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« Mangez-moi ».

L’érotisation de la nourriture et des


corps dans la food porn
Carolina Cambre, Geneviève Sicotte
Dans Communication & langages 2022/3 (N° 213), pages 67 à 84
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0336-1500
ISBN 9782130834700
DOI 10.3917/comla1.213.0067
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/09/2023 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.251.252)

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#Foodporn : les
mobiles du désir
« Mangez-moi ».
L’érotisation
de la nourriture
et des corps
dans la food porn CAROLINA CAMBRE &
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GENEVIÈVE SICOTTE

Des siècles avant que le terme food porn ne devienne Bien que la food porn ne constitue évi-
un mot-clic à la mode, les peintres européens, d’Arcim- demment pas une véritable pornogra-
phie, elle repose sur un imaginaire
boldo aux maîtres flamands, ont créé pour leurs riches
culturel qui érotise la nourriture.
clients des natures mortes représentant des aliments L’article étudie d’abord certaines de ses
appétissants, somptueux et exotiques. Gibiers fins, char- conventions iconiques marquantes, éta-
cuteries, mollusques, crustacés et fruits variés étaient blissant que la nourriture y est souvent
représentée comme un corps féminin à
présentés au milieu d’accessoires variés, placés sur un
consommer. Il s’attache ensuite spécifi-
arrière-plan apte à faire ressortir le rendu vibrant des quement à ce qui survient lorsque dans
couleurs et des textures. Cette tradition picturale a cer- l’image, de « vrais » corps féminins
tainement conditionné le regard que nous portons sur accompagnent la nourriture. L’analyse
les aliments. Aujourd’hui, elle prend des formes qui révèle qu’alors, la trame hédonique
associée à la nourriture dans la food
n’appartiennent plus seulement au domaine de l’art, et porn se complexifie. La représentation
c’est dans la culture visuelle médiatique populaire assimile les corps féminins à des nourri-
qu’elle se manifeste avec le plus de force. tures destinées à être consommées,
Ce glissement s’est cristallisé surtout dans les der- mais au-delà du niveau référentiel, ces
images fonctionnent grâce aux connota-
nières décennies du XXe siècle, alors que la cuisine émer-
tions, à l’esthétisation et à l’humour.
geait comme nouvelle activité de loisir, voire comme Cette polysémie pose la question de leur
sphère culturelle de plein droit. Avec la multiplication statut sémiotique dans l’univers
des livres de recettes, les représentations visuelles de numérique.
nourriture ont commencé à proliférer, de même que les
Mots-clés : nourriture, images, sémio-
médias liés à ce sujet 1. Depuis lors, l’intérêt pour la
tique, femmes, sexualité, numérique.
nourriture est devenu général, soutenu par un contexte
hypermoderne favorisant le repli individualiste et la
quête de gratifications. Il faut ajouter à ces facteurs le
développement de l’univers du web et des réseaux
sociaux numériques. Dans le monde virtuel, chacun
peut partager son quotidien, mettre en scène sa vie,
représenter son corps. Cette intimité exposée, que Serge

1. O’Neill Molly, « Food porn », Columbia Journalism Review, 2003, p. 38-45.

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Tisseron a appelée extimité 2, s’avère particulièrement propice à la mise en spec-


tacle de la nourriture et des usages alimentaires. Cela explique que la nourriture
soit devenue un sujet de premier plan de la culture médiatique populaire.
La popularité du mot-clic #foodporn dans les médias numériques n’est donc
pas surprenante. La catégorie donne lieu à une profusion extraordinaire
d’images 3. L’univers de la food porn se décline aussi en une multitude de sous-
catégories. Ainsi la pizza, la crème glacée et d’autres aliments très photographiés
font l’objet de centaines de milliers, voire de millions de posts sous les mots-
clics #pizzaporn ou #icecreamporn. Il s’agit par conséquent d’une catégorie floue
et qui, pour être décrite adéquatement, doit faire l’objet d’un examen empirique.
Mais dans son dynamisme, elle expose certaines lignes de force de l’imaginaire
social sur la nourriture.
Il faut aussi poser d’emblée que la food porn est un sujet où les enjeux liés
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aux genres sexuels se manifestent de façon marquée 4. Cela a certes toujours été
le cas, mais l’univers médiatique et numérique en fait une évidence : la nourriture
se lie à des représentations du corps, et certains aliments sont indexés sur des
catégories préexistantes du féminin et du masculin 5. C’est une approche anthro-
pologique de l’imaginaire qui est ici nécessaire, puisqu’il est question de com-
prendre comment les représentations liées à l’alimentation sont structurées par
des catégories culturelles implicites, souvent impensées, sans doute fluctuantes

2. Tisseron Serge, « Intimité et extimité », Communications, no 88, 2011/1, p. 83-91.


3. Pour une étude quantitative de l’emploi de ce mot-clic, voir Mejova Yelena, Abbar Sofiane,
Haddadi Hamed, « Fetishizing Food in Digital Age : #foodporn Around the World », Association for
the Advancement of Artificial Intelligence (www.aaai.org), 2016. Les auteurs ont recueilli à travers 222
pays des données constituées de près de 10 millions de posts Instagram sur 150 jours, soit une
moyenne d’environ 60 000 posts par jour par 1,7 million d’utilisateurs dans le monde. Comme pour
la plupart des médias sociaux, les États-Unis dominent la conversation, l’Italie étant le deuxième plus
grand contributeur. Les pays asiatiques ont de loin la plus grande proportion d’utilisateurs qui se
consacrent au suivi de leurs expériences en utilisant le mot-clic #foodporn. Chocolat, gâteaux, frian-
dises et autres desserts sont prédominants, alors que les principaux aliments non sucrés sont la pizza,
la salade, les sushis et les hamburgers. Les auteurs notent qu’à travers les cultures et les pays, l’obses-
sion pour les aliments sucrés prévaut face aux cuisines locales. D’une manière qui peut sembler
paradoxale, ils remarquent aussi une association forte du mot-clic avec les sujets liés à la santé ce
qui, selon eux, suggère que les images de nourriture sont utilisées pour promouvoir l’adhésion à un
mode de vie sain. Il est à noter que cette étude substantielle de l’usage international du mot-clic
#foodporn sur Instagram n’analyse pas les images qui accompagnent les posts.
4. Voir Dejmanee Tisha, « Food Porn as Postfeminist Play: Digital Femininity and the Female Body
on Food », Television & New Media, vol. 17 (5), 2016, p. 429-448. Dans cette analyse critique concep-
tuelle portant sur les blogues alimentaires, Dejmanee soutient que les conventions stylistiques de la
food porn s’inspirent des représentations du corps féminin dans la pornographie, la mode et la culture
populaire. En substituant la nourriture au corps, les blogueuses déplacent le regard de leur corps
pour le diriger vers leur capacité créative et entrepreneuriale. Malgré cette lecture potentiellement
positive, Dejmanee demeure très critique. Citant Rosalind Gill, elle décrit comment dans la food porn,
le corps féminin est présenté à la fois comme « une source de pouvoir pour les femmes et comme
toujours indiscipliné, nécessitant un contrôle, une surveillance, une discipline et un remodelage
constants » (p. 433, notre traduction). Selon Dejmanee, il existerait ainsi un double discours aux
fondements incompatibles : les images de femmes avec de la nourriture célèbrent la cuisine, mais en
même temps, ces femmes, pour être aussi désirables et appétissantes que les plats qu’elles accom-
pagnent, doivent se soumettre à des restrictions alimentaires.
5. D’ailleurs le blogue alimentaire est un genre regroupant une communauté essentiellement fémi-
nine ; voir Sarah Henry, « So You Want to Be a Successful Food Blogger? Here’s How », KQED
Food, 20 mai 2011, https://www.kqed.org/bayareabites/27706/so-you-want-to-be-a-successful-food-
blogger-heres-how).

