie soviétique s’impose progressivement à tous les
esprits par l’intimidation et la création d’une multitude d’institu‑
tions destinées à propager le marxisme : Institut des professeurs
rouges (1921), Institut Marx et Engels (1921), Institut Lénine (1923)
et Institut de philosophie (1929). Durant les années 1920, une cer‑
taine souplesse est encore de mise au sein des courants marxistes

1. Dennes, 1998.

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La philosophie russe

et marxisants. Deux tendances s’affrontent : les « mécaniscistes »


(sous la bannière de Stépanov) et les « dialecticiens » (sous celle de
Déborine). L’enjeu du débat est de déterminer dans quelle mesure
la philosophie dialectique doit s’imposer comme modèle unique de
scientificité. En 1929, la question est tranchée en faveur des « dia‑
lecticiens ». À partir de cette date, il revient à la philosophie de
dicter ses règles aux sciences1 ; le matérialisme dialectique s’impose
comme la seule philosophie acceptable – charge aux savants de
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s’adapter2. Peu après, les « dialecticiens » eux-mêmes tombent en
disgrâce, car leur philosophie dialectique diffère encore trop du
marxisme stalinien officiel. À partir de 1931, c’en est fini du plu‑
ralisme : les « bolchévisateurs » mettent tout le monde en rang3.
La publication de Matérialisme dialectique et matérialisme histo-
rique de Staline en 1938 « couronnait le processus de bolchévisation
de la philosophie4 ». Toutes les têtes pensantes doivent désormais
apprendre la philosophie « marxiste-léniniste » comme un « nouveau
catéchisme5 ». Cet enrégimentement des esprits n’est pas une réalité
de surface au-dessous de laquelle persisterait une pensée riche et
foisonnante ; la créativité intellectuelle est véritablement étouffée.
Non seulement la philosophie perd ce qu’elle a de plus pré‑
cieux (l’esprit critique), mais en plus elle retourne à la religion en
se prétendant irreligieuse et embrigade les sciences en se disant
fondée scientifiquement ; bref, la discipline de la vérité se pratique
désormais comme mensonge généralisé. Elle est en cela semblable

1. Les dialecticiens « contribuaient à doter la philosophie d’un rôle directeur par


rapport aux sciences […] [à] lui conférer la mission spécifique de donner un fondement
théorique à la ligne politique du parti, de gouverner toutes les sphères de la science
et de la culture » (A. G. Myslivtchenko, in Masline, 2010, p. 913). Sur le débat des
« mécanicistes » et des « dialecticiens », voir aussi P. V. Alexeïev in Masline, 2010,
p. 181‑183 ; Zapata, 1983 ; et Zapata, 1988, partie II, 1, 3.
2. Mais « les scientifiques de l’Académie des Sciences se montreront absolument
indifférents à cette philosophie qui leur promet de résoudre tous leurs problèmes avec
la baguette magique de la dialectique » (Zapata, 1988, p. 98).
3. Ibid.
4. Ibid., p. 109.
5. Pascal, 1962, p. 70. « De critique qu’elle était jusqu’alors, la philosophie devenait
apologétique » (A. G. Myslivtchenko, in Masline, 2010, p. 913).

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Histoire mondiale de la philosophie

à ces tableaux grandioses du « réalisme socialiste » qui représentent


des travailleurs de toutes les contrées de l’empire, fiers et heureux
de servir leur régime bienveillant. Comme cet art « irréaliste à la
mesure de son “réalisme”1 », la philosophie est idéaliste et cléricale
à la mesure de son « matérialisme ». Le marxisme-léninisme devient
une religion laïque, une religion séculière ; non seulement pour la
population en général, mais aussi, dans une large mesure, pour les
intellectuels et philosophes du régime. Sinon une religion, du moins
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une idéologie si puissante que l’on ne peut que penser selon elle
et non la penser elle-même. Cette pensée officielle qui prend place
au sein d’un cadre idéologique prédéfini est proprement une sco‑
lastique2. La Seconde Guerre mondiale puis la mort de Staline en
1953 ne changent pas la situation, qui ne commence à se débloquer
qu’avec le XXe Congrès du Parti communiste, en 1956, et la dénon‑
ciation du « culte de la personnalité » par Khrouchtchev. La tutelle
idéologique se relâche durant les années 1960 et plus encore durant
les années 19703. Le pluralisme réapparaît et l’on importe de nou‑
velles idées occidentales – comme la phénoménologie husserlienne
et heideggérienne4. Le « dégel » se poursuit jusqu’à la perestroïka
de Gorbatchev en 1985.

