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Pages de fin

Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 421 à 431
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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ALAIN Propos sur l’éducation suivis de Pédagogie enfan-
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ALAIN Stendhal et autres textes
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ALQUIÉ F. Le désir d’éternité
ALTER N. L’innovation ordinaire
ALTER N. (dir.) Sociologie du monde du travail
ALTET M. Les pédagogies de l’apprentissage
ALTHUSSER L. Montesquieu, la politique et l’histoire
ALTHUSSER L. et al. Lire Le Capital

AMBRIÈRE M. (dir.) Dictionnaire du XIXe siècle européen


ANDRÉ J. Aux origines féminines de la sexualité
ANDREAS-SALOMÉ L. Ma vie
ANDRIANTSIMBAZOVINA J., Dictionnaire des Droits de l’Homme
GAUDIN H.,
MARGUÉNAUD J.-P.,
RIALS S., SUDRE F. (dir.)
ANZIEU D., CHABERT C. Les méthodes projectives
ANZIEU D., MARTIN J.-Y. La dynamique des groupes restreints
ARABEYRE P., Dictionnaire historique des juristes français
HALPÉRIN J.-L.,
KRYNEN J. (dir.)
ARENDT H. La vie de l’esprit
ARON P., Le dictionnaire du littéraire
SAINT-JACQUES D.
et VIALA A. (dir.)
ARON R. Les sociétés modernes
ARON R. La sociologie allemande contemporaine
ARVON H. Le bouddhisme
ASSOUN P.-L. Freud, la philosophie et les philosophes
ASSOUN P.-L. Freud et Nietzsche
ASSOUN P.-L. Le freudisme
ASSOUN P.-L. Psychanalyse
AUBENQUE P. Le problème de l’être chez Aristote
AUBENQUE P. La prudence chez Aristote
AUROUX S. La question de l’origine des langues
AUROUX S., DESCHAMPS J., La philosophie du langage
KOULOUGHLI D.
AYMARD A. et AUBOYER J. L’Orient et la Grèce antique
AYMARD A. et AUBOYER J. Rome et son Empire
BACHELARD G. La philosophie du non
BACHELARD G. La poétique de l’espace
BACHELARD G. La poétique de la rêverie
BACHELARD G. Le nouvel esprit scientifique
BACHELARD G. La flamme d’une chandelle
BACHELARD G. Le rationalisme appliqué
BACHELARD G. La dialectique de la durée
BACHELARD G. Le matérialisme rationnel
BACHELARD G. Le droit de rêver
BALANDIER G. Sens et puissance
BALANDIER G. Anthropologie politique
BALIBAR É. Droit de cité
BARDIN L. L’analyse de contenu
BARJOT D., CHALINE J.-P., La France au XIXe siècle
ENCREVÉ A.
BARLUET S. Édition de sciences humaines et sociales : le cœur en
danger
BAUDUIN A. Marcel Proust, visiteur des psychanalystes
et COBLENCE F. (dir.)
BAUZON S. La personne biojuridique
BEAUFRET J. Parménide. Le Poème
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BELLEMIN-NOËL J. Psychanalyse et littérature
BÉLY L. (dir.) Dictionnaire de l’Ancien Régime
BÉLY L. La France moderne, 1498-1789
BENCHEIKH J. E. (dir.) Dictionnaire de littératures de langue arabe et
maghrébine francophone
BENOÎT XVI La théologie de l’Histoire de saint Bonaventure
BERGSON H. Essai sur les données immédiates de la conscience
BERGSON H. L’énergie spirituelle
BERGSON H. L’évolution créatrice
BERGSON H. Le rire
BERGSON H. Les deux sources de la morale et de la religion
BERGSON H. Matière et mémoire
BERGSON H. La pensée et le mouvant
BERGSON H. Durée et simultanéité
BERNARD C. Principes de médecine expérimentale
BERNSTEIN P. L. Des idées capitales
BERTHELOT J.-M. La sociologie française contemporaine
BERTHELOT J.-M. Les vertus de l’incertitude
BIDEAUD J., HOUDÉ O. L’homme en développement
et PEDINIELLI J.-L.
BIDET J., DUMÉNIL G. Altermarxisme. Un autre marxisme pour un autre
monde
BINOCHE B., CLÉRO J.-P. Bentham contre les droits de l’homme
BLANCHÉ R. L’axiomatique
BLOCH O. Dictionnaire étymologique de la langue française
et WARTBURG W. VON
BLONDEL M. L’action (1893)
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GAUTHIER-MUZELLEC M.-H.,
JAULIN A. et WOLFF F.
BONTE P. et IZARD M. (dir.) Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie
BONY A., MILLET B., Versions et thèmes anglais
WILKINSON R.
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CHERKAOUI M.,
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BORNE É. Le problème du mal
BOUDON R. Effets pervers et ordre social
BOUDON R. Essais sur la théorie générale de la rationalité
BOUDON R. La place du désordre
BOUDON R. Études sur les sociologues classiques I
BOUDON R. Études sur les sociologues classiques II
BOUDON R. Le sens des valeurs
BOUDON R. Dictionnaire critique de la sociologie
et BOURRICAUD F. (dir.)
BOUGLÉ C. Essais sur le régime des castes
BOUHDIBA A. La sexualité en Islam
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BOUTANG P. Ontologie du secret
BOUTINET J.-P. Anthropologie du projet
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BRAHAMI F. Introduction au Traité de la nature humaine de David
Hume
BRAUDEL F. Histoire économique et sociale de la France
et LABROUSSE E. T. III : 1450-1660
T. III : 1789-années 1880
T. IV, vol. 1-2 : Années 1880-1950
T. IV, vol. 3 : Années 1950-1980
BRÉHIER É. Histoire de la philosophie
BRISSON L., Lire Platon
FRONTEROTTA F. (dir.)
BRISSON L., Les Lois de Platon
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PRADEAU J.-F.
CANGUILHEM G. Le normal et le pathologique
CANGUILHEM G. et al. Du développement à l’évolution au XIXe siècle
CANTO-SPERBER M. Éthiques grecques
CANTO-SPERBER M. Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale
(2 vol. sous coffret)
CARBONNIER J. Sociologie juridique
CARBONNIER J. Droit civil (2 vol. sous coffret)
CARMOY H. de L’euramérique
CARON J. Précis de psycholinguistique
CASTAGNÈDE B. La politique sans pouvoir
CAUQUELIN A. L’invention du paysage
CAUQUELIN A. Le site et le paysage
CHÂTELET F., DUHAMEL O. Dictionnaire des œuvres politiques
et PISIER É. (dir.)
CHAUVIN R. Les sociétés animales
CHEBEL M. Le Corps en Islam
CHEBEL M. L’imaginaire arabo-musulman
CHILAND C. (dir.) L’entretien clinique
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et WUNENBURGER J.-J.
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ROBERT R. (dir.)
COBAST É., Culture générale, 2
ROBERT R. (dir.)
COHEN-TANUGI L. Le droit sans l’État
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COMTE A. Premiers cours de philosophie positive
COMTE-SPONVILLE A. Traité du désespoir et de la béatitude
CONCHE M. Essais sur Homère
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CORVISIER A. (dir.) Histoire militaire de la France
T. III : Des origines à 1715
T. III : De 1715 à 1871
T. III : De 1871 à 1940
T. IV : De 1940 à nos jours
COTTERET J.-M. Gouverner c’est paraître
COUDERC C. Le théâtre espagnol du Siècle d’Or (1580-1680)
COURNUT J. Pourquoi les hommes ont peur des femmes
CRAHAY M. Psychologie de l’éducation
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CUSIN F. Économie et sociologie
et BENAMOUZIG D.
DAGOGNET F. Le catalogue de la vie
DAGOGNET F. Le corps
DAUMAS M. (dir.) Histoire générale des techniques
T. 1 : Des origines au XVe siècle
T. 2 : Les premières étapes du machinisme
T. 3 : L’Expansion du machinisme
T. 4 : Énergie et matériaux
T. 5 :Transformation - Communication - Facteur humain
DAVIS M. Winnicott. Introduction à son œuvre
et WALLBRIDGE D.
DAVY M.-M. La connaissance de soi
DE KONINCK T. De la dignité humaine
DELBECQUE É. Quel patriotisme économique ?
DELEUZE G. La philosophie critique de Kant
DELEUZE G. Proust et les signes
DELEUZE G. Nietzsche et la philosophie
DELEUZE G. Le bergsonisme
DELMAS-MARTY M. Le flou du droit
DELON M. (dir.) Dictionnaire européen des Lumières
DEMEULENAERE P. Homo œconomicus. Enquête sur la constitution d’un
paradigme
DENIS H. Histoire de la pensée économique
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DENIS P., JANIN C. (dir.) Psychothérapie et psychanalyse
DERRIDA J. La voix et le phénomène
DESANTI J.-T. Introduction à l’histoire de la philosophie
DESANTI J.-T. Une pensée captive. Articles de La Nouvelle Critique
(1948-1956)
DESCARTES R. La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle
DESCARTES R. Méditations métaphysiques
DESCOMBES V. Le platonisme
DESCOMBES V., Dernières nouvelles du Moi
LARMORE C.
DIATKINE R., SIMON J. La psychanalyse précoce
DORON R., PAROT F. (dir.) Dictionnaire de psychologie
DOUIN J.-L. Dictionnaire de la censure au cinéma
DROZ J. (dir.) Histoire générale du socialisme
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T. 2 : De 1875 à 1918
T. 3 : De 1918 à 1945
T. 4 : De 1945 à nos jours
DUMÉZIL G. Du mythe au roman
DURAND G. L’imagination symbolique
DURAND M. L’enfant et le sport
DURKHEIM É. Les règles de la méthode sociologique
DURKHEIM É. Le suicide
DURKHEIM É. Les formes élémentaires de la vie religieuse
DURKHEIM É. Éducation et sociologie
DURKHEIM É. De la division du travail social
DURKHEIM É. L’évolution pédagogique en France
DURKHEIM É. Leçons de sociologie
DURKHEIM É. Le socialisme
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DUVIGNAUD J. Sociologie du théâtre
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EINAUDI J.-L. Un rêve algérien
ELBAUM M. Économie politique de la protection sociale
ELLUL J. Histoire des institutions. L’Antiquité
ELLUL J. Histoire des institutions. Le Moyen Âge
ELLUL J. Histoire des institutions. XVIe-XVIIIe siècle
ELLUL J. Histoire des institutions. Le XIXe siècle
ELLUL J. Islam et judéo-christianisme
ENCKELL P., RÉZEAU P. Dictionnaire des onomatopées
ESNAULT B., HOARAU C. Comptabilité financière
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FAMOSE J.-P., BERTSCH J. L’estime de soi : une controverse éducative
FEBVRE L. Martin Luther, un destin
FÉDIDA P. Crise et contre-transfert
FÉDIDA P. Le site de l’étranger. La situation psychanalytique
FERRY L. et RENAUT A. Philosophie politique
FICHTE J. G. Fondement du droit naturel selon les principes de la
doctrine de la science
FILLIOZAT P.-S. Dictionnaire des littératures de l’Inde
FLOUZAT D. Japon, éternelle renaissance
FOCILLON H. Vie des formes
FOUCAULT M. Maladie mentale et psychologie
FOUCAULT M. Naissance de la clinique
FOULQUIÉ P. Dictionnaire de la langue pédagogique
FREUD S. Cinq psychanalyses
FREUD S. Dora
FREUD S. Le petit Hans
FREUD S. L’Homme aux loups
FREUD S. L’Homme aux rats
FREUD S. La première théorie des névroses
FREUD S. Le Président Schreber
FREUD S. L’avenir d’une illusion
FREUD S. Inhibition, symptôme et angoisse
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FREUD S. Le malaise dans la culture
FREUD S. La technique psychanalytique
FRISON-ROCHE M.-A. Les grandes questions du droit économique
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FROMM E., DE MARTINO R., Bouddhisme Zen et psychanalyse
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GISEL P. La théologie
GORCEIX B. La bible des Rose-Croix
GOURINAT J.-B., Lire les stoïciens
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GREEN A. Le discours vivant
GROSSKURTH P. Melanie Klein
GROTIUS H. Le droit de la guerre et de la paix
GUITTON J. Justification du temps
GURVITCH G. Traité de sociologie
GUSDORF G. La parole
GUTTON P. Le pubertaire
HABERMAS J. Logique des sciences sociales
HALBWACHS M. La topographie légendaire des évangiles en Terre
sainte
HALPÉRIN J.-L. Histoire du droit privé français depuis 1804
HAMON P. Texte et idéologie
HAMSUN K. Faim
HAROUEL J.-L. Culture et contre-cultures
HAUSER A. Histoire sociale de l’art et de la littérature
HAYEK F. A. Droit, législation et liberté
HAYEK F. A. La route de la servitude
HEGEL G. W. F. Principes de la philosophie du droit
HEGEL G. W. F. Le magnétisme animal
HEIDEGGER M. Qu’appelle-t-on penser ?
HENRY M. La barbarie
HENRY M. Voir l’invisible. Sur Kandinsky
HIRSCHMAN A. O. Les passions et les intérêts
HOUDÉ O. (dir.) Vocabulaire de sciences cognitives
HOUDÉ O. 10 leçons de psychologie et pédagogie
HUISMAN D. Dictionnaire des philosophes
HULIN M. La mystique sauvage
HYPPOLITE J. Figures de la pensée philosophique
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JAQUET C. L’unité du corps et de l’esprit. Affects, actions et pas-
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JONES E. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud
Vol. III : Les jeunes années, 1856-1900
Vol. III : Les années de maturité, 1901-1919
Vol. III : Les dernières années, 1919-1939
JOHSUA S., DUPIN J.-J. Introduction à la didactique des sciences et des
mathématiques
JOUANNA A. La France du XVIe siècle, 1483-1598
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JURANVILLE A. Lacan et la philosophie
KAMBOUCHNER D. Les Méditations métaphysiques de Descartes, I
KANT E. Critique de la raison pratique
KANT E. Critique de la raison pure
KASPI A., HARTER H., La civilisation américaine
DURPAIRE F., LHERM A.
KEPEL G. Al-Qaida dans le texte
KERVÉGAN J.-F. Hegel, Carl Schmitt
KLEIN M., HEIMANN P., Développements de la psychanalyse
ISAACS S., RIVIÈRE J.
KLEIN M. La psychanalyse des enfants
KRIEGEL B. (dir.) La violence à la télévision
LABRE C., SOLER P. Études littéraires
LABRUSSE-RIOU C. Écrits de bioéthique
LABURTHE-TOLRA P. Ethnologie. Anthropologie
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de l’enfant
LAGACHE D. La jalousie amoureuse
LAGACHE D. L’unité de la psychologie
LALANDE A. Vocabulaire technique et critique de la philosophie
LAPLANCHE J. Entre séduction et inspiration : l’homme
LAPLANCHE J. Nouveaux fondements pour la psychanalyse
LAPLANCHE J. Sexual. La sexualité élargie au sens freudien
LAPLANCHE J. La révolution copernicienne inachevée
LAPLANCHE J. Vie et mort en psychanalyse
LAPLANCHE J. Problématiques
IVII : L’angoisse
VIII : Castration. Symbolisations
VIII : La sublimation
IIIV : L’inconscient et le Ça
IIIV : Le baquet. Transcendance du transfert
IIVI : L’après-coup
IVII : Le fourvoiement biologisant de la sexualité
chez Freud
LAPLANCHE J. Vocabulaire de la psychanalyse
et PONTALIS J.-B.
LARTHOMAS P. Le langage dramatique
LEBECQ S. Histoire des îles Britanniques
LE BON G. Psychologie des foules
LE BRETON D. Anthropologie du corps et modernité
LE BRETON D. Conduites à risque
LE BRETON D. L’interactionnisme symbolique
LE GLAY M., LE BOHEC Y., Histoire romaine
VOISIN J.-L.
LE RIDER J. Modernité viennoise et crises de l’identité
LEBOVICI S. SOULÉ M. La connaissance de l’enfant par la psychanalyse
LEBOVICI S., DIATKINE R. Nouveau Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’ado-
et SOULÉ M. (dir.) lescent (4 volumes sous film)
LECLANT J. (dir.) Dictionnaire de l’Antiquité
LECOURT D. L’Amérique entre la Bible et Darwin
LECOURT D. Contre la peur
LECOURT D. (dir.) Dictionnaire de la pensée médicale
LECOURT D. (dir.) Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences
LÉONARD É. G. Histoire générale du protestantisme
LEROI-GOURHAN A. Les religions de la Préhistoire
LEROI-GOURHAN A. (dir.) Dictionnaire de la Préhistoire
LEVINAS E. Le temps et l’autre
LÉVI-STRAUSS C. (dir.) L’identité. Séminaire du Collège de France, 1974-1975
LÉVY-BRUHL L. Carnets
LIBERA A. DE La philosophie médiévale
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LIÉBERT G. Nietzsche et la musique
LIGOU D. (dir.) Dictionnaire de la franc-maçonnerie
LOCKE J. Lettre sur la tolérance
MACINTYRE A. Après la vertu
MAÏMONIDE M. Le livre de la connaissance
MARION J.-L. Dieu sans l’être
MARION J.-L. La croisée du visible
MARION J.-L. Sur la théologie blanche de Descartes
MARION J.-L. Étant donné
MARSAULT C. Socio-histoire de l’éducation physique et sportive
MARTIN R. Comprendre la linguistique
MARTY P., L’investigation psychosomatique
M’UZAN M. DE, DAVID C.
MARX K. Le Capital, livre I
MARX W. (dir.) Les arrière-gardes au XXe siècle
MARZANO M. (dir.) Dictionnaire du corps
MATTÉI J.-F. La barbarie intérieure
MATTÉI J.-F. Philosopher en français
MATTÉI J.-F. Platon et le miroir du mythe
MAUSS M. Essai sur le don
MAUSS M. Sociologie et anthropologie
MEILLASSOUX C. Anthropologie de l’esclavage
MERLEAU-PONTY M. La structure du comportement
MERLIN P., CHOAY F. (dir.) Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement
MESURE S., Le dictionnaire des sciences humaines
SAVIDAN P. (dir.)
MEYER M. Science et métaphysique chez Kant
MEYER M. Pour une histoire de l’ontologie
MEYER M. Le comique et le tragique
MEYER M. Comment penser la réalité
MEYER M. Le Philosophe et les passions
MEYER M. Petite métaphysique de la différence
MEYER M. De la problématologie
MIALARET G. Sciences de l’éducation
MICHAUD Y. Hume et la fin de la philosophie
MICHAUD Y. Locke
MICHAUD Y. La crise de l’art contemporain
MILL J. S. L’utilitarisme. Essai sur Bentham
MINKOWSKI E. Le temps vécu
MIQUEL A. La littérature arabe
MIOSSEC J.-M. Géohistoire de la régionalisation en France
MOLINIÉ G. La stylistique
MONNERET P. Exercices de linguistique
MONNEYRON F. La frivolité essentielle
MONTAIGNE M. DE Les Essais. Livres I, II, III
MONTBRIAL T. DE L’action et le système du monde
MONTBRIAL T. DE, Dictionnaire de stratégie
KLEIN J. (dir.)
MORENO J. L. Psychothérapie de groupe et psychodrame
MOSCOVICI S. (dir.) Psychologie sociale
MOUNIN G. (dir.) Dictionnaire de la linguistique
MOUNIN G. Histoire de la linguistique, des origines au XXe siècle
MOURA J.-M. Littératures francophones et théorie postcoloniale
MOUSNIER R. Les XVIe et XVIIe siècles
MOUSNIER R. Les institutions de la France sous la monarchie
absolue
NEMO P. Histoire des idées politiques dans l’Antiquité et au
Moyen Âge
NEMO P. Histoire des idées politiques aux Temps modernes
et contemporains
NEMO P. Qu’est-ce que l’Occident ?
NEMO P., PETITOT J. (dir.) Histoire du libéralisme en Europe
NIELSBERG J.-A. (dir.) Violences impériales et lutte de classes
NIETZSCHE F., RÉE P. Correspondance
et SALOMÉ L. von
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NISBET R. A. La tradition sociologique
NIVEAU M., CROZET Y. Histoire des faits économiques contemporains
NOZICK R. Anarchie, État et utopie
ORIGAS J.-J. (dir.) Dictionnaire de littérature japonaise
ORLÉAN A. (dir.) Analyse économique des conventions
ORRIEUX C., Histoire grecque
SCHMITT PANTEL P.
PALIER B. Gouverner la sécurité sociale
PARIENTE-BUTTERLIN I. Le droit, la norme et le réel
PAROT F., RICHELLE M. Introduction à la psychologie
PAUGAM S. La disqualification sociale
PAUGAM S. Le salarié de la précarité
PAUGAM S. La société française et ses pauvres
PAUGAM S., DUVOUX N. La régulation des pauvres
PERRIN M. Les praticiens du rêve
PERROY É. Le Moyen Âge
PIAGET J. La représentation du monde chez l’enfant
PIAGET J. Le structuralisme
PIAGET J., INHELDER B. La psychologie de l’enfant
PIÉRON H. (dir.) Vocabulaire de la psychologie
PINÇON M. Voyage en grande bourgeoisie
et PINÇON-CHARLOT M.
PIRENNE H. Mahomet et Charlemagne
PISIER É., DUHAMEL O. Histoire des idées politiques
et CHÂTELET F. (dir.)
POLITZER G. Critique des fondements de la psychologie
POTTE-BONNEVILLE M. Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire
POULAIN J.-P. Sociologies de l’alimentation
POUPARD P. (dir.) Dictionnaire des religions (2 vol.)
POUTIGNAT P., Théories de l’ethnicité
STREIFF-FENART J.
PRAIRAT E. De la déontologie enseignante
PRIGENT M. Le héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille
PRIGENT M. (dir.) Histoire de la France littéraire
Vol. 1 : Naissances, Renaissances
Vol. 2 : Classicismes
Vol. 3 : Modernités
QUINODOZ J.-M. La solitude apprivoisée
RAWLS J. Libéralisme politique
RAYNAUD P., RIALS S. (dir.) Dictionnaire de philosophie politique
REVUE DIOGÈNE Chamanismes
REVUE DIOGÈNE Une anthologie de la vie intellectuelle au XXe siècle
REYNIÉ D. (dir.) L’extrême gauche, moribonde ou renaissante ?
RIALS S. Villey et les idoles
RIALS S. Oppressions et résistances
RIEGEL M., PELLAT J.-C. Grammaire méthodique du français
et RIOUL R.
ROBIN L. Platon
ROCHÉ S. Sociologie politique de l’insécurité
RODINSON M. Les Arabes
RODIS-LEWIS G. La morale de Descartes
ROMILLY J. DE (dir.) Dictionnaire de littérature grecque ancienne et
moderne
ROMILLY J. DE La tragédie grecque
ROMILLY J. DE Précis de littérature grecque
ROSOLATO G. Le sacrifice. Repères psychanalytiques
ROSSET C. Schopenhauer, philosophe de l’absurde
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Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 393 à 420
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
DOI 10.3917/puf.mosco.2009.01.0393
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Conclusions générales
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 387 à 391
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Conclusions générales

Le partage social
Conclusions générales
des émotions

Au long de cet ouvrage, les notions de représentation du monde et


de soi, de théories de la réalité, de postulats sur le fonctionnement du
monde, d’univers présupposé, de systèmes d’anticipation, et de réalité
virtuelle ont été à l’avant-plan de nos raisonnements. Dans ce contexte,
nous avons souligné que la perception s’appuie sur une représentation
de l’univers, que l’action repose sur une vision du fonctionnement de
l’univers, et que les émotions se révèlent quand l’univers représenté et
l’univers observé ne sont pas en phase. Nous avons examiné les fonc-
tions multiples que les émotions remplissent. Celles-ci signalent en par-
ticulier les moments où le déphasage entre les deux univers s’accentue
et les moments où ce déphasage se réduit. Simultanément, les émotions
exercent des fonctions motivationnelles. Selon l’importance des écarts
intervenus, elles incitent l’individu à poursuivre son engagement et à
atteindre le but, ou à se désengager et à opérer la transition vers d’autres
buts. À la suite d’Oatley et Johnson-Laird (1987), nous avons égale-
ment noté que, dans ces situations de rupture de syntonie, les émotions
subviennent aux besoins de l’individu pris au dépourvu. Elles assurent
l’intérim en mettant à sa disposition des procédures automatiques
d’adaptation. Nous avons encore remarqué que les émotions assurent le
marquage de l’événement. Ainsi, l’entourage social en est informé par
les signaux puissants et impératifs que l’individu émet ; l’individu lui-
même éprouve des signaux subjectifs impérieux qui le contraignent à
accorder une priorité absolue à cet événement. De surcroît, les diffé-
388 Le partage social des émotions
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rents signaux externes et internes que l’individu génère s’associent chez
lui à ceux qu’il perçoit dans le milieu et l’ensemble marque la mémoire
implicite d’une manière particulièrement prégnante. Ce marquage, qui
est donc à la fois social, subjectif et diachronique confère aux expérien-
ces émotionnelles une saillance exceptionnelle.
Au-delà de l’événement, nous avons observé une formidable pro-
pension des êtres humains à réévoquer leurs expériences émotionnel-
les, à en reparler, et à les partager largement avec leur entourage
social. Nos analyses nous ont conduits à découvrir que ce processus est
animé par deux dynamismes fondamentaux. L’un de ceux-ci aboutit à
restaurer et à conforter le lien social qui unit l’émetteur et son parte-
naire. Par le partage secondaire et le partage tertiaire, cet effet tend
ensuite à s’étendre aux membres d’un cercle plus étendu. De cette
manière, l’expérience émotionnelle de l’individu a un impact sur
l’intégration sociale du groupe. Le second dynamisme met en œuvre
le traitement cognitif de l’expérience émotionnelle, avec en son centre
la recherche de sens. La mise en mot, la narration et la conversation
en constituent les outils essentiels tandis que les ressources les plus
importantes à cet égard résident dans les réservoirs de sens de la cul-
ture. Nous avons pu constater que chacun des deux dynamismes ainsi
distingués trouvait ses racines profondes dans l’histoire du développe-
ment social de l’individu.
En somme, l’émotion, qui émerge au cœur de l’expérience indivi-
duelle, intervient effectivement au service de l’individu : elle lui signale
les limites de son univers virtuel et elle prend le contrôle de ses réac-
tions dans ces moments où il est pris au dépourvu. Toutefois, il est
remarquable qu’une manifestation d’origine essentiellement indivi-
duelle donne lieu à autant d’impact social et de développements
sociaux : au moment même, l’entourage en est averti par les signaux
expressifs ; par la suite, le sujet est avide de diffuser son expérience ; les
autres sont à l’affût des récits d’expériences émotionnelles ; une fois
partagés, ces récits se propagent dans les groupes ; la cohésion des grou-
pes peut en être positivement affectée ; et, à chaque niveau de la trans-
mission, l’entreprise de production de sens est à l’œuvre. Et l’examen
de la psychogenèse révèle à quel point les moyens dont dispose
Conclusions générales 389
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l’individu pour gérer l’expérience émotionnelle trouvent leur origine
dans l’histoire du développement social. Il apparaît de cette manière
que, si l’émotion est bien une expérience qui émerge au cœur de
l’individu, cette expérience est une affaire qui, à de nombreux égards,
concerne étroitement les autres. Pourquoi ?
De manière naïve, la psychologie qui s’est développée tout au long
du XXe siècle procède de l’a priori de l’individualité de l’être humain.
Cela vaut pour toutes les grandes écoles qui ont alimenté cette disci-
pline. La psychologie s’appuie sur le principe du self-made-man. Selon
cette perspective, chaque individu développe sa croissance psycholo-
gique et assure sa maîtrise du monde à partir de son expérience propre.
Les théories psychologiques racontent la saga d’une construction indi-
viduelle qui résulte d’acquis personnels. C’est cette construction qui
rend chacun capable de mener ses transactions avec le monde. La con-
tribution du savoir social et de la culture n’y est qu’affaire de détails.
L’essentiel provient de l’expérience. Un tel point de vue n’est cependant
tenable que si on présuppose que le monde et la vie ne constituent pas
de grands problèmes pour l’être humain. Chacun pourra affronter le
monde et mener sa vie sans grande difficulté à partir du petit bagage
que son parcours personnel lui aura permis d’accumuler.
Or, le monde est un immense problème et la vie est un immense
problème. Par exemple, il y a 200 milliards d’étoiles dans notre galaxie,
notre galaxie mesure 100 000 années-lumière, l’univers observable
mesure 17 milliards d’années-lumière, et bien qu’on ignore le nombre
de galaxies que compte l’univers, le chiffre de 100 milliards ne paraît
pas impensable. L’être humain n’a pu que tabler sur le développement
progressif de ses moyens d’investigation pour décoder tant bien que
mal des choses de ce genre et de nombreuses autres tout aussi mysté-
rieuses. Parmi les innombrables problèmes auxquels il se trouve con-
fronté, il faut noter en particulier le fait qu’à tout moment lui-même
ou les êtres qui lui sont chers peuvent être emportés par un virus, un
accident vasculaire, une piqûre d’insecte, un tremblement de terre, une
tornade, un accident de voiture, un incendie, un accident domestique,
la violence humaine, un cyclone, une éruption volcanique, ou un glis-
sement de terrain...
390 Le partage social des émotions
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Dès le moment où l’humanité a commencé à disposer de la cons-
cience, les dimensions de ces problèmes ont dû lui apparaître. Dès
lors, la survie n’était plus possible qu’au sein d’une entreprise de cons-
truction de sens. Il fallait nécessairement élaborer des digues symboli-
ques suffisantes pour rendre la vie viable et pour permettre à chaque
individu de développer des transactions avec un monde rassurant.
C’est ainsi sans doute qu’aujourd’hui chacun aborde la vie au sein
d’un univers qui lui semble organisé et cohérent. On a des journées à
remplir, des tâches à accomplir, un agenda à suivre et un calendrier à
traverser, avec des institutions, des fêtes, des célébrations. On dispose
d’un langage qui met en ordre toutes les choses, d’innombrables systè-
mes de sens avec la religion, la philosophie, les sciences, et un sens
commun qui résout la plupart des problèmes courants (Berger et
Luckmann, 1966 ; Schutz, 1967). Une immense digue symbolique
protège ainsi chacun des menaces symboliques. Or, aucun individu
n’aurait pu élaborer à lui seul une telle digue. Produite par l’expé-
rience humaine depuis la nuit des temps, elle est transmise à chaque
nouveau venu. Elle constitue la toile de fond de toutes les expériences
individuelles. C’est le fond commun de la réalité virtuelle dont chacun
dispose.
L’entreprise essentielle de l’humanité est d’assurer la préservation de
ces constructions. L’humanité se doit d’en détecter à tout moment les
failles et les faiblesses. Celles-ci devront impérativement donner lieu à
des aménagements et à des réajustements, parce qu’il faut que l’univers
virtuel continue à assurer efficacement sa fonction de digue symbo-
lique. Il doit permettre à chaque individu d’anticiper raisonnablement
les événements, d’exercer sur ces événements un contrôle suffisant, et
de maintenir pour lui-même une vision rassurante du monde et de sa
propre situation dans le monde. Tout écart qui se manifeste entre
l’univers virtuel et les événements du monde constitue dès lors néces-
sairement une information critique. Cette information devra guider les
aménagements, les réajustements, voire les reconstructions.
Or, il n’y a pas d’autre lieu que l’expérience individuelle pour
mettre l’univers virtuel à l’épreuve. Et c’est seulement au cœur de
chaque individu que des détecteurs existent pour repérer et pour signa-
Conclusions générales 391
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ler les écarts entre le monde escompté et le monde observé. Comme
une brèche dans le décor, l’épisode émotionnel laisse entrevoir la réa-
lité qui se cache derrière la réalité virtuelle. C’est en ce sens-là sans
doute que chaque émotion de chaque individu est pertinente pour le
monde social. L’humanité ne dispose pas d’autre moyen que les émo-
tions des individus qui la composent pour assurer la préservation de ses
constructions.
Chapitre 16. La matrice sociale des expériences
émotionnelles
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 359 à 386
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Chapitre 16

La matrice sociale des expériences émotionnelles


Les matrice
La expériences
sociale
émotionnelles,
des expériences
leurémotionnelles
impact et leur gestion

Dans ce chapitre, nous allons examiner les manifestations émotion-


nelles telles qu’elles émergent depuis le début de la vie d’un individu.
Nous allons les suivre dans leur évolution en portant une attention spé-
ciale à la manière dont les agents sociaux et les conditions sociales inter-
viennent dans leur modulation ou dans leur gestion. Nous devrions de
cette manière parvenir à clarifier la question de la contribution du
monde social à cet égard. En particulier, cette contribution va-t-elle
au-delà de la dynamique socio-affective dont l’importance ressortait de
manière manifeste tant de l’étude du partage social de l’émotion que de
l’étude des situations émotionnelles collectives ?

ÉMOTIONS ET GESTION DES ÉMOTIONS AUX ORIGINES DE LA VIE

Le nouveau-né dort environ dix-huit heures sur vingt-quatre ; les


périodes d’éveil sont brèves, elles durent de trente à quarante-cinq
minutes. Pendant ces périodes, son activation peut s’élever très rapide-
ment et atteindre des niveaux considérables. Au cours des différentes
phases du sommeil ou de l’éveil, on peut observer quelques manifesta-
tions apparentées à l’univers des émotions : le sourire dans le sommeil
paradoxal, le réflexe de sursaut, les réponses faciales aux stimulations
360 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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gustatives, les cris et les manifestations faciales et corporelles d’acti-
vation. On hésite souvent à qualifier d’émotionnelles ces manifestations
précoces. Contreparties visibles ou audibles de variations physiologi-
ques d’origine centrale ou périphérique, ce sont essentiellement des
signaux à l’usage du milieu. Entre les manifestations d’allure positive et
celles d’allure négative, le bébé signale son bien-être ou son inconfort.
Les signaux négatifs sont généralement abondants. De quels moyens
propres l’enfant nouveau-né dispose-t-il pour faire face à l’inconfort ?
Il possède quelques réflexes. Son pied se rétracte si on le pince. Il
tourne le visage latéralement dans la direction du sein maternel. Il
répond par la succion à l’introduction d’un objet dans les lèvres. Guère
plus. Aucun de ces moyens ne lui permet de moduler l’activation à
laquelle il est soumis. Incapable de rétablir son bien-être par lui-même,
il est également dépourvu des moyens d’assurer sa simple survie. Laissé
à lui-même, il périrait à brève échéance. Sa dépendance par rapport à
ceux qui l’entourent est donc totale, et ce pour une période dont il
serait hasardeux de fixer la durée... (à quel âge estimez-vous que votre
enfant n’a plus besoin de vous... ?).
Dans ces conditions, la survivance des enfants humains, et donc
celle de l’espèce humaine, dépend de trois facteurs. Elle dépend
d’abord de la capacité de l’enfant à signaler les inconforts, malaises, et
autres états de besoin dont il est l’objet. Elle dépend ensuite de la dis-
position de l’entourage à répondre à ces signaux et à agir pour en
réduire les causes. Enfin, il faudra qu’entre cet enfant et son entourage
s’établisse un lien propre à garantir la continuité des soins. Au vu de la
dépendance exceptionnellement longue du rejeton humain, cette der-
nière condition est impérieuse. Sans l’établissement d’un lien d’attache-
ment entre lui et son entourage, les chances de survie de l’enfant sont
nulles. Nous allons examiner la manière dont ce lien se développe, puis
préciser ses fonctions particulières au regard de la gestion des émotions.
Nous comprendrons ainsi pourquoi on considère de plus en plus la
question de l’attachement comme une partie intégrante de celle de
l’émotion.
La matrice sociale des expériences émotionnelles 361
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L’ATTACHEMENT CHEZ LES ANIMAUX

L’attachement d’un rejeton à une figure parentale est un phéno-


mène très répandu dans la nature. Au chapitre 5, nous avons vu qu’on
en a particulièrement étudié les manifestations chez les oiseaux nidifu-
ges comme les oies, les canards ou les poules, qui disposent de la loco-
motion dès l’éclosion. Nous avons noté que les oisillons de ces espèces
suivent leur mère dans tous ses déplacements alors qu’ils réagissent par
la fuite et des cris de détresse à l’approche de tout élément étranger.
L’imprégnation du jeune animal à sa mère s’établit au cours d’une
période temporelle brève. Chez les canards cols-verts, par exemple,
cette période commence avec la croissance de la capacité locomotrice,
dès la treizième heure après l’éclosion. Elle prend fin avec l’apparition
des premières manifestations de peur, aux alentours de la vingtième
heure (Hess, 1957). Pendant cette courte fenêtre temporelle, l’oisillon
est accessible à l’imprégnation à n’importe quel élément circulant dans
son champ de vision. Les chiots connaissent également une période cri-
tique d’imprégnation (Scott, 1963). Mais c’est surtout l’étude des pri-
mates, et en particulier celle des singes rhésus, qui a nourri les connais-
sances sur l’attachement. Après sa naissance, un jeune singe rhésus
maintient avec sa mère un contact ventro-ventral presque continu.
Progressivement, il s’engage dans de brèves excursions dans un court
rayon autour de la « base maternelle ». Au terme de sa première année
de vie, il passe encore 30 % de la journée en contact corporel avec sa
mère, ainsi que la totalité de la nuit (Hinde et Spencer-Booth, 1967).
Dans ses études classiques, Harlow (1958 ; Harlow et Zimmerman,
1959) a démontré que cet attachement était indépendant de l’allaite-
ment. Par exemple, si en l’absence de sa mère on l’expose à deux posti-
ches-substituts, l’un recouvert de fourrure et l’autre pourvu d’un bibe-
ron, le jeune animal passera l’essentiel de son temps au contact du
postiche recouvert de fourrure et négligera l’autre, sauf pour s’allaiter.
Les expériences d’Harlow ont également démontré l’importance du
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contact corporel pour la modulation de l’activation émotionnelle du
jeune singe. Ainsi, si celui-ci est exposé à un élément inconnu, il réta-
blit aussitôt le contact avec sa mère, ou avec son substitut. Après un
temps de contact corporel, il est ensuite capable d’approcher l’objet et
de l’explorer. Tout changement dans le milieu provoque la même
réaction de contact, de sorte que sa mère devient effectivement pour le
jeune singe la base à partir de laquelle celui-ci développe ses comporte-
ments d’exploration et de découverte du monde. Lorsque cette base lui
est retirée précocement, il se détourne des stimulations et manifeste des
cris de détresse quand des signaux lui parviennent. Sans sa base mater-
nelle de contact, il serait donc dans l’incapacité de découvrir le monde
environnant et de se familiariser avec les éléments qu’il comporte. Des
enfants singes séparés de leur mère depuis la naissance et élevés seuls
ensuite présentent à l’âge adulte un profil adaptatif considérablement
réduit par rapport à celui des jeunes élevés au contact de leur mère ou
de substituts appropriés (Harlow et Harlow, 1962).
Dans les différentes espèces où on l’observe, l’établissement de
l’attachement repose sur un processus commun que les travaux théori-
ques et empiriques de Donald Hebb (1946, 1949) ont permis de mettre
en évidence. Ce processus repose sur l’évolution de la discrimination
perceptive du jeune animal. Dans la phase qui fait suite à la naissance,
celui-ci répond par l’exploration perceptive à tout ce qu’il rencontre.
De cette manière, des modèles perceptivo-cognitifs des objets habituels
de son milieu s’établissent chez lui. Parmi ces objets, les figures parenta-
les occupent nécessairement une place de premier plan. Une fois ces
modèles installés, la rencontre d’objets non familiers éveille des discor-
dances cognitives. Par les brusques accroissements d’activation émo-
tionnelle que celles-ci déclenchent, de telles rencontres engendrent
désormais des manifestations de détresse. L’évolution de la discrimina-
tion perceptive aboutit ainsi à mettre en place un système binaire de
réponse au milieu qui lie la perception, les modèles internes et les émo-
tions : devant un élément familier, syntonisation, émotions positives et
approche ; devant un élément non familier, asyntonie, émotions néga-
tives (peur, cris, détresse...) et évitement. Par ce dispositif très simple, le
jeune individu se tient désormais dans la proximité des objets familiers,
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et donc sûrs, et à l’écart des éléments étrangers, et notamment des pré-
dateurs potentiels (Bowlby, 1984). En outre, quand il se trouve en pré-
sence d’éléments inconnus, ses signaux de détresse ont la propriété de
ramener ses familiers auprès de lui. Pour la survie, la portée de ce dis-
positif d’attachement est donc considérable.

L’ATTACHEMENT CHEZ L’ÊTRE HUMAIN

Ce qui vient d’être décrit existe également chez l’être humain. Il a


fallu longtemps aux chercheurs pour s’en rendre compte parce que,
dans cette espèce, l’établissement de l’attachement est nettement plus
long et plus diffus. En particulier, du fait que l’enfant humain ne peut
avant longtemps ni se mouvoir par lui-même, ni même s’agripper à un
adulte, l’attachement s’élabore par les seules manifestations expressives.
Il repose largement sur l’échange de signaux faciaux. Le processus est
donc beaucoup moins spectaculaire et beaucoup plus subtil que dans la
plupart des espèces animales où on l’a observé. Une partie importante
des connaissances scientifiques à ce sujet est issue de la vague d’intérêt
pour l’étude des comportements dits « non verbaux » qui a émergé dans
les années 1960 (voir, par exemple, Feldman et Rimé, 1991). Dans ce
contexte, on a notamment découvert que la maturation précoce des
systèmes olfactifs et auditifs de l’enfant lui donne très tôt la capacité de
distinguer sa mère des autres agents. Ainsi, dès l’âge d’un mois, il sourit
davantage en réponse à la voix de sa mère qu’à celle d’autres personnes
(Wolff, 1963). Mais ses capacités discriminatives ne seront accomplies
que lorsque la vision y contribuera par la reconnaissance de visages. Or,
dans ce registre, le développement de l’enfant humain est très lent. Le
nouveau-né ignore tout simplement le visage humain. Ses préférences
visuelles s’adressent aux surfaces contrastées, de sorte qu’il s’attarde sur-
tout à des figures striées, des damiers, ou des cercles concentriques
(Fantz, 1963). Devant un visage humain, l’enfant âgé d’un mois place
encore la majorité de ses points de fixation à l’extérieur de la figure.
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Toujours à la recherche des contrastes, il ne balaie qu’une faible partie
du visage, limitée à son contour (Maurer et Salapatek, 1976). Entre les
âges de trois et cinq semaines, il ne se focalise sur les yeux d’un visage
que pendant 22 % du temps d’exposition en moyenne. Mais à sept
semaines, cette valeur passe brusquement à 88 % (Haith, Bergman et
Moore, 1977). C’est ainsi qu’on situe aux alentours de la sixième
semaine l’âge de la découverte des yeux dans le visage humain. Une
évolution parallèle est observée pour le sourire (Sroufe et Waters,
1976 ; Sroufe, 1995). À la troisième semaine, l’enfant sourit à
n’importe quelle forme en mouvement figurant une tête. Mais, à la
sixième semaine, il n’y répond plus que si cette forme comporte le des-
sin grossier de deux yeux. Entre huit à dix semaines, le mouvement de
la figure cesse d’être une condition nécessaire au déclenchement du
sourire de l’enfant. Dès ce moment, un visage stationnaire, réel ou
figuré, devient le déclencheur le plus efficace du sourire, pourvu qu’il y
ait deux yeux dans la configuration (Ahrens, 1954 ; Wolff, 1963).
Enfin, vers la douzième semaine, le visage humain réel, silencieux, sta-
tionnaire, présenté les yeux ouverts et de face prend la première place
dans le déclenchement du sourire. La reconnaissance du visage humain
est désormais acquise.
Toutefois, à ce stade de son développement perceptivo-cognitif,
l’enfant humain ne reconnaît encore que la forme du visage et non tel
visage d’une personne bien définie. À cet âge d’ailleurs, ses comporte-
ments d’approche – suivre le visage des yeux, saisir de la main, cesser de
pleurer, sourire et babiller – se manifestent de manière indiscriminée et
s’adressent donc à tous les visages. Au cours d’une évolution qui se
poursuivra jusqu’au sixième mois, l’enfant devra apprendre à distinguer
les visages différents, et ensuite les moments différents d’un même
visage, sous ses différents angles et avec ses expressions différentes. Entre
quatre et six mois, les réponses d’approche deviennent de plus en plus
discriminatives et privilégient toujours plus les personnes familières. À
six mois, cette discrimination est désormais manifeste pour la majorité
des enfants élevés en famille (Ainsworth, 1969 ; Bowlby, 1984).
En conséquence, et en parfaite cohérence avec la logique de la dis-
crimination perceptive et des modèles internes sur lesquels cette discri-
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mination repose, des réactions émotionnelles nouvelles apparaissent
dans le répertoire de l’enfant dès le septième mois. Devant une per-
sonne inconnue, celui-ci répond désormais par l’inquiétude et
l’évitement, puis ultérieurement, par la panique et la détresse. Ces
manifestations ont été abondamment étudiées sous le nom de « peur de
l’étranger » (Spitz et Wolf, 1946 ; Spitz, 1950 ; Freedman, 1961 ; Scarr
et Salapatek, 1970 ; Schaffer et Emerson, 1964 ; Schaffer, 1966 ; Wat-
son, 1966 ; Wolff, 1969). Quand la mère est présente aux côtés de
l’enfant, cette peur est atténuée et prend la forme de réaction de « pru-
dence » (Emde, Gaensbauer et Harmon, 1976). Ces manifestations
négatives nouvelles dans son répertoire émotionnel émergent égale-
ment chez l’enfant dans d’autres contextes. Ainsi, la peur du vide fait
son apparition à cette même période (Schwartz, Campos et Baisel,
1973). Mais la capacité de l’enfant à discriminer les familiers des étran-
gers ne suffit pas pour démontrer l’établissement d’un système d’atta-
chement. L’attachement suppose encore que l’enfant se maintienne
dans la proximité immédiate des figures concernées. Ses réactions au
moment où sa mère quitte la pièce constituent une situation-test à cet
égard. Se met-il à pleurer ? Ébauche-t-il un mouvement de suite ? De
telles réponses qui confirment l’établissement du lien d’attachement se
présentent chez un tiers des enfants à l’âge de six mois, chez les trois
quarts d’entre eux à l’âge de neuf mois, et chez quasiment tous à l’âge
de douze mois (Schaeffer et Emerson, 1964).
Alors que dans les espèces animales, le temps d’élaboration de
l’attachement se compte en heures ou en jours, chez l’enfant humain, il
s’établit donc au cours d’une évolution lente et complexe qui s’étend
sur une grande partie de la première année de vie. Comme chez
l’animal, l’attachement résulte des modèles perceptivo-cognitifs engen-
drés par son exposition aux figures habituelles de son milieu. Les
réponses émotionnelles de l’enfant varient ensuite du positif au négatif
selon que les figures apparues rencontrent ou ne rencontrent pas ces
modèles. On notera que, au cours de la genèse de l’attachement, une
mutation s’est produite dans la vie émotionnelle de l’enfant. Immédia-
tement après la naissance, les signaux de type émotionnel qu’il émettait
signalaient essentiellement des déviations de son équilibre corporel. Par
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la suite, avec le développement de ses premières connaissances du
monde, et donc de systèmes d’attentes, de schèmes, de modèles théori-
ques, de représentations de la réalité, de nouvelles émotions sont appa-
rues chez lui. Celles-ci signalent désormais la mesure dans laquelle le
monde se présente ou non en concordance avec ses représentations
cognitives. Ainsi, alors qu’il continuera encore à signaler la faim, la soif,
ou l’inconfort, un second répertoire émotionnel très différent du pre-
mier s’est installé chez l’enfant. Celui-ci concerne le rapport entre
l’univers représenté et l’univers rencontré. Il signale désormais les écarts
entre la carte et le terrain.

ÉMOTIONS , COGNITIONS ET LIEN SOCIAL

L’étude de l’attachement est riche d’enseignements tant pour la


question de la gestion des émotions que pour celle des liens qui unis-
sent les émotions, les cognitions et les liens sociaux. Chez l’enfant
humain, les fonctions remplies par l’attachement sont multiples. Au
long de son développement, les personnes auxquelles il s’est attaché
interviennent continuellement auprès de lui sur le double plan biolo-
gique et culturel : elles dispensent à l’enfant à la fois les soins corporels
primaires et les fondements du savoir social. Mais la fonction première
de l’attachement est émotionnelle. Selon la formule de Bowlby (1988),
le système d’attachement constitue pour l’enfant une ressource que celui-ci met
en œuvre quand il rencontre des sources de stress. En cas de détresse en effet,
les signaux émis permettent à l’enfant de rétablir sa proximité physique
avec les objets de son attachement. Ces personnes-ressource agissent
alors de manière à moduler et à apaiser l’activation émotionnelle
engendrée par les sources de stimulation. La preuve manifeste que la
fonction primordiale de l’attachement se situe bien sur le plan émo-
tionnel apparaît dans le fait que les signaux d’attachement émis par
l’enfant, c’est-à-dire ses appels, ses cris, ses pleurs, atteignent leur inten-
sité maximale quand il rencontre des situations non familières.
La matrice sociale des expériences émotionnelles 367
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Dans le cours de sa première année de vie, l’enfant humain s’est
donc doté d’un système par lequel il s’en remet entièrement à son
milieu social pour la gestion de ses émotions. Lui-même se contente de
signaler les moments où il éprouve un stress. D’un point de vue déve-
loppemental, ce sont donc les proches, les familiers, qui occupent le
premier rôle dans la modulation des émotions de l’individu. À l’arrière-
plan de cette fonction première, se profile un second rôle que remplis-
sent les figures d’attachement et qui concerne l’élaboration des cogni-
tions. Face à un monde qui varie à l’infini et qui change sans cesse,
l’enfant doit se doter de stabilité en se construisant une réalité sub-
jective. Celle-ci émergera progressivement du choc de l’exposition à
la nouveauté, à l’inconnu et à la différence, et de la résorption de ce
choc par l’élaboration de structures de connaissance appropriées. La
mise en œuvre de comportements d’exploration et de familiarisation lui
seront indispensables à cet égard. À mesure qu’elle progressera,
cette démarche d’élaboration des connaissances permettra à l’enfant de
réduire pour lui-même le champ de l’inconnu et d’augmenter corréla-
tivement la part du monde dans laquelle il pourra évoluer avec aisance
et assurance. Mais la condition de possibilité de cette évolution est à
chaque fois l’apaisement de sa détresse devant l’inconnu et la nou-
veauté. Tant que la détresse domine, l’exposition à ces stimulations,
leur exploration et la familiarisation avec eux sont exclues. C’est ainsi
que l’apaisement émotionnel dispensé par ses figures d’attachement met
l’enfant en position de faire face aux objets étrangers et donc d’élaborer
des représentations à leurs propos. À mesure qu’il accède à la compré-
hension du langage, les figures d’attachement enrichiront encore cette
démarche en lui transmettant le savoir social et, avec ce savoir, les
innombrables systèmes culturels de stabilisation du réel. Sans ces
apports du lien social, à l’instar des jeunes singes privés de leur mère
dans les expériences de Harlow et Harlow (1962), l’enfant humain ne
pourrait guère tolérer le contact avec le monde.
On constate donc qu’au départ de la vie, une dynamique fonda-
mentale unit les pôles émotionnel, cognitif, et social de l’adaptation.
Le développement de la connaissance n’est possible chez l’enfant que
s’il y a une modulation des émotions suscitées chez lui par la ren-
368 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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contre de l’inconnu. Cette modulation est assurée par son entourage
social, qui crée ainsi la possibilité pour l’enfant de développer ses
connaissances. À l’horizon de cette démarche, les agents sociaux lui
donnent le moyen de réduire progressivement sa dépendance à leur
égard. Il accédera à l’autonomie en modulant par ses moyens cognitifs
propres les émotions que ses transactions avec le milieu suscitent.
Néanmoins, il est remarquable que cette autonomie demeure relative.
Dans les situations critiques, l’appui sur les agents sociaux intervient
naturellement.

L’INFORMATION SOCIALE DANS LES SITUATIONS CRITIQUES

Sorce, Emde, Campos et Klinnert (1985) ont placé des enfants âgés
d’un an dans le dispositif de « falaise visuelle » qu’on utilise classique-
ment pour éprouver les réactions au vide. Il s’agit d’une table sur
laquelle on dépose l’enfant ; une moitié de la surface est vitrée et simule
ainsi le vide. Dans cette expérience, quand l’enfant s’approchait de la
surface vitrée, sa mère placée face à lui adoptait une expression joyeuse
ou une expression de frayeur, selon les instructions de l’expérimen-
tateur. On a ainsi constaté que les enfants s’aventuraient « dans le vide »
dans 74 % des cas quand leur mère montrait une expression joyeuse.
Quand celle-ci manifestait la peur par contre, pas un seul enfant n’a
entrepris l’aventure. Feinman et Lewis (1983) ont observé un effet ana-
logue chez des enfants de dix mois exposés à une personne inconnue et
dont le parent adoptait, selon la condition, une expression positive,
négative, ou neutre. En outre, cette expression était dirigée vers l’in-
connu dans une partie des conditions expérimentales, et vers l’enfant
dans une autre. L’expérience a permis de constater que l’enfant
s’approchait davantage de l’inconnu quand le parent manifestait une
expression positive, que quand l’expression de celui-ci était neutre ou
négative. Mais l’effet ne se présentait que quand l’expression parentale
s’adressait à lui, ce qui révèle l’usage très discriminatif que l’enfant fait
de ces signaux.
La matrice sociale des expériences émotionnelles 369
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Les études de ce type ont suscité un courant de recherches connu
sous le nom de référence au social (en anglais, social referencing). On y a
montré que, dès le deuxième semestre, l’enfant utilise l’information
émotionnelle des tiers pour clarifier une situation ambiguë. Il n’est
même pas indispensable que ces tiers soient des figures d’attachement.
Klinnert, Emde, Butterfield et Campos (1986) ont mis des enfants d’un
an devant un jouet inconnu ; un expérimentateur avec lequel ils
avaient été brièvement familiarisés adoptait alors des expressions de joie
ou de peur. La mère était présente, mais demeurait neutre. Dans 83 %
des cas, les enfants ont fait usage des expressions de l’expérimentateur et
ont développé envers le jouet une attitude conforme aux signaux
sociaux. On s’est demandé si l’enfant recherchait ce type d’information
d’une manière active (Baldwin et Moses, 1997). Striano et Rochat
(2000) ont mis des enfants âgés respectivement de sept et de dix mois
en présence d’un chien mécanique dont les aboiements pouvaient être
commandés à distance. Un expérimentateur situé face à l’enfant regar-
dait soit dans sa direction soit ailleurs. On mesurait, avant et après
l’aboiement, la durée du regard de l’enfant vers l’expérimentateur.
Chez les enfants de sept mois, après l’aboiement, les regards dans la
direction de l’expérimentateur augmentaient toujours, que celui-ci
fasse attention à eux ou non. Par contre, chez les enfants de dix mois,
on n’observait une telle augmentation que quand l’expérimentateur
faisait attention à eux. Il ne s’agit donc pas simplement d’appel indiscri-
miné à l’adulte. En avançant en âge, les enfants recherchent activement
les signaux expressifs des adultes pour se diriger dans les situations
difficiles.
En somme, peu après avoir acquis la capacité de discriminer les
visages et les signaux faciaux émis par les visages, l’enfant utilise inten-
tionnellement les signaux émotionnels faciaux qui sont émis autour
d’eux en vue de définir les situations à risque. Cette utilisation va au-
delà des figures d’attachement et s’étend aux adultes avec lesquels
l’enfant a été brièvement familiarisé. Toutes ces observations manifes-
tent que de manière à la fois subtile et décisive, l’enfant prend appui sur
son champ social pour la définition des situations critiques.
370 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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APPRENDRE À ÉVOQUER LES ÉVÉNEMENTS DU PASSÉ

L’expérience courante montre que, lorsque le jeune enfant traverse


une expérience émotionnelle – par exemple, visite médicale, événe-
ment accidentel, arrivée d’un nouveau venu, soins désagréables, départ
de sa mère, douleur – les adultes qui s’occupent de lui ne demeurent
pas silencieux. Même quand l’enfant est loin d’accéder au langage, les
adultes cherchent à l’apaiser en lui expliquant ce qui se passe et en lui
adressant des paroles relatives à la nature de l’événement, au déroule-
ment de cet événement, à ce qu’il suscite et à la manière dont il arrivera
à terme. Plus l’enfant évolue vers la compréhension du discours, plus
l’échange sur les événements émotionnels se développe et s’intensifie.
De cette manière, l’imbrication des expériences émotionnelles et des
significations sociales ne cesse de s’amplifier.
Dans les familles, on parle à profusion des événements passés.
L’analyse de conversations spontanées en milieu familial révèle que cela
se produit entre cinq et sept fois par heure (Blum-Kulka et Snow, 1992 ;
Miller, 1994). Les parents et leurs enfants évoquent ensemble des expé-
riences passées aussitôt que ces derniers accèdent à la parole (Engel,
1986 ; Hudson, 1990 ; Nelson, 1988). Les récits d’expériences person-
nelles sont en outre les premières histoires que les enfants s’aventurent à
raconter (Miller et Sperry, 1988). En suivant quelques enfants au cours
de leur deuxième année, Miller et Sperry (1988) ont constaté que ceux-
ci réévoquaient surtout les événements négatifs du passé, et en particu-
lier ceux qui avaient impliqué une douleur physique.
Fivush et ses collègues ont examiné la manière dont les enfants
acquièrent la capacité de faire le récit d’un événement (par exemple,
Fivush, 1994 ; Fivush, Haden et Reese, 1999). Ces auteurs ont établi la
distinction entre les situations où l’enfant raconte un événement auquel
ses auditeurs n’ont pas assisté, et celles où enfant et adulte évoquent
ensemble un événement qu’ils ont vécu en commun. Dans le premier
cas, la tâche dépasse d’abord largement les capacités de l’enfant. En lui
La matrice sociale des expériences émotionnelles 371
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posant de nombreuses questions et en lui adressant des sollicitations
pressantes, les adultes l’incitent à communiquer ce qu’il sait et que les
autres ignorent. À mesure que l’enfant grandit, les adultes posent moins
de questions et se retirent du processus de production. Fivush a adopté
la métaphore de l’échafaudage pour représenter cette évolution. Au
début, l’adulte donne des guides qui fournissent un échafaudage sur
lequel les élaborations de l’enfant peuvent prendre appui. Les contribu-
tions que celui-ci apporte au processus du récit, même minimales, le
dotent progressivement des aptitudes nécessaires pour accomplir la
tâche par lui-même. Avec le temps, ses initiatives sont de plus en plus
nombreuses. L’adulte peut alors retirer l’échafaudage. Quand il s’agit de
réévocation conjointe d’une expérience commune, c’est le modèle de
la « spirale collaborative » que Fivush a proposé. L’adulte assure d’abord
l’essentiel de la tâche en prenant toutes les initiatives de l’articulation et
du contenu. Progressivement, l’enfant apporte à son tour ses contribu-
tions. L’adulte et l’enfant en viennent peu à peu à se renvoyer la balle
pour élaborer les détails, embellir et enrichir le récit. Tous deux
deviennent les collaborateurs d’une mise en scène. Si dans le premier
type de situation, l’adulte visait à apprendre à l’enfant à produire un
récit selon les formes canoniques, dans ce second type, l’enjeu est
davantage de partager à nouveau le plus étroitement possible l’expé-
rience vécue en commun. Selon Fivush (1994 ; Fivush et al., 1999), ces
deux processus mettent rapidement l’enfant en possession des compé-
tences nécessaires pour effectuer le récit d’événements passés. Il y par-
vient déjà dès l’âge de trois à quatre ans, même si ses capacités narra-
tives sont encore appelées à se développer considérablement. Au cours
de cette formation à la narration, chaque enfant réalise un véritable fais-
ceau d’apprentissages. On peut y distinguer de multiples facettes.
Au niveau le plus évident, en apprenant à faire le récit d’évé-
nements, l’enfant développe autant ses compétences linguistiques que
les techniques d’élaboration et de mise en scène d’une narration :
détailler, clarifier, enrichir, embellir, organiser, ordonner, susciter et
conserver l’intérêt. La responsabilité de l’adulte à cet égard ne fait guère
de doute. Certains parents développent des récits richement élaborés
alors que c’est moins le cas pour d’autres. À terme, les enfants des uns
372 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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et des autres se différencient à leur tour sur ce plan, en cohérence avec
le modèle parental reçu (Fivush et al., 1999).
À un deuxième niveau, en développant des compétences narratives,
l’enfant apprend à organiser son expérience sous la forme d’un récit
canonique. Alors qu’à l’origine les éléments d’une expérience sont
généralement dans un rapport de type syncrétique, leur mise en forme
canonique leur confère une structure. Ils s’enrichissent de leur présen-
tation séquentielle, de leur articulation par des liens de causalité, et de
leur éclairage par des attributions. L’expérience prend ainsi la forme
d’un tout organisé par rapport auquel on peut prendre distance et
développer une réflexion. Le récit des événements fournit alors à
l’émetteur des enseignements au bénéfice de ses propres modèles du
monde. En outre, du récit que l’on fait de ses propres sentiments et
réactions, on pourra également tirer des enseignements sur la personne
qu’on est, et enrichir de cette manière ses modèles du soi. C’est donc
également à partir du récit qu’on alimentera sa mémoire autobiogra-
phique et qu’on procédera à la construction de son schème de vie.
À un troisième niveau, en apprenant à élaborer le récit d’événe-
ments qu’il a vécus, l’enfant apprend à se représenter l’expérience. Ce fai-
sant, il apprend peut-être à la construire, mais certainement à la négocier
et à l’élaborer dans ses souvenirs, au sens le plus fort de ces termes
(Fivush, 1999). Négocier la réalité est une tâche continuelle dans
laquelle les individus s’engagent jour après jour, et heure après heure.
À un quatrième niveau, en apprenant la narration, l’enfant apprend
à recréer l’événement de telle manière qu’un auditeur puisse non seule-
ment comprendre ce qui lui est arrivé, mais également vivre cet événe-
ment avec lui et éprouver de concert avec lui les émotions correspon-
dantes. C’est la condition d’une communication qui permettra de
transcender l’isolement individuel et de conduire à l’intersubjectivité.
L’étude du partage de l’émotion au niveau interpersonnel et au niveau
collectif a révélé à suffisance l’importance des conséquences sociales de
l’empathie. C’est ainsi que les compétences du narrateur se transfor-
ment en instruments de son intégration sociale et en garants de celle-ci.
À un cinquième niveau, l’apprentissage précoce des compétences
de narration est porteur de valeurs. Par leurs questions sur l’événement,
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leur insistance à obtenir des détails, leurs incitations à en dire davan-
tage, les adultes manifestent à l’enfant que partager son expérience avec
autrui est une tâche de haute importance. Interagir avec ses proches à
propos de ce qu’on a vécu en leur absence prend rang de priorité de la
vie sociale. En somme, à peine est-il capable de formuler ses premiers
mots que l’enfant apprend à s’en servir pour mettre en commun ce
qu’il aurait vécu en propre. Il réalise de la sorte qu’on négocie avec ses
proches à la fois les expériences qu’on a traversées, le souvenir qu’on en
conservera et les significations qui s’en dégagent. En apprenant l’attitude
du partage social de son expérience, il découvre combien il importe que
chacun soit capable à la fois de produire et de reproduire des récits. Il
accède ainsi à un processus qui constitue à la fois un fondement et un
aliment majeur de la culture.
Mais l’impact le plus important de l’asservissement de son expé-
rience aux formes canoniques du récit se situe dans la manière dont
l’enfant traversera ses expériences ultérieures. Une fois que celui-ci sera
rompu à envisager son expérience sous la forme de la narration, ses
nouvelles expériences en subiront l’impact. D’une manière tout à la fois
subtile et incoercible, en transmettant à chaque individu un canevas
conventionnel unique pour la mise en forme de son expérience, la
société aboutit à assujettir l’expérience individuelle à des standards com-
muns. Le développement de la capacité narrative est donc en même
temps le développement d’une mise en forme sociale de l’expérience
individuelle. Et puisque aucun individu ne peut se soustraire à
l’apprentissage de la narration, la société dispose d’un outil puissant pour
amener les esprits individuels à fonctionner selon des standards com-
muns et à appréhender leurs expériences propres selon ces standards
communs. Mise en forme par le récit, l’expérience individuelle devient
une matière commune, ou à tout le moins une matière qui peut aisé-
ment accéder à l’univers commun. À défaut d’un tel instrument, chaque
individu développerait ses manières propres d’éprouver. Dans ces
conditions, des processus interpersonnels comme la communication, la
compréhension, ou l’empathie pourraient-ils avoir cours ?
374 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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L’UNIVERS DU RÉCIT

Jérôme Bruner (1991) a insisté sur le fait que, quand on examine un


échantillon du milieu auditif auquel les enfants sont exposés dans la vie
courante, on est toujours frappé par l’ubiquité des récits que l’échan-
tillonnage révèle. Par exemple, dans le ghetto noir de Baltimore, Peggy
Miller (1982) a enregistré à domicile des conversations entre des mères
et leurs enfants d’âge préscolaire, ainsi qu’entre ces mères et d’autres
adultes en la présence des enfants. L’analyse de ces enregistrements a
montré que le milieu auditif de ces jeunes enfants comportait un flux
continuel d’histoires relatant des événements quotidiens. En moyenne,
on comptait 8,5 récits pour chaque heure de conversation enregistrée,
soit un récit toutes les sept minutes. Les trois quarts de ces récits éma-
naient de la mère et avaient une structure simple : brève introduction,
description linéaire au cours de laquelle intervient un événement cri-
tique, résolution du problème, et parfois coda. Beaucoup de récits par-
laient de violence et d’agressions. Pour Bruner, cet étalage des rudes
réalités de la vie participe d’une caractéristique de la sous-culture
étudiée et prépare très tôt les enfants à affronter une vie difficile. Mais il
souligne que, à part ces aspects du contenu, l’environnement narratif
des enfants du ghetto noir n’a rien de particulier. Ainsi par exemple,
l’étude de récits recueillis dans la petite ville blanche de Roadville
(Heath, 1983) manifeste des données analogues. Quelle est donc la
fonction de ces récits auxquels les enfants sont exposés de manière
continuelle ? Quand et pourquoi interviennent-ils ?
Selon Bruner (1991), les récits se développent en contrepoint de ce
qu’il appelle la psychologie populaire. Chaque culture propose à ses
membres une psychologie populaire. Celle-ci explique comment le
monde est organisé, comment les êtres humains fonctionnent, com-
ment ils doivent agir dans telle ou telle situation, et d’autres choses de
ce genre. Tant que les choses sont « comme elles doivent être », dit
Bruner, c’est-à-dire en conformité avec les croyances de la psychologie
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populaire, les récits n’ont pas lieu d’être. Ils ne se développent qu’à par-
tir du moment où ces croyances sont violées. En somme, si on traduit
ses propos dans la terminologie qui nous est maintenant familière, Bru-
ner signifie que le récit trouve sa place dès qu’un écart sensible se
creuse entre le monde tel qu’on l’attendait et le monde tel qu’il se pré-
sente en réalité. Les conditions d’éclosion du récit selon Jérôme Bruner
se confondent donc avec les conditions qui suscitent les émotions. Et
l’environnement narratif auquel sont exposés les enfants de manière
intensive dès le jeune âge n’est alors rien d’autre qu’un tissu de partage
social de l’émotion, qu’il s’agisse de partage social primaire, secondaire,
ou tertiaire.
Quelle fonction Jérôme Bruner voit-il à ces narrations qui se bous-
culent dans la vie des adultes au point que l’univers des enfants lui-
même s’en trouve imprégné ? La psychologie populaire s’intéresse par
nature à ce qui est attendu et à ce qui est habituel dans l’être humain,
dit-il. Mais elle doit également donner à l’exceptionnel et à l’inhabituel
une forme compréhensible. Elle doit prévoir des procédures interpréta-
tives qui permettent de rendre compte des écarts par rapport aux nor-
mes. C’est l’appareil narratif qui remplit cette fonction. Les histoires
sont conçues pour donner un sens à l’exceptionnel. Le récit excelle en
effet à établir des liens entre l’exceptionnel et l’ordinaire, et à donner à
l’exceptionnel et à l’inhabituel une forme compréhensible. Ainsi, dit
Bruner, si vous rencontrez une exception à l’ordinaire et si vous
demandez autour de vous qu’on vous explique ce qui est arrivé, la
réponse que vous recevrez constituera presque toujours une histoire.
Celle-ci avancera une raison ou mentionnera une intention. Elle pro-
posera presque invariablement la description d’un monde possible où
l’exception rencontrée peut faire sens. La fonction des récits est donc
de trouver une intention qui atténue les déviations rencontrées par rap-
port aux éléments culturels canoniques, ou qui puisse à tout le moins
les rendre compréhensibles. Le récit « rend l’exceptionnel compréhen-
sible et met en échec ce qu’il y a d’étrange et d’inquiétant » (Bruner,
1991, p. 65). En somme, on retrouve dans l’analyse des fonctions du
récit proposée par Jérôme Bruner les mêmes éléments que ceux qui se
sont dégagés de notre étude des processus observés après un épisode
376 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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émotionnel. Il s’agit toujours d’un processus de production de sens. La
fonction est à chaque fois de concilier le système théorique ou système
d’attentes – de l’individu ou de la culture – avec l’événement qui s’est
démarqué par rapport à ces systèmes.
Du fait de la propension de la culture à utiliser le récit comme
moyen de négocier les exceptions et les différences, les enfants se trou-
vent donc naturellement immergés dans un milieu de récits dès qu’ils
peuvent comprendre la parole. En écoutant les récits qui se racontent
autour de lui, l’enfant apprend à distinguer ce qui est habituel de ce qui
est exceptionnel. Il découvre non seulement ce qui doit normalement
se passer mais aussi ce qui pourrait arriver. Il étend son savoir théorique
sur le monde. Il apprend en outre à exploiter la négociation du sens
que le récit instaure et à y faire appel à son tour dès que les événements
ne se déroulent pas comme prévu. Il apprend enfin à développer ses
propres contributions à l’univers narratif. Il devient ainsi capable à la
fois d’inscrire dans la culture chacune de ses propres expériences où le
monde n’a pas répondu à ses attentes, et de proposer en même temps
une manière de donner un sens au problème rencontré.
Il apprend en somme à apporter ses propres pierres à l’édifice cultu-
rel qui l’abrite et à se joindre ainsi aux membres de la communauté qui
élaborent et étendent ensemble le dôme sécurisant sous lequel ils
vivent.