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mais indéniablement puissantes. Lévi-Strauss, avec son célèbre triangle culinaire,


a balisé les catégories symboliques associées la nourriture d’une manière qui,
même dans le contexte contemporain, garde une pertinence certaine 6. Plus près
de nous, les travaux de Carol Adams ont montré le lien existant dans les mentali-
tés entre les aliments et le corps féminin, tous deux systématiquement réifiés et
destinés à être consommés 7. C’est pourquoi, pour comprendre la food porn, il
faut faire intervenir les catégories de l’imaginaire qui conditionnent la représenta-
tion du corps des femmes ainsi que la substituabilité de la nourriture et du
corps féminin.
Nous examinons d’abord le statut du terme food porn. Est-il réellement vidé
de ses significations liées à la sexualité ? Nous avançons plutôt qu’il active des
connotations relatives au désir, à l’excès, et particulièrement à l’érotisation et à
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la sexualité féminine. Pour le montrer, nous examinons certaines des conventions
formelles marquantes des représentations iconiques. Ces conventions font en
sorte que les nourritures sont présentées comme des corps féminins destinés à
être consommés. Nous concentrant alors sur une variante spécifique de la food
porn, nous décrivons des codes mis en œuvre lorsque des corps féminins accom-
pagnent la nourriture dans l’image. Par une analyse sémiotique de représenta-
tions visuelles choisies, nous cherchons à comprendre ces mises en scène qui
jouent sur l’ambiguïté, les connotations, l’esthétisation et l’humour et où, par un
effet d’inversion, les corps féminins s’assimilent à des nourritures destinées à être
consommées. En conclusion, nous portons notre réflexion sur le statut sémio-
tique et social de ces images.

UNE MAUVAISE MÉTAPHORE ?


Nous définissons la food porn comme la mise en scène suggestive d’un aliment
de façon à susciter le désir. Mais s’agit-il véritablement d’une forme de pornogra-
phie ? Il faut rester sceptique devant ce raccourci qui n’est peut-être qu’une
mauvaise métaphore. Pourtant, il est possible que le terme recèle aussi un fond
de vérité car une forme d’érotisation de la nourriture y semble constamment
présente.
Le premier à désigner ce phénomène propre à l’ère de la communication
de masse a été Roland Barthes en 1957. Analysant la cuisine présentée dans
la revue Elle, il avançait qu’elle fonctionnait comme un dispositif visuel destiné
à nourrir le rêve, l’aliment devenant « un objet à la fois proche et inaccessible,
dont la consommation peut très bien être épuisée par le seul regard 8». Vingt

6. Lévi-Strauss Claude, « Le triangle culinaire », L’Arc, no 26, 1976, p. 19-29. Rappelons que dans
ce triangle, Lévi-Strauss identifie trois pôles de structuration des représentations alimentaires dans la
culture, soit le cru, le cuit et le pourri. Ceux-ci sont associés secondairement à des éléments (air, feu
ou eau), à des modes de cuisson (directe ou médiatisée), à des contextes de consommation (exocui-
sine ou endocuisine), et à des catégorisations liées aux genres sexuels (masculin ou féminin).
7. Adams Carol J., The Sexual Politics of Meat: A Feminist-Vegetarian Critical Theory, New York,
Continuum, 1990. Selon Adams, le sexisme et le spécisme sont deux facettes d’une même oppression.
8. Barthes Roland, « La cuisine ornementale », Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 121.

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ans plus tard, Alexander Cockburn inventait le terme gastro-porn. Le journa-


liste observait des « parallèles curieux entre les manuels de techniques sexuelles
et les manuels de préparation des aliments ». Selon lui, en exhibant des
photographies en couleur de diverses recettes, les livres de cuisine se transfor-
maient en une sorte de pornographie misant sur « l’excitation et le sentiment
d’inaccessibilité 9». Le terme proposé par Cockburn ne s’est pas imposé mais
a plutôt cédé la place à son équivalent aujourd’hui largement répandu : food
porn, apparu en 1979 10 et désormais usité même dans les pays non
anglophones.
Certains ont pu prétendre que la food porn comporte une véritable dimension
sexuelle. Par exemple pour Newman, les images spectaculaires de la food porn
seraient « l’équivalent alimentaire des représentations explicites de la pornogra-
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phie ciblant des parties isolées du corps et des actes sexuels 11 ». La dimension
supposément pornographique de la représentation des aliments engendre alors
une forme de condamnation morale quasi puritaine. L’analogie est aussi mani-
feste, mais teintée d’humour, lorsque Kaufman décrit les conventions d’une
émission de cuisine qu’il regarde aux côtés de la réalisatrice de films pornogra-
phiques Barbara Nitke. Alors que la caméra se porte vers l’animateur et le montre
en gros plan étalant « de manière experte une poitrine de poulet crue sur une
planche à découper », la réalisatrice commente : « C’est la quintessence du plan
de la chatte 12 ».
Cette caractérisation très explicite fait toutefois sourciller, car il est évident
que même dans les représentations les plus réalistes de la nourriture, l’éventuelle
dimension pornographique est à prendre au second degré et avec le proverbial
grain de sel. La mise en scène suggestive d’un aliment vise bien à stimuler un
appétit mais celui-ci vient de l’estomac plutôt que du sexe. La food porn n’est
pas menaçante ou violente comme peut l’être la pornographie, et à prime abord,
elle fait moins l’objet de réprobation morale ou de stigmatisation. La référence
s’avérerait ainsi plutôt fondée sur une analogie ou une métaphore, bien convenue
il faut l’admettre.
Doit-on alors tirer une conclusion inverse, et soutenir que toute dimension
sexuelle est en fait évacuée ? C’est ce qu’avancent certains chercheurs, notam-
ment dans le champ de la linguistique. Selon ce point de vue, le lexème -porn
est désormais employé comme suffixe pour un large éventail de sujets et d’objets,
des voitures aux chaussures en passant par les livres, et il fonctionne le plus
souvent sans susciter de représentations sexuelles. Il s’établit alors « un nouveau
schéma lexico-sémantique, dans lequel [le suffixe] -porn ne dote les nouveaux

9. Cockburn Alexander, « Gastro-Porn », The New York Review of Books, 8 décembre 1977. En
ligne : https://www.nybooks.com/articles/1977/12/08/gastro-porn/. Notre traduction.
10. Michael Jacobson aurait été le premier à utiliser ce terme, alors en deux mots, dans une opposi-
tion entre des aliments sains et d’autres ne répondant pas à ces critères ; voir McBride Anne, « Food
Porn », Gastronomica, vol. 10, no 1, 2010, p. 38.
11. Newman Michael Z., « Everyday Italian: Cultivating Taste », dans Ethan Thompson and Jason
Mittell (dir.), How to Watch Television, New York, New York University Press, p. 333.
12. Kaufman Frederick, « Debbie Does Salad: The Food Network at the Frontiers of Photography »,
Harper’s Magazine, 27 octobre 2005, p. 57 : https://harpers.org/archive/2005/10/debbie-does-salad/.
Notre traduction.

