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Aziza Boucherit
Dans La linguistique 2006/1 (Vol. 42), pages 129 à 140
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0075-966X
ISBN 9782130557227
DOI 10.3917/ling.421.0129
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.51.241.245)
2006/1 - 42
ISSN 0075-966X | ISBN 9782130557227 | pages 129 à 140
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aussi exprimer ces deux valeurs » (p. 13). Soit lat. linter et alveus désignant tous
deux « auge » et « canot »2.
Le postulat à la base de l’étude est que ce type de coïncidences n’est pas for-
tuit, et le projet de Michel Masson [dorénavant MM] est de montrer que
l’enregistrement systématique et méthodique de ces parallélismes, puis leur inter-
prétation, livreront des informations qui intéressent aussi bien « l’étymologie, la
lexicologie, la psychologie, la sociologie ou la linguistique générale » (p. 30). En
conséquence de quoi il est légitime que les parallélismes sémantiques soient cons-
titués en objet d’étude.
L’ouvrage à la base de cette note est organisé en trois parties principales.
Une Introduction (p. 13-34) permettant d’apprécier en quoi il est intéressant
d’étudier les parallélismes sémantiques et informant des recherches antérieures
en ce domaine. Un Inventaire de mots (p. 35-97), portant essentiellement sur
les langues sémitiques (surtout l’arabe), en rapport avec la notion de « couler »
(« choix... purement circonstanciel », p. 34) et constitué de 87 entrées3 ren-
voyant à environ 400 mots. Une Exploitation de cet Inventaire (p. 99-292)
visant à montrer que les parallélismes relevés ne sont pas fortuits, qu’ils fournis-
sent des informations de nature diverse ; et qui montre qu’à partir de rappro-
chements, entre eux, des mots associés dans un premier temps à la notion de
« couler », se manifestent de nouveaux parallélismes constituant un faisceau de
réseaux sémantiques susceptibles d’ « éclairer sur des aspects du fonctionnement
profond de la pensée des locuteurs et sur leur civilisation » (p. 295). L’étude
s’achève, non par une conclusion, que MM « proscrit » tant la recherche, mal-
gré l’abondance des données, lui semble « embryonnaire », mais par un Bilan
et perspectives (p. 293-296), qui résume clairement sa démarche et ouvre la
voie à un ensemble de recherches dont les parallélismes sémantiques sont le
point de départ. En fin de volume sont présentés trois Index des mots cités : le
premier (p. 303-317) concerne les langues chamito-sémitiques, le deuxième
(p. 318-320) les autres langues, le troisième (p. 321-325) se rapporte aux mots
cités dans l’Inventaire. L’ouvrage est complété par une bibliographie
(p. 297-303) renvoyant à environ 125 auteurs. L’étude est d’une grande clarté,
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2. Tous les exemples cités sont de l’auteur ; pour ne pas gêner la lecture je n’ai pas
fait de renvoi aux pages où ils figurent, la consultation des Index permet de les retrouver
facilement.
3. Dans l’Inventaire, les entrées sont numérotées de 1 à 85 mais avec les entrées figu-
rant sous les numéros 6 bis et 8 bis, il y a bien 87 entrées.
Des « parallélismes sémantiques » aux universaux de pensée 131
INTRODUCTION
Dans l’Introduction, il est proposé un bref historique (p. 21-30) des travaux
ayant abordé les parallélismes sémantiques. On signalera à ce sujet que la syn-
thèse présentée fait bien ressortir que si ce phénomène a déjà retenu l’attention
de nombreux chercheurs (Ullmann, Guiraud, Maizel, Palache, Dietrich mais
aussi, plus ponctuellement, Bréal ou Jastrow, cf. bibliographie), la recherche le
concernant se caractérise par « la dispersion et le cloisonnement... et reste...
insaisissable, erratique, embryonnaire » (p. 29). Et, tout en rapportant quel a été
l’apport de chacun, il est clair, à la lecture de ces quelques pages, que MM
cherche à remédier à cet état de fait tant il considère que la réflexion en ce
domaine est fondamentale sous deux aspects, au moins, déjà entrevus, mais par-
tiellement seulement, par ses prédécesseurs : « L’étymologie et... la psychologie
dans ses rapports avec les faits de langue » (p. 14).