PENSÉE SOCIALE ET REPRÉSENTATIONS SOCIALES

Aucune collectivité ne pourrait fonctionner sans un substrat com-


mun d’images et de significations, sans une source de sens et de raisons
d’être que les individus de cette collectivité détiennent en commun.
Selon Moscovici (1961), les représentations sociales procurent aux
membres des groupes sociaux cet univers consensuel qui leur est néces-
saire. Elles constituent une forme de connaissance qui est produite par
la pensée sociale et qui concourt à l’élaboration et au maintien d’une
La matrice sociale des expériences émotionnelles 377
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vision commune de la réalité au sein d’un groupe social donné (Codol,
1974 ; Di Giacomo, 1985 ; Jodelet, 1989 ; Moscovici, 1984). D’où
proviennent-elles ? Selon Moscovici (1984), c’est l’art de la conversation
qui fournit l’outil nécessaire pour les produire. Dans les échanges sociaux de
la vie quotidienne, les membres d’un groupe convergent vers des
représentations communes, créant ainsi les connaissances qu’ils partage-
ront. À terme, la conversation produit des nœuds de stabilité et de
récurrence. Elle met en place un stock implicite d’images et d’idées qui
sont tenues pour acquises, qui font l’objet d’une acceptation réci-
proque, et qui ne sont plus remises en question par les membres du
groupe. Le processus conversationnel lui-même contribue autant que
ses produits à maintenir et à consolider la cohésion du groupe (Mosco-
vici, 1984).
Qu’est-ce qui déclenche la formation des représentations sociales et
met ainsi en route ces conversations par lesquelles une vision consen-
suelle sera élaborée et intégrée à la pensée commune ? Selon Moscovici
(1984), l’objet de toute représentation sociale est de rendre familier ce qui ne l’est
pas. La réalité partagée par les membres d’un groupe est un lieu où cha-
cun veut se sentir chez soi, protégé de tout risque, de toute friction, de
toute contestation. Devant des objets, des comportements, des person-
nes, ou des thèmes atypiques, les individus éprouvent le double senti-
ment d’incomplétude et de chaos. L’irruption du non-familier éveille
chez eux la crainte d’être dépossédés de leurs marques habituelles et de
perdre le contact avec ce qui produit le sentiment de continuité et de
compréhension mutuelle. Cette crainte est insupportable, insiste Mos-
covici. Il en va de même pour tous les objets, thèmes, ou personnes qui
ont été exilés aux frontières de l’univers habituel, comme les dangers ou
la mort. Il en va de même encore pour tout ce qui existe habituellement
aux frontières de cet univers, et peut soudain devenir réel, comme
quand on croise une star de cinéma ou une vedette de l’actualité. D’une
façon générale, le non-familier est source de fascination et d’effroi. Il attire et
intrigue les individus et les communautés et, en même temps, il les met
en alerte. Il les force à rendre explicites les présomptions implicites qui
sont à la base de leur consensus. Parce que le non-familier menace
l’ordre établi, on cherche d’abord à le mettre à l’écart.
378 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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Pour s’approprier ce qui perturbe et menace ainsi l’univers partagé,
l’acte de « re-présentation » est en fait le moyen le plus sûr. À travers la
dynamique des conversations, la pensée sociale transformera donc tout
objet non familier en représentation sociale. Pour engendrer cette re-
présentation et s’approprier l’objet non familier, la pensée sociale puisera
dans la mémoire, dans les conventions et dans les structures tradition-
nelles. Un outil essentiel distingué à cet égard par Moscovici (1984) est
le processus d’ancrage. Il consiste à relier l’objet nouveau aux univers
de sens et aux savoirs préexistants. C’est donc fondamentalement une
démarche d’assignation de sens. Dans l’ancrage, le non-familier se voit
intégré à un système de catégories ou à un paradigme existant. Selon la
formule de Moscovici, la pensée constituante s’appuie ainsi sur la pensée
constituée pour ranger la nouveauté dans des cadres anciens. Les choses qui ne
peuvent être nommées ne se prêtent pas aux activités cognitives. Elles
demeurent étrangères à la pensée et suscitent un sentiment de distance
et d’insécurité. Dès qu’un nom familier pourra leur être attribué, les
caractéristiques de la catégorie leur deviennent transférables. Catégori-
ser, classifier, c’est choisir un paradigme parmi ceux qui sont emmaga-
sinés dans la mémoire et établir une relation entre ce paradigme et
l’objet. C’est confiner l’objet à un ensemble de contraintes qui sont
celles de la catégorie, et à un ensemble de choses dont on a l’habitude.
Les représentations sociales intègrent donc le non-familier à la pensée
commune en s’appuyant sur la mémoire des expériences communes et
des souvenirs communs. L’inconnu est rendu familier et présent et, du
même coup, la pensée commune est transformée et enrichie. Ce pro-
cessus rassure et soulage ; il rétablit la continuité et le sens là où la dis-
continuité et le non-sens cherchaient à s’imposer.
Une impressionnante série d’analogies permet de relier ce qui pré-
cède aux observations faites dans cet ouvrage à propos de l’expérience
émotionnelle et des processus cognitifs et sociaux qu’une telle expé-
rience suscite. Puisque la dynamique des représentations sociales se met
en route quand les individus sont confrontés à des éléments en rupture
avec leurs attentes, cette dynamique répond aux mêmes conditions de
déclenchement que les émotions. Les représentations sociales se trou-
vent au cœur d’un processus de production de sens, comme c’est le cas
La matrice sociale des expériences émotionnelles 379
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pour les processus cognitifs et sociaux suscités par l’émotion. Dans la
dynamique des représentations sociales, c’est l’ancrage qui assure
l’assignation de sens en reliant l’objet nouveau aux savoirs préexistants
de la pensée commune ; d’une manière analogue, à la suite d’un événe-
ment émotionnel, la production de sens s’établit en reliant cet événe-
ment à des éléments de la base de données théoriques de l’individu ou
de la communauté. Enfin, si le vecteur de la formation des représenta-
tions sociales est l’art de la conversation, dans le contexte de l’émotion,
le processus de construction de sens s’effectue également à travers le
partage social de l’expérience émotionnelle.
Quels bénéfices peut-on retirer de ce rapprochement conceptuel ?
Avec le modèle des représentations sociales, on rencontre un point de
vue qui va au-delà de la perspective individualiste coutumière à la
psychologie. L’individu n’apparaît plus seulement préoccupé par l’éla-
boration de systèmes propres de représentation au départ de ses expé-
riences en vue d’assurer sa sécurité personnelle. Membres de groupes
humains, les individus élaborent ensemble un monde habituel, fami-
lier, rassurant qu’ils partagent. Leurs représentations communes cons-
tituent leur réservoir de sens et de raisons d’être et les situations
nouvelles qu’ils rencontrent sont absorbées par leur assimilation aux
éléments de ce réservoir. Chaque individu qui vient au monde arrive
ici dans un univers qui est constitué depuis la nuit des temps et qui est
continuellement remis à jour par les membres du groupe social. Par la
socialisation, cet individu intègre progressivement les représenta-
tions communes et partage le monde symbolique de la communauté
dont il devient un membre. À son tour, il devient acteur de l’éla-
boration et de la régénération des représentations sociales. Il devient
un résonateur de la pensée sociale parmi les autres résonateurs.
Chaque membre du groupe porte ainsi en lui la stabilité, la continuité,
le sens et les raisons d’être qui font qu’entre eux ils peuvent se com-
prendre, se parler, et vivre. Chacun d’eux contribue à la détection des
éléments nouveaux qui mettent en péril cette communauté de com-
munication et de sens. Chacun contribue à l’absorption de ces élé-
ments en alimentant l’échange verbal qui produit et régénère les
représentations sociales.
380 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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On pourra difficilement tracer une frontière entre le processus indi-
viduel de production de sens que suscitent les expériences émotionnel-
les, et le processus collectif de production des représentations sociales
que les membres d’un groupe initient en présence d’un élément non
familier. En quoi l’expérience individuelle ne serait-elle qu’indivi-
duelle ? Nous avons déjà souligné que ce qui arrive à un membre du
groupe concerne aussi tous les autres puisque ce qui arrive à l’un d’eux
peut arriver à n’importe quel autre. L’expérience émotionnelle de l’un
des membres active alors l’un des résonateurs de la pensée sociale. Et le
processus de partage social qui s’ensuit n’est pas seulement la recherche
de sens d’un individu désemparé. Il est aussi l’initiation du processus
commun par lequel les membres du groupe mettront à jour les repré-
sentations qu’ils partagent. Le graphe de la propagation sociale du par-
tage de l’émotion (voir chap. 7) qui se développe à la suite du partage
primaire, secondaire et tertiaire est aussi l’illustration du développe-
ment d’une dynamique des représentations sociales.

ORIGINES SOCIALES DES DEUX VOIES DE GESTION


DES EXPÉRIENCES ÉMOTIONNELLES

L’examen du développement révèle que, dans la régulation des


expériences émotionnelles de l’enfant, les parents remplissent continuel-
lement un rôle à deux faces. Le premier aspect de ce rôle parental, le plus
ancien du point de vue de la chronologie, a pour objet le maintien de
l’enfant en vie, le rétablissement et le maintien de son bien-être, et la
réduction des sources d’inconfort, de stress et de détresse qui l’affectent.
Ce rôle comporte de multiples facettes et se transforme en outre avec
l’évolution développementale. Chacune des interventions parentales en
cause met en œuvre une séquence dans laquelle la déviation temporaire
qui altère le bien-être de l’enfant est d’abord reconnue, puis identifiée.
Ensuite, l’action entreprise confirme la reconnaissance et valide l’iden-
tification. Elle se réalise par des contacts physiques et des signaux non
La matrice sociale des expériences émotionnelles 381
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verbaux, avec notamment les signaux kinesthésiques, faciaux, et vocaux.
L’entreprise se solde le plus souvent par le réconfort et l’apaisement de
l’enfant. Après quelques semaines, cette entreprise s’ouvre à des situa-
tions de communion émotionnelle positive avec l’échange, entre les
parents et l’enfant, de signaux d’établissement et de maintien du contact
réciproque. L’évolution de la reconnaissance des visages et les sourires et
vocalises émis par l’enfant dans ce contexte contribuent pour beaucoup
à cette mutation. En quelques mois, il passe ainsi du statut originaire
d’être biologique à celui d’être humain intégré socialement. À l’examen,
le processus qui mène si efficacement à cette intégration comporte en
fait l’ensemble des éléments qui constituent la dynamique socio-
affective (voir chap. 15), avec notamment les éléments d’une démarche
de reconnaissance et de validation de l’expérience d’autrui, les entrepri-
ses concrètes du soutien social, le réconfort et l’apaisement, les signaux
d’appel, d’établissement et de maintien du contact, les échanges de
signaux non verbaux et de contact corporel et, in fine, la communion
émotionnelle. En somme, c’est bien une dynamique socio-affective qui
tisse progressivement le lien social entre les parents et l’enfant et qui
entraîne ainsi l’intégration sociale de celui-ci. Cette dynamique dont
nous avons observé les manifestations dans les situations interpersonnel-
les de partage social de l’émotion ainsi que dans les rituels émotionnels
collectifs trouve donc ses racines dans une modalité relationnelle à
laquelle les parents s’emploient dès la naissance de l’enfant et dans
laquelle l’enfant lui-même devient actif très tôt. À l’aube de la vie, la
dynamique socio-affective assure à chaque individu à la fois sa survie et
son insertion sociale primaire. Il faut en conclure que nous rencontrons
avec elle le dynamisme social le plus fondamental. Son levier d’action est
la communion émotionnelle et son aboutissement est l’intégration
sociale. C’est un métier qui permet de tisser les liens sociaux.
Dans l’ombre de ce premier aspect du rôle parental, le second
prend naissance à mesure qu’évoluent les capacités cognitives de
l’enfant. Dans les situations de détresse, lorsque la dynamique socio-
affective initiée par les parents ramène l’activation émotionnelle de
l’enfant à des niveaux réduits, celui-ci devient accessible à l’exposition
à la situation critique, à son exploration perceptivo-cognitive, et aux
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accroissements d’activation qui en résultent. Les manifestations socio-
affectives des parents suscitent donc chez l’enfant les conditions psy-
chologiques qui lui permettent d’élaborer des modèles perceptivo-
cognitifs des situations critiques. C’est là une première forme de la con-
tribution des parents au traitement cognitif de l’information émotion-
nelle par l’enfant. Elle s’accompagne rapidement de nombreuses autres.
En particulier, bien avant que l’enfant n’accède à la compréhension du
langage, ses expériences émotionnelles provoquent déjà chez ses
parents une production verbale abondante : ils donnent à l’enfant des
explications sur la situation qu’il traverse et sur l’expérience qu’il fait.
Le savoir social est ainsi dispensé. Les causes, les effets et les limites du
phénomène sont cernés et celui-ci est alors situé dans un contexte de
sens. Les normes sont énoncées et des conseils de régulation sont prodi-
gués. Les parents entrent ainsi pleinement dans les fonctions socio-
cognitives qu’ils exercent auprès de l’enfant. En introduisant celui-ci au
savoir social et au sens, ils lui enseignent les rudiments du traitement
cognitif-symbolique de l’expérience émotionnelle. Ils accomplissent
ainsi leurs premiers pas dans la transmission du savoir social qui mettra
l’individu à l’abri de la détresse en lui procurant les systèmes de sens
appropriés. La suite de l’analyse des rôles parentaux ne cesse de montrer
combien ils embarquent l’enfant dans une immense entreprise de pro-
duction de sens. Ainsi, la famille expose l’enfant à un milieu auditif
saturé de récits ; l’enfant est lui-même soumis dès que possible à
l’apprentissage de la narration et de la production du récit de ses pro-
pres expériences ; il rejoint progressivement le monde des adultes où
domine la conversation. Or, le récit, la narration et la conversation se
développent surtout à la suite d’événements qui échappent aux systè-
mes d’anticipation des individus. Ils mettent en œuvre un même pro-
cessus par lequel cette expérience sera façonnée et mise en rapport avec
les bases de données du sujet, de son entourage ou de sa culture. En
somme, le monde des adultes conduit inexorablement l’enfant à
prendre part au traitement cognitif-symbolique dans lequel tous sont
engagés vis-à-vis des expériences émotionnelles.
À côté de leur rôle initiateur à l’égard de la dynamique socio-
affective, les parents ouvrent donc à l’enfant une deuxième voie de ges-
La matrice sociale des expériences émotionnelles 383
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tion des situations critiques. Cette deuxième voie est aussi sociale que
la première. Elle initie, soutient, alimente et stimule par de multiples
moyens le traitement cognitif-symbolique de l’expérience émotion-
nelle et, en particulier, le processus de production de sens. Elle ren-
contre donc bien le processus auquel nous avons attribué le rôle central
dans la résorption de l’impact de l’expérience émotionnelle.
En outre, l’observation des phases précoces du développement
révèle la complémentarité naturelle de la modalité socio-affective et de
la modalité cognitive-symbolique de gestion des expériences émotion-
nelles : en apaisant et en réconfortant l’enfant, les parents lui ouvrent
l’accès au traitement cognitif de la situation émotionnelle. Ce modèle
précoce est parfaitement transposable aux expériences émotionnelles de
l’adulte. Après l’émotion en effet, l’individu est envahi par la résonance
de l’expérience émotionnelle. Tant que celle-ci domine, l’accès à
l’information liée à cette expérience n’aboutit qu’à l’exacerbation de
cette résonance et le traitement cognitif-symbolique de l’expérience ne
peut être entrepris. La dynamique socio-affective a précisément pour
vocation d’amortir et d’éponger temporairement la résonance de l’ex-
périence, et d’installer l’apaisement et le réconfort. De cette manière,
elle instaure chez l’individu le terrain psychologique favorable à la mise
en œuvre du traitement cognitif-symbolique.

DEUX MODALITÉS DU PARTAGE SOCIAL DE L’ÉMOTION

L’analyse détaillée de l’impact des épisodes émotionnels conduite


au chapitre 15 a montré que trois types de conditions devaient être
rencontrés pour que cet impact puisse être résorbé : conditions socio-
affectives, conditions cognitives et conditions pragmatiques. Seules les
deux premières ont une pertinence pour le processus de partage social
de l’émotion. Toutefois, l’examen des données a révélé que celui-ci
favorise l’émergence de contributions de type socio-affectif et laisse
dans l’ombre les contributions de type cognitif. Or, les contributions de
384 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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type socio-affectif ne s’adressent qu’aux aspects de résonance de l’expé-
rience émotionnelle ; seules les contributions de type cognitif peuvent
entraîner la résorption des aspects centraux de telles expériences. La
question du statut social de cette seconde voie devenait donc critique.
Dans le présent chapitre, nous avons examiné la mesure dans
laquelle l’univers social apportait des contributions au traitement cogni-
tif de l’information émotionnelle. La conclusion est sans équivoque :
les contributions du monde social à ce type de traitement sont surabon-
dantes, au point d’imprégner à la fois le développement de l’enfant et
des aspects essentiels de la vie des adultes comme la narration et la
conversation. En outre, l’observation révèle que la modalité socio-
affective et la modalité cognitive de gestion de l’expérience émotion-
nelle émergent très tôt dans l’existence et ce, dans une complémenta-
rité naturelle : la première détermine un terrain psychologique favo-
rable au développement de la seconde.
Pourquoi les données des études sur le partage social de l’émotion
n’ont-elles pas manifesté davantage les contributions de type cognitif,
alors que la vie sociale dans son ensemble donne clairement le ton dans
cette direction ? Plusieurs hypothèses peuvent être formulées. Il est
possible que le traitement cognitif-symbolique de l’expérience émo-
tionnelle s’effectue en partie sur le mode implicite de sorte que les indi-
vidus seraient peu capables de l’évoquer sur le mode déclaratif. Il est
également possible que, lors du rappel d’une situation de partage social,
la partie émotionnelle du traitement affleure davantage au souvenir que
la partie cognitive. Il est encore possible que l’évocation d’expériences
émotionnelles active de manière prépondérante le thème socio-affectif,
qui est proche des puissants stéréotypes liant l’idée d’expression verbale
à celle de décharge affective. Il se peut en outre que les chercheurs,
participant des mêmes stéréotypes, aient orienté leurs questions et leur
recherche d’informations dans la direction du thème socio-affectif
davantage que dans celle du traitement cognitif. Enfin, il y a une hypo-
thèse de type sociétal qu’il ne faudrait pas négliger. Au cours des der-
nières décennies, la société occidentale a été marquée par la montée de
l’attitude de compassion. L’intérêt pour les victimes, la propension des
médias à offrir le témoignage de personnes touchées par le destin,
La matrice sociale des expériences émotionnelles 385
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l’accent nouveau sur les thèmes du pardon, du repentir et de la répara-
tion dans l’univers sociopolitique, l’intolérance de la souffrance infligée
aux animaux sont, parmi de nombreux autres, quelques marqueurs de
cette évolution. Dans ce contexte, la demande en dynamique socio-
affective pourrait s’être accrue au point que celle-ci dominerait les
interactions de partage social de l’émotion plus que ce ne fut le cas par
le passé. S’il en allait ainsi, cela signifierait évidemment que le traite-
ment cognitif de l’expérience émotionnelle et notamment la quête de
sens reçoivent actuellement moins de considération dans les situations
de partage social.
Il est maintenant possible de formuler des prédictions claires sur les
effets respectifs qu’on peut attendre de la mise en œuvre de chacune
des deux modalités de traitement de l’information émotionnelle au
cours d’une situation de partage social de l’émotion. Ainsi, d’une situa-
tion qui mettrait l’accent sur la dynamique socio-affective, on peut
attendre les effets suivants. Puisque cette dynamique sera impuissante à
résorber le paradoxe qui est à la source de la résonance émotionnelle,
les différents aspects de cette résonance seront au mieux inchangés. Au
pire, si la réactivation émotionnelle instaurée par la dynamique est
importante, ces aspects seront exacerbés. En conséquence, sur le plan
émotionnel, les émotions négatives associées au rappel de l’expérience
seront soit inchangées, soit intensifiées. Sur le plan cognitif, il en ira de
même pour l’incertitude, le doute, le malaise psychologique résultant,
la quête de sens et les besoins de clarification. Il en ira ainsi également
pour les images intrusives, la rumination mentale, le besoin de partage
social et le partage social effectif suscités par l’épisode. Par contre, on
enregistrera d’importants effets positifs d’un partage social de ce type
pour toute la gamme des aspects interpersonnels et sociaux : sentiment
d’avoir reçu du réconfort, du soutien et de l’affection ; sentiment
d’estime et de confiance reçue ; sentiment d’avoir été écouté, compris
et reconnu dans son expérience. Le sentiment d’aliénation sera réduit ;
les indicateurs d’affection pour le partenaire seront augmentés ; de
même que tous les indicateurs de l’intégration sociale. Enfin, la
confiance en soi du sujet devrait se trouver temporairement accrue.
Une situation de partage social qui mettrait au contraire l’accent princi-
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pal sur le traitement cognitif de l’expérience émotionnelle entraînera
tous les effets dans l’autre direction. Ainsi, les manifestations des diffé-
rentes variables émotionnelles et cognitives liées à cette expérience ou à
son rappel seront réduites. Par contre, on n’enregistrera guère d’effets
favorables sur le plan des variables interpersonnelles et sociales, d’autant
moins qu’en portant l’accent sur le traitement cognitif de l’expérience,
le partenaire aura souvent fait violence aux résistances de l’émetteur.
Certaines données empiriques propres à mettre à l’épreuve ces pré-
dictions existent déjà. C’est le cas notamment d’expériences qui ont été
menées par Frédéric Nils (2003). À l’instar de la procédure initiée par
Luminet et collègues (2000), ces expériences reposent sur des émotions
induites en laboratoire par l’exposition à la vision d’un film inducteur
et font appel à des participants convoqués par paires. Tandis qu’un de
ces deux participants voit le film, l’autre reçoit des consignes sur la
manière d’intervenir dans la situation de partage social qui s’instaurera
entre eux après le film. Par exemple, dans certaines conditions, ce par-
ticipant doit adopter une attitude d’écoute empathique, qui instaure
une modalité socio-affective dans la situation de partage. Dans d’autres
conditions, il doit favoriser le recadrage de l’expérience émotionnelle
de son partenaire, ce qui revient à instaurer une modalité cognitive. Les
résultats de ces expériences vont généralement dans le sens des prédic-
tions avancées ci-dessus. Ils doivent bien entendu être complétés par
des études portant sur des épisodes émotionnels survenus dans la vie
courante. Ces expériences montrent en tout cas que la mise à l’épreuve
de ces prédictions peut être menée.
Chapitre 15. Émotion et expression : au-delà du simplisme
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 335 à 358
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Chapitre 15

Émotion et expression : au-delà du simplisme


Émotion
Les expériences
et expression
émotionnelles,
: au-delàleur
duimpact
simplisme
et leur gestion

CROYANCES POPULAIRES CONTRE DONNÉES EMPIRIQUES

En présence de victimes d’un événement émotionnel de valence


négative, le sens commun véhicule une abondance de propositions
simples – «vide ton sac », « parle, ça soulage, ça ira mieux après », « vide
ce que tu as sur le cœur », « il faut que ça sorte », « libère-toi de ce
poids ». Ces propositions s’accompagnent de la conviction que leur
mise en œuvre entraînera la résolution de l’expérience. Des données
examinées plus haut (chap. 10) ont montré combien cette conviction
est répandue dans la pensée commune, non seulement dans notre cul-
ture mais également dans d’autres. Cependant nous avons constaté que
les résultats des recherches n’y sont pas favorables. En particulier, nous
avons rencontré trois types de faits qui posent question à cette vision
« libératoire » de l’expression verbale de l’émotion.
D’abord, les expériences émotionnelles qui n’ont pas fait l’objet de
verbalisation ne sont ni mieux ni moins bien résolues que celles qui ont
fait l’objet du partage social courant. Ensuite, l’abondance de l’ex-
pression verbale qui se développe naturellement après une expérience
émotionnelle ne constitue pas un prédicteur de la résolution de cette
expérience. Enfin, l’expression verbale et le partage social de l’émotion
instaurés dans un cadre expérimental ou dans le cadre clinique d’un
débriefing psychologique n’entraînent pas d’effets positifs sur la résolu-
336 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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tion. Au contraire, dans certaines études sur les débriefings, ce sont des
effets négatifs qui ont été observés. Toutefois, tant dans le cadre des
études expérimentales que dans celui des débriefings, l’expression ver-
bale et le partage social de l’émotion suscitent très généralement des
bénéfices subjectifs importants chez les participants.
Il s’agit maintenant de clarifier ce tableau qui oppose ainsi des
croyances populaires très robustes aux résultats des travaux empiriques.
Il s’agit en particulier de déterminer avec précision ce que l’expression
verbale et le partage social de l’émotion peuvent ou ne peuvent pas
apporter à la gestion de l’expérience émotionnelle. Pour ce faire, il faut
sortir du simplisme qui prévaut quand on aborde ces questions en
s’appuyant seulement sur une vision naïve de l’émotion. Nous dispo-
sons maintenant d’une documentation scientifique qui permet de pré-
ciser les conséquences d’une situation génératrice d’émotion. Cette
documentation révèle que dès qu’intervient une expérience émotion-
nelle d’intensité notable de multiples facettes du fonctionnement de la
personne sont temporairement affectées. Dans l’énumération qui suit,
nous distinguerons sept facettes ou niveaux différents qu’une expé-
rience émotionnelle négative touche.

L’IMPACT DE L’ÉMOTION : AU-DELÀ DU SIMPLISME

La clé de voûte de l’impact d’un épisode émotionnel ne se situe pas


dans les émotions que la personne manifeste. Contrairement aux appa-
rences, l’émotion ne constitue pas l’élément central de l’expérience
émotionnelle. Nous pouvons maintenant affirmer que le cœur de
l’expérience émotionnelle se situe au niveau cognitif-symbolique. Il est
dans l’aperception par l’individu de limites à ses systèmes de sens, de
lacunes de son monde présumé, de failles de son univers virtuel. Nous
savons maintenant que les expériences émotionnelles négatives remet-
tent en question des éléments de l’univers hypothétique sur lequel la
personne prend continuellement appui pour assurer son adaptation
Émotion et expression : au-delà du simplisme 337
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courante et pour garantir sa protection symbolique. Tous les autres élé-
ments de l’expérience émotionnelle sont secondaires à l’aperception
d’insuffisances de cet univers virtuel.
Ainsi, quand Oatley et Johnson-Laird (1987) donnent aux réponses
émotionnelles le statut d’automatismes destinés à assurer l’intérim
lorsque les ressources de l’individu sont temporairement prises de
court, ils signifient implicitement que le cœur de l’expérience émo-
tionnelle se situe au niveau cognitif-symbolique et que l’émotion elle-
même n’intervient que comme un palliatif à cet égard. Un autre argu-
ment à l’appui de la primauté de l’impact cognitif-symbolique de
l’expérience émotionnelle apparaît dans les effets de l’intervention. La
résolution de l’émotion ou la récupération émotionnelle ne pourra être
obtenue que par des interventions qui viseront le processus cognitif-
symbolique, c’est-à-dire la recherche et la production de sens auxquel-
les l’expérience émotionnelle engage naturellement. Les interventions
dirigées vers d’autres facettes de l’impact de l’émotion pourront certes
soulager l’individu, lui faciliter l’existence, ou amortir certaines consé-
quences affectives ou comportementales de l’expérience. Mais elles ne
pourront pas amener la résolution de l’émotion ou la récupération
émotionnelle. Il faudra donc que l’individu affronte les tâches cogniti-
ves propres à combler les lacunes rencontrées dans ses systèmes de sens.
Il devra assimiler à ses modèles les données de l’expérience, accommo-
der ses modèles à ces données, réaménager ces modèles, voire les
reconstruire. Ce n’est qu’à cette condition que la personne concernée
pourra « récupérer », c’est-à-dire inscrire l’expérience dans son passé,
en dégager son espace phénoménal, et restituer ainsi à celui-ci sa pleine
disponibilité pour l’expérience actuelle et pour les projections dans le
futur.
Cela étant posé, on peut alors énoncer les différents autres aspects
de l’impact de l’expérience émotionnelle et formuler pour chacun
d’eux les conditions de sa résorption. L’un de ces aspects est l’impact
motivationnel. Dans la plupart des cas, une expérience émotionnelle
négative implique la frustration d’objectifs que la personne poursuivait.
Celle-ci enregistre une perte ou une privation, qu’il s’agisse d’un objet
physique (par exemple santé, bien-être, intégrité corporelle...), matériel
338 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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(par exemple, biens ou ressources possédés ou escomptés), social (par
exemple, lien, statut...) ou moral (par exemple, droits, croyances...).
Pour que l’individu puisse résorber cet impact motivationnel, différen-
tes conditions devront être rencontrées. Il lui faudra d’abord accepter
que l’objet en cause est désormais hors d’atteinte. Il devra donc renon-
cer au but et l’abandonner malgré les forces en sens contraire qui conti-
nuent à s’appliquer à lui. Il devra mener une tâche de réorganisation
des priorités au sein de la hiérarchie de ses motifs. Cette tâche cognitive
peut, selon les motifs en œuvre, représenter une entreprise d’ampleur
considérable.
À côté de l’impact motivationnel, il faut retenir l’impact phénomé-
nal, qui représente en fait l’impact le plus apparent d’un événement
négatif. Il envahit l’espace subjectif de la personne et se traduit généra-
lement en signaux sociaux reconnaissables. Il prend des formes telles
que la détresse, l’anxiété, la tristesse, la colère, la dépression, la honte
ou d’autres. C’est l’intervention de l’entourage qui permet générale-
ment d’amortir ces manifestations, par deux voies différentes. L’une est
de type socio-affectif et fait appel aux comportements d’apaisement et
de réconfort, aux témoignages d’amour, de souci, de présence bien-
veillante, de disponibilité, de proximité, et même au contact physique.
L’autre est de type pragmatique et se manifeste sous la forme d’actions
concrètes d’assistance ponctuelle que l’entourage entreprend pour
épauler la personne dans les difficultés matérielles résultant de
l’expérience.
En temps ordinaire, l’individu agit sur base du sentiment de sa maî-
trise relative des situations qu’il traverse : ce « sens de l’opérance » est
une condition de l’action. Si ce sens s’effrite, l’action est rendue impos-
sible. Or, comme nous l’avons vu, les expériences émotionnelles néga-
tives impliquent précisément une altération du sentiment de prévisi-
bilité et de contrôlabilité des situations, de sorte qu’une réduction
temporaire de la capacité d’agir de l’individu s’ensuit. Pour résorber cet
impact de l’épisode sur sa capacité d’action, l’individu devra restaurer
son sens de l’opérance et reconstituer les sentiments altérés. Or les sen-
timents de ce type sont de purs produits de l’action. Ils s’élaborent et se
détériorent dans les succès et les échecs enregistrés au cours d’expé-
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riences concrètes, et leur restauration requiert donc nécessairement le
passage par l’action. Selon une image courante, on aura beau réconfor-
ter le cavalier après sa chute, s’il veut retrouver sa confiance dans le
cheval et dans ses propres aptitudes de cavalier, le passage obligé est de
remonter en selle. À cette condition de type pragmatique, il faut ajou-
ter une condition sociale. Quand la capacité d’action de l’individu se
trouve temporairement réduite pour les raisons qu’on vient de voir,
celui-ci peut être en mauvaise posture pour entreprendre l’action
propre à reconstituer les sentiments altérés. Dans un premier temps, le
soutien d’autrui peut être nécessaire : des proches « prendront par la
main » la personne concernée afin de rendre son action possible et de
favoriser son succès.
Un autre niveau de l’impact de l’expérience émotionnelle concerne
l’intégration sociale. La victime d’un événement de vie négatif s’écarte du
monde rassurant de la vie quotidienne et accède à un univers inquié-
tant que la vie courante tend à ignorer (voir chap. 8). Puisque la vic-
time se trouve ainsi en rupture de son milieu social, il y a pour elle une
dimension d’aliénation dans ce type d’expérience. Toutefois, ses
besoins fondamentaux d’appartenance et d’intégration sociale sont
demeurés inchangés. Si son entourage ne reconnaît pas l’expérience
négative dans toute sa densité, la victime en concevra à la fois un déni
d’identité et un déni d’appartenance sociale. Pour prévenir cet alour-
dissement supplémentaire de l’impact de l’expérience émotionnelle,
cette victime recherchera dans son entourage des manifestations claires
d’écoute, de validation de l’expérience, de compréhension empa-
thique, et d’acceptation inconditionnelle. Elle trouvera dans ces mani-
festations les garanties d’intégration sociale dont elle a besoin. Des atti-
tudes dans l’autre direction comme le déni, la minimisation, la critique,
l’humour ou la dénaturation de son expérience lui seront intolérables.
À un autre niveau encore, c’est la personnalité de l’individu qui subit
l’impact de l’expérience. La personnalité, c’est l’ensemble des systèmes
sur base desquels cet individu assure sa sécurité et déploie les actions
qui garantissent son adaptation courante. Outre l’univers virtuel déjà
mentionné plus haut, ces systèmes comprennent notamment les diffé-
rents moyens d’élaborer une hiérarchie de motivations, de mettre en
340 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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œuvre des plans d’action, de maîtriser les événements, de maintenir et
de développer des liens affectifs et des appuis sociaux, et d’assurer ainsi
sa propre intégration sociale. L’estime de soi reflète la mesure dans
laquelle ces différents systèmes sont opérationnels. Puisque l’expérience
émotionnelle négative affecte la plupart d’entre eux, une baisse de
l’estime de soi y fait généralement suite et l’individu fait temporaire-
ment l’expérience d’un soi misérable. Pour qu’il puisse dépasser cet
aspect de l’impact émotionnel, il devra rencontrer deux conditions déjà
mentionnées ci-dessus : le soutien affectif de son entourage social, avec
des manifestations d’estime, de confiance, de réassurance et d’attache-
ment inconditionnel, et son propre déploiement d’actions concrètes
susceptibles de contribuer à la restauration de l’estime.
Enfin, un dernier niveau d’impact concerne la mémoire. L’expé-
rience émotionnelle négative engendrera dans la mémoire à long terme
un souvenir à partir de trois éléments : les traces des signaux perçus
dans l’événement, les significations et interprétations que l’événement a
suscitées, et les traces des différentes réponses intervenues (Lang, 1979).
Tant que le processus de recherche de sens n’aura pas atteint son terme,
ce souvenir reviendra de manière automatique sous le foyer attention-
nel. En outre, il sera facilement réactivé par tout élément de rappel
croisé dans la situation présente. Si, lors du rappel, la lecture du souve-
nir reproduit la lecture d’origine, les réexpositions symboliques suscite-
ront à nouveau les émotions de départ. Pour que la situation évolue, les
conditions déjà mentionnées à propos de l’impact au niveau cognitif-
symbolique devront être rencontrées.

LES CONDITIONS DE LA RÉSORPTION


DES CONSÉQUENCES DE L’ÉMOTION

Au terme de cette énumération, nous disposons donc d’un tableau


relativement exhaustif des conditions qui pourront contribuer à la
résorption des conséquences de l’expérience émotionnelle (voir
Émotion et expression : au-delà du simplisme 341
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tableau 14). Cette analyse confirme combien ces conditions sont nom-
breuses et variées. On peut cependant regrouper celles-ci sous trois
grandes catégories si on distingue des conditions de type socio-affectif,
des conditions de type cognitif et des conditions de type pragmatique.
Les conditions socio-affectives reposent essentiellement sur des contri-
butions affectives de l’entourage social. Trois types différents en ont été
rencontrés au cours de l’énumération. Ainsi, on a noté les manifesta-
tions de réconfort (voir niveau 3), avec les comportements d’apaise-
ment, les témoignages d’affection et de souci, la présence bienveillante,
la disponibilité, la proximité et le contact physique. On a également
noté les manifestations de reconnaissance et d’intégration (voir
niveau 5), avec l’écoute, la validation de l’expérience, la compréhen-
sion empathique, l’acceptation inconditionnelle et les différents témoi-
gnages d’intégration sociale. Enfin, on a noté le soutien d’estime (voir
niveau 6), avec les manifestations d’estime, de confiance, de réassurance
et d’attachement inconditionnel. Les conditions cognitives requièrent
pour leur part le travail mental du sujet lui-même et impliquent de sa
part la modification d’aspects de ses connaissances (voir niveau 1) ainsi
que d’éléments de ses plans et des buts qu’il poursuit (voir niveau 2).
Enfin, les conditions pragmatiques concernent l’action : il s’agit soit
d’action de l’entourage (niveaux 3 et 4), soit d’action de la personne
elle-même (niveaux 4 et 6), soit encore d’appui apporté par l’entourage
à l’action de la personne (niveau 4).
La gestion d’une expérience émotionnelle concerne bien entendu
chacun des niveaux qui ont été distingués. On notera par ailleurs qu’il
existe une grande cohérence entre les éléments qui émergent de cette
analyse, et les différentes formes de soutien social qui, à la suite de dif-
férents auteurs, ont été distinguées plus haut (voir chap. 8), avec le sou-
tien émotionnel, le soutien informationnel et le soutien instrumental.
Cela suggère que les agents sociaux peuvent apporter des contributions
à tous les niveaux de la gestion de l’expérience émotionnelle.
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TABLEAU 14. — Les différents niveaux de l’impact
d’une expérience émotionnelle négative et les conditions nécessaires
pour faciliter la résorption de cet impact à chaque niveau

(1) Impact cognitif et symbolique. Infirmation d’éléments


de l’univers hypothétique
Conditions de résorption : tâches cognitives propres à dépasser le conflit cognitif
• assimiler à ses modèles les données de l’expérience
• accommoder ses modèles à ces données
• réaménager ces modèles, voire les reconstruire
(2) Impact motivationnel : frustration d’objectifs poursuivis, perte, privation
Conditions de résorption : du coté du sujet
• accepter que l’objet en question est hors d’atteinte
• renoncer au but et l’abandonner
• réorganiser la hiérarchie des motifs
(3) Impact phénoménal : détresse, anxiété, tristesse, colère, dépression, honte...
Conditions de résorption : intervention d’autrui
• de type socio-affectif : réconfort, comportements d’apaisement,
témoignages d’affection et de souci, présence bienveillante,
disponibilité, proximité, et contact physique
• de type pragmatique : actions concrètes d’assistance ponctuelle
(4) Impact sur la capacité d’action : réduction du sens de l’opérance
et de la capacité d’agir
Conditions de résorption : de type pragmatique
• du côté du sujet : action concrète
• du côté de l’entourage : appui pragmatique et soutien à l’action
(5) Impact au niveau social : l’expérience est aliénante
Conditions de résorption : intervention d’autrui
• manifestations d’écoute, de validation de l’expérience, de
compréhension empathique, d’acceptation inconditionnelle et
d’intégration sociale
(6) Impact sur la personnalité : baisse d’estime de soi ;
expérience d’un ego misérable
Conditions de résorption :
• du côté de l’entourage : soutien affectif, manifestations d’estime, de
confiance, de réassurance et d’attachement inconditionnel
• du côté du sujet : actions concrètes propres à restaurer l’estime
(7) Impact sur la mémoire : retour automatique du souvenir
sous le foyer attentionnel
Conditions de résorption :
• voir niveau (1)
Émotion et expression : au-delà du simplisme 343
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CONTRIBUTIONS DU PARTAGE SOCIAL DE L’ÉMOTION
À LA RÉSORPTION

Parmi ces trois catégories de conditions qui permettent de résorber


les conséquences des expériences émotionnelles négatives, quelles sont
celles auxquelles les situations d’expression verbale et de partage social
répondent effectivement ?
D’emblée, l’une de ces catégories est exclue du processus de par-
tage. Dans les limites d’une situation de communication en effet, on ne
peut pas rencontrer les besoins de type pragmatique. Certes, des répon-
ses dans cette direction peuvent être amorcées au cours d’un échange
verbal : le partenaire peut s’y engager à apporter telle aide, la victime
peut y être incitée à entreprendre telle action, les deux protagonistes
peuvent planifier ensemble des actions qu’ils souhaitent mener. Mais
l’entreprise proprement dite sortira nécessairement du cadre du partage
social. Il y a donc des conditions importantes de la gestion d’une expé-
rience émotionnelle qui échappent aux processus d’expression et de
communication. Si important soit-il par ailleurs, le dialogue interhu-
main ne peut pas se supplanter à l’action. Il ne peut pas non plus
conduire à négliger la place qui revient à l’action dans la construction
et la reconstruction des tissus de l’adaptation.
Qu’en est-il alors pour les deux catégories qui demeurent en lice ?
Les conditions de type socio-affectif et les conditions de type cognitif
sont-elles rencontrées dans les situations de partage social de l’émotion ?
Les observations effectuées plus haut (chap. 5 et 7) sur la dynamique
interpersonnelle et collective qui se développe dans ces situations appor-
tent une réponse à cette interrogation. Elles montrent que le récit d’une
expérience émotionnelle éveille l’intérêt de l’auditeur. Celui-ci stimule
l’émetteur dans l’expression de son expérience et de ses émotions, et ce
matériel active ensuite ses propres émotions. L’intersubjectivité qui se
développe de cette manière engendre le rapprochement affectif des par-
tenaires. En outre, quand l’émotion partagée est intense, les manifesta-
344 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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tions non verbales et le contact physique de l’auditeur viennent à l’avant-
plan de sorte que la proximité affective des partenaires s’accroît encore.
L’intégration sociale de l’émetteur sort donc restaurée de cette dyna-
mique. Elle sera encore renforcée par le partage social secondaire et ter-
tiaire qui, après l’interaction primaire, portera l’expérience à la connais-
sance des autres membres du groupe social.
Cette dynamique produit donc toutes les conditions socio-
affectives que nous avons recensées. On y rencontre en effet : 1 / le
réconfort et l’apaisement, jusque dans les manifestations de proximité et
de contact physique, 2 / les manifestations d’écoute, de validation de
l’expérience, de compréhension empathique, et d’acceptation incondi-
tionnelle, jusque dans l’intégration sociale effective qui résulte du rap-
prochement affectif des partenaires et 3 / enfin, le soutien social qui se
dessine sous l’effet de l’empathie et alimente les manifestations
d’estime, de confiance, de réassurance. Tous ces effets résultent d’une
même cause : l’alimentation mutuelle des émotions de l’émetteur et
l’auditeur. De là découlent l’empathie, l’intersubjectivité, la disponibi-
lité réciproque, le renforcement des liens et l’intégration sociale. Ces
manifestations qui interviennent naturellement au cours du partage
social s’y développent avec d’autant plus de facilité que l’émetteur en
est ouvertement demandeur. En effet, l’examen des réponses qui sont
bienvenues dans le partage social aux yeux des émetteurs a montré que
celles-ci se situaient largement du côté de la compréhension empa-
thique, du soutien inconditionnel et de la présence bienveillante
(chap. 8).
Si l’émetteur est clairement demandeur de conditions socio-
affectives, il en va du contraire des conditions cognitives de la résorp-
tion de l’impact de l’expérience émotionnelle. Après celle-ci, aucune
de ces conditions cognitives ne rencontre les souhaits de la personne
concernée : elle ne souhaite pas abandonner les motifs dont la poursuite
a été enrayée, elle résiste âprement à modifier ses propres modèles et
systèmes de sens, et elle maintient sa grille de lecture initiale de l’évé-
nement. De surcroît, l’attitude de l’auditeur va dans la même direc-
tion : quand l’émotion partagée est intense, il réduit ses manifestations
verbales-cognitives. La victime de l’expérience émotionnelle négative
Émotion et expression : au-delà du simplisme 345
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ne sera donc pas prompte à s’engager dans les démarches cognitives
alors que celles-ci pourront réduire l’incertitude et la demande de sens
dont cette victime est par ailleurs le siège. Pire, il y a un risque impor-
tant que l’incertitude et la demande de sens n’alimentent erronément
chez cette victime la demande socio-affective. Le développement
d’une telle spirale n’est probablement pas exceptionnel.
Il faut donc conclure que le partage social de l’émotion est généra-
lement dominé par une dynamique de type socio-affectif. Cela signifie
qu’il ne s’adresse pas au cœur de l’expérience émotionnelle, mais seule-
ment à ses aspects secondaires, c’est-à-dire les émotions négatives,
l’insécurité, l’incertitude et le doute, l’effritement du sens de l’opérance
et de la capacité d’action, l’expérience d’aliénation et de dissociation
sociale, la chute d’estime de soi et l’expérience du soi misérable. Le
processus social manifeste de cette manière une vocation première à
éponger les conséquences émotionnelles et sociales de la faillite tempo-
raire des systèmes cognitifs-symboliques de l’individu. Il excelle à susci-
ter la réassurance, le réconfort, la restitution de la confiance sociale, la
restauration de l’identité mise en péril et la restitution de l’intégration
sociale. Mais cette intervention, pour efficace qu’elle soit à court
terme, ne peut cependant qu’avoir un caractère précaire. Si les condi-
tions cognitives de la résorption de l’impact de l’expérience émotion-
nelle ne sont pas rencontrées, cette expérience continuera à affecter
l’individu, parce que les sources de la résonance demeurent actives.

LA DYNAMIQUE SOCIO-AFFECTIVE
DANS LE PARTAGE SOCIAL DE L’ÉMOTION

Si la dynamique socio-affective s’impose naturellement dans le pro-


cessus de partage social de l’émotion et si le travail cognitif y est laissé
pour compte, une importante série de conséquences en découle.
D’abord, dans de telles conditions, on doit s’attendre à ce que par-
tager de son expérience émotionnelle constitue une tâche attrayante.
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En s’exprimant, on suscite des émotions chez son partenaire et on
active ainsi chez lui toutes les manifestations socio-affectives dont on a
besoin après une émotion. Plus haut (voir chap. 4), nous avions trouvé
paradoxal que les individus inclinent volontiers à partager des expérien-
ces émotionnelles négatives alors qu’une réactivation d’émotions désa-
gréables doit nécessairement s’ensuivre. Ce paradoxe s’estompe dès
qu’il apparaît que le partage social de l’émotion met en œuvre une
dynamique socio-affective. Dans ce cadre, plus l’expérience émotion-
nelle partagée est négative, plus elle éveillera les émotions du parte-
naire, et plus elle activera chez ce dernier les manifestations de récon-
fort, de validation et de soutien d’estime auxquelles l’émetteur aspire
précisément. Les inconvénients de la réactivation des émotions négati-
ves seront donc pour lui largement compensés par les bénéfices émo-
tionnels et sociaux dont il sera temporairement comblé.
On peut également prédire que, après une situation de partage social,
les bénéfices temporaires issus de la dynamique socio-affective s’estom-
peront. En effet, une fois le partenaire parti, les effets de ses différentes
contributions vont progressivement se dissoudre chez l’émetteur et
celui-ci se retrouvera alors face à lui-même. Puisque les conditions de la
résolution de l’expérience émotionnelle n’ont pas été rencontrées, le
souvenir de celle-ci reviendra à l’avant-plan et les émotions associées
seront réactivées. Du même coup, le besoin de partage sera réinstauré.
Cela suggère que le partage social d’un même épisode émotionnel sera
récurrent. Or, nous avons vu (chap. 4) que c’est bien ce qui se produit
très généralement. Il se pourrait en outre que le processus de partage
social contribue directement à alimenter sa propre récurrence : même
s’il entraîne pour l’émetteur les bénéfices socio-affectifs, il n’en réactive
pas moins à chaque fois les émotions qui incitent au partage.
Si le partage social ne met pas en œuvre les conditions cognitives, il
sera sans conséquences pour la résolution de l’expérience partagée.
Quelle que soit la fréquence avec laquelle il aura été mis en œuvre,
quel que soit le nombre de partenaires successifs mis à contribution
dans ce processus, si c’est la dynamique socio-affective qui y domine, le
statut de l’expérience émotionnelle en cause demeurera inchangé. Dans
les situations successives, la rencontre des besoins socio-affectifs n’aura
Émotion et expression : au-delà du simplisme 347
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jamais le pouvoir d’ « éteindre » l’impact émotionnel de l’épisode par-
tagé. On doit donc s’attendre à n’observer aucune relation significative
entre la fréquence avec laquelle le partage social s’est développé et les
indicateurs de la récupération ou de la résolution de l’émotion. Or,
c’est bien ce qui ressortait des différentes études corrélatives examinées
plus haut (chap. 10). De même, en dehors de la mise en œuvre des
conditions cognitives, le fait qu’une expérience émotionnelle ait été
partagée ou non ne fera aucune différence pour ce qui concerne
l’évolution des émotions suscitées par cette expérience. Or, c’est bien
ce qui est ressorti de la comparaison des expériences émotionnelles
soumises au partage social et des expériences émotionnelles gardées
secrètes (chap. 9).
Enfin, qu’il s’agisse d’études expérimentales ou de procédures de
débriefing psychologique, si on instaure une situation de partage social
dans laquelle l’auditeur ou les auditeurs manifesteront essentiellement
une écoute empathique, les effets qu’on en attend sont maintenant
clairs. Puisque la procédure ne vise en aucune manière le travail cogni-
tif nécessaire à la résolution, aucun effet ne doit être attendu pour
l’impact émotionnel de l’expérience partagée. Par contre, on doit en
prédire des bénéfices personnels et interpersonnels en abondance
puisque toute la gamme socio-affective sera à l’œuvre et alimentera ces
bénéfices. Ces prédictions correspondent exactement à ce qui ressort
des études expérimentales de partage social induit (chap. 10). En outre,
le même constat ressortait des études sur les effets des débriefings psy-
chologiques après incidents critiques (chap. 10).
En somme, à partir du moment où il apparaît que le partage social
de l’émotion favorise une dynamique socio-affective entre les partenai-
res, toutes les questions qui ont été soulevées plus haut à propos de ce
processus et de ses conséquences se clarifient et toutes les difficultés qui
ont été rencontrées s’estompent. Ces questions et ces difficultés se sont
donc posées parce que le partage social de l’émotion avait été jusque-là
considéré sous un autre angle, précisément celui sous lequel il ne se
présente généralement pas.
348 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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LA DYNAMIQUE SOCIO-AFFECTIVE DANS LES RITUELS SOCIAUX

Si le partage social se solde aisément par l’intégration sociale accrue


de celui qui l’a initié, ce processus devient un outil auquel on peut faire
appel à cette fin spécifique. L’intégration sociale est une source de
bienfaits innombrables, en particulier par la sécurité qu’elle procure.
L’individu n’a d’ailleurs jamais fini de renforcer sa propre intégration.
Le partage social pourrait aisément contribuer à bon compte à cette
entreprise. L’étude des processus collectifs suggère que, en réalité,
l’humanité a découvert et exploité ce stratagème depuis bien long-
temps.
La vie collective est rythmée par des rassemblements d’individus
marqués par des manifestations collectives de partage d’émotion. Cela se
produit notamment lors de la célébration d’événements collectifs
comme les victoires, les défaites, les deuils ou pertes en commun, ou les
catastrophes (pour revue, voir Pennebaker, Paez et Rimé, 1997). Ces
commémorations reposent sur les émotions de ceux qui ont vécu
l’événement, ou sur les émotions que leurs successeurs éprouvent
encore lors de son rappel. Les déterminants de ces célébrations sont
analogues aux déterminants des réminiscences des expériences émotion-
nelles individuelles. Selon Nico Frijda (1997) en effet, une commémo-
ration met en son centre une tâche inachevée. L’événement qu’on com-
mémore n’a pu être intégré. Les facteurs qui ont engendré les émotions
à l’époque ne sont pas dépassés, ils opèrent toujours aujourd’hui, ils
constituent encore des « affaires en cours ». Ils continuent à ébranler des
convictions. On n’a toujours pas de réponse complète aux questions
qu’ils posent. La quête de sens entreprise à leur sujet est demeurée sans réponse
(Frijda, 1997). On constate ainsi que la dynamique qui opère après une
expérience émotionnelle collective se présente dans les mêmes termes
que celle qui fait suite à une expérience émotionnelle individuelle.
Si les commémorations mettent en œuvre des éléments qui relèvent
en propre de la dimension collective comme les rituels, les symboles et
Émotion et expression : au-delà du simplisme 349
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la solennité, ces événements ont cependant une caractéristique en com-
mun avec les situations interpersonnelles de partage social de l’émo-
tion : c’est la réactivation d’émotions vécues ou revécues en commun
par les participants. Dans les commémorations en effet, par les mises en
scène, les défilés, les thèmes des discours, les parades musicales, les
chants, les paroles prononcées en commun, les gestes partagés, les mou-
vements de foule, tout concourt à l’activation des émotions, à leur
expression ouverte, et dès lors à l’alimentation mutuelle des émotions
chez les participants. On retrouve donc, rapportée au plan collectif, la
dynamique socio-affective qui émerge naturellement dans les situations
interpersonnelles de partage social de l’émotion.