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#Foodporn : les mobiles du désir 71

mots d’aucune connotation sexuelle 13 ». Des praticiens du domaine alimentaire


contestent aussi l’existence du phénomène et critiquent la désignation. Ce serait
un terme qui ne veut rien dire : « pour moi, ça n’existe pas 14 », affirme un
célèbre chef pâtissier.
Pourtant il reste que le suffixe, s’il n’implique pas nécessairement une associa-
tion directe avec la pornographie, active des connotations. Il suggère un cadre
hédonique et une sorte d’excès, en même temps qu’il indique que les plaisirs
représentés font l’objet d’une satisfaction indirecte. C’est précisément ce qui nous
intéresse ici. En effet, bien que l’on puisse concéder que la food porn n’a pas de
lien direct avec la sexualité, il faut déplier son fondement implicite. Dans son
ambiguïté, le terme désigne un fait culturel marquant de l’époque contempo-
raine : l’érotisation de l’aliment. C’est peut-être justement sa « duplicité séman-
tique 15 » qui lui permet de faire tenir ensemble des potentiels de sens
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paradoxaux. La food porn fait coexister la nourriture et la sexualité, d’une
manière décalée, symbolique, tenant du jeu, de la plaisanterie et du second degré,
mais qui n’en demeure pas moins opérante.
Les aliments dans la food porn sont pensés comme des objets de désir sur
lesquels le spectateur n’agit pas concrètement. Ils existent dans un espace virtuel
fictif, et leur consommation reste imaginaire. Le désir impliqué dans la food porn
est un désir à distance, médiatisé par le regard et par l’image : il s’agit de regarder
le fruit défendu sans y goûter. Cela ne signifie toutefois pas que ce désir soit sans
effets puisque chez certains spectateurs, la contemplation d’images de nourriture
engendre une véritable stimulation de l’appétit 16. Chez d’autres, le désir sans
réalisation permet d’éviter de consommer des aliments perçus négativement,
interdits ou stigmatisés, mais que l’on aurait quand même envie de manger 17.
La food porn désigne donc une obsession bien de notre époque, et le terme est
loin d’être gratuit. Dans son indétermination et par ses connotations, il dit que
l’aliment est érotisé. Or cette érotisation s’élabore en phase avec l’imaginaire
culturel prévalent qui lie de façon essentielle la nourriture et le corps des femmes,
tous deux objets de consommation. Comme nous le montrons dans la section
suivante, la grammaire visuelle de la food porn atteste de façon très directe de
l’homologie et de la substituabilité symbolique de la nourriture et du corps fémi-
nin dans l’imaginaire.

13. Sánchez Fajardo José Antonio, « Porn: Not All That Glitters is Sex », American Speech, vol. 93,
no 1, février 2018, p. 149. Notre traduction.
14. Goldfarb Will cité par McBride Anne, art. cit., p. 38. Notre traduction.
15. Sánchez Fajardo José Antonio, art. cit., p. 143. Notre traduction.
16. Voir Spence Charles, Okajima Katsunori, Cheok Adrian David, Petit Olivia, Michel Charles,
« Eating With Our Eyes : From Visual Hunger to Digital Satiation », Brain and Cognition, vol. 110,
2016, p. 53-63 : https://doi.org/10.1016/j.bandc.2015.08.006.
17. Cela explique que la food porn ait la cote auprès de segments de la population qui restreignent
leur prise alimentaire : elle agit comme un mécanisme de compensation et comme une expérience par
procuration. Il est d’ailleurs connu qu’elle peut avoir un impact négatif sur les personnes souffrant
de troubles de l’alimentation.

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72 « Mangez-moi ». L’érotisation de la nourriture et des corps

UNE GRAMMAIRE VISUELLE DE LA FOOD PORN

La nourriture dans la food porn fait l’objet d’un travail de la représentation


qui a produit de véritables lieux communs de la culture numérique 18. Afin de
comprendre ces codes sémiotiques et culturels, nous avons documenté certaines
des conventions stylistiques circulant sur le web, nous arrêtant particulièrement
aux divers discours sur la photographie de nourriture. Ces discours, souvent
héritiers des langages visuels établis par la télévision et la publicité, imposent des
manières de montrer et de regarder. Nous tirons nos observations de l’analyse
de sites d’agrégation d’images de blogues alimentaires et de posts associés au
mot-clic sur Instagram 19. À partir de ces sources, nous avons identifié des procé-
dés stylistiques caractéristiques de la grammaire visuelle de la food porn.
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Dans l’ensemble des représentations possibles, dix procédés se démarquent, à
la fois de manière prescriptive dans les recommandations des blogueurs experts
et dans la pratique empirique. (1) Des liquides coulants et souvent crémeux et
adhérents sont présentés en mouvement de façon à susciter l’appétit. (2) Les
aliments sont en vedette que ce soit par la couleur, la saturation, l’exposition, le
contraste ou la faible profondeur de champ. (3) Les aliments sont empilés ou
leur disposition semble les grossir, en une manière de signaler l’abondance. (4)
Les aliments sont montrés ouverts, en coupe transversale ou tranchés, dévoilant
leur intérieur secret et impliquant le spectateur. (5) Les aliments sont répétés et
démultipliés. (6) Un élément visuel qui lie la photo à son destinataire – aliments
au premier plan, main qui tend une bouchée – invite le spectateur à se position-
ner en tant que mangeur. (7) Des accessoires ou un arrière-plan sont utilisés
pour raconter une histoire, par exemple un menu, un décor, un paysage. (8)
Une attention particulière est portée à l’éclairage, avec une préférence pour la
lumière naturelle et l’évitement des ombres dures. (9) Les prises privilégiées sont
la vue d’en haut et le gros plan, et la composition suit la règle des tiers. (10) Les
aliments sont mis en scène et disposés sur les assiettes ou les tables de façon à
accentuer leur fraîcheur.

