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La philosophie russe
Vincent Citot
Dans Hors collection 2022, pages 233 à 276
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130835899
DOI 10.3917/puf.citot.2022.01.0233
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 13/05/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 191.99.151.235)
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P roche de l’Europe par son histoire et ses caractères propres,
mais pas assez pour être incluse dans une histoire de la pensée
européenne, la philosophie russe est la grande oubliée des synthèses
historiques. Ni « occidentale », ni « orientale », elle répond mal aux
désirs des historiographes qui, généralement, s’intéressent soit aux
sources de l’Europe moderne, soit à un ailleurs asiatique. Elle a
pourtant une spécificité et une historicité irréductibles, qui sont celles
de la civilisation slave. On parlera toutefois de civilisation russe (et
de philosophie russe), plutôt que slave, car une civilisation est une
dynamique historique qui assimile divers peuples et ne peut donc
s’identifier à un groupe ethnique particulier. Le soubassement slave
n’est qu’un caractère parmi d’autres, que sont la géographie (de Kiev
à la Baltique via la moscovie), la langue (le slavon puis le russe) et la
religion (l’orthodoxie). Le monde gréco-byzantin d’abord, l’Europe
occidentale ensuite, sont les deux grandes sources culturelles aux‑
quelles puise la pensée russe. À partir de ces données ethniques,
géographiques, linguistiques et culturelles se dessine une histoire
intellectuelle russe qui n’est incorporable à aucune autre histoire
intellectuelle – il faut donc l’étudier pour elle-même.
Comme partout ailleurs, on y voit une vie spirituelle dominée
par la religion qui, selon un processus de sécularisation, donne
naissance à une pensée de type philosophique et, enfin, par la pour‑
suite de ce mouvement, à une pensée scientifique. Il ne s’agit pas
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passage du préclassique au classique puis au postclassique. Ce qui est
remarquable en Russie est la pauvreté (relativement à d’autres civi‑
lisations) des philosophies préclassique et classique. À tel point que
beaucoup d’historiens font commencer l’histoire de la philosophie
russe au xixe siècle – c’est-à-dire, selon notre typologie, au début
du postclassique. Erreur qui s’explique par le fait que la philosophie
russe est difficilement identifiable avant cette période très particu‑
lière qui voit l’apparition de sciences indépendantes. Autre spécificité
de l’histoire de la philosophie russe : sa division en deux courants
parallèles, du début des années 1920 à la fin des années 1980. En
effet, durant toute la période soviétique, une philosophie de Russes
exilés se perpétue concomitamment à la philosophie pratiquée en
URSS. Les deux branches fusionnent à nouveau après l’effondrement
de l’Union soviétique.
Sur le trait singulier de la philosophie russe, tous les historiens
et commentateurs s’accordent : elle est essentiellement religieuse.
Cela tient à la mentalité russe, très attachée, sinon au Dieu de
l’orthodoxie et de la liturgie, du moins à un principe de Providence,
de Justice transcendante, d’Unité cosmique, de Salut individuel, de
mysticisme ou de panthéisme. Même quand ils se disent athées et
matérialistes, les penseurs russes manifestent une foi en l’homme
et la justice qui tient du messianisme éthico-politique. La théorie
a beau être irreligieuse, l’esprit qui la forge est porté par la foi.
D’où le succès des diverses utopies qui font l’histoire de la pensée
politique russe.
Autre trait singulier de la philosophie russe : son caractère lit-
téraire. Plus qu’ailleurs, les philosophes sont écrivains, critiques
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contenu dans l’Europe occidentale. Les Russes font leur propre syn‑
thèse, mais tous les matériaux sont empruntés. De l’influence de
la scolastique latine du xviie siècle – et, en amont, de la culture
byzantine – jusqu’au marxisme soviétique, en passant par la « fran‑
comanie » du xviiie siècle et l’enthousiasme pour l’idéalisme alle‑
mand du xixe siècle, tout vient de l’Ouest.
Au total, nous avons affaire à une philosophie religieuse et lit‑
téraire qui se nourrit d’importations – on comprend que l’historio‑
graphie de la philosophie l’ait négligée. À tort, cependant, car cette
philosophie n’en est pas moins riche et irréductible ; et son histoire
dessine une courbe qui doit être étudiée pour elle-même.
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la dynamique culturelle et politique se déplace vers la principauté de
Moscovie, qui s’étend rapidement pour devenir la Russie proprement
dite. À partir de la chute de Constantinople (centre du christianisme
orthodoxe, pris par les Turcs en 1453), la Russie n’a plus de tutelle
religieuse et devient le dernier rempart de l’orthodoxie. Commence
alors une réflexion sur le rôle de la Russie dans l’histoire. Après la
Rome antique, gardienne du christianisme envahie par les barbares,
puis Constantinople (« Deuxième Rome »), à son tour submergée
par d’autres barbares, Moscou doit reprendre le flambeau de la vraie
religion. C’est sa mission historique, c’est le rôle que la Providence
lui assigne : « Moscou, Troisième Rome » (thématique reprise au
début du xvie siècle par Philothée de Pskov1). La philosophie russe
se constitue dès l’origine comme une philosophie de l’histoire – trait
qui se retrouve jusqu’à l’ère soviétique et post-soviétique.
Aux xve et xvie siècles, la pensée religieuse se diversifie, se com‑
plexifie et s’enrichit, mais on ne saurait parler de philosophie. Nil
Sorski, Joseph de Volok, Philothée de Pskov, Patrikiéev, Macaire et
d’autres encore, sont des religieux (des moines) qui prennent posi‑
tion en tant que tels. Maxime le Grec (c. 1475‑1556), qui, comme
son nom l’indique, n’était pas russe, introduit un peu de culture
renaissante, « humaniste » et séculière dans le réseau intellectuel
russe. Quand il s’installe à Moscou en 1518, c’est la fin du mono‑
pole culturel byzantin et le début d’une ouverture vers l’Occident,
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Après la fin du Temps des troubles (1598‑1613) et l’avène‑
ment de la dynastie des Romanov en 1613, l’État, l’économie
et la culture russes ne font que se renforcer. L’événement mar‑
quant pour l’histoire de la philosophie est la fondation de l’école
théologique de Kiev par Pierre Mohila en 1631. C’est le premier
collège d’études humanistes, et une voie d’entrée de la philoso‑
phie dans la pensée religieuse. Bien des intellectuels des xviie et
xviiie siècles sont issus de cette école (qui devient l’Académie
théologique de Kiev en 1701) ou de l’Académie gréco-latine fondée
à Moscou en 1687. Le xviie siècle reste éminemment religieux,
mais il engage un processus de sécularisation dont les multiples
conflits qui le traversent sont le carburant. Conflits externes
avec la Suède et la Pologne, dont la Russie triomphe grâce à une
technologie militaire importée d’Occident depuis Ivan le Terrible.