Pour l’étymologie, cela semble d’évidence. En effet, lorsqu’il n’est pas possible
de retracer l’évolution d’un mot par les moyens linguistiquement éprouvés, le
recours aux parallélismes se révèle de bonne méthode car il « permet de limiter la
subjectivité et d’augmenter le degré de probabilité d’une hypothèse étymologique »
(p. 16) : c’est donc un moyen de se prémunir contre des étymologies hasardeuses ou
fantaisistes. De manière complémentaire, il offre au lexicographe la possibilité de
regrouper ou scinder des entrées de dictionnaire sur la base de parallélismes mis en
évidence. Ces propositions reposent sur le fait « qu’une même forme [linter par
exemple] renvoie à la fois [à “auge” et “canot”]... ne signifie rien, [mais] que deux
formes [linter et alveus] le fassent devient remarquable » (p. 15). Ce constat « remar-
quable », justifié statistiquement par Guiraud pour le français4, envisagé comme
« accessoire indispensable de la linguistique comparative » par Maizel5, MM
l’exploite systématiquement et le pose à la base de toute sa démarche, pour consoli-
der la recherche étymologique certes, mais surtout, nous semble-t-il, pour tenter
d’ « éclairer le fonctionnement de la pensée ou des mentalités » (p. 17). D’une part,
parce que, selon lui, ils laissent « supposer [qu’il existe] dans les populations où ils
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4. Structures étymologiques du lexique français, Paris, Larousse, 1967, p. 58, cité par MM,
p. 27.
5. Puti razvitia kornevogo fonda semiticeskix jazykov, Moscou, cité par MM, p. 27.
132 Aziza Boucherit
sémantiques que se sont posés, à diverses époques et dans diverses traditions, des
philosophes, des logiciens ou des linguistes, et qui a connu un renouveau dans les
années 1950 du siècle dernier avec les premières tentatives de traduction auto-
matique (certaines d’entre elles se donnant notamment pour tâche la construc-
tion de « langues intermédiaires » pour atteindre l’ « universel ») et le développe-
ment des travaux portant sur le traitement automatique du sens et des
recherches cognitives (parmi lesquelles certaines théories postulent des univer-
saux et des primitives sémantiques). Sans aborder ces problèmes au plan théo-
rique, la mise au jour par MM de phénomènes linguistiques qui les sous-tendent
contribue à alimenter la réflexion et, permet d’entrevoir une méthode pour éta-
blir méthodiquement ces parallélismes sémantiques et les exploiter.
INVENTAIRE
6. L’usage de l’outil informatique, que n’a pu utiliser MM, aurait sans doute été d’une
grande utilité mais n’aurait pas résolu pour autant l’ensemble des problèmes complexes sou-
levés par une telle recherche.
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tiques est d’ailleurs posé (p. 100, n. 19) comme un moyen de déterminer si ces
termes sont, ou non, de racine identique.
Concrètement, un parallélisme est constitué, au moins, de deux binômes ; un
binôme est constitué de deux termes ; l’un des termes est nécessairement « un
verbe signifiant “couler” ou un synonyme proche... [ou] dans certains cas... un
nom désignant un objet notoirement liquide (pluie, mer, cours d’eau) » (p. 35) ;
le consonantisme des termes rapprochés est identique. Le terme se rapportant à
« couler » est appelé terme central, celui dont il est rapproché est dit terme afférent.
Deux critères sont donc constants : le sémantisme du terme central, le consonan-
tisme des deux termes rapprochés. Le relevé effectué livre un ensemble de
400 mots classés en 87 rubriques. Une série de renvois interrubriques signale les
parallélismes représentés dans plusieurs rubriques9.
Soit la rubrique no 1 pluie (lire : le terme central est un verbe signifiant « cou-
ler », ou un de ses synonymes, le terme afférent est « pluie »). Elle contient 17 binô-
mes, soit 17 consonantismes différents, se rapportant pour 15 d’entre eux à
l’arabe et rapprochant des langues différentes (c’est une réserve que je fais, j’y
reviendrai par la suite) pour les deux derniers10 :
ou no 34 voler, dérober :
11. Comme il est noté p. 104, l’importance du champ constitué est « une illusion
d’optique (...) En fait, la liste des verbes signifiant effectivement “couler” dans chaque syn-
chronie est évidemment beaucoup plus restreinte. À cet égard, il convient de souligner que
ce qui est signalé comme “arabe” se réfère à un ensemble de variétés linguistiques parfois
fort éloignées les unes des autres dans le temps et dans l’espace et dont les usages pouvaient
être fort différents ».
12. Cf. p. ex., rubriques no 1 : arabe : nazl « pluie » / hébreu nazal « ruisseler » ou
no 26 : tigriña : zallaga « boire beaucoup » / hébreu : zalag « déverser ».
13. De ce point de vue, on peut s’interroger sur deux des binômes de la rubrique
no 65 : ar. sagl « homme généreux », « don » + « grand seau » et sagala « verser » ; salg
« don » et salaga « couler ».
136 Aziza Boucherit
EXPLOITATION
Quoi qu’il en soit, les nombreuses données livrées par l’Inventaire ouvrent
la voie, selon le projet même de la recherche, à une Exploitation des parallélis-
mes sémantiques sous l’aspect lexico-sémantique d’une part (p. 99-127) et sous
celui des rapports langue/pensée (p. 129-238) d’autre part14.