18. Il serait intéressant de comparer les codes de la représentation de la food porn avec les mises
en scène d’autres objets chargés culturellement présentés dans l’univers numérique. Le cas de la book
porn sur Instagram a été analysé par Marine Siguier, « Le #Bookporn sur Instagram : poétique d’une
littérature ornementale ? », Communication & langages, no 203, 2020, p. 63-80, https://
www.cairn.info/revue-communication-et-langages-2020-1-page-63.htm. Elle observe que la book porn
recourt à des mises en scène élaborées où le livre, associé à des accessoires et à des fragments des
corps des lecteurs, devient un objet autonome fétichisé, signe d’une littérature peut-être devenue
« ornementale ». Des similitudes avec la food porn existent certainement ; notons entre autres la
stéréotypisation des objets et leur réduction potentielle à une fonction économique, de même que
les effets de métonymie qui caractérisent leur représentation. Néanmoins, la représentation de la
nourriture soulève des questions spécifiques car même dans l’univers numérique, elle convoque la
matérialité, l’appétit et les pulsions. C’est d’ailleurs ce qui permet le glissement si fréquent que nous
analysons plus loin, où la nourriture devient l’accessoire de corps féminins sexualisés.
19. Ces sites d’agrégation sont foodporndaily.com, foodgawker.com, tastespotting.com et finding-
vegan.com. Quant aux blogues individuels, nous les avons choisis en fonction de leur popularité en
nous fondant sur les données analytiques de fréquentation, la couverture des grands médias et la
promotion croisée au sein de la communauté même des blogues.

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#Foodporn : les mobiles du désir 73


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Figure 1. Dans beaucoup de représentations, plusieurs procédés
de la grammaire visuelle de la food porn coexistent.
Photographie de Marta Dzedyshko provenant de Pexels 20.

Dans plusieurs des cas, même si l’on peut remarquer que les procédés reposent
sur diverses modalités d’esthétisation, il s’agit surtout d’intensifier les marqueurs
visuels associés aux caractéristiques matérielles et sensorielles des aliments. Tout
se passe comme si les aliments virtuels ne pouvaient avoir l’air « vrais » qu’au
prix d’un travail soutenu d’artificialisation. Le brownie est copieux, coulant,
brillant et excessivement chocolaté, il incarne l’ultime version de ce gâteau –
mais au prix d’un évident travail de mise en image. Il devient hyperréel 21. Il est
d’ailleurs bien connu que la plus belle assiette de food porn a fait l’objet de tant
de manipulations qu’elle cesse d’être comestible. De ce point de vue, la fonction
référentielle (Jakobson), avant tout informative, est toujours déjà seconde et
rendue abstraite dans l’univers du web 22. Le brownie n’est pas un objet du
monde réel transposé en image dans un registre qui se voudrait purement déno-
tatif ; de façon plus complexe, l’évocation même du référent s’appuie sur un
travail de la forme qui implique l’excès et la stimulation du désir. Dès lors, les
images de food porn s’élaborent aussi par le recours aux fonctions conative et
phatique : implicitement ou explicitement, elles encodent le regard d’un specta-
teur idéal et visent même à programmer son action. C’est encore une manière
de donner à la représentation un surcroît d’efficacité, cette fois par l’ancrage
entre le message et son destinataire.

20. Source : https://www.pexels.com/fr-fr/photo/gateau-au-chocolat-sur-planche-a-decouper-20673


96/?utm_content=attributionCopyText&utm_medium=referral&utm_source=pexels
21. Au sujet de l’hyperréel, Jean Baudrillard écrit : « Aujourd’hui l’abstraction n’est plus celle de la
carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n’est plus celle d’un territoire, d’un être
référentiel, d’une substance. Elle est la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité :
hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède
le territoire […] » ; voir Simulacres et simulation, Paris, Éditions Galilée, 1981, p. 10.
22. Sur les classiques fonctions du langage, voir Jakobson Roman, « Linguistique et poétique »,
Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, p. 209-248. Nous étendons l’usage de ces
fonctions au domaine visuel en nous inspirant des travaux du Groupe µ, Traité du signe visuel : pour
une rhétorique de l’image, Paris, Éditions du Seuil, 1992.

Communication & langages – no 213 – septembre 2022


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74 « Mangez-moi ». L’érotisation de la nourriture et des corps

Parmi tous les procédés récurrents, la mise en valeur d’un liquide coulant est
particulièrement prisée, devenant un marqueur définitoire de la food porn. Du
fromage fondant, un jaune d’œuf qui se répand ou une ganache qui nappe un
fruit confèrent à l’image une qualité concrète et presque physique, stimulant la
sensualité du spectateur. Selon Thompson, l’utilisation de liquides coulants dans
la photographie alimentaire remonte à une campagne publicitaire fameuse de
Marks & Spencer en 2004 23. On y montrait des puddings au chocolat coulants,
des sauces dégoulinantes et des viandes appétissantes, avec une insistance visuelle
sur le mouvement et la texture : « Les liquides s’écoulaient au ralenti, intensifiant
la représentation 24 ». Il est difficile de photographier de la nourriture qui coule
car cela demande planification, rapidité et maîtrise technique. Pour cette raison,
c’est un procédé recherché dans le domaine de la food porn.
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Ce procédé repose sur le rôle unificateur généralement associé à la sauce dans
la cuisine, un rôle à la fois gustatif mais aussi symbolique : le liquide coulant
harmonise des composantes autrement séparées et magnifie leur comestibilité.
Évidemment, ce procédé met aussi en valeur la liquidité soyeuse des divers ali-
ments. Pour comprendre les connotations associées à ce procédé, il faut aller au-
delà d’une improbable évocation de l’éjaculation que certains ont associée à la
food porn 25. Ici, le liquide qui coule n’est certainement pas de nature sperma-
tique, ni masculinisé. Il excite plutôt l’appétence, fait saliver et signale une forme
d’excès, de trop-plein. Or culturellement, dans les grandes catégories anthropolo-
giques de nos imaginaires, l’humidité de ce type est associée à des représentations
érotisées du féminin : son modèle archétypal, qui demeure implicite et même
passé sous silence, est celui du sein maternel. Par son humidité appétissante, la
nourriture acquiert donc des connotations associées au féminin, ce que l’on doit
aussi lier au triangle culinaire de Lévi-Strauss.
Outre ce premier procédé, d’autres techniques vont dans le même sens : celui
d’une érotisation implicite, et spécifiquement d’une féminisation, de la nourri-
ture. C’est le cas en particulier pour tout ce qui concerne la scénographie des
aliments. Ainsi en est-il de l’éclairage éclatant faisant ressortir les couleurs, ou
de l’utilisation d’une faible profondeur de champ qui donne l’impression que la
nourriture se détache du fond, exhibant les aliments comme des objets de désir.
Ces mises en image mobilisent très concrètement les sens du spectateur, suscitant
l’appréciation et l’appétit. L’atmosphère est également produite à l’aide d’acces-
soires, d’arrière-plans et d’une disposition délibérée où les aliments semblent sur
le point d’être mangés. L’empilement de gâteaux étagés ou de hamburgers aux
généreuses garnitures superposées emplit l’espace visuel, organisant la représen-
tation autour de l’abondance et de la surcharge. La présentation d’aliments
ouverts ou tranchés de manière à dévoiler leur intérieur secret donne aussi à voir
le moment précis qui précède immédiatement la consommation. De plus, le fait

23. Ventura Thompson Helen Grace, « The Rise of Food Pornography », The Foodie Bugle Journal,
2012, http://foodiebugledev.users38.interdns.co.uk/index.php/article/food-photography/food-porno
graphy
24. Susan Faludi citée par Chan Andrew, « “La Grande Bouffe”: Cooking Shows as Pornography »,
Gastronomica, vol. 3, no 4, 2003, p. 52. Notre traduction.
25. Voir Chan Andrew, ibid.