LES RITUELS SOCIAUX ONT-ILS DES EFFETS LIBÉRATOIRES ?

Pourquoi l’activation émotionnelle et la stimulation mutuelle des


émotions se retrouvent-elles ainsi au cœur des commémorations ?
Quelle fonction l’activation émotionnelle remplit-elle dans ce contexte
collectif ? Ici également, la réponse qui est sur toutes les lèvres est celle
de la fonction libératoire de l’expression des émotions. Comme pour
l’expression individuelle, le sens commun croit que l’expression collec-
tive des émotions entraînera des effets curatifs pour les souvenirs visés
par la commémoration. Qu’en est-il dans les faits ? Les données en
cette matière sont rares parce que l’observation scientifique des situa-
tions collectives est beaucoup plus lourde à mener que celle des situa-
tions individuelles. Pour répondre à la question, nous ferons d’abord
appel à l’expérience des « commissions pour la vérité et la réconcilia-
tion ». Nous évoquerons ensuite l’un ou l’autre exemple des études
empiriques disponibles.
Les « commissions pour la vérité et la réconciliation » ont été insti-
tuées en Afrique du Sud après le régime de l’apartheid. L’objectif visé
par ces instances est la mise en présence des victimes et des bourreaux
dans l’espoir que les premières y trouveront l’opportunité d’exprimer
350 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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les souffrances endurées et que les seconds, reconnaissant leurs torts à
cet égard, exprimeront publiquement leurs regrets. Tout individu qui
par le passé a eu à souffrir de violation des droits de l’homme, soit per-
sonnellement, soit en la personne d’un proche, peut demander à être
entendu. Cette personne sera alors mise en mesure de s’exprimer com-
plètement et publiquement devant la commission, en présence des
auteurs des actes incriminés. Pour la victime, l’expérience aura néces-
sairement deux faces. D’une part, l’expression de son témoignage
entraînera généralement la réactivation d’émotions qui dépasseront
parfois la limite du supportable. D’autre part, la victime sera entendue,
elle donnera un témoignage solennel et complet, et elle sera formelle-
ment reconnue par l’assistance, par le tribunal et, par-delà ceux-ci, par
la société tout entière dans ce qu’elle a enduré. Ses besoins socio-
affectifs seront donc pleinement rencontrés, sous la forme de manifesta-
tions d’écoute, de reconnaissance sociale et de validation de l’expé-
rience, de compréhension empathique, d’acceptation inconditionnelle
et de marques d’intégration sociale.
Pour notre propos, la question est de savoir si, conformément à la
thèse de la fonction libératoire, cette expression publique et solennelle
des émotions entraîne une guérison psychologique pour celui qui y
procède. On ne dispose pas encore de suivi scientifique à grande
échelle dans ce domaine, mais on peut retenir à ce propos l’avis de
Brandon Hamber, psychologue clinicien au Centre pour l’étude de la vio-
lence et de la réconciliation à Johannesburg et auteur de nombreux articles
à ce sujet :
« ... à partir du moment où il y a des pleurs, on présume que la guérison
est en train de se développer. (...) mais il y a beaucoup de gens qui se
retrouvent dévastés après coup. (...) les victimes et les témoins peuvent en
effet être retraumatisés à l’occasion de leur témoignage devant une com-
mission, et cette retraumatisation peut être grave au point d’entraîner une
multitude de symptômes physiques débilitants, comme la confusion, les
cauchemars, l’épuisement, la perte d’appétit et l’insomnie » (cité dans
Hayner, 2001).

Même si cette situation offre aux victimes une réponse complète à


des besoins socio-affectifs majeurs, on est donc loin d’enregistrer une
Émotion et expression : au-delà du simplisme 351
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amélioration de leur situation émotionnelle à la suite de l’expression
verbale de l’expérience émotionnelle en situation collective
Un exemple d’étude empirique sur l’apport des rituels sociaux à la
gestion des expériences émotionnelles a été proposé par Weiss et
Richards (1997). Ceux-ci ont étudié un échantillon d’individus mascu-
lins atteints de Sida et endeuillés à la suite du décès de leur partenaire.
Ils ont évalué la mesure dans laquelle chacun des répondants avait pris
part ou non à des rituels de deuil au moment du décès de leur compa-
gnon. Ils ont également fait le bilan de l’adaptation psychologique de
ces répondants douze mois plus tard. Selon la logique de la fonction
libératoire de l’expression émotionnelle, on s’attendrait à ce que la par-
ticipation aux rituels de deuil corresponde à une meilleure récupération
émotionnelle lors de l’évaluation ultérieure. Dans les données recueil-
lies cependant, les auteurs n’ont trouvé aucune relation entre cette par-
ticipation et les indicateurs de récupération émotionnelle mesurés un
an plus tard. Mais, par comparaison avec les répondants qui n’avaient
pris aucune part à ces rituels, ceux qui y avaient participé présentaient
différents indices d’un meilleur fonctionnement social. On voit ainsi
émerger l’apport propre de la participation à des rituels sociaux qui
mettent en œuvre une dynamique socio-affective : ils sont sans effets
sur l’expérience émotionnelle visée par le rituel, mais ils ont des effets
notables pour le fonctionnement social des personnes concernées.
Une étude empirique d’une ampleur exceptionnelle a été menée
dans ce domaine également par Martin-Beristain, Paez et Gonzalez
(2000). Ces auteurs ont étudié des familles de victimes du génocide
survenu au Guatemala entre 1981 et 1986. Ce génocide, perpétré par
les forces armées régulières de ce pays dans le cadre d’une lutte anti-
guérilla, a fait selon les estimations de sources gouvernementales améri-
caines des centaines de milliers de morts. Les auteurs de l’étude ont pu
obtenir la participation d’un échantillon de près de 3 500 parents de
victimes. Ils ont évalué la participation de chacune de ces personnes à
des rituels sociaux de deuil ou de commémoration des massacres. Ils
ont également évalué la situation psychologique de chaque répondant.
Comme ceux de Weiss et Richards, leurs résultats ont montré que la
participation aux rituels sociaux était sans relation avec le degré de
352 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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récupération émotionnelle. À l’inverse de la thèse de la fonction libéra-
toire, la participation était même associée à une élévation du niveau des
émotions négatives. Cependant les personnes qui avaient participé aux
rituels sociaux présentaient ici également de meilleurs résultats pour
une série d’indicateurs du fonctionnement social. Elles manifestaient
notamment une meilleure reconstruction du soutien social, elles pré-
sentaient davantage de comportements altruistes, et moins de senti-
ments d’impuissance et de désengagement. En somme, ici encore, la
participation à des rituels sociaux est demeurée sans effets pour l’ex-
périence émotionnelle visée. Mais cette participation s’est trouvée
associée à des effets favorables pour le fonctionnement social des per-
sonnes concernées.
Ces quelques observations quant aux effets des rituels sociaux et des
situations collectives d’expression émotionnelle conduisent donc à des
résultats très divergents selon qu’on considère leurs effets sur le plan
émotionnel ou sur le plan social. En ce qui concerne les effets émo-
tionnels, les rituels sociaux ne paraissent jamais entraîner les effets libé-
ratoires qu’on leur attribue communément. L’expression émotionnelle
en situation collective suscite la réactivation de l’émotion et elle peut
donc entraîner temporairement des effets contraires à ceux que
l’hypothèse libératoire prédit. Sur ce plan, on devrait en conclure aux
effets néfastes de ces situations collectives. Par contre, sur le plan du
fonctionnement social, les situations collectives semblent bien entraîner
des effets positifs. Cette constatation est en cohérence avec les effets
d’intégration sociale qui résultent des situations interpersonnelles de
partage social des émotions. Si elle peut surprendre les psychologues
qui sont généralement peu coutumiers de l’étude des dynamismes col-
lectifs, la constatation est cependant également en pleine cohérence
avec un thème qui est familier aux anthropologues. Nombreux sont en
effet ceux d’entre eux qui ont souligné l’impact des rituels sociaux sur
la cohésion sociale et sur le contrôle social (Haviland, 2003 ; Pradelles,
1996), sur le renforcement des liens sociaux (Metcalf et Huntington,
1999), sur la réaffirmation des valeurs de la société et la promotion de la
solidarité de groupe (Howard, 1989), ainsi que sur le sentiment
d’appartenance au groupe et la solidarité sociale (Bodley, 1997).
Émotion et expression : au-delà du simplisme 353
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En somme, les quelques données cliniques et empiriques qu’on
vient d’examiner quant aux effets de la participation à des rituels
sociaux sont étroitement parallèles à ce qui ressort de l’étude des effets
du partage social de l’émotion. On relève des effets positifs manifestes
de la dynamique socio-affective sur le plan de l’intégration sociale. On
constate par ailleurs l’absence d’effets positifs pour ce qui concerne la
récupération émotionnelle.

LES RITUELS SOCIAUX : LE MODÈLE DE DURKHEIM

Dario Paez a souligné (par exemple, Beristain, Paez et Gonzalez,


2000) le lien étroit existant entre les observations qui précèdent et les
conceptions de Durkheim sur les fonctions émotionnelles et sociales
des rituels collectifs. Il s’agit d’une question centrale dans l’œuvre du
grand sociologue. Il y insiste tout particulièrement dans Les formes élé-
mentaires de la vie religieuse (1912). Pour bien saisir les tenants et aboutis-
sants des idées que Durkheim développe à cet égard, il y a lieu de rete-
nir cinq thèmes qui s’articulent dans sa conception.
Le premier thème est celui de l’être moral qui se constitue chez
chaque membre de la société. La société existe en effet à travers les sen-
timents collectifs et les représentations collectives que ses membres par-
tagent et qui sont le produit des biens intellectuels accumulés au long
de l’histoire de la civilisation. Ils instituent l’ordre intellectuel et moral
sur lequel les individus s’alignent. Les normes de pensée et les normes
de conduite sur lesquelles les individus s’accordent en découlent. Elles
agissent et pèsent sur les membres du groupe social par des voies
comme le conformisme moral, le conformisme logique, l’autorité de la
raison et d’autres du même genre. Ces normes assurent la cohésion du
groupe et préviennent les dissidences. Elles sont aussi nécessaires au
fonctionnement moral et social des individus que la nourriture l’est à
leur fonctionnement physique. Il faut donc que ces produits de la civi-
lisation soient bien implantés dans l’esprit des membres.
354 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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Le deuxième thème concerne le processus par lequel ces produits
sociaux s’implantent chez les individus. Ces produits n’existent pas en
dehors des consciences individuelles. Leur implantation résulte d’un
processus qui ressemble de près à celui que nous étudions sous le nom
de partage social. Durkheim considère en effet que chaque individu qui
éprouve les sentiments collectifs et les représentations collectives ressent
un vif besoin de communiquer ceux-ci et de les répandre. Il se rap-
proche alors des autres, cherche à les convaincre, et l’ardeur des
convictions qu’il répand vient ensuite réconforter la sienne propre. De
cette manière, chaque conscience qui éprouve ces sentiments et ces
représentations retentit dans toutes les autres consciences et réciproque-
ment. Plus est grand le nombre de consciences qui participent à ce jeu
de renforcement réciproque, plus puissante sera la force avec laquelle
ces éléments collectifs seront implantés. Ainsi, dans une petite famille,
les sentiments et souvenirs communs ne seront pas très intenses parce
que le nombre de partages et de renforcements réciproques qui s’y
développeront sera réduit. Par contre, dans une société dense, la circu-
lation des idées communes sera continuelle et ces idées y deviendront
donc très puissantes. Durkheim insiste sur le fait que les croyances ne
sont actives que quand elles sont partagées. On peut les entretenir pen-
dant quelque temps par un effort personnel, mais il est douteux qu’elles
puissent se conserver longtemps dans ces conditions. Si l’individu reste
seul, ses convictions s’étioleront.
Le troisième thème est celui de la nécessité d’une régénération
périodique des sentiments collectifs et des représentations collectives.
La vie en groupe est essentiellement intermittente : une partie impor-
tante de la vie courante se déroule dans un relatif isolement, comme
lorsque l’individu est à son travail, ou vaque à ses occupations. Par
conséquent, dans la vie ordinaire, les sentiments collectifs et représenta-
tions collectives perdent de leur vigueur et se dissolvent. Ils seront
cependant régénérés chaque fois que l’individu se retrouvera réuni avec
les membres de son groupe social. C’est pourquoi toute société met en
place les moyens d’entretenir et de raffermir à intervalles réguliers les
sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa per-
sonnalité. C’est la fonction de réunions, d’assemblées, ou de congréga-
Émotion et expression : au-delà du simplisme 355
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tions dans lesquelles les individus seront étroitement rapprochés les uns
des autres et réaffirmeront en commun leurs sentiments. C’est ce que
proposent les rituels sociaux, fêtes, cultes, célébrations qui recréent
périodiquement l’être moral. Ces manifestations mettent en œuvre les
cris, les chants, la musique, les mouvements violents, la danse, la
recherche d’excitants divers. L’individu y est transporté hors de lui et
distrait de ses préoccupations ordinaires. Les forces communes se rani-
ment et la parcelle d’être social que chacun porte en soi participe à
cette rénovation.
Le quatrième thème est celui du partage collectif d’émotions. Lors
de ces manifestations, l’agglomération des individus agit sur eux
comme un excitant de grande puissance. Une fois les individus assem-
blés, dit Durkheim, il se dégage de leur rapprochement une sorte
d’électricité qui les transporte à un degré extraordinaire d’exaltation.
Chaque conscience fait écho aux autres, ce qui entraîne une efferves-
cence et déchaîne les passions. Durkheim met l’accent sur le fait que,
quand ils s’affirment collectivement, les sentiments humains s’intensifient. La
tristesse comme la joie s’amplifient en se répercutant de conscience en
conscience. Chacun est entraîné par tous. La nature particulière des
sentiments qui sont mis en commun importe peu. Ils peuvent varier de
l’extrême abattement à l’extrême allégresse, de l’irritation douloureuse
à l’enthousiasme extatique. Ce qui est essentiel, c’est que les individus
soient réunis, que des sentiments communs soient ressentis et que
ceux-ci s’expriment par des actes communs. Il faut que le groupe com-
munie dans une même pensée et dans une même action. Peu importe
la nature particulière des sentiments et des actes qui sont accomplis : le
processus fondamental demeure toujours celui de la communion émo-
tionnelle qui entraîne toujours les mêmes effets.
Le cinquième thème est celui des effets de la communion émotion-
nelle. La communion des consciences qui s’installe au cours de la situa-
tion d’émotions collectives rapproche les individus, les associe dans un
même état d’âme et leur inspire une sensation de réconfort mutuel. Les
individus y refont leur être moral et ils en sortent fortifiés. La commu-
nion émotionnelle stimule les sentiments collectifs et détermine une
intégration accrue de la société. L’individu pense moins à lui-même et
356 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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davantage à la chose commune. Retrempée à la source dont elle tient la
vie, l’âme individuelle devient plus forte, plus maîtresse d’elle-même,
et moins dépendante des nécessités physiques. Elle trouve une dignité
supérieure. Après la dissolution du groupe, les idéaux ainsi élaborés
continuent de vivre dans la conscience. L’individu rassuré retrouve du
courage.

LES BÉNÉFICES DE LA COMMUNION ÉMOTIONNELLE

Qu’est-ce qui conduit les individus à rechercher ces situations


interpersonnelles et ces situations collectives qui abondent en manifes-
tations socio-affectives ? Pour ce qui concerne les situations interper-
sonnelles, notre réponse est qu’elles sont motivées par chaque expé-
rience émotionnelle que l’individu traverse. Celles-ci signalent des
failles dans les systèmes sur lesquels il se reposait pour aborder la réalité,
lui donner un sens, et conduire son action. L’expérience se solde
notamment par des sentiments d’insécurité, d’inopérance et d’alié-
nation. Ce sont ces sentiments qui appellent aux manifestations socio-
affectives. Pour ce qui concerne les situations collectives, Cazeneuve
(1971) estime que les rituels sont instaurés pour gérer les failles qui se présen-
tent dans les systèmes que l’individu s’est constitués. Ils représentent une
réponse aux objets et événements insolites qui viennent remettre en
question les régularités apparentes sur lesquelles l’individu pensait pou-
voir se fonder. Ces failles le tirent de son confort et réveillent chez lui
l’angoisse devant l’inconnu et l’irréductible.
En somme, les motifs invoqués pour les situations interpersonnelles
et les situations collectives sont analogues. Ils résultent toujours d’expé-
riences qui révèlent des failles dans l’univers virtuel. Ils résident pour
l’essentiel dans des sentiments qui traduisent une perte de confiance de
l’individu dans sa capacité d’assurer ses transactions avec le monde.
Qu’il s’agisse de situations interpersonnelles ou de situations collectives,
quel bénéfice l’individu retire-t-il alors de ces « communions » qu’il
Émotion et expression : au-delà du simplisme 357
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instaure avec les autres individus à la suite de l’expérience de ses limi-
tes ? En quoi ces situations sont-elles en mesure de répondre à sa perte
de confiance. Durkheim (1912) dit que les individus vont se ressourcer
à quelque chose qui les dépasse et qui prend réalité à partir du moment
où ils sont ensemble. Ensuite, dit-il, ils sont plus forts. De quoi s’agit-il
exactement ? La réponse qui suit est plausible.
Lors de l’expérience émotionnelle, l’ordre individuel représenté par
son univers virtuel a fait défaut à l’individu. Si cet ordre était le seul
dont il puisse disposer, il ne lui resterait alors qu’à sombrer dans la
confusion et dans le désespoir. Mais l’ordre individuel n’est qu’une
partie d’un ensemble qui l’englobe et le dépasse infiniment. L’ordre
social qui le précède d’innombrables années constitue le tissu commun
sur lequel l’humanité d’une culture donnée prend appui pour ses tran-
sactions avec le monde. Cet ordre comporte des éléments en nombre
infini dont chaque membre entre en possession par l’éducation et par la
communication. Parmi ces éléments, le langage et les catégories de
pensée confèrent un ordre tant à l’expérience du monde qu’à l’expé-
rience intérieure. Ils s’accompagnent notamment du sens commun, des
connaissances communes, des valeurs, des nombreux systèmes de règles
(règles morales, règles de droit, règles de justice, règles logique, règles
du savoir-vivre, règles de la bienséance...), de l’immense univers de
référence que constituent les contes, les récits, les légendes, et de
l’univers symbolique (Berger et Luckmann, 1966) avec son ordre cos-
mique et métaphysique, son ordre spatial et temporel, son ordre histo-
rique, son ordre social et institutionnel, et son ordre de l’expérience
subjective. L’univers virtuel de l’individu n’est qu’un éclat de cet ordre
social. Quand le premier vient à lui faire défaut, l’ordre social continue
pour sa part à exister intact à l’arrière-plan. C’est le filet de sécurité. À
travers le contact qu’il recherche avec les autres individus et la dyna-
mique qu’il met en œuvre en vue d’assurer le resserrement de ses liens
sociaux, il y a sans doute davantage chez l’individu que le seul souci de
recevoir du réconfort ou de l’apaisement. Le contact intersubjectif qui
se constitue par le partage de l’émotion recrée la réalité sociale à
laquelle il peut se ressourcer.
358 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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CONCLUSIONS

En somme, au plan interpersonnel comme au plan collectif, la


dynamique socio-affective est également prompte à s’instaurer quand
les systèmes à partir desquels les individus assurent leurs transactions
avec le monde leur ont fait défaut. Toutefois, par cette seule voie
socio-affective, on voit mal comment les paradoxes soulevés lors des
expériences émotionnelles pourraient être dépassés. Si réconforté soit-il
par la communion avec ses semblables, si aucune place n’y est faite au
traitement cognitif-symbolique en général et au processus de produc-
tion de sens en particulier, l’individu sera condamné à accumuler les
paradoxes et, dès lors, à n’être plus que le témoin du démembrement
progressif de son univers virtuel. Il doit donc y avoir une autre voie.
Chapitre 14. Émotion et production de sens
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 307 à 334
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Les expériences émotionnelles,
leur impact et leur gestion
CINQUIÈME PARTIE

Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion


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Chapitre 14

Émotion et production de sens


Émotion et production de sens

LES LEÇONS DES EXPÉRIENCES ÉMOTIONNELLES EXTRÊMES

Nous avons entrepris l’examen détaillé de l’impact des expériences


émotionnelles extrêmes dans le but de disposer ainsi d’un miroir gros-
sissant. Nous espérions que l’étude des manifestations émotionnelles à
leur plus haut niveau d’intensité permettrait d’entrevoir des processus
susceptibles d’éclairer l’impact de toute émotion. Dans les expériences
émotionnelles de la vie ordinaire, ces processus seraient moins discer-
nables parce qu’ils interviendraient d’une manière subtile seulement.
Cet examen a effectivement apporté son lot d’enseignements à cet
égard.
La leçon principale qu’on retire de l’étude des traumas concerne
l’univers d’attentes que l’individu a élaboré au contact du réel et qui lui
sert de ressource continuelle pour ses transactions avec ce réel. Nous
découvrons ainsi que l’individu évolue en fait dans un univers virtuel qui
a pris la forme d’un monde postulé. À partir de cet univers, il présup-
pose continuellement la manière dont le réel se présentera. Toutes ses
interactions avec le milieu sont présidées par les systèmes d’anticipation
qui composent son univers virtuel. Ceux-ci concernent tous les
niveaux de la relation au monde, depuis les aspects les plus concrets et
les plus pragmatiques jusqu’aux aspects les plus abstraits et les plus éla-
borés. Au sommet de la hiérarchie de ces attentes, les postulats les plus
310 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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abstraits sont particulièrement bien implantés. Leur niveau de généra-
lité les met à l’abri de l’expérience courante parce que celle-ci n’est pas
en mesure de les infirmer. Seules des expériences hors du commun,
exceptionnelles, peuvent comporter les ingrédients propres à les mettre
à l’épreuve.
Une deuxième leçon découle du constat de l’existence d’illusions
positives chez les individus tout-venants ainsi que de reconstructions
cognitives irréalistes chez les victimes d’événements extrêmes. On
découvre ainsi que sa situation dans le monde inspire à l’individu
humain des craintes que celui-ci s’efforce de juguler par l’entretien de
visions illusoires. Ces craintes sont la conséquence de ses capacités sym-
boliques qui lui donnent la conscience de sa propre précarité. Si elle est
excessive, cette lucidité constitue une entrave au déploiement de
conduites adaptatives : la crainte est paralysante. Pour s’en protéger,
l’individu est amené à gauchir le monde postulé dans un sens qui soit
favorable à sa propre destinée. Seuls les postulats abstraits de son univers
virtuel se prêtent à ces distorsions dans la mesure où ceux-ci échappent
à l’épreuve de la réalité ordinaire. L’univers virtuel sur lequel s’appuie
l’individu pour ses transactions avec le réel est donc largement teinté
d’irréalisme, du moins pour ce qui concerne ses structures abstraites.
De cette manière, cet univers remplit des fonctions de bouclier symbo-
lique contre les menaces auxquelles le système symbolique expose
l’individu.
Une troisième leçon résulte de l’analyse de l’impact des expériences
émotionnelles extrêmes. On constate que, pour l’essentiel, ces expé-
riences ont la propriété de mettre en question les fondements de
l’univers virtuel de l’individu. Les significations portées par ces situa-
tions hors du commun peuvent frapper de plein fouet des présupposi-
tions fondamentales de cet univers virtuel. Par les contradictions
qu’elles lui opposent, ces significations ouvrent une brèche dans cet
univers. Quand cette brèche touche ses structures les plus abstraites,
l’édifice peut s’écrouler. Cette expérience laisse alors l’individu
dépourvu de guides pour l’adaptation et dépossédé de boucliers symbo-
liques. Des conséquences psychologiques désastreuses peuvent évidem-
ment s’ensuivre.
Émotion et production de sens 311
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LES ÉMOTIONS AUX LIMITES DE L’UNIVERS VIRTUEL

La question qui se pose maintenant est de savoir si les leçons qui


sont ainsi tirées de l’étude des traumas peuvent être transposées à
l’étude générale des émotions. En particulier, la notion d’univers vir-
tuel, cet univers de présuppositions que les situations traumatiques peu-
vent remettre en question, a-t-elle une utilité dans ce nouveau
contexte ? Peut-on envisager que, comme les expériences traumati-
ques, les expériences émotionnelles de la vie courante portent des
significations délétères pour l’univers virtuel ? Pour répondre à ces
questions, il faut en revenir aux deux types de situations qui, selon
notre analyse (voir chap. 2), peuvent entraîner des émotions.
Le premier type de situation que nous avons distingué à cet égard
concerne des variations intervenues du côté du milieu. Quand de telles
variations se produisent, il revient à l’individu d’activer une structure
de connaissance qui lui permette d’identifier le changement intervenu
et de mettre en œuvre les structures de comportement propres à assurer
son adaptation à ce changement. Quelles sont ces structures de
connaissances ? Elles correspondent à ce que Miller, Galanter et Pri-
bram (1960) avaient désigné comme l’Image de l’individu, c’est-à-dire
« l’ensemble des connaissances accumulées et organisées dans la repré-
sentation que l’organisme a de lui-même et du monde ». C’est bien un
univers virtuel qui est visé dans cette définition : il s’agit en effet des
présuppositions dérivées par l’individu de son expérience de la manière
dont le monde et sa propre personne fonctionnent. Or, lorsque le
milieu l’expose à des variations, l’individu éprouvera des émotions
quand il n’est pas en mesure d’activer les structures de connaissance et
d’action permettant d’y répondre de manière appropriée. Une situation
émotionnelle correspond donc à un moment où l’univers virtuel de
l’individu est pris au dépourvu. En somme, l’émotion signale ici les
insuffisances du système de présuppositions sur lequel s’appuie
l’individu pour mener ses transactions avec le milieu.
312 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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Le second type de situation susceptible de provoquer l’émotion
résulte de variations introduites par l’individu : quand il s’est figuré un
but et qu’il a mis en œuvre le plan d’action par lequel il espère évoluer
dans la direction de ce but. Pour qu’il y parvienne, il faut que le plan
puisse être exécuté comme prévu, sans rencontrer d’obstacles ou
d’interférences dans le milieu. Ainsi, le succès de l’entreprise repose
entièrement sur la qualité du plan. Miller, Galanter et Pribram (1960)
définissaient le Plan de l’individu comme « une organisation de l’Image
en fonction d’une tâche particulière ». Le plan est donc un produit de
l’univers virtuel. Il s’agit d’actions imaginées sur base de présupposi-
tions quant à la manière dont le monde et l’individu lui-même fonc-
tionnent. L’émotion intervient quand l’action ne se déroule pas selon
les présuppositions de l’univers virtuel. Ici encore, elle correspond
donc à une situation dans laquelle l’univers virtuel est pris en défaut. En
somme, l’émotion signale l’inadéquation du système de présuppositions
sur lequel l’action a été fondée.
Antérieurement, nous avions noté que les émotions signalent des
moments d’asyntonie ou de déphasage dans la relation individu-milieu.
Nous pouvons préciser maintenant qu’elles visent en fait les ressources
dont dispose l’individu pour assurer l’harmonie de cette relation. Ces
ressources résident entièrement dans les connaissances qu’il a dévelop-
pées et élaborées à propos du monde et de sa propre personne. Ces
connaissances ne constituent jamais plus que des conjectures, des hypo-
thèses, des postulats, des présomptions ou des suppositions. Il s’agit bien
d’une image que l’individu s’est forgée de l’univers. C’est un univers
virtuel qui lui sert de ressource pour gérer ses interactions avec le
milieu. L’expérience émotionnelle ordinaire correspond à l’expérience
d’une faille dans cet univers virtuel. Il en va ainsi non seulement des
expériences émotionnelles négatives, mais également des expériences
émotionnelles positives. Comme on l’a vu à diverses reprises, celles-ci
supposent en effet l’obstacle, les résistances et leur dépassement, et non
l’évolution harmonieuse et sans heurts vers la syntonie. Même si son
issue est heureuse, l’expérience émotionnelle positive met donc égale-
ment à jour des failles de l’univers virtuel.
Émotion et production de sens 313
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L’ÉMOTION COMME PARADOXE

La notion d’univers virtuel qui émerge ici ne connaît pas beaucoup


de sources dans la littérature psychologique. Toutefois, Hadley Cantril
(1950) dans son ouvrage classique The « why » of man’s experience a
décrit l’univers représentationnel dans des termes qui correspondent à
ce que nous venons d’évoquer.
Au cours de nos actions, dit Cantril, nous nous dotons d’un
ensemble de présomptions qui serviront de base à nos actions futures.
Dans chacune des situations ultérieures de notre vie, nous prendrons
appui sur des aspects des présomptions que nous avons accumulées. Le
seul monde que nous connaissions est celui que nous créons par ces pré-
somptions. C’est ce monde-là qui donne sa constance à notre milieu.
C’est lui également qui donne sa consistance à notre expérience. Si nous
n’avions pas entrepris de développer des actions pour assurer notre qua-
lité de vie, ce monde n’existerait pas. Il est le produit de nos entreprises.
Ce monde hypothétique qui est le nôtre est constitué d’une masse
de présomptions différentes, poursuit Cantril. Ainsi, nous présumons
l’identité de choses qui se ressemblent, nous présumons que certains
éléments du milieu appartiennent l’un à l’autre et forment des ensem-
bles, nous présumons que les choses ou les objets ont des significations
constantes ou des caractéristiques constantes comme la couleur ou la
taille. Nous élaborons des présomptions à propos de personnes, à pro-
pos de groupes de personnes, à propos d’institutions, ou à propos
d’idéologies. Ces présomptions échappent généralement à notre cons-
cience. Nous n’en prenons conscience que dans les moments où nous
sommes confrontés à des illusions qu’il nous faut expliquer, à des para-
doxes qu’il nous faut résoudre, ou à des erreurs que nous avons com-
mises du fait que certaines de nos présomptions n’étaient plus fiables.
Une autre partie de notre monde présumé est constituée par nos struc-
tures intellectuelles et nos structures conceptuelles. Celles-ci ont la pro-
priété d’étendre les cadres dans lesquels nos actions peuvent être effi-
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caces : nous élaborons des présomptions selon lesquelles certains
événements sont la cause d’autres, ou selon lesquelles certains événe-
ments sont la conséquence d’autres. Nous disposons en outre de codes
éthiques et d’abstractions scientifiques. D’autres facettes de notre
monde de présomptions concernent les qualités des choses, les valeurs
que nous leur attribuons, ainsi que les qualités ou valeurs que nous per-
cevons dans les expériences. Ainsi, les désirs que nous avons de satis-
faire nos besoins, de réaliser nos ambitions, de lutter pour certains
idéaux sont tous imprégnés de présomptions sur la valeur de telle ou
telle expérience. Quand on parle de cultures différentes, on fait en réa-
lité référence à des mondes de présomptions différents élaborés à partir
du milieu différent dans lequel des gens vivent.
Toutes ces présomptions déterminent chez nous un monde
d’attentes. Ainsi, nous nous attendons à ce que le soleil se lève demain
matin et nous nous attendons à ce que la terre prolonge son existence
pendant quelques milliers d’années encore. Cantril ajoute que l’homme
lutte continuellement pour maintenir son univers présomptif intact. Il y
a de bonnes raisons à cela : ce monde présomptif que nous avons cons-
truit est le seul monde dans lequel nos transactions de vie peuvent se
dérouler. Cet univers nous est indispensable si nous voulons préserver
la stabilité et la continuité qui nous entourent, si nous voulons que nos
jugements de valeur conservent du sens, et si nous voulons que nos
actions demeurent efficaces.
En quelques mots seulement, mais d’une manière très significative
pour notre propos, Cantril a également abordé dans ce contexte la
question des émotions. Il écrit que nous éprouvons des émotions
« quand il se produit quelque chose à quoi notre monde de présomp-
tions ne nous avait pas préparé ». Il ajoute qu’une expérience est sur-
prenante, incompréhensible ou anormale quand elle est considérée en
elle-même. Mais quand nous la mettons en relation avec nos présomp-
tions actuelles et que nous tentons de voir en quoi celles-ci ont été ina-
déquates, elle constitue alors un paradoxe. « Les paradoxes que nous
rencontrons dans la vie sont des défis pour une meilleure compréhen-
sion de ce qui constitue le monde et de la manière dont il fonctionne »
(p. 94). Ils alimentent la recherche de sens. Pour Cantril, la recherche
Émotion et production de sens 315
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de sens, c’est l’effort continuel en vue d’établir l’accord entre son uni-
vers de présomptions et chaque situation concrète qu’on rencontre
dans la vie. C’est aussi l’effort en vue d’élaborer de nouvelles présomp-
tions propres à guider l’action efficacement et à accroître de cette
manière la capacité d’inclusion de notre univers des présomptions.
On retiendra particulièrement de ce développement l’idée selon
laquelle l’individu s’efforce de maintenir son univers présomptif intact
dans la mesure où cet univers-ci constitue pour lui l’outil de tout com-
merce avec le monde. On notera en outre que, comme nous l’avons
fait, Cantril situe l’émergence des émotions là où des lacunes de
l’univers de présomptions sont rencontrées. Enfin, l’idée selon laquelle
une expérience émotionnelle prend valeur de paradoxe quand elle est
mise en relation avec les présomptions prises en défaut est une idée pré-
cieuse. Elle suggère que s’amorce de la sorte un processus de produc-
tion de sens dont la finalité sera d’améliorer l’outil présomptif, et
d’assurer ainsi la meilleure concordance de cet outil avec les situations
rencontrées. On est ainsi conduit à penser que l’émotion crée l’occa-
sion d’une activité de production de sens.

LA PRODUCTION DE SENS APRÈS ÉMOTION

Le domaine de l’étude des organisations fait actuellement un écho


important à cette idée selon laquelle l’émotion ouvre sur un processus
de production de sens. Ce point de vue ressort de l’examen du milieu
organisationnel sous l’angle des flux qui y circulent et des contraintes
susceptibles d’interrompre la circulation de ces flux (pour revue, voir
Weick, 1995, 2001). Par exemple, l’exécution des décisions rationnel-
les prises par les gestionnaires d’organisations et leurs collaborateurs se
heurte à des désaccords, à des surprises, à des inattendus, et à des disso-
nances (Weick, 2001). Ou encore l’organisation rencontre régulière-
ment des problèmes techniques, des incidents, des accidents, et même
des catastrophes. Selon ce courant, des circonstances de ce genre cons-
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tituent pour les organisations humaines autant d’occasions qui stimu-
lent la pensée. Quand les prévisions échouent, quand les attentes sont
infirmées, ou quand l’activité en cours est interrompue, c’est alors que
l’activité de production de sens trouve ses meilleures conditions
d’émergence : la rencontre de difficultés éveille une dynamique cogni-
tive qui stimule la production de cartes mentales et de significations.
Dans ce contexte, Weick (1995) a explicitement formulé l’équation
entre les circonstances qui activent la production de sens et les situa-
tions émotionnelles (p. 100-105). Selon lui, l’activation émotionnelle
résulte essentiellement d’une violation des attentes. Elle agit alors
comme un outil d’allocation d’attention au service du processus de
production de sens. Quand l’émotion intervient en effet, la situation est
aussitôt identifiée comme problématique, elle prend place dans la liste
des préoccupations en cours, et elle attend de devenir l’objet des efforts
de solution. On retrouve donc dans ce contexte tous les éléments qui
ont été évoqués plus haut : les systèmes d’anticipation, leurs failles, les
émotions qui s’ensuivent, et l’instauration d’un processus de produc-
tion de sens destiné à accroître la qualité des outils d’anticipation.
On rencontre encore des points de vue qui vont dans la même
direction en psychologie sociale expérimentale. Selon Arie Kruglanski
(1996) par exemple, l’activité cognitive est typiquement le résultat de la
perception d’un désaccord entre une situation présente et une situation
désirée. Il ajoute qu’un désaccord de ce type est propre à susciter
l’engagement dans un travail mental ardu (Kruglanski, 1996, p. 500).
Les conditions que nous avons définies comme génératrices d’émotions
sont donc ici directement identifiées comme génératrices de travail
cognitif. Hastie (1984) avait déjà exprimé un point de vue analogue
sous une forme particulièrement condensée et intégrative : « Les évé-
nements qui sont inattendus ou caractérisés par la non-atteinte d’un but
ont été démontrés comme des antécédents “idéaux” d’une recherche
causale » (Hastie, 1984, p. 44). Par ailleurs, les travaux de Martin et
Tesser (1989) ont montré que, quand la progression vers un but est
bloquée et qu’un désaccord s’installe ainsi entre la situation actuelle et
la situation désirée, les conditions favorables au développement d’une
activité cognitive ruminative sont rencontrées.
Émotion et production de sens 317
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En somme, une idée commune émerge ainsi de courants divers.
Cette idée est bien résumée par la formule de Hadley Cantril selon
laquelle une situation qui déclenche une émotion place l’individu
devant un paradoxe parce qu’elle révèle une contradiction entre les
éléments de son expérience présente et des présomptions qu’il détenait
jusque-là. Ces situations constituent dès lors un défi pour les systèmes
au moyen desquels il appréhende le monde. Nous devons en conclure
qu’elles doivent alors susciter dans l’expérience subjective de l’individu
en cause un état de doute ou d’incertitude propre à engendrer un
malaise ou un inconfort psychologique.

DOUTE ET INCERTITUDE

De longue date, des philosophes et des psychologues ont considéré


le doute comme un état malheureux dont les individus cherchent acti-
vement à se débarrasser pour passer à un état de croyance (Peirce,
1877). L’état de croyance est au contraire vécu comme calme et satis-
faisant. Selon John Dewey (1938), le doute est un état d’inconfort qui
stimule la quête de certitude, au même titre que la faim est un état
d’inconfort qui stimule la quête de nourriture. Cela signifie que
l’individu s’engagera activement dans la recherche de toute connais-
sance susceptible de mettre un terme au doute. C’est ce que la Gestalt-
psychologie avait appelé la « clôture ». Le thème de la quête de certitude
menée pour sortir de l’état d’incertitude a beaucoup retenu l’attention
en psychologie sociale. Ce thème était central dans les modèles théori-
ques classiques du changement d’attitude par la restauration de
l’équilibre cognitif, comme le modèle de l’incongruité (Osgood et
Tannenbaum, 1955), celui de l’équilibre (Abelson et Rosenberg, 1958,
1960), ou celui de la dissonance cognitive (Festinger, 1957). Selon ce
dernier par exemple, l’individu confronté à des éléments cognitifs qui
entrent en contradiction éprouve un état d’inconfort ou de tension
psychologique. Le malaise qui en résulte le motive à entreprendre un
318 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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travail cognitif dont l’objet sera de restaurer la consonance. Tant que
celle-ci ne sera pas rétablie, l’état d’inconfort se prolongera et la moti-
vation au rétablissement de l’ordre cognitif sera maintenue. En consé-
quence, le travail cognitif se poursuivra.
La situation de l’individu après expérience émotionnelle ressemble
donc étroitement à celle qui a été décrite par ces modèles du change-
ment d’attitude. Comme dans la dissonance cognitive, l’incertitude et
le doute que l’émotion suscite chez l’individu doivent amorcer chez lui
une demande implicite de traitement cognitif à laquelle une priorité
attentionnelle automatique sera accordée. Dès ce moment, comme
dans la dissonance cognitive, toute information pertinente recevra une
préséance automatique dans les opérations de traitement d’information.
Cette préséance se manifestera par le retour automatique du souvenir
de l’épisode dans le foyer attentionnel. L’individu n’aura donc aucune
conscience claire des raisons pour lesquelles ce retour intervient.
Quand il s’agit d’épisodes émotionnels d’intensité faible, la préséance
en question ne sera que relative. La personne sera en mesure de pour-
suivre ses tâches courantes : la demande de traitement n’interviendra
que dans les phases où l’attention n’est pas mobilisée par ces tâches,
comme c’est le cas dans les moments de détente, d’attention vaga-
bonde, de distraction ou de somnolence. Mais quand il s’agit d’épisodes
émotionnels de plus haute intensité, la préséance sera plus impérative et
l’appel attentionnel de l’épisode pourra s’imposer fréquemment. Sur le
plan phénoménal, cette situation suscitera chez l’individu le sentiment
d’être envahi par le souvenir de l’épisode passé sans être en mesure de
l’écarter de la conscience.

LE RAPPEL COGNITIF AUTOMATIQUE APRÈS ÉMOTION

Ce qui précède conduit à penser que le rappel cognitif automatique


ne serait pas un effet exclusif des expériences traumatiques. Toute
expérience émotionnelle devrait entraîner un processus de ce type en
Émotion et production de sens 319
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raison d’une quête de sens dans laquelle l’individu se trouverait engagé
d’une manière qui échappe à sa propre délibération. Y a-t-il des don-
nées empiriques à l’appui de cette idée ?
Des expériences menées par Mardi Horowitz lui-même ont effecti-
vement démontré qu’une situation émotionnelle ordinaire entraîne des
manifestations cognitives automatiques analogues à celles qu’on
observe après exposition à un événement traumatique (pour revue,
voir Horowitz, 1975, 1986). Dans ces expériences, des participants
tout-venants ont été exposés à des extraits de films sélectionnés pour
leur impact émotionnel. Dans l’une de ces études par exemple, des par-
ticipants ont vu un court film d’allure anthropologique montrant des
adolescents soumis à un rituel d’initiation. Le film comportait des
scènes de circoncision susceptibles d’émouvoir le spectateur (Horowitz,
1969 ; Horowitz et Becker, 1971). Après le film, chaque participant a
effectué seul une tâche mentale qui demandait de la concentration.
Pendant cette tâche, il disposait d’un bouton au moyen duquel il devait
signaler toute irruption chez lui d’images ou de pensées liées au film.
On constatait que les participants qui avaient vu le film à caractère
émotionnel pressaient ce bouton beaucoup plus fréquemment que des
participants contrôle qui avaient vu un film non émotionnel. Une
brève exposition à une situation émotionnelle comportant cependant
peu d’implication personnelle suffit donc déjà à susciter des manifesta-
tions cognitives automatiques après coup. On s’est demandé si des films
à contenu émotionnel positif entraîneraient également l’effet. Horo-
witz et Becker (1973) ont eu recours à un film d’éducation sexuelle qui
mettait en scène sur un ton agréable et léger un jeune couple engagé
dans des ébats sexuels. Après le film, les participants ont également
accompli la tâche mentale. Les cognitions intrusives s’y sont présentées
dans la même mesure qu’après les films à caractère émotionnel négatif.
On pouvait donc conclure de ces travaux que les expériences émotion-
nelles ordinaires, qu’elles soient négatives ou positives, génèrent égale-
ment une activité cognitive automatique.
Ces observations sont demeurées longtemps négligées par la littéra-
ture. On peut cependant les reproduire très facilement en observant les
expériences émotionnelles de la vie courante. Ainsi, nous avons suivi
320 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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l’évolution des pensées chez des étudiants après un examen important.
Une semaine après cet examen, 88 % de ces étudiants ont rapporté avoir
éprouvé des cognitions involontaires et récurrentes en rapport avec
l’examen. Deux semaines après l’examen, c’était encore le cas pour 64 %
d’entre eux. Trois semaines après l’examen, 48 % des étudiants éprou-
vaient toujours au moins occasionnellement des cognitions intrusives à
cet égard. Cet événement émotionnel de la vie ordinaire a donc eu un
impact non négligeable sur le fonctionnement cognitif des répondants.
Dans une autre observation, on a suivi des étudiants de kinésithérapie
après une première séance de dissection pratiquée devant eux par un
professeur. Recontactés une semaine plus tard, 80 % de ces étudiants ont
rapporté avoir été dans l’intervalle le siège de cognitions intrusives à
propos de cette séance. Deux semaines plus tard, le taux était à peine
moindre, avec 75 %. Huit semaines après la séance, 37 % des étudiants
mentionnaient encore l’incidence occasionnelle de pensées ou d’images
involontaires à ce propos. Des événements émotionnels d’intensité plus
faible suscitent également de tels effets. Par exemple, on a suivi des
bénévoles qui, en réponse à une sollicitation de la Croix-Rouge,
s’étaient prêtés à un don de sang pour la première fois. Chez les néophy-
tes, cette expérience occasionne une émotion d’intensité modérée. Une
semaine plus tard, 80 % de ces donneurs de sang ont rapporté avoir
éprouvé au moins occasionnellement des pensées ou images intrusives
en rapport avec la prise de sang. Deux semaines plus tard, 65 % d’entre
eux signalaient toujours de telles manifestations.
À l’occasion d’études menées selon la méthode du rappel autobio-
graphique (Rauw et Rimé, 1990 ; Rimé et al., 1991 a, 1991 b, 1992),
on s’est demandé si ces manifestations varient selon le type d’émotion
en cause. Invités à se remémorer une expérience émotionnelle récente,
les participants ont décrit l’expérience rappelée, répondu à différentes
questions à ce sujet, puis complété un questionnaire sur les éventuelles
idées, images mentales ou pensées liées à cette expérience. Le
tableau 13 rassemble les résultats de plusieurs études menées avec des
participants d’âges différents. Ces données montrent que les cognitions
intrusives se manifestent avec une grande généralité, quelle que soit la
valence de l’émotion en cause, et quel que soit le type de l’émotion.
Émotion et production de sens 321
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TABLEAU 13. — Cognitions intrusives après événements émotionnels
dans différentes études basées sur la méthode du rappel autobiographique

Réponses
Type 3-5 (1)
Études Participants d’émotion N (en %)

Rimé, Mesquita, Adultes masculins Événements


Philippot et et féminins positifs 119 90,8
Boca (1991 b), de 18 à 33 ans Événements
étude 2 négatifs 138 84,1
Rimé, Mesquita, Adultes masculins Événements
Philippot et et féminins impositifs 42 83,3
Boca (1991 b), de 40 à 60 ans Événements
étude 3 négatifs 83 91,6
Rimé, Mesquita, Adultes masculins Joie 30 86,7
Philippot et et féminins Colère 41 78,1
Boca (1991 b), de 18 à 41 ans Peur 37 75,0
étude 1 Tristesse 49 91,8
Affection 18 88,9
Rauw et Rimé Adolescents mas- Joie 96 80,2
(1990) culins et fémi- Peur 103 60,7
nins de 12
à 17 ans
(1) Échelle de réponse : 5 = très souvent, 4 = souvent, 3 = de temps à autre,
2 = une fois ou deux, 1 = jamais.

Les différentes études menées sur les cognitions intrusives après


expériences émotionnelles permettent de tirer les conclusions qui sui-
vent (voir notamment Rimé et al., 1991 a, 1991 b, 1992). Après une
expérience émotionnelle, on éprouve très généralement des manifesta-
tions cognitives dans lesquelles cette expérience est réévoquée. Ces
manifestations sont involontaires et celui qui les éprouve cherche le
plus souvent à les écarter de la conscience parce qu’elles perturbent son
fonctionnement mental et les activités en cours. Tous les types
d’expériences émotionnelles entraînent de telles manifestations, y com-
322 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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pris les expériences émotionnelles positives. Toutefois, pour ces der-
nières, les manifestations cognitives automatiques s’accompagnent
d’affects positifs et ne comportent donc pas d’efforts pour les éliminer.
On peut prédire la fréquence et la durée des manifestations cognitives à
partir de l’intensité de l’émotion éprouvée. Ainsi, une expérience émo-
tionnelle de faible intensité suscitera des intrusions cognitives occasion-
nelles au cours d’une période de durée réduite alors qu’une expérience
émotionnelle de haute intensité donnera lieu à des cognitions répétiti-
ves et abondantes dont la manifestation pourra perdurer. Le plus sou-
vent, cette activité automatique s’estompe à mesure que le temps passe
et la pente de l’extinction varie selon l’intensité de l’émotion.
On constate de cette manière que les épisodes émotionnels de la vie
courante sont effectivement prolongés par une mobilisation cognitive
spontanée. Quand on interroge les gens sur les raisons pour lesquelles
cette activité se poursuit chez eux, ils ne sont évidemment pas en
mesure de fournir une réponse précise puisqu’il s’agit d’une manifesta-
tion d’origine automatique. Ils expriment néanmoins le sentiment
d’être engagés dans un « travail mental ». Dans différentes études explo-
ratoires, nous avons observé que trois items sont endossés par la plupart
des répondants auxquels on demande de décrire ce qu’ils font au cours
de ces « ruminations mentales » : 1 / « je m’efforce de remettre de
l’ordre dans ce qui s’est passé » ; 2 / « je tente de comprendre ce qui
s’est passé » ; et 3 / « j’essaie de trouver un sens à ce qui s’est passé ».
Sans pouvoir préciser ce qu’elles recherchent, les personnes engagées
dans une telle activité estiment donc poursuivre une recherche d’ordre
et de sens. Ces observations viennent ainsi à l’appui des propositions de
Cantril (1950) ou de Weick (1995) selon lesquelles l’expérience émo-
tionnelle suscite chez l’individu la mise en œuvre d’un processus de
production de sens.
D’autres résultats établissent un lien entre cette recherche de sens
que l’émotion déclenche et la propension au partage social que la
même émotion active. Dans les études exploratoires, des corrélations
positives variant de .35 à .51 selon l’étude ont été enregistrées entre la
mesure de « recherche de sens » après un épisode émotionnel et la
mesure de l’envie de partager cet épisode. Dans une étude plus systé-
Émotion et production de sens 323
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matique, les deux mesures ont été séparées dans le temps. Susanna Cor-
sini (2004) a remis à des étudiants volontaires une enveloppe scellée
contenant des questionnaires avec instruction d’attendre qu’un événe-
ment émotionnel d’une certaine importance se produise dans leur vie
au cours de la semaine. Le jour où l’événement s’est produit, le partici-
pant devait ouvrir l’enveloppe, répondre aux questionnaires, puis les
renvoyer au laboratoire. Ces questionnaires comprenaient des mesures
d’impact de l’événement, parmi lesquelles l’échelle de « recherche de
sens ». Sept jours après l’événement, chaque participant a rempli un
nouveau questionnaire dans lequel il a notamment indiqué la fréquence
avec laquelle il avait partagé l’épisode émotionnel au cours de la
semaine écoulée. Une corrélation de .45 fut enregistrée entre la mesure
de « recherche de sens » et celle du partage social. La recherche de sens
suscitée par un événement émotionnel permet donc de prédire
l’importance du partage social qui se développera à son sujet par la
suite.
En somme, l’examen de l’impact cognitif des expériences émotion-
nelles de la vie courante conduit à un constat triple. D’abord, les émo-
tions de la vie courante déterminent des cognitions intrusives dont
l’importance et la durée de manifestation varient avec l’intensité de
l’expérience émotionnelle. Ensuite, ces cognitions intrusives sont
vécues par ceux qui les éprouvent comme un travail mental animé par
un processus de recherche de sens. Enfin, cette activité spontanée de
recherche d’ordre et de sens engendrée par les expériences émotionnel-
les ordinaires détermine une part de la variance du partage social que
ces expériences suscitent. Les prolongements cognitifs et les prolonge-
ments sociaux des expériences émotionnelles s’avèrent ainsi liés.

QU’EST-CE QUE PRODUIRE DU SENS ?

Par quel moyen peut-on aboutir à réduire l’inconfort cognitif qui


est ressenti de manière confuse à la suite d’une expérience émotion-
324 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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nelle ? Comment mettre un terme à cette motivation qui pousse
l’individu à restaurer l’ordre, à comprendre ce qui s’est passé, à rétablir
le sens ? Karl Weick (1995) a proposé un certain nombre de voies de
réponse à cette question.
La parole joue ici un rôle capital. Dans ses écrits sur la production
de sens dans les organisations, Weick (1995) affirme que « c’est en
voyant ce qu’on dit qu’on découvre ce que l’on pense ». Dans une
expérience émotionnelle, le problème du sens résulte généralement
d’éléments qui demeurent implicites. La parole permet précisément la
« mise à jour » de l’implicite. Le sens est le « produit de mots qui se
combinent en phrases en vue de transmettre quelque chose à propos de
l’expérience en cours » (Weick, 1995, p. 106). Le choix des mots joue
un rôle capital dans ce processus. Les mots exercent en effet une con-
trainte importante sur le discours produit puisqu’ils déterminent les
catégories au moyen desquelles on pourra « voir ce qu’on dit », et qu’ils
fournissent les termes qui mènent aux conclusions.
Les ressources de la production de sens sont les phrases, les défini-
tions, les concepts, ou les interprétations qu’on impose à des observa-
tions, c’est-à-dire à un matériau continu constitué d’expériences, de
perceptions et d’événements phénoménaux (Freese, 1980). Le proces-
sus de production de sens élabore donc la continuité en catégories dis-
crètes, les observations en interprétations, l’expérience en événements
délimités et les perceptions en plans et en cadres préexistants. En élabo-
rant la continuité, on rend le monde moins unique, plus typique, plus
répétitif, plus stable, et plus durable. Mais le monde du flux continu
n’en sera pas pour autant devenu moins unique ou moins transitoire et
un écart subsistera nécessairement entre les résultats discrets de la pro-
duction de sens et les continuités que celle-ci a tenté de cerner. Quel
sera alors le sens le plus plausible ? Selon Weick (1995, p. 108), c’est le
sens qui saura le mieux surmonter cet écart tout en étant également
capable de préserver la continuité dans une certaine mesure. C’est sans
doute aussi ce sens-là qui apparaîtra comme le plus correct. Les conte-
nus riches en dynamique, en processus, en imagerie, en verbes, en
alternatives, et en narrations devraient représenter le flux d’une
manière plus plausible et plus exacte que des contenus dominés par les
Émotion et production de sens 325
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structures statiques, les substantifs, les mots abstraits et les listes. Mais le
succès dépendra également de l’adéquation avec laquelle les catégories
comme les limites, les différences, les césures seront appliquées au
monde pour rendre le matériau moins continu.
Au-delà de cette question du continu et du discontinu, l’essence du
processus de production de sens, c’est l’application d’un cadre au donné de
l’expérience (Upton, 1961 ; Weick, 1995). C’est cette opération qui
rend le donné saillant, qui le fait émerger et qui lui confère du sens. Le
processus de production de sens repose donc fondamentalement sur la
conscience momentanée d’une relation entre deux éléments. En outre,
c’est dans le savoir issu du passé qu’on trouve les cadres auxquels le
donné de l’expérience actuelle peut être rattaché (Upton, 1961). Cela
signifie que, lorsque l’individu traverse une situation sans précédents, il
ne trouvera pas de moments prototypiques qui y correspondent dans
son expérience antérieure et, en conséquence, la recherche de sens sera
ardue. Dans les autres cas, la production de sens résultera de la mise en
relation de deux types d’éléments : d’une part, le donné et les concepts
qui spécifient l’expérience présente et, d’autre part, les cadres et caté-
gories fournis par l’expérience antérieure, c’est-à-dire, par la socialisa-
tion, la tradition, ou les précédents. De quelles ressources l’individu
dispose-t-il pour y puiser à cette fin ? La société a précédé l’esprit
humain (Mead, 1934) et les individus peuvent donc puiser dans diffé-
rents glossaires que les ressources sociales ont mis à leur disposition,
comme (Weick, 1995, p. 111) :
— les idéologies, ensemble de croyances, de valeurs et de normes qui
unissent des gens et les aident à trouver du sens à leurs mondes
(Trice et Beyer, 1993) ;
— les prémisses, ou présomptions profondes qui sont à la base d’une
culture ou d’une organisation et qui sont tenues pour acquises
(Schein, 1985) ;
— les paradigmes, ou ensembles de présupposés habituellement impli-
cites à propos du type d’éléments qui composent le monde, de la
manière dont ils agissent, des rapports qu’ils entretiennent entre
eux, et de la manière dont on peut les connaître (Brown, 1978) ;
326 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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— les structures cognitives, systèmes de savoir de niveau « méta » qui
se construisent à l’occasion de la rencontre des situations concrètes
et qui supervisent l’identification des stimuli et l’assemblement des
réponses (Hedberg, 1981) ;
— la tradition, choses qui ont été créées, qui ont été faites, ou qui ont
été crues dans le passé, ou que l’on croit avoir été créées, faites, ou
crues dans le passé, et qui sont ou ont été transmises d’une généra-
tion à la suivante (Shils, 1981) ;
— les histoires, dont le rôle dans la construction de sens a reçu beau-
coup d’attention au cours des dernières décennies après qu’on eut
énoncé l’idée que les gens pensent de manière narrative plutôt
qu’argumentative ou paradigmatique (Bruner, 1990 ; Zukier, 1986).
Ainsi, selon Weick, les gens découpent leur propre vie en histoires,
et ce faisant, ils imposent une cohérence formelle à ce qui sans cela
ne serait qu’une « soupe qui coule ». Raconter des histoires à propos
des expériences remarquables est l’une des manières dont on tente
de rendre l’inattendu attendu et donc gérable. Par les histoires, on
peut étendre la clarification opérée dans un petit domaine à un
domaine adjacent où les choses sont beaucoup moins claires. Il n’est
donc pas étonnant qu’un répertoire de récits constitue une ressource
importante pour la production de sens. Nous y reviendrons bientôt.

LA CONSTRUCTION AUTOBIOGRAPHIQUE
COMME GÉNÉRATEUR DE SENS

L’examen du processus de production de sens que nous venons de


rencontrer en suivant Weick (1995) concerne essentiellement le réa-
ménagement des systèmes théoriques relatifs au monde. Il n’aborde pas
l’autre aspect des systèmes théoriques susceptible d’être affecté par les
événements : les modèles du soi.
Pour cette dernière question, nous pouvons suivre Thompson et
Janigian (1988) qui, avec la notion de schème de vie, ont proposé un
Émotion et production de sens 327
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concept très utile à cet égard. Il s’agit d’une construction autobiogra-
phique que chaque individu alimente au cours de son existence. Elle
fournit une représentation de ce qu’on est, de ce qu’on a été et de ce
qu’on pourrait devenir. Le schème de vie organise en un tout cohérent
et compréhensible ce qui ne constitue en réalité qu’une succession
d’événements discrets et dépourvus de liens. Il dote l’individu d’un
contexte pour comprendre les événements qu’il vit et pour en évaluer
les conséquences. C’est un puissant générateur de sens. Il permet
d’instaurer et d’entretenir pour soi-même un sentiment d’ordre. En
plus de cette fonction organisatrice, le schème de vie aide l’individu à
appréhender sa propre finalité. En le dotant d’une vision d’ensemble de
son existence, il lui facilite le processus de poursuite de buts, notam-
ment pour les buts à long terme. Il permet à l’individu de lire les évé-
nements courants dans la perspective de ces buts à long terme et ali-
mente de cette manière le sentiment de finalité, ou sentiment d’avoir
une raison d’être. Ces deux sentiments, ordre et finalité, auxquels le
schème de vie contribue fortement, ont une portée importante à
l’égard d’un composant clé du bien-être : l’impression d’être en mesure
de réaliser ce qu’on souhaite dans la vie.
Toujours selon Thompson et Janigian (1988), la recherche de sens
prend cours quand le schème de vie ne procure plus à l’individu le sen-
timent d’ordre, ou le sentiment de finalité, ou quand les deux font
défaut. C’est généralement ce qui se produit quand un événement met
en question des composants du schème de vie, soit parce que cet évé-
nement jette le doute sur l’exactitude de ces composants, soit parce
qu’il rend l’obtention de certains buts impossible. Les événements
émotionnels négatifs sont particulièrement porteurs de telles consé-
quences parce qu’ils ont généralement des effets difficilement concilia-
bles avec le schème de vie. Ainsi, ils défient les représentations qu’on se
fait de sa vie, ils altèrent les présomptions d’invulnérabilité sur lesquelles
le schème de vie prend appui, ils modifient parfois radicalement la tra-
jectoire de vie (maladie, accident, handicap...), et ils soulèvent la ques-
tion de la mortalité qui est peu compatible avec le schème de vie. Ces
événements pèsent donc sur la représentation symbolique de l’existence
et contraignent l’individu à adapter celle-ci. Les événements positifs
328 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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sont également susceptibles de mettre le schème de vie en question.
Mais Thompson et Janigian estiment que l’impact de ceux-ci est géné-
ralement moins important parce qu’ils sont souvent d’intensité moins
extrême et qu’ils se situent en outre dans l’axe des biais positifs que
l’individu entretient.
Quand des altérations de sens affectent le schème de vie, la restaura-
tion des sentiments d’ordre et de finalité importe particulièrement car
c’est à cette condition que les buts à long terme pourront à nouveau
être poursuivis. Et comme cette poursuite conditionne à son tour les
sentiments d’ordre et de finalité, il y a un dangereux cercle vicieux qui
doit être rompu. Si l’individu ne peut modifier sa perception de
l’événement en accentuant ses aspects positifs ou en y trouvant un sens
particulier, il ne pourra restaurer le sens qu’en modifiant son schème de
vie et en accommodant celui-ci à l’expérience nouvelle et à ses consé-
quences. Pour y parvenir, il devra généralement changer certains de ses
objectifs. Après un événement de vie en effet, souvent on modifie la
signification et la structure de son existence, on réorganise ses priorités,
on change sa vision de soi-même et de la vie, et on entreprend de nou-
veaux projets. Tout cela révèle les ressources considérables que les êtres
humains peuvent mettre en œuvre quand ils sont confrontés à des
situations problématiques.
Viktor Frankl (1959) voyait dans la mise en œuvre de telles ressour-
ces la traduction d’un élément essentiel de la nature humaine : la
liberté, le pouvoir d’autodétermination. Selon son point de vue, l’être
humain n’est jamais pleinement assujetti aux conditions extérieures. Il
peut à tout moment définir ce que son existence sera dans les moments
qui suivent. Il lui est toujours possible de déterminer s’il s’abandonnera
aux conditions ou s’il s’élèvera contre elles. Quand la situation ne peut
plus être changée, il est alors mis au défi de se changer lui-même. Il
peut donner un sens à sa vie, même quand il est confronté à une situa-
tion sans espoir. « Ce qui importe alors, dit Frankl, c’est de porter le
témoignage du potentiel humain à son sommet, de transformer la tra-
gédie en un triomphe, et de convertir la conjoncture en une réalisation
humaine » (Frankl, 1959, p. 123).
Émotion et production de sens 329
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LA PLACE DE LA CONNAISSANCE

Ce qui précède a des implications importantes pour les modèles


théoriques du monde et de soi que l’individu se constitue. Plus ces
modèles seront étendus et de qualité, plus ils fourniront à cet individu
des propositions efficaces pour l’appréhension de son milieu et pour la
planification de ses actions. En d’autres termes, plus la carte du monde
dont il dispose sera détaillée et exacte, mieux l’individu pourra
répondre aux variations du milieu et mieux il pourra imprimer à celui-
ci le tour qui mènera à ses propres fins. De cette manière, le savoir sur
le monde et sur soi-même apparaît comme une condition du succès des
relations du couple individu-milieu.
Il y a donc là pour l’individu une source d’incitation continue à
étendre son savoir. Toutefois, du fait des capacités symboliques dont dis-
pose l’individu et de la lucidité dont ces capacités le dotent, un problème
de limite se pose ici. S’il étend continuellement son savoir pour se proté-
ger des risques, l’accroissement de ses connaissances n’augmentera-t-il
pas du même coup sa conscience des périls auxquels l’existence l’ex-
pose ? Une situation de cercle vicieux paraît inéluctable à cet égard. Et il
est probable que c’est précisément la raison pour laquelle s’imposent à la
conscience de l’individu les fameux biais positifs qui infléchissent dans
un sens favorable ses modèles du monde et de sa propre personne. Sans
doute cette distorsion constitue-t-elle la seule façon pour lui de rompre
le cercle. Si ce n’est par le déni et l’optimisme irréaliste, comment se
mettrait-il à l’abri d’une perception de sa propre précarité que
l’extension de ses connaissances ne pourrait que renforcer ?
Dans ces limites, les éléments qui précèdent conduisent à considérer
qu’une propension essentielle, sinon la plus fondamentale, de l’être
humain se situe dans le développement de la connaissance et de la pro-
duction de sens. Celui-ci cherche à produire une vision organisée et
cohérente du monde. Il le fait parce qu’une telle vision lui fournit une
base de données efficace pour entretenir le meilleur commerce avec le
330 Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion
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milieu. Ce point de vue qui place le développement des connaissances
en haut des motivations de l’être humain n’est évidemment pas le plus
répandu dans la littérature psychologique. Celle-ci a plutôt privilégié
des motifs tels que le plaisir pulsionnel avec ses manifestations sexuelles
et agressives (Freud, 1920), la puissance et la domination (Adler, 1927),
ou encore les besoins « primaires » tels que la nutrition, le confort,
l’évitement de la douleur (Maslow, 1987).