Conflits internes, surtout : de l’aristocratie laïque contre l’aristo‑
cratie d’Église, de l’État contre l’Église (jusqu’à la défaite de cette
dernière, qui devient une agence de l’État sous Pierre le Grand),
des partisans de la modernité occidentale latine contre ceux de
la tradition grecque. Enfin et surtout, conflit au milieu du siècle
au sein de l’Église entre les Vieux-Croyants (raskolniki) et ceux
qui suivent les réformes du patriarche Nikon. Ce dernier voulait
épurer l’Église de vieilles fables, réviser ses dogmes et revoir sa
liturgie, bref, moderniser l’Église. Quoique condamné en 1666
pour ces audaces, Nikon est à l’origine d’un schisme (Raskol)
et d’une effervescence intellectuelle propice à l’apparition de la
pensée philosophique. Ses opposants eux-mêmes doivent hisser
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Polotsk (1629‑1680), est surnommé « l’encyclopédie sur pieds »
par ses confrères moscovites, tant il paraît savant. Outre ses com‑
pétences en théologie et son statut de poète de Cour, il est aussi
astrologue, alchimiste, latiniste bon connaisseur de Thomas d’Aquin
et de Duns Scot, fondateur, enfin, d’une école qui inclut l’ensei‑
gnement de la philosophie dans son programme. Sa Couronne de
la religion est une compilation du savoir kiévien. Parmi les autres
personnages de l’époque qui contribuent à la naissance de la pensée
philosophique en Russie, il faut citer les frères Likhoude (Sophro‑
nius – 1652‑1730 – et Joannicius – 1663‑1717). Venus à Moscou
à la demande des autorités, ces moines grecs y fondent en 1687
le premier établissement proposant un enseignement supérieur
systématique en philosophie (rebaptisé au xviiie siècle Académie
slavo-gréco-latine). Le tsar Fédor III (qui règne de 1676 à 1682),
lui-même élève de Siméon de Polotsk, signe la Charte de cette école
moscovite. Comme un nombre croissant de nobles, de diplomates,
d’intellectuels et de commerçants (tel Ivan Posochkov – 1652‑1726),
il souhaite ouvrir son pays à l’influence occidentale. Ce programme
est repris et étendu par son successeur Pierre le Grand.
Jusqu’au début du xviiie siècle, on ne pourrait citer le nom
d’aucun philosophe russe stricto sensu. Le xviie siècle est une période
de formation où des idées philosophiques percent à travers la pensée
théologique. On lit, on commente et on enseigne les philosophes
antiques et occidentaux ; on s’engage parfois dans des débats philo‑
sophiques ; mais on ne produit pas encore de philosophie. Tout en
se sécularisant, la pensée demeure pour l’essentiel une spécialité de
moines. Malgré cela, « la philosophie […] commence à se distinguer
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veille au grain).
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qu’ils lisent et discutent les livres de philosophie venus d’Occident.
Aucun (à part, peut-être, quelques professeurs) n’est philosophe
au sens où il se revendiquerait et serait reconnu comme tel ; mais
tous le sont par leurs intérêts intellectuels et leur façon de servir
ces derniers. Cette forme de pensée laïque et non spécialisée qui
circule à travers tous les savoirs eux-mêmes laïcs et non spécialisés,
comment l’appeler, sinon philosophie ?
Le coup d’envoi de cette grande course en avant vers la moder‑
nité est donné durant la seconde partie du règne de Pierre le Grand
(période qui court de 1715 à 1725). L’empereur occidentalise la
Russie à tous les niveaux : laïcisation de l’État, programme écono‑
mique et urbanistique ambitieux, réforme du système administratif
et éducatif, création d’une Académie des sciences, etc. Il s’entoure
de collaborateurs qui manifestent la même ambition pour leur pays.
Ainsi se constitue une élite de « progressistes ». Cet état d’esprit
affecte même le clergé, à l’image de Prokopovitch (1681‑1736),
archevêque et théologien, qui n’en est pas moins défenseur de la
sécularisation, du droit naturel et des sciences profanes. Un peu plus
tard, Skovoroda (1722‑1794), souvent considéré comme le premier
philosophe russe, incarne parfaitement l’esprit des Lumières issu de
l’école théologique de Kiev. Il revendique une totale liberté de pensée
et se vit lui-même comme le « Socrate de la Russie1 ». Son attrait
pour une version mystique du christianisme n’est à contre-courant
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tique de la Russie, il est aussi grand défenseur de la vie sécularisée
et de la connaissance profane3 – qu’il estime indispensable à une
religion naturelle bien comprise. Penseur du droit naturel dans la
lignée de Grotius, Pufendorf et Wolff, il cherche une morale indé‑
pendante de la supervision ecclésiastique. Autre personnalité incon‑
tournable des Lumières, Kantemir (1708‑1744) est un polygraphe
tout aussi inclassable : aussi bien historien que géographe, sati‑
riste, penseur politique, traducteur (de Montesquieu et Fontenelle)
et membre des cercles savants comme Prokopovitch et Tatichtchev.
Ses satires dénoncent aussi bien l’immoralité de l’aristocratie fon‑
cière que la bêtise des opposants au progrès des savoirs. Mais le
plus grand penseur du xviiie siècle est incontestablement Lomonos‑
sov (1711‑1765) – esprit universel qui se distingue autant par ses
qualités d’organisateur du système éducatif (il contribue à fonder
l’Université de Moscou en 1755) que par ses compétences de savant
(en chimie, physique, géographie, linguistique et histoire), sa pensée
philosophique4 et son rôle de réformateur de la versification russe.
Auteur d’une œuvre scientifique d’esprit moderne (autant que dans
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des diverses erreurs et Discours sur les différentes causes qui font
obstacle à la recherche de la connaissance humaine. Pour ses ana‑
lyses très irreligieuses de la religion dans Les Deux Fétiches, il est
accusé d’athéisme. De fait, il est le premier à porter un regard
sociologisant sur la religion.
Parmi les penseurs des Lumières figure encore l’écrivain et traduc‑
teur Kozitski (1724‑1775). En tant que secrétaire d’État de l’impé‑
ratrice Catherine II, il coordonne les traductions de la « Société
pour la traduction de livres étrangers »1. Kozelski (1728‑1794) se
distingue comme auteur (philosophe matérialiste, théoricien du
droit naturel, défenseur d’un rapprochement philosophie-science
au détriment de la théologie, compositeur de petites encyclopédies),
traducteur et éditeur (d’un recueil d’articles de l’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert). Toumanski, Bachilov, Vanslov et Louchkov
sont d’autres traducteurs d’importance, travaillant aux côtés de ou
à la suite de Kozelski2.
Catherine II elle-même (qui règne de 1762 à 1796) participe
pleinement au mouvement des Lumières. Moins par son œuvre lit‑
téraire, qui est modeste (des essais journalistiques, des études histo‑
riques, des comédies, des drames, des contes et des mémoires, tout
de même), que par sa politique culturelle et sa soif personnelle de
philosophie. Non seulement elle est un acteur majeur de la diffusion
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des Lumières1, mais, armée d’une profonde culture, elle participe aux
débats et s’entretient avec les philosophes de l’époque – de Russie
et d’Europe occidentale.