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#Foodporn : les mobiles du désir 75

d’offrir un aperçu de l’intimité des aliments – une coupe laissant voir l’intérieur
d’un gâteau par exemple – transforme le spectateur en participant privilégié, en
complice et presque en voyeur. Précisons que dans beaucoup de représentations,
plusieurs procédés de la grammaire visuelle de la food porn coexistent.
La nourriture est ainsi exhibée de façon esthétisée, idéalisée, fétichisée, comme
un objet de désir. Inscrite dans une trame hédonique, associée au plaisir et à la
jouissance, elle mobilise le corps, les pulsions et les appétits. Dans les grandes
catégories anthropologiques de l’imaginaire, elle s’indexe sur plusieurs aspects
associés au féminin et à l’excitation sexuelle : on la montre constamment humide,
appétissante, surabondante, prête à être consommée. Corollairement, la personne
qui contemple les images est en position de pouvoir et de possession. En effet,
la food porn implique que le spectateur – quel que soit son genre – porte sur les
aliments un regard conquérant, viril et pénétrant. La scénographie des images
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révèle ainsi l’érotisation de la nourriture. Cela met en lumière le fait que la
désignation food porn, si elle est métaphorique et presque plaisante, comporte
un fond de vérité qu’il ne faut pas passer sous silence.
Dans ce contexte où les aliments sont présentés selon les codes d’un féminin
érotisé, on ne s’étonnera pas qu’un topos important soit celui de corps féminins
aguichants associés à de la nourriture. Dans la dynamique d’homologie et de
substituabilité qui les unit, la contiguïté opère comme une déclaration : l’un est
l’autre, la nourriture est femme, et la femme est nourriture. Ce topos s’est établi
d’abord dans le domaine publicitaire, alors que le marketing de yogourt, de
chocolat ou de hamburger tablait sur des images séductrices alliant l’aliment et
le corps (surtout) féminin 26. On savait depuis longtemps que la femme était
comestible – vieux thème que la culture, de Guy de Maupassant à Margaret
Atwood, a repris, reconduit ou critiqué au fil des siècles 27. Si le monde média-
tique et publicitaire a redonné une impulsion à ces représentations, elles ont
proliféré avec l’explosion du numérique et sont désormais devenues un nouveau
cliché de la culture visuelle. Quelles inflexions originales confèrent-elles à la
food porn ?

QUAND LA NOURRITURE ET LES CORPS COEXISTENT

Pour explorer ce sujet, nous nous concentrons sur des représentations où les
aliments sont accompagnés de corps féminins sexualisés. Comme on le verra,
dès lors que le corps d’une femme entre dans le cadre de la photo, la nourriture
devient un accessoire plutôt que le centre d’intérêt. On peut alors se demander
en quoi ces représentations peuvent être désignées comme de la food porn. Or
les images recourent encore aux procédés de mise en valeur des aliments que
nous venons d’identifier ; de plus, elles continuent à dire quelque chose concer-
nant les structures de pouvoir et de domination qui traversent la consommation

26. Pour un certain nombre d’exemples publicitaires, voir https://culturefoood.wordpress.com/


2013/10/25/et-si-on-parlait-cul-inaire/
27. Voir la nouvelle classique de Guy de Maupassant, « Boule de Suif » (1880), ou le roman de
Margaret Atwood, The Edible Woman (1969).

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76 « Mangez-moi ». L’érotisation de la nourriture et des corps

alimentaire. En effet, l’excès, la gourmandise ou la consommation d’aliments


« interdits » sont montrés de façon plaisamment transgressive, le tout dans une
atmosphère souvent érotisée. Le sujet placé au centre de ce dispositif devient
ainsi le point focal de jugements, de valeurs et de contraintes qui traduisent des
normes sociales concernant le féminin et la nourriture.
Que ce soit sur Instagram ou d’autres réseaux numériques, le web regorge de
représentations qui mettent en scène des mangeuses attablées devant une assiette
appétissante. Ces photos obéissent à des codes devenus archi-banals : format
vertical, prise de vue frontale, nourriture placée au premier plan, et bien sûr
sujet féminin souriant, le regard tourné vers l’objectif. Même s’il serait pertinent
de les étudier, ces images assez peu polysémiques ne sont pas celles qui nous
intéressent ici. Aux fins de l’analyse, nous avons choisi trois images tirées de
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sites photographiques spécialisés 28. Les images que nous avons sélectionnées se
distinguent par le geste créatif qui les sous-tend. Se construisant de façon com-
plexe, elles tablent sur la fonction poétique de la communication (Jakobson). En
cela, on ne peut pas dire qu’elles soient représentatives de l’ensemble des pra-
tiques vernaculaires qui pullulent dans l’univers numérique. Il n’empêche qu’au-
delà de leur représentativité, le geste créatif qu’elles mobilisent dévoile des clés
de l’imaginaire social. Les corps féminins accompagnés de nourriture qu’elles
montrent sont tout à la fois originaux et stéréotypés, construits esthétiquement,
mais en phase avec des clichés bien reconnaissables de nos univers culturels.
Notons que ces images convoquent aussi le thème alimentaire d’une façon
qui peut sembler presque accidentelle puisqu’elles s’avèrent thématiquement
associées à la sexualité plutôt qu’à la gastronomie. De plus, leurs auteurs n’appar-
tiennent pas à la communauté numérique de la food porn vernaculaire ; on peut
mieux les décrire comme des créatifs et des entrepreneurs en quête de notoriété
numérique œuvrant dans les domaines de l’éducation sexuelle, de la photo de
charme et des produits d’intimité 29. Dans leurs photos, la nourriture joue le rôle
d’accessoire secondaire surtout utile pour diriger le regard sur les corps. Mais
comme notre analyse le montrera, il n’en demeure pas moins que si ces images
fonctionnent, c’est précisément parce qu’elles manient de façon habile et délibé-
rée les codes de la food porn. Le registre alimentaire et le registre sexuel se téle-
scopent, dans un jeu où les codes classiques de la représentation alimentaire sont
tout à la fois convoqués, maîtrisés, mis à plat et ambiguïsés.