LA DIFFÉRENCE ENTRE LES ÉMOTIONS


ET LES TRAUMATISMES ÉMOTIONNELS

L’étude des traumas nous a permis de réaliser que les transactions


individu-milieu dépendent d’un univers hypothétique constitué par
l’individu au service de son adaptation. Elle nous a également montré
que les événements du milieu peuvent entrer en contradiction flagrante
avec des piliers de cet univers hypothétique. Quand cela se produit, des
conséquences émotionnelles et cognitives catastrophiques s’ensuivent.
En réexaminant les émotions « ordinaires » à la lumière de ces ensei-
gnements, il est apparu que celles-ci répondent également à des situa-
tions dans lesquelles l’univers hypothétique est pris en défaut : elles se
produisent soit parce que l’individu n’a pu trouver dans cet univers vir-
tuel les ressources nécessaires pour faire face à un événement, soit parce
que le plan d’action qu’il a dérivé de cet univers virtuel ne s’est pas
déroulé comme prévu. Les expériences émotionnelles prennent ainsi
valeur de paradoxes : elles révèlent une contradiction entre des élé-
ments de l’expérience présente et des présomptions tenues pour vraies
jusque-là.
Nous sommes dès lors en mesure de préciser en quoi les expérien-
ces émotionnelles de la vie courante se différencient de celles qu’on
désigne comme traumatiques. Il faut pour cela reprendre l’importante
distinction établie par Epstein (1973) entre les postulats abstraits et les
postulats concrets que l’individu dérive de sa théorie de la réalité. Selon
Émotion et production de sens 331
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cette distinction, les postulats abstraits qui échappent à l’épreuve de la
vie courante peuvent être massivement infirmés par une expérience
traumatique, hors du commun. L’ensemble de l’édifice théorique est
alors mis en péril parce qu’il s’agit de postulats fondamentaux. C’est le
point de départ du trauma. Les expériences émotionnelles de la vie
courante infirment également à chaque fois des postulats issus de la
théorie de la réalité. Mais, dans ce cas-ci, il s’agit de postulats concrets,
pragmatiques : ceux-ci n’ont pas permis d’appréhender un changement
intervenu dans le milieu, ou ils n’ont pas conduit l’action à évoluer
comme prévu. Epstein estimait que l’infirmation de postulats concrets
demeurait sans grandes conséquences parce que l’édifice théorique n’en
est pas ébranlé et parce qu’un travail cognitif rudimentaire suffit géné-
ralement à les réaménager. S’il est vrai qu’une expérience émotionnelle
ordinaire laisse l’édifice théorique intact, ses conséquences cognitives
s’avèrent toutefois plus importantes qu’Epstein ne le soupçonnait. Par
la contradiction qu’elles révèlent entre l’expérience actuelle et les pré-
somptions de l’individu, ces expériences engendrent, comme la disso-
nance cognitive, le processus automatique de recherche cognitive qui
vise à réduire l’incertitude. Les cognitions intrusives qu’on observe en
abondance après de telles expériences, le besoin de partage social
qu’elles suscitent et la quête de sens et d’ordre qu’elles alimentent
démontrent à la fois la réalité et l’importance de ce processus. Ces
cognitions se perpétuent jusqu’au moment où seront rencontrées des
informations propres à résoudre la contradiction de départ.

EXPÉRIENCES ÉMOTIONNELLES RÉSOLUES


ET EXPÉRIENCES ÉMOTIONNELLES NON RÉSOLUES

Ce qui précède suggère que les souvenirs d’expériences émotion-


nelles peuvent connaître deux statuts différents. Le premier se mani-
feste dans l’incertitude et la quête de sens qu’on vient de décrire. On
parle dans ce cas d’expériences émotionnelles non résolues. Trois élé-
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ments caractérisent celles-ci. D’abord, les réitérations mentales que ces
expériences suscitent occasionnent une gêne dans la vie quotidienne de
la personne et entraînent le besoin de reparler de l’expérience. Ensuite,
à chaque rappel, les émotions qui sont réactivées chez la personne
demeurent d’intensité élevée. Enfin, la personne a conscience du statut
particulier de cette expérience : elle reconnaît son caractère non résolu
et exprime le sentiment de « porter » encore cet épisode au quotidien
ou « de ne pas être en paix » à son sujet (Tait et Silver, 1989). L’autre
statut auquel peut accéder le souvenir d’un épisode émotionnel est
l’inverse du précédent. Il s’instaure dès que les informations propres à
résoudre l’incertitude sont rencontrées. Toutes les caractéristiques qui
accompagnent le statut « non résolu » tendent alors à disparaître : les
réitérations mentales et le besoin de partage social s’estompent ; au rap-
pel, les émotions sont d’intensité réduite ; et la personne exprime le
sentiment que cet épisode appartient au passé, qu’il est distant et qu’il
n’affecte plus son expérience courante. On parle dans ce cas d’expé-
rience émotionnelle résolue.
On peut vérifier très facilement la validité de la distinction des
expériences non résolues et des expériences résolues. Il suffit de
demander à des répondants de se rappeler, puis de décrire une expé-
rience émotionnelle selon l’une des deux formules suivantes. Dans un
cas, on les invite à se rappeler une expérience non résolue et, à cet
effet, on spécifie simplement qu’ils doivent encore se sentir affectés
actuellement par celle-ci ( « aujourd’hui cette expérience pèse encore
sur vous quand vous y pensez » ). Dans l’autre cas, on leur propose de
se rappeler une expérience résolue, définie comme une expérience qui
ne les affecte plus actuellement ( « aujourd’hui cette expérience ne pèse
plus sur vous quand vous y pensez » ). Une étude de ce type a été
menée auprès d’étudiants américains (Rimé, Hayward et Pennebaker,
1996, cité dans Rimé et al., 1998). Après le rappel, tous les participants
ont d’abord répondu à des questions sur l’impact que l’expérience avait
eu initialement. Les données ont montré que les épisodes récoltés dans
les deux conditions avaient au départ des caractéristiques comparables.
Ils ne se distinguaient ni pour l’intensité de leur impact émotionnel à
l’origine, ni pour les manifestations initiales de réminiscence, ni pour le
Émotion et production de sens 333
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délai d’initiation du partage social, ni pour sa fréquence. Ensuite, les
questions portaient sur l’impact que l’expérience conservait dans la vie
actuelle du répondant. Ici, les différences entre les deux conditions se
sont avérées considérables. Pour les épisodes non résolus, l’intensité des
émotions éprouvées lors du rappel était supérieure, le besoin actuel de
reparler de l’épisode était plus intense, et le partage social effectif au
cours des semaines précédant l’étude était plus fréquent que pour les
épisodes résolus. Cette étude a été reproduite selon une procédure ana-
logue auprès d’étudiants européens (Delroisse, 2004). Les mêmes diffé-
rences hautement significatives ont été observées quant à l’impact
actuel des deux types d’épisodes. En outre, des mesures additionnelles
ont montré que les épisodes non résolus conservaient une importance
subjective plus grande et qu’ils suscitaient davantage de recherche de
sens que les épisodes résolus. En somme, ces données montrent que les
gens peuvent parfaitement distinguer parmi leurs souvenirs autobiogra-
phiques des expériences émotionnelles non résolues et des expériences
émotionnelles résolues. En outre, les caractéristiques énoncées plus
haut pour chacun de ces deux types d’expérience sont clairement véri-
fiées dans les faits ainsi recueillis.

CONCLUSIONS

Au terme de ce chapitre, on doit conclure au rôle essentiel de la


recherche et de la production de sens dans la gestion du souvenir d’une
expérience émotionnelle. Tant que le paradoxe né de l’expérience
émotionnelle n’est pas dépassé, cette expérience conservera une
emprise sur l’individu et son rappel continuera à susciter chez lui des
émotions intenses. Lorsque le paradoxe aura pu être dépassé, les condi-
tions mêmes de cette emprise seront éteintes. Plus généralement, les
observations de ce chapitre manifestent l’importance de la connaissance
chez l’être humain. Elles révèlent l’opération continue du processus de
production de sens qu’il développe au long de son existence. Dans ce
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cadre, les expériences émotionnelles de la vie courante apparaissent
alors comme des incitants. Ces expériences signalent les failles de
l’univers virtuel. Elles incitent l’individu à combler chacune d’elles. Par
l’effet de ces signaux et des pressions cognitives que ceux-ci éveillent,
l’univers virtuel est rendu de plus en plus inclusif. Une optimalisation
croissante des transactions avec le milieu doit en résulter.
Chapitre 13. L'impact des expériences traumatiques
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 287 à 306
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Chapitre 13

L’impact des expériences traumatiques


Les leçonsdes
L’impact desexpériences
expériencestraumatiques
émotionnelles extrêmes

Selon le point de vue qui se dégage du chapitre précédent, les trou-


bles post-traumatiques trouvent leur source dans des significations dont
l’événement traumatique est porteur et ils se développent parce que ces
significations entrent en conflit avec un savoir qui préside à l’adaptation
courante de la personne. Pour la compréhension de ces troubles, la
question de l’impact des expériences émotionnelles extrêmes devient
donc de première importance. Mais le modèle que nous avons examiné
laisse à cet égard beaucoup de questions en suspens. De quelles signifi-
cations s’agit-il ? Pourquoi sont-elles portées par l’événement trauma-
tique ? En quoi consiste exactement le savoir avec lequel ces significa-
tions entrent en conflit ? Pourquoi un tel conflit s’établit-il ? Ces
différentes questions seront au centre de ce chapitre.

THÉORIES DE LA RÉALITÉ ET CATASTROPHES THÉORIQUES

La question du savoir adaptatif qui subit l’impact des expériences


traumatiques a été abordée d’une manière très exhaustive dès 1973 par
Seymour Epstein (voir aussi 1980, 1991). Ronnie Janoff-Bulman
(1992, 1999) a adopté une vision très proche. C’est une intégration des
points de vue de ces auteurs que nous développerons ici. Leur point de
288 Les leçons des expériences émotionnelles extrêmes
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départ est que dans son adaptation courante, l’être humain s’appuie
continuellement sur des théories personnelles de la réalité qu’il développe à
la faveur de ses expériences quotidiennes. À l’instar de Jean Piaget
(1950) ou de Georges Kelly (1955), Epstein considère en effet que
l’être humain fonctionne au quotidien comme le scientifique : il émet
des hypothèses, il les met à l’épreuve, il les corrige ensuite à la lumière
de l’expérience, et il est ainsi conduit à élaborer des ensembles théori-
ques. Ces théories déterminent chez lui des attentes quant à la manière
dont les événements se déroulent et quant à ce qui peut lui arriver. Il
s’agit en somme de postulats sur lesquels l’individu prend résolument
appui pour mener ses transactions avec le monde. Ces postulats s’or-
ganisent sur un mode hiérarchique : certains occupent le niveau infé-
rieur et d’autres, le niveau supérieur.
Les postulats qui occupent le niveau inférieur de la hiérarchie sont
très concrets. Ils concernent le commerce pragmatique avec la réalité et
peuvent donc facilement être mis à l’épreuve. S’ils ne sont pas réalistes,
ils ne résistent donc pas longtemps. Par exemple, si je postule que cet
objet en porcelaine est robuste, il suffira que je le laisse tomber pour être
contraint de revoir mon postulat. Quand les faits infirment des postulats
de ce niveau, un travail cognitif rudimentaire suffit généralement à les
réaménager. Leur invalidation demeure donc dépourvue d’impact pour
les théories personnelles. Au niveau supérieur de la hiérarchie théorique,
on trouve au contraire des postulats très généraux et très abstraits.
L’expérience courante n’est pas en mesure de les mettre à l’épreuve :
seules des circonstances « hors du commun » y parviennent. Les postu-
lats abstraits disposent donc d’une pérennité importante et, de ce fait, ils
prennent aisément valeur de certitudes. Mais quand l’individu rencontre
des conditions traumatiques, ces positionnements tenus pour acquis sont
généralement violés de manière massive, et ils peuvent alors basculer de
manière radicale. Dans de telles conditions, des postulats comme « je suis
un type valable », « je suis compétent », « la vie est belle », « il ne va rien
m’arriver de fâcheux », « les choses sont bien en main », ou « tout le
monde m’aime » peuvent brusquement s’effondrer.
Les catastrophes théoriques de ce genre instaurent les conditions
propices à l’émergence des troubles post-traumatiques. Quand des pos-
L’impact des expériences traumatiques 289
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tulats de haut niveau sont invalidés de manière flagrante, un simple réa-
justement cognitif ne suffit plus à résoudre le problème. En consé-
quence, l’invalidation se répercute sur les théories personnelles, qui
rencontrent ainsi leurs limites. Une situation de crise s’installe, au sens
où l’entendait Thomas Kuhn (1970) dans son étude des révolutions
scientifiques (Janoff-Bulman, 1992, 1999). La théorie tout entière bas-
cule, l’individu fait l’expérience d’un monde qui s’effondre, et cette
expérience suscite une angoisse extrême. Dès ce moment, les condi-
tions du stress post-traumatique sont en place. Les troubles eux-mêmes
se développeront en conséquence du déni par lequel l’individu tentera
de se protéger. Il ne lui reste généralement plus que cette solution pour
se mettre à l’abri des faits qui infirment ses postulats et menacent ainsi
ses théories de la réalité (Janoff-Bulman et Timko, 1987 ; Janoff-
Bulman, 1992, 1999). Sans celles-ci, il serait submergé par la réalité et
éprouverait alors des émotions d’une intensité insupportable. Le déni a
l’avantage de lui accorder des délais pour mener à bien la révision de
ses modèles de la réalité. Il devra s’efforcer d’y parvenir tout en préser-
vant le plus longtemps possible la cohérence interne de ces modèles,
afin de prévenir tout effondrement brutal. Seul un travail lent et pro-
gressif pourra rencontrer cet objectif.

POSTULATS FONDAMENTAUX
À L’ÉPREUVE DES SITUATIONS TRAUMATIQUES

Le point de vue partagé par Epstein et Janoff-Bulman complète


ainsi le modèle d’Horowitz en précisant la nature et l’origine du savoir
qui préexiste chez l’individu. Il s’agit de théories personnelles de la réa-
lité sur lesquelles celui-ci s’appuie pour mener ses transactions avec le
monde. L’analyse de ces auteurs précise en outre que les événements
hors du commun peuvent infirmer des postulats abstraits de ces théories
et mettre ainsi celles-ci en péril dans leur ensemble. Mais quelle est la
nature exacte de ces postulats qui ont ainsi un rôle de pivot dans
l’impact des événements traumatiques ?
290 Les leçons des expériences émotionnelles extrêmes
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Les postulats abstraits échappent à l’introspection. Ils n’accèdent pas
à la verbalisation et n’affleurent même pas à la conscience. Ils passent
donc inaperçus au quotidien. Mais quand des événements « hors du
commun » les infirment, l’individu est contraint à déployer un travail
cognitif pour faire face à la crise. On peut penser que ce travail révélera
alors ce qui était demeuré invisible jusque-là. Bulman et Wortman
(1977) furent sans doute les premières à le constater à l’occasion de
l’étude de jeunes gens gravement handicapés à la suite d’un accident.
Ceux-ci manifestaient en effet des efforts cognitifs considérables pour
préserver des postulats théoriques qui avaient été radicalement remis en
question par leur sort. Par exemple, en réponse à la question lancinante
« pourquoi moi ? », ces jeunes victimes avaient d’abondantes raisons
précises à avancer, alors qu’en réalité les circonstances de leur accident
avaient été tout simplement fortuites. Ils tentaient ainsi de sauvegarder
des postulats fondamentaux, tels que « le monde a un ordre » ou « ma
vie a un sens ».
Shelley Taylor (1983) a observé des processus de reconstruction
cognitive analogues chez des femmes affectées d’un cancer du sein.
Trois voies différentes se manifestaient particulièrement chez les
patientes qu’elle a observées : la recherche de sens, la restauration du con-
trôle, et la revalorisation de soi. Comme dans l’étude précédente, la
recherche de sens témoignait de l’impérieux besoin des patientes de
comprendre pourquoi la maladie les avait frappées. Bien que personne
ne puisse dire avec précision ce qui provoque un cancer, 95 % d’entre
elles énonçaient les causes de leur maladie. Ces causes, fabriquées pour
la plupart, s’accompagnaient généralement de mesures concrètes adop-
tées par les patientes en vue d’assurer leur protection pour l’avenir
comme, par exemple, une nouvelle manière d’envisager son existence,
de nouvelles priorités à respecter, une attitude mentale positive,
l’adoption du contrôle de soi, ou un nouveau régime alimentaire. Avec
ces mesures, les patientes se disaient convaincues de pouvoir contrôler
l’évolution future de leur santé et compensaient de cette façon le pro-
fond sentiment de perte du contrôle qu’elles avaient éprouvé devant la
maladie. Enfin, alors que les événements négatifs entraînent généra-
lement une chute spectaculaire de l’estime de soi, les patientes mani-
L’impact des expériences traumatiques 291
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festaient le mouvement inverse en développant activement des
manœuvres cognitives destinées à revaloriser leur personne et à tirer des
bénéfices personnels de leur propre malheur. Ainsi, quand on leur
demandait quels changements la maladie avait apportés dans leur vie,
elles mentionnaient principalement des changements positifs. Quand
on leur demandait comment elles se sentaient actuellement, beaucoup
s’estimaient en meilleure condition qu’avant la maladie.
Ces différentes observations permettent donc de concrétiser l’im-
pact des événements traumatiques sur l’univers théorique de la victime.
Comme en photographie argentique, ces événements révèlent ainsi en
négatif les postulats que la vie courante estompe. Ils montrent que, en
temps ordinaire, l’être humain entretient des présomptions considéra-
bles quant à l’ordre du monde, et quant au sort qui lui revient. Les
auteurs de ces études ont eu le souci de dresser le bilan des principaux
postulats que des événements majeurs peuvent saper. Janoff-Bulman et
Frieze (1983 ; voir aussi Janoff-Bulman, 1989, 1992, 1999 ; Janoff-
Bulman et Timko, 1987) ont distingué trois attentes majeures :
l’invulnérabilité de soi, le sens et la cohérence du monde, et la valeur
positive du soi. Pour leur part, Taylor et Brown (1987) ont modélisé
les « illusions positives », qui comprennent la vision positive irréaliste de
soi, l’illusion du contrôle, et l’optimisme irréaliste. D’autres modèles
des postulats généraux ont été proposés (voir par exemple McCann,
Sackheim et Abrahamson, 1988). Ils ne diffèrent pas beaucoup des pré-
cédents. Janoff-Bulman (1992) et Taylor et Brown (1987) ont en outre
rassemblé la documentation empirique disponible à propos des postu-
lats en question. Dans une brève synthèse inspirée par ces auteurs, nous
examinerons successivement ci-après quatre postulats parmi les plus
fondamentaux qui ressortent de ces travaux : la cohérence du monde,
la capacité de contrôle, le destin favorable et la valeur de soi.

La cohérence du monde

Il serait impossible à l’être humain de vivre dans un monde qui lui


apparaîtrait chaotique, et dans lequel il serait livré à l’arbitraire, au
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hasard et aux accidents. Le niveau continuellement élevé de l’angoisse
qui serait la sienne dans cette perspective lui rendrait la vie intolérable.
Il s’agit donc pour lui d’entretenir une vision du monde qui soit
dominée par une relative harmonie. On postule alors que le monde est
organisé, doté d’ordre, de cohérence et de sens. Les travaux de Melvin
Lerner (1970) sur le postulat du « monde juste » ont fourni une docu-
mentation empirique abondante à ce sujet. Ces travaux montrent que
les gens raisonnent et se comportent comme si le monde était naturel-
lement régi par un principe de justice. Ils s’attendent notamment à ce
que « les bonnes choses arrivent aux bonnes gens, et les mauvaises cho-
ses aux mauvaises gens ». Un tel postulat écarte efficacement bon
nombre de sources d’angoisse. Chaque jour, des accidents se produi-
sent et des maladies se déclarent un peu partout. Si on accepte qu’ils
soient le fait du hasard, on s’expose soi-même à une fameuse menace.
On préférera en attribuer la responsabilité à la victime, et on recher-
chera donc la faute par laquelle celle-ci aura causé son propre malheur.
Si on ne trouve aucune faille dans son comportement, on pourra s’en
prendre à son caractère ou à sa personnalité. Le postulat du monde
juste offre beaucoup d’avantages. En particulier, c’est un puissant
moyen pour se protéger du spectacle continu de l’injustice sociale : les
sans-emploi, les sans-abri, les sans-patrie et autres déshérités du monde
n’ont que ce qu’ils méritent.

La capacité de contrôle

Comment pourrait-on agir si le monde ne répond pas dans le sens


attendu ? Comment pourrait-on encore développer de l’action si ce
monde s’avère manifestement incontrôlable ? Or, le monde est très
ambigu à cet égard. Par certains aspects, il répond à l’action comme
prévu, par d’autres il échappe totalement au contrôle. En développant
leurs compétences, leurs savoirs et leurs techniques, les êtres humains
étendent leur part de contrôle sur les événements et réduisent la part
qui leur échappe. Ils peuvent ainsi alimenter leur sentiment de con-
trôle. On constate cependant que les croyances des individus en
L’impact des expériences traumatiques 293
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matière de contrôle vont généralement bien au-delà de ce que les faits
permettent : ils surestiment leur capacité de contrôle et ils sous-
estiment la part des facteurs externes dont dépendent les événements
(Taylor et Brown, 1987). Ces illusions du contrôle avaient déjà été
révélées par les études de Langer (1975) sur l’attitude des gens devant
des événements qui dépendent du hasard. Par exemple, si vous achetez
un billet de loterie au bureau de tabac, préférez-vous que le buraliste
vous tende le billet qu’il vous destinera ? Ou aimeriez-vous davantage
choisir de vos propres doigts votre billet au sein d’une liasse ? Devant
cette question, nos étudiants, des universitaires formés à la logique, à la
statistique, et à la méthodologie, optent toujours massivement pour la
seconde solution. Malgré les efforts déployés pour leur faire voir que le
hasard joue de la même manière dans les deux cas, certains d’entre eux
demeurent irrémédiablement sceptiques. Nos propres doigts demeu-
rent donc investis de pouvoirs magiques considérables.

Le destin favorable

Les garanties offertes par un monde supposé harmonieux ne sem-


blent pas suffire pour rassurer les gens. Beaucoup de données montrent
que le tout-venant s’estime en outre personnellement bénéficiaire
d’une certaine immunité par rapport au malheur. C’est, selon les
auteurs, l’optimisme irréaliste (Taylor et Brown, 1987), la bonne for-
tune personnelle (Janoff-Bulman, 1989), ou l’illusion d’invulnérabilité
(Perloff, 1983 ; Weinstein, 1980). Les études ont notamment montré
que la vision du futur est largement teintée d’optimisme : ainsi, en
majorité, les gens pensent que « le présent est meilleur que le passé » et
que « le futur sera meilleur que le présent ». Cet optimisme peut-il être
qualifié d’irréaliste ? Quand il s’agit d’estimer les probabilités de faire
des expériences positives, comme trouver un travail agréable, gagner
un bon salaire, avoir un enfant talentueux, les gens donnent générale-
ment des valeurs plus élevées pour eux-mêmes que pour autrui
(Weinstein, 1980). Pour les expériences négatives, les résultats
s’inversent. De même, Perloff (1983) a montré que chacun évalue ses
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propres risques d’être victime de maladies, d’actes criminels, ou d’acci-
dents comme inférieurs à ceux des autres gens. Ce genre de présomp-
tion se concrétise de manière exemplaire dans le trafic routier, où
beaucoup adaptent leur conduite au principe selon lequel les accidents
n’arrivent qu’aux autres. Dans la même ligne, les études sur le niveau
d’aspiration ont largement démontré que les gens surestiment très
généralement leur performance future dans une tâche à venir (Nuttin,
1965). Et l’optimisme irréaliste se manifeste même à propos d’évé-
nements qui dépendent totalement du hasard.

La valeur de soi

Face à l’espace comme face au temps, un regard réaliste sur soi


devrait susciter l’humilité. Cependant les gens ne peuvent se satisfaire
de sentiments misérables pour eux-mêmes. Dans cette perspective, leur
action leur paraîtrait dérisoire et ils en éprouveraient nécessairement
une anxiété massive. Il faut donc élaborer une théorie implicite de sa
propre valeur. Les bons résultats de ses propres actions – succès, victoi-
res – sont utilisés comme soutien à cette fin. Mais les gens vont bien
au-delà du simple bénéfice de leurs expériences positives. Ils dévelop-
pent une vision irréalistement positive de leur propre personne. Taylor
et Brown (1987) ont relevé une somme d’observations empiriques qui
révèlent ce caractère exagérément positif de l’image que les gens se font
d’eux-mêmes. Par exemple, quand on doit porter un jugement sur sa
propre personne, on favorise généralement les attributs positifs et on
défavorise les attributs négatifs. Devant des informations favorables à sa
propre personne, on procède à un traitement cognitif plus efficace que
devant des données défavorables. Les informations positives sur soi
seront d’ailleurs mieux rappelées que les informations négatives. Le
rappel des succès sera meilleur que celui des échecs. Le souvenir que
l’on a de ses propres performances sera généralement d’un niveau supé-
rieur à la performance réelle. Dans les attributions causales, le biais de
« self-service » prévaut : la cause des événements positifs est plus sou-
vent trouvée chez soi ; celle des événements négatifs est plus souvent
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attribuée à autrui. Si on devait douter qu’il s’agit là d’illusions, ajou-
tons-y la propension générale à se voir soi-même comme meilleur que
les autres, à voir les siens comme meilleurs que la moyenne et à voir
son propre groupe comme meilleur que les autres groupes. Enfin, le
jugement que l’on porte sur soi-même est généralement plus favorable
que celui que donnent des évaluateurs.
Soulignons en passant que de tels postulats commencent sans doute
à s’élaborer très tôt dans l’existence. En effet, des attentes implicites
fondamentales comme l’optimisme et la confiance s’installent déjà dès
les premiers mois de la vie dans le cadre des relations d’attachement
avec les figures relationnelles primaires (Epstein, 1980, 1990 ; Catlin et
Epstein, 1992 ; Janoff-Bulman, 1992, 1999).

MODÈLES DE LA RÉALITÉ ET IRRÉALISME PSYCHOLOGIQUE

Dès 1973, Epstein avait affirmé que, dans leur expérience ordinaire,
les individus s’appuient sur des postulats abstraits, implicites, peu acces-
sibles à la conscience et à l’expression verbale, que seules des expé-
riences hors du commun peuvent prendre en défaut. Quand cela se
produit, ces postulats s’écroulent et ils peuvent alors entraîner dans leur
chute l’ensemble des modèles de la réalité du sujet. L’étude des victi-
mes d’événements extrêmes, en révélant les efforts de reconstruction
cognitive dans lesquelles celles-ci s’engagent, a pleinement confirmé
cette hypothèse d’Epstein. Elle a démontré que les postulats en ques-
tion sont indispensables aux victimes si elles veulent pouvoir retrouver
une existence normale.
Toutefois, l’examen du contenu de ces postulats a réservé une sur-
prise. Loin du réalisme et de l’objectivité, ils se sont avérés émaillés
d’illusions, de constructions, de biais positifs et de biais de self-service.
Entre l’individu et la réalité, un prisme cognitif important s’est donc
développé, et ce prisme est largement teinté de couleur rose. Ce cons-
tat contredit le principe classique de la santé mentale qui voit dans le
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contact à la réalité le critère ultime d’une bonne adaptation (Taylor,
1983). L’étude des victimes fait apparaître que, pour pouvoir s’adapter,
les individus instituent une approche irréaliste du monde. Shelley Tay-
lor (1983) a fait remarquer que ce constat de l’irréalisme psychologique
des individus est cependant en cohérence avec les observations issues de
l’étude de la manière dont les « gens de la rue » perçoivent, compren-
nent et expliquent le monde dans lequel ils vivent. Les recherches de la
psychologie sociale en cette matière ont révélé à profusion que, loin
d’être des observateurs objectifs et des scientifiques naïfs mais rigou-
reux, les tout-venants traitent le plus souvent les informations dans
l’axe de leurs propres intérêts, en s’appuyant sans aucun scrupule sur
leurs propres attentes, sur des données incomplètes, sur des inférences
incorrectes et partisanes et sur des erreurs et des biais de toutes sortes
(voir Fiske et Taylor, 1991 ; Leyens, 1983 ; Leyens, Yzerbyt et Scha-
dron, 1996).
Alors, les individus bien adaptés vivent-ils au contact de la réalité
comme le veut la tradition de la santé mentale ? Ou vivent-ils dans
leurs illusions comme le suggèrent l’étude psychosociale des victimes et
celle des gens de la rue ? Les deux niveaux distingués par Epstein dans
les postulats des individus – concrets et abstraits – permettent en fait
d’éclairer cette question. Les postulats concrets ne peuvent se permettre
l’irréalisme. Ils doivent serrer de près les faits parce qu’ils doivent guider
l’individu de manière effective dans la prévision des faits et dans le
déploiement de l’action. Ils doivent donc s’ajuster à la réalité, faute de
quoi l’individu irait sans cesse à la catastrophe. C’est seulement par leur
réalisme que les postulats concrets pourront remplir leur rôle, qui est de
rendre l’expérience courante possible. Par contre, loin du réalisme, les
postulats abstraits constituent des construits optatifs. Organisateurs du
sens et de l’ordre, leurs énoncés biaisés dans le sens positif protègent le
tout-venant des écueils qui hantent la destinée humaine. Sans eux,
celui-ci serait voué à l’anxiété et condamné à l’inaction. À mesure qu’il
implémente des construits comme « l’univers a un sens, un ordre et une
cohérence », ou « je dispose du contrôle sur les événements », la préca-
rité de sa situation personnelle s’estompe. Il n’a guère de raison de s’en
priver puisque l’expérience courante ne sera pas en mesure de contre-
L’impact des expériences traumatiques 297
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dire ses prétentions. En somme, les postulats abstraits ont la même
fonction que les postulats concrets, celle de rendre l’expérience pos-
sible. Mais ils la remplissent d’une manière très différente. Alors que les
postulats concrets assurent le guidage effectif de l’individu dans la pré-
vision et dans l’action, les postulats abstraits le dotent essentiellement
d’une confiance dans la prévision et dans l’action. De cette manière, les
seconds rendent possible l’opération des premiers. En cohérence avec
la vision hiérarchisée proposée par Epstein, les postulats abstraits consti-
tuent donc des piliers sur lesquels les postulats concrets prennent appui.
Il n’est donc pas étonnant que l’ensemble de l’édifice théorique de
l’individu soit en péril quand ces fondements sont infirmés par
l’expérience.

LA PROTECTION DES POSTULATS ABSTRAITS

Une question importante demeure encore ouverte. De quoi exac-


tement l’individu cherche-t-il à se protéger par le moyen des postulats
d’ordre hiérarchique supérieur ? Quelles sont les garanties qu’il
s’efforce d’obtenir ? Qu’est-ce que ces postulats proclament ? Les deux
premiers postulats que nous avons examinés plus haut sont explicites.
Celui de la cohérence du monde affirme que le monde est organisé,
ordonné, cohérent, sensé, et met ainsi l’individu à l’abri du chaos. En
l’assurant que le monde peut être décodé, il installe une précondition
indispensable de l’activité adaptative, celle de la prévisibilité du monde
et des événements du monde. Une fois cette garantie acquise, le traite-
ment de l’information prend du sens et l’individu peut s’engager dans
l’activité perceptive et cognitive. A contrario, à quoi bon traiter
l’information qui émanerait d’un monde dépourvu de lois et de régula-
rités ? Le deuxième postulat examiné plus haut affirme le pouvoir de
l’individu sur le monde et sa maîtrise sur les événements. Il le dote ainsi
d’une garantie complémentaire de la première, celle de la contrôlabilité
du monde. Si l’individu est assuré de cette seconde qualité du monde,
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son action prend du sens et il peut s’engager activement dans la pour-
suite d’objectifs qu’il se fixe, et entreprendre ainsi de transformer le
monde à l’image qu’il s’en fait. A contrario, pourquoi entreprendrait-on
une action quelconque dans un monde où ces actions seraient vaines et
où les sollicitations demeureraient sans réponse ? Les autres postulats
que nous avons examinés ne font plus qu’alimenter et compléter les
deux premiers. Le postulat du destin favorable met l’individu à l’abri
des événements négatifs – accidents, maladies, malheurs. Il écarte ainsi
de lui le pan entier des événements susceptibles d’infirmer les postulats.
Enfin, dans le postulat de la valeur de soi, l’image positive inflatoire
dont l’individu se dote aboutit à réduire encore sa précarité perçue, à
augmenter sa puissance, et donc à le rassurer quant à ses capacités de
contrôle. En somme, les thèmes de la prévisibilité et de la contrôlabilité
des événements du monde imprègnent les postulats abstraits sur lesquels
l’adaptation courante repose. Et l’activité symbolique de l’individu vise
continuellement à les confirmer et à les renforcer, alors que seule
l’expérience d’événements hors du commun pourra les infirmer.
Mais par quels traits une situation traumatique peut-elle avoir cet
impact spécifique sur les postulats qui proclament la prévisibilité et la
contrôlabilité du monde ? La variété et la complexité de ces situations
sont considérables et le nombre des variables en jeu dans chacune
d’elles est très élevé. Il est donc malaisé d’isoler les facteurs critiques. En
outre, l’éthique élémentaire exclut la vérification expérimentale. Alors
que la recherche sur les individus humains atteint ici ses limites, c’est
dans l’étude du comportement animal qu’on trouve des éléments de
réponse à la question qui a été posée.

DES ÉQUIVALENTS DES TRAUMAS CHEZ LES ANIMAUX

Dans le laboratoire d’Yvan Pavlov à Leningrad, un chien était sou-


mis à une épreuve classique d’apprentissage discriminatif. Quand on lui
présentait un cercle, de la nourriture suivait et quand on lui présentait
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une ellipse, il n’y en avait pas. Comme prévu, l’animal apprenait rapi-
dement à discriminer les deux signaux. Pour corser l’épreuve, les expé-
rimentateurs rapprochaient ensuite à chaque essai la forme de l’ellipse
de celle du cercle. L’animal a maintenu ses performances jusqu’au
moment où l’ellipse se distinguait à peine d’un cercle. À cet instant
précis, les réponses se sont brusquement détériorées et des troubles
comportementaux spectaculaires se sont manifestés : cris aigus, aboie-
ments violents, agressivité, agitation générale. Pavlov (1927) a donné le
nom de « névrose expérimentale » à ces réactions tout à fait inhabituel-
les. Par la suite, d’autres chercheurs les ont observées sur différents
types d’animaux et dans des dispositifs divers (Gantt, 1944 ; Liddell,
1944, 1956 ; Maier, 1949 ; Masserman, 1943 ; Wolpe, 1952 ; 1958).
Par exemple, Masserman (1943) a provoqué la névrose expérimentale
chez le chat en entraînant l’animal à actionner un levier pour obtenir sa
nourriture, puis en remplaçant celle-ci par un violent jet d’air. La
névrose expérimentale est donc un fait bien établi que l’on peut provo-
quer dans des conditions déterminées. Pavlov lui-même l’a mise en
rapport avec les troubles post-traumatiques à l’occasion d’une autre
observation. Lors d’une grave inondation, le personnel scientifique de
son laboratoire avait dû évacuer d’urgence les animaux. Certains chiens
ont alors présenté des manifestations de névrose expérimentale qui lais-
sèrent par la suite des traces durables. Plusieurs mois après les événe-
ments, dit Pavlov (1927), il suffisait d’un simple filet d’eau dans la salle
d’expérience pour que les troubles se manifestent à nouveau. Pour lui,
le lien avec ce qu’on appelait à l’époque la névrose traumatique était
évident.
Pendant longtemps, la cause exacte du déclenchement de la
névrose expérimentale est demeurée controversée. Mais une voie
d’explication s’est ouverte avec les expériences de Seligman (1975) sur
l’impuissance apprise. Celui-ci a créé des dispositifs expérimentaux qui
altèrent soit le caractère prévisible, soit le caractère contrôlable des événe-
ments auxquels l’animal est soumis. Comme dans la névrose expéri-
mentale, les animaux soumis à ces dispositifs cessent de réagir et pré-
sentent d’intenses manifestations émotionnelles. L’altération de la
prévisibilité des événements est par exemple instaurée dans un dispositif
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où l’animal reçoit des stimulations désagréables qu’il peut arrêter au
moyen d’un levier : un signal annonce l’arrivée de la stimulation, il est
fiable dans la condition « prévisible », mais pas dans la condition
« imprévisible » (Seligman, 1968). L’altération de la contrôlabilité est
obtenue dans l’expérience classique où deux chiens placés côte à côte
reçoivent des stimulations désagréables simultanément : l’un peut les
interrompre en actionnant un mécanisme, pour l’autre, ce mécanisme
ne fonctionne pas (Overmier et Seligman, 1967 ; Seligman et Maier,
1967). Ces expériences de Seligman ont inspiré un point de vue nou-
veau sur la névrose expérimentale. À l’analyse, en effet, un élément
commun unit tous les dispositifs où elle a été observée : comme dans
les expériences de Pavlov, des événements de vie importants deviennent
imprévisibles, ou incontrôlables, ou les deux (Mineka et Kihlstrom, 1978 ;
Thomas et Dewald, 1977). Mineka et Kihlstrom (1978) ajoutent
que, dans toute la littérature, les situations de ce type sont
absolument les seules à provoquer des troubles d’une telle ampleur
chez les animaux. Les manifestations de la névrose expérimentale
semblent donc résulter de situations imprévisibles ou de situations
incontrôlables. On ne pourra cependant jamais séparer clairement ces
deux variables puisqu’une situation incontrôlable implique nécessai-
rement l’imprévisibilité.
Lorsque le syndrome de stress post-traumatique a pris place sur la
scène scientifique (American Psychiatric Association, 1980), l’analogie
avec la névrose expérimentale des animaux avait été notée par plusieurs
auteurs (Kolb, 1987 ; Van der Kolk, 1987 ; Van der Kolk, Greenberg,
Boyd et Krystal, 1985). Par la suite, Foa, Zinbarg et Rothbaum (1992)
ont étayé ce rapprochement en montrant qu’il existe chez l’animal un
équivalent direct de chacune des quatre grandes manifestations du stress
post-traumatique. En effet, les manifestations de revécu (critère B)
prennent chez l’animal la forme de réponses de peur conditionnée ;
l’évitement (premier volet du critère C) se manifeste sous forme de
fuite ; l’émoussement de la sensibilité (second volet du critère C) a un
équivalent dans les manifestations d’analgésie ; enfin, l’activation accrue
(critère D) est mesurable chez l’animal comme chez l’être humain. En
outre, en examinant les données disponibles, Foa et collègues ont
L’impact des expériences traumatiques 301
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démontré que les animaux exposés à des situations aversives incontrô-
lables et imprévisibles développent effectivement ces quatre réponses.
Sans prétendre résoudre par là l’ensemble de la question, les auteurs en
concluent cependant que les dimensions incontrôlable et imprévisible
des situations traumatiques jouent un rôle important dans l’étiologie
des troubles post-traumatiques.
Les facteurs ainsi isolés par la recherche animale spécifient les signi-
fications délétères portées par les événements traumatiques. Ils éclairent
ainsi le conflit que Mardi Horowitz a situé au cœur des manifestations
post-traumatiques chez l’être humain. Chez ce dernier, ces significa-
tions viennent s’opposer de plein fouet aux postulats irréalistes qui
surévaluent la prévisibilité et la contrôlabilité. Mais c’est le niveau sym-
bolique qui est le théâtre de ce conflit : les événements vécus contredi-
sent les modèles de la réalité du sujet humain. Or, pour l’animal, on ne
peut évidemment pas invoquer le niveau symbolique pour rendre
compte des effets délétères des situations imprévisibles et incontrôla-
bles. Ainsi, de manière paradoxale, les données de la recherche animale
éclairent d’emblée la question de l’impact des situations traumatiques
pour l’être humain. Mais, pour l’animal, l’impact exact de ces situations
reste à préciser. À quel niveau cet impact se situe-t-il ? La question est
d’importance parce que l’élément non élucidé aura une pertinence
pour l’être humain également.

IMPACT DES SITUATIONS IMPRÉVISIBLES


ET INCONTRÔLABLES CHEZ L’ANIMAL

Le niveau symbolique est propre à l’être humain. Toutefois, ni les


cognitions, ni les attentes de prévisibilité, ni les attentes de contrôlabi-
lité ne sont absentes chez l’animal. La notion d’organisation cognitive
est apparue dans l’étude des animaux avec Tolman (1932), qui affirmait
que, même chez le rat, les données de la perception « sont élaborées
dans une instance centrale de contrôle et mises sous la forme d’une
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carte cognitive provisoire du milieu » (Tolman, 1948). Au départ du
courant de psychologie cognitive, Miller, Galanter et Pribram (1960)
ont reproduit ce point de vue : « L’être humain, ainsi que d’autres ani-
maux sans doute, construit une représentation interne, un modèle de
l’univers, un schème, un simulacre, une carte cognitive, une image »
(p. 7). De même en éthologie, Bowlby (1969-1991) considère que, à
l’exception des espèces les plus primitives,
« les membres de toutes les espèces possèdent l’équipement qui leur per-
met d’organiser l’information dont ils disposent sur leur monde sous forme
de schèmes ou de cartes. (...) Le niveau d’élaboration de cette carte
importe peu, pourvu qu’elle permette de prédire avec une fiabilité raison-
nable les événements qui ont une pertinence pour les différents buts que
l’animal poursuit. (...) Parler de carte à propos de la connaissance du
milieu est toutefois inadéquat parce que ce mot renvoie plutôt à une
représentation statique topographique. Ce dont l’animal doit disposer,
c’est de quelque chose comme un modèle de travail de son milieu » (Bowlby,
1969-1991, p. 48-49, italiques ajoutées).

En somme, comme les êtres humains décrits par Epstein (1973), les
animaux élaborent des modèles théoriques de la réalité à l’occasion de
leur adaptation courante. Parallèlement, ils développent en outre la
capacité de prévoir les événements ainsi que la capacité de les contrôler.
La première de ces capacités est servie par le processus du conditionne-
ment classique, par lequel les animaux apprennent que tel événement
est habituellement suivi de tel autre et peuvent ainsi détecter un ordre
et une cohérence dans les innombrables variations du milieu. La
seconde capacité se développe par les voies du conditionnement instru-
mental et du conditionnement opérant par lesquels l’animal apprend
que telle action de sa part provoque ou arrête tel événement. L’univers
ambiant se transforme ainsi en un espace utilisable dans lequel ce qui se
produit répond largement à son action.
Au cours de son adaptation quotidienne, l’animal multiplie les
acquisitions dans les deux domaines, celui des signaux anticipatifs et
celui des actions opérantes. Au fil de ces acquisitions ponctuelles, les
expériences similaires s’associent ; et de même, les réponses similaires
s’associent. Une organisation cognitive se constitue de cette manière
L’impact des expériences traumatiques 303
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sous la forme des schèmes. En effet, un schème n’est rien d’autre
qu’une « organisation active de réponses du passé ou d’expériences du
passé : (...) des réponses similaires, ou des expériences similaires, sont
organisées en série, et opèrent comme une masse unitaire » (Bartlett,
1932, p. 201). De cette manière, les expériences successives du
signal X qui annonce tel prédateur alimenteront un schème spéci-
fique. Toute activation ultérieure de ce schème entraîne l’organisation
automatique des réponses de l’animal en fonction de la présence vir-
tuelle du prédateur. De la même manière, un autre schème spécifique
se constituera à partir des expériences successives du signal Y, qui
annonce telle source de nourriture. En application du principe de
Bartlett, une multitude de systèmes spécifiques d’attente sont consti-
tués, dans le domaine des signaux anticipatifs aussi bien que dans celui
des actions opérantes.
Mais le principe de Bartlett doit trouver son application également
à un niveau supra-ordonné. Toutes les expériences qui ont établi
qu’un signal annonce un autre signal doivent s’organiser en série éga-
lement, et opérer comme une masse unitaire. Un schème d’ordre hié-
rarchique supérieur s’établit de cette manière, et il portera une attente
générale de prévisibilité. Et de la même manière, toutes les réponses qui
ont entraîné un effet doivent alimenter un schème d’ordre supérieur,
qui portera pour sa part une attente générale de contrôlabilité. La logique
de Bartlett conduit ainsi à distinguer deux niveaux dans les attentes
qui se développent par la voie des processus associatifs : un niveau des
attentes spécifiques et un niveau des attentes générales. Les processus
associatifs entraînent donc à cet égard des effets qui sont exactement
parallèles à ceux qui ont été distingués au niveau symbolique chez
l’être humain par Epstein : postulats concrets et spécifiques, et postu-
lats abstraits et généraux.
Chaque nouvel apprentissage spécifique de l’organisme contribue
nécessairement à accroître la masse unitaire de l’attente générale de
prévision, ou celle de l’attente générale de contrôle. L’adaptation
consolide donc continuellement les deux systèmes d’attentes générales.
Ceux-ci représentent en définitive l’intégration cognitive de l’histoire
du développement des capacités de survie de l’organisme. Ils consti-
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tuent au sens strict les clés de voûte de ses systèmes schématiques. Dans
ces conditions, les observations de Pavlov et celles de Seligman
s’expliquent. Il n’est plus étonnant qu’une expérience dont la structure
contredit radicalement l’attente générale de prévisibilité ou celle de
contrôlabilité puisse déclencher chez l’animal de graves altérations de
l’adaptation ainsi que d’importantes manifestations émotionnelles. En
infirmant ces attentes d’ordre hiérarchique supérieur, la situation d’im-
prévisibilité ou d’incontrôlabilité sape les fondements mêmes de
l’adaptation de l’animal.

LE DOUBLE IMPACT DES ÉVÉNEMENTS EXTRÊMES


CHEZ L’ÊTRE HUMAIN

Puisque l’être humain répond aux mêmes lois de l’apprentissage


que l’animal, on ne peut douter que, comme l’animal, il développe au
niveau associatif des attentes de prévisibilité et de contrôlabilité. S’il fait
l’expérience de l’imprévisible ou de l’incontrôlable, il présentera dès
lors des troubles analogues à ceux que manifestent les animaux dans ces
circonstances. Mais, chez l’être humain, les capacités associatives parta-
gées avec l’animal s’accompagnent de capacités symboliques qu’il pos-
sède en propre. Ces capacités symboliques lui permettent de se projeter
dans la virtualité, et notamment de se représenter les périls qui le guet-
tent, la souffrance qui le menace, et la mort qui l’attend. La précarité de
son sort peut ainsi s’imposer à sa conscience à tout moment. Les atten-
tes de prévision et de contrôle engendrées par ses capacités associatives
ne lui sont d’aucun secours à cet égard. Seuls des moyens symboliques
peuvent endiguer des menaces symboliques. Comme l’a illustré l’étude
des victimes, l’individu humain est donc amené à produire au niveau
symbolique de quoi réduire la précarité perçue de son sort. Son sys-
tème symbolique lui laisse d’importantes latitudes dans la lecture de la
réalité. En lisant dans le sens le plus favorable les expériences qu’il tra-
verse dans la vie courante, il arrive ainsi à instaurer, à préserver, et
L’impact des expériences traumatiques 305
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même à coter à la hausse, les valeurs qui le protègent de sa précarité.
Mais, en cas d’expérience négative extrême, le voile symbolique ainsi
tissé se déchire.
Pour résumer, l’impact des expériences émotionnelles extrêmes est
donc complexe. Chez l’animal, on a constaté que, en rendant une
situation imprévisible ou incontrôlable, on provoque des troubles ana-
logues au stress post-traumatique. L’analyse théorique conduit à penser
que ces circonstances sapent des attentes générales de prévisibilité et de
contrôlabilité qui se sont constituées chez lui sous forme schématique
par l’effet de la loi d’association. Puisque l’être humain partage les pro-
cessus associatifs en jeu à cet égard, on doit penser que les situations
émotionnelles extrêmes auront, chez lui également, un impact sur les
structures d’origine associative. On a ainsi isolé un premier niveau de
l’impact des expériences émotionnelles extrêmes. L’individu humain
développe par ailleurs des élaborations symboliques qui déterminent
des présomptions par rapport au monde et à lui-même. Des circonstan-
ces extrêmes peuvent infirmer ces présomptions et entraîner du coup le
basculement de ses théories de la réalité. L’individu est alors dépourvu
de tampons symboliques face à la réalité. C’est le second niveau de
l’impact des expériences extrêmes, qui affecte des schèmes d’origine
symbolique. L’étude empirique des victimes d’événements de vie
majeurs a permis de révéler le contenu des présomptions symboliques
qui peuvent être infirmées de cette manière. Ces contenus symboliques
recoupent largement les contenus associatifs qui sont en jeu au premier
niveau de l’impact des événements extrêmes. Ainsi, par exemple, le
postulat du monde harmonieux n’est rien d’autre qu’un postulat de
prévisibilité et le postulat de la capacité de contrôle concerne directe-
ment la contrôlabilité.
En somme, tout ce qui précède manifeste le caractère particulière-
ment critique de la capacité de prévoir et de la capacité de contrôler. La
prévision et le contrôle sont tenus pour acquis autant au niveau associa-
tif qu’au niveau symbolique. Les situations qui mettent en scène des
conditions d’imprévisibilité et/ou d’incontrôlabilité viennent ainsi
saper les anticipations à chacun de ces deux niveaux. Une implication
essentielle découle de ces constatations. Chez l’être humain, si elle veut
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être efficace, l’intervention psychologique après événement émotion-
nel extrême devra viser autant le registre symbolique que le registre
associatif de la personne traitée. Si le premier de ces registres concerne
la représentation et l’interprétation que l’individu se donne de la réalité,
le second regarde son commerce pragmatique avec le milieu, à travers
l’exposition et l’action.
Chapitre 12. Pour comprendre les traumatismes
émotionnels
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 271 à 286
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Chapitre 12

Pour comprendre les traumatismes émotionnels


Pourleçons
Les comprendre
des expériences
les traumatismes
émotionnelles
émotionnels
extrêmes

LE SYNDROME DE STRESS POST-TRAUMATIQUE

Le syndrome de stress post-traumatique fournit désormais un label formel


pour désigner les traumatismes émotionnels. C’est donc ce label et les
éléments qu’il recouvre que nous prendrons pour point de départ. Nous
formulerons plus loin quelques réserves à ce sujet. Les manifestations
décrites sous ce label n’épuisent certainement pas l’impact potentiel d’un
événement émotionnel à caractère traumatique. Il serait hasardeux de
considérer comme indemne une personne qui, après avoir traversé un
événement émotionnel extrême, ne répondrait pas pleinement aux critè-
res du syndrome de stress post-traumatique. Mais ce syndrome constitue
néanmoins un point de départ solide pour situer les troubles psychologi-
ques les plus courants à la suite d’une exposition à un événement
extrême. Il fournit également les bases nécessaires pour entreprendre une
réflexion sur les raisons pour lesquelles de tels événements laissent cet
impact. Le syndrome est défini sous la rubrique 309.81 du DSM IV
(APA, 1994). Il comporte six critères de diagnostic identifiés de A à F.
Le premier critère, ou critère A, fixe deux conditions qui doivent
être remplies pour que le syndrome soit d’application. Il faut d’abord
que la personne concernée ait été exposée à un événement qui a impli-
qué la mort, le risque de mort, le dommage physique grave, ou la
menace à l’intégrité physique, pour cette personne ou pour autrui. Il
faut en outre que, lors de cet événement, cette personne y ait réagi par
des manifestations intenses de peur, d’impuissance ou d’horreur. Ces
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deux préconditions permettent de situer le domaine d’application du
syndrome. Le tableau 11 donne une liste non exhaustive d’événements
que l’on rencontre couramment à l’origine d’observations cliniques sur
le stress post-traumatique.