• Rapports de la philosophie soviétique à la science


La philosophie soviétique tente d’inféoder les sciences ou, du
moins, de les chapeauter. Y parvient-elle ? Non. Pendant que les phi‑
losophes récitent leurs mantras et ruminent indéfiniment les mêmes
idées, les savants manifestent une grande créativité et maintiennent
la science russe au sommet de la science mondiale. La liste des

1. Besançon, 1977, p. 354.


2. « La philosophie “soviétique” […] s’est développée comme une immense sco‑
lastique autour du marxisme-léninisme, comme cela s’est passé au Moyen Âge autour
d’Aristote. “Lénine l’a dit” : cette formule terminait toute discussion » (Papadopoulo,
1995, p. 216).
3. Sur ce lent processus d’ouverture, voir par exemple Guseinov et Lektorskij, 2008,
p. 18‑20 ; et Zapata, 1988, partie II, 3.
4. Dennes, 1998.

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La philosophie russe

découvreurs est si longue que nous devons nous contenter de citer


les lauréats du prix Nobel : Kapitsa, Tamm, Tcherenkov, Landau,
Prokhorov, Bassov, Abrikosov et Alferov en physique ; Semionov en
chimie ; Kantorovitch en économie. Mentionnons encore Gamow et
Sakharov en physique ; Kolmogorov en mathématique, Anokhin en
physiologie, Vygotski en psychologie et Jakobson en linguistique.
Le régime soviétique investit énormément dans les sciences, ce qui
explique en partie leurs succès. Mais les bolchévisateurs tentent
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aussi d’imposer aux savants l’orthodoxie philosophique en vigueur ;
ce qui donne lieu à des luttes singulières dont ces derniers sortent
vainqueurs. Le combat n’est pas seulement celui des savants contre
les chefs politiques du Parti ; il est aussi celui de la science contre la
philosophie – c’est pourquoi il nous intéresse ici.
Si la querelle des années 1920 (les « dialecticiens » contre les
« mécaniscistes ») était interne à la philosophie, celle des années 1930
oppose les physiciens spécialistes de Relativité et de mécanique
quantique aux philosophes pourfendeurs de « l’idéalisme » qui
voulaient les mettre au pas1. La nouvelle physique occidentale est
nécessairement fausse aux yeux de ces derniers, puisqu’elle leur
apparaît « idéaliste ». En 1933, le grand physicien Tamm met une
première fois les choses au point en montrant l’incompétence de
ses opposants. Devant la résistance des physiciens, les philosophes
sont contraints de faire machine arrière et chacun fait des compro‑
mis : les physiciens adoptent un métadiscours compatible avec le
marxisme-léninisme pour avoir la paix, et les philosophes acceptent
les idées nouvelles en les accommodant tant bien que mal à leurs
présupposés. L’opposition demeure néanmoins : « Les philosophes
considéraient comme un devoir sacré […] de protéger le matéria‑
lisme dialectique des influences corrosives de la théorie scientifique
moderne », tandis que « les physiciens, de leur côté, cherchaient
à protéger les fondations théoriques de leur science des intrusions
[…] des diktats philosophiques »2. Chacun des groupes demande

1. La querelle est détaillée dans Vucinich, 1980.


2. Vucinich, 1980, p. 249‑250.

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Histoire mondiale de la philosophie