28. Pour trouver ces images, nous avons employé le mot-clic food porn et l’avons accompagné
d’autres termes secondaires, tels que body ou sexy, sur Instagram et sur des sites qui hébergent des
photographies libres de droits réalisées par des amateurs et des professionnels (Unsplash et Pexels).
Cette exploration a permis de vérifier empiriquement que les représentations montrant des corps en
interaction avec de la nourriture mettent très généralement en scène des femmes. Si les images que
nous avons choisies émanent de sites spécialisés, c’est également pour protéger la vie privée et le
droit à l’image des personnes représentées.
29. Le photographe Dainis Graveris, qui signe la photo des melons (Figure 2), se présente comme
un éducateur sexuel certifié offrant des critiques de jouets sexuels et des photos érotiques gratuites.
La photo de la pizza (Figure 3) est au service d’un placement de produits sexuels proposés par
l’entreprise Womanizer Toys, « un leader mondial dans la conception, la fabrication et le marketing
de produits de plaisir intime haut de gamme » (notre traduction). La photo de la jeune fille à la
glace (Figure 4) provient du compte du photographe Max Libertine où celui-ci fait aussi la promotion
de son site de vente de photos dites « sensuelles ».

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#Foodporn : les mobiles du désir 77

Les images que nous avons retenues se présentent donc comme des mises en
scène élaborées – ce qui révèle déjà leur fonctionnement sémiotique distinct –
où des parties de corps féminins culturellement sexualisées sont associées aux
aliments. Sur des corps habillés ou dévoilés, la bouche, les seins et la vulve
deviennent les points focaux qui interagissent avec une panoplie de nourritures.
Une équivalence métonymique se crée entre la partie du corps et la nourriture
qui y est associée. De façon plus générale, la femme mange ou est mangée,
associée à la comestibilité et à la consommation par la vertu de connotations
multiples. Comme on le verra, la trame hédonique propre aux représentations
de la nourriture dans la food porn demeure. Toutefois, elle cesse d’être univoque :
des grincements, des tensions, voire une forme de contre-récit viennent s’y ajou-
ter. Elles apparaissent comme de véritables types qui mettent en jeu des tropes
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inlassablement répétés, que l’on retrouverait donc aussi sur d’autres plateformes
de l’univers numérique.

Les seins
Un premier trope concerne la mise en contact de la nourriture avec les seins.
L’équivalence corps-aliment devient alors presque une blague visuelle qui joue
souvent sur la ressemblance de formes : placés devant les seins, les donuts, les
muffins, les pamplemousses ou les melons montrent et cachent le corps tout à
la fois. Dans ce trope, les nourritures sont très généralement sucrées, comme si
l’association aux seins induisait une pensée du maternel associée à la douceur.
Néanmoins il est clair que le maternel n’est là que pour favoriser l’expression
d’une sexualisation où la femme devient un aliment savoureux offert à l’appétit
du spectateur.

Figure 2. Cette image fait jouer des connotations à la fois visuelles et linguistiques.
Photo de Dainis Graveris provenant de Unsplash 30

L’exemple que nous avons choisi obéit aux conventions de ce trope tout en
en proposant une version esthétiquement élaborée. Une femme nue tient des

30. Source de la photo : https://unsplash.com/@dainisgraveris?utm_source=unsplash&utm_medium


=referral&utm_content=creditCopyText

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78 « Mangez-moi ». L’érotisation de la nourriture et des corps

tranches de pastèque rouge vif devant ses seins. La faible profondeur de champ,
l’arrière-plan gris moucheté, la lumière naturelle diffuse et le corps légèrement
hors-foyer éliminent toute distraction. C’est un portrait sans visage puisque le
torse de la femme est coupé sous le menton et à la taille. Ces tranches sont
appuyées contre ses seins de sorte que l’un d’eux est poussé vers le haut, ce qui
lui donne un aspect plein et ferme. D’ailleurs le melon n’est pas seulement coupé
pour montrer sa chair juteuse et appétissante au spectateur, mais les extrémités
appuyées contre la femme sont également tranchées de manière à reposer à plat
sur les seins. Il se crée ainsi une continuité physique mais aussi symbolique entre
le fruit et le corps. La chair rose-rouge du fruit est contrastée par le vert pâle de
l’écorce, et quelques graines forment un motif circulaire autour du centre. De
manière connotée, ces cercles avec des centres évoquent les aréoles et les mame-
lons des seins. Ils cachent les aréoles réelles qui sexualiseraient l’image, mais
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paradoxalement ils travaillent aussi à les montrer. On le constate bien, le fruit
n’est plus ici un aliment érotisé pour lui-même. Il devient un accessoire au
service de la sexualisation du corps, servant à mimer les seins, signalant les
mamelons, pointant vers ce qui est caché. Cette image doit aussi se comprendre
en rapport avec un autre ordre de signification, puisqu’elle fait jouer des conno-
tations à la fois visuelles et linguistiques. En effet, en anglais, les seins sont régu-
lièrement désignés de façon vulgaire et humoristique comme des melons 31.
L’image donne en quelque sorte une traduction visuelle à cet euphémisme lin-
guistique.
La représentation présente donc une signification évidente, bien qu’elle doive
évidemment être décodée par le registre des connotations qu’elle active. Il va de
soi que le parallélisme entre le fruit et le sein est présenté pour un regard mascu-
lin hétéronormatif. Il s’élabore dans une érotisation où l’aliment et la femme,
homologues et substituables, sont objectivés et destinés à être consommés. Mais
cette substituabilité n’est pas infinie puisque le point ultime de l’érotisation est
bien ici le corps féminin. Le fruit pressé sur la poitrine veut attiser l’appétit
sexuel, faire naître le désir de mordre dans la douceur des seins. Mais au-delà de
la plaisanterie convenue et un peu leste, il reste dans l’image un surplus, une
sorte de sous-entendu à décrypter. Comment lire le contraste entre le melon dur
et froid et les seins ? Pourquoi le chromatisme s’organise-t-il autour du rouge
vif des tranches de fruit ? Que dire du cadrage de la photo qui coupe le visage
de la femme ? Ces éléments, comme un sous-texte discret mais indéniable, intro-
duisent dans la photo une tension presque violente. La blague ne peut pas être
entièrement désamorcée par le rire. L’image semble contenir une contre-narra-
tion qui, loin des représentations nourricières, la connecte à un imaginaire por-
nographique, sans métaphore cette fois.

L’entrejambe
Un autre trope aussi répandu associe des aliments à la région génitale fémi-
nine. Les nourritures servent alors à la fois à cacher le sexe – en un clin d’œil

31. Cet usage remonte en fait à l’Antiquité. Chez les Grecs, les seins des jeunes filles étaient désignés
par le pluriel de « melon », sans toutefois la connotation comique aujourd’hui associée au terme :
voir « Melon », Online Etymology Dictionary : https://www.etymonline.com/word/melon.

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Figure 3. Le corps et la pizza sont unis par des procédés liés
aux formes géométriques et au chromatisme de l’image.
Photo de Womanizer Toys provenant de Unsplash 32.

salace et presque carnavalesque à la tradition artistique occidentale – et à indi-


quer la cible de l’appétit. Certaines images mettent en valeur des fruits qui, placés
au creux des cuisses, invitent à la consommation. Notre exemple montre une
pointe de pizza, un aliment surreprésenté justement en raison de sa forme trian-
gulaire suggestive, et dont les saveurs salées et charcutières paraissent aptes à
évoquer le sexe féminin.