TABLEAU 11. — Événements susceptibles d’engendrer


le syndrome de stress post-traumatique

– Situations de guerre, de combat de bombardement


– Menace à l’existence ou à l’intégrité physique par d’autres êtres humains :
Camps de concentration
Torture
Attentat
Enlèvement
Prise d’otage
Émeute, violence collective
Panique de foule
Massacre
Agressions
Hold-up
Viol
– Accidents industriels :
Explosions
Incendies d’usine ou de plate-forme pétrolière
Accidents des centrales nucléaires
– Accidents dans le domaine des transports :
Accidents aériens
Accidents de chemin de fer
Naufrage de navire
Incendie de navire
Accidents routiers
– Catastrophes naturelles :
Séismes
Tornades, cyclones, ouragans
Inondations, raz de marée
Éruptions volcaniques
– Toute condition entraînant la perte soudaine de ses biens, ses propriétés,
son habitat ou son milieu habituel
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Il existe également une nomenclature des principales circonstances
qui sont propres à susciter ce syndrome (Green, 1990). Cette nomen-
clature comporte les huit classes suivantes :
• menace à sa vie ou à son intégrité corporelle ;
• avoir subi des torts ou des blessures physiques sévères ;
• avoir subi des torts ou des blessures volontaires ;
• avoir été exposé au spectacle de la blessure, de la mutilation ou de la
mort ;
• perte violente ou subite d’un être cher ;
• avoir été témoin ou avoir appris qu’une violence a été infligée à un
être cher ;
• avoir appris qu’on a été exposé à un agent nocif ;
• avoir provoqué la mort ou des dommages sévères à autrui.
Le deuxième critère, ou critère B, du syndrome définit une gamme
de symptômes qui manifestent tous l’une ou l’autre forme de revécu de
l’événement. Dans le diagnostic, pour rencontrer le critère B, il faut
que la personne concernée éprouve le revécu de l’événement sous
l’une des formes suivantes au moins : 1 / souvenirs récurrents et intru-
sifs (images, pensées, perceptions), 2 / rêves pénibles de l’événement,
3 / impression que l’événement se reproduit (sentiment de revécu,
illusions, hallucinations), 4 / détresse psychologique intense lors de
l’exposition à des éléments internes ou externes qui rappellent ou qui
symbolisent un aspect de l’événement (exemple : anniversaires),
5 / réactions physiologiques déclenchées par de tels éléments. Il s’agit
donc dans tous les cas d’une activité automatique par laquelle l’événe-
ment émotionnel passé fait ainsi intrusion dans la vie subjective actuelle
de la personne.
Le troisième critère, ou critère C, cible l’évitement qui peut se
développer à l’égard de souvenirs traumatiques et considère en outre
diverses formes de mise en veilleuse globale de la personne qui appa-
raissent comme des prolongements de l’évitement. Pour rencontrer le
critère, la personne doit présenter au moins trois symptômes parmi les
suivants : 1 / évitement, ou tentatives d’évitement des pensées, senti-
ments, ou conversations associés à l’événement traumatique, 2 / l’évi-
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tement, ou tentatives d’évitement des activités, lieux, ou personnes qui
rappellent cet événement, 3 / incapacité de se souvenir d’aspects
importants de l’événement, 4 / réduction d’investissements pour des
activités significatives, 5 / sentiments de détachement ou d’étrangeté
dans les relations interpersonnelles, 6 / réduction de la gamme des
affects éprouvés, et 7 / impression de perspective temporelle réduite.
Le quatrième critère, ou critère D, considère différents symptômes
d’activation physiologique accrue apparus après l’événement trauma-
tique. Deux au moins des manifestations suivantes doivent être obser-
vées pour répondre à ce critère : 1 / troubles du sommeil, 2 / irritabilité
ou explosions de colère, 3 / difficultés de concentration, 4 / hypervigi-
lance, 5 / réponse de sursaut exagérée.
Pour le diagnostic de stress post-traumatique, les symptômes rete-
nus se limitent à ces trois catégories : « revécu » ou « intrusion » (cri-
tère B), « évitement » (critère C) et « activation » (critère D). Le critère
E précise pour sa part la durée minimale des différentes manifestations,
qui est fixée à un mois. Enfin, le critère F spécifie que les troubles doi-
vent entraîner des conséquences négatives pour la vie personnelle,
sociale, ou professionnelle de la personne. Le syndrome concerne donc
des manifestations installées dans la durée. On parlera de syndrome aigu
lorsque la durée est inférieure à trois mois, de syndrome chronique
lorsqu’elle dépasse trois mois, et de syndrome avec retard lorsqu’un
délai d’au moins six mois s’est écoulé entre l’événement et les premiers
symptômes. Il existe dans le DSM IV un tableau clinique analogue au
précédent, mais pour lequel les critères de durée diffèrent radicalement.
C’est la rubrique 308.3 qui vise les manifestations à durée réduite et
qu’on diagnostique comme syndrome de stress aigu. Par rapport au syn-
drome de stress post-traumatique, la différence essentielle réside ici
dans le critère G, qui spécifie que les troubles visés se manifestent dans
les quatre semaines qui suivent l’événement traumatique et s’étendent
sur un minimum de deux jours et un maximum de quatre semaines.
Cette rubrique concerne donc essentiellement les réactions immédiates
et passagères à un événement traumatique.
Pour comprendre les traumatismes émotionnels 275
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LE RISQUE DE STRESS POST-TRAUMATIQUE

Parmi les individus exposés à un épisode émotionnel majeur, com-


bien manifesteront le syndrome ? Les premières statistiques importantes
ont été issues du suivi national des anciens combattants de la guerre du
Vietnam qui fut entrepris à la suite d’une décision du Congrès des États-
Unis (Kulka et al., 1990). L’étude a constaté que près de 36 % des hom-
mes qui avaient été exposés aux combats présentaient le syndrome. Ce
chiffre considérable soulève aujourd’hui des doutes. Certains craignent
que les dédommagements financiers octroyés aux anciens combattants
déclarés positifs n’aient incité d’autres à exagérer leurs symptômes (par
exemple Frueh, Hamner, Cahill, Gold et Hamlin, 2000 ; McGrath et
Frueh, 2002). Toutefois, des chiffres d’un ordre de grandeur analogue
ressortent souvent des évaluations épidémiologiques après une catas-
trophe. Parmi les survivants, presque tous blessés, de l’attentat terroriste
qui a détruit le complexe immobilier d’Oklahoma City, le taux du stress
post-traumatique s’est établi à 34 % (North, Nixon, Shariat, Mallonee,
McMillen et al., 1999). Après avoir passé en revue les études épidémio-
logiques, Green (1994) a conclu qu’en moyenne, environ un quart des
individus qui ont été exposés à un événement émotionnel extrême
développent ensuite un syndrome complet. Mais, d’une étude à l’autre,
les taux observés varient dans des proportions considérables. Ainsi, les
données de près de 150 études portant sur des victimes de catastrophes
naturelles ou technologiques (15 études), sur des anciens combattants
(35 études), sur des anciens prisonniers de guerre (11 études), sur des
victimes d’actes de terrorisme (5 études), sur des réfugiés (12 études), sur
des victimes d’agression (21 études), et sur divers échantillons
d’individus à risque (par exemple, patients hospitalisés suite à des blessu-
res ou à des brûlures) (35 études), les taux de prévalence du syndrome
variaient de 16 % à plus de 70 % selon l’étude (McFarlane et de Giro-
lamo, 1996). Les auteurs concluaient leurs analyses en constatant que les
taux dépendaient à la fois du type, de la gravité, de la durée, et des
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conséquences de la situation traumatique, ainsi que des facteurs indivi-
duels de risque antérieurs à l’exposition.
Les données d’une étude menée par Rothbaum et ses collègues
(Rothbaum et Foa, 1993 ; Rothbaum, Foa, Riggs, Murdock et Walsh,
1992) illustrent bien cette variation des taux selon la nature de l’évé-
nement en cause. Ils ont suivi deux échantillons de victimes d’agres-
sion : agressions sexuelles dans un cas et agressions non sexuelles dans
l’autre (notamment, vol avec violence). Un mois après l’agression, la
proportion des individus qui répondaient au syndrome complet s’est
élevée à 65 % pour les victimes d’agression sexuelle et à 37 % pour les
victimes d’agressions non sexuelles. Neuf mois après l’agression, le taux
s’élevait encore à 47 % chez les victimes d’agression sexuelle, alors que
plus aucune des victimes d’agressions non sexuelles ne répondait aux
critères du syndrome. La probabilité de développer le syndrome et la
durée des manifestations dépendent donc largement du type d’événe-
ment en cause.
Les données qu’on vient de parcourir soulèvent la question de
savoir si la probabilité de développer un syndrome de stress post-
traumatique est fonction de l’intensité du stresseur auquel l’individu a
été exposé. March (1993) a passé en revue 19 études dans lesquelles on
a quantifié le stress subi, à l’occasion de combats, de catastrophes, de
maladies, de lésions, ou d’agressions. Il a constaté que 16 de ces 19 étu-
des aboutissaient à mettre en évidence une relation positive entre l’in-
tensité du stress et les conséquences psychologiques. L’auteur en con-
cluait qu’en cette matière, « la réponse est fonction de la dose » (dose-
response model). Cette conclusion paraît en cohérence avec beaucoup
d’observations. Par rapport à l’épicentre d’une catastrophe industrielle
(Weisaeth, 1989) ou d’un séisme (Pynoos, Goenjian, Tashjian, Kara-
kashian, Manijikian et al., 1993), la proximité relative des personnes
exposées a permis de prédire la gravité de leurs manifestations post-
traumatiques. De même, en distinguant les soldats selon leur niveau
d’exposition aux combats, Snow, Stellman, Stellman, et Sommer
(1988) ont constaté que le taux du syndrome de stress post-traumatique
atteignait 65 % parmi ceux qui avaient connu le niveau d’exposition le
plus élevé, contre 28 % parmi ceux dont l’exposition fut modérée. On
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a également pu prédire le taux des troubles psychiatriques qu’on ren-
contre dans une unité de combat à partir du nombre de blessés et de
morts dans ses rangs (Jones et Wessely, 2001).
Toutefois, tous les cas ne confirment pas la relation linéaire entre la
magnitude du stress et son impact psychologique. Bowman (1999) s’est
attaché à montrer que beaucoup d’études ne répondaient pas au
modèle de la « réponse en fonction de la dose ». Ainsi chez les victimes
d’accidents, Schnyder, Moergeli, Klaghofer et Budeberg (2001) n’ont
pas trouvé de relation entre des mesures objectives de la gravité de
l’accident et les manifestations de stress post-traumatiques. Cela peut
s’expliquer de différentes manières. On peut notamment concevoir
que, au-delà d’un certain seuil d’intensité, le stress atteint ses consé-
quences psychologiques maximales. Les accroissements du stress au-
delà de ce seuil n’auraient alors plus d’effets observables (Harvey et
Yehuda, 1999). Il ne faut cependant jamais perdre de vue que l’idée
d’une relation simple ou directe entre l’intensité du stress et l’impact
psychologique qui en résulte est une utopie. Comme nous le verrons
plus loin, les significations attribuées par l’individu à l’événement
jouent un rôle médiateur central dans la détermination de son impact
psychologique. Même si l’analyse des faits démontre après coup que le
danger réel était mineur, lorsqu’une personne a cru sa vie menacée au
cours d’un événement, celle-ci encourt le même risque psychologique
qu’une personne pour laquelle la menace était réelle. Inversement, la
personne qui au cours d’un événement grave demeure convaincue
d’en sortir indemne sera moins accessible aux réactions post-
traumatiques qu’une personne qui s’est crue perdue. Cela étant, il faut
néanmoins retenir que, à mesure que la gravité objective d’un événe-
ment croît, les degrés de liberté laissés à l’appréciation des individus
diminuent le plus souvent. C’est sans doute la raison principale pour
laquelle le modèle de la réponse en fonction de la dose se trouve au
moins en partie soutenu par les faits.
Le fait que les personnes exposées à un événement extrême ne
développent pas nécessairement le syndrome pose la question des fac-
teurs individuels de prédisposition (Brewin, Andrews et Valentine,
2000 ; Yehuda, 1999 ; Yehuda et McFarlane, 1995). Mais ne marque-
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t-on pas de cette manière un retour aux conceptions de la prédisposi-
tion individuelle qui ont dominé l’explication des réactions post-
traumatiques pendant la majeure partie du XXe siècle ? Les travaux
empiriques contemporains ont fourni des observations intéressantes à
cet égard. Dans une étude méta-analytique portant sur 14 facteurs de
risque de stress post-traumatique, y compris la gravité de l’événement,
Brewin et ses collègues (2000) ont constaté que la plus grande part du
risque était couverte par les indicateurs du soutien social. Apparem-
ment, plus que la simple absence de soutien social, c’est le soutien
social négatif, sous forme d’indifférence ou d’attitude critique, qui rem-
plit le rôle critique (Ullman et Filipas, 2001 ; Zoellner, Foa et Bartolo-
mew, 1999). Un autre facteur inattendu a émergé de l’étude contem-
poraine des facteurs de risque. C’est l’intelligence, telle qu’elle est
mesurée par le QI (par exemple, Macklin, Metzger, Litz, McNally,
Lasko et al., 1998 ; Silva, Alpert, Munoz, Singh, Matzner et Dummitt,
2000). Brewin et ses collègues (2002) font l’hypothèse que c’est la
capacité de la mémoire de travail qui est en cause. On sait qu’elle est
fortement liée au niveau intellectuel. Selon les données d’expériences
menées sur des tout-venants, les gens dont la mémoire de travail a une
capacité supérieure font de meilleures performances en réponse à la
consigne de supprimer des pensées indésirables (Brewin et Beaton,
2002). Un niveau intellectuel plus faible pourrait donc élever le risque
du stress post-traumatique parce qu’il impliquerait des aptitudes plus
réduites à éliminer des pensées indésirables et à empêcher celles-ci
d’affecter le fonctionnement personnel.
Le soutien social et le niveau intellectuel ne constituent que deux
exemples parmi les nombreux facteurs démontrés du risque de syn-
drome de stress post-traumatique en cas d’exposition à un événement
extrême. Parmi ces facteurs, il faut notamment considérer tous les élé-
ments qui contribuent à la fragilisation de l’individu, comme les déficits
du fonctionnement du système nerveux central, le névroticisme,
l’instabilité familiale durant l’enfance, un passé de troubles de l’humeur,
un passé de troubles anxieux, une histoire familiale de troubles de
l’humeur ou de troubles anxieux, ainsi que les abus sexuels ou les abus
physiques durant l’enfance (pour une revue, voir par exemple
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McNally, 2003). Il n’est pas étonnant que les facteurs propres à fragili-
ser l’individu augmentent le risque de troubles post-traumatiques et il
ne fait pas de doute que de tels facteurs expliquent une partie de ces
troubles. Mais il n’est évidemment plus question d’expliquer l’en-
semble du phénomène par des facteurs de l’individu, comme on l’avait
fait trop souvent dans le passé. Les conséquences de la guerre du Viet-
nam ont entraîné une révolution irréversible des mentalités à cet égard.
On conçoit désormais que tout être humain connaît des limites psy-
chologiques que seules des circonstances propices pourront révéler.
Chacun a les siennes propres, et celles-ci n’apparaîtront que si les cir-
constances adéquates sont rencontrées. L’image du talon d’Achille de
l’Iliade convient particulièrement bien pour figurer cette idée.
Ces taux d’incidence et la notion de syndrome de stress post-
traumatique elle-même ont l’inconvénient de suggérer qu’ils épuisent la
question de la détresse psychologique engendrée par les événements
traumatiques. Quand on annonce qu’un tiers des personnes touchées par
une catastrophe ont développé le syndrome, on suggère du même coup
que toutes les autres en sont sorties psychologiquement indemnes. Or,
après une catastrophe, les personnes qui n’accèdent pas au diagnostic du
syndrome ne sont pas pour autant libres de toute détresse psycholo-
gique, loin s’en faut. À cet égard, il faut se référer aux études trop rares
qui comparent les indicateurs de détresse psychologique manifestés par
des victimes d’événement traumatique ayant fait l’objet ou non d’un
diagnostic du syndrome de stress post-traumatique. Ce fut l’objet d’une
étude irlandaise menée sur des victimes de viol, lors de l’examen médi-
co-légal effectué quelques mois après l’agression (Bownes, O’Gorman et
Sayers, 1991). Le délai écoulé entre l’agression et l’examen a varié de six
mois à trois ans. Dans l’échantillon, 70 % des consultantes répondaient
au diagnostic du syndrome de stress post-traumatique. L’étude a exa-
miné l’incidence d’indicateurs de détresse psychologique chez ces per-
sonnes de même que chez les 30 % des consultantes diagnostiquées
négatives (voir tableau 12). Chez les premières, les différents indicateurs
étaient présents en abondance malgré le temps important qui s’était
écoulé depuis l’agression. Chez les personnes dont le diagnostic fut
négatif, certains indicateurs étaient peu rencontrés. Néanmoins, elles
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présentaient dans des proportions considérables (67 à 80 % des cas) des
manifestations telles que les souvenirs intrusifs récurrents, les rêves
récurrents, la réduction des intérêts, le détachement émotionnel, la
constriction des affects. Tous ces troubles étaient présents bien que
l’examen fût pratiqué en moyenne neuf mois après l’agression. L’étude
illustre ainsi un fait qu’il ne faut jamais perdre de vue : un événement
extrême peut avoir des répercussions émotionnelles considérables même
si le syndrome n’est pas observé comme tel.

L’APPROCHE THÉORIQUE DU SYNDROME

Le Manuel diagnostic et statistique de l’Association américaine de psy-


chiatrie (American Psychiatric Association, 1994) qui définit le syndrome se
veut factuel dans les tableaux de diagnostic qu’il propose. Mais la
notion d’objectivité est évidemment utopique, puisque l’appréhension
du réel requiert toujours l’adoption préalable de l’une ou l’autre forme
d’a priori (voir par exemple Neisser, 1976). Sans lunettes conceptuelles,
l’observateur est aveugle. Le tableau du syndrome de stress post-
traumatique n’échappe pas à cette règle générale. Son articulation est
dérivée des conceptions théoriques de Mardi Horowitz (1976, 1979).
Celui-ci s’est particulièrement intéressé à la notion freudienne de com-
pulsion de répétition après trauma, et il a notamment mené des travaux
empiriques sur les pensées intrusives suscitées par les situations émo-
tionnelles (pour une revue, voir Horowitz, 1975). Il conçoit le stress
post-traumatique comme la manifestation d’un processus dynamique
composé de phases successives. Au cours de ces phases, les reconfronta-
tions automatiques au souvenir de l’événement alternent avec
l’évitement automatique du même souvenir. Les phases d’évitement
s’installent en réaction aux premières ; elles protègent le sujet d’une
réexposition trop massive au trauma. Cette dynamique qui oppose
deux processus cognitifs antagonistes est de surcroît une cause
d’hypervigilance, de sorte qu’un état chronique d’activation physiolo-
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gique s’installe. Ces trois grandes composantes qu’Horowitz reconnaît
dans la dynamique post-traumatique – reconfrontation, évitement et
activation générale – apparaissent en filigrane respectivement dans les
critères B, C et D du tableau de diagnostic du syndrome. Puisqu’il
fonde ainsi l’instrument officiel du diagnostic, nous allons donc exami-
ner plus en détail ce modèle du trauma.

TABLEAU 12. — Manifestations post-traumatiques observées


chez 51 victimes en moyenne neuf mois après une agression sexuelle
(Bownes, O’Gorman et Sayers, 1991)

Diagnostic de syndrome
de stress post-traumatique
Oui Non
(N = 36) (N = 15)
Manifestations post-traumatiques (en %) (en %)

Souvenirs intrusifs récurrents 100 73


Rêves récurrents 94 73
Phénomènes « comme si » 74 13
Réduction des intérêts 100 73
Détachement émotionnel 87 67
Constriction des affects 97 80
Hypervigilance 74 28
Insomnie 94 33
Troubles de la mémoire ou de la
concentration 83 20
Évitement phobique 86 13

Selon la perspective de Horowitz (1976, 1979), l’élément central


du syndrome, c’est la propension à revivre l’expérience traumatique,
sous la forme de rêves, de cauchemars, d’images et de pensées intrusi-
ves. Il n’y voit rien d’autre que le processus de reconfrontation auto-
matique mis en œuvre d’habitude par le système cognitif lorsque celui-
ci tente d’intégrer une expérience nouvelle à ses structures préexistan-
tes. Ce traitement des informations nouvelles se poursuit normalement
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jusqu’au moment où ces informations entrent en concordance avec les
modèles cognitifs préexistants. Tant qu’un élément d’expérience n’est
pas intégré à ces schèmes cognitifs, cet élément demeure activement
représenté en mémoire de travail. Ces représentations répétitives sont
courantes dans l’expérience ordinaire. Le processus ne pose problème
que lorsqu’il se prolonge anormalement, au point de dépasser les
marges de tolérance de l’individu. Après une expérience traumatique, il
arrive que le processus de représentation se perpétue comme s’il était
soumis à un blocage (voir fig. 26). Les représentations répétitives se sol-
dent en outre par l’intrusion d’images très anxiogènes et incontrôlables.
Ces éléments interfèrent avec le fonctionnement adaptatif de l’individu
dans ses tâches quotidiennes.
Selon Horowitz (1976, 1979) cette dynamique post-traumatique
est une conséquence de significations qui ont été perçues dans l’évé-
nement déclencheur par l’individu. Ces significations proviennent à la
fois de son interprétation de l’événement, et des implications qu’il y a
vu pour sa propre personne. La situation prend un tour critique à partir
du moment où ces significations entrent en contradiction avec des
modèles mentaux ou des schèmes bien établis. Elles se heurtent alors
aux modèles du soi et des relations à autrui sur lesquels l’individu
s’appuie continuellement pour organiser son expérience consciente et
ses structures d’action. Sur ce point, Horowitz (1976, 1979) s’est direc-
tement inspiré des observations minutieuses effectuées par Colin Parkes
à propos des conséquences psychologiques de la perte d’un proche.
Dans son ouvrage classique sur le deuil, Parkes (1972) a montré que la
mort d’une personne chère entraîne pour le survivant l’éclipse de la
vision de soi comme personne engagée dans une relation d’attache-
ment réciproque. La perte le contraint à évoluer vers une image de soi
comme endeuillé ou abandonné. Cette nouvelle image se situe évi-
demment aux antipodes de l’image antérieure et l’évolution est donc
particulièrement difficile. Des aspects fondamentaux du modèle pré-
somptif du monde sur lequel cette personne s’est appuyée jusque-là
sont désormais remis en question. Il en va de même pour une multi-
tude d’habitudes mentales et d’habitudes comportementales qui étaient
associées au modèle présomptif de soi et des relations sociales (Parkes,
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Fig. 26. — L’interaction des cognitions, des émotions et du contrôle
dans le stress post-traumatique (d’après Horowitz, 1979)

1972, p. 91). C’est ainsi qu’un veuf qui prépare le déjeuner s’apercevra
qu’il a machinalement mis le couvert pour deux personnes. Devant une
difficulté, il se surprendra à penser qu’il devrait en parler à sa compagne
et prendre ses conseils. Tout au long du fonctionnement quotidien, il
continue à prendre appui sur des présomptions qui sont devenues
caduques. Horowitz (1976, 1979) estime que tout événement de vie
majeur a des implications de ce type pour les schèmes et les modèles de
l’individu. Si un accident a entraîné la perte d’un bras, cette perte
entraînera également pour la victime la perte temporaire de la partie de
l’image de soi qui implique l’adresse physique. Quand on perd son
emploi, on perd du même coup son image de personne engagée dans
un rôle valorisant aux yeux de l’entourage et qui atteste d’une contri-
bution à la vie sociale. Dans tous les cas, à l’instar de la personne
endeuillée, la victime d’un événement négatif majeur se voit contrainte
à d’importantes modifications dans les présomptions qui avaient été les
siennes jusqu’alors.
Le blocage du fonctionnement cognitif décrit par Horowitz inter-
viendrait quand les significations issues de l’événement menacent des
modèles anciens, bien ancrés, robustes, toujours actifs, et qui remplis-
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sent un rôle central au regard des fonctions adaptatives. Parce que ces
modèles font partie intégrante de la personne, leur infirmation par les
significations issues de l’épisode traumatique déclenche généralement
des émotions négatives d’une intensité insupportable. Les seuls moyens
de protection dont on dispose à l’encontre d’informations menaçantes
suscitées par sa propre expérience sont les réponses d’évitement, de
déni et d’engourdissement psychologique. Ces réponses réduisent la vie
affective, la réactivité émotionnelle et les investissements relationnels.
Elles instaurent une mise en sommeil partiel de la personne, destinée à
freiner le traitement cognitif, et l’anxiété que celui-ci engendre. Ces
différentes manifestations d’évitement tendent à coexister avec les
manifestations du revécu. Elles alternent le plus souvent, comme les
phases d’un cycle. En outre, le surcroît de charge mentale qui résulte
de ces processus cognitifs antagonistes engendre une série de symp-
tômes secondaires : activation excessive du système nerveux autonome,
réponse de sursaut exagérée, hypervigilance, déficits de la mémoire,
symptômes dépressifs, explosivité, difficultés dans les relations avec les
intimes.
Selon Horowitz, la résolution de cette dynamique passe par une
modulation du contrôle mental que l’individu exerce sur les cognitions
intrusives. S’il exerce un contrôle excessif, le déni s’installera et l’empê-
chera de se confronter à l’information issue de l’expérience trauma-
tique. Le traitement de l’information non assimilée risque alors de ne
jamais intervenir. À l’inverse, s’il se montre laxiste à l’égard des cogni-
tions intrusives, l’individu risque de s’exposer à des images capables de
susciter chez lui des niveaux d’émotion excessifs, voire même une
retraumatisation. Si cela se produit, un cercle vicieux tend à s’installer.
Pour éviter ces différents écueils, l’individu doit viser un moyen terme
et chercher à assurer un contrôle mental optimal. Horowitz recom-
mande à cet égard l’exercice d’un freinage sur l’entrée des informations
nouvelles afin que celles-ci parviennent au système cognitif sous des
doses tolérables. En modulant le contrôle de cette manière, l’individu
devrait progressivement parvenir à intégrer ces informations tout en
opérant par ailleurs les modifications nécessaires dans l’image de soi et
dans la représentation du monde. Tant que ces changements cognitifs
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n’auront pas été effectués, l’individu continuera à faire l’expérience
d’une réalité qui le dépasse et qui l’écrase.
Après l’émergence du syndrome de stress post-traumatique, beau-
coup d’autres approches théoriques ont vu le jour. Un modèle compor-
temental des manifestations post-traumatiques inspiré par la théorie de
l’apprentissage de Mowrer (1960) a notamment été proposé par Keane,
Zimering et Candell (1985). Le modèle de Peter Lang (1979) qui décrit
la formation de réseaux mnésiques spécifiques à l’occasion des expé-
riences de peur a également inspiré différentes théories du trauma (par
exemple, Chemtob, Roitblad, Hamada, Carlson et Twentyman, 1988 ;
Foa, Steketee et Rothbaum, 1989). Certaines de ces théories ont connu
des remises à jour successives en vue d’intégrer les nouvelles données de
la recherche (par exemple, Foa et Riggs, 1993 ; Foa et Rothbaum,
1998). Van der Kolk et ses collègues (Van der Kolk, 1996 ; Van der
Kolk et Van der Hart, 1989 ; Van der Kolk, Van der Hart et Marmar,
1996) ont pris appui sur la théorie de la dissociation de Janet (1889). Les
travaux de Seligman (1968, 1975) sur l’inopérance acquise (learned hel-
plessness) ont également stimulé différents développements théoriques
importants en ce domaine (par exemple, Foa, Zinbarg et Rothbaum,
1992). Dans leur approche cognitive du trauma, Ehlers et Clark (2000)
ont montré comment l’expérience traumatique peut amener l’individu à
évaluer de nombreuses situations ultérieures selon un biais négatif. Plu-
sieurs auteurs se sont situés dans le prolongement de la perspective
cognitivo-sociale qui examine surtout les difficultés que les événements
traumatiques posent aux modèles de la réalité et aux présomptions de
l’individu (Epstein, 1991 ; Janoff-Bulman, 1992 ; Janoff-Bulman et
Frieze, 1983 ; McCann, Sakheim et Abrahamson, 1988). Enfin, plu-
sieurs théories ont voulu rendre compte des réactions post-traumatiques
en se focalisant sur les conflits que les événements extrêmes peuvent sus-
citer entre les différents niveaux de représentation. C’est le cas du
modèle SAM-VAM de Brewin et ses collègues (Brewin, Dalgleish et
Joseph, 1996 ; Brewin et Holmes, 2003) qui propose une architecture
de représentation à deux niveaux, ainsi que du modèle SPAARS de
Dalgleish et Power (Dalgleish, 1999 ; Power et Dalgleish, 1997) qui
envisage une architecture à trois niveaux. Un fait est remarquable à pro-
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pos de ces théories. En dépit de la grande diversité des perspectives qui
sont adoptées par leurs auteurs, toutes sans exception accordent un
même rôle central à la question des informations que les individus per-
çoivent dans les situations traumatiques qu’ils traversent. À l’instar
d’Horowitz (1976, 1979), toutes les théories récentes reconnaissent
qu’un élément clé de l’explication des manifestations psychologiques
post-traumatiques réside dans la portée signifiante de l’événement trauma-
tique. Toutes y voient le pivot autour duquel s’articulent les autres élé-
ments pris en considération dans les différents modèles.

CONCLUSIONS

La théorie d’Horowitz situe l’élément central de l’impact psycholo-


gique des événements émotionnels extrêmes dans des significations qui
s’imposent à l’individu du fait de l’événement qu’il a traversé. C’est
donc par son impact cognitif qu’un événement émotionnel extrême
aurait les conséquences qui ont été décrites. Quelle que soit la concep-
tualisation particulière qu’elles privilégient, toutes les autres théories du
stress post-traumatique s’accordent également pour voir dans ces signifi-
cations l’élément clé de ces troubles. De quelles significations s’agit-il
alors ? L’examen de la conception d’Horowitz et des idées de Parkes
(1972) suggère qu’il s’agit de significations capables de mettre en ques-
tion des modèles du soi et des modèles des relations sociales qui sont
essentiels dans l’adaptation. Que visent exactement ces auteurs quand ils
parlent de ces « modèles » ? Ils ne sont guère explicites à ce propos. La
lecture des illustrations proposées par Parkes donne à penser qu’il s’agit
d’éléments qui appartiennent au savoir schématique : scripts, routines
adaptatives, habitudes mentales, représentations de son propre fonction-
nement, représentations de ses rôles sociaux, représentations du soi, de
son identité, de son statut, de son image, de ses propres compétences.
Chapitre 11. Les traumatismes émotionnels : un coup d'œil
sur l'histoire
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 249 à 270
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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des expériences émotionnelles extrêmes
QUATRIÈME PARTIE

Les leçons

Les leçons des expériences émotionnelles extrêmes


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Chapitre 11

Les traumatismes émotionnels :


un coup d’œil sur l’histoire
Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire

ORIGINES DU CONCEPT DE TRAUMATISME ÉMOTIONNEL

De nos jours, l’idée de traumatisme émotionnel est pleinement


intégrée à la pensée commune. C’est le résultat d’une évolution qui a
marqué les années 1990. Pendant cette décennie en effet, plusieurs
notions se sont imposées comme des évidences au grand public. Ainsi,
les gens sont désormais convaincus que l’exposition à des événements
extrêmes peut provoquer des troubles psychologiques d’un type parti-
culier. On sait aussi que, une fois apparus, ces troubles peuvent affecter
la personne pendant longtemps. On considère également qu’une aide
psychologique est utile à cet égard. On pense enfin qu’une assistance
psychologique apportée de manière préventive aux personnes touchées
par un événement majeur permet dans une certaine mesure d’éviter les
troubles à long terme. À l’annonce d’une catastrophe ou d’un sinistre,
plus personne ne s’étonne d’apprendre qu’avec les premiers secours une
équipe de « psys » a été dépêchée sur place. Mais il y a quelques années à
peine, c’eût été impensable. Tout cela témoigne d’une conviction qui
est désormais partagée par le grand public et les professionnels, celle du
risque psychologique important que les situations dites d’urgence occa-
sionnent pour les personnes exposées. Dans le même temps, du côté des
professionnels, le thème du stress post-traumatique est devenu l’objet
d’une documentation scientifique abondante. Des périodiques scientifi-
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ques entiers y sont désormais consacrés et les ouvrages techniques sur la
question, quasi inexistants il y a quelques décennies, se bousculent
aujourd’hui dans les catalogues des éditeurs.
Une fois que l’évidence s’installe, c’est comme si elle avait toujours
existé. On a donc désormais peine à croire que, il y a peu, les différentes
notions qui viennent d’être énoncées faisaient défaut. Depuis que l’écrit
existe, les chroniqueurs et les historiens ont laissé le récit d’innombrables
épisodes de guerres, de massacres en tous genres, de catastrophes natu-
relles, d’épidémies à grande échelle et d’autres sinistres nombreux qui
ont frappé les personnes, les groupes, et les nations. Mais ces récits ne
font qu’exceptionnellement mention de ce que nous considérons
aujourd’hui comme l’impact traumatique incontournable de tels événe-
ments. On ne compte que quelques exemples historiquement docu-
mentés, et ce sont toujours les mêmes qui reviennent dans les textes qui
veulent appuyer l’idée que les traumatismes émotionnels ont existé de
tous temps. Faut-il alors attribuer ce vide à une robustesse émotionnelle
supérieure de nos ancêtres ? Plus simplement, il faut se souvenir qu’on
ne peut voir une chose que si on dispose des concepts qui rendent cette
chose visible. Or jusque très récemment, la mise en œuvre du concept
de traumatisme émotionnel s’est heurtée à la fois à des obstacles psycho-
logiques, à des obstacles politiques, et à des obstacles techniques.
Sur le plan psychologique, reconnaître que des événements peu-
vent causer des troubles émotionnels chez ceux qui y sont exposés,
c’est admettre la vulnérabilité psychologique fondamentale de l’être
humain en présence de situations qui font partie intrinsèque des aléas
de l’existence. Or, en prenant appui sur des notions comme la Fortuna
ou destin favorable, et la Virtus ou robustesse morale, la culture occi-
dentale s’était constituée des remparts moraux à cet égard. Ceux-ci
permettaient aux individus et aux groupes de nier leur vulnérabilité
face aux événements du monde, d’affirmer au contraire leur capacité
d’affronter de tels événements, et même de revendiquer leur pouvoir
d’asservir le monde en toutes circonstances et en tous lieux. Recon-
naître les traumatismes émotionnels, c’était donc ouvrir des brèches
majeures dans ces remparts. C’était admettre notamment que la guerre
n’est pas fraîche et joyeuse, et que le soldat n’y va pas toujours la fleur
Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire 253
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au fusil. C’était abandonner l’idée précieuse que la fortune sourit aux
audacieux, etc.
Sur le plan politique, admettre la notion de traumatisme émotion-
nel n’est pensable qu’au sein d’un contexte politico-social soucieux du
droit des plus faibles et préoccupé d’offrir une protection aux victimes
(Herman, 1992). Des sociétés qui s’appuient sur la force, sur le cou-
rage, sur les « valeurs viriles », ne font guère de place à de telles préoc-
cupations. Dans un tel cadre, un soldat qui présente des troubles émo-
tionnels après le combat n’est pas un être humain traumatisé qui souffre
psychologiquement et qui a besoin d’un appui thérapeutique. C’est un
lâche qui doit être sanctionné de la façon la plus sévère parce qu’il
bafoue des valeurs essentielles et constitue donc un exemple déplorable.
Sur le plan technique enfin, les manifestations émotionnelles post-
traumatiques sont demeurées pendant longtemps à l’écart de la scène
sociale parce qu’elles sont complexes et diffuses et donc d’appréhension
malaisée. Du côté des causes, la diversité est considérable. Des antécé-
dents aussi différents qu’un accident de circulation, une catastrophe
naturelle, une situation de guerre, ou un abus sexuel sont des causes
potentielles de stress post-traumatique. La même diversité est présente
du côté des effets. Les troubles psychologiques qui peuvent résulter
d’une exposition traumatique sont d’une variété extrême : angoisse,
troubles de la mémoire, amnésie, problèmes de concentration, irritabi-
lité, agressivité, troubles du sommeil, troubles perceptifs, hallucina-
tions, désorientation, troubles de l’humeur, dépression, et d’autres
encore. Les différences individuelles ajoutent encore à la confusion.
Parmi les personnes exposées à un événement majeur, certaines échap-
peront aux troubles alors que d’autres les éprouveront à un niveau
extrême. D’une personne à l’autre, la constellation des troubles et
l’évolution qu’ils présenteront varient considérablement. Enfin, une
comorbidité importante et variable complète ce tableau confus.
En somme, les manifestations de stress post-traumatique représen-
tent par excellence un ensemble flou. Pour leur donner une réalité psy-
chologique et sociale, il fallait parvenir à leur donner une forme proto-
typique, et à fonder ainsi une catégorie conceptuelle efficace. Cela a
pris à peu près un siècle. Les premières approches de la notion de trau-
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matisme émotionnel remontent en effet à la fin du XIXe siècle. Elles
eurent pour cadre les premières catastrophes de chemin de fer. Les vic-
times de ces catastrophes réclamaient aux riches compagnies des
dédommagements pour les torts qu’elles avaient subis. Ces victimes ont
fait valoir que leurs troubles n’étaient pas seulement de type physique.
Elles invoquaient également des préjudices de type psychologique, ce
qui a soulevé à l’époque d’importantes controverses scientifiques. Leur
thèse fut notamment soutenue par un professeur de chirurgie du Uni-
versity College Hospital à Londres : John Eric Erichsen (1866, 1886)
défendait l’idée que, lors d’une collision de chemin de fer, des chocs
occasionnés dans la colonne vertébrale des voyageurs pouvaient provo-
quer des lésions de la moelle épinière qui seraient à l’origine des « chocs
nerveux » observés à la suite de tels accidents. Pour la plupart des
experts de l’époque cependant, un accident mécanique ne pouvait pas
entraîner de troubles psychologiques. En outre, un point de vue
comme celui d’Erichsen conduisait à reconnaître le droit des victimes
au dédommagement et les compagnies de chemin de fer déployèrent
tous les efforts nécessaires pour protéger leurs intérêts à cet égard. Les
victimes qui se plaignaient de chocs nerveux à la suite d’accidents sont
devenues suspectes de simulation. Elles ont ainsi acquis la réputation de
manifester des névroses de dédommagement. On attribuera leurs plaintes à
des névroses hystériques antérieures à l’accident, en faisant ainsi appel à un
concept qui était très en vogue dans le monde psychiatrique de
l’époque et qui était associé à l’idée de théâtralisation et de simulation.
C’est à cette époque que la notion de traumatisme psychique issue du
grec trauma, qui signifie « blessure », fit son apparition, de même que
celle de névrose traumatique, qui fut proposée par Oppenheim (1889)
pour désigner des manifestations émotionnelles (détresse, anxiété)
consécutives à un choc psychologique extrême. Cette dernière notion
connaîtra un usage abondant dans le contexte du courant psychanaly-
tique tout au long du XXe siècle.
Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire 255
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PREMIÈRE APPROCHE THÉORIQUE : PIERRE JANET (1889)

Les premières manifestations des traumatismes émotionnels sont


donc apparues comme l’objet d’une controverse majeure. Deux points
de vue opposés s’affrontaient. Ou bien il s’agissait de troubles psycholo-
giques qui s’imposaient à la personne en dépit d’une volonté contraire
de sa part. Ou bien il s’agissait de simulation, de théâtralisation,
d’exploitation de sa situation par la victime en vue d’en retirer des
avantages. Or, à cette époque, la psychiatrie connaissait une fascination
pour certaines manifestations psychologiques qui soulevaient le même
dilemme. Les personnalités dites hystériques présentaient également des
troubles psychologiques – paralysies, amnésies, anesthésies, manifesta-
tions de personnalités multiples – qui paraissaient s’imposer à leur per-
sonne en dépit de leur volonté contraire ; mais, en même temps, les
observateurs notaient chez ces mêmes personnes des caractéristiques de
simulation, de théâtralisation et de propension à la manipulation
d’autrui. On peut donc comprendre l’amalgame qui s’est imposé à
l’époque, et ainsi le fait que les premiers efforts théoriques pour aborder
la question des traumatismes émotionnels aient eu pour cadre l’univers
psychiatrique et l’étude de l’hystérie.
La première approche psychologique cohérente des traumatismes
émotionnels revient à Pierre Janet. Elle a pris corps dans le prolonge-
ment des observations et démonstrations cliniques qui furent proposées
par son maître Charcot, à l’hôpital de la Salpetrière, à propos de
l’hystérie. À l’époque, on considérait les symptômes d’hystérie comme
des manifestations de formes inférieures de l’activité psychologique : ils
échapperaient au contrôle de la conscience et de l’activité volontaire de
l’individu et s’imposeraient donc véritablement à sa personne. Dans le
vocabulaire du temps, on les désignait donc comme des manifestations
de l’automatisme psychologique. Dans sa thèse de doctorat présentée à la
Sorbonne en 1889, Janet s’est précisément efforcé de développer un
point de vue psychologique susceptible de rendre compte de ces phé-
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nomènes. Comme on va le voir, en expliquant les manifestations de
l’hystérie, il expliquait du même coup les manifestations résultant de
chocs émotionnels. Deux choses sont remarquables à propos de la thèse
de Janet. D’abord, il y développe une véritable théorie psychologique
du fonctionnement cognitif. En regard des conceptions de l’époque, il
apparaît aujourd’hui à cet égard comme un visionnaire. Ensuite, il faut
reconnaître que son approche psychologique des traumatismes émo-
tionnels est véritablement prémonitoire des points de vue qui prédomi-
nent dans les théories actuelles. Celle-ci s’articule autour de trois idées :
l’agrégation psychologique, la dissociation et l’automatisme psycholo-
gique. Elle s’accompagne en outre de propositions quant à la remédia-
tion. Nous allons examiner ces différentes idées dans les paragraphes
qui suivent.
Dans la conception de Janet, l’agrégation psychologique est le processus
central du fonctionnement mental. À tout moment, l’individu est le
siège d’une multitude de sensations et d’innombrables pensées collaté-
rales. La perception y répond par la production continuelle de synthè-
ses mentales : les sensations afférentes sont rattachées « aux images et
aux jugements antérieurs qui constituent le moi ». C’est ainsi que le
matériel de l’expérience en cours est intégré aux données issues des
expériences antérieures. Il y trouve sa signification. Il peut alors
prendre place dans la continuité de l’expérience, devenir accessible au
langage et faire l’objet d’un discours. Par cette agrégation psycholo-
gique qui s’effectue de la même manière à chaque moment de l’exis-
tence, tous les phénomènes psychologiques sont rassemblés au sein
d’une même perception personnelle qui s’enrichit continuellement.
On comprend que Janet y voyait la base sur laquelle se constitue l’unité
de la personne.
Janet considérait que le bon fonctionnement du processus d’agré-
gation psychologique repose sur la puissance des moyens de synthèse
dont l’individu dispose. Or, la capacité de synthèse mentale est variable
selon les individus ; elle est également variable selon les circonstances.
Ainsi, cette capacité serait généralement affaiblie chez les personnalités
hystériques. Par ailleurs, tous les individus peuvent, dans certaines cir-
constances, connaître un affaiblissement temporaire de leur capacité de
Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire 257
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synthèse : notamment quand ils sont distraits, quand ils sont absorbés,
quand ils sont fatigués, ou quand ils sont soumis à la suggestion. Selon
Janet, les événements émotionnels constituaient un facteur particulière-
ment important d’altération temporaire du processus de l’agrégation
psychologique. L’individu y est pris au dépourvu. Mal préparé à la
situation, ne disposant pas de réponses préorganisées, il ne parvient pas
à s’adapter. Il est contraint à faire appel à des réactions adaptatives élé-
mentaires qui mobilisent et dépensent les forces capitalisées par son
organisme :
« Les phénomènes de l’émotion se produisent quand un être vivant et
conscient est exposé brusquement à une modification du milieu physique
et surtout du milieu social dans lequel il est plongé, quand il n’est pas pré-
paré par une éducation antérieure à s’y adapter automatiquement et quand
il n’a pas soit la force vitale nécessaire, soit le temps suffisant pour s’adapter
lui-même au moment présent. Il y a alors une dépense nerveuse incoor-
donnée, inutile, qui a tous les caractères de l’épuisement (...) » (Janet,
1904, p. 452-453).

L’affaiblissement qui résulte de cette dépense physique diminue


temporairement la capacité de l’individu d’effectuer la synthèse des
sensations pour les transformer en perceptions personnelles. « L’émo-
tion a une action dissolvante sur l’esprit, diminue sa synthèse et le rend
pour un moment misérable » (1889, p. 457). L’émotion entraîne alors
les mêmes effets que la distraction, l’absorption, la fatigue, ou la sugges-
tion. La masse des sensations et des pensées collatérales qui sont copré-
sentes à l’esprit se réduit. La capacité de synthèse laisse alors échapper à
la perception normale un certain nombre d’informations psychologi-
ques. C’est la désagrégation, que Janet désigne également comme la disso-
ciation psychologique. Les phénomènes ne sont plus unis en une cons-
cience personnelle unique. Des sensations qui sont parvenues au sujet
peuvent demeurer étrangères à sa perception normale. Celles-ci sont
alors synthétisées en une perception seconde qui se constitue en dehors
de la personnalité normale.
Les données de la perception seconde prennent un caractère sub-
conscient. Elles forment des souvenirs sur lesquels la volonté consciente
n’aura pas d’emprise et qui accèdent dès lors à l’automatisme psycholo-
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gique. Ils agissent sur l’individu à la manière de forces extérieures sous
forme d’idées fixes. C’est ainsi que l’individu se voit reconfronté à la
situation à laquelle il n’avait pas pu s’adapter. Il est alors amené à répé-
ter sans fin les mêmes efforts dans la même direction. La désagrégation
psychologique a évidemment une autre conséquence importante : le
sujet n’est pas en mesure de produire à propos de l’événement en
cause, « le discours que nous appelons un souvenir » (Janet, 1923,
p. 100). Un tel épisode accède difficilement à la verbalisation.
Dans Les médications psychologiques, Janet (1919) discute abondam-
ment la question du traitement à adopter en présence des effets de la
désagrégation. Il y revient également dans La médecine psychologique
(1923). Selon son point de vue, l’élimination effective des souvenirs
émotionnels traumatiques nécessite la restructuration des souvenirs dis-
persés. Pour combattre la dissociation de la mémoire, il faut stimuler
l’activité de synthèse. L’intervention clinique doit donc s’efforcer
d’amener les souvenirs traumatiques au jour, puis de les modifier en
encourageant une agrégation perceptive post hoc. Le souvenir trauma-
tique pourra alors être intégré à la conscience normale, et l’unité de la
conscience sera rétablie. « Les meilleurs procédés sont ceux qui déter-
minent l’assimilation de l’événement émotionnant, qui amènent le
sujet à comprendre par la réflexion, à y réagir correctement, à s’y rési-
gner » (Janet, 1923, p. 101).
Janet a donc proposé une conception du traumatisme émotionnel
qui s’insérait dans une véritable théorie psychologique du fonctionne-
ment cognitif. L’idée centrale en est que les troubles résultant de
l’exposition à un événement émotionnel important sont la consé-
quence d’une carence dans les processus d’intégration de l’information.
Les données de l’expérience émotionnelle n’ont pas pu être intégrées
aux connaissances qui font l’unité de la personne. Pour dépasser les
conséquences négatives de cette carence, la personne doit s’exposer au
matériel de l’expérience émotionnelle en cause, et mener le travail
d’intégration ou de synthèse qui a fait défaut. Cette première théorie
psychologique des traumatismes émotionnels était extraordinairement
en avance sur son temps. Elle exprimait des idées qui ont à différents
égards un caractère prémonitoire par rapport à celles que proposent les
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théories contemporaines. Et cependant, la théorie des traumatismes de
Janet allait non seulement demeurer sans suite pendant près d’un siècle,
mais, en outre, elle était elle-même destinée à disparaître rapidement
du champ des préoccupations.

L’ÉVOLUTION DE LA CONCEPTION DU TRAUMA CHEZ FREUD

Peu après Pierre Janet, à l’aube du développement du courant psy-


chanalytique, Breuer et Freud (1895/1956) se sont également penchés
sur la question des symptômes rencontrés chez les personnalités hystéri-
ques. Dans ce contexte, ils furent à leur tour amenés à formuler des
idées théoriques sur les relations qui s’établissent entre les expériences
traumatiques et les troubles de l’hystérie. Ils mentionnent la thèse de
Janet dès les premières pages des Études sur l’hystérie et se réfèrent fré-
quemment à lui par la suite.
Les observations cliniques qui font l’objet de cet ouvrage ont
conduit les auteurs viennois à penser que la cause des symptômes des
personnes hystériques devait bien être recherchée dans des expériences
émotionnelles intenses de leur passé. À la suite de Janet, ils considèrent
que, si des expériences traumatiques provoquent des troubles, c’est
parce qu’elles ont été dissociées de la conscience normale au moment
de leur survenue. Mais ils étaient en désaccord avec Janet sur les raisons
pour lesquelles la dissociation serait intervenue. Selon leurs propres
observations, les capacités intellectuelles des personnes hystériques ne
seraient pas particulièrement faibles ; au contraire, elles pouvaient par-
fois en présenter d’excellentes. Ils pensaient que Janet faisait erreur sur
ce point parce qu’il avait étudié « les hystériques débiles mentaux que
recueillent les hôpitaux et les asiles » (1895/1956, p. 187).
Pour Breuer et Freud, les manifestations névrotiques pouvaient
résulter de deux causes différentes. Elles pouvaient avoir pour origine
un conflit entre des représentations contradictoires auxquelles la per-
sonne aurait été simultanément confrontée. Ou encore elles pouvaient
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trouver leur source dans des représentations pénibles que la partie cons-
ciente de la personnalité aurait volontairement cherché à éviter comme
cela peut arriver quand on éprouve des émotions pénibles – la peur, la
honte ou l’anxiété. Dans les deux cas, la partie des représentations qui
suscitait les affects pénibles aurait subi la dissociation, et pris la forme
d’un souvenir inconscient. La faiblesse du fonctionnement intellectuel
ne serait donc pas en cause puisqu’on assiste au contraire à la manifesta-
tion d’un excès d’activité psychique. C’est le point de départ de la
célèbre théorie freudienne du conflit psychique. Dans les parties de
l’ouvrage qu’il signe seul, Freud insiste d’ailleurs longuement sur les
résistances auxquelles il fut confronté dans ses tentatives pour ramener
les représentations dissociées à la conscience du patient. Ce sont les
prémisses de la notion de refoulement. Une fois dissocié, le souvenir
traumatique serait à la source des symptômes névrotiques parce qu’il
agirait « à la manière d’un corps étranger » (1895/1956, p. 4) au sein de
la personnalité, du moins s’il n’a pas fait l’objet d’une « réaction éner-
gique », c’est-à-dire de manifestations qui permettent la « décharge
d’affects » :
« (...) il importe de savoir si l’événement déclenchant a ou non provoqué
une réaction énergique. En parlant ici de réaction, nous pensons à toute la
série des réflexes volontaires ou involontaires grâce auxquels (...) il y a
décharge d’affects, depuis les larmes jusqu’à l’acte de vengeance. Dans les
cas où cette réaction s’effectue à un degré suffisant, une grande partie de
l’affect disparaît ; nous appelons ce fait d’observation journalière “se soula-
ger par les larmes”, “décharger sa colère”. Quand cette réaction se trouve
entravée, l’affect reste attaché au souvenir. (...) Mais l’être humain trouve
dans le langage un équivalent de l’acte, équivalent grâce auquel l’affect
peut être “abréagi” à peu près de la même façon. Dans d’autres cas, ce sont
les paroles elles-mêmes qui constituent le réflexe adéquat, par exemple les
plaintes, la révélation d’un secret pesant (confession). Quand cette sorte de
réaction par l’acte, la parole et, dans les cas plus légers, par les larmes ne se
produit pas, le souvenir de l’événement conserve toute sa valeur affective »
(Breuer et Freud, 1895/1956, p. 5-6).

Tenus à l’écart de la conscience, non agis ou non exprimés, les sou-


venirs traumatiques auraient alors conservé leur pleine valeur émotion-
nelle, et c’est cette charge affective non liquidée qui serait le déclen-
Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire 261
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cheur des différents symptômes hystériques. Avec Breuer et Freud, la
dissociation se voit ainsi intégrée à une conception énergétique, dyna-
mique, du souvenir émotionnel. Une « charge d’énergie » serait liée à
l’expérience émotionnelle. Cette charge est normalement évacuée par
la voie de l’action ou de l’expression qui font habituellement partie
d’une telle expérience. Mais, quand il y a dissociation, cette évacuation
ne s’est pas produite ; en conséquence, l’énergie subsisterait et devien-
drait une cause de troubles. Breuer et Freud envisagent à cet égard une
méthode d’intervention basée sur le principe de la catharsis. Elle vise à
ramener à la conscience du patient le souvenir de l’événement émo-
tionnel déclenchant et à réveiller l’affect lié à ce souvenir. De cette
manière, le patient a la possibilité de donner une expression normale à
son émotion. Les symptômes hystériques devraient alors disparaître
aussitôt et sans retour puisque la charge affective qui les provoque aura
été évacuée.
La théorie du traumatisme émotionnel développée par Breuer et
Freud a donc pris un tour très différent de celle de Janet. Pour celui-ci
(Janet, 1889, 1919, 1923), une expérience émotionnelle intense
entraîne des troubles quand les éléments de cette expérience échappent
au processus d’intégration des fonctions supérieures. C’est donc ce pro-
cessus d’intégration qu’il faut instaurer dans la thérapie. Pour Breuer et
Freud (1895/1956), l’expérience émotionnelle intense entraîne des
troubles quand elle est soustraite aux processus propres à « liquider sa
valeur affective », comme l’expression corporelle, l’action, ou l’expres-
sion verbale. C’est donc une décharge affective qu’il faut instaurer dans
la thérapie.
Sous la plume de Freud, la conception cathartique du traumatisme
émotionnel devait ensuite évoluer dans une direction très différente.
Dès 1896, dans L’étiologie de l’hystérie, il a remis en question l’idée que
des expériences émotionnelles de la vie adulte pouvaient être la cause
réelle de troubles névrotiques. Il accorde une importance croissante
aux notions de pulsion et de refoulement et il conçoit donc peu à peu
que les expériences émotionnelles de l’adulte n’ont pas d’impact névro-
tique par elles-mêmes. Ces expériences n’entraîneraient un tel impact
que lorsqu’elles ravivent chez l’adulte des traumatismes datant de sa
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petite enfance. De plus, dans ce contexte, les traumatismes infantiles
seraient de nature intra-psychique. Ils résulteraient des fantasmes pul-
sionnels de l’enfant et du refoulement massif que ces fantasmes ont pro-
voqué. En somme, la cause première des névroses traumatiques déclen-
chées par des événements émotionnels importants ne devrait plus être
recherchée dans ces événements eux-mêmes, mais bien dans les conflits
psychiques du développement psychogénétique.
Telle sera la théorie du trauma à laquelle s’arrêtera le mouvement
psychanalytique. Au long du XXe siècle, cette conception constituera
un credo majeur non seulement pour les disciples de Freud, mais égale-
ment pour une partie importante du monde de la psychiatrie. La
consultation des ouvrages de référence classiques de la psychiatrie le
manifeste immédiatement. Ainsi, par exemple, pour le Manuel alphabé-
tique de psychiatrie (Porot, 1965), « le traumatisme n’est qu’un choc
affectif supplémentaire qui réactive une névrose assez bien compensée »
(p. 572). Dans le Manuel de psychiatrie (Ey, Bernard et Brisset, 1967,
p. 988-998), on clôt le volet consacré aux situations traumatiques en
portant tout l’accent sur le rôle des frustrations précoces, des relations
pathogènes primitives et du complexe d’Œdipe.
Cette manière d’envisager les traumatismes émotionnels a des
implications considérables. Elle ramène toute manifestation post-
traumatique à une prédisposition de la personne qui trouve sa source
dans l’enfance. En outre, celle-ci n’a existé que dans l’imagination de
l’enfant. En conséquence, les situations traumatiques vécues par les
adultes sont devenues doublement dépourvues d’intérêt en elles-
mêmes. Et de fait, pendant de nombreuses années, elles ne furent plus
prises en considération, ni sur le plan théorique, ni sur le plan clinique.
Seuls comptaient les fantasmes infantiles que de telles situations auraient
eu pour effet de catalyser à nouveau. L’accent central porté sur les fan-
tasmes de l’enfant a en outre incité les cliniciens à laisser à l’arrière-plan
toute expérience traumatique réelle à laquelle un enfant aurait pu être
exposé, comme si de telles expériences étaient très improbables. À cet
égard, Van der Kolk, Weisaeth et Van der Hart (1996, p. 56) consta-
taient que « l’adoption de la théorie psychanalytique a eu pour résultat
l’absence totale de recherche sur les effets des événements traumatiques
Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire 263
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réels sur la vie des enfants. Depuis 1895 jusqu’à une époque très
récente, aucune étude n’a été conduite sur les effets des traumatismes
sexuels infantiles ».

L’IMPULSION ÉPHÉMÈRE DES GUERRES MONDIALES

Après Janet et après Freud, aucune nouvelle théorie explicative des


traumatismes émotionnels ne s’imposera véritablement avant la fin du
XXe siècle. Et cependant, les occasions de se préoccuper de cette ques-
tion n’ont pas manqué au cours du siècle. Chacune des grandes guerres
qui l’ont marqué a ravivé l’intérêt pour les manifestations post-
traumatiques. La Première Guerre mondiale fut l’occasion d’observa-
tions abondantes sur les troubles psychologiques des soldats. Mais la
confusion a continué à régner tant pour la question des causes que pour
celle des effets. Un bel exemple est fourni à ce propos par la notion de
shell shock, ou littéralement « choc de l’obus », qui fit son entrée dans le
jargon technique au cours de cette guerre et qui servit pendant un
temps à désigner les états de choc psychologique. On attribuait ces
chocs à l’impact combiné du déplacement d’air provoqué par l’explo-
sion des obus et du dégagement de monoxyde de carbone qui s’ensui-
vait (Meyers, 1915). À la fin du conflit cependant, devant l’évidence
massive des manifestations psychologiques chez les survivants, les expli-
cations mécaniques et physiologiques ont souvent cédé le pas aux
considérations psychologiques. Freud lui-même fut ébranlé dans ses
convictions par les échos de cette grande guerre, au point d’y trouver le
motif de son ouvrage « Au-delà du principe de plaisir » (Freud,
1920/1963). Il y écrit en préambule :
« À la suite de graves commotions mécaniques, de catastrophes de chemin
de fer et d’autres accidents impliquant un danger pour la vie, on voit sur-
venir un état qui a été décrit depuis longtemps sous le nom de “névrose
traumatique”. La guerre terrible, qui vient de prendre fin, a engendré un
grand nombre d’affections de ce genre et a tout au moins montré l’inanité
264 Les leçons des expériences émotionnelles extrêmes
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des tentatives consistant à rattacher ces affections à des lésions organiques
du système nerveux, qui seraient elles-mêmes consécutives à des violences
mécaniques. Le tableau de la névrose traumatique se rapproche de celui de
l’hystérie par sa richesse en symptômes moteurs, mais s’en distingue géné-
ralement par les signes très nets de souffrance subjective (...) et par un
affaiblissement et une désorganisation très prononcés de toutes les fonc-
tions psychiques. Jusqu’à ce jour, on n’a pas réussi à se faire une notion
bien exacte, tant des névroses de guerre que des névroses traumatiques du
temps de paix » (p. 13).
Ce qui a surtout préoccupé Freud dans ce contexte, ce sont les
phénomènes de répétition qui accompagnent les manifestations post-
traumatiques. Pourquoi l’individu répète-t-il une scène qui de toute
évidence lui déplaît ? Pourquoi le retour incessant des images pénibles
chez la victime de l’accident ? De telles manifestations contreviennent
au principe de plaisir qui constituait pour le père de la psychanalyse, le
principe fondamental de la vie psychique. Pour résoudre cette contra-
diction, Freud (1920/1963) s’attachera à compléter sa théorie intrapsy-
chique du trauma en instaurant les notions de compulsion de répétition
et de pulsion de mort.
Après la Première Guerre mondiale, le thème des manifestations
post-traumatiques ne fut plus rencontré que de manière éparse dans la
littérature et ce sans qu’aucun concept théorique consistant n’émerge.
Avec la Seconde Guerre mondiale, la notion de névrose traumatique
popularisée par la psychanalyse est revenue en force. Elle s’est trouvée
rapidement rejointe par des notions apparentées comme celle de combat
exhaustion (épuisement du combat) ou de névrose de guerre. L’idée la
plus répandue voulait que ces manifestations se présentent surtout chez
des individus qui y étaient prédisposés par leurs antécédents psycholo-
giques ou par la structure de leur personnalité. En adoptant une telle
perspective, on préservait évidemment la vision héroïque de la nature
humaine, particulièrement précieuse dans le contexte de la guerre
totale. En cohérence avec cette vision, on stigmatisait les soldats souf-
frant de manifestations post-traumatiques et on les accusait de lâcheté.
Dans un film consacré à la carrière et aux exploits militaires du général
américain Patton, le réalisateur Franklin Shaffner a mis en scène l’épi-
sode célèbre au cours duquel le bouillant général, en visite dans un
Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire 265
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hôpital de campagne, insulte, frappe, et chasse un soldat visiblement
atteint de stress post-traumatique. À la même époque, certaines inno-
vations ont été développées dans le souci de remettre rapidement en
service les militaires que leur état psychologique maintenait à l’écart des
opérations. Ce fut le cas notamment des méthodes de « narcoanalyse ».
Résolument fondées sur une conception cathartique des traumatismes
émotionnels, elles avaient pour objectif d’éliminer les manifestations
post-traumatiques par le moyen de l’abréaction. Elles se pratiquaient
par injection de barbiturates à élimination rapide comme le penthotal,
l’amytal, ou le narconumal, qui déclenchaient une extériorisation mas-
sive et souvent spectaculaire des émotions liées aux souvenirs d’épi-
sodes traumatiques.
Au début du conflit, Abraham Kardiner (1941) s’était efforcé de
rassembler dans un même ouvrage l’ensemble des connaissances dispo-
nibles à propos des névroses traumatiques de guerre. Il y déplorait
explicitement l’amnésie que la société manifeste de manière répétitive
en ce domaine :
« Le public n’a pas gardé son intérêt [pour cette question] alors que cet
intérêt était très important au terme de la Première Guerre mondiale, et
cela vaut également pour la psychiatrie. En conséquence, ces questions ne
sont pas soumises à une investigation continue (...) mais seulement à des
efforts cycliques dont on ne peut pas dire qu’ils soient très diligents. Cette
situation résulte en partie du fait qu’une fois la guerre finie, le prestige de
l’ancien combattant se perd. (...) il est regrettable que chaque chercheur
qui s’attaque à l’étude de ces questions considère comme son devoir sacré
de repartir de zéro et d’aborder le problème comme si rien n’avait été fait
avant lui. »
Et cependant, la Seconde Guerre mondiale ne fut, pas plus que la
première, à l’origine d’un courant durable de préoccupations scientifi-
ques et cliniques pour les réactions post-traumatiques. Ainsi, Van der
Kolk et collègues (1996) écrivent :
« Au vu de la vaste expérience acquise pendant la guerre (de 1940-1945),
de l’implication des praticiens, et du solide ensemble de données qui y
furent accumulées à propos des névroses de combat, on s’étonne de voir à
quel point le souvenir des traumas de guerre fut à nouveau complètement
oublié au cours du quart de siècle qui a suivi » (p. 59).
266 Les leçons des expériences émotionnelles extrêmes
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L’APPORT DE LA NOTION DE STRESS

Entre 1950 et 1960, différents éléments ont cependant contribué à


une évolution décisive de la question des manifestations post-
traumatiques. L’un de ces éléments a résidé dans l’observation, chez les
rescapés des camps de concentration, des séquelles psychologiques à
long terme suscitées par l’exposition à l’horreur. Ces séquelles ont été
largement documentées par les témoignages écrits de survivants, dont
certains étaient des scientifiques (Primo Levi) ou des psychiatres (Bet-
telheim, Frankl, Krystal...).
Un autre élément d’évolution a découlé de la popularisation de la
notion de stress. En 1936, Hans Selye avait décrit dans la revue Nature
certains effets de l’exposition d’animaux de laboratoire à des conditions
nociceptives très diverses, parmi lesquelles les rayons X, la blessure, une
température ambiante extrême, des agents toxiques ou allergènes, le
choc, le surmenage, ou une condition émotionnelle prolongée. Selye
montrait que ces conditions externes très variées déclenchaient systé-
matiquement dans l’organisme le développement d’un seul et même
syndrome, avec notamment le gonflement du cortex adrénalique, le
rétrécissement du thymus et des ganglions lymphatiques et l’ulcération
des tissus digestifs. L’auteur concluait à l’existence d’une réponse de
défense unique, automatiquement mise en œuvre par l’organisme dès
que celui-ci est exposé à des conditions extrêmes. La réponse en ques-
tion est déclenchée par une hypersécrétion du cortex adrénalique ; elle
prépare l’organisme à l’action tout en mobilisant ses défenses immuni-
taires. Si elle remplit d’évidentes fonctions de protection dans le court
terme, les effets de la réponse de Selye s’avèrent cependant toxiques
lorsque celle-ci est activée de manière prolongée. Dans le long terme,
en effet, elle entraîne des troubles organiques dont l’ulcération de cer-
tains tissus donne un exemple.
Selye a vu une analogie entre ses observations et des phénomènes
que la physique étudie couramment sous le nom de stress. Dans l’étude
Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire 267
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de la résistance des matériaux, le stress désigne les contraintes ou char-
ges qu’on applique à des corps en vue d’en examiner les déformations.
En 1956, Selye a publié un ouvrage qu’il a intitulé Le stress de la vie.
C’est par là que le terme stress est entré dans le vocabulaire courant,
avec le succès qu’on lui connaît. L’ouvrage comportait un ensemble
d’idées qui ont véritablement ouvert l’accès à la compréhension des
effets potentiels des contraintes extérieures sur le fonctionnement bio-
logique et psychologique des individus. Selye s’attachait notamment à
montrer que l’exposition prolongée à des conditions de vie comportant
des contraintes psychologiques pouvait entraîner l’apparition de mala-
dies somatiques. C’est à sa suite qu’on a entrepris l’étude des relations
entre le stress et la santé physique. Mais son ouvrage a également pré-
paré le terrain aux conceptualisations contemporaines du traumatisme
émotionnel. Trois idées en particulier ont été déterminantes à cet
égard. Une première était celle que des contraintes environnementales,
physiques ou psychologiques, peuvent entraîner d’importantes altéra-
tions à tous les niveaux du fonctionnement de l’individu. Une autre
idée de Selye était qu’il y a une limite à la résistance des individus et
que, au-delà de cette limite, on doit s’attendre à ce que des déficits se
manifestent dans son fonctionnement. Enfin, une troisième idée déter-
minante était qu’un même syndrome peut résulter de l’exposition à des
conditions très diverses. Ce n’est pas un hasard si le concept qui
s’imposera deux décennies plus tard pour désigner les effets de con-
traintes situationnelles sur le fonctionnement psychologique et la santé
mentale sera celui de « stress post-traumatique ».