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La révolte de Pougatchov (1772‑1775 – jacquerie de paysans
prenant la forme d’une insurrection armée) met en alerte Cathe‑
rine II, qui tourne la page des réformes libérales et renforce le
pouvoir autocratique. Il apparaît désormais au grand jour que la
« philosophie des Lumières » n’est pas un bloc : on peut vouloir
l’ouverture intellectuelle aux savoirs nouveaux sans accepter pour
autant les idéaux démocratiques – Montesquieu sans Rousseau,
pour ainsi dire2. Les troubles de la Révolution française ne font que
conforter la noblesse russe dans cette idée qu’élévation intellectuelle
et gouvernement populaire sont deux choses à bien distinguer. Dans
une certaine mesure, elles paraissent même contradictoires, s’il est
vrai que l’égalité des hommes est une utopie étrangère à la science.
Alors que, jusqu’à présent, l’accueil de la philosophie et des savoirs
occidentaux allait de pair avec les conceptions jusnaturalistes et
le réformisme politique (dans une filiation pétrovienne), à partir
de 1775 environ, les deux se disjoignent – il faut choisir son camp.
Ainsi, le tournant dans la politique impériale correspond à une phase
nouvelle dans la vie intellectuelle du xviiie siècle.
1. « Catherine II déploya une activité intellectuelle tous azimuts. Sous son règne,
sciences, arts, architecture et littérature [ajoutons la philosophie à cette liste] furent
fortement stimulés. La tsarine fit traduire de nombreux ouvrages des représentants des
Lumières [singulièrement l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert] […]. Dans tous les
domaines, la censure se limitait au maximum [du moins jusqu’en 1775] » (Waegemans,
2003, p. 32).
2. Au rousseauisme – les lecteurs et disciples de Rousseau sont très nombreux (voir
Strange, 1962) – commence donc de s’opposer un antirousseauisme, qui deviendra, après
la Révolution française et les guerres napoléoniennes, une hostilité franche à l’égard
de toute la pensée française.
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rédige « un travail encyclopédique sur La statistique concernant la
Russie, dans lequel il trace le programme d’une description complexe
de la situation géographique, de l’économie, de la population, de
l’organisation de l’État, de la culture et de la politique extérieure
de l’Empire russe1 ». Son œuvre la plus directement philosophique
est un Dialogue sur l’immortalité de l’âme (1788).
Novikov (1744‑1818), son cadet d’une dizaine d’années, est la
figure principale de l’autre camp – celui qui croit en l’égalité des
hommes, dénonce les vieilles hiérarchies aristocratiques et l’ins‑
titution du servage. Écrivain, philosophe, journaliste et éditeur,
Novikov a œuvré plus que tout autre pour la diffusion des idées
nouvelles – aussi bien scientifiques que politiques. Penseur de
l’éducation et de la condition humaine, chef de file de l’esprit
critique et satirique (notamment par son travail de fondateur et
éditeur de revues), il a pourtant déjà un pied en dehors de l’âge
classique. En effet, à partir de son adhésion à la franc-maçonnerie
en 1775, son esprit est de plus en plus tourné vers le mysticisme
et l’occultisme2. Sa philosophie et sa morale prennent sens dans
un cadre religieux – c’est le christianisme qui fonde en dernière
analyse l’égalité des hommes. Celui qui passe pour « le Diderot
russe » est plus vraisemblablement une synthèse ambivalente de
Lumières et de religiosité3.
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Naturphilosophie. Un homme des Lumières (Diderot) quitte Moscou
en 1774, un mystico-romantique (Schwarz) y prend pied en 1776 ;
nous changeons d’époque. L’année suivante, en 1777, on cesse de
traduire l’Encyclopédie1. Autre signe du temps : le changement
d’orientation de l’Académie slavo-gréco-latine. Après avoir subi
« l’influence considérable des philosophes occidentaux », à partir
de 1775, « l’influence dominante est à nouveau celle de l’ortho
doxie »2. Enfin, c’est durant ce dernier quart du siècle que l’on
traduit les illuministes (Des erreurs et de la vérité de Saint-Martin,
en 1785) et les utopistes (Utopia de More, en 1789). L’époque est
également un basculement en littérature3.
Nonobstant cette coloration nouvelle de la vie intellectuelle,
le dernier quart de siècle doit être pensé dans sa continuité avec
l’époque de Tatichtchev, Kantemir et Lomonossov. Outre Chtcherba‑
tov et Novikov, il faudrait mentionner une multitude d’auteurs, tels
Khéraskov (1733‑1807, écrivain, poète, dramaturge, superviseur du
cabinet de minéralogie en 1759, recteur de l’Université de Moscou,
coordinateur de la traduction et traducteur de l’Encyclopédie à
partir de 1767), Golitsyne (1734‑1803, diplomate, penseur politique,
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mate, philosophe et homme de lettres, correspondant de Voltaire
et Rousseau).
Une mention toute particulière doit être faite pour l’œuvre de
Radichtchev (1749‑1802) – dernier grand auteur de l’âge classique.
Cet écrivain, penseur politique et philosophe se distingue d’abord
par son indépendance d’esprit et son courage intellectuel, qui lui
vaut une condamnation et un exil en Sibérie (son Voyage de Saint-
Pétersbourg à Moscou est une critique frontale du pouvoir et de
l’administration impériale). Dans De l’homme, de sa destinée mor-
telle et de son immortalité, il traite des grandes questions métaphy‑
siques. S’il prend ses distances avec le matérialisme et s’oriente vers
une philosophie de la nature proche du panthéisme, c’est dans un
esprit dépourvu de religiosité et toujours au contraire porté par les
savoirs positifs2.
1. « Les hommes de progrès des années 60 et 70, Kozelski, Pelénov et bien d’autres,
furent avant tout des élèves et des disciples fervents de Lomonossov, qui leur avait
montré le chemin des Lumières : ce qui détermina dans une mesure considérable leur
attitude à l’égard de la science » (Strange, 1962, p. 523).
2. « Radichtchev était relié à la propagation des connaissances scientifiques seu‑
lement indirectement, mais il fut tout au long de sa vie un franc critique des freins
à la croissance de l’enquête scientifique […] jusqu’à la fin de sa vie [il] lutta contre
la scolastique, la métaphysique idéaliste, le mysticisme et la superstition » (Vucinich,
1963, p. 179).
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la mesure où ils entendent réformer les institutions, laïciser l’État
et marginaliser l’Église, tous les auteurs des Lumières russes sont
des penseurs critiques, de Prokopovitch à Radichtchev. Les grands
satiristes comme Kantemir, Émine, Fonvizine et Novikov sont, par
leur style, d’éminents penseurs critiques ; mais le qualificatif vaut
également pour tous ceux qui, embrassant l’esprit de l’époque,
ébranlent les conceptions traditionnelles1. L’esprit sceptique, cri‑
tique et ironique de Voltaire se répand partout ; et davantage en
Russie qu’ailleurs2. En effet, celle-ci n’avait pas de tradition critique
constituée jusqu’au xviiie siècle ; « Dans ce vide, Voltaire est apparu
comme le seul penseur libre, disant la Modernité3 ». On parle de
« voltairianisme4 ».