Sous l’aspect lexico-sémantique, le propos de MM est de restituer « un lien
entre deux sèmes propres à un même signifiant... ou entre deux mots distincts de
même consonantisme » (p. 100) et, puisque les parallélismes ne peuvent être for-
tuits, de faire émerger les relations que tous les termes afférents entretiennent avec
l’hypersème « couler ». Ainsi, pour rendre compte de la relation sémantique
entre les deux sens de : (ar.) hamala « paitre15 librement » + « déverser une pluie
continuelle », MM suppose un « glissement sémantique » entre les deux, sans
qu’il soit possible de dire comment, ni à partir de quel terme s’est effectué ce
glissement. De même pour natafa- « perle » et natafa « dégoutter », MM indique
que l’on peut « admettre la trace d’un processus de “dérivation” – qu’il s’agisse
de translation ou de néologie – et dire alors que les deux termes sont de même
“racine” » (p. 100). Là encore l’orientation ou l’origine (3e terme ?) de la relation
n’est pas forcément décelable. Ce faisant, l’Inventaire fait apparaître que
l’hypersème « couler » est « associé à une soixantaine d’autres sèmes au moins »
(p. 101) et qu’un même consonantisme a des représentants dans plusieurs rubri-
ques, nécessairement liés sémantiquement selon l’hypothèse de MM, même si
« le détail de l’enchainement entre les sèmes ne peut se laisser décrire aisément »
(p. 101). À partir de là, MM considère que le lexicologue examinant des termes
présentant un même consonantisme est justifié de poser que les afférents de
« couler » relèvent d’un même ensemble ; les relations que les termes non afférents,
dits résiduels, entretiennent avec cet ensemble étant envisagées dans un second
temps par une procédure de « récupération » faisant appel à « des parallélismes
extérieurs à “couler” » (p. 139).
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14. Pour chacune des parties, l’application des méthodes proposées aux « cas ponc-
tuels » examinés est précédée d’une position du problème ; en outre, une partie (p. 239-292)
de l’Exploitation est consacrée à la démonstration que la démarche proposée peut contri-
buer à la « reconstruction » de consonantismes trilitères et bilitères (voir n. 11 ci-avant). Cette
partie n’entrant pas directement dans le cadre de notre discussion ne sera pas examinée ici.
15. Sans accent circonflexe ; il en va de même pour « enchainement » quelques lignes
plus bas. L’ouvrage de MM est « orthographié conformément aux... recommandations de
l’Académie française (Journal officiel, 6 décembre 1990, annexe 100) ». Voir avertissement
p. 11.
Des « parallélismes sémantiques » aux universaux de pensée 137
16. Ce fait est propre aux langues sémitiques mais on pourrait envisager une autre
base pour des langues ne présentant pas ce type d’organisation du lexique.
138 Aziza Boucherit
d’où il ressort que « la quintessence est envisagée comme le résultat d’une opéra-
tion d’extraction » (p. 144).
Mais, les termes inventoriés n’étant pas l’objet d’une analyse en « sèmes », si
l’on entend par là « trait sémantique minimal dégagé par opposition », le(s)
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« psychologie des peuples ». Avec toute la prudence que ce sujet mérite, cela est
annoncé au début de l’étude et affleure tout au long de l’ouvrage. Mais de ce
point de vue, et comme le souligne MM, « pour aboutir à un résultat concluant,
il faudrait multiplier les attestations de parallélismes dans toutes les langues et en
réaliser une sorte de cartographie » (p. 20) pour que, de cette étude, jaillissent
des indices sur « les structures de l’imaginaire » et la « symbolique » (p. 20). « De
proche en proche, il apparaîtrait sans doute que l’étude des parallélismes est
indissociable de celles des topoi, des proverbes, des idées reçues et pourrait donc
enrichir la réflexion sur la psychologie mais aussi sur l’ethnologie, la sociologie,
l’histoire des religions et la littérature » (p. 21).
Cette recherche en abyme et l’horizon infini, ou presque, devant lequel elle
nous place, outre qu’elle peut donner le tournis, suscite des interrogations sur les
rapprochements suggérés car « personne ne peut poser les limites de l’usage
métaphorique ni connaître a priori les alliances sémantiques qu’établit chaque
culture »17. On peut alors se demander si, de proche en proche, en appliquant
cette démarche toute unité n’est pas susceptible d’être associée à une autre. La
question demeure mais il faut souligner qu’en ouvrant ce « chantier » (p. 33
et 293), MM est le premier, à ma connaissance, à avoir exploré avec l’attention
qu’ils méritent les parallélismes sémantiques (Comment expliquer ces coïnciden-
ces ? Comment traiter les données rassemblées ?) et à livrer, grâce au systéma-
tisme de sa démarche, d’importants résultats au plan lexical. Car il faut dire le
remarquable travail de dépouillement effectué ; il constitue une extraordinaire
base de données, pour les sémitisants, mais aussi pour les spécialistes d’autres
langues. Certes, de loin en loin, on peut avoir quelque hésitation à suivre
l’auteur dans ses interprétations et Michel Masson souligne lui-même les limites
de son travail (p. 295), mais il ne fait pas de doute que les auteurs de travaux sur
les universaux sémantiques gagneraient à consulter son ouvrage car il leur four-
nit des faits, nombreux, leur permettant d’alimenter leur réflexion théorique.