ORIGINES DU SYNDROME DE STRESS POST-TRAUMATIQUE

Un élément additionnel dans l’évolution vers la conceptualisation


du stress post-traumatique a résulté de la volonté de sortir de la jungle
de la terminologie en vigueur pour désigner les troubles en psychopa-
thologie et en psychiatrie. Le souci de clarification et de systématisation
268 Les leçons des expériences émotionnelles extrêmes
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des catégories diagnostiques utilisées s’est manifesté dès la seconde
partie du XXe siècle, avec les efforts de l’International Classification of
Diseases (ICD) et ceux du Diagnostic and Statistic Manual de l’Ame-
rican Psychiatric Association (DSM). Le DSM I a été publié en 1952, et
le DSM II en 1968. Mais on n’y trouvait pas encore de mention subs-
tantielle des manifestations post-traumatiques. Il faudra attendre les
conséquences sociales et politiques de l’engagement et de la défaite des
États-Unis dans la guerre du Vietnam (1965-1975) pour rencontrer
l’impulsion décisive à la conceptualisation des manifestations post-
traumatiques et au développement d’un intérêt scientifique et clinique
durable à leur sujet.
Il faut se souvenir que cette guerre fut marquée par le nombre des
soldats américains qui y furent progressivement engagés, par les
immenses moyens techniques qui les y ont accompagnés, par la con-
frontation de ces forces à des adversaires opiniâtres et déterminés, par
les conditions particulièrement difficiles du combat dans la jungle, par
les pertes énormes subies dans les deux camps et dans la population
civile, par l’implication considérable des soldats américains dans des
actions inconciliables avec les principes de leur propre éducation, par
l’opposition grandissante de l’opinion publique américaine et occiden-
tale à cette guerre, et par la débâcle finale du géant militaire. À leur
retour dans leur pays, de nombreux soldats manifestaient un désarroi
considérable et beaucoup portaient des séquelles psychologiques
importantes des situations extrêmes qu’ils avaient traversées. Les oppo-
sants politiques à la guerre se sont montrés très soucieux d’en évaluer
les conséquences psychologiques, de les quantifier, de leur donner un
nom, et d’offrir aux anciens combattants les structures d’accueil et de
traitement souhaitables.
C’est dans ce contexte que s’est progressivement dessiné le concept
de syndrome de stress post-traumatique. Inspiré de tous les savoirs partiels
antérieurs, sa mise en forme finale est largement redevable à Mardi
Horowitz (1976). Engagé lui-même dans l’approche psychodynamique
du deuil, cet auteur avait acquis une longue expérience des effets pro-
longés de la perte et du trauma sur les processus de la pensée, de
l’imagerie et de l’humeur. C’est ainsi qu’est née une nouvelle catégorie
Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire 269
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diagnostique. D’importantes pressions se sont manifestées en vue de
son inclusion dans la troisième version du Manuel statistique et dia-
gnostique de l’Association américaine de psychiatrie (DSM III) qui devait être
publiée en 1980. Les membres du groupe de travail qui avait pour mis-
sion de développer cette nouvelle version de l’instrument de diagnostic
n’étaient pas favorables à l’introduction d’une catégorie aussi fortement
liée à un contexte historique spécifique. Mais, à l’époque, on connais-
sait également une sensibilité accrue à la question des droits humains
autant qu’à celle du sort des victimes et de leurs droits. Dès 1970 par
exemple, plusieurs pays avaient entrepris de réformer leur législation
sur le viol. En 1975, sous la pression des mouvements féministes améri-
cains, un centre de recherches sur le viol fut installé aux États-Unis par
le National Institute of Mental Health. En 1976, s’est tenu à Bruxelles
le premier tribunal international sur les crimes commis à l’égard des
femmes. Dans ce contexte, les différents spécialistes de la santé mentale
se sont progressivement rendu compte des analogies qui existaient
entre les séquelles psychologiques manifestées par les anciens combat-
tants du Vietnam, et celles que présentaient des victimes de viols,
d’incestes, de violences domestiques, de tortures, d’agressions,
d’accidents divers, ou de catastrophes naturelles. À l’instar du syndrome
de stress que Selye avait observé en réaction à des conditions environ-
nementales non spécifiques, l’exposition à des situations traumatiques
très diverses semblait déterminer un syndrome commun. C’est ce
caractère fédérateur du syndrome de stress post-traumatique qui a fina-
lement entraîné la décision de l’inclure dans le DSM III.
Les critères de diagnostic énoncés dans la première formulation du
syndrome furent revus une première fois dans le DSM III-R en 1987,
puis une deuxième fois dans le DSM IV en 1992. L’avènement de ces
critères aura un effet catalyseur immense. En suscitant des rappro-
chements entre les conséquences psychologiques de conditions très
diverses, ces critères ont constitué une source d’enrichissement consi-
dérable sur le plan théorique. En conséquence de ces rapprochements,
la recherche sur les traumatismes émotionnels s’est développée à une
vitesse exponentielle. Des sociétés scientifiques internationales ayant le
stress traumatique pour objet se sont constituées. Elles rassemblent
270 Les leçons des expériences émotionnelles extrêmes
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autour de cette préoccupation des milliers de praticiens et de cher-
cheurs d’horizons professionnels et scientifiques très divers. En 1988 est
paru le premier périodique scientifique entièrement consacré au stress
traumatique. Par la suite, le changement social en cours dans ce
domaine devait rapidement déborder les milieux spécialisés pour
s’étendre au grand public. C’est ainsi que, en une seule décennie, la
dernière du XXe siècle, l’intervention psychologique sur le site des
catastrophes et dans le suivi ultérieur des victimes a pris corps et s’est
rapidement imposée comme une évidence. Dans les années 1980
encore, c’était tout simplement inimaginable.
Chapitre 10. Émotion, expression, libération ? Croyances
populaires à toute épreuve…
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 221 à 247
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Chapitre 10

Émotion, expression, libération ?


Croyances populaires à toute épreuve...
L’expression
Émotion, expression,
des expériences
libération
émotionnelles
? Croyancesnégatives
populaires à toute épreuve...

LES CROYANCES POPULAIRES

Au Guatemala, les commerçants proposent de petites boîtes de


fabrication artisanale qui contiennent six à sept poupées de taille minus-
cule. On les vend aux touristes sous le nom anglais de worry-dolls, ou
« poupées à soucis ». Elles proviennent, dit-on, des villages indiens des
hautes plaines et sont liées à une croyance populaire. Selon celle-ci, ces
poupées ont le pouvoir de vous libérer de vos soucis. Il faut pour cela
partager quotidiennement avec elles les problèmes que l’on a rencon-
trés. Chaque soir, au coucher, on raconte un de ses soucis à chaque
poupée, puis on glisse les poupées sous l’oreiller. Pendant votre som-
meil, les poupées emportent vos soucis au loin.
Cette croyance qui définit les pouvoirs bienfaisants des poupées à
soucis peut se lire de différentes manières. La lecture la plus immédiate
pour chacun de nous est celle qui fait appel à la fonction libératoire de
la parole. C’est une fonction qui appartient à la pensée populaire dans
de très nombreuses cultures. Elle est liée à une métaphore quasi univer-
selle : celle de l’organisme humain comme un réservoir qui peut se
transformer en bouilloire. Dans la plupart des cultures en effet, quand
on rencontre des obstacles dans la poursuite d’un but, c’est une même
représentation qui se dessine. On y voit la montée d’une énergie dans
son propre corps, et cette montée peut être telle que le réservoir se
mettra à « bouillir » (Kovecses, 1990). À l’origine de cette métaphore, il
222 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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y a le fait que les états émotionnels suscitent l’impression que le corps
est envahi par une force difficile à contenir et qui s’exprime ensuite
dans des mimiques, des gestes, des paroles, des actes. La pensée popu-
laire conçoit volontiers que ce brusque surcroît d’énergie dans le réser-
voir entraîne le déséquilibre du fonctionnement de l’organisme. On
pense dès lors que cette énergie en excès doit se dévider, ou se déchar-
ger, d’une manière ou d’une autre. Les manifestations expressives de
l’émotion sous la forme de gestes, cris, larmes, rires, paroles et autres
apparaissent comme les moyens naturels de cette décharge. On en vient
ainsi à penser que plus l’expression est abondante, mieux il en sera pour
la restauration de l’équilibre de l’organisme.
Toutes sortes de corollaires de cette théorie naïve s’enchaînent.
Ceux-ci ont largement trait aux conséquences d’une fermeture préma-
turée des vannes du réservoir. Si on fait obstacle à l’expression, si on
réprime les manifestations qui accompagnent l’émotion, la vapeur ne
s’échappera pas, et la libération fera alors défaut. La restauration de
l’équilibre de l’organisme après émotion s’en trouvera entravée. Des
conséquences analogues découleront de toute tentative pour masquer
des émotions au moment où celles-ci sont activées par la situation.
Masquer à ses propres yeux des situations génératrices d’émotions cons-
titue également une cause d’organisme en déséquilibre. À terme, de tels
déséquilibres peuvent engendrer divers dysfonctionnements psycholo-
giques chez l’individu. Par ailleurs, si la propension de l’individu à ne
pas exprimer ses émotions ou à dénier des sources d’émotion est chro-
nique, les dysfonctionnements deviennent chroniques également, et
l’individu encourt alors un risque important de développer des troubles
de la santé. Enfin, un corollaire majeur concerne les effets d’une élimi-
nation insuffisante de la vapeur. Si, à la suite d’une expérience émo-
tionnelle, on continue à porter au quotidien des préoccupations, des
idées, ou des images liées à cette expérience, c’est qu’au moment où
celle-ci a eu lieu la libération de vapeur n’a pas été suffisante. Il faut
donc recommander à la personne concernée de s’engager dans des
manifestations expressives supplémentaires.
Voilà au moins une théorie qui a l’avantage de ne pas demander
d’efforts pour être comprise du grand public. Chacun la connaît depuis
Émotion, expression, libération ? Croyances populaires à toute épreuve... 223
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toujours. Elle est profondément inscrite dans notre pensée commune.
Nous raisonnons continuellement selon le modèle du réservoir et de la
bouilloire. Nous sommes convaincus que nos émotions y font monter
la pression jusqu’au point où le couvercle saute, et où la vapeur
s’échappe sous la forme de nos larmes, de notre rage, ou de nos cris. Au
fond, c’est bien cette expérience-là que nous faisons au plus profond de
nous-mêmes chaque fois que les forces de l’émotion nous envahissent.
En cohérence avec ce puissant modèle de la psychologie naïve, il nous
paraît alors évident que si nous parlons de nos émotions et si nous nous
exprimons à leur sujet, nous menons une entreprise qui ne peut
qu’avoir des effets bénéfiques pour notre état général. La racine du mot
exprimer, ex-premere, ne signifie-t-elle pas littéralement « pousser au
dehors » ou, de manière plus littéraire, « expurger » ? Nous sommes
donc convaincus qu’en exprimant nos émotions, nous libérons l’éner-
gie en surcroît accumulée dans notre organisme lors de l’expérience
émotionnelle. C’est la fonction « expurgatoire » de l’expression des
émotions. Elle ne peut que nous être bénéfique, puisqu’elle élimine un
trop-plein dont nous ne mettons pas la réalité en doute.

LES CROYANCES POPULAIRES : DONNÉES EMPIRIQUES

Des données empiriques montrent à quel point cette conception de


l’expression est répandue dans notre culture. Dans une enquête auprès
de plus d’un millier de répondants belges des deux sexes, Emmanuelle
Zech (2000) a notamment demandé à ceux-ci dans quelle mesure ils
pensaient que parler d’une expérience émotionnelle est bénéfique :
89 % des répondants ont opté pour une réponse positive. Peu de thèmes
suscitent un tel consensus. Ce résultat est-il typique de répondants
appartenant à la culture occidentale ? Emmanuelle Zech (2004) a com-
paré les réponses de nouveaux répondants belges et de répondants asiati-
ques résidant à Hong Kong. Le questionnaire utilisé permettait cette fois
d’évaluer les croyances sur les effets bénéfiques de l’expression à trois
224 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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niveaux différents : bénéfices intrapersonnels de l’expression verbale de
l’émotion, bénéfices interpersonnels de cette expression, et bénéfices de
la non-expression. Pour les bénéfices intrapersonnels de l’expression
verbale, avec 77 % de réponses positives, les données belges confir-
maient les précédentes, malgré une proportion plus importante de
réponses indécises (voir fig. 22 a). Les réponses du groupe asiatique pou-
vaient pratiquement être superposées à celles du groupe occidental. Les
deux groupes culturels sont donc en parfait accord sur les bénéfices
intrapersonnels qu’on retire de l’expression verbale des émotions. Mais
leur consensus s’arrête là car de fortes différences apparaissent pour les
deux autres types de croyances. Pour les bénéfices interpersonnels (voir
fig. 22 b), le groupe occidental ne manifestait plus qu’un taux d’accord
de 35 %, avec par ailleurs une grande masse d’indécis. Chez les Asiati-
ques, on enregistrait une large majorité de réponses positives (58 %).
Dans ce groupe culturel, l’expression verbale des émotions apparaît
donc beaucoup plus comme porteuse de bénéfices potentiels pour les
rapports entre les individus. Enfin, ni les Occidentaux, ni les Asiatiques
ne croient aux bénéfices qu’il y aurait à ne pas exprimer des émotions
(voir fig. 23 c). Mais les Occidentaux se montrent beaucoup plus résolu-
ment négatifs que les Asiatiques à ce propos. Dans l’ensemble, ces don-
nées manifestent donc une très forte propension des répondants occi-
dentaux à penser que l’expression verbale des émotions est source de
bénéfices personnels alors qu’ils sont beaucoup moins enclins à envisager
que des bénéfices relationnels pourraient en résulter, et qu’ils sont peu
enclins à croire qu’il pourrait y avoir des avantages à ne pas exprimer une
émotion. Le stéréotype des bénéfices personnels de l’expression est plei-
nement partagé par les asiatiques également. Mais, dans ce groupe cultu-
rel, la structure des croyances sur les effets de l’expression des émotions
est beaucoup plus nuancée que dans le groupe occidental.
En somme, l’idée des effets positifs de l’expression verbale émo-
tionnelle n’est certainement pas l’apanage de la culture occidentale.
Mais les données montrent que cette idée est particulièrement entière
dans cette culture. Dans le groupe occidental, c’est une sorte d’inté-
grisme de la conception du bénéfice personnel de l’expression qui se
dégage. Avons-nous raison ?
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Fig. 22 a. — Croyance dans les bénéfices intrapersonnels
de l’expression verbale des émotions
(d’après E. Zech, 2004 : 1 = pas du tout d’accord ;
5 = tout à fait d’accord)

Fig. 22 b. — Croyance dans les bénéfices interpersonnels


de l’expression verbale des émotions
(d’après E. Zech, 2004 : 1 = pas du tout d’accord ;
5 = tout à fait d’accord)

Fig. 22 c. — Croyance dans les bénéfices


de la non-expression des émotions
(d’après E. Zech, 2004 : 1 = pas du tout d’accord ;
5 = tout à fait d’accord)
226 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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EXPRESSION = LIBÉRATION ? L’ÉPREUVE EMPIRIQUE

La conception qui met en avant la fonction libératrice de l’ex-


pression a des implications particulièrement importantes pour le partage
social de l’émotion. Elle suppose en effet que si on parle d’une expé-
rience émotionnelle qu’on a vécue, cette simple expression verbale doit
alléger la charge émotionnelle que cette expérience a instaurée. Puisque
chaque situation de partage social de l’émotion comporte l’expression
verbale de l’émotion, on doit donc s’attendre à ce que ces situations se
soldent par un allègement de la charge émotionnelle liée au souvenir de
l’épisode émotionnel partagé. La figure 23 illustre cette hypothèse. Le
trait noir montre l’allure générale de l’évolution de l’impact laissé par le
souvenir d’une expérience émotionnelle : en général, cet impact décroît
à mesure que le temps s’écoule. Le tracé clair figure l’évolution qui est

Fig. 23. — L’hypothèse libératoire de l’expression verbale :


le tracé clair figure l’évolution hypothétique
de l’intensité de l’émotion après un partage social
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prédite par le modèle du réservoir : si le partage social de l’émotion
intervient, l’évolution en sera modifiée dans le sens d’une réduction
notable de l’impact du souvenir partagé. Plus l’expression verbale est
abondante, plus importante sera la libération de la charge émotionnelle
du souvenir.
Au cours des recherches sur le partage social de l’émotion, les hypo-
thèses sur les effets libératoires ont été éprouvées à maintes reprises. Les
études menées à ce sujet se répartissent en deux catégories. La première
regroupe les études corrélatives, caractérisées par une stricte observation
de phénomènes qui se développent spontanément : les chercheurs se
contentent d’enregistrer le partage social intervenu naturellement chez
les participants. La seconde catégorie rassemble les études expérimen-
tales. On y instaure des sessions de partage social pour en observer
ensuite les effets. Quel que soit le type d’étude, la cible est toujours la
« récupération émotionnelle », qui évalue l’évolution de l’impact du
souvenir d’une expérience émotionnelle en comparant deux mesures.
La première est l’intensité de l’émotion ressentie par le répondant à la
réévocation de l’expérience émotionnelle étudiée ; la seconde est sim-
plement la même mesure prise à un moment ultérieur. La comparaison
de ces deux valeurs indique la mesure dans laquelle le répondant a
« récupéré » entre les deux moments. Dans les études corrélatives, on
examine si cette récupération varie en fonction du partage social natu-
rellement intervenu dans l’intervalle. Dans les études expérimentales, on
examine si cette récupération est affectée à la suite des sessions de partage
social instaurées par la recherche. Nous allons brièvement passer en
revue les observations qui ont résulté de chacune de ces deux approches.

CORRÉLATS DU PARTAGE SOCIAL NATUREL

La question des relations entre la récupération émotionnelle et le


partage social de l’émotion a été examinée dans chacune des nombreu-
ses recherches qui ont étudié le partage social par la voie du rappel
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autobiographique. Ces études ont ciblé des épisodes émotionnels très
divers, qui variaient soit selon l’intensité de l’émotion éprouvée (faible,
modéré, intense, extrême), soit selon la valence de l’émotion (positive
ou négative), soit selon le type d’émotion de base en cause (joie, colère,
peur, tristesse...), soit encore selon la nature de l’événement (accidents
divers, accouchements, dons de sang, examens universitaires, dissection
médicale par des étudiants, etc.). Elles ont également varié par la popu-
lation visée : enfants, adolescents, jeunes adultes, adultes d’âge mûr,
adultes du troisième âge, répondants masculins, répondants féminins,
professionnels tels que psychothérapeutes, infirmières. Enfin, selon
l’étude et la nature de l’événement visé, il pouvait s’agir d’événements
récents ou événements plus anciens. Dans ces études, on disposait tou-
jours de trois indices : 1 / l’intensité de l’expérience émotionnelle au
moment où l’événement est survenu, 2 / l’intensité de l’expérience
émotionnelle « actuelle », soit celle qui est éprouvée au moment du
rappel induit par l’étude, et 3 / une mesure de l’importance du partage
social intervenu à propos de cette expérience depuis le moment où elle
a eu lieu. Ces études se prêtaient donc bien à l’examen de la relation
entre l’importance du partage social d’un épisode et le degré de récupé-
ration émotionnelle pour cet épisode. En fait, d’une manière très géné-
rale, cet examen s’est révélé négatif : la récupération émotionnelle y
apparaît systématiquement indépendante du partage social effectué. Il y
a évidemment un risque que ces études basées sur le rappel autobiogra-
phique comportent une part de flou susceptible d’affaiblir les mesures.
Les répondants peuvent-ils se souvenir avec précision du nombre de
fois qu’ils ont parlé de l’épisode visé ? Évaluent-ils correctement l’in-
tensité de l’émotion éprouvée au moment où l’épisode a eu lieu ? Il
était donc prudent d’évaluer l’hypothèse par d’autres voies.
Les études sur les épisodes émotionnels gardés secrets offraient des
conditions optimales à cet effet, puisqu’on y récoltait des données sur
des épisodes qui n’avaient pas été soumis au partage. Pour la comparai-
son d’épisodes émotionnels qui ont été partagés et d’épisodes émotion-
nels qui ont échappé à tout partage, les prédictions dérivées du modèle
du réservoir sont particulièrement tranchées. En l’absence de partage
social, aucune décharge n’a eu lieu. Les épisodes qui ont été partagés
Émotion, expression, libération ? Croyances populaires à toute épreuve... 229
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doivent donc se distinguer par une récupération émotionnelle très
supérieure. Mais nous avons vu au chapitre 8 que les résultats n’allaient
absolument pas dans ce sens (Finkenauer et Rimé, 1998, voir fig. 23).
L’évolution temporelle était rigoureusement la même, que l’épisode ait
été partagé ou qu’il ait été gardé secret : l’absence complète de partage
social ne fait aucune différence pour la récupération émotionnelle.
Cette observation a été reproduite dans deux études différentes, de
sorte qu’il faut en conclure que, comme les études de type autobiogra-
phique, celles des épisodes émotionnels gardés secrets n’apportent
aucun appui à l’hypothèse libératoire de l’expression.
L’approche longitudinale a également servi à éprouver cette hypo-
thèse. En voici un exemple développé à l’occasion du suivi de
300 femmes enceintes au long de leur grossesse en vue d’examiner des
facteurs psychosociaux du risque d’accouchement prématuré (Baruffol,
Gisle, Curci et Rimé, 1999). Lors d’une première phase, entre la 10e et
la 17e semaine, on a notamment relevé chez ces participantes l’éven-
tualité d’un épisode émotionnel important survenu en début de gros-
sesse. Au cas où cela se serait produit, les répondantes devaient identi-
fier l’épisode, indiquer l’intensité de l’émotion ressentie, ainsi que
l’importance du partage social lié à l’épisode. Lors d’une deuxième
phase, aux alentours de la 22e semaine, l’épisode signalé a été rappelé
aux participantes ; elles ont été invitées à indiquer l’intensité de
l’émotion éprouvée au rappel ainsi que l’importance du partage social
récent pour cet épisode. Cette procédure a été répétée immédiatement
après l’accouchement. Parmi les 300 femmes qui ont pris part à cette
étude, 102 ont mentionné un événement initial et ont ensuite répondu
valablement aux questionnaires des trois phases. Leurs données ont
fourni les résultats de la figure 24 qui examinent si les mesures de par-
tage social permettent de prédire la récupération émotionnelle enre-
gistrée lors de phases ultérieures. On constate que l’indicateur de par-
tage social de la première phase de l’étude n’a aucune valeur prédictive
à l’égard de l’indicateur de récupération émotionnelle obtenu à la
deuxième phase. Par contre, cet indicateur de la récupération émotion-
nelle relevé lors de la deuxième phase est en relation marquée, et néga-
tive, avec l’indicateur de partage social relevé au même moment. Cela
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Fig. 24. — Modèle LISREL du suivi de l’évolution
du souvenir d’un épisode émotionnel important
chez un groupe de femmes à trois moments de leur grossesse
(Baruffol, Gisle, Curci et Rimé, 1999)

signifie que les épisodes émotionnels dont on parle encore après plu-
sieurs semaines sont aussi ceux pour lesquels les indicateurs de récupé-
ration émotionnelle sont les moins bons. De plus, ce même indicateur
du partage social de la deuxième phase s’avère un prédicteur significatif,
et négatif, de la récupération émotionnelle au moment de la troisième
phase. On constate ainsi que la perpétuation du partage social d’un épi-
sode émotionnel à un moment donné est de mauvais augure pour ce
qui concerne la récupération émotionnelle dans le futur. Et c’est
logique : le partage social s’instaure naturellement au cours des heures
et jours qui font suite à l’expérience émotionnelle, mais il doit ensuite
progressivement laisser la place aux préoccupations nouvelles. S’il se
perpétue, c’est l’indication d’une difficulté. En somme, dans les don-
nées de cette étude longitudinale, rien ne vient à l’appui de la concep-
tion libératoire de l’expression verbale de l’émotion. Au contraire,
les résultats significatifs allaient a contrario des prédictions de cette
conception.
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Quelle que soit la procédure mise en œuvre, les données des études
corrélatives ne sont nullement favorables au stéréotype selon lequel
l’expression verbale des émotions est la source d’une récupération
émotionnelle. On peut évidemment émettre des réserves à propos de
ces études. Les mesures de fréquence de partage social reflètent-elles
suffisamment ce qui s’est réellement passé dans les moments de verbali-
sation de l’épisode ? Y a-t-il eu verbalisation effective des émotions ?
La verbalisation fut-elle suffisamment exhaustive ? Certes, les études
corrélatives ne permettent pas d’aborder de telles questions dans des
conditions de fiabilité garantie. En instaurant des modalités de partage
social dans des conditions contrôlées, les études expérimentales offrent
à cet égard de meilleures promesses.

EFFETS DU PARTAGE SOCIAL INDUIT PAR L’EXPÉRIMENTATION

Emmanuelle Zech (2000) a mené plusieurs études expérimentales


qui ont examiné l’hypothèse des effets libératoires de la verbalisation de
l’émotion. Nous allons en développer deux pour illustrer cette démarche
Zech et Rimé (2005). Dans l’une d’elles, des étudiants volontaires ont
répondu à des questions sur le pire événement survenu dans leur vie, puis
ils ont eu un entretien individuel avec l’expérimentatrice. Il y avait trois
variantes de cet entretien, selon la condition à laquelle les participants
étaient assignés aléatoirement. Dans la condition « émotion », l’étudiant
devait procéder au partage social le plus exhaustif possible du « pire évé-
nement » qu’il avait vécu, avec une insistance particulière sur les élé-
ments de son vécu émotionnel, de manière à produire une verbalisation
émotionnelle maximale. Deux autres variantes de l’entretien servaient de
contrôle. Dans la condition « faits », les instructions étaient les mêmes,
mais l’accent devait être porté non sur le vécu mais sur les aspects fac-
tuels : il s’agissait donc de décrire l’épisode dans tous ses détails, comme
pour un procès-verbal. Dans la condition « anodin », l’entretien portait
sur un thème anodin : l’étudiant décrivait dans tous les détails ses activités
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de la veille. Ces trois conditions avaient donc pour cible le souvenir d’un
épisode émotionnel sévère et elles permettaient de comparer les effets
respectifs d’une verbalisation très émotionnelle, d’une verbalisation plus
restreinte, et d’une verbalisation non pertinente par rapport à l’épisode.
Des mesures d’impact émotionnel du rappel de l’épisode ont été effec-
tuées à trois reprises : avant la séance, une semaine plus tard, puis deux
mois plus tard. La figure 25 donne les résultats de ces mesures. Un seul
effet significatif s’est manifesté : les indicateurs sont toujours plus élevés
lors de la première mesure. Mais c’est sans intérêt : la répétition d’une
mesure entraîne généralement une régression vers la moyenne. Par ail-
leurs, l’évolution de l’impact émotionnel était semblable, quel qu’ait été
le type d’entretien. Cette fois encore, la prédiction du modèle de la ver-
balisation libératoire n’est pas confirmée par les faits. Mais l’expérience a
cependant donné lieu à une constatation pleine d’intérêt. Deux mois
après les entretiens, les participants ont répondu à différents questionnai-
res. L’un de ceux-ci explorait brièvement les bénéfices éventuels qu’ils
auraient pu retirer de leur participation. C’est ici que certaines différen-
ces sont apparues en fonction des conditions d’entretien.

Fig. 25. — Impact du rappel de l’épisode émotionnel


avant et après les entretiens (d’après Zech, 2000)
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Par exemple, par comparaison avec ceux des autres conditions, les
participants de la condition de verbalisation émotionnelle intensive ont
estimé leur participation plus significative, et davantage susceptible
d’avoir changé leur perspective sur l’épisode visé. En somme, alors
qu’on n’a enregistré aucun effet des entretiens sur l’impact de l’épisode,
des « bénéfices perçus » se manifestent ici. Il se pourrait donc que les
situations de verbalisation d’un épisode émotionnel, dépourvues
d’effets sur l’émotion liée au souvenir de l’épisode, aient néanmoins
certaines conséquences pour la satisfaction ou le bien-être. Ce sont
peut-être ces conséquences-là qui soutiennent le stéréotype. Mais il se
pourrait aussi que ces bénéfices subjectifs rapportés par les participants
soient le simple résultat de leurs croyances : « J’ai parlé des émotions
que j’ai ressenties, donc cet entretien avait du sens et m’a aidé à y voir
plus clair. »
Une autre expérience (Zech, 2000 ; Zech et Rimé, 2005) a été
menée avec la complicité d’un grand nombre d’étudiants du deuxième
cycle d’études en psychologie de l’Université de Louvain. Dans le
cadre de travaux pratiques, chacun d’eux a mené un entretien auprès
d’une personne volontaire choisie parmi ses proches. Cette personne
devait se rappeler un épisode émotionnel récent dont elle estimait ne
pas avoir récupéré. Nous l’appellerons l’épisode cible. L’intensité de
l’émotion ressentie par cette personne au rappel de l’épisode cible était
évaluée, puis l’entretien débutait. Il variait selon quatre conditions avec
environ 100 participants par chacune d’elles : dans une première condi-
tion, la personne devait parler en détail de l’épisode cible ; dans une
deuxième condition, elle devait parler en détail d’un autre épisode que
celui qui était la cible des questions ; dans une troisième condition,
l’entretien portait sur des thèmes non émotionnels comme les occupa-
tions d’une journée typique ou les activités de loisirs ; dans une qua-
trième condition, aucun entretien n’était mené et un rendez-vous était
pris pour la séance ultérieure de réponses aux questionnaires. En
somme, il y avait deux conditions dans lesquelles les participants verba-
lisaient une expérience émotionnelle et deux conditions dans lesquelles
ce n’était pas le cas. De plus, des deux conditions de verbalisation, une
seule avait pour objet l’épisode qui était la cible des mesures d’impact.
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Trois jours plus tard, on a mesuré chez chaque participant l’impact
émotionnel suscité par le rappel de l’épisode cible, ainsi que les éven-
tuels bénéfices subjectifs qu’il avait retirés de la première séance.
Comme d’habitude, les résultats n’ont révélé aucun effet des différentes
conditions de verbalisation sur l’impact émotionnel du rappel de
l’épisode cible. En revanche, on a constaté des bénéfices subjectifs plus
importants dans les deux conditions de verbalisation, et ce pour quatre
groupes de variables : 1 / les bénéfices généraux (par exemple, « la
séance a eu du sens »), 2 / le soulagement (par exemple, « la séance m’a
fait du bien »), 3 / les bénéfices cognitifs (par exemple, « la séance m’a
permis de mieux me comprendre moi-même »), 4 / les bénéfices inter-
personnels (par exemple, « je me suis senti compris »). En somme, si les
effets prédits par le modèle du réservoir sont toujours absents, il se
confirme que le fait de partager une expérience émotionnelle est source
de bénéfices subjectifs.
On peut maintenant conclure sur l’ensemble des recherches qui ont
examiné les relations entre le partage social de l’émotion et la récupéra-
tion émotionnelle. La conclusion est sans équivoque. Quelle qu’ait été
la méthodologie utilisée, ces études se sont toujours soldées par des
constats négatifs. Ni pour la simple présence ou absence du partage
social de l’émotion, ni pour sa fréquence de mise en œuvre, on n’a pu
observer de relation entre ces variables et l’évolution de l’intensité de
l’émotion associée au souvenir de l’épisode concerné. Puisque l’élé-
ment central du partage social de l’émotion est la verbalisation émo-
tionnelle, ce manque d’appui empirique est donc à la défaveur de la
thèse commune qui attribue des effets libératoires à la verbalisation de
l’émotion. Mais si le partage social de l’émotion n’entraîne pas la récu-
pération émotionnelle, il semble néanmoins propre à susciter d’impor-
tants bénéfices subjectifs. Ceux-ci sont à la fois de type intrapersonnel
(soulagement ; meilleure compréhension de soi-même), et de type
interpersonnel (se sentir compris). Le partage social de l’émotion
entraîne donc bien des effets positifs. Mais ce ne sont pas ceux que le
modèle du réservoir laissait supposer.
Émotion, expression, libération ? Croyances populaires à toute épreuve... 235
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EFFETS DES DÉBRIEFINGS PSYCHOLOGIQUES

La question des effets libératoires de l’expression s’est posée dans


des termes analogues dans un autre domaine : celui de la validité des
techniques de débriefing psychologique comme moyen de prévenir les
troubles résultant de l’exposition à une situation traumatique. Nous
allons voir que la recherche à cet égard conduit à une conclusion
rigoureusement parallèle à celle qui vient d’être formulée à propos des
effets du partage social de l’émotion.
À l’origine, le « débriefing » est une pratique organisationnelle qui
est mise en œuvre au moment où une opération a atteint son terme :
on rassemble les différents protagonistes en vue de récolter les informa-
tions utiles sur « ce qui s’est passé » et d’en tirer des leçons pour le futur.
C’est donc une procédure destinée à recueillir le feed-back, ou infor-
mation en retour. Aucun objectif de type psychologique n’y est associé.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, une technique très élaborée de
débriefing a été mise en place sur les champs de bataille immédiatement
après les opérations militaires à l’initiative du général Samuel Marshall,
historien en chef de l’armée américaine (Marshall, 1944 ; Shalev,
1994). Son objectif premier était la récolte d’informations en vue d’éta-
blir une histoire orale de la bataille. Mais Marshall avait déjà entrevu la
portée psychologique potentielle de sa formule. Beaucoup plus tard,
celle-ci devait servir d’inspiration aux initiateurs d’une procédure de
débriefing destinée au personnel de secours – pompiers, secouristes,
policiers, etc. – après leur intervention sur des lieux de catastrophes
(Mitchell, 1983 ; Raphaël, Singh, Bardbury et Lambert, 1983). Du fait
du puissant impact émotionnel de ces interventions et des séquelles
post-traumatiques qui pouvaient en résulter, la dimension psycholo-
gique de la méthode a progressivement pris l’avant-plan. Par la suite,
les techniques de débriefing psychologique ont connu un développe-
ment considérable du fait qu’on en a étendu l’usage au public touché
par un événement grave : victimes, familles, témoins... Si les variantes
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sont nombreuses, le principe commun à ces techniques est celui d’une
intervention en groupe lors d’une séance unique instaurée dès que pos-
sible après l’événement. L’objectif premier est la prévention des mani-
festations du stress post-traumatique, dont on sait qu’elles affecteront
grosso modo un quart des personnes touchées par un événement majeur
(Green, 1994).
Une des techniques les plus connues dans ce domaine est celle du
débriefing de stress après incident critique (Critical Incident Stress
Debriefing, ou CISD), qui a été définie par Mitchell en 1983. Des
intervenants formés à la méthode l’instaurent auprès des personnes
touchées par un événement critique. L’intervention prend place le
plus tôt possible au cours des heures qui suivent l’événement. Elle
comporte six phases. Lors de la première, chaque participant explique
son rôle dans l’événement et la vision qu’il en retire. Dans la
deuxième phase, chacun exprime sa pensée la plus marquante durant
l’événement. Dans la troisième, chacun décrit ce qui a constitué pour
lui « le pire moment ». La quatrième phase consiste en une description
détaillée des expériences cognitives, physiologiques, émotionnelles,
comportementales marquantes que les différents participants ont pu
faire en cours d’événement (par exemple, se mettre à trembler, ressen-
tir de la colère, se sentir paralysé ou incapable d’agir...). Ensuite, on
donne aux participants une description des symptômes qui se présen-
tent habituellement pendant et après une catastrophe. Enfin, on leur
donne l’occasion de soulever toutes les questions qu’ils voudraient
aborder.
Les techniques de ce type comportent donc plusieurs aspects. En
particulier, elles fournissent des informations précieuses aux partici-
pants. L’échange des témoignages les informe sur l’événement lui-
même, tandis que les communications des intervenants les renseignent
sur l’impact psychologique de ces situations. Par ailleurs, les débrie-
fings psychologiques sont aussi l’amorce d’un processus de soutien
social mutuel entre les participants. Mais le noyau central de ces tech-
niques réside le plus souvent dans l’incitation à l’expression verbale
émotionnelle exhaustive. Et c’est d’ailleurs clairement l’aspect que les
participants en retiennent le plus (Arendt et Elklit, 2001). Les débrie-
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fings promeuvent l’expression émotionnelle en vue d’atteindre leur
objectif majeur : la prévention des manifestations du stress post-
traumatique. En d’autres termes, il s’agit d’éviter aux personnes
concernées que l’impact émotionnel du souvenir de l’événement trau-
matique ne s’installe de manière chronique. Les techniques de débrie-
fing psychologique représentent donc une mise en œuvre concrète et
puissante de la théorie populaire du réservoir : elles constituent une
application inconditionnelle de la logique qui veut que l’expression
entraîne la libération. Est-ce que cela leur permet d’atteindre leur
objectif ?
Instauré au début des années 1980, le recours aux débriefings psy-
chologiques s’est ensuite développé très largement sans souci de vérifi-
cation de leur efficacité. Après une dizaine d’années de pratique, les
premières études de suivi de victimes de catastrophes soumises aux
débriefings ont vu le jour. Même si les méthodes mises en œuvre dans
ces études laissaient à désirer, on s’est aperçu avec inquiétude que leurs
résultats n’allaient généralement pas dans le sens escompté. Des jour-
naux scientifiques influents comme le British Medical Journal (Bisson et
Deahl, 1994) ou le British Journal of Psychiatry (Raphael, Meldrum et
McFarlane, 1995) ont alors lancé des appels au développement urgent
d’investigations rigoureuses en ce domaine. Depuis, les recherches se
multiplient et les synthèses qui y sont consacrées se succèdent (Arendt
et Elklit, 2001 ; Deahl, 2000 ; Foa et Meadows, 1997 ; Raphael et
Wilson, 2000 ; Rose et Bisson, 1998 ; van Emmerik, Kamphuis, Huls-
bosch et Emmelkamp, 2002 ; Wesseley, Bisson et Rose, 1998). Celles-
ci débouchent très généralement sur des conclusions négatives. Au
regard de la prévention des manifestations du stress post-traumatique,
les résultats des études indiquent majoritairement soit l’absence d’effets,
soit même des effets en sens contraire. Si une minorité d’études don-
nent des résultats favorables, ce ne sont généralement pas celles dont les
méthodologies sont les plus pointues (Arendt et Elklit, 2000). Il faut
donc en conclure qu’à l’encontre de ce que prédit le modèle du réser-
voir, les débriefings ne modifient pas l’impact suscité par les souvenirs
traumatiques. Mais cette conclusion appelle un amendement impor-
tant. En effet, beaucoup de ces études d’évaluation des débriefings
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enregistrent des effets positifs lorsqu’elles changent de mesure et
qu’elles abordent la satisfaction des participants. Sur le plan subjectif, les
gens éprouvent manifestement le sentiment d’avoir été aidés par de tel-
les interventions (Arendt et Elklit, 2000).
En somme, les recherches envisagées précédemment ont montré
que le partage social de l’émotion n’entraîne pas la récupération émo-
tionnelle, mais bien d’importants bénéfices subjectifs. Pour les techni-
ques de débriefing, les données de recherches menées dans le monde
entier conduisent donc à la même conclusion. Comme le partage
social, les débriefings n’entraînent pas d’altération du souvenir émo-
tionnel, mais ils engendrent au plan subjectif une vive impression
d’action bénéfique. Nous examinerons plus loin la question de la
nature de cette action bénéfique. Pour le moment, nous nous en tien-
drons aux implications de ces recherches pour les théories naïves du
réservoir et de la bouilloire.

UNE CROYANCE QUI A LA VIE DURE

À l’aube du développement de la psychologie, l’un de ses courants


fondateurs a pris son envol dans le creuset de cette métaphore qui, dans
la pensée populaire, lie émotion, expression et libération. Dans l’intro-
duction des Études sur l’hystérie, l’ouvrage inaugural du courant psycha-
nalytique, Breuer et Freud (1895/1956) attribuaient en effet à l’expres-
sion verbale des émotions le succès de leurs interventions auprès de
patients hystériques. Ainsi, ils écrivaient :
« À notre grande surprise, nous découvrîmes en effet que chacun des
symptômes hystériques disparaissait immédiatement et sans retour quand
on réussissait à mettre en pleine lumière le souvenir de l’incident déclen-
chant, à éveiller l’affect lié à ce dernier et quand, ensuite, le malade décri-
vait ce qui lui était arrivé de façon fort détaillée et en donnant à son émo-
tion une expression verbale. (...) Il faut que le processus psychique originel
se répète avec autant d’intensité que possible (...), qu’il soit remis in statum
nascendi, puis verbalement traduit » (1895/1956, p. 4).
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Plus loin, ils poursuivaient : « On constate en effet que ces souve-
nirs correspondent à des traumatismes qui n’ont pas été suffisamment
“abréagis” » (p. 7). Au terme de l’introduction, ils concluaient :
« On comprend maintenant pour quelle raison le procédé psychothéra-
pique que nous venons de décrire agit efficacement. Il supprime les effets
de la représentation qui n’avait pas été primitivement abréagie en permet-
tant à l’affect étouffé provoqué par celle-ci de se déverser verbalement »
(p. 12).
L’ouvrage enchaînait ensuite sur la relation par Joseph Breuer du
célèbre cas de Anna O... On y apprend que la patiente avait elle-même
donné à la méthode le nom de talking cure (cure par la parole), ainsi que
celui de chimney sweeping (ramonage). Plus loin, Breuer énumère les
nombreux symptômes hystériques qui, dit-il, « furent éliminés grâce
à cette “narration dépuratoire” » (p. 25-26). L’histoire de la cure
d’Anna O... se termine sur un point d’orgue :
« (...) elle me fit le récit de l’angoissante hallucination (...) qui avait déter-
miné toute la maladie (...). Immédiatement après ce récit elle (...) se trouva
débarrassée des innombrables troubles qui l’avaient affectée auparavant.
(...) Depuis lors, elle jouit d’une parfaite santé » (p. 30).
Et cependant, dès l’achèvement des Études sur l’hystérie, Freud
devait abandonner les raisonnements que ces textes illustrent, et opter
pour une modalité d’intervention et pour des voies théoriques très dif-
férentes. Plus tard, il écrira qu’il a écarté cette logique à cause du
paradoxe qu’elle entraînait : on ne voit pas, disait-il, pourquoi le fait de
revivre une scène émotionnelle devrait en abolir la nocivité ou entraî-
ner un soulagement (Freud, 1920). Quant à Anna O..., en dépit des
dires de Breuer, la suite de son existence ne fut, semble-t-il, qu’un long
calvaire en institutions psychiatriques (Borch-Jacobsen, 1995 ; Ellen-
berger, 1970).
Si, après avoir cru dans les vertus libératoires de l’expression verbale
de l’émotion, un personnage de la notoriété de Freud a purement et
simplement abandonné cette croyance parce qu’il n’a pu en observer la
confirmation, on s’attendrait à ce qu’il y ait là une leçon qui porte. Or
en dépit de l’échec avoué du maître de la psychanalyse, la croyance n’a
rien perdu de sa vigueur. Son abandon spectaculaire par Freud est
240 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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demeuré sans conséquences pour le crédit de la métaphore du réservoir
dans le métier. Jusqu’à nos jours, chez de nombreux professionnels, la
croyance estompe les constats négatifs de Freud lui-même. L’idée des
vertus thérapeutiques de la simple expression verbale de l’émotion
demeure tenace. La vitesse avec laquelle la pratique des débriefings s’est
répandue et la foi qui se manifeste quant à leur efficacité le démontrent.
Et lorsqu’on émet un doute à ce propos, on suscite aussitôt le malaise,
le scepticisme, voire l’agressivité. L’information et la documentation
contre-stéréotypiques sont particulièrement promptes à tomber dans
l’oubli. Ainsi, quand on enseigne aux étudiants les constatations empi-
riques négatives sur l’utilité de la simple verbalisation des émotions,
ceux d’entre eux qui s’en souviennent par la suite sont minoritaires : le
plus grand nombre conserve le stéréotype comme point de référence.
Et les étudiants ne sont pas seuls à subir cette prégnance de la pensée
commune. Même lors d’exposés dans les colloques scientifiques, en
présence d’aréopages parfois très spécialisés, il n’est pas rare de retrou-
ver par la suite des auditeurs qui ont gardé en mémoire l’inverse du
propos et se souviennent donc « de ces travaux qui montrent les effets
curatifs de la verbalisation des émotions ». Que demander alors au
grand public ?...

CROYANCES ET CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES

Le recours aux méthodes de débriefing en vue de prévenir les effets


émotionnels à long terme de l’exposition à une catastrophe est une for-
mule qui ne repose sur aucune conception théorique connue. Ni dans
la littérature générale de la psychologie, ni dans la littérature spécialisée
en matière d’émotions ou de traumatismes, il n’existe un modèle théo-
rique quelconque en faveur d’une fonction prophylactique de l’ex-
pression verbale immédiate et intensive au regard de l’impact d’une
exposition traumatique. Quant à la métaphore du réservoir, au long
d’un siècle de psychologie scientifique, les recherches empiriques ont
Émotion, expression, libération ? Croyances populaires à toute épreuve... 241
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éprouvé toutes les thèses de type énergétique qui ont tenté de rendre
compte des comportements. De 1930 à 1960 en particulier, les
concepts de « drive » (Hull, 1943) et d’ « activation » (Berlyne, 1960 ;
Duffy, 1941 ; Hebb, 1955 ; Lindsley, 1951) ont été au centre de vastes
courants d’expérimentation. Or, aucune des voies d’investigation
entreprises n’a permis d’étayer l’idée que l’état émotionnel impliquerait
la montée dans l’organisme d’une énergie qui serait ensuite éliminée
par les voies de l’expression. En cette matière, c’est la réponse de la
conception homéostatique avancée par Walter Cannon (1915) dès le
début du XXe siècle qui a été retenue. Selon celle-ci, dans l’émotion, les
systèmes physiologiques distribuent vers la musculature d’action les res-
sources biologiques requises pour le déploiement d’une action défen-
sive puissante, comme l’attaque ou la fuite. Si les circonstances ne
demandent pas à cette action de se déployer, les substances distribuées
vers la musculature se dissipent tout simplement et sont éliminées par
les voies naturelles dans les heures qui suivent. On ne saurait leur trou-
ver un rôle quelconque dans les processus ultérieurs d’expression.
Depuis de nombreuses décennies, la question des rapports entre l’émo-
tion et l’énergie physiologique s’est arrêtée là. Et plus aucun scienti-
fique n’éprouve la nécessité d’y revenir. En somme, le travail scienti-
fique n’a, depuis longtemps déjà, plus rien à offrir à la métaphore
populaire du réservoir. Epstein (1984) a formulé dans les meilleurs ter-
mes ce qui paraît devoir être retenu de cette discussion sur l’expression
des émotions et l’idée mythique de la décharge qui y serait associée :
« Même si la métaphore de la bouilloire est intuitivement séduisante, elle
ne résiste pas à l’analyse logique. Une émotion qui n’a pas été exprimée ne
conserve pas la forme d’un état d’excitation qui persisterait jusqu’au
moment de son expression. Ce qui persiste, c’est une disposition de
l’émotion à être activée dans certaines circonstances, et cette disposition
est elle-même l’effet de la persistance de certaines croyances. Où votre
colère irait-elle se loger quand vous n’êtes pas en colère ? » (1984, p. 85).

Lorsque cette métaphore ressurgit, c’est sur base de l’intuition, et


en toute ignorance des concepts scientifiques. En effet, les concepts
scientifiques pertinents en matière d’impact des émotions, de préven-
tion et de traitement des manifestations post-traumatiques n’ont rien de
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commun avec les propositions issues de la métaphore du réservoir. De
nos jours, la plupart des modèles du trauma reflètent l’influence de la
conception formulée par Horowitz (1976) à partir de travaux empiri-
ques que cet auteur a lui-même alimentés. Cette conception constitue
une référence incontournable en matière de traumatismes. Or, ses pro-
positions d’intervention sont aux antipodes des pratiques de débrie-
fings. Si Horowitz recommande la reconfrontation à l’expérience trau-
matique, c’est selon une procédure progressive et en avançant par
paliers. La reconfrontation doit être modulée en fonction de ce que la
personne est en mesure de tolérer à chaque moment de sa progression.
L’intervention doit viser à créer les conditions qui rendent possible le
traitement d’informations dont l’assimilation est problématique. Il n’est
donc pas question ici de décharge ni de libération émotionnelle. Horo-
witz souligne avec insistance qu’une reconfrontation massive, de même
qu’une exposition entreprise trop tôt après l’événement créent des
conditions favorables à une retraumatisation.

LES ASPECTS POSITIFS DES DÉBRIEFINGS

Faut-il alors abandonner les débriefings ? On ne peut passer sous


silence tout ce que ces interventions apportent de positif. Dans la
démarche du débriefing, les intervenants remplissent aux yeux de ceux
qui viennent d’être éprouvés un rôle symbolique important : celui de
représentants de la société qui se portent spontanément au-devant
d’eux. Ceux-ci apportent aux victimes l’écoute de leurs sentiments et
la prise en considération de leur point de vue. Chacune d’elles peut
s’exprimer devant les intervenants et devant les autres victimes du
même destin, et de cette manière leur expérience se trouve d’emblée
reconnue et validée. À l’égard d’événements que ces victimes et leur
entourage ne cesseront ultérieurement de qualifier d’ « incroyables »,
c’est une démarche particulièrement importante. De plus, alors que les
victimes d’événements traumatiques manifestent généralement un
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énorme besoin d’information, les intervenants des débriefings commu-
niquent les informations disponibles et les participants s’informent
mutuellement. En outre, on leur dispense des informations et des
conseils quant à la manière de faire face à leur nouvelle situation maté-
rielle, personnelle, psychologique et sociale. Enfin, la situation de
groupe qui sert de cadre au débriefing propose sur le mode implicite un
modèle de soutien social réciproque que les participants pourront être
tentés de reproduire ultérieurement.
Selon les recherches, ces différents éléments ne semblent pas jouer
de rôle direct dans la prévention du stress post-traumatique. Mais ils
n’en constituent pas moins autant de facettes d’une démarche
humaine et sociale riche de promesses sur le plan de la santé mentale,
voire même de la santé physique. Les bénéfices spécifiques de cette
démarche n’ont pas encore pu être jaugés parce que les recherches
menées ont accordé la priorité aux variables liées au stress post-
traumatique. Mais on se préoccupe désormais de viser de nouvelles
variables dépendantes (Deahl, Srinivasan, Jones, Neblett et Jolly,
2001). Ainsi par exemple, on a déjà observé un effet positif du débrie-
fing sur la réduction du recours à l’alcool chez des soldats britanniques
rentrant d’une mission de maintien de la paix en Bosnie (Deahl, Srini-
vasan, Jones, Thomas, Neblett et Jolly, 2000). C’est une préfiguration
de l’apport potentiel des nouvelles démarches qui se développent dans
ce domaine.
Il s’agirait donc de revoir l’usage des techniques dites « de débrie-
fing » dans deux directions différentes. D’une part, il y aurait lieu de
promouvoir les différentes facettes évoquées ci-dessus en leur donnant
le statut d’objectifs explicites et prioritaires de la méthode. D’autre part,
il y aurait lieu d’abandonner l’objectif de prévention du syndrome de
stress post-traumatique. Il serait raisonnable que les débriefings cèdent
en cette matière la place aux méthodes d’intervention qui ont donné
des preuves empiriques de leur validité. Dans l’état actuel des choses,
les débriefings se substituent indûment à de telles interventions. Ils lais-
sent leurs participants dans l’illusion qu’ils ont été traités. En outre, il
faudrait revoir la question de l’expression verbale des participants à la
lumière des recommandations de Horowitz quant à la modulation de la
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reconfrontation et quant aux risques de retraumatisation. C’est là une
question délicate parce qu’elle implique sans doute la mise en veilleuse
d’une certaine dynamique que les débriefings suscitent.

LES BIENFAITS DE L’EXPRESSION ÉCRITE

Cet ouvrage consacré au partage social de l’émotion met en son


centre l’expression orale liée aux situations émotionnelles. On ne peut
cependant pas ne pas évoquer ici un courant de recherches qui
concerne l’expression émotionnelle sous la forme écrite. Il s’agit de tra-
vaux qui, initiés au début des années 1980 par James Pennebaker aux
États-Unis, suscitent depuis lors un intérêt considérable et d’importants
développements (Pennebaker, 1987 ; Pennebaker, 1997). L’auteur a
mis au point une procédure de recherche dans laquelle les participants
consacrent à plusieurs reprises un temps relativement court à écrire
« tout ce qui leur vient à l’esprit » à propos d’épisodes émotionnels
importants de leur vie (Pennebaker et Beall, 1986). Souvent, il s’agit de
trois ou quatre séances quotidiennes d’une vingtaine de minutes cha-
cune. Ces participants sont généralement comparés à des participants
contrôles invités à remplir une tâche d’écriture comparable, mais sur
des thèmes sans liens avec la vie émotionnelle. L’observation principale
est la suivante : trois à huit semaines après la fin de l’expérience, on
récolte des indices de la santé physique des participants (par exemple,
nombre de visites chez le médecin intervenues pendant la période ;
nombre de maladies ou de problèmes de santé), et ceux-ci révèlent
assez généralement une meilleure santé chez les participants de la
condition expérimentale que chez ceux des conditions de contrôle. En
somme, selon les données de ces études, écrire à propos de souvenirs
émotionnels entraînerait à moyen terme des conséquences positives
pour la santé physique.
Ces données sur les bienfaits de l’expression écrite d’émotions sus-
citent la plupart du temps dans le public scientifique une double réac-
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tion : d’une part, dit-on, ces observations contredisent les constats
négatifs issus des études du partage social de l’émotion ; d’autre part,
ajoute-t-on, ces données rencontrent l’effet expression-libération, et
viennent donc à l’appui de la métaphore du réservoir. En somme, ces
deux modalités différentes d’approche des effets de l’expression verbale
des émotions, l’oral et l’écrite, déboucheraient sur des contradictions
manifestes. Toutefois, cette double réaction, impressionniste, ne résiste
pas à l’examen réfléchi. D’abord, les données de ces études de l’expres-
sion écrite ne peuvent ni confirmer, ni contredire celles des études sur
le partage social de l’émotion : ces recherches ne sont pas comparables.
Elles diffèrent par l’objet : dans les études sur le partage social, l’ex-
pression concerne un épisode émotionnel précis ; dans les études sur
l’expression écrite, les participants évoquent autant d’épisodes différents
qu’ils le souhaitent. Ces recherches diffèrent en outre par la mesure :
dans les études sur le partage social, on vise l’émotion résiduelle
associée au souvenir précis qui a été partagé ; dans les études sur
l’expression écrite, on cible les indicateurs de la santé physique ulté-
rieure du scripteur. Quant à la métaphore du réservoir et à l’effet
expression-libération, à aucun moment les études sur l’expression écrite
ne les abordent. Jamais celles-ci n’évaluent l’émotion associée au sou-
venir d’un épisode spécifique, d’autant moins que le scripteur s’est
généralement exprimé sur bon nombre d’épisodes différents. Il n’y a
donc jamais, dans ces études, d’évaluation d’une quelconque « libéra-
tion » de l’émotion par l’expression. De tels effets sont seulement infé-
rés par des lecteurs peu attentifs aux « détails », et très fascinés par la
métaphore du réservoir, qui décidément fait voir beaucoup de choses à
beaucoup de gens.
D’ou viennent alors les bienfaits que la procédure d’écriture paraît
susciter pour la santé ? Ces effets doivent encore être documentés. Jus-
qu’à présent, les études ont négligé l’examen des médiateurs potentiels
de ces effets. Les candidats sont nombreux et variés (pour une discus-
sion, voir Lepore et Smyth, 2002 ; Pennebaker, Zech et Rimé, 2001 ;
Rimé, 1999 ; Zech, 2000). Quels qu’ils soient, la formule qui consiste
à entreprendre par écrit l’expression d’éléments de son expérience
émotionnelle est certainement riche en promesses à de très nombreux
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égards, et notamment pour la prise de conscience, pour la prise de dis-
tance, pour l’élaboration cognitive, pour la réévaluation de l’expé-
rience, pour la construction de la mémoire, et bien d’autres aspects
encore (voir à ce sujet Lepore et Smyth, 2002).

PERSPECTIVES

Dans la succession des chapitres qui ont été consacrés aux manifes-
tations du partage social de l’émotion, nous avons pu examiner un bon
nombre de questions : comment ce processus se présente-t-il ? Com-
ment est-il reçu par les auditeurs ? À qui s’adresse-t-il en particulier ?
Que font les auditeurs des récits émotionnels auxquels ils ont été sou-
mis, et quelle est la destinée sociale, voire collective de ces informa-
tions ? Comment les auditeurs peuvent-ils réagir, de manière adéquate
ou inadéquate, à l’expression d’expériences émotionnelles pénibles ?
Quelles sont les conditions qui freinent le partage social et qui incitent
au secret ? Enfin, nous venons d’envisager les effets de l’expression
pour l’adaptation émotionnelle du sujet, et à cet égard, nous n’avons pu
rapporter des observations positives que dans une mesure limitée. Il
reste cependant des questions essentielles à prendre en compte. Et
notamment, les suivantes : pourquoi les gens veulent-ils parler de leurs
émotions ? Quel est l’apport du partage social de l’émotion à
l’individu ? Pourquoi ce processus social s’impose-t-il alors que
l’expérience émotionnelle se déroule en propre « au cœur de
l’individu ». Dans quelles conditions ce processus pourrait-il contribuer
dans une plus large mesure à l’adaptation émotionnelle de la personne ?
Pour être en mesure de considérer de telles questions, une vision
approfondie de l’impact des expériences émotionnelles est indispen-
sable. Selon notre perspective, toute expérience émotionnelle met en
œuvre des effets complexes, et une continuité existe à cet égard entre
les expériences émotionnelles de la vie courante et les expériences
émotionnelles exceptionnelles ou expériences extrêmes (Philippot et
Émotion, expression, libération ? Croyances populaires à toute épreuve... 247
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Rimé, 1998). Toutefois, dans les expériences émotionnelles de la vie
courante, les effets en question, diffus, apparaissent mal à l’observation.
Par contre, l’étude des expériences émotionnelles d’intensité extrême,
c’est-à-dire des expériences traumatiques, devrait permettre de cerner
les différents points d’impact de l’émotion. Nous allons donc nous ser-
vir de ces expériences comme d’un miroir grossissant dans l’espoir d’y
rencontrer des phénomènes dont l’observation permettra de faire pro-
gresser notre entreprise.
Chapitre 9. Les épisodes émotionnels gardés secrets
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 201 à 219
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/le-partage-social-des-emotions--9782130578543-page-201.htm

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Chapitre 9

Les épisodes émotionnels gardés secrets


L’expression des expériences émotionnelles négatives
Les épisodes émotionnels gardés secrets

Certes, le fait que le partage social de l’émotion intervienne dans 80


à 95 % des épisodes émotionnels (voir chap. 3) témoigne de la très
grande généralité de ce phénomène. Mais, du même coup, ces chiffres
révèlent qu’une petite partie des expériences émotionnelles échappe à
la règle générale et n’est pas soumise au partage social. Ces exceptions
stimulent d’autant plus les questions scientifiques que la règle est très
générale. Quelles sont alors ces expériences émotionnelles qui échap-
pent à la règle ? Quelles sont les particularités des épisodes émotionnels
que les gens maintiennent à l’écart de la communication sociale. Par
quelles caractéristiques une expérience devient-elle fléchée comme
secrète pour l’avenir ? Ce sont les questions qui feront l’objet de ce
chapitre. Mais pour pouvoir en aborder l’étude scientifique, il fallait
résoudre un problème préalable.

COMMENT ÉTUDIER LES SOUVENIRS ÉMOTIONNELS


QUE LES GENS NE VEULENT PAS PARTAGER ?

Étudier des expériences émotionnelles que les gens maintiennent


délibérément à l’écart du partage social constitue évidemment un défi.
Sur le plan pratique, comment pouvait-on accéder à des données sur
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des expériences dont les gens ne veulent pas parler ? Sur le plan éthi-
que, en outre, comment pouvait-on étudier les épisodes gardés secrets
tout en respectant les droits des individus de ne pas révéler ce qu’ils ne
souhaitent pas révéler ? Les études entreprises à cet égard se sont
appuyées sur des paris. On a présumé que les répondants accepteraient
de répondre à des questions sur des épisodes qu’ils gardent secrets
pour autant que deux conditions soient remplies. Il fallait que leur
anonymat soit absolument garanti, et que leur secret soit respecté : à
aucun moment on ne leur demanderait d’en révéler le contenu. Dans
ces conditions, on pouvait espérer que la propension générale au par-
tage social des expériences émotionnelles pousse les détenteurs d’une
expérience émotionnelle non révélée à répondre à des questions à ce
sujet. De cette manière, il a été possible de développer un ensemble
d’études sur les épisodes émotionnels gardés secrets (Finkenauer,
1998 ; Finkenauer et Rimé, 1998 a, 1998 b). Des questionnaires ont
été distribués à de vastes groupes de répondants potentiels. Ils étaient
accompagnés d’une enveloppe-réponse affranchie adressée à l’unité de
recherches. Dans les instructions, on demandait au répondant s’il avait
le souvenir d’un événement émotionnel important qu’il aurait gardé
secret. On précisait la question de la manière suivante : « Vous n’avez
jamais parlé de cet événement, ou, si vous l’avez fait, vous avez omis
un détail essentiel. Vous avez donc le sentiment d’être la seule per-
sonne au monde qui sache ce qui s’est réellement produit et ce que
vous ressentez à ce sujet. » On leur demandait, en cas de réponse posi-
tive, de remplir les formulaires de l’étude en faisant référence à ce
souvenir. En cas de réponse négative, le répondant était néanmoins
invité à remplir certains formulaires et à les renvoyer. Les études
menées selon cette procédure ont donné lieu à des taux de retour très
satisfaisants : de 60 à 70 % selon l’étude. Parmi les répondants, environ
la moitié ont déclaré se souvenir d’un épisode émotionnel gardé secret
et ont rempli le questionnaire correspondant. Ces études ont d’abord
examiné les caractéristiques qui distinguent les épisodes émotionnels
gardés secrets de ceux qui sont soumis au partage. Ensuite, on a tenté
de cerner les motifs qui sont à la base de la propension à maintenir
l’épisode à l’écart du partage social. Enfin, on a étudié les coûts du
Les épisodes émotionnels gardés secrets 203
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secret : quelles sont les conséquences qu’entraîne pour la personne,
pour son activité cognitive et pour son bien-être, le fait de détenir un
secret émotionnel.

S’AGIT-IL D’EXPÉRIENCES D’INTENSITÉ EXTRÊME ?