à l’autre de s’adapter. Plus précisément, les philosophes réclament


une subordination, tandis que les physiciens espèrent simplement
qu’on les laisse travailler tranquillement.
Après l’épisode tragique du lyssenkisme1, il apparaît de plus en
plus difficile de « bolchéviser la science ». Pour sortir du conflit
la tête haute, il reste à « scientificiser le bolchévisme2 ». On tente
alors de récupérer la mécanique quantique et les autres théories
« idéalistes » dans le cadre du matérialisme dialectique. Ce modus
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vivendi s’assouplit encore à partir des années 1960. Il faut noter
qu’un très grand nombre de savants adoptent sincèrement la phi‑
losophie marxiste comme cadre idéologique général3. En effet,
elle n’est pas en elle-même gênante dans la vie de laboratoire. On
pourrait même dire que la métaphysique matérialiste sous-jacente
au marxisme est, pour les scientifiques, la moins contraignante de
toutes les métaphysiques – dès lors que politiciens et idéologues ne
s’immiscent pas dans leurs recherches pour dispenser des leçons
de « matérialisme ». Ce n’est pas le marxisme en tant que tel qui
pose problème, c’est la transformation de cette philosophie en une
scolastique orthodoxe et dogmatique qui tente de remonter le cours
de l’histoire intellectuelle – à savoir le processus d’autonomisation
des sciences par rapport à la philosophie. Les savants peuvent être
aussi marxistes qu’ils le désirent du moment qu’ils n’essayent pas
de marxiser leurs télescopes ou leurs tubes à essais.

1. La génétique moderne n’étant pas compatible avec la philosophie du Parti (qui


préfère le lamarckisme au darwinisme mendélien, pour faire vite), on met sur pied
une pseudo-science – la « génétique mitchourinienne » – dont Lyssenko est le garant.
Constatant l’échec de ce programme (faillite du secteur agronomique et sévères famines),
les « matérialistes dialectiques » n’ont d’autre choix que d’y renoncer. Voir Lecourt,
1976 ; et Graham, 1992, partie II, 6.
2. Selon les expressions de L. Graham (Graham, 1966, p. 335).
3. Dans Science and Philosophy in the Soviet Union, L. Graham montre comment
les savants s’accommodent du matérialisme dialectique et le rendent compatible avec
leurs travaux scientifiques (Graham, 1966).

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La philosophie russe

• La philosophie religieuse des exilés


Les philosophes russes ayant fui lors de la révolution d’Octobre,
ou ayant été chassés en 1922, poursuivent leurs travaux en Europe
occidentale (Paris, Berlin, Prague) avec une remarquable continuité
idéologique. Ils restent toute leur vie des « Russes en exil » ; de sorte
que leur pensée appartient de plein droit à l’histoire de la philoso‑
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phie russe. Cette pensée n’est autre que le prolongement de « l’Âge
d’argent » du début du siècle. On retrouve la même philosophie
religieuse supportée par les mêmes institutions : en remplacement
des Sociétés de philosophie religieuse, une Académie de philoso‑
phie religieuse est fondée à Berlin puis à Paris en 1922 et 1924.
Loin de perdre leur sensibilité slavophile, certains exilés fondent
un mouvement « eurasien » dont le but est de vanter les mérites
de la civilisation russe orthodoxe par rapport à l’occidentale1. De
son côté, le courant de la Cité nouvelle2 (Novogradstvo) conçoit la
refondation de la société sur la base des idées de justice et de liberté
inspirées du christianisme – utopie politique qui ressemble à une
version religieuse du communisme marxiste. Par-delà la diversité des
approches, tous les exilés ont en commun une sensibilité religieuse,
mystique et néo-romantique. Les grands auteurs de la période sont
les philosophes de l’Âge d’argent cités au chapitre précédent, ainsi
que leurs disciples – Chestov, Losski, Boulgakov, Berdiaev, Frank,
Vycheslavtsev, Zenkovsky, Karsavine, Ilyine, Fédotov, etc. Certains
philosophes religieux, restés en Russie, sont comme des exilés dans
leur propre pays – Florenski, Lossev, ou encore l’écrivain et essayiste
Soljenitsyne. Nous n’avons pas ici à considérer les œuvres de ceux
qui, comme Koyré, Kojève ou Gurvitch, sont certes d’origine russe,
mais sont complètement assimilés aux réseaux philosophiques occi‑
dentaux.