La photographie est travaillée comme un tableau, comme une mise en scène


présentée au spectateur. Allons plus loin en reprenant les mots de Barthes parti-
culièrement appropriés ici : l’image est mise en scène de la même manière que
l’on dit : « la table est mise 33 ». À l’instar de tant de photos typiques de la food
porn, elle offre une prise de vue verticale / frontale, l’objectif étant placé au-
dessus du sujet placé à l’horizontale. Elle présente une jeune femme caucasienne
allongée, les jambes ouvertes, sur un lit aux draps rose très pâles et légèrement
froissés. Son corps mince et lisse est anonyme, montré des genoux au cou seule-
ment ; il est placé en diagonale à côté d’une boîte à pizza elle-même en diagonale
dans l’autre sens. Les deux lignes obliques, de même que la composition
d’ensemble qui démultiplie les formes triangulaires, guident le regard et l’imagi-
nation vers le point focal de l’image : la pizza couvrant l’entrejambe, une pointe
généreuse à la garniture luisante, dont une bouchée semble avoir été prise.
Malgré sa grande taille, la pizza est positionnée de telle sorte qu’elle laisse aperce-
voir l’entrejambe et le volume arrondi des fesses pressées contre le lit. Le corps
très lissé semble presque artificiel et évoque l’idée d’une poupée sexuelle, mais
seulement dans une certaine mesure car les doigts introduisent un réalisme : oui,
c’est bien un vrai corps qui est allongé ici. La palette de couleurs est restreinte.

33. Barthes Roland, « Diderot, Brecht, Eisenstein », Revue d’esthétique, vol. 26, Presses universitaires
de France, 1973, p. 186.

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80 « Mangez-moi ». L’érotisation de la nourriture et des corps

Sur le fond clair, blanc et rosé, les taches de rouge se répondent : vermillon des
lettres sur la boîte, ton brique plus foncé de la pizza, rouge presque orangé du
soutien-gorge en dentelle semi-transparent. Un écho formel et chromatique se
crée entre l’aréole du sein gauche, visible à travers le triangle de dentelle du
soutien-gorge, et les tranches de charcuterie disposées sur la pizza. Dans le fonc-
tionnement global de la représentation, le corps et la pizza sont ainsi unis par
des procédés liés aux formes géométriques et au chromatisme de l’image.
Par son dépouillement, sa composition formelle et son artificialité, cette repré-
sentation semble une sorte d’objet fétiche. Elle se présente à la fois comme une
blague et comme une image éminemment sérieuse, construite de manière délibé-
rée. C’est peut-être ce qui la rend grinçante et l’écarte de la trame hédonique
d’une food porn qui ne porterait que sur la nourriture. Les appétits sexuels sont
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médiatisés par la nourriture, mais c’est une nourriture déréalisée. Rien de réfé-
rentiel ne subsiste, ni dans les aliments, ni dans le corps. Fonctionnant au second
degré, éloignée de tout référence au concret, l’image dit la tentation, le désir, le
fantasme, autant d’élans structurés autour d’un regard réifiant sur une mise en
scène fictive.
Une variante des deux tropes que nous venons d’analyser consiste dans l’utili-
sation des corps féminins comme plateaux de service, en tant qu’« assiettes
vivantes » garnies de sushis ou de fruits découpés. Les mêmes procédés seraient
lisibles : sur des corps sans visage, des aliments sont posés, masquant et montrant
des attributs sexuels assimilés métonymiquement et métaphoriquement à la
nourriture. Le rôle ancillaire des femmes est au premier plan alors que, inverse-
ment, l’agentivité représentée du spectateur est claire : celui-ci est imaginaire-
ment appelé à se servir sur le plateau qui lui est présenté et ainsi à déshabiller
un corps essentiellement passif.

La bouche
Outre les seins et la vulve, une autre partie du corps constitue un point focal
récurrent : la bouche. Sa valorisation va de soi puisqu’elle concerne l’acte alimen-
taire et qu’elle est aussi couramment sexualisée. Toutefois, les représentations
qui se concentrent sur la bouche placent la femme en position de sujet doté
d’appétits, ce qui peut engendrer des connotations agressives ou négatives.
L’appétit féminin pourrait être perçu comme subversif puisqu’il implique la
liberté de jouir du plaisir de la nourriture, si souvent déniée aux femmes. Une
autre façon dont leur potentiel est désamorcé passe par l’exagération et la phalli-
cisation de la nourriture : les femmes sont montrées léchant les aliments ou
engloutissant de grosses bouchées. La nourriture devient une figuration du corps
masculin goulûment consommé par une femme en position de désir actif.

C’est le cas ici, avec une photo montrant une jeune femme qui mange de la
glace. Elle est vêtue d’un maillot de bain clair qui dévoile peu son corps. Bien
qu’elle se déhanche de façon discrètement suggestive, c’est une adolescente tout
juste pubère, une nymphette dont la séduction est d’autant plus puissante et
transgressive qu’elle demeure voilée. Elle tient deux cornets, l’un à la main
gauche et l’autre placé devant sa bouche ouverte et qu’elle lèche avec le sourire.

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Figure 4. Si les glaces coulantes sont représentées selon la grammaire de la food porn,
le contexte modifie leur signification et transforme leur consommation
en un geste sexuel à la fois ludique et transgressif.
Photo de MAX LIBERTINE provenant de Unsplash 34.

Les glaces doubles sont généreuses, avec des couleurs fruitées, claires et pastels.
Elles paraissent molles et même fondantes puisque des coulures sont visibles. Les
cornets jumeaux créent un effet d’abondance : la femme en a littéralement plein
les mains. Celles-ci sont d’ailleurs mises en évidence par la prise délibérée et
symétrique des doigts. Le visage de la femme entre en contraste avec les sèmes
de pudeur ou d’enfance associés au corps. La bouche, ouverte très largement,
esquisse un demi-sourire qui neutralise ce qu’une oralité active pourrait avoir de
menaçant. La langue est clairement visible, en contact avec la glace, et on dis-
tingue même la brillance de la salive sur les muqueuses. Une coulure visible
donne un sentiment d’urgence – vite, il faut manger avant que la glace ne fonde !
Les yeux sont l’autre élément essentiel du visage. Le regard bleu foncé est braqué
vers l’objectif. Dans un recours classique à la fonction phatique et même cona-
tive, ce procédé marque le contact et fait entrer le spectateur en relation imagi-
naire avec le sujet photographié.
Cette représentation ne fonctionne pas par l’abstraction formelle, mais plutôt
par la mise en scène d’accessoires qui racontent une histoire cachée. C’est sur le
dialogue grinçant entre les composantes référentielles de la photo qu’une ambi-
guïsation et un déplacement se jouent. Le cornet empoigné, la bouche salivante
et très ouverte, la glace fondante, coulante et léchée encodent l’idée d’une fella-
tion et de son résultat. Les glaces recèlent ainsi des valeurs contradictoires :
associées à l’enfance, à la gourmandise et à la fraîcheur, elles figurent simultané-
ment un phallus en érection duquel jaillit du sperme. De ce point de vue, leur
duplication est essentielle. La seconde glace peut être vue comme le signe d’un