Quels sont les facteurs qui maintiennent une expérience émotion-


nelle hors du champ du partage social ? Une notion très familière au
sens commun est celle du silence conservé par des personnes qui ont
traversé des expériences « indicibles » : pertes violentes, actes de viol,
actes barbares, actes de guerre, séjours en camp de concentration, etc.
Les exemples qu’on peut évoquer à ce propos abondent. On sait que
les victimes de violences sexuelles conservent souvent le silence au
point de refuser d’entamer les démarches de dépôt de plainte. La même
attitude prévaut chez les victimes de violences domestiques. Après la
chute du nazisme, beaucoup de victimes de camps de la mort sont
demeurées silencieuses sur leur expérience. Les vétérans américains de
la guerre du Vietnam qui ont connu les situations extrêmes occasion-
nées par cette guerre sont nombreux à ne jamais en parler. Et même
parmi les anciens combattants alliés de 1944-1945, beaucoup disent ne
jamais les réévoquer dans le milieu de la vie civile. Est-ce donc le
caractère extrême de ces situations qui les a rendues impropres à la ré-
évocation ? Est-ce parce que l’intensité des émotions éprouvées lors de
ces expériences fut hors du commun qu’elles furent ensuite maintenues
à l’écart du processus de partage social ? L’hypothèse serait alors la sui-
vante. Lorsqu’elles sont réévoquées délibérément, dans la pensée ou
dans l’expression verbale, les expériences émotionnelles extrêmes réac-
tiveraient encore chez celui qui les a vécues des émotions de haute
intensité. Ces réévocations auraient donc un caractère aversif marqué et
la personne concernée serait dès lors vivement motivée à les éviter. Le
facteur d’intensité extrême de l’expérience de départ constituerait ainsi
une raison importante pour laquelle certaines expériences émotion-
204 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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nelles n’accèdent pas au partage social. Il faudrait alors introduire un
correctif important au principe selon lequel une expérience émotion-
nelle suscitera d’autant plus le partage social que cette expérience est
d’intensité élevée. Le partage social de l’émotion serait une fonction
curvilinéaire de l’intensité de l’expérience émotionnelle : la propension
à parler des expériences émotionnelles croîtrait avec l’intensité de
l’émotion, mais décroîtrait aux niveaux les plus élevés d’intensité.
Dans une étude conçue pour mettre cette hypothèse à l’épreuve
(Finkenauer et Rimé, 1998 a, étude 1), des étudiants ont décrit les
émotions qu’ils avaient ressenties à l’occasion de deux épisodes émo-
tionnels de leur passé, l’un soumis au partage et l’autre tenu secret.
Pour chacun de ces deux événements, ils ont indiqué l’intensité de
l’émotion ressentie au moment de l’expérience, ainsi que l’intensité de
l’émotion qu’ils éprouvaient en répondant à l’étude. Les données ainsi
recueillies n’ont apporté aucun appui à l’hypothèse d’une intensité par-
ticulière des expériences émotionnelles dont on ne parle pas. Ni au
moment où elles se sont produites, ni au moment de leur rappel, les
expériences soumises au partage ne se sont distinguées de celles qui
étaient demeurées secrètes (voir fig. 20). Les tendances allaient en fait
dans l’autre direction. Une nouvelle étude a ensuite été menée sur un
large groupe de répondants plus diversifiés, âgés de 16 à 70 ans, en vue
de vérifier et d’étendre ces constatations. On a notamment étendu les
mesures aux différents symptômes de stress post-traumatique que les
situations réévoquées auraient pu induire. Certains participants ont
répondu aux questions pour un épisode dont ils n’avaient jamais parlé
(N = 75) et d’autres ont répondu aux mêmes questions pour un épi-
sode émotionnel important qu’ils avaient partagé (N = 159) (Rimé et
Finkenauer, 1998 a, étude 2). Les résultats ont confirmé ceux de la pre-
mière étude, avec des données d’intensité émotionnelle absolument
analogues à celles de la figure 20. En outre, les épisodes partagés et non
partagés ne se sont distingués en rien pour ce qui concerne l’impact
traumatique et les symptômes post-traumatiques qu’ils auraient pu
entraîner.
L’intensité de l’expérience émotionnelle ne permet donc pas de
rendre compte du fait qu’une expérience émotionnelle est maintenue à
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Fig. 20. — Comparaison de l’intensité de l’émotion suscitée par
l’expérience au moment où elle s’est produite et au moment de son rappel
pour des épisodes partagés et des épisodes gardés secrets (Finkenauer et Rimé,
1998 a, étude 1).

l’écart du processus de partage social de l’émotion. L’observation de


personnes qui furent exposées à des situations émotionnelles extrêmes a
confirmé cette conclusion. Sydor et Philippot (1996) ont étudié un
groupe d’une centaine de coopérants évacués d’Afrique au cours du
génocide rwandais en avril 1994. Il s’est avéré que 98 % d’entre eux
avaient partagé les expériences les plus éprouvantes qu’ils avaient faites
au cours de leur exposition aux massacres, de leur fuite, et de leur éva-
cuation d’urgence. Comme pour les événements émotionnels de la vie
courante, 71 % de ces répondants rapportèrent avoir parlé de ces expé-
riences dès le jour où elles ont eu lieu. Pour la plupart, ils en ont
reparlé par la suite de manière répétitive et avec beaucoup de personnes
différentes. Trois mois après les événements, 90 % d’entre eux décla-
raient encore en parler régulièrement, et plus d’un tiers le faisaient
encore fréquemment, voire très fréquemment.
Au vu des données de ces études, on doit donc renoncer à l’hypo-
thèse selon laquelle la gravité extrême des événements ou l’intensité
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particulière des émotions qu’ils ont suscitées constitueraient des facteurs
propres à entraîner l’altération de la propension au partage social de
l’émotion. Qu’en est-il alors de l’hypothèse alternative, qui prédit une
relation de type linéaire et positive entre l’intensité de l’expérience
émotionnelle et la propension au partage social ? Du fait de l’évaluation
systématique de ces deux variables dans toutes les études sur le partage
social de l’émotion, on dispose d’une abondance de données pour véri-
fier cette prédiction. Quand on passe en revue les corrélations obtenues
entre ces variables dans les différentes études (Rimé et al., 1998, p. 164-
167), on constate que leurs valeurs diffèrent selon la méthodologie du
recueil. Dans les études menées selon la méthode du rappel autobiogra-
phique, les coefficients de corrélation entre l’intensité de l’émotion et
l’abondance du partage se situaient généralement entre .20 et .30. Dans
les études menées en laboratoire, moins sensibles au bruit, ils étaient le
plus souvent compris entre .30 et .65. Ces données confirment l’hypo-
thèse d’une relation linéaire positive, et la relation s’avère d’ampleur
modérée. Pour plus de précision encore, les données d’un millier de
protocoles issus de différentes études ont été rassemblées. Chacun de
ces protocoles avait été rempli par une autre personne et relatait à la
fois un épisode émotionnel récent, l’intensité de l’émotion que cet épi-
sode avait suscitée (échelle de 0 à 10), et le nombre de fois qu’il avait
été soumis au partage social. La figure 21 donne la valeur moyenne de
fréquence de partage qui a été constatée pour chaque niveau d’intensité
de l’émotion. Elle permet de comprendre pourquoi la relation est
d’allure modérée. Aux niveaux d’émotion les plus faibles, le partage
social est absent. Sans doute n’est-il pas véritablement approprié de par-
ler d’émotion pour des événements de ces niveaux. À partir du
niveau 6, le partage social est élevé et ne varie plus guère : d’un niveau
à l’autre, les différences ne sont pas significatives de sorte que les valeurs
forment un plateau. Si c’était encore nécessaire, ce graphique achève-
rait d’éliminer l’hypothèse de la relation curvilinéaire entre les deux
variables.
Pour conclure, l’intensité de l’expérience émotionnelle ou le carac-
tère traumatique de cette expérience n’expliquent donc pas le fait que
certains épisodes émotionnels sont tenus secrets ou maintenus à l’écart
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I n t e n si t é d e l ’ é m o t i o n

Fig. 21. — Pour un millier d’épisodes émotionnels rapportés


dans différentes études, fréquence moyenne du partage social
observé pour chaque niveau d’intensité de l’émotion

du processus de partage social. Il faut donc orienter dans d’autres direc-


tions les recherches menées en vue d’identifier des facteurs susceptibles
d’altérer la communication de l’expérience émotionnelle.

LE RÔLE DE LA HONTE ET DE LA CULPABILITÉ

Dans les chapitres précédents, on a noté à plusieurs reprises que les


expériences qui comportent de la honte suscitaient un taux de partage
social plus réduit que les autres. En particulier, les observations inter-
culturelles d’Archana Singh-Manoux (1998) ont confirmé le statut par-
ticulier de ces expériences. Selon ses données, par comparaison aux
émotions de peur et de tristesse,
« les expériences émotionnelles liées à la honte sont moins nombreuses à
être partagées, et lorsqu’elles le sont, c’est moins souvent et avec moins de
personnes. Les parents et les membres de la famille sont moins souvent
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choisis comme partenaires de partage pour les expériences émotionnelles
liées à la honte. Enfin, les sujets mentionnent avoir pris l’initiative du par-
tage d’expériences émotionnelles liées à la honte bien moins souvent que
pour les deux autres émotions, et le partage de telles expériences honteu-
ses provoque plus souvent une réaction critique de la part des partenaires
de partage. Les raisons à l’origine du partage sont aussi différentes dans le
cas de la honte par rapport à la peur et à la tristesse » (Singh-Manoux,
1998, p. 235).

La honte serait-elle un déterminant du secret gardé sur certains épi-


sodes émotionnels ? Cette nouvelle hypothèse est d’autant plus intéres-
sante que les victimes d’épisodes émotionnels extrêmes comme le viol,
l’abus sexuel ou la violence domestique ressentent presque systémati-
quement de puissantes émotions autoconscientes comme la honte ou la
culpabilité. De telles émotions sont fréquemment éprouvées à la suite
de traitements humiliants ou dégradants. Les mêmes conséquences
émotionnelles paradoxales de la victimisation sont courantes chez les
survivants de catastrophes dans lesquelles d’autres ont péri. La honte et
la culpabilité se sont également manifestées de manière caractéristique
parmi les rescapés des camps de la mort. Primo Levi, l’un des témoins
les plus importants de l’expérience de ces camps, écrivait : « De nom-
breux témoignages attestent que beaucoup de prisonniers (y compris
moi-même) ont fait l’expérience de la honte et de la culpabilité pen-
dant et après leur détention. Cela peut paraître absurde, mais c’est un
fait » (1988, p. 73). Serge Moscovici (1997) a constaté ces manifesta-
tions chez les rescapés des camps qu’il a assistés alors que ceux-ci atten-
daient en grand nombre leur évacuation d’Allemagne. Il a notamment
souligné le paradoxe de ces victimes qui subissaient la honte et la culpa-
bilité comme une torture supplémentaire, alors que leurs anciens bour-
reaux se présentaient devant le tribunal de Nuremberg sans l’ombre
d’un remords. Ces observations sur la présence fréquente de honte et
de culpabilité chez les victimes d’épisodes émotionnels d’intensité
extrême évoquent l’hypothèse suivante : lorsque des victimes se refu-
sent à partager leur expérience, ce n’est pas en raison de l’intensité
émotionnelle extrême de cette expérience, mais bien parce qu’elle a
induit chez elles les émotions particulières de honte ou de culpabilité.
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La cause essentielle du refus de partager l’expérience pourrait résider
dans ces émotions.
On a donc mis cette hypothèse à l’épreuve dans les comparaisons
d’expériences émotionnelles gardées secrètes et d’expériences émotion-
nelles soumises au partage social (Finkenauer, 1998 ; Finkenauer et
Rimé, 1998 a). Trois constatations importantes et complémentaires ont
ainsi pu être rencontrées. En premier lieu, quand on comparait le profil
d’intensité des différentes émotions (joie, colère, tristesse, dégoût, sur-
prise, honte, culpabilité, etc.) qui ont pu être ressenties dans les expé-
riences partagées et non partagées, seules la honte et la culpabilité dis-
tinguaient systématiquement les deux : les expériences non partagées
sont toujours apparues plus chargées en honte et en culpabilité que les
expériences soumises au partage. En deuxième lieu, quand il s’agissait
d’épisodes non partagés, les répondants s’attribuaient bien davantage la
responsabilité de l’événement émotionnel que quand il s’agissait
d’épisodes partagés. Or, l’attribution de responsabilité à soi-même est
une dimension d’évaluation typique des événements qui suscitent la
honte ou la culpabilité (Frijda, Kuipers et ter Schure, 1989 ; Roseman,
1984 ; Smith et Ellsworth, 1985). En troisième lieu, les épisodes gardés
secrets se distinguaient encore des autres par une action particulière
intervenue pendant l’événement émotionnel : la personne a éprouvé
une propension particulière à dissimuler des éléments de son expé-
rience, à masquer les émotions ressenties. Or le désir de se cacher, de
disparaître, de se débarrasser de soi-même, voire de mourir est précisé-
ment la tendance à l’action caractéristique de l’expérience de honte ou
de culpabilité (Lewis, 2000). En somme, les expériences tenues secrètes
sont donc clairement associées à des manifestations caractéristiques de la
honte et de la culpabilité. Alors que le partage social de l’émotion pré-
suppose un mouvement de révélation de soi, la honte et la culpabilité
sont au contraire associées à une tendance à la dissimulation de soi.
Pourquoi l’expérience émotionnelle de la victime implique-t-elle
si fréquemment des éléments de honte et de culpabilité ? Primo Levi
est sans doute celui qui s’est le plus interrogé à ce propos. Dans l’un
de ses ouvrages (1988), il s’efforce d’énoncer et d’énumérer toutes les
raisons qui pourraient rendre compte de ce paradoxe des émotions de
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la victime. Il envisage d’abord l’avilissement : « On souffrait de la
conscience retrouvée d’avoir été diminué. (...) Nous avions vécu pen-
dant des mois et des années au niveau de l’animalité. (...) Nous avons
enduré la saleté, la promiscuité et la dégradation (...). Nous avions
oublié notre pays et notre culture, mais aussi nos familles, notre passé
et l’avenir (...) » (p. 73). Il envisage ensuite l’égocentrisme : « Presque
tous se sentaient coupables d’avoir manqué d’apporter son aide aux
autres (...) » (p. 78). Il envisage encore l’usurpation : « Je suis peut-être
vivant à la place de quelqu’un d’autre ; aux dépens de quelqu’un
d’autre ; j’ai peut-être usurpé, c’est-à-dire, en fait, tué. Les rescapés du
camp n’étaient pas les meilleurs, ceux prédestinés à faire le bien. Ce
sont davantage les pires qui ont survécu, l’égoïste, le violent,
l’insensible, les collaborateurs de la “zone grise”, les espions (...). Les
pires ont survécu, c’est-à-dire, les mieux adaptés ; les meilleurs sont
morts » (p. 82). Enfin, il envisage une cause d’un niveau supérieur :
« Et il y a une autre plus grande honte, la honte du monde. (...) Plus
jamais cela ne pourra être effacé ; cela prouvera que l’homme, l’espèce
humaine – nous, en somme – a le potentiel de construire une énor-
mité infinie de douleur, et que la douleur est la seule force créée à
partir de rien, sans coût et sans effort. Il suffit de ne pas voir, ne pas
écouter, ne pas agir » (p. 85-86).
Primo Levi se perd ainsi dans le dédale des causes possibles de la
honte et de la culpabilité qui le tenaillent, lui et les autres survivants. En
réalité, cette recherche d’une cause bien définie susceptible de rendre
compte de ces affects particuliers qui harcèlent les victimes est vaine.
Les émotions comme la honte et la culpabilité répondent à des condi-
tions bien définies. Elles interviennent quand la personne a failli à un
standard, a manqué au respect d’une règle, ou a échoué dans la pour-
suite d’un objectif. Il s’agit en somme de situations dans lesquelles l’ego
n’a pas été à la hauteur de normes qu’il fait siennes. Quand le manque-
ment est global, c’est l’expérience de honte qui prime, quand il est par-
tiel, c’est la culpabilité qui domine (Lewis, 1992, 2000). Dans la honte,
en particulier, l’ego est perçu comme dépourvu de valeur, incompétent
ou mauvais. L’état émotionnel incite la personne à localiser la cause de
l’insuffisance et à instaurer un remède qui la protégera. L’expérience
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des victimes comporte très souvent les éléments propres à susciter ces
émotions. Par l’effet des circonstances ou par l’action délibérée d’au-
trui, la victime se trouve brusquement placée à l’écart des standards
qu’elle s’impose en temps ordinaire, des règles qu’elle respecte, ou des
objectifs qu’elle vise. En temps ordinaire, l’ego est l’objet d’une valori-
sation importante de la part de son titulaire (Taylor et Brown, 1987).
Chez la victime, c’est l’inverse qui se produit : son ego lui apparaît sou-
dain lourdement dégradé et c’est ainsi que les affects de honte et de
culpabilité s’imposent massivement à elle. Le processus de recherche de
cause suscité par ces émotions s’épuisera ensuite dans une quête vaine
parce que l’événement ne recèle aucun fait spécifique qui puisse servir
à les justifier. La cause ne réside pas ailleurs que dans la situation globale
à laquelle le soi s’est trouvé confronté : l’attaque frontale massive dont
il a fait l’objet.

LA FONCTION SOCIALE FONDAMENTALE DES SECRETS

Finkenauer et Baumeister (1996, rapporté par Finkenauer, 1998)


ont voulu préciser davantage les raisons des secrets que les gens détien-
nent dans la vie courante. En adoptant la méthode décrite plus haut
– anonymat assuré et non-révélation du secret –, ils ont obtenu auprès
de 235 participants adultes des réponses à une question ouverte sur les
raisons pour lesquelles ceux-ci conservaient un secret déterminé. Les
réponses les plus fréquentes entraient dans quatre catégories : le souci
d’éviter de faire mal à quelqu’un (22,6 % des répondants), le souci de
préserver l’image de soi aux yeux d’autrui (21,7 %), le souci de la pro-
tection de sa vie privée (17,4 %) et le souci de la protection de soi
(16,2 %). Ces observations viennent pleinement à l’appui d’une propo-
sition formulée de longue date par Georges Simmel (1950) : « L’ob-
jectif du secret est par-dessus tout la protection » (p. 345). Mais la pro-
tection de quoi ? L’étude de Finkenauer et Baumeister conduisait ses
auteurs à avancer une réponse précise à cette question. Pour l’essentiel,
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les motifs invoqués par les détenteurs de secrets visaient à les protéger
de conséquences indésirables qui pourraient résulter de la révélation du
secret. De quelles conséquences s’agit-il ? Le matériel recueilli dans
l’étude montrait à profusion que les conséquences redoutées se
situaient dans la sphère sociale. In fine, les secrets apparaissent ainsi pro-
fondément enracinés dans les relations sociales. Ils prennent souche
dans les liens interhumains, dans le désir des gens « d’appartenir sociale-
ment », dans leur besoin de former des liens avec les autres et de
conserver ces liens sous forme de relations intimes, durables, et positi-
ves avec eux (Baumeister et Leary, 1995). Les préoccupations des
détenteurs de secrets suggéraient en effet que la révélation de leur
secret pouvait constituer une menace pour leurs attachements sociaux.
En conservant leur secret, ils parvenaient donc à maintenir à distance
une menace qui plane sur leurs liens sociaux. Les émotions de honte et
de culpabilité éprouvées à l’évocation de l’élément gardé secret consti-
tuent les signaux qui poussent continuellement ces personnes à la per-
pétuation de cette entreprise. Tant que la honte ou la culpabilité conti-
nuera à dominer les sentiments que la personne éprouve quand elle
repense à l’épisode, celle-ci résistera à entreprendre le partage social de
cette expérience. Quand il s’agit de la honte ou de la culpabilité
éprouvée par une victime, la restauration de l’estime de soi devient
alors un enjeu important puisqu’elle constitue une condition propre à
rendre le partage social de l’expérience possible, et à rétablir ainsi la
continuité de la communication de cette personne avec son entourage.
Au terme de ces observations sur la fonction sociale des secrets, il y
a lieu de revenir sur la question de la dynamique sociale suscitée par les
expériences émotionnelles. L’expérience émotionnelle entraîne nor-
malement le partage social de l’émotion et ce partage est habituelle-
ment la source d’une dynamique interpersonnelle qui aboutit à aug-
menter l’intégration sociale de la personne. Or nous venons de
constater que quand une expérience émotionnelle comporte les ingré-
dients qui motivent le secret, cette expérience suscite une menace dans
l’autre direction. Si l’expérience devait être révélée, la personne risque-
rait de perdre ses liens d’appartenance et d’assister à la rupture de rela-
tions sociales bien établies. La menace est donc celle d’un certain degré
Les épisodes émotionnels gardés secrets 213
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de désintégration sociale à son détriment. Cette menace, de la plus
haute importance, motive alors un mouvement en sens contraire de
celui du partage social : c’est le mouvement de la conservation du
secret. Mais il faut reconnaître que l’effort entrepris pour écarter la
menace de désintégration sociale contient en lui-même des éléments de
la mise à exécution de cette menace. En gardant résolument un élé-
ment important – puisque chargé d’émotion – de son expérience à
l’écart du partage social et à l’écart du savoir socialement partagé à son
sujet, le détenteur du secret se place lui-même de facto à l’écart de son
milieu social. En somme, de manière ironique, le processus du secret
entraîne précisément l’effet qu’il cherchait à prévenir.

LE COÛT DU NON-PARTAGE

Il faut donc s’attendre à ce que le fait de conserver le secret d’une


expérience émotionnelle, c’est-à-dire, d’une expérience importante et
normalement destinée au partage, ait un coût. Se pourrait-il qu’une
telle conservation constitue un stress, avec les conséquences que celui-
ci peut entraîner sur le plan de la santé et du bien-être ? Cette hypo-
thèse a été envisagée dans une étude qui a porté sur 159 répondants
adultes qui ont déclaré avoir le souvenir d’un épisode émotionnel qu’ils
avaient gardé secret, et de 210 répondants adultes qui ont déclaré ne
pas avoir de souvenir de ce type (Finkenauer et Rimé, 1998 b). Tous
ont répondu a un ensemble de questionnaires évaluant respectivement :
1 / leur santé physique perçue, sur base d’une série de 63 symptômes,
plaintes physiques, maladies bénignes, et troubles sérieux et chroniques
de la santé physique, 2 / leur satisfaction à propos de leur existence, et
ce dans huit domaines différents, 3 / la présence chez eux de compor-
tements fréquemment associés au stress et constituant un risque pour la
santé (consommation de tabac, de café, d’alcool, déficit de sommeil...),
et 4 / l’affectivité négative. Lors des comparaisons, on a constaté que
les répondants détenteurs d’un souvenir émotionnel non partagé pré-
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sentaient des symptômes et des troubles de la santé physique en nombre
beaucoup plus important que ceux qui disaient ne pas en détenir. De
plus, les premiers s’avéraient globalement moins satisfaits de leur vie
que les seconds. Mais il n’y avait pas de différence entre les deux grou-
pes ni pour les comportements à risque, ni pour l’affectivité négative.
Une analyse des pistes causales conduite sur les données de l’étude sug-
gérait que la détention d’un souvenir émotionnel secret était un déter-
minant significatif direct de l’indicateur de santé physique, mais non de
l’indicateur de satisfaction de l’existence. Pour celui-ci, le lien avec la
détention d’un secret paraissait indirect seulement, et imputable à la
médiation de l’indicateur de santé physique.
Les résultats de cette étude rejoignent des observations faites aux
États-Unis par James Pennebaker. Dans plusieurs études en effet, cet
auteur a montré que les personnes qui conservaient des souvenirs émo-
tionnels importants sans les révéler à autrui présentaient davantage de
symptômes de maladies et de problèmes de santé physique que les per-
sonnes qui n’étaient pas dans une telle situation (Pennebaker et Hoo-
ver, 1986 ; Pennebaker et O’Heeron, 1984). Dans des travaux ulté-
rieurs, Pennebaker s’est attaché à montrer les effets positifs de la levée
du processus d’inhibition des souvenirs émotionnels. Il a incité des
volontaires à s’exprimer par écrit à propos d’expériences traumatiques
de leur passé dont ils ont peu ou pas parlé avec d’autres. Le suivi à long
terme de ces personnes – généralement après plusieurs semaines – a
montré que leurs indicateurs de santé étaient améliorés par comparai-
son avec ceux de personnes de groupes témoins qui s’étaient également
exprimés par écrit, mais sur des thèmes non liés aux émotions (Penne-
baker et Beall, 1986). Les études menées selon ce modèle qui fait appel
à l’expression écrite d’expériences émotionnelles ont par la suite connu
un succès important. Elles ont été souvent reproduites et leur effet
bénéfique pour la santé des participants a été souvent vérifié (pour
revue, voir Lepore et Smythe, 2002). Très généralement, les effets de
ces études sont interprétés dans une logique d’inhibition-désinhibition
des émotions. Selon cette perspective, les personnes qui conservent des
expériences émotionnelles non exprimées se soumettraient à un stress.
En particulier, la non-expression des émotions empêcherait la régula-
Les épisodes émotionnels gardés secrets 215
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tion de ces émotions, de sorte qu’elles conserveraient intact leur poten-
tiel d’activation émotionnelle. La procédure d’expression écrite inten-
sive instaurée dans les expériences aurait pour effet d’introduire cette
régulation, et donc d’éliminer ce stress. C’est de cette manière qu’on
pourrait rendre compte des conséquences bénéfiques que cette procé-
dure engendre pour la santé des participants. Si ce raisonnement est
correct, on doit donc s’attendre à observer d’importantes différences
entre les épisodes émotionnels gardés secrets et les épisodes partagés
pour ce qui concerne le stress et l’activation émotionnelle qu’ils susci-
tent. Dans les études qui se sont attachées à comparer de tels épisodes
(Finkenauer et Rimé, 1998 a), on a entrepris de tester deux hypothèses
précises qui découlaient de cette logique.
La première de ces hypothèses concernait l’activité cognitive
associée au souvenir de l’épisode émotionnel. Selon le raisonnement
qui a été résumé ci-dessus, on doit s’attendre à ce que les souvenirs
émotionnels gardés secrets suscitent chez la personne plus de pensées
intrusives et plus de rumination mentale que les souvenirs émotionnels
qui ont été partagés. En effet, s’il a échappé à la régulation et s’il
conserve intact son potentiel d’activation émotionnelle, un tel souvenir
doit faire irruption et se manifester dans le cours de la pensée. Dans
deux études différentes, on a demandé aux participants d’indiquer dans
quelle mesure il arrivait que le souvenir auquel ils faisaient référence
– partagé ou non partagé, selon la condition – leur revenait spontané-
ment à la conscience et occupait leur attention sans qu’ils ne l’aient
désiré. La prédiction n’a été confirmée dans aucun cas. La comparaison
des données des souvenirs émotionnels partagés et non partagés n’a
révélé aucune différence, ni pour la fréquence générale des ruminations
mentales, ni pour la fréquence des pensées intrusives, ni pour l’aisance
avec laquelle les pensées liées au souvenir pouvaient être écartées de la
conscience. Cependant l’examen du contenu de l’activité mentale liée
aux deux types de souvenirs a permis de mettre en évidence certaines
différences qualitatives importantes. Globalement, en effet, les souve-
nirs émotionnels non partagés suscitaient davantage d’efforts cognitifs
que les souvenirs partagés, et l’analyse du détail des réponses a montré
que cela résultait essentiellement du fait que ces souvenirs-là indui-
216 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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saient : 1 / davantage de recherche de sens, 2 / davantage d’efforts pour
comprendre ce qui s’est passé, et 3 / davantage de tentatives visant à
« remettre de l’ordre dans ce qui s’est passé ». Dans l’ensemble, ces
résultats ne sont donc pas favorables à l’idée que les souvenirs
d’épisodes émotionnels gardés secrets impliquent des efforts particuliers
d’inhibition mentale ou qu’ils soumettent le processus de pensée à
l’assaut de cognitions intrusives et de ruminations mentales. Par contre,
les données suggèrent fortement que les souvenirs de ce type conser-
vent davantage l’allure d’une tâche cognitive inachevée ou « ouverte »,
et donc en demande de clôture. Cette caractéristique les rapproche des
souvenirs d’événements émotionnels majeurs. Nous verrons dans des
chapitres ultérieurs que ceux-ci suscitent précisément un travail cogni-
tif de recherche de sens et de compréhension qui tend à se perpétuer.
La seconde hypothèse mise à l’épreuve dans les comparaisons
d’expériences émotionnelles partagées et non partagées prédisait qu’au
moment où on se les remémore, ces dernières induiraient un impact
émotionnel de rappel beaucoup plus important que les premières.
Cette prédiction découle en droite ligne de l’idée selon laquelle les
expériences émotionnelles qui n’ont pas fait l’objet d’expression n’ont
pas été régulées et conserveraient dès lors un pouvoir d’activation émo-
tionnelle quasiment intact. Elle a un caractère tout à fait central par
rapport à la logique qui a été décrite plus haut. En fait, la prédiction est
déjà testée dans la figure 20 dont nous avons commenté plus haut une
partie des données (Finkenauer et Rimé, 1998 a, étude 1). Le gra-
phique permet notamment de comparer l’intensité de l’émotion res-
sentie au moment du rappel d’un épisode gardé secret et au moment
du rappel d’un épisode partagé. En contradiction avec la prédiction, les
deux valeurs se situent pratiquement au même niveau. Le graphique
montre en outre que depuis le moment où l’événement est survenu,
l’émotion ressentie a évolué de manière rigoureusement semblable,
qu’elle ait été partagée dans l’intervalle ou non. Ces mesures ont été
répétées dans une seconde étude, et comme on l’a déjà mentionné plus
haut, des résultats en tout point analogues aux premiers ont été enregis-
trés (Finkenauer et Rimé, 1998 a, étude 2). En somme, qu’il y ait eu
verbalisation de l’expérience émotionnelle ou non ne semble faire
Les épisodes émotionnels gardés secrets 217
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aucune différence pour ce qui concerne l’intensité relative de l’émo-
tion qui demeure associée au souvenir de cette expérience par la suite.
En somme, l’examen des coûts de la détention d’un secret émo-
tionnel révèle l’association d’une telle détention à des plaintes quant à
la santé physique et à un bien-être subjectif moins favorable. Par
contre, à l’opposé d’un point de vue très répandu, les expériences émo-
tionnelles gardées secrètes ne suscitent pas davantage de cognitions
intrusives que les expériences émotionnelles partagées. Mais elles
conservent l’allure d’une tâche cognitive inachevée, avec en particulier
une perpétuation de la quête de sens. Enfin, à nouveau à l’opposé de la
même conception très populaire, les expériences émotionnelles gardées
secrètes ne suscitent pas d’avantage d’émotion lors de leur rappel. Nos
observations entrent ainsi en vive contradiction avec un point de vue
théorique important. Nous allons avoir l’occasion de revenir sur cette
question tout au long du chapitre suivant. Avant d’aborder celui-ci,
une considération supplémentaire s’impose à propos des expériences
non partagées.

L’ÉCART EXPÉRIENTIEL

Les travaux relatifs aux expériences émotionnelles non partagées se


sont concentrés sur les épisodes gardés secrets, c’est-à-dire ceux qui
sont continuellement tenus à l’écart du processus de partage social par
l’effet d’un propos délibéré de l’acteur de l’épisode. Mais il ne faut pas
perdre de vue que d’autres sources existent au non-partage de l’expé-
rience émotionnelle et qu’il y aura lieu d’en entreprendre l’étude éga-
lement. L’observation qui suit le suggère clairement.
Au cours de mes séjours aux États-Unis, lors de nombreuses
conversations avec des anciens des forces alliées qui avaient participé à
la libération de l’Europe de l’Ouest en 1944-1945, j’ai été frappé de
constater combien souvent ces hommes disaient n’avoir guère parlé de
leurs expériences de guerre après leur retour dans leur pays. En dépit
218 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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des innombrables épisodes émotionnels souvent extrêmes qu’ils avaient
traversés, ils n’avaient pas entretenu de partage social avec leurs proches
sur ces événements. La rencontre d’un résident d’un pays qu’ils avaient
contribué à libérer était alors pour eux l’occasion d’une réévocation
abondante de souvenirs enfouis depuis plusieurs décennies. Pourquoi
ces expériences, marquées par des émotions fortes, souvent extraordi-
naires au sens littéral du terme, teintées en outre du double éclat de
l’épopée et de l’héroïsme, et généralement dépourvues de honte ou de
culpabilité, n’avaient-elles guère accédé à un partage social à l’adresse
des proches ? Ceux-ci avaient continué à vivre la vie civile ordinaire,
au sein de la société américaine. Sans doute est-ce là que réside la
réponse à la question posée. Les expériences vécues par les anciens
combattants sortaient trop largement du cadre de la vie ordinaire. Leurs
proches, qui n’avaient pas quitté ce cadre, ne disposaient en rien de la
culture nécessaire pour comprendre les récits de ces expériences et ne
pouvaient donc pas réagir à leur diapason, ni en termes d’intérêt mani-
festé, ni en termes d’émotions, ni en termes d’empathie. Ce qu’on
pourrait désigner comme « l’écart expérientiel » entre les parties était
donc trop important. Dès les premières tentatives, ceux qui avaient
vécu l’épopée ont perçu que leurs récits ne rencontraient pas chez leurs
auditeurs des réponses à leur hauteur. Pour ces derniers, trop d’élé-
ments de ces récits manquaient d’évoquer des référents de leurs propres
expériences et, dans ces conditions, la résonance émotionnelle leur fai-
sait défaut. Pour les anciens combattants, ce manque de résonance pre-
nait nécessairement le sens d’un déni de leurs expériences, alors que ces
expériences avaient généralement à leurs propres yeux une valeur ines-
timable. Dès lors, aux tentatives de partage social, l’écart expérientiel a
substitué la démotivation et le silence.
Pour le partage d’expériences aussi éloignées de l’expérience cou-
rante, seuls ceux qui ont traversé des expériences du même ordre peu-
vent constituer des partenaires compétents. C’est ici que les associations
d’anciens combattants trouvent leur plein sens. Quand un tel partena-
riat est disponible, on assiste alors au développement d’un partage social
qui demeure à l’écart du réseau social ordinaire. Ainsi, beaucoup de
vétérans américains de la guerre du Vietnam ont entrepris de mener
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une vie en marge de la société. Ils ont rompu avec leur réseau social
d’origine et lui ont substitué un réseau composé exclusivement de leurs
anciens compagnons d’armes. Un phénomène analogue s’observe assez
fréquemment chez les victimes d’un même accident, d’une même
catastrophe ou d’un même drame. En raison de l’écart expérientiel, la
communication de ces victimes avec les membres de leur réseau social
habituel se réduit, alors qu’elle augmente à l’adresse des autres victimes.
Une entente spectaculaire peut ainsi se développer temporairement au
sein du groupe des victimes. Celles-ci peuvent alors entrer en opposi-
tion avec le reste de la société en menant de manière commune des lut-
tes de revendication. On a parfois désigné ce phénomène psychosocial
post-traumatique comme la période de « lune de miel ».
Le même principe de l’écart expérientiel peut également rendre
compte des observations du chapitre 6 selon lesquelles, au contraire des
expériences de la vie courante, les expériences émotionnelles vécues en
milieu professionnel sont partagées de manière privilégiée avec les col-
lègues du milieu professionnel.
Chapitre 8. Réponses bienvenues, réponses malvenues
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 179 à 200
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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L’expression des expériences
émotionnelles négatives
TROISIÈME PARTIE

L’expression des expériences émotionnelles négatives


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Chapitre 8

Réponses bienvenues, réponses malvenues


Réponses bienvenues, réponses malvenues

Dans le chapitre qui précède, nous avons constaté que le partage


social pouvait initier une dynamique sociale positive au terme de
laquelle les liens affectifs unissant l’émetteur et le récepteur se trouvent
renforcés. L’expression d’une expérience émotionnelle est alors l’occa-
sion d’une consolidation de l’intégration sociale. Pour que cela se pro-
duise, il faut que les parties en présence réagissent en phase, et notam-
ment, que l’expression de l’émetteur rencontre l’intérêt de sa cible, que
l’écoute du récit éveille l’empathie du récepteur, et que les besoins de
l’émetteur suscitent l’aide et le soutien de son auditeur.
Lorsque l’expérience émotionnelle en jeu comporte des aspects de
souffrance ou de douleur, le développement de cette dynamique
sociale devient moins probable. Dans un tel contexte, les besoins de
l’émetteur en matière d’écoute et d’intégration sociale sont particuliè-
rement importants. Mais les aspects négatifs de son expérience éveillent
des réticences chez les auditeurs potentiels. Ceux-ci se montrent moins
disponibles à l’écoute et moins enclins au développement des manifes-
tations prosociales qui alimentent précisément la dynamique positive.
Dans ce chapitre, nous allons examiner en détail les différentes réac-
tions qui peuvent se manifester devant l’expression et le partage d’une
expérience émotionnelle négative. En particulier, nous tenterons de
distinguer les réactions bienvenues et les réactions malvenues.
182 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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LE MALAISE DEVANT LA SOUFFRANCE D’AUTRUI

La rencontre d’une personne touchée par une expérience émo-


tionnelle négative importante pose un problème aux tout-venants.
Beaucoup de données montrent qu’en présence de victimes, les com-
portements des « non-victimes » sont généralement loin d’être très
appropriés. Les recherches à ce propos ont trouvé leur impulsion de
départ dans l’ouvrage désormais classique d’Erving Goffman (1963) sur
le thème de la stigmatisation. Le sociologue américain y pointait le
malaise que les gens ressentent au moment où ils doivent entrer en
interaction avec des personnes affectées d’un handicap visible, qu’il
s’agisse de mutilation ou de défigurement. Goffman montrait qu’en
conséquence de ce malaise, la propension la plus courante était
d’essayer d’éviter les interactions de ce genre. Cette vision a inspiré des
recherches empiriques qui l’ont largement confirmée. Par exemple,
Robert Kleck et ses collègues ont enregistré les variations dans les
comportements verbaux et non verbaux de tout-venants selon que la
personne qu’ils rencontraient en cours d’expérience apparaissait handi-
capée ou non. Selon leurs résultats, en présence d’une personne handi-
capée, la rigidité motrice et le contrôle moteur augmentent, l’expres-
sion verbale se réduit, les sourires sont moins fréquents, on maintient
une distance physique supérieure, et on s’en va dans des délais plus
courts (Kleck, 1968 ; Kleck, Ono et Hastorf, 1968).
Mais il n’y a pas que les handicaps visibles pour susciter des com-
portements de mise à distance ou des démarches d’évitement. Toute
personne qui est « victime des circonstances » ou qui est « frappée par le
destin », qu’il s’agisse d’accident, de maladie, de malveillance, de deuil,
ou d’autres types de drames, déclenche des manifestations de ce type
également et se trouve donc confrontée à l’angoisse et au malaise
qu’elle suscite bien involontairement autour d’elle. Les situations du
deuil en fournissent des illustrations dont chacun peut avoir fait l’expé-
rience. Ainsi par exemple, les personnes touchées par un deuil récent
Réponses bienvenues, réponses malvenues 183
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constatent souvent que des gens qu’elles croisent couramment dans la
vie ordinaire évitent temporairement de se trouver en leur présence et
cherchent à se soustraire à l’interaction avec elles. Par ailleurs, quand on
s’associe à un deuil, au moment d’aborder les proches d’un défunt, cha-
cun fait l’expérience de ce malaise caractéristique qui s’impose silen-
cieusement en présence du malheur humain. Dans les dernières décen-
nies, la psychologie sociale s’est intéressée à ces difficultés que les tout-
venants éprouvent à l’égard des victimes d’expériences pénibles. Wort-
man et Lehman (1985) en ont décelé trois causes principales.
Une première cause réside dans l’ignorance. En présence d’une per-
sonne en détresse, le tout-venant est dominé par le manque d’habitude
et par l’incertitude quant aux comportements à tenir. Si la rencontre de
personnes endeuillées fait l’objet d’une codification détaillée des
conduites à tenir, on manque malheureusement d’équivalents pour les
autres situations de détresse. Or, l’observation systématique révèle que
les gens évaluent très mal les besoins d’une personne qui se trouve dans
le malheur. Ils ignorent généralement ce que représente une situation de
crise. En particulier, ils ne réalisent pas qu’il faut du temps pour en sortir.
À défaut d’expérience personnelle, on sous-estime largement les délais
qu’il faudra pour récupérer psychologiquement après un événement
négatif important. Les gens s’attendent à ce que l’impact de l’événement
disparaisse après quelques jours ou, au pire, après une semaine ou deux.
Quand la détresse perdure, ils ne comprennent pas ce qui se passe. Ces
méconnaissances, le manque d’expérience et le manque d’information
sont à l’origine du désagréable sentiment d’impuissance que les tout-
venants éprouvent rapidement dans de telles confrontations.
Mais des éléments plus subtils et plus insidieux viennent générale-
ment s’ajouter à la simple ignorance. Quand on est en présence d’une
personne frappée par le destin, le spectre de la vulnérabilité humaine émerge.
C’est la deuxième source de difficultés considérée par Wortman et
Lehman (1985). La vision du malheur d’autrui met gravement en péril
le sentiment d’invulnérabilité que chacun porte en lui dans la vie quo-
tidienne. L’exposition à la souffrance d’autrui suscite de l’angoisse parce
que la personne exposée prend brusquement conscience qu’elle est sus-
ceptible des mêmes fatalités. Plus le malheur qu’on a sous les yeux est
184 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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important, plus l’angoisse est profonde. Il s’agit alors de trouver un
moyen de mettre la menace à distance de soi. Une voie dans laquelle
les gens s’engagent très naturellement à cet effet est l’appel à la théorie
implicite du « monde juste » (voir, par exemple, Lerner, Miller et Hol-
mes, 1976). Cette théorie naïve intégrée au sens commun véhicule la
conviction qu’on reçoit ce qu’on mérite et qu’on mérite ce qu’on
reçoit. Dans cette logique, il suffit de rechercher chez la personne qui
souffre ce qui dans ses comportements ou attitudes passés l’a rendue
responsable de son malheur. En d’autres termes, on peut aisément se
mettre à l’abri de l’angoisse en dénigrant la victime. Cette stratégie, très
efficace pour la protection de celui qui se porte bien, est par contre
lourde de conséquences pour la victime. En effet, plus on estime
qu’elle est responsable de ce qui lui est arrivé, moins on sera disposé à
lui apporter de l’aide. Bref, la théorie du monde juste constitue un
puissant outil de défense psychologique, mais elle ne laisse aucune place
à l’altruisme.
Une troisième source de difficultés dans les rapports entre les per-
sonnes bien-portantes et celles qui sont dans la détresse doit être
trouvée dans l’aliénation. D’une manière générale, aux yeux de celui
qui se porte bien, celui qui souffre appartient à un autre monde.
Devant une personne en détresse en effet, les inconnues abondent.
Comment faut-il l’aborder ? Comment faut-il lui parler ? Que faut-il
lui dire ? Que faut-il faire ? Que peut-elle ressentir ? Quels sont ses
besoins ? Pourquoi est-elle dans cet état ? Comment va-t-elle réagir si
je dis ceci ou si je fais cela ? Dans les tentatives pour répondre à ces
questions, on commet d’énormes erreurs d’appréciation parce qu’on
manque des guides d’action les plus élémentaires. Tout cela fournit
l’occasion de prendre conscience d’une particularité remarquable du
monde dans lequel nous évoluons au jour le jour. Le monde de la vie
quotidienne est un monde où tout va bien. La fatalité et le malheur en
sont activement tenus à l’écart par l’effet du consensus social. Les gens
n’ont de cesse de se confirmer mutuellement qu’ils font bien partie de
ce monde privilégié. À chaque rencontre, on se demande les uns aux
autres si « ça va bien ? » et chacun est tenu de répondre à cette question
rituelle par l’affirmative. C’est ainsi notamment que se constitue le
Réponses bienvenues, réponses malvenues 185
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monde rassurant de la vie quotidienne. Dans ce contexte, la confronta-
tion à quelqu’un qui « ne va pas bien » équivaut donc à rencontrer un
étranger. Cette personne est différente. Elle fait partie d’un autre
monde. Elle a connu des événements ou des circonstances qui n’appar-
tiennent pas à la vie ordinaire. Elle est étrangère au monde rassurant de
la vie quotidienne. Le sentiment d’aliénation qui résulte de sa ren-
contre sera tangible pour les deux parties.

RÉPONSES MALVENUES ET INTERVENTIONS SIMPLISTES

Les effets conjugués de l’ignorance, du sentiment de vulnérabilité et


de l’aliénation rendent innombrables les réponses inappropriées qui
peuvent intervenir lors de la rencontre d’une personne en détresse.
Une liste qui a été établie à partir de plusieurs auteurs (Ingram, Betz,
Mindes, Schmitt et Smith, 2001 ; Wortman et Lehman, 1985) a retenu
particulièrement les éléments suivants :
— la gêne, le malaise, ou l’évitement physique proprement dit ;
— l’exploration curieuse, la fixation visuelle appuyée ;
— l’évitement de la communication franche ;
— la distance, les manifestations d’insensibilité, la rudesse qui peuvent
résulter d’un désengagement émotionnel ;
— l’expression d’une inquiétude exagérée, le pessimisme ;
— les manifestations réactionnelles comme la gaieté forcée, l’opti-
misme de façade, la minimisation ( « ce n’est pas grave » ; « cela
pourrait être pire » ), le déni ( « il n’y a pas de problème » ; « ça va
aller » ) ;
— le découragement de la libre expression ( « il vaut mieux ne pas en
parler » ) ;
— le recours à des comportements d’aide stéréotypés tels que donner
son avis ou des conseils ( « il faut te bouger » ), faire appel à des for-
mules propres à banaliser ( « c’est le destin » ) ou à normaliser la
situation ( « ça peut arriver à tout le monde » ), s’identifier aux sen-
186 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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timents de la personne ou tenter un rapprochement artificiel ( « je
sais ce que tu ressens » ) ;
— les manifestations de patronage ou d’attitudes hyperprotectrices,
particulièrement fréquentes lorsque les comportements d’aide sont
utilisés comme recours aux fins de gérer sa propre angoisse ;
— l’expression de blâme, de critique ou de jugement ; la recherche de
fautes et l’attribution de responsabilités ;
— l’encouragement à une récupération rapide et l’expression d’at-
tentes inappropriées à propos du processus d’adaptation.

Pour la personne qui en est la cible, les réponses de ce genre sont


lourdes de sens. Elles signifient qu’on ne reconnaît pas l’expérience
qu’elle traverse et qu’on écarte sans considération les sentiments bien
réels qui sont les siens. L’aliénation qu’elle pressent est ainsi confirmée :
elle se retrouve seule, abandonnée, laissée à son sort, et ce précisément
au moment où son besoin de réconfort et de soutien social est au
plus vif.
En première analyse, les situations de détresse suscitent le plus sou-
vent des interventions simplistes. O’Keefe et Delia (1987) ont noté que
pour l’observateur humain qui aperçoit, d’un côté, la détresse humaine
et, de l’autre, la situation qui a provoqué cette détresse, les objectifs qui
s’imposent d’emblée sont très rudimentaires : il faut soit remédier à la
situation, soit écarter la personne de cette situation, physiquement ou
psychologiquement. Les interventions de l’observateur prennent alors
la forme d’impératifs peu élaborés dans lesquels l’action a la priorité.
Ainsi, en présence d’un étudiant qui éprouve de l’anxiété parce qu’il a
échoué à un examen, la réaction simpliste consistera en injonctions par
lesquelles : a) on lui dira comment éviter des situations analogues à
l’avenir ( « étudie davantage les examens suivants » ), b) on l’incitera à
modifier son état émotionnel ( « oublie cet examen maintenant ; ce qui
est fait est fait » ), c) on tentera de détourner son attention vers d’autres
événements dans le but de changer son état émotionnel ( « allons à la
soirée à laquelle Cindy nous a invités » ) (Burleson, 1985).
Dans chacun de ces cas, l’observateur a pris la situation de détresse
pour une situation simple, et c’est donc forcément une intervention
Réponses bienvenues, réponses malvenues 187
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simple qui en a découlé. Or, les situations de détresse sont le plus sou-
vent des situations complexes ; elles requièrent des interventions com-
plexes (O’Keefe et Delia, 1987). Il n’y a pas un objectif unique à pour-
suivre, mais bien un véritable faisceau d’objectifs multiples. Une vision
complexe s’impose donc. Il s’agit de prêter attention à la situation exté-
rieure de la personne en détresse : l’événement, le cadre, les causes de la
détresse. Il s’agit en même temps de considérer sa situation intérieure :
les pensées, les sentiments et les réactions que cette personne développe
dans ce contexte. Il s’agit en outre de reconnaître et de comprendre
ces émotions et ces sentiments, d’imaginer les causes multiples qui
les déterminent, d’intégrer les informations contradictoires qu’elles
incluent fatalement, d’entrevoir les aspects cognitifs, motivationnels et
émotionnels du point de vue que la personne adopte et, enfin, de
développer une compréhension de ce point de vue. Dans ces condi-
tions, il n’est plus question de croire qu’on pourra modifier les choses
par des impératifs simples. Les objectifs à poursuivre sont nombreux et
complexes. Il s’agira notamment de veiller à :
— préserver l’image de soi et l’estime de soi de la victime ;
— maintenir une relation positive avec elle ;
— lui fournir de l’information sur la situation qui est cause de sa
détresse ;
— l’aider à articuler son point de vue et ses sentiments ;
— l’aider à comprendre ce qu’elle éprouve ;
— l’encourager à réfléchir aux causes de ses sentiments ainsi qu’à leurs
conséquences ;
— tenir compte de ses motivations et objectifs à plus long terme ;
— l’aider à relier ses sentiments présents à ses motivations et valeurs de
niveaux hiérarchiques supérieurs ;
— considérer la gamme des actions possibles en relation avec ses buts à
long terme.
188 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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LES DIFFÉRENTES FORMES DE SOUTIEN SOCIAL

Au cours des dernières décennies, les manifestations d’appui à l’égard


des personnes qui souffrent, qui sont en difficulté, ou qui font l’expé-
rience de la détresse, ont été principalement envisagées dans l’étude du
soutien social (en anglais, social support). Le soutien social concerne
« l’ensemble des relations interpersonnelles qui procurent à l’individu un
lien affectif positif (sympathie, amitié, amour), une aide pratique (instru-
mentale, financière), mais aussi des informations et des évaluations rela-
tives à la situation menaçante » (Bruchon-Schweitzer et Dantzer, 1994).
Comme cette définition le suggère, on distingue trois types différents de
soutien social : le soutien émotionnel, le soutien informationnel et le
soutien instrumental (House, 1981 ; Rook, 1985 ; Thoits, 1986).
Le soutien émotionnel vise essentiellement les émotions et les senti-
ments éprouvés par la personne qui souffre. Au premier plan du sou-
tien émotionnel figurent les manifestations d’affects positifs. La priorité
revient ici aux manifestations d’attachement à caractère inconditionnel.
La personne qui souffre doit sentir que le lien social lui est acquis, aussi
misérable que soit son état et quelles qu’aient été ses responsabilités
dans le déroulement des événements. C’est dans ce cadre que s’ins-
crivent les témoignages explicites d’amour, de disponibilité, de souci,
d’estime et de respect. Il importe qu’ils s’accompagnent de signes
manifestant la reconnaissance de la valeur inaltérable de la personne
visée. Ces différents témoignages viennent au-devant des sentiments de
solitude, d’aliénation et d’estime de soi altérée qui marquent la plupart
du temps ceux qui ont traversé une situation négative. Le soutien émo-
tionnel se manifeste également par l’écoute et la compréhension empa-
thique. Par ces attitudes, il s’agit de donner à la personne la possibilité
d’exprimer en toute liberté les différents sentiments, émotions et pen-
sées que l’épisode vécu a suscités chez elle.
Le soutien informationnel a pour objectif de faire évoluer le regard
que la personne porte sur sa propre situation et de guider cette per-
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sonne dans le cours du processus de résolution du problème. Il se mani-
feste sous la forme de conseils, d’avis et d’informations pertinentes.
L’objectif est d’aider la personne à comprendre la situation à laquelle
elle est confrontée, à la définir, à prendre du recul par rapport à cette
situation, à s’en distancer et, en finale, à modifier sa perspective immé-
diate à cet égard. Dans la terminologie de l’approche cognitive de
l’émotion, cette forme de soutien vise donc particulièrement la rééva-
luation (reappraisal) de la situation qui est à l’origine de la détresse. À cet
effet, on amène donc la personne à exprimer la compréhension qu’elle
a de la situation, on commente ensuite cette compréhension, et on
commente de la même manière les réactions qu’elle a développées. On
peut éventuellement lui suggérer d’autres manières d’envisager les cho-
ses. On peut même aller jusqu’à lui proposer certaines façons de redéfi-
nir l’expérience vécue, en mettant par exemple l’accent sur les effets de
la fatigue, de l’énervement, ou d’autres facteurs passagers à caractère
non dramatique.
Enfin, dans le soutien instrumental, l’entourage intervient directe-
ment sur la situation objective de la personne en détresse. Il offre ses
services et apporte une aide matérielle concrète destinée à modifier de
manière significative la source de la détresse. L’entourage peut égale-
ment développer des interventions qui visent à changer l’état de la per-
sonne : par exemple, en cherchant à la distraire, en lui proposant du
repos, de la détente, des médicaments, de la nourriture, des boissons,
ou d’autres sources de bien-être (Thoits, 1984).

MESSAGES VERBAUX DE RÉCONFORT

Une situation de partage social d’expérience émotionnelle se prête


autant au soutien émotionnel qu’au soutien informationnel. Elle peut
également être l’amorce d’interventions de soutien instrumental qui
s’actualiseront après l’interaction. Mais le partage social de l’émotion a
pour effet tout particulier d’inciter puissamment le récepteur à formu-
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ler des messages verbaux de réconfort. On désigne ainsi les messages qui
ont délibérément pour fonction d’alléger ou de réduire la détresse
émotionnelle qu’éprouve celui qui se trouve confronté à une situation
difficile. Applegate (1978, 1980) et Burleson (1985) ont montré que les
messages verbaux de réconfort pouvaient être classés selon leur qualité,
ou leur « relative finesse ». Selon ces auteurs, plus un message recon-
naît, élabore et légitimise les émotions et le point de vue manifestés par
la personne en détresse, plus il prend un rang élevé dans la hiérarchie
de qualité. Le niveau plancher est constitué par le cas où, devant la
détresse de A, la personne B ne trouve rien à dire ou « demeure
bouche bée ». À partir de ce point zéro, le critère proposé par les
auteurs permet de distinguer neuf niveaux successifs de qualité du mes-
sage verbal de réconfort (Applegate, 1978, 1980 ; Burleson, 1985).
Au bas de cette hiérarchie, on trouve les messages dans lesquels les
émotions et le point de vue de la personne en détresse font implicite-
ment ou explicitement l’objet d’un déni. Trois types de messages
entrent dans cette première catégorie :
1 / B condamne les sentiments de la personne A ;
2 / B met en question la légitimité des sentiments de A ;
3 / B ignore les sentiments de A.
Au milieu de la hiérarchie, on trouve les messages qui témoignent
d’une acceptation implicite des sentiments de A, sans cependant que ces
sentiments ne fassent l’objet de mention explicite, ni qu’on les légiti-
mise ou qu’on fournisse une quelconque élaboration à leur propos :
4 / B tente de détourner l’attention de A de la situation désagréable et
des sentiments qu’elle suscite ;
5 / B reconnaît les sentiments de A sans cependant essayer de l’aider à
comprendre pourquoi il les éprouve et comment y pallier ;
6 / B s’efforce de diminuer la détresse de A en expliquant la situation
par des circonstances.
Enfin, au niveau supérieur de la hiérarchie des messages de récon-
fort, on rencontre la reconnaissance explicite des sentiments de A. À ce
niveau, on donne une légitimité à ces sentiments et on élabore à leur
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propos. On tente éventuellement une analyse compréhensive globale
de la situation. On propose des modalités de gestion. Les sous-
catégories suivantes peuvent être distinguées à cet égard :
7 / B reconnaît les sentiments de A mais n’en propose qu’une explica-
tion partielle, souvent couplée avec une tentative de « remédier » à
la situation ;
8 / B manifeste une reconnaissance élaborée des sentiments de A et il
propose une explication en formulant des raisons pour lesquelles
ceux-ci sont éprouvés ;
9 / B aide A à prendre du recul par rapport aux sentiments éprouvés, à
reconsidérer ceux-ci dans un contexte plus large, ou à la lumière
des sentiments des autres personnes en cause.
Burleson (1985) a montré que les messages de réconfort les plus éla-
borés se distinguent des autres par quatre caractéristiques importantes.
Il s’agit tout d’abord du point de vue dont on part. Les interventions
moins raffinées partent du point de vue de leur auteur et indiquent à la
personne en détresse ce qu’elle devrait faire ou ce qu’elle devrait res-
sentir. Les interventions plus fines font le mouvement contraire. Elles
partent du point de vue de la personne en détresse, de ce que celle-ci
ressent, et de la manière dont cette personne voit la situation. Elles
témoignent ainsi d’une meilleure acceptation de la personne qui souffre
et de sa situation. En deuxième lieu, les interventions plus fines se dis-
tinguent des autres par leur caractère fondamentalement non évaluatif.
Elles se limitent à décrire les sentiments, à expliquer ces sentiments,
ainsi qu’à expliquer les situations qui provoquent ces sentiments. En
troisième lieu, les interventions plus fines se distinguent par leur objet.
Alors que les interventions moins raffinées tendent à se focaliser sur
l’événement, les interventions plus fines prennent pour objet la réponse
psychologique et émotionnelle de la personne à cet événement. Enfin,
les interventions fines se distinguent encore par le type d’analyse qu’elles
proposent. Elles s’engagent dans l’approche cognitive des émotions
éprouvées par la personne en détresse. Celle-ci est généralement loin
de pouvoir entreprendre par elle-même une analyse verbale élaborée
de sa situation. Elle est loin d’accéder à une compréhension claire de ce
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qu’elle ressent. Si on lui propose une telle analyse, on l’aidera à déve-
lopper une conscience explicite de ce qu’elle éprouve, et, par là, à
prendre un certain recul par rapport à ses affects.