1. Voir l’entrée « Eurasianisme », in Masline, 2010.


2. Voir l’entrée « Cité nouvelle », in Masline, 2010.

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Histoire mondiale de la philosophie

5) La philosophie universitaire post-soviétique


(depuis 1985)

À partir de 1985 et l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, la


censure se relâche considérablement – puis disparaît en 1990.
Le réseau philosophique russe est alors ouvert à tous les vents et
toutes les influences. Les principales sensibilités de la philosophie
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occidentale y prennent place progressivement (mouvement amorcé
depuis les années 1970) : « la phénoménologie, l’existentialisme,
le néo-thomisme, l’anthropologie philosophique, le rationalisme
critique, le pragmatisme, le néo-positivisme, l’herméneutique, le
structuralisme…1 ». Le marxisme s’effondre sans disparaître2 et la
phénoménologie heideggérienne est en vogue3. La diversification
des approches s’accompagne d’une intensification remarquable de
l’activité philosophique et d’un intérêt généralisé pour la discipline
– constatable aussi bien par les ventes de livres que par la multi‑
plication des chaires et des facultés de philosophie4. L’histoire de
la philosophie devient une spécialité majeure et l’on redécouvre le
riche patrimoine philosophique russe. Les philosophes religieux de
l’Âge d’argent et leurs continuateurs exilés font l’objet d’études
enthousiastes ; on essaye de concilier cette tradition religieuse avec
les nouvelles tendances5.
Mais le phénomène majeur est la création et la généralisation
d’une nouvelle catégorie de philosophe : le chercheur universitaire
standardisé. La « recherche philosophique » est l’importation en
philosophie d’un mode de travail scientifique. Comme ses collègues
physiciens ou biologistes, le « chercheur en philosophie » court les

1. Guseinov et Lektorskij, 2008, p. 24 – plus de précisions p. 28‑29. Voir aussi


Avtonomova, 2013 ; et Dennes, 2014.
2. Ballaïev, 2013.
3. Elle surpasse même l’école husserlienne (Dennes, 1998).
4. Durant les années 1990 « ont surgi plus de dix nouvelles facultés de philosophie »
(Guseinov et Lektorskij, 2008, p. 25).
5. Avec la phénoménologie, par exemple (Dennes, 1998, partie III).

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La philosophie russe

colloques pour partager ses travaux, décrit son objet d’étude avec
le même détachement qu’un expérimentateur (objectivité oblige) et
n’a pas à se soucier de la pertinence existentielle de son propos.
Cette façon d’envisager la philosophie met la religiosité à distance,
certes, puisqu’il s’agit de démontrer rationnellement telle ou telle
idée à propos de telle ou telle chose. Mais c’est au prix d’une trans‑
formation du philosophe en technicien1. En mimant la scientificité,
le philosophe renonce à penser d’une façon personnelle les vérités
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impersonnelles et abandonne les questions normatives. Dans les
faits, il devient historiographe et commentateur – glose sur le passé
de la philosophie au lieu de philosopher.
Alors que la philosophie russe a été, plus que toute autre, une
philosophie d’écrivains, critiques littéraires, journalistes, penseurs
politiques, juristes, prêtres, peintres ou hommes d’action, la voilà
qui devient un travail universitaire, standardisé pour mieux s’inter‑
nationaliser2. La philosophie en Russie cesse ainsi d’être russe. C’est
une bonne chose en un sens car, que veut un philosophe, sinon
respirer le grand air de la vérité indépendamment des contingences
afférentes à son lieu de naissance ? Le déracinement est excellent s’il
n’est pas aseptisant, neutralisant, affadissant. Mais si la philosophie
est coupée de la vie réelle, si elle n’est plus vraiment personnelle,
ni non plus nationale, elle devient une sorte de philosophie d’aéro‑
port, pour ainsi dire. Le jour où la philosophie sera complètement
neutre sous couvert d’être objective, elle pourra véritablement être
remplacée par la science – car le modèle est préférable à la copie. Il
ne subsistera alors en face de celle-ci que la religion et la mystique
pour penser les valeurs et l’existence.

1. « Pour tous les philosophes […], l’exigence première semble être celle de se situer
de façon sérieuse et professionnelle » (Dennes, 1998, p. 252).
2. « À la différence des recherches précédentes qui tendaient toujours à mettre
l’accent sur l’originalité de la philosophie russe, les nouvelles approches se donnent des
objectifs plus larges, visant à inclure ses idées dans l’ensemble de la culture philosophique
contemporaine » (A. G. Myslivtchenko, in Masline, 2010, p. 690).

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