La quête d’idées nouvelles et de savoirs nouveaux (tantôt impor‑
tés d’Occident, tantôt élaborés sur place) participe de cette mentalité.
Tous les grands auteurs du xviiie siècle se passionnent pour les
connaissances positives ; qu’il s’agisse de sciences naturelles, d’éco‑
nomie, d’histoire, ou encore d’ethnologie. Les disciplines n’étant
pas encore séparées en spécialités étanches, les acteurs de la vie
1. Le goût de la satire monte jusqu’au sommet du pouvoir, que l’on imagine a priori
objet plus que sujet des satires : « le feu de la satire et de la polémique prend puis se
répand en Russie. L’impératrice [Catherine II] elle-même y va de sa revue satirique »
(Waegemans, 2003, p. 34).
2. « L’action dissolvante de la pensée de Voltaire sur les croyances religieuses et les
idées philosophiques a été infiniment plus forte en Russie qu’en France ou en Occident »
(Papadopoulo, 1995, p. 21).
3. Ibid., p. 22.
4. Des cinq courants intellectuels identifiés par A. Papadopoulo, il est, selon ce
dernier, le plus répandu.
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spécialisés ont une culture philosophique.
Ainsi en va-t-il de Bolotov (1738‑1833), l’un des fondateurs de la
science agronomique. Horticulteur, économiste et historien, il n’en
est pas moins philosophe à ses heures et étroitement lié aux réseaux
philosophiques (Wolff et C. Crucius en Allemagne, Novikov en
Russie). Desnitski (1740‑1789) est aussi bien juriste que philosophe
du droit et lecteur attentif des philosophes (il introduit Smith et
Hume en Russie). La spécialisation disciplinaire est amorcée, mais
la philosophie est, jusqu’à la fin du siècle, le liant de tous les savoirs
– donc la discipline emblématique des Lumières3. Le xviiie siècle est
bien le « siècle des philosophes », en Russie comme en Occident,
où celle-ci s’abreuve.
Il n’est pas celui des scientifiques, car les sciences sont naissantes.
Moins que le volume et la structuration des nouveaux savoirs, c’est
la disposition vis-à-vis du savoir qui caractérise les Lumières4. Nous
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III. Période postclassique (depuis ~1796)
scientifiques, mais qui parlaient de la science avec le plus grand respect » (Vucinich,
1963, p. 174).
1. « Ces intellectuels – écrivains et philosophes pour la plupart – […] sentirent
l’importance de la pensée scientifique moderne, en firent usage, et manifestèrent une
familiarité remarquable avec les grandes questions qui troublaient le monde des études
savantes pendant la deuxième moitié du xviiie siècle » (ibid.).
2. Ibid., p. 181.
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est schellingien ; même ceux qui, comme Vellanski (1774‑1847)
et Mikhaïl Pavlov (1793‑1840 – ne pas confondre avec le savant
Ivan Pavlov), ont une formation scientifique3. Ils détournent leurs
connaissances de la nature au profit d’une métaphysique de la
Nature et rejettent explicitement la méthode expérimentale au profit
de l’intuition intellectuelle schellingienne et des spéculations hylo‑
zoïstes. Le premier « préconisait de poser philosophiquement les
problèmes scientifiques4 » – ce qui lui vaut d’être refusé à l’Académie
des sciences de Saint-Pétersbourg (au motif qu’« il fait de la philo‑
sophie en science »). Le second détournait sa charge de cours : « au
lieu d’enseigner la physique et l’agriculture, [il] donnait en fait une
introduction à l’étude de la philosophie. Il était difficile d’apprendre
à son cours quelque chose en physique, et tout à fait impossible de
rien apprendre en agriculture5 ». Il s’intéresse à l’unité vivante de la
Nature, au mystère créateur de la Vie et à l’âme du Monde ; non aux
savoirs particuliers des sciences empiriques – dont ils se moquent.
Or ce qui est vrai de ces deux penseurs de formation scientifique
l’est davantage encore des autres schellingiens, qui peuvent spéculer
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gens. Stankévitch, l’âme de ce cercle, le reçoit comme Schelling
l’avait été dans la génération précédente : avec l’enthousiasme du
savoir révélé1 ». Les membres du « Cercle de Stankévitch » (Bakou‑
nine, Biélinski et Herzen, pour citer les plus éminents) sont, dans
leur jeunesse, à peu près dans le même état d’esprit2 – « Ce que
Fichte, Hegel, Schelling […] offraient tenait presque d’une nou‑
velle religion3 ». L’idéalisme allemand s’impose jusque dans les
années 1840. Quand ils ne sont pas schellingiens ou hégéliens, les
auteurs du début du xixe embrassent le mysticisme chrétien, tels
Labzine (1766‑1825), Spéranski (1772‑1839, grand juriste par ail‑
leurs) et Tchaadaïev (1794‑1856). La philosophie de l’histoire de
ce dernier est une historiosophie et une téléologie providentialiste :
l’histoire est l’action de la Providence dont le but est d’établir le
royaume de Dieu sur Terre4. On voit également refleurir des philo‑
sophies plus directement religieuses d’auteurs formés dans les acadé‑
mies de théologie. Mais le grand renouveau de la pensée religieuse
sera le fait du courant slavophile, à partir des années 1830.
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hommes profondément religieux2 ». Leur doctrine est un « amal‑
game curieux de philosophie romantique, de patriotisme local, de
nationalisme religieux et d’utopisme archéologique3 ». Utopisme,
parce que la Russie dont ils rêvent est une projection imaginaire,
un idéal forgé par le besoin d’enracinement nationaliste plutôt que
par une étude historique quelconque. « Ce rêve d’une civilisation
harmonieuse et totale », ils le transportaient « soit dans l’avenir,
soit dans le passé, soit dans les deux à la fois » en concevant
une Russie future conforme à son essence éternelle4. Le slavophi‑
lisme est moins un programme politique qu’un utopisme à carac‑
tère religieux. Ses grands représentants sont, pour la période qui
nous occupe, Khomiakov (1804‑1860), Kiréievski (1806‑1856) et
Aksakov (1817‑1860).
Parallèlement (puis en opposition frontale) se développe un courant
de sensibilité différente : « l’occidentalisme ». Ses partisans ne sont
pas moins patriotes que les slavophiles, mais envisagent de servir la
gloire de la Russie en s’inspirant de l’Occident plutôt qu’en puisant
dans le passé5. Les uns voulaient faire renaître le passé ; les autres en
faire table rase – deux façons de méconnaître les lois de l’histoire et
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et idéaliste de leur jeunesse, car il s’agit des hégéliens du Cercle de
Stankévitch : Biélinski (1811‑1848), Herzen (1812‑1870) et Bakou‑
nine5 (1814‑1876). Derrière le caractère messianique et idéaliste de
l’entreprise se tiennent trois grands auteurs, dotés de personnalités
philosophiques et littéraires exceptionnelles. Herzen se distingue
en particulier par une volonté explicite de rapprocher la philoso‑
phie de la culture savante6. Mais « son attitude révolutionnaire,
son ambition religieuse et utopique d’établir la vérité sur terre, ses
rêves socialistes7 » le rattachent malgré tout aux deux autres. Il est
1. L’Occident des occidentalistes est « un Occident aussi irréel que l’ancienne Russie
des slavophiles » (ibid., p. 15).
2. Ibid., p. 309.
3. En effet, les « occidentalistes libéraux » (ni socialistes, ni révolutionnaires) sont
marginalisés depuis l’échec du coup d’État « décembriste », en 1825 (de jeunes nobles,
inspirés par les révolutions française et américaine, avaient tenté, en vain, de renverser
l’autocratie pour instaurer une République constitutionnelle).
4. « Voici le messianisme restauré », commente A. Besançon (Besançon, 1977,
p. 114). « Ils se voyaient comme un ordre consacré, presque comme des prêtres laïcs,
qui se vouaient à répandre une manière de vivre spécifique » (Berlin, 1948‑1970, p. 162).
5. « Le romantique le plus pur du xixe siècle », selon A. Papadopoulo. « Sa croyance
inébranlable en la bonté originelle des hommes, tous égaux et libres, et en la perver‑
sité et la méchanceté des États, est au moins égale, en naïveté, à celle de Rousseau »
(Papadopoulo, 1995, p. 125).
6. Mais il semble que ça soit davantage en imbriquant les deux pratiques, au
bénéfice de la philosophie, qu’en respectant leur extériorité réciproque (or la fusion
philosophie-science ne saurait être un gain pour la seconde). C’est donc toujours la
dialectique hégélienne qui s’incorpore la science (voir A. T. Pavlov, in Masline, 2010,
p. 326) ; ce qui fait dire à A. Besançon que, malgré sa culture en sciences naturelles,
Herzen « reste fidèle à l’idéal spéculatif hégélien » (Besançon, 1977, p. 115).
7. Zenkovsky, 1953, t. 1, p. 302.
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coïncident avec une floraison des sciences. Indistinctes ou peu dis‑
tinctes de la philosophie à l’âge classique, celles-ci deviennent auto‑
nomes. Indépendance, spécialisation et progrès fulgurants – tels sont
les traits de l’époque. Dès la fin du xviiie siècle, remarque A. Vuci‑
nich, « [la] science moderne, propulsée par son propre élan, était
renforcée par une spécialisation croissante – signe de son approfon‑
dissement – et par la diversification des méthodes d’investigation. La
vieille science des minéraux, par exemple, se divisa en minéralogie,
géologie et paléontologie1 ».
Vucinich prend l’exemple du minéralogiste et chimiste Sever‑
gin, auteur d’une Fondation de la minéralogie (1798) et d’un Dic-
tionnaire détaillé de minéralogie (1807). Mais il faudrait aussi
citer le zoologiste et botaniste Zouïev, le géologue et minéralo‑
giste Razoumovski, le chimiste Moussine-Pouchkine, le physicien
Pétrov (découvreur de l’arc électrique), le mathématicien et physicien
Ossipovski2, l’anatomiste et chirurgien Buialski. Cette liste (établie
selon l’ordre chronologique) nous amène ensuite à l’un des plus
grands savants de l’histoire russe et mondiale, le mathématicien
Lobatchevski (1792‑1856). Outre ses travaux de science pure, on
lui doit d’avoir réformé l’enseignement des sciences, développé un
observatoire astronomique et créé des musées. La science russe de
la première moitié du xixe siècle est redevable aux savants d’origine
germano-balte intégrés aux réseaux russes, comme Struve (grand
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sophie2 », car il est tentant, pour qui s’intéresse à la nature, de prendre
l’idéalisme schellingien pour guide. Mais, dès les années 1840, l’es‑
pace poreux qui subsistait entre la spéculation et le travail expé‑
rimental est assaini : « La science devient clairement séparée de la
métaphysique3 ». Celle-là peut dès lors investir le monde hors du
cadre contraignant d’une philosophie tutélaire.
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les socialistes de la seconde moitié du siècle forment une masse
cohérente et agissante décidée à hisser la contre-culture au rang de
culture dominante6.
Nous n’avons pas affaire à des réformateurs libéraux militants
d’une démocratisation politique, juridique, sociale et culturelle, mais
bien à des adeptes de la table rase. Il ne s’agit pas pour eux d’étudier
les conditions d’épanouissement de la classe populaire et paysanne
(en juristes, économistes, agronomes, ou simplement en penseurs
politiques pragmatiques), mais de prendre cette classe pour objet de
vénération dans le cadre d’une idéologie préconçue. On les désigne
traditionnellement comme des « populistes » (narodniki), mais il
conviendrait bien mieux de les appeler populâtres ou socialistes
utopiques. Les plus radicaux d’entre eux sont dits « nihilistes »,
1. « Des jeunes gens non nobles et instruits, des roturiers, pénétrèrent la société
culturelle en tant que groupe, en masse et, sans abandonner la conscience de leur
non-appartenance à la classe culturelle traditionnelle, ils clamaient haut et fort, et
avec insistance, leur droit à prendre part au développement culturel […]. Ces hommes
se distinguaient par leur milieu d’origine et leur formation universitaire, dont l’accès
devint relativement facile au début du règne d’Alexandre II ; aussi l’image d’“homme
nouveau” s’attache-t-elle solidement à celle de l’étudiant » (I. Paperno, in Histoire de
la littérature russe, 2005, p. 268‑269).
2. C’est le slogan de l’époque, cité par I. Paperno, in Histoire de la littérature
russe, 2005, p. 241.
3. Besançon, 1977, p. 120.
4. Ibid., chap. 6 ; Histoire de la littérature russe, 2005, chap. 4 : « La crise de la
culture “noble” et l’intelligentsia plébéienne ».
5. Besançon, 1977, p. 115.
6. C’est pourquoi seule cette génération, selon M. Confino, peut être pensée comme
« intelligentsia » à proprement parler (Confino, 1991).
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l’idée de justice commandent tout ; la science n’est qu’un ornement
destiné à justifier la démarche. Le « matérialisme » et l’athéisme
revendiqués par les populâtres sont eux-mêmes assez superficiels :
« Les populistes étaient de rigides athées, mais le socialisme et les
valeurs chrétiennes orthodoxes fusionnaient dans leur esprit2 ». D’où
la conclusion d’I. Berlin : « On peut à juste titre qualifier de religieux
l’état d’esprit des populistes3 ». Le fonds religieux de la mentalité
russe ne fait que changer de visage ; et l’esprit d’adoration se porte
successivement sur différents maîtres – le Christ, Schelling, Hegel,
Marx et plus tard Lénine – sans s’altérer4.
La contradiction entre le rêve populâtre et la réalité du peuple
apparaît au grand jour en 1874, quand les révolutionnaires entre‑
prennent une « croisade vers le peuple » pour convaincre celui-ci
d’adhérer à leurs idéaux socialistes : « les jeunes gens arrivaient en
foule dans les villages […] pour n’y trouver qu’incompréhension,
suspicion et souvent franche hostilité de la part [des] paysans5 ».
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• Matérialisme et scientolâtrie
De même que l’idéalisme allemand et le christianisme étaient
les cadres intellectuels respectifs de l’occidentalisme et du slavophi‑
lisme à l’époque précédente, le matérialisme et le scientisme sont
ceux des socialistes révolutionnaires des années 1855‑1890. Simple
changement de mode1, et non prise de conscience de l’importance
de la science, d’une part, et de la vacuité des spéculations idéalistes,
d’autre part – sauf chez certains auteurs d’exception. On est maté‑
rialiste un peu comme on était idéaliste, et on vénère Darwin avec
un enthousiasme assez comparable avec l’ancien culte hégélien. Les
totems sont nouveaux mais quelque chose de l’esprit dogmatique est
conservé2. I. Paperno insiste sur l’étrange persistance de la tradition
dans le rejet de la tradition : « dans cette mission de rénovation et
de “transfiguration” de la vie, même dans ses formes radicales de
rejet de l’ancien, on sentait une profonde continuité entre l’ancienne
culture et la nouvelle. L’exemple le plus frappant en est l’athéisme
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religion dominante dans la classe des gens instruits2 ».
Chez les philosophes proprement dits, le culte de la science
prend une forme argumentée et repose sur une conviction pro‑
fonde. Certains ont même une solide culture scientifique, à l’image
de Lavrov (1823‑1900) et Kropotkine (1842‑1921). Mais le combat
intellectuel de cette génération est fondamentalement idéologique,
politique et inspiré par le sentiment de la justice ; la science n’est
pas directement concernée. Elle est instrumentalisée et enrégimentée
malgré elle dans le socialisme révolutionnaire. Ce détournement de la
science est à l’opposé de la démarche scientifique revendiquée3. Les
contradictions entre le scientisme affiché et l’idéologie a-scientifique
(sinon anti-scientifique) sous-jacente apparaissent clairement quand
on voit les philosophes critiquer Darwin sur son terrain au nom de
l’égalité et de la fraternité humaine.
Tchernychevski (1828‑1889), par exemple, évalue le darwi‑
nisme au point de vue de ses conséquences politiques, et le rejette
totalement au profit du lamarckisme4. Bien qu’étant de formation
littéraire, il « qualifiait Darwin de “niais”, doté d’une “naïveté
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de la « génération spontanée » risque de ranimer les vieilles hypo‑
thèses spiritualistes. Or comme le matérialisme est le vrai, Pasteur
est dans l’erreur4. D’où la conclusion logique de P. Pascal : « le
matérialisme faisait régner un obscurantisme à rebours5 ».
Bref, on voit qu’il ne suffit pas d’être « scientiste » pour servir la
science. C’est au contraire la science qui est, chez nos idéologues,
servante de la politique6. Les principaux représentants du courant
populâtre socialiste révolutionnaire sont Lavrov, Tchernychevski,
Pissarev, Kropotkine (déjà cités), Dobrolioubov, Mikhaïlovski et
Tkatchev.
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utopiste, traditionaliste, idéaliste ou mystique.
Parmi eux, on peut citer Samarine, Dostoïevski, Aksakov, Boukha‑
rev, Fiodorov, Tchitchérine, Tolstoï et Léontiev. On reconnaîtra
dans cette liste d’éminents écrivains, qui ont pleinement droit de
cité dans une histoire de la philosophie russe, dans la mesure où
leur travail n’est pas exclusivement littéraire.
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génération qui arrive sur la scène intellectuelle à la fin du xixe siècle
souhaite en finir avec le positivisme et retrouver la grandeur d’une
aspiration religieuse – tantôt en puisant dans le fonds orthodoxe
traditionnel, tantôt en s’inspirant de l’idéalisme allemand, tantôt
en inventant une nouvelle forme de mysticisme, ou bien encore en
mêlant les trois. La créativité intellectuelle est impressionnante :
le nombre de philosophes qui émergent de la fin du xixe siècle à
l’avènement de la révolution russe est sans équivalent dans l’his‑
toire. Le foisonnement de doctrines est tel qu’on parle de « Renais‑
sance spirituelle » et d’« Âge d’argent ». Tous les secteurs de la vie
culturelle sont concernés : philosophie, art, religion, science et bien
sûr pensée politique – en pleine effervescence elle aussi. Quoique
les directions prises par les acteurs de cette « Renaissance » soient
diverses, l’aspiration religieuse donne à l’ensemble sa coloration. Il
se crée une « Société de philosophie religieuse », un mouvement des
« Chercheurs de Dieu » et un courant de la « Nouvelle conscience
religieuse ». Les symbolistes rêvent, comme les romantiques autre‑
fois, d’une union mystique avec la nature. Partout la métaphysique
refait surface sous des formes plus ou moins religieuses. Le droit
naturel lui-même, que l’on crût enterré depuis le socialisme révo‑
lutionnaire, fait son retour en force. Mais tandis qu’il était intel‑
lectuellement et politiquement « progressiste » au xviiie siècle, il
est désormais « réactionnaire » sur les deux plans, car opposé aux
aspirations socialistes montantes et partisan d’un traditionalisme
religieux1.
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Sens de l’Amour (1894) et Récit sur l’Antéchrist (1900). Ses contem‑
porains et successeurs ont des aspirations spirituelles équivalentes,
qu’ils traduisent dans des œuvres originales – parmi eux : Rozanov,
Vvédenski, les frères Troubetskoï, Mérejkovski, Chestov, Losski,
Boulgakov, Berdiaev, Frank et Florenski. Certains empruntent à
l’idéalisme allemand (ou à Leibniz), d’autres développent une méta‑
physique indépendante – tantôt proche de l’existentialisme, tantôt
orientée vers le mysticisme ou le vitalisme cosmologiste. Mais tous
ont une âme religieuse – chrétienne, même – et protestent ferme‑
ment contre le scientisme, dans lequel ils voient un enfermement de
l’esprit. Leur influence historique est déterminante.
• Le courant marxiste :
utopie et para-sciences philosophiques
En opposition à la tendance religieuse, le marxisme est l’autre
force intellectuelle de l’époque. Il prend le relai de la populâtrie
antérieure, qui était condamnée politiquement (par la répression
de 1881 et l’impossibilité de se rallier la classe paysanne) et intel‑
lectuellement (car l’idée d’instaurer le socialisme dans un pays
essentiellement rural était chimérique). À partir de 1890 environ,
la Russie s’engage dans un développement économique rapide et
une industrialisation accélérée. Une nouvelle figure du « peuple »
p. 210). « Dans leur effort pour mettre en évidence le fondement idéal, transcendant,
du droit, [les jusnaturalistes de l’Âge d’argent] tentaient, en fait, de trouver un fonde‑
ment à la nature métaphysique et religieuse de l’organisation sociale et politique […]
les conceptions de beaucoup d’auteurs, dans le domaine du droit naturel, comportaient
une apologie de la morale et de la religion » (ibid.).
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naïveté des aînés. Bref, elle est mieux armée pour réussir ; et entraî‑
nera en effet le pays dans son projet de rénovation radicale. Sur le
plan théorique, nous avons toujours affaire à des utopistes idéalistes
(le communisme n’est pas autre chose qu’un idéal à l’époque consi‑
dérée) ; mais sur le plan pratique, à de fins tacticiens. Idéologues
coupés des réalités économiques, sociales et historiques d’un côté ;
redoutables réalistes de l’autre. Les marxistes n’ont pas l’esprit reli‑
gieux de leurs prédécesseurs, mais ils gardent de la religion quelque
chose d’essentiel : le Dogme, la vérité révélée, le guide spirituel
(Marx), la foi inébranlable dans le sens de l’Histoire – c’est-à-dire
en une Providence sécularisée.
Telles sont les dispositions intellectuelles et philosophiques des
marxistes durant la période qui nous occupe. Ces généralités s’in‑
carnent diversement dans les personnalités singulières de Plékha‑
nov (1856‑1918), Lénine (1870‑1924), Bogdanov (1873‑1928),
Trotski (1879‑1940) et Staline (1879‑1953). Par ailleurs, il existe des
passerelles entre les courants marxiste et religieux, comme on le voit
chez Struve, Boulgakov, Berdiaev et Frank. À cette époque encore,
l’idéal d’égalité et l’entreprise de refonte du monde social sont
envisageables dans un cadre chrétien. D’aucuns considèrent même
le marxisme comme un christianisme sécularisé ; sans Dieu mais
avec une eschatologie et des Textes sacrés. A. Besançon compare
le léninisme à une « gnose » et montre l’ambiguïté de Lénine lui-
même, à la fois réaliste et idéaliste1, associant un sens des rapports
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cette époque, en para-science philosophique, science des sciences et
savoir de surplomb. Or ce savoir des savoirs n’est pas un savoir,
mais une philosophie – le « matérialisme dialectique » –, une vision
du monde métaphysique parée des atours de la science. Staline en
sera le champion, mais Plékhanov n’en est pas exempt. Quant à
Bogdanov, il est l’auteur d’une « tektologie » qui ressemble fort à
une pseudo-science philosophique. Il la définit comme une théorie
universelle de l’organisation humaine et naturelle, synthétisant les
connaissances des diverses disciplines et fonctionnant comme un
modèle global d’intelligibilité de la société2. À la différence des
autres marxistes de l’époque, toutefois, Bogdanov bénéficie d’une
sérieuse formation scientifique et s’investit personnellement dans
divers champs du savoir.
Au chapitre des para-sciences philosophiques, il faut encore
mentionner la pénétration en Russie de la phénoménologie.
Chpet (1879‑1937), introducteur de Husserl durant les années 1910,
reprend à son compte le projet d’une philosophie phénoméno
logique comme « science rigoureuse ». Il s’efforce aussi de concilier
la phénoménologie husserlienne avec la philosophie de l’histoire
le monde tel qu’il est, totalement dominé par une vision déréelle des choses ; il semble,
par un autre côté, aussi lucide, implacable, cynique que le prince machiavélien » (Besan‑
çon, 1977, p. 237).
1. Il a « foi dans une force incontrôlée, le temps. Lénine se donne aveuglément à
l’avenir comme à la source de tout bien, de tout vrai. Mais cet acte proprement religieux
de chronolâtrie lui est dérobé par l’idéologie. Il n’en est pas conscient » (ibid., p. 269).
2. Bogdanov ne la met pas lui-même en œuvre, trop occupé à en penser la possi‑
bilité (Vucinich, 1970, p. 454).
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une véritable florescence : sociologues, historiens, ethnographes (des
peuples sibériens) et orientalistes multiplient les travaux – à l’image
du sociologue, historien et juriste Kovalevski.
• La scolastique soviétique
L’orthodoxie soviétique s’impose progressivement à tous les
esprits par l’intimidation et la création d’une multitude d’institu‑
tions destinées à propager le marxisme : Institut des professeurs
rouges (1921), Institut Marx et Engels (1921), Institut Lénine (1923)
et Institut de philosophie (1929). Durant les années 1920, une cer‑
taine souplesse est encore de mise au sein des courants marxistes
1. Dennes, 1998.
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s’adapter2. Peu après, les « dialecticiens » eux-mêmes tombent en
disgrâce, car leur philosophie dialectique diffère encore trop du
marxisme stalinien officiel. À partir de 1931, c’en est fini du plu‑
ralisme : les « bolchévisateurs » mettent tout le monde en rang3.
La publication de Matérialisme dialectique et matérialisme histo-
rique de Staline en 1938 « couronnait le processus de bolchévisation
de la philosophie4 ». Toutes les têtes pensantes doivent désormais
apprendre la philosophie « marxiste-léniniste » comme un « nouveau
catéchisme5 ». Cet enrégimentement des esprits n’est pas une réalité
de surface au-dessous de laquelle persisterait une pensée riche et
foisonnante ; la créativité intellectuelle est véritablement étouffée.
Non seulement la philosophie perd ce qu’elle a de plus pré‑
cieux (l’esprit critique), mais en plus elle retourne à la religion en
se prétendant irreligieuse et embrigade les sciences en se disant
fondée scientifiquement ; bref, la discipline de la vérité se pratique
désormais comme mensonge généralisé. Elle est en cela semblable
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une idéologie si puissante que l’on ne peut que penser selon elle
et non la penser elle-même. Cette pensée officielle qui prend place
au sein d’un cadre idéologique prédéfini est proprement une sco‑
lastique2. La Seconde Guerre mondiale puis la mort de Staline en
1953 ne changent pas la situation, qui ne commence à se débloquer
qu’avec le XXe Congrès du Parti communiste, en 1956, et la dénon‑
ciation du « culte de la personnalité » par Khrouchtchev. La tutelle
idéologique se relâche durant les années 1960 et plus encore durant
les années 19703. Le pluralisme réapparaît et l’on importe de nou‑
velles idées occidentales – comme la phénoménologie husserlienne
et heideggérienne4. Le « dégel » se poursuit jusqu’à la perestroïka
de Gorbatchev en 1985.
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aussi d’imposer aux savants l’orthodoxie philosophique en vigueur ;
ce qui donne lieu à des luttes singulières dont ces derniers sortent
vainqueurs. Le combat n’est pas seulement celui des savants contre
les chefs politiques du Parti ; il est aussi celui de la science contre la
philosophie – c’est pourquoi il nous intéresse ici.
Si la querelle des années 1920 (les « dialecticiens » contre les
« mécaniscistes ») était interne à la philosophie, celle des années 1930
oppose les physiciens spécialistes de Relativité et de mécanique
quantique aux philosophes pourfendeurs de « l’idéalisme » qui
voulaient les mettre au pas1. La nouvelle physique occidentale est
nécessairement fausse aux yeux de ces derniers, puisqu’elle leur
apparaît « idéaliste ». En 1933, le grand physicien Tamm met une
première fois les choses au point en montrant l’incompétence de
ses opposants. Devant la résistance des physiciens, les philosophes
sont contraints de faire machine arrière et chacun fait des compro‑
mis : les physiciens adoptent un métadiscours compatible avec le
marxisme-léninisme pour avoir la paix, et les philosophes acceptent
les idées nouvelles en les accommodant tant bien que mal à leurs
présupposés. L’opposition demeure néanmoins : « Les philosophes
considéraient comme un devoir sacré […] de protéger le matéria‑
lisme dialectique des influences corrosives de la théorie scientifique
moderne », tandis que « les physiciens, de leur côté, cherchaient
à protéger les fondations théoriques de leur science des intrusions
[…] des diktats philosophiques »2. Chacun des groupes demande
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vivendi s’assouplit encore à partir des années 1960. Il faut noter
qu’un très grand nombre de savants adoptent sincèrement la phi‑
losophie marxiste comme cadre idéologique général3. En effet,
elle n’est pas en elle-même gênante dans la vie de laboratoire. On
pourrait même dire que la métaphysique matérialiste sous-jacente
au marxisme est, pour les scientifiques, la moins contraignante de
toutes les métaphysiques – dès lors que politiciens et idéologues ne
s’immiscent pas dans leurs recherches pour dispenser des leçons
de « matérialisme ». Ce n’est pas le marxisme en tant que tel qui
pose problème, c’est la transformation de cette philosophie en une
scolastique orthodoxe et dogmatique qui tente de remonter le cours
de l’histoire intellectuelle – à savoir le processus d’autonomisation
des sciences par rapport à la philosophie. Les savants peuvent être
aussi marxistes qu’ils le désirent du moment qu’ils n’essayent pas
de marxiser leurs télescopes ou leurs tubes à essais.
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La philosophie russe
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phie russe. Cette pensée n’est autre que le prolongement de « l’Âge
d’argent » du début du siècle. On retrouve la même philosophie
religieuse supportée par les mêmes institutions : en remplacement
des Sociétés de philosophie religieuse, une Académie de philoso‑
phie religieuse est fondée à Berlin puis à Paris en 1922 et 1924.
Loin de perdre leur sensibilité slavophile, certains exilés fondent
un mouvement « eurasien » dont le but est de vanter les mérites
de la civilisation russe orthodoxe par rapport à l’occidentale1. De
son côté, le courant de la Cité nouvelle2 (Novogradstvo) conçoit la
refondation de la société sur la base des idées de justice et de liberté
inspirées du christianisme – utopie politique qui ressemble à une
version religieuse du communisme marxiste. Par-delà la diversité des
approches, tous les exilés ont en commun une sensibilité religieuse,
mystique et néo-romantique. Les grands auteurs de la période sont
les philosophes de l’Âge d’argent cités au chapitre précédent, ainsi
que leurs disciples – Chestov, Losski, Boulgakov, Berdiaev, Frank,
Vycheslavtsev, Zenkovsky, Karsavine, Ilyine, Fédotov, etc. Certains
philosophes religieux, restés en Russie, sont comme des exilés dans
leur propre pays – Florenski, Lossev, ou encore l’écrivain et essayiste
Soljenitsyne. Nous n’avons pas ici à considérer les œuvres de ceux
qui, comme Koyré, Kojève ou Gurvitch, sont certes d’origine russe,
mais sont complètement assimilés aux réseaux philosophiques occi‑
dentaux.
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occidentale y prennent place progressivement (mouvement amorcé
depuis les années 1970) : « la phénoménologie, l’existentialisme,
le néo-thomisme, l’anthropologie philosophique, le rationalisme
critique, le pragmatisme, le néo-positivisme, l’herméneutique, le
structuralisme…1 ». Le marxisme s’effondre sans disparaître2 et la
phénoménologie heideggérienne est en vogue3. La diversification
des approches s’accompagne d’une intensification remarquable de
l’activité philosophique et d’un intérêt généralisé pour la discipline
– constatable aussi bien par les ventes de livres que par la multi‑
plication des chaires et des facultés de philosophie4. L’histoire de
la philosophie devient une spécialité majeure et l’on redécouvre le
riche patrimoine philosophique russe. Les philosophes religieux de
l’Âge d’argent et leurs continuateurs exilés font l’objet d’études
enthousiastes ; on essaye de concilier cette tradition religieuse avec
les nouvelles tendances5.
Mais le phénomène majeur est la création et la généralisation
d’une nouvelle catégorie de philosophe : le chercheur universitaire
standardisé. La « recherche philosophique » est l’importation en
philosophie d’un mode de travail scientifique. Comme ses collègues
physiciens ou biologistes, le « chercheur en philosophie » court les
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La philosophie russe
colloques pour partager ses travaux, décrit son objet d’étude avec
le même détachement qu’un expérimentateur (objectivité oblige) et
n’a pas à se soucier de la pertinence existentielle de son propos.
Cette façon d’envisager la philosophie met la religiosité à distance,
certes, puisqu’il s’agit de démontrer rationnellement telle ou telle
idée à propos de telle ou telle chose. Mais c’est au prix d’une trans‑
formation du philosophe en technicien1. En mimant la scientificité,
le philosophe renonce à penser d’une façon personnelle les vérités
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impersonnelles et abandonne les questions normatives. Dans les
faits, il devient historiographe et commentateur – glose sur le passé
de la philosophie au lieu de philosopher.
Alors que la philosophie russe a été, plus que toute autre, une
philosophie d’écrivains, critiques littéraires, journalistes, penseurs
politiques, juristes, prêtres, peintres ou hommes d’action, la voilà
qui devient un travail universitaire, standardisé pour mieux s’inter‑
nationaliser2. La philosophie en Russie cesse ainsi d’être russe. C’est
une bonne chose en un sens car, que veut un philosophe, sinon
respirer le grand air de la vérité indépendamment des contingences
afférentes à son lieu de naissance ? Le déracinement est excellent s’il
n’est pas aseptisant, neutralisant, affadissant. Mais si la philosophie
est coupée de la vie réelle, si elle n’est plus vraiment personnelle,
ni non plus nationale, elle devient une sorte de philosophie d’aéro‑
port, pour ainsi dire. Le jour où la philosophie sera complètement
neutre sous couvert d’être objective, elle pourra véritablement être
remplacée par la science – car le modèle est préférable à la copie. Il
ne subsistera alors en face de celle-ci que la religion et la mystique
pour penser les valeurs et l’existence.
1. « Pour tous les philosophes […], l’exigence première semble être celle de se situer
de façon sérieuse et professionnelle » (Dennes, 1998, p. 252).
2. « À la différence des recherches précédentes qui tendaient toujours à mettre
l’accent sur l’originalité de la philosophie russe, les nouvelles approches se donnent des
objectifs plus larges, visant à inclure ses idées dans l’ensemble de la culture philosophique
contemporaine » (A. G. Myslivtchenko, in Masline, 2010, p. 690).
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Bibliographie
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