DONNÉES EMPIRIQUES SUR LES RÉACTIONS BIENVENUES


ET LES RÉACTIONS MALVENUES

Il est temps maintenant de compléter le tableau théorique par les


données issues de la recherche. Ingram et ses collègues (2001) ont
développé un instrument qui mesure l’incidence des réactions malve-
nues dans les interactions sociales avec des personnes en détresse. En
s’appuyant à la fois sur la littérature et sur des données d’enquêtes, ils
ont constitué une liste de 79 items qu’ils ont mis sous forme d’in-
ventaire. Des étudiants y ont répondu en faisant référence aux attitudes
et réactions de leur entourage lors d’une expérience particulièrement
négative de leur propre passé. L’analyse factorielle de leurs réponses a
révélé quatre facteurs qui expliquaient ensemble 70 % de la variance
commune.
Le premier facteur, Prise de distance, traduisait le désengagement
émotionnel et comportemental des récepteurs à l’égard de la personne
en détresse (« ne semblait pas vouloir en entendre parler », « ne voulait
pas me prendre au sérieux », « a changé de sujet »...). Le second facteur,
Maladresse, incluait différents comportements dénotant la gaucherie, le
malaise, l’intrusion, ou l’excès d’attention (« ne semblait pas savoir que
dire, semblait avoir peur de dire ce qu’il ne fallait pas », « avait l’air de
chercher à dire ce qu’il pensait que je voulais entendre », « voulait me
ragaillardir alors que ce n’était pas le moment »...). Le troisième facteur,
Minimisation, manifestait l’optimisme forcé ainsi que les efforts en vue
de réduire les préoccupations de la personne (« pensait que je devais
cesser de me préoccuper de cette affaire, et l’oublier tout simplement »,
« m’a dit d’être fort, de garder la tête haute, ou de ne pas me laisser
faire », « pensait que cela aurait pu être pire, ou que ce n’était pas aussi
Réponses bienvenues, réponses malvenues 193
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grave que ce que je croyais »...). Enfin, le quatrième facteur, Réproba-
tion, révélait une attitude critique accompagnée du souci de trouver
une faute que la personne avait commise ( « a fait des commentaires sur
mon rôle dans l’événement », « m’a dit que je m’étais mis dans cette
situation et que maintenant je devais en assumer les conséquences »,
« m’a dit quelque chose comme “je te l’avais bien dit” » ). Ces résultats
recoupent donc largement les réactions malvenues énumérées plus haut
puisqu’on aura reconnu successivement l’évitement, l’ignorance, le
déni et, enfin, le dénigrement de la victime. Toutes ces réponses déno-
tent soit le malaise du récepteur, soit les mesures d’autoprotection que
celui-ci développe.
Les réactions bienvenues ont été étudiées par Horowitz, Kraspno-
perova, Tatar, Hansen, Person, Galvin et Nelson (2001). L’analyse fac-
torielle des données qu’ils ont collectées à partir d’une liste de
19 réponses de soutien a produit une solution en deux facteurs dans
laquelle les différents items saturaient de manière quasi exclusive sur
l’un des facteurs (voir tableau 9). Le premier facteur observé compor-
tait dix items qui reflétaient tous des réactions de soutien social émo-
tionnel. Le second facteur réunissait les neuf items restants et était prin-
cipalement composé de réactions de soutien informationnel dont
quelques-unes ouvraient sur le soutien instrumental. En s’appuyant sur
une distinction qui avait été introduite par Cobb (1976), les auteurs de
cette étude ont vu dans le premier facteur le soutien d’union qui répond
aux besoins d’amour, d’intimité, d’appartenance, ou d’affiliation mani-
festés par la personne en détresse. Quant au second facteur, ils l’ont
identifié au soutien d’action, qui répond davantage aux besoins de maî-
trise, de pouvoir, ou d’accomplissement de la personne qui souffre.
Aux yeux des auteurs, ces deux modalités de réaction correspondraient
aux deux grandes catégories de situations de détresse qu’on pourrait
distinguer : d’une part, celles sur lesquelles on n’a guère d’emprise et
qui demanderaient plutôt des « réactions d’union », et d’autre part, cel-
les sur lesquelles on peut exercer une maîtrise et qui appellent donc des
« réactions d’action ». Mais on peut douter du bien-fondé de cette idée
de réponses « spécialisées » de soutien selon la situation en cause.
Comme nous le verrons en détail plus loin, les situations négatives ont
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toujours un impact qui s’étend bien au-delà de ce qu’on peut voir à
l’œil nu. Elles affectent systématiquement l’estime de soi, et entraînent
la plupart du temps des effets délétères autant pour le lien qui unit la
personne à son milieu social que pour ses sentiments de maîtrise. En
d’autres termes, le « domaine de l’union » et le « domaine de l’action »
sont tous deux affectés par les événements de vie négatifs, quelle que
soit l’emprise qu’on ait sur cet événement. Aucune situation ne peut
être maîtrisée quand on ne se croit plus capable de la maîtriser. Et pour
recouvrer la foi dans sa maîtrise, la dynamique de l’union est nécessaire.
Le sentiment de l’union rend l’action possible et, par là, stimule la
conviction d’être capable de maîtriser les situations.
Dans une étude qui était directement centrée sur les situations de
partage social d’expériences émotionnelles, Catrin Finkenauer (1994) a
abordé à la fois les réactions bienvenues et les réactions malvenues. En

TABLEAU 9. — Facteurs issus de l’étude de Horowitz et collègues (2001)

Facteur I Facteur II

– manifeste de l’empathie et de la – propose de présenter A à


compréhension quelqu’un qui serait en mesure de
– B dit son souci de la situation l’aider
de A – propose de présenter A à quel-
– B est simplement présent qu’un qui a connu une expérience
– dit à A que ce n’est pas de la faute analogue
de A – donne de l’information
– assure A que les choses vont aller – donne des conseils
mieux – dit à A que B a mal au cœur
– exprime sa préoccupation pour A
– exprime de l’affection sur le mode – offre à A de l’aider
physique – réinterprète la situation
– souligne les qualités positives et les – parle à A d’une expérience sem-
points forts de A blable que B a vécue
– est en accord avec le point de vue – prie avec A
de A
– promet de ne pas en parler aux
autres
Réponses bienvenues, réponses malvenues 195
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référence à un épisode émotionnel de leur passé récent, 140 partici-
pants masculins et féminins ont été invités à se figurer une situation de
partage social et à imaginer les réactions qui leur seraient manifestées
respectivement par deux types d’auditeurs : un auditeur idéal et un
auditeur aux compétences sociales faibles. Une liste de réponses bien-
venues et malvenues a ainsi pu être établie. Après élimination des dou-
blons, elle a rassemblé 93 items différents. Ceux-ci furent ensuite pré-
sentés sous forme d’inventaire systématique par Laure Mathy (1997) à
300 étudiants volontaires de deux sexes invités à se figurer l’auditeur
idéal pour l’écoute de l’épisode le plus pénible de leur vie. Ils ont indi-
qué la mesure dans laquelle chacune des différentes réponses figurant
dans l’inventaire convenait pour cet auditeur idéal. L’analyse factorielle
menée sur le matériel recueilli a dégagé une quinzaine de petits facteurs
qui comportaient chacun des saturations élevées pour quelques items et
expliquaient ensemble 50 % de la variance totale. Les jugements des
répondants ont permis de distinguer parmi ces quinze facteurs ceux qui
rassemblaient des réactions considérées comme bienvenues et ceux qui
groupaient des réactions estimées malvenues. Dans le tableau 10, les
réactions jugées les plus adéquates viennent en tête à gauche, et celles
jugées les plus inadéquates viennent en tête à droite. On peut noter que
les réactions jugées adéquates se composent essentiellement des deux
types de soutien qui peuvent se manifester au sein des situations de
partage social : soutien émotionnel (soutien inconditionnel, compré-
hension, présence bienveillante, sérénité...) et soutien informationnel
(analyse réaliste, guidance cognitive). Du côté des réactions jugées ina-
déquates, c’est la non-reconnaissance de l’expérience et des sentiments
de la personne (égocentrisme, dédramatisation et humour, minimisa-
tion, optimisme manifeste, attitude dirigiste, amplification) et la non-
implication (désintérêt, distance non verbale, écoute superficielle) qui
composent l’essentiel du tableau.
Des analyses complémentaires intéressantes ont pu être conduites à
propos des facteurs mis en évidence dans cette étude. On a notamment
examiné leurs relations avec l’intensité du bouleversement émotionnel
induit par l’événement qui faisait l’objet du partage social imaginé. Des
relations très significatives indiquaient que certaines réponses étaient
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d’autant plus malvenues que l’événement partagé était intense : c’était
le cas pour le désintérêt, pour l’opposition, pour la dédramatisation
avec humour, et, dans une moindre mesure, pour la minimisation. Par
contre, il n’y avait généralement pas de relation significative entre
l’intensité de l’émotion et les réponses bienvenues. Les réponses bien-
venues semblent donc toujours bienvenues, quelle que soit la gravité de
l’expérience en cause. Une exception s’est cependant présentée pour la
compréhension empathique : celle-ci est d’autant mieux accueillie que
l’émotion en cause est intense.
Les événements recueillis auprès des 300 répondants pouvaient éga-
lement être catégorisés selon cinq types d’émotions dominantes :
colère, tristesse, peur, culpabilité/honte, et dégoût/mépris. Cela a per-
mis de comparer les jugements d’adéquation selon le type d’émotion
en cause dans l’événement partagé. Pour l’ensemble des comparaisons,
seules des différences mineures sont apparues. Le type d’émotion en
cause n’a donc guère d’incidence décisive sur les jugements d’adé-
quation ou d’inadéquation que l’on formule à propos des réponses
potentielles de l’auditeur du partage. Une analyse semblable a encore
été entreprise en considérant cette fois les événements catégorisés selon
huit classes : mort/suicide, problèmes familiaux, problèmes relation-
nels, problèmes de santé, problèmes professionnels, rupture sentimen-
tale, crime/danger, et enfin événements dont la nature n’a pas été pré-
cisée par le répondant. De la grande masse de comparaisons, seules
quelques différences ressortaient. Par exemple, la sérénité s’avère parti-
culièrement bienvenue lorsqu’il s’agit d’événements impliquant la mort
ou le suicide, et la dédramatisation est particulièrement malvenue dans
ce même cas. Mais, dans l’ensemble, pas plus que le type d’émotion, la
nature de l’événement en cause ne semble avoir une incidence déter-
minante sur les réponses qu’on attend de la personne avec laquelle on
partagera l’événement. On peut donc largement s’appuyer sur des
règles générales pour ce qui concerne l’attitude à tenir au cours d’une
situation de partage social de l’émotion : quel que soit l’événement ou
l’émotion en cause, les mêmes standards paraissent s’imposer. Seule
l’intensité de l’émotion est à prendre en considération dans la modula-
tion des réactions à l’écoute de l’expérience négative.
Réponses bienvenues, réponses malvenues 197
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TABLEAU 10. — Répartition des 15 facteurs selon que les items
qui les composent ont été jugés adéquats ou inadéquats
dans les situations de partage social d’expérience émotionnelle imaginées
par les répondants (données de Mathy, 1997)

Réactions jugées adéquates Réactions jugées inadéquates

• Sérénité et objectivité : apaiser par sa • Désintérêt : parler sans comprendre,


propre sérénité, faire preuve de réa- tourner le dos, montrer du désintérêt,
lisme, être sincère, faire preuve de poser des questions non pertinentes
patience • Amplification : reparler souvent des
• Guidance cognitive : encourager, aider faits, être davantage choqué que A,
à trouver des solutions, donner des aggraver les faits
conseils • Attitude dirigiste : faire la morale, faire
• Présence bienveillante : être présent sans des reproches, empêcher la libre
intervenir, rester neutre, montrer son expression, vouloir tout expliquer,
soutien tirer des conclusions hâtives...
• Analyse réaliste : envisager les difficultés • Distance non verbale : baisser les yeux,
consécutives à l’événement, montrer éviter le regard, ne montrer aucune
la normalité des réactions survenues, expression, être tendu...
reformuler les éléments clés du récit, • Opposition manifeste : se mettre en
donner des points de vue différents, colère, faire part de sentiments néga-
accepter les erreurs de la personne tifs, montrer de l’embarras, dire qu’un
• Compréhension empathique : comprendre tel événement ne pourrait lui arriver,
les sentiments, ressentir les mêmes exprimer son désaccord
émotions, comprendre les faits, essayer • Minimisation : dire que A a eu de la
de comprendre chance dans son malheur, dévaloriser
• Soutien inconditionnel : dire ce que A en faisant appel à sa propre expérience,
aimerait entendre, approuver, dire expliquer que ce n’est pas si grave, que
qu’on aurait agi comme lui ça arrive aux autres
• Dédramatisation et humour : dédrama-
tiser en montrant l’aspect comique,
dédramatiser par la dérision, garder le
sourire, minimiser l’événement, taqui-
ner, chercher un élément positif à tout
prix...
• Écoute superficielle : réagir à des détails,
faire répéter, hocher la tête, faire des
remarques triviales ( « ça a dû être dif-
ficile » ), soupirer
• Égocentrisme : interrompre pour parler
de soi, parler de soi après le récit, cou-
per la parole, interrompre pour poser
des questions
198 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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CONCLUSIONS : LA PRÉSERVATION DU LIEN SOCIAL

Les situations malheureuses sont étrangères aux gens bien-portants.


Elles suscitent donc chez eux bon nombre d’attitudes malvenues :
maladresse, anxiété, évitement, minimisation, déni, réprobation, ou
dénigrement. Un même motif sous-tend l’essentiel de ces manifesta-
tions. C’est celui de leur propre protection devant la menace symbo-
lique difficilement tolérable que constitue pour eux l’exposition au
malheur humain.
Parmi les réponses malvenues des bien-portants, celles dont les vic-
times disent souffrir le plus sont la non-reconnaissance et la non-
implication. On peut en tirer des indications importantes sur la
demande sociale implicite de ceux qui souffrent. Ceux-ci savent que
leur expérience négative forme désormais une composante indisso-
ciable de leur personnalité, mais ils éprouvent du même coup le carac-
tère fondamentalement aliénant de cette nouvelle partie d’eux-mêmes :
elle les place à l’écart du monde auquel ils ont appartenu jusqu’alors.
Les sentiments de solitude et d’anxiété que cette aliénation engendre
sont difficilement soutenables. La demande implicite que ces personnes
adressent alors à leur entourage vise l’infirmation radicale de l’alié-
nation. Cette demande s’articule en deux temps. D’abord, elles veulent
la reconnaissance : que leurs proches, et même la société tout entière,
admettent et valident inconditionnellement cette partie nouvelle de
leur identité. Ensuite, elles veulent l’implication : que leurs proches s’en-
gagent à leur égard, qu’ils leur apportent amour, intimité, attachement,
aide, soutien, et assistance. Par de tels actes, les proches garantiront le
caractère inaltérable du lien qui les unit à la victime. Ils donneront la
preuve de facto que ce lien transcende les aléas du destin, et que celui
qui souffre demeure l’objet des mêmes sollicitudes sociales que par le
passé.
Pourquoi la préservation du lien social est-elle si importante pour
celui qui souffre ? L’analyse du phénomène de la « mort vaudou » pro-
Réponses bienvenues, réponses malvenues 199
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posée jadis par Walter Cannon permet de répondre à cette question
d’une manière très illustrative. Dans la culture vaudou, on reconnaît au
sorcier le pouvoir d’adresser une malédiction à un membre de la com-
munauté. Quand il veut exercer ce pouvoir, le sorcier pointe un ins-
trument symbolique dans la direction de sa victime. Par la suite, celle-
ci dépérit et meurt dans un délai relativement court. Les descriptions
anthropologiques de ce phénomène avaient intrigué le grand physiolo-
giste de l’émotion. Son analyse lucide a mis en évidence les conditions
de possibilité de cette mise à mort (Cannon, 1942). La plus fondamen-
tale est la croyance consensuelle dans le pouvoir du sorcier : elle est la
source de l’impact émotionnel de la condamnation sur la personne
cible. La personne visée croit en cette condamnation. Les changements
physiologiques importants qui en résultent alimentent ensuite chez
cette victime une analyse confirmatoire : les symptômes émotionnels
sont pris pour les premières manifestations des effets de la malédiction.
Mais l’essentiel vient ensuite avec les manifestations de l’entourage.
Dans la communauté qui partage la croyance, la victime du sorcier est
désormais traitée comme quelqu’un qui n’appartient plus au monde
ordinaire, ou monde des vivants. Dès lors, la situation évolue rapide-
ment : les émotions de la victime s’accentuent, les symptômes s’ag-
gravent, elle cesse de prendre soin d’elle-même, son état se dégrade.
Elle meurt en quelques jours. Deux processus différents se sont ainsi
combinés pour aboutir à cette mise à mort sociale : le premier résulte
du pouvoir symbolique attribué au sorcier ; le second est l’effet de
l’exclusion sociale consensuelle. L’exemple montre de manière carica-
turale les conséquences confirmatoires dramatiques qui peuvent résulter
de l’exclusion sociale lorsque celle-ci se manifeste à l’adresse d’une per-
sonne qui incline déjà à croire que son destin négatif est scellé.
Aux yeux de celui qui souffre, c’est clairement le sens de l’iso-
lement et de l’exclusion sociale qui sera porté par les manifestations
d’évitement, de minimisation, de déni, de réprobation, de dénigre-
ment, ou d’anxiété de son entourage. Inversement, c’est bien le sens de
son intégration sociale sauvegardée que traduiront des démonstrations
d’attachement, d’écoute inconditionnelle, et de compréhension empa-
thique à son égard. Toute manifestation de la double démarche de
200 L’expression des expériences émotionnelles négatives
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reconnaissance-implication sera pour elle porteuse de cette signification
sociale. Quand la victime en fait l’expérience claire, c’est l’essentiel qui
est sauf. Il n’est donc pas exagéré de dire que les démarches de recon-
naissance-implication représentent l’ABC des réponses à adresser devant
l’expression du malheur.
La double démarche sur laquelle on vient d’insister est toutefois
loin d’être la seule qui soit attendue par les victimes. D’autres dimen-
sions importantes du soutien social doivent s’y ajouter et, en particulier,
l’approche cognitive, avec l’information, l’analyse et l’aide à la compré-
hension de l’expérience émotionnelle, ainsi que les dimensions d’assis-
tance concrète et d’intervention pragmatique. Les développements de
chapitres ultérieurs devront nous permettre de dégager les enjeux pro-
fonds de ces dimensions également.
Chapitre 7. La propagation sociale de l'information
émotionnelle
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 159 à 178
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Chapitre 7

La propagation sociale de l’information émotionnelle


L’expression des émotions : aspects sociaux
La propagation sociale de l’information émotionnelle

DE L’ÉMOTION À LA LÉGENDE

Un fait divers mémorable illustre parfaitement le thème qui fera


l’objet de ce chapitre. En Belgique, en 1989, un ancien Premier
ministre nommé Paul Vandenboeynants fut enlevé. Trois hommes dis-
simulés dans son garage l’ont brutalement assailli et emmené alors qu’il
quittait sa voiture. Quelques jours plus tard, une demande de rançon
est parvenue à sa famille. La nouvelle de cet enlèvement a eu un reten-
tissement énorme dans l’opinion publique. Bien que retiré de la vie
politique, Paul Vandenboeynants conservait une haute visibilité dans
son pays. Ancien président de la démocratie chrétienne, ministre à
maintes reprises, personnalité de type populiste, il était connu pour ses
talents médiatiques. Unanimement considéré comme un grand com-
municateur, mais très controversé, c’était aussi un homme d’affaires
puissant et influent. Des luttes épiques l’opposèrent à l’administration
fiscale et allèrent jusqu’à le conduire devant les tribunaux. Vanden-
boeynants était connu de tous sous les initiales de VDB que ses campa-
gnes électorales avaient associées à sa personne.
VDB avait été conduit par ses ravisseurs dans une maison isolée du
nord de la France. Il devait y demeurer pendant un mois attaché à un
lit avec un bandeau sur les yeux. Une incertitude totale régnait quant
au sort qu’il avait subi. Il raconta plus tard qu’il avait vécu cette capti-
160 L’expression des émotions : aspects sociaux
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vité dans un climat de menace constante et d’angoisse continuelle. Des
négociations secrètes eurent lieu entre ses ravisseurs et sa famille et une
rançon fut versée. VDB fut alors abandonné en pleine nuit à la fron-
tière belge. Il prit tout simplement un taxi pour rentrer chez lui. Dès
que la nouvelle fut connue, les journalistes se précipitèrent à sa rési-
dence. Il commença par refuser de s’exprimer publiquement. Des
rumeurs couraient selon lesquelles VDB avait été gravement affecté par
l’épisode en dépit de sa réputation d’homme à toute épreuve. Quel-
ques jours plus tard, il convoqua une conférence de presse.
À l’heure dite, la presse de l’Europe entière avait envahi un grand
amphithéâtre à Bruxelles. VDB parut, s’assit en face de son public, et
entreprit de narrer par le menu détail la succession des événements
dont il avait été victime. Sur un ton mesuré, en parfait contrôle de lui-
même, il développa son récit en ménageant des effets d’audience, cons-
cient de l’immense impact médiatique qu’il allait connaître. Pendant
deux heures, c’est une véritable épopée qui fut mise en scène par le
talentueux communicateur. Pour chaque phase critique de son aven-
ture aux mains de ravisseurs imprévisibles, son compte rendu faisait état
des pensées et des émotions qu’il avait éprouvées. Naturellement doué
pour le théâtre, il modulait ses paroles et ses intonations de manière à
s’assurer les meilleurs effets sur son auditoire. Le succès fut total. Le soir
même, toutes les chaînes de télévision consacrèrent l’entièreté de leurs
journaux au récit de VDB. La trame en était si parfaite que les journa-
listes n’eurent qu’à découper l’émission selon la succession des phases et
à annoncer chacune de ces phases par une diapositive de titre, comme
pour les chapitres d’un livre. La situation s’est répétée dans les quoti-
diens du lendemain. Celui qui, hier encore, était la victime que l’on
croyait brisée par l’événement venait d’offrir aux médias un récit roma-
nesque sous forme achevée.
En mettant en scène sa propre aventure, VDB avait effectivement
déployé des talents épiques. Le caractère dramatique de l’épisode, les
aspects mystérieux de cette aventure, le ton emphatique du narrateur,
ses références continuelles à ses pensées et à ses émotions, les formules
choc auxquelles il eut recours pour exprimer les moments forts, tous
ces éléments contribuèrent à susciter chez ses innombrables auditeurs
La propagation sociale de l’information émotionnelle 161
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une véritable palette d’émotions. C’est ainsi qu’au cours des semaines
qui suivirent, l’histoire était au centre de toutes les conversations.
L’émission fut rediffusée à plusieurs reprises et nombreux furent ceux
qui l’ont vue et revue. La plupart d’entre eux pouvaient répéter de
mémoire les phrases les plus caractéristiques du narrateur. Au cours des
conversations quotidiennes, on entendait les gens répéter ces formules
en imitant le ton de voix et l’accent typique de l’ancien chef de gou-
vernement. Chacun connaissait le script et les émotions qui y étaient
liées. Un immense ressassement national du drame de VDB était en
place.
Avec le temps, l’histoire de VDB a infiltré la pensée commune.
Après le ressassement initial du drame, des parties du récit présentées
sur un mode humoristique ont commencé à circuler. En quelques
semaines, sans s’être concertés, plusieurs orchestres de musique rock
eurent l’idée d’adopter le récit de VDB comme thème de leurs chan-
sons. Des groupes de rap se mirent à joindre à leurs boucles musicales la
voix de VDB prononçant les formules les plus célèbres de sa confé-
rence de presse. On eut ensuite la surprise de voir ces musiques prendre
la tête du hit-parade national. Le succès était tel que dans certaines boî-
tes de nuit, le rap de VDB était rediffusé toutes les dix minutes. Les
jeunes du pays entier dansaient au rythme des phrases d’un homme qui
mettait en scène son propre drame. Bien que ces chansons et ces musi-
ques se voulaient humoristiques, elles n’en véhiculaient pas moins cer-
tains éléments clés du script, et ce généralement sur un ton épique non
dépourvu d’une certaine admiration. En somme, l’expérience émo-
tionnelle de VDB était entrée dans la légende.
Cette histoire méritait d’être racontée parce qu’elle illustre d’une
manière exemplaire le processus par lequel les expériences individuelles
accèdent à la mémoire collective. On répondra qu’il s’agit d’une his-
toire exceptionnelle, et elle l’est en effet à différents égards. L’objet de
ce chapitre sera cependant de montrer qu’à son échelle toute expé-
rience émotionnelle individuelle connaît un destin analogue.
162 L’expression des émotions : aspects sociaux
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LE PARTAGE SOCIAL SECONDAIRE

Tout épisode qui suscite un état émotionnel chez un individu


donné tendra ensuite à se diffuser dans le groupe social de cet individu,
et à entrer de cette manière dans la mémoire collective. Pour surpre-
nant qu’il soit, ce principe découle très logiquement des constatations
rapportées dans les chapitres qui précèdent. On a vu que l’expérience
émotionnelle conduit celui qui l’a vécue à la verbalisation et au partage
social de cette expérience. On a également vu que l’écoute du récit
d’un épisode émotionnel suffit à susciter l’état émotionnel chez
l’auditeur. Et dès lors, la première règle devient d’application pour ce
second cas : l’expérience émotionnelle éprouvée à l’écoute du récit de
l’émotion doit ensuite conduire l’auditeur à la verbalisation et au par-
tage social de cette expérience. Autrement dit, cet auditeur inclinera
ensuite à son tour à partager ce récit avec d’autres personnes. C’est le
partage social secondaire.
Ce phénomène a été mis en évidence à l’occasion de l’examen
détaillé de situations récentes dans lesquelles des répondants s’étaient
trouvés dans le rôle d’auditeur du récit d’une expérience émotionnelle
(Christophe et Rimé, 1997, étude 1). On a constaté que ces répon-
dants avaient par la suite pratiqué un partage social secondaire
dans 66 % des cas. Cette transmission du récit émotionnel avait souvent
été initiée le jour même. Elle fut généralement répétitive, et adressée à
plusieurs personnes. Selon la réponse modale, le partage secondaire
s’était manifesté « trois ou quatre fois », avec « trois ou quatre per-
sonnes ». Ces répondants furent alors répartis en trois groupes selon
l’intensité de l’émotion qu’ils avaient éprouvée au cours de leur écoute
du partage social de départ. La comparaison de ces trois groupes a établi
que la fréquence du partage social secondaire croît de manière linéaire
avec l’intensité de cette émotion ressentie lors de l’écoute initiale (voir
fig. 18 a). Ces données confirment un principe qui traverse cet
ouvrage : plus l’émotion suscitée par l’écoute est intense, plus grande
sera la propension au partage social de ce qui a été entendu.
La propagation sociale de l’information émotionnelle 163
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Il fallait cependant considérer ces données corrélatives avec pru-
dence, puisque les répondants auraient pu baser leur évaluation de
l’intensité émotionnelle de l’épisode écouté sur la fréquence avec
laquelle ils en avaient reparlé ultérieurement. Si c’était le cas, la relation
observée dans la figure 18 a perdrait tout intérêt. Pour éliminer ce
risque, on a assigné les participants d’une seconde étude à trois groupes
en leur donnant des modèles du type d’épisode qu’ils devaient récupé-
rer dans leurs souvenirs (Christophe et Rimé, 1997, étude 2). Selon les
groupes, les événements proposés comme modèles étaient moins inten-
ses, intenses, ou très intenses. Les participants devaient rechercher dans
leur mémoire une situation où quelqu’un leur avait fait part d’une
expérience personnelle correspondant aux modèles. On a ensuite pu
constater que cette méthode avait effectivement permis de recueillir
des événements de trois niveaux différents d’intensité. Dans ces don-
nées où l’intensité émotionnelle des récits était en moyenne plus élevée
que dans l’étude précédente, le partage social secondaire s’est manifesté
dans 78 % des cas. Par ailleurs, la comparaison des trois conditions
d’intensité émotionnelle a pleinement confirmé les observations résu-
mées dans la figure 18 a : plus l’émotion entendue avait été intense,
plus l’écoute a entraîné ultérieurement le partage social secondaire (voir
fig. 18 b). Au terme de ces deux études, le principe du partage social
secondaire semblait bien établi.

CONFIRMATIONS ET EXTENSIONS

Dans les études qu’on vient d’examiner, les événements récoltés


étaient essentiellement de valence négative. Or, le principe du partage
social secondaire est tout autant applicable aux épisodes émotionnels
positifs. Les données empiriques le confirment-elles ? Christophe et Di
Giacomo (1995) ont invité la moitié de leurs participants à se souvenir
d’un épisode au cours duquel on leur avait fait part d’une expérience
émotionnelle positive ; l’autre moitié a reçu des instructions analogues
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Fig. 18 a

Fig. 18 b

Fig. 18. — Le partage social secondaire en fonction de l’intensité de


l’émotion. Données de Christophe et Rimé (1997), étude 1, fig. a ; étude 2,
fig. b). Les valeurs en ordonnée sont celles des échelles de réponses (« une fois
ou deux » = 1 ; « trois ou quatre fois » = 2, etc.).
La propagation sociale de l’information émotionnelle 165
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pour une expérience négative. Sur l’ensemble des épisodes ainsi rappe-
lés, 83 % avaient fait l’objet d’un partage social secondaire, et ce en
l’absence de toute différence significative entre les épisodes positifs et
les épisodes négatifs. Toutefois, des différences intéressantes sont appa-
rues pour certains paramètres du partage social secondaire. Pour les
expériences positives, le partage secondaire avait été initié dans un délai
plus court, et le nombre de répétitions et de partenaires avait été plus
élevé. En somme, les récits d’épisodes émotionnels positifs suscitent le
partage social secondaire à des taux analogues à ceux qui se présentent
pour les épisodes émotionnels négatifs. Mais le processus apparaît à la
fois accéléré et intensifié quand il s’agit d’émotions positives.
D’autres recherches sur le partage social secondaire ont été déve-
loppées à l’Université de Bari par Antonietta Curci et Guglielmo Bel-
lelli (2004). Dans l’une de leurs études, 882 participants des deux sexes
et de tous âges se sont remémoré un épisode récent au cours duquel on
leur avait fait part d’une expérience émotionnelle personnelle. Quatre
modèles différents de récupération furent aléatoirement répartis dans les
instructions : expérience émotionnelle positive d’intensité moyenne (1)
ou d’intensité élevé (2) ; expérience émotionnelle négative d’intensité
moyenne (3) ou élevée (4). Ces consignes furent bien respectées. Dans
la condition d’expérience positive d’intensité moyenne en effet, les
épisodes les plus fréquemment mentionnés concernaient une guérison,
un départ en vacances, ou une réconciliation ; dans la condition d’ex-
périence positive d’intensité élevée, les catégories les plus fréquentes
furent tomber amoureux, obtenir un diplôme et apprendre une nais-
sance ; dans la condition d’expérience négative d’intensité moyenne,
on a rencontré des problèmes familiaux, le décès d’un proche,
l’annonce d’un divorce ou d’une séparation, et des difficultés de
couple. Enfin, la condition d’expérience négative d’intensité élevée a
suscité des épisodes comme la mort violente ou soudaine d’un proche,
ou les coups et blessures délibérés. Les mesures de l’étude ont porté à la
fois sur la rumination mentale et sur le partage social secondaire suscités
chez l’auditeur par l’écoute du récit.
La question de la rumination mentale provoquée par l’écoute d’un
récit n’avait pas encore été abordée. L’étude a montré que cette rumi-
166 L’expression des émotions : aspects sociaux
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nation s’impose d’une manière impressionnante. Elle a été mentionnée
par pratiquement tous les participants (97 %). Elle s’accompagnait dans
presque tous les cas d’images, de pensées, et de souvenirs spontanés en
rapport avec l’épisode entendu (91 %). Ces réévocations mentales
apparaissaient autant d’origine délibérée (83 %) que spontanée (78 %).
L’irruption soudaine dans la conscience était fréquente (79 %), mobili-
sait l’attention (97 %) et gênait souvent les activités en cours (50 %).
Toutefois, ces manifestations semblaient contrôlables, puisque, dans la
plupart des cas (89 %), les répondants disaient avoir été en mesure de
les éliminer du champ de leur conscience. Les épisodes positifs firent
autant l’objet de rumination mentale que les épisodes négatifs. Mais les
épisodes d’intensité émotionnelle élevée stimulèrent davantage les
ruminations que ceux d’intensité moyenne. Ces données révèlent donc
l’impact considérable et insoupçonné qu’une « nouvelle » à caractère
émotionnel a sur l’activité mentale de celui qui la reçoit. Cet impact est
d’une ampleur comparable à celui d’une expérience émotionnelle
qu’on traverse personnellement. En première analyse, c’est étonnant.
Ce l’est moins si on considère que l’effet résulte de communications
circulant entre des personnes dont les relations sont généralement inti-
mes et dont les destins sont la plupart du temps liés. L’événement émo-
tionnel vécu par A et communiqué à B a toutes les chances d’avoir un
impact important sur B, soit parce que, du fait de leur lien, ce qui
affecte A aura une incidence objective sur la vie de B, soit parce que,
tout simplement, ce lien est une base continue d’empathie entre A
et B. Dans les deux cas, une communauté d’émotions s’établit aisément
entre ces partenaires.
L’étude de Curci et Bellelli (2004) a par ailleurs clairement
confirmé que cette communauté d’émotions suscitée par le récit de A à
l’adresse de B s’étendra bien au-delà du couple qu’ils forment. En effet,
la situation d’écoute fut suivie de partage social secondaire dans 86 %
des cas. Ce partage secondaire fut souvent initié le jour même où
l’information initiale avait été reçue. En général, l’information fut
ensuite répétée à deux ou trois reprises. Dans une grande majorité des
cas, les nouvelles cibles ont été au moins au nombre de deux (68 % des
cas) et souvent davantage (47 % des cas). Ces deux dernières valeurs
La propagation sociale de l’information émotionnelle 167
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variaient en fonction de l’intensité et de la valence du récit écouté : il y
avait un partage social secondaire plus abondant pour les récits plus
intenses, ainsi que pour les récits d’épisodes négatifs.
Comme à chaque fois, la méthode d’investigation basée sur le rappel
autobiographique laissait planer des incertitudes, puisqu’on peut tou-
jours suspecter le jeu du biais de rappel : ne se souvient-on pas davantage
des épisodes dont on a reparlé ensuite ? Dans une autre étude, Curci et
Bellelli (2004) ont éliminé ce risque en appliquant la méthode du jour-
nal à l’étude du partage social secondaire. Une centaine d’étudiants ont
accepté de tenir un journal pendant quinze jours. La consigne était d’y
rapporter chaque soir avant le coucher un épisode vécu par quelqu’un
de leurs relations, et qui leur avait été révélé par cette personne elle-
même. Les participants n’ont évidemment pas rencontré quotidienne-
ment un épisode de ce type. Il s’agit néanmoins d’événements fréquents
puisque la consigne a pu être respectée en moyenne dix jours sur les
quinze impartis. Les participants ont donc été exposés à une situation de
partage social primaire une fois tous les jours et demi en moyenne. De
cette manière, 875 épisodes ont pu être récoltés, dont 302 positifs et
573 négatifs. Aucune différence significative n’a été constatée entre les
épisodes positifs et les épisodes négatifs pour le taux de rumination men-
tale ou pour celui du partage social secondaire. Au total, 79 % des épiso-
des avaient fait l’objet de rumination mentale et 54 % avaient fait l’objet
d’un partage social secondaire. Ces chiffres ne traduisent évidemment
que les réitérations survenues le jour même où la communication ini-
tiale a été reçue. Pour un tiers de ces épisodes, le partage social secon-
daire fut entrepris dans l’heure qui a suivi la communication initiale, ce
qui confirme que le ressassement cognitif et social d’une nouvelle émo-
tionnelle s’installe de manière très rapide. Au terme de leurs journaux,
les participants ont fourni les données relatives à la rumination mentale
et au partage social survenus au-delà du jour où chaque épisode avait
pris place. On a pu constater que, dans l’ensemble, 88 % des épisodes
firent l’objet de rumination mentale et 75 % d’entre eux furent soumis
au partage social secondaire. Parmi les événements qui n’avaient pas fait
l’objet d’un partage secondaire le jour même, 55 % furent partagés
ultérieurement.
168 L’expression des émotions : aspects sociaux
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Ces données recueillies sur une population du sud de l’Italie confir-
ment donc étroitement les résultats des études qui ont établi l’existence
du partage social secondaire et qui furent menées sur des populations
françaises et belges. Selon les études, les taux de partage social secondaire
enregistrés ont varié entre 66 % pour l’estimation la plus basse (Chris-
tophe et Rimé, 1997, étude 1) et 86 % pour l’estimation la plus élevée
(Curci et Bellelli, 2004, étude 1). Selon l’estimation la plus basse, on
observe donc le partage social secondaire après l’écoute d’un récit
d’émotion dans les deux tiers des cas. C’est donc un phénomène qui
revêt une importance considérable dans la vie sociale.

SURTOUT , NE LE RÉPÉTEZ À PERSONNE !

On sait maintenant que le partage social des émotions se développe


de manière privilégiée entre gens qui ont des liens d’intimité. On incline
volontiers à penser que ces liens d’intimité sont aussi le lieu d’une cer-
taine confidentialité. A priori, on ne s’attend pas à apprendre que
l’expérience émotionnelle que A a confiée à B a ensuite été colportée
par B vers C, puis par C vers D, et ainsi de suite. Selon nos représenta-
tions, l’intimité appelle la confidentialité. Or, l’étude du partage social
secondaire conduit à penser qu’il s’agit là d’une illusion. Deux dynami-
ques différentes se conjuguent en effet à cet égard. L’une lie l’écoute du
récit émotionnel à l’empathie ; l’autre lie l’émotion ressentie à la pro-
pension au partage social de cette émotion. La combinaison de ces deux
dynamiques doit nécessairement déterminer une propagation sociale de
l’information émotionnelle. Si B est ému par le récit de A, B parlera
à C ; si C est ému par ce que B lui a dit à propos de A, C en parlera à D.
La question de la confidentialité devrait ainsi se trouver télescopée par
les effets de l’émotion sur la propension à communiquer.
Sandra Petronio et Charles Bantz (1991) ont distribué différents
scénarios de communications confidentielles à 400 étudiants. Certains
participants reçurent un scénario les invitant à entrer dans le rôle
d’émetteur de la communication confidentielle ; d’autres devaient
La propagation sociale de l’information émotionnelle 169
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s’imaginer être les récepteurs d’une telle communication. En outre, les
scénarios faisaient varier le niveau de confidentialité de l’information
communiquée selon trois conditions : faiblement, moyennement, ou
fortement confidentielle. Enfin, dans une partie des cas, le scénario
comportait une recommandation explicite de confidentialité de la part
de l’auteur de la communication ; dans une autre partie, cette recom-
mandation était absente. Mis en présence d’une de ces versions du scé-
nario, chaque participant devait estimer la probabilité que la communi-
cation en cause soit transmise à d’autres personnes. Parmi ceux qui se
trouvaient dans le rôle d’émetteur de la communication, 30 %
s’attendaient à ce que la confidentialité de leur communication ne soit
pas respectée ; ce résultat ne différait pas selon le niveau de confidentia-
lité attribuée à cette communication. Parmi les récepteurs, 43 %
d’entre eux s’attendaient à ne pas respecter la confidentialité en pré-
sence d’une communication hautement confidentielle ; le chiffre était
de 46 % pour une communication modérément confidentielle, et
de 25 % dans le cas d’une confidentialité faible. Ainsi, les émetteurs
d’une communication confidentielle s’attendent à ce que la confiden-
tialité ne soit pas respectée. Et leurs attentes ne sont pas déçues puisque
les chiffres de non-respect de la confidentialité émanant des récepteurs
furent largement supérieurs aux leurs. En outre, plus la communication
a été présentée comme confidentielle aux récepteurs, plus ceux-ci se
manifestent disposés à violer cette confidentialité. Enfin, ajoutons une
précision capitale quant aux résultats de cette étude. Ils ne furent en
aucune manière modulés par la présence ou l’absence de la recomman-
dation explicite du type « surtout ne le répétez pas ! ».
Les observations de Petronio et Bantz sur les communications confi-
dentielles (1991) ont été confirmées au sein même de l’étude du partage
social secondaire. Curci et Bellelli (2004) avaient demandé aux 882 par-
ticipants de leur première étude si, lors de leur écoute initiale du récit de
l’expérience émotionnelle, une recommandation explicite de confiden-
tialité leur avait été faite par son auteur. La réponse fut affirmative
pour 12 % des épisodes émotionnels positifs et pour 15 % des épisodes
émotionnels négatifs. En examinant les données du partage social secon-
daire pour cette partie du matériel, les auteurs ont constaté que la
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recommandation explicite avait été violée dans 75 % des cas pour les
épisodes positifs, et dans 60 % des cas pour les épisodes négatifs. Ces
résultats issus d’expériences réelles confirment donc bien ce que Petro-
nio et Bantz (1991) avaient observé par des jeux de rôle : les recomman-
dations de confidentialité sont vaines. Mais ils montrent en outre qu’en
cette matière la réalité dépasse largement la fiction. En effet, dans le pire
des cas, le taux de violation de la confidentialité n’avait pas dépassé 46 %
dans l’étude des jeux de rôle de Petronio et Bantz, alors qu’il s’est établi
à 60 et à 75 % dans les situations réelles de Curci et Bellelli !
Sur le plan pratique, le meilleur conseil à donner à quelqu’un qui
ne consentirait pas à la propagation de l’information émotionnelle qui
le concerne, c’est de ne pas faire le premier pas, et donc de ne pas par-
tager du tout son expérience. S’il parle, ses espoirs de confidentialité
seront, selon toute probabilité, déçus. Les recommandations explicites
qu’on formule en vue de s’assurer la confidentialité sont le plus souvent
vaines. Mais si la confidentialité n’est pas respectée et si l’expérience
émotionnelle écoutée est ensuite colportée auprès d’autres personnes,
au moins devrait-on pouvoir espérer que le colporteur respecte
l’anonymat, et qu’il taise donc le nom de la personne source. Chris-
tophe et Di Giacomo (1995) ont demandé à leurs participants s’ils
avaient révélé l’identité de la personne source lors du partage social
secondaire. La réponse fut positive dans 73 % des cas. Il faut donc con-
clure que, dans le processus que nous étudions, on ne respecte ni la
confidentialité des expériences émotionnelles, ni les recommandations
explicites de confidentialité, ni même l’anonymat des sources de la
communication confidentielle. C’est comme si en l’absence du nom de
la personne source, le partage social secondaire perdait une part essen-
tielle de ce qui fait son intérêt.
L’étude des cibles de la transmission des communications confiden-
tielles apporte un éclairage partiel à cette question. Petronio et Bantz
(1991) ont demandé aux répondants qu’ils avaient placés dans le rôle
d’émetteurs à qui ils pensaient que leurs auditeurs transmettraient la
communication confidentielle. Une question analogue fut posée aux
répondants qui étaient mis dans le rôle d’auditeur : à qui répéteraient-ils
ce qu’ils avaient entendu ? La réponse, très unanime, fut la même dans
La propagation sociale de l’information émotionnelle 171
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les deux groupes : on en parlera à des personnes d’un très haut niveau
d’intimité, comme le meilleur ami ou la meilleure amie, l’épouse ou
l’époux, le compagnon ou la compagne. À la question des raisons pour
lesquelles l’information serait rapportée à d’autres, la réponse la plus fré-
quente chez les émetteurs comme chez les récepteurs n’en était pas vrai-
ment une et recoupait étrangement les données que nous avons rencon-
trées plus haut : on lui en parlera « parce que c’est une personne de
confiance ». Ainsi, une étrange morale émerge de ces données. Émet-
teurs et récepteurs s’accordent pour considérer que le lien de confiance
qui vous unit à une personne transcende la confiance qu’une autre per-
sonne met en vous lorsqu’elle vous confie quelque chose.
En somme, c’est le secret de Polichinelle qui domine dans la propa-
gation sociale de l’information émotionnelle. Chacun fait comme s’il
s’agissait d’une communication d’individu à individu. Or, tout le
monde sait implicitement qu’il s’agit de communication sociale. Cha-
cun veut croire qu’il sera préservé quand il s’agit de ses propres histoi-
res ; mais chacun sait que, quand il s’agit des histoires des autres, on se
les répète de bouche à oreille sous le couvert d’un « n’en parle à per-
sonne » dont personne ne tient vraiment compte. On pourrait conclure
sur ce point en empruntant à Petronio et Bantz (1991) cette citation
extraite de l’essai fameux que Georges Simmel (1950) a consacré aux
secrets. Pour le sociologue allemand, un secret est une information qui
« contient une tension qui se désagrège au moment de sa révélation...
elle est assiégée par le risque et la tentation de la trahison ; et le danger
extérieur d’être découvert est imbriqué au danger intérieur de dévoiler,
qui est comme la fascination de l’abîme ».

LA DIFFUSION DES ÉPISODES ÉMOTIONNELS

Si A a traversé un événement au cours duquel il a éprouvé une


émotion, on sait désormais qu’il en parlera à des individus B. Le prin-
cipe du partage social secondaire conduit en outre à prédire que B en
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parlera à son tour à des personnes C. La chaîne prendra-t-elle fin ici ?
Ou devons-nous encore prédire que C parlera ensuite de la même
expérience avec des individus D ? Véronique Christophe (1997) a
invité des participants de l’étude à rechercher dans leurs souvenirs une
situation où ils avaient été la cible d’un partage social secondaire, c’est-
à-dire, une situation où ils s’étaient trouvés dans le rôle C. L’examen
des sources de telles communications a confirmé ce que nous évo-
quions plus haut : on a bien affaire à des communications « de proche
en proche ». Dans 92 % des cas en effet, la personne B était un proche
du répondant C, et dans 84 % des cas, la personne A, dont B avait
communiqué l’expérience émotionnelle au répondant C, était un
proche de B. À la question de savoir si les répondants C avaient ensuite
procédé à leur tour à un partage social de l’épisode, il est apparu que ce
partage social tertiaire était intervenu au total dans 64 % des cas : à plu-
sieurs reprises dans 31 % des cas, et à une reprise dans 33 % des cas. Le
partage tertiaire fut initié le jour même où avait eu lieu le partage
secondaire dans 31 % des cas. Il faut donc conclure que le partage social
tertiaire est une réalité.
Le bilan qui se dégage des différentes études parcourues dans ce
chapitre est résumé dans la figure 19. Le cercle du centre représente
une personne qui a été confrontée à une expérience émotionnelle
d’une certaine intensité. L’étude du partage social primaire a montré
que cette personne parlera ensuite de cette expérience avec quatre ou
cinq autres individus. Cette première étape de diffusion débute à bref
délai : le partage social est initié le jour même dans 60 % des cas. Les
cibles de ce premier partage entreprendront un partage social secon-
daire dans un délai court également, et ce auprès de trois ou quatre per-
sonnes par cible. Dans un tiers des cas, le partage social secondaire est
initié moins d’une heure après l’écoute de départ (Curci et Bellelli,
2004). Les nouvelles cibles s’adresseront à leur tour à une, deux ou trois
autres personnes, et ce toujours dans des délais très brefs. Au total, cette
simulation montre que si cinq personnes sont touchées par l’informa-
tion dans le premier cercle, il y en aura 18 dans le deuxième, et 30 dans
le troisième. Plus d’une cinquantaine de personnes seront donc infor-
mées de l’événement qui a touché un membre de leur communauté.
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Ce dernier leur est plus ou moins proche. Chacun a un lien au moins
indirect avec celui ou celle qui fut au départ de la diffusion. Cette dif-
fusion de l’information se développe en quelques heures. Il apparaît
ainsi qu’aussitôt qu’un membre du groupe social a rencontré des cir-
constances génératrices d’émotion, un système efficace de propagation
de la nouvelle s’instaure, et ce généralement sans que la personne
concernée n’en ait conscience.
La figure 19 représente ainsi sous forme schématique un processus
qui fait office d’interface entre le niveau de l’individu et le niveau col-
lectif. En quelques heures, une communauté relativement vaste est

Fig. 19. — Partage social des émotions et diffusion


des informations relatives aux expériences émotionnelles
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informée d’un événement qui a touché l’un des siens. Notre exemple
repose sur une expérience émotionnelle d’intensité moyenne. Dans le
cas d’une expérience de haute intensité, on doit s’attendre à une diffu-
sion beaucoup plus large encore puisque dans un tel système les progres-
sions sont logarithmiques. En outre, la vitesse de propagation de ce type
d’information étant fonction de son impact émotionnel, on doit
s’attendre à une diffusion particulièrement rapide quand il s’agit d’un
événement grave. Enfin, à très haute intensité, on doit s’attendre à ce
que l’information de bouche à oreille soit prise en relais par les moyens
de diffusion de masse. La communauté concernée n’est alors plus seule-
ment locale. Elle devient, selon le cas, régionale, nationale, ou interna-
tionale. Une question fascinante pour les travaux futurs est celle des fac-
teurs qui favorisent le passage d’un niveau à l’autre dans cette diffusion.

LES RAISONS DE LA DIFFUSION

L’expérience émotionnelle qui touche un individu suscite donc


dans son entourage un déploiement considérable d’énergie communi-
cative. Pour chacun des acteurs de ce déploiement, les préoccupations
courantes cèdent le pas ; l’activité cognitive se met en phase avec
l’épisode émotionnel ; cet épisode prend la préséance sur les autres thè-
mes potentiels de la communication, et les interactions se focalisent sur
lui. Ce constat donne à penser que le destin émotionnel d’un seul est
d’une importance considérable pour tous. Quels peuvent être les
moteurs de cet intérêt spectaculaire accordé aux épisodes émotionnels
d’autrui dans la communication sociale ?
L’identité de celui qui a vécu l’épisode émotionnel est probable-
ment en jeu. Il s’agit ici de la définition sociale de cette personne : ce
qu’on sait d’elle, l’histoire dont elle est faite, et cette sommes d’élé-
ments diffus sur lesquels son entourage s’appuie pour la cerner, et
savoir notamment ce à quoi on peut s’attendre de sa part, ce dont on
peut lui parler ou ne pas lui parler, ce qui peut augmenter ou réduire sa
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capacité d’acteur social, ce qui peut affecter la manière dont elle va agir
ou réagir dans une situation donnée. En ce sens, une expérience émo-
tionnelle est toujours un événement identitaire pour celui qui le tra-
verse : on n’est plus exactement la même personne après qu’avant. Plus
l’expérience émotionnelle en cause est intense, plus ce principe est
d’application. Aux plus hauts niveaux de l’intensité émotionnelle, on
rencontre les expériences qui font dire à ceux qui les ont vécues que
« rien ne sera plus jamais comme avant ». Les personnes qui les côtoient
dans l’existence et doivent interagir avec eux ont donc d’impérieuses
raisons de se tenir au courant de ce qui leur est arrivé. La validité du
système sur lequel chacun s’appuie pour organiser ses rapports réguliers
avec autrui et pour donner un sens à ses réactions dépend largement de
ces mises à jour continuelles. Dans ce contexte, on peut comprendre
pourquoi la propagation du partage social de l’émotion est si peu sou-
cieuse de préserver l’anonymat de la source. S’il fallait réellement taire
le nom de la personne en cause, cette fonction de mise à jour identi-
taire que remplit le partage social des émotions serait tout simplement
exclue.
Un deuxième facteur de l’intérêt pour les épisodes émotionnels
d’autrui tient sans doute au destin commun : l’événement qui concerne
aujourd’hui l’un des membres de la communauté peut aussi bien tou-
cher n’importe quel autre membre demain. S’il s’est produit, cet évé-
nement entre désormais dans la gamme des possibles. Or, les émotions
sont les marqueurs qui distinguent les événements heureux et les évé-
nements malheureux, ceux qui sont à éviter et ceux qui sont à recher-
cher, ceux qu’il faut craindre et ceux qu’il faut envier. L’arme naturelle
dont disposent les êtres humains pour éviter les périls et se rapprocher
des conditions enviables, ce n’est ni la force, ni l’adresse, ni la vélocité,
mais la capacité d’anticipation. Leur survie dépendra notamment de
leur aptitude à se communiquer les uns aux autres efficacement, et si
possible en temps réel, ce qui peut arriver. Ce faisant, c’est la carte
mentale du monde dans lequel ils vivent et opèrent quotidiennement
qu’ils tiennent à jour.
Un autre moteur potentiel de la propagation sociale de l’infor-
mation émotionnelle concerne la mise à jour du savoir sur les émotions
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elles-mêmes. On l’a vu, les expériences émotionnelles interviennent
dans les moments charnière des séquences de buts que les individus
poursuivent. Quand l’émotion survient, il s’agit pour le sujet comme
pour ceux qui sont à ses côtés d’être en mesure de saisir ce qui se pro-
duit, d’y donner un sens, et de réagir en conséquence, le tout dans les
délais les plus brefs. Les premières manifestations d’une émotion s’ins-
tallent seulement quelques dizaines de millisecondes après l’irruption de
l’événement déclencheur, et les suivantes vont s’enchaîner en cascade
dans les secondes qui suivent. Ces signaux internes complexes se
déploient au moment où la situation extérieure elle-même est propre à
induire la confusion. En l’absence de dispositifs cognitifs préalablement
mis au point pour traiter ces informations, l’individu et son entourage
n’ont guère de chances de s’y retrouver. Lorsqu’une émotion s’installe,
l’efficacité adaptative commande que les acteurs et les observateurs dis-
posent d’un savoir qui leur permettra d’identifier l’émotion, de définir
ce qui est susceptible de la provoquer, d’en situer les composantes phy-
siologiques, expressives, subjectives et comportementales habituelles,
de savoir comment on y fait face ordinairement, et de prédire l’issue
probable de la situation. Telle est la fonction des prototypes des émo-
tions, ces structures de connaissance implicites que les individus
apprennent dès le plus jeune âge, et qui leur permettent de décrypter,
dans toute la mesure du possible, chez soi ou chez autrui, des manifes-
tations telles que la peur, la colère, la joie, la tristesse, et d’autres
encore. Ces structures de connaissance socialement partagées sont bien
documentées (voir, par exemple, Rimé, Cisamolo et Philippot, 1990 ;
Scherer, Wallbott et Summerfield, 1986 ; Shaver et Schwartz, 1987).
Comme toute structure cognitive automatique de détection et de trai-
tement de l’information, les prototypes des émotions ne sont efficaces
que s’ils sont continuellement mis à jour. Chaque nouvel épisode émo-
tionnel qui survient dans le milieu de vie est pertinent à cet égard et
met donc en œuvre un processus de documentation. Il ne serait pas
avisé d’attendre d’être soi-même le siège d’une émotion donnée pour
adapter les structures cognitives implicites dont on dispose. Chaque
expérience d’autrui est une occasion privilégiée d’alimentation de nos
connaissances prototypiques sur les épisodes et les états émotionnels.
La propagation sociale de l’information émotionnelle 177
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On peut donc comprendre l’attention particulière qu’on lui accorde
dans la vie sociale.
D’autres facteurs peuvent encore contribuer à la propagation sociale
de l’information émotionnelle. Celui qui détient une nouvelle comme
l’événement émotionnel qui a frappé autrui détient aussi une clé qui
ouvre sur l’extraordinaire, puisqu’un événement émotionnel comporte
par définition une dimension de nouveauté ou d’inattendu. Nous
avons discuté plus haut de la fascination qu’exerce un tel événement.
Communiquer à autrui des informations à propos d’un tel événement,
c’est se donner l’occasion d’exercer sur lui cette fascination. C’est donc
se garantir d’éveiller son meilleur intérêt, et ainsi d’attirer sur sa propre
personne la plus grande attention. Or chacun existe dans une très large
mesure à travers l’attention qu’il reçoit. Quand on reçoit l’attention
d’autrui, on enregistre du même coup une élévation de sa propre
estime de soi, un témoin de la valeur qu’on s’accorde à soi-même (voir,
par exemple, Leary, Tambor, Terdal et Downs, 1995). Les bénéfices
personnels que l’on retire d’une contribution à la propagation sociale
de l’information émotionnelle constituent donc un ingrédient supplé-
mentaire dans la dynamique de cette propagation.

CONCLUSIONS

Dans l’histoire de VDB racontée au début de ce chapitre, l’acteur


avait traversé un épisode émotionnel extrême et il a ensuite éprouvé le
besoin de partager cet épisode. Les caractéristiques personnelles de cet
acteur, son statut social particulier, sa notoriété, et l’intensité des émo-
tions en cause ont eu pour conséquence que ce partage social de
l’émotion s’est effectué à une échelle exceptionnellement large, et on a
vu comment le récit individuel de VDB avait pu se transmuter et
prendre la forme d’une légende dans la pensée collective. Les données
qui ont été examinées ensuite ont montré qu’à l’échelle du quotidien,
toute expérience émotionnelle subissait un traitement analogue et que
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l’échelle à laquelle le processus se développe est une fonction directe de
l’intensité de l’émotion en cause. Il recouvre un processus qui fait
office d’interface entre ce qui est éprouvé au niveau de l’individu et ce
qui appartient au savoir collectif. Parmi les facteurs qui pourraient sous-
tendre le développement d’une telle interface, on a noté l’identité de
l’acteur de l’épisode, le savoir anticipatif, et la mise à jour des connais-
sances prototypiques sur les épisodes et les états émotionnels. Chacun
de ces facteurs concerne des structures de connaissances importantes
pour la vie émotionnelle et pour la vie sociale. Un facteur supplémen-
taire a semblé devoir être ajouté à ceux-ci, avec l’attention que chacun
s’assure de la part d’autrui en initiant le processus de partage.
Chapitre 6. À qui parlons-nous de nos émotions ?
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 139 à 157
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Article disponible en ligne à l’adresse


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Chapitre 6

À qui parlons-nous de nos émotions ?


L’expression des émotions : aspects sociaux

À qui parlons-nous de nos émotions ?

LES PARTENAIRES DU PARTAGE SOCIAL DE L’ÉMOTION

Vers qui se tourne-t-on lorsque, après avoir vécu une émotion, on


éprouve l’impérieuse envie d’en parler avec d’autres personnes ? Quel-
les seront les cibles du partage social ? Beaucoup de gens se souviennent
des confidences reçues d’une personne de rencontre : sur le temps d’un
voyage en avion, un voisin de siège partage des expériences émotion-
nelles très personnelles. Des souvenirs de ce genre entretiennent l’idée
que le partage des émotions se dirige vers ceux que le hasard place
momentanément sur notre route. Mais parlons-nous réellement de ce
qui nous a ému avec les personnes qui se trouvent dans notre proximité
immédiate dans les moments qui suivent ?
Voici ce que j’ai observé un jour où, au début de l’ère du téléphone
portable, je déambulais dans une ville du sud de l’Italie. Un accident
venait de se produire à un carrefour. Heurtés par une voiture, deux jeu-
nes motocyclistes gisaient sur le sol. Une foule compacte de badauds se
pressait autour d’eux, au point que les ambulanciers parvenaient diffici-
lement à se frayer un passage. C’est à ce moment qu’un fait m’a frappé.
Parmi les témoins de l’événement, beaucoup avaient l’oreille collée à un
téléphone portable. J’ai réalisé qu’ils étaient en train de faire « en
direct », à l’adresse d’un proche, le récit de l’événement. Une telle
observation démontre que même s’il y a dans la proximité immédiate
140 L’expression des émotions : aspects sociaux
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des individus de rencontre bien placés pour partager des impressions à
propos d’une scène émotionnelle, ce n’est pas vers eux que se dirige le
plus volontiers le partage social de l’émotion. Les partenaires de choix
sont les proches. Et comme l’a manifesté l’observation de cette foule,
l’avènement du téléphone portable a créé la possibilité de contourner les
autres témoins de l’accident, et de s’adresser à tout moment à un proche.
L’expérience du voisin de siège d’avion n’est pas un mythe.
L’intimité temporaire d’une telle situation a des conséquences spécifi-
ques sur l’implication réciproque, et on incline effectivement à partager
des expériences plus personnelles dans un tel contexte. Mais en regard
de l’expérience courante, c’est une situation exceptionnelle, et c’est ce
qui lui confère une saillance particulière dans nos souvenirs. Elle est
comme l’arbre qui cache la forêt. Elle occulte les innombrables expé-
riences du quotidien au cours desquelles nous partageons nos émotions
avec nos proches. Les données empiriques rassemblées à propos des
partenaires du partage social des émotions sont sans ambiguïté à cet
égard. Dès la première étude, des résultats tranchés ont été enregistrés.
Près de deux cents personnes des deux sexes âgées de 18 à 41 ans furent
interrogées sur un épisode émotionnel récent de leur vie personnelle
(Rimé, Mesquita et al., 1991, étude 1). Les données montraient que la
première personne à laquelle ces épisodes avaient été confiés était soit
un ami proche (35 % des cas), soit le compagnon ou la compagne
(32 %), soit un membre de la famille du premier degré (28 %). C’est
donc très généralement (95 % des cas) avec les proches que les épisodes
émotionnels ont été partagés en premier lieu : environ un tiers vers les
amis proches, un tiers vers la famille et un tiers vers le partenaire
intime. Les professionnels (médecins, avocats, psychologues, ministres
d’un culte...) et les inconnus ne furent mentionnés que dans des pro-
portions dérisoires (respectivement 4 % et 1 % des cas).
Les travaux ultérieurs n’ont cessé de confirmer que les personnes
extérieures au cercle des intimes ne participent généralement pas au
processus de partage social de l’émotion. Quant au « quota des trois
tiers », il s’est par la suite révélé typique de l’âge adulte. Les recherches
ont en effet révélé d’importantes variations dans le choix des partenai-
res de partage selon l’âge et le sexe de l’émetteur. Nous allons consacrer
À qui parlons-nous de nos émotions ? 141
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les pages qui suivent à l’examen de ces données. Nous envisagerons
ensuite d’autres déterminants du choix de la cible du partage social : la
culture, l’émotion impliquée, le contexte de l’épisode en cause.

LES CIBLES DU PARTAGE SOCIAL CHEZ LES ENFANTS

À mesure que se développent les compétences linguistiques de


l’enfant, celui-ci peut progressivement « rapporter » à ses parents ce qui
s’est produit en leur absence. Combien de temps les parents demeurent-
ils les cibles privilégiées du partage social au jeune âge ? Comment évolue
le choix des cibles à cette période ? À mesure que l’enfant grandit, il
étend effectivement l’expression de ses expériences émotionnelles au-
delà de ses seuls parents et s’adresse à d’autres personnes de son entou-
rage, comme celles qui assurent sa garde pendant la journée par exemple.
À 3 ans, cette ouverture semble encore rare ; à 4 et 5 ans, elle devient de
plus en plus fréquente. Une fois atteint l’âge scolaire, l’approche systéma-
tique de la question dans un cadre rigoureux devient possible. Dans une
étude menée auprès d’enfants âgés de 6 à 8 ans (Dozier, 1994 ; Rimé,
Dozier, Vandenplas et Declercq, 1998 ; voir fig. 13 a), une expérimenta-
trice a raconté une histoire à chacun d’eux individuellement. Pour la
moitié des enfants, le récit avait un contenu émotionnel de faible inten-
sité ; pour les autres, il avait un caractère émotionnel marqué. Immédia-
tement après le récit, l’enfant a été conduit dans une salle de jeu où se
trouvaient déjà deux autres enfants de sa classe scolaire. On les a ensuite
observés pendant leurs jeux en vue d’enregistrer toute mention du récit à
l’adresse de pairs. Mais ces enfants n’ont que rarement manifesté un par-
tage social à l’égard de telles cibles. À cet âge, les pairs ne semblent donc
pas encore constituer des cibles potentielles notables pour l’expression
des émotions. Le partage social s’est-il ensuite manifesté à l’adresse des
proches ? Les parents ont été contactés en vue d’établir si l’enfant avait
évoqué le récit à son retour à la maison. Ils furent informés dans 71 % des
cas par les petits auditeurs du récit à fort contenu émotionnel, et
dans 42 % des cas par les autres. Cette différence en fonction de
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Fig. 13 a

Fig. 13 b

Fig. 13. — Partenaires du partage social de l’émotion chez des enfants


(Rimé, Dozier, Vandenplas et Declercq, 1998)
À qui parlons-nous de nos émotions ? 143
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l’intensité émotionnelle du récit montre que le partage social de l’émo-
tion a été à l’œuvre. En outre, le taux de partage du récit fortement émo-
tionnel est comparable et même supérieur au taux de partage social géné-
ralement observé chez les adultes le jour même de l’événement. On a par
ailleurs demandé aux parents de vérifier si d’autres membres de la famille
avaient été informés du récit par l’enfant. Ce ne fut que très rarement le
cas. Dans cette tranche d’âge, les parents constituent donc encore la cible
essentielle du partage social de l’émotion.
Des enfants de la tranche d’âge supérieure, 8 à 12 ans, ont été étu-
diés à l’occasion d’un « jeu de