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82 « Mangez-moi ». L’érotisation de la nourriture et des corps

appétit gourmand, comme un indice de profusion. Mais elle est surtout offerte
au spectateur – promesse, fantasme, ouverture à un possible imaginaire que ne
montre pas la photo. De même, le regard de la jeune femme indique l’offre d’une
complicité, c’est une invitation érotique qui dit au spectateur : « vois ce que je
mange, vois comment je mange, je ferai la même chose avec toi ». Si les glaces
coulantes et abondantes sont bien représentées selon la grammaire de la food
porn, le contexte modifie donc leur signification et transforme leur consomma-
tion en un geste sexuel à la fois ludique et transgressif.
Dans les trois cas que nous venons d’analyser, la nourriture n’est pas l’élément
essentiel du tableau. À travers le melon ou la pizza, c’est comme si un simulacre
de sein ou de vulve étaient offerts à la convoitise du spectateur ; à travers la
crème glacée coulante et crémeuse consommée par la bouche féminine, c’est
comme si un simulacre de phallus était léché par une adolescente désirable. La
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nourriture n’est plus ici qu’un véhicule métonymique ou métaphorique, c’est le
support d’une fiction érotique qui s’élabore bien grâce aux codes représentation-
nels de la food porn, mais en étend l’usage aux corps des femmes.

LE POUVOIR PARADOXAL DES IMAGES DÉRÉALISÉES

La nourriture est un objet culturellement si riche que sa représentation semble


toujours renvoyer à autre chose. C’est bien le cas ici. Les images de food porn
font miroiter des aliments sublimés qui, dans leur présence vibrante et colorée,
évoquent en sous-texte l’appétit, le désir et l’érotisation de la consommation, le
tout dans une trame hédonique et euphorique. Mais lorsque, selon un topos
récurrent de l’univers numérique, ces mêmes aliments sont posés sur des corps
féminins, un autre déplacement survient : l’érotisation passe de la nourriture
vers les femmes. Celles-ci deviennent des objets à consommer, des nourritures
sexuelles sur lesquelles l’aliment figure la mise en disponibilité et qui semblent
dire : « mangez-moi ».
Ces représentations exhibent des lieux communs de manière si évidente qu’il
est difficile de croire qu’un spectateur les regarde naïvement, au premier degré.
Tout se passe comme si dans leur exagération, elles se donnaient d’emblée
comme fictives, factices, décalées, ludiques et humoristiques. De plus, elles
s’éloignent d’un hédonisme univoque et s’élaborent de manière complexe autour
de tensions, d’ambiguïtés, de dissonances et de doubles sens. Comme nos ana-
lyses l’ont mis en lumière, c’est par le travail formel et esthétique que fonctionne
ce régime de la signification, celui que Barthes a désigné comme le « sens
obtus » 35. Il s’associe évidemment à un recours prédominant à la fonction poé-
tique du langage. Mais suivons ici l’hypothèse énoncée par le Groupe µ, selon
laquelle la fonction poétique surplombe les autres : quand elle est utilisée, elle
modifie les conditions mêmes de compréhension du message 36. C’est ce qui
survient dans l’univers numérique. Les représentations que nous avons étudiées

35. Barthes Roland, L’obvie et l’obtus. Essais critiques 3, Paris, Éditions du Seuil, 1982.
36. Groupe µ, « Introduction. Poétique et rhétorique », Rhétorique générale, Paris, Éditions du Seuil,
1982, p. 8-27.

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#Foodporn : les mobiles du désir 83

se donnent à comprendre comme jeux, énoncés au second degré, et même fic-


tions. Dans leur production comme dans leur réception, elles impliquent une
mise à distance ludique. Ce sont des images qui, d’emblée, s’avèrent déréalisées
ou, pour reprendre le terme de Baudrillard, hyper réelles. Elles appellent ainsi le
regard d’un spectateur supposément averti et même exégète, lucide et amusé,
capable de décoder leur facticité 37.
Mais deviennent-elles alors non crédibles et par suite, non opérantes ? Au
contraire, on peut penser que cette déréalisation leur permet d’agir mais de
manière oblique, leur conférant une sorte de pouvoir paradoxal. En sus du sujet
référentiel ou du travail de l’image, et en un feuilletage qui se superpose à ces
niveaux de signification, elles donnent à lire une situation sociale médiatisée par
la nourriture et les corps. Ces images prétendument ludiques et inoffensives
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renforcent les lignes de force d’un imaginaire sexuel aliénant. Elles encodent et
esthétisent des normes concernant l’appétit, la désirabilité, le genre, la sexualisa-
tion. Elles satisfont l’imaginaire de la prouesse sexuelle du spectateur. Elles enga-
gent un ordre de la représentation et du regard qui reconduit les catégories et
les stéréotypes, faisant de la nourriture à consommer un principe féminin soumis
aux contraintes hétéronormatives 38. Leur caractère déréalisé, loin de les rendre
inefficaces, vient cimenter une idéologie patriarcale qui situe les femmes non
seulement comme des objets, mais aussi comme comestibles, destinées à être
consommées. Les représentations érotisées que nous avons examinées mettent
en œuvre des codes de la food porn, mis à nu et employés au second degré, dans
un processus d’appropriation ludique. Mais en aucun cas elles n’intègrent une
véritable perspective critique. Ces images se révèlent ainsi dans leur aspect de
véritables performances sociales. Ce sont des représentations agissantes qui, sous
le couvert d’un jeu, perpétuent et réaffirment un imaginaire érotique et alimen-
taire évidemment stéréotypé. Ce positionnement résonne avec notre ethos
postmoderne. À l’ère de la viralité numérique, le travail de la culture et de l’ima-
ginaire ne suppose plus nécessairement un regard critique, s’assimilant plutôt au
maniement de codes qui déferlent en série, tels des mèmes sur Instagram. La
food porn est un parfait exemple de cela. Elle met en circulation des flux de
données virtuelles qui attisent la convoitise, semblent combler la faim, mais sans
jamais donner satisfaction. Face à ce phénomène, il n’est pas interdit de rêver à
des espaces représentationnels qui donneraient à voir autrement des corps et des
nourritures érotisées, et où s’épanouiraient des conceptions alternatives de la
féminité, de l’appétit, des pulsions et du désir.

CAROLINA CAMBRE & GENEVIÈVE SICOTTE

37. Voir à cet égard les posts autour du mot-clic #youdidnoteatthat, qui épinglent avec humour les
représentations – évidemment construites – de mannequins filiformes se gavant de hamburger.
38. Cela est d’autant plus pertinent que comme nous l’avons mentionné, les blogues alimentaires
et les représentations de nourriture en général sur le web sont très souvent produits par des femmes.
Pourtant dans les photos de food porn, le travail requis pour produire la nourriture et la représenter
est invisibilisé au profit d’une représentation fantasmatique.

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84 « Mangez-moi ». L’érotisation de la nourriture et des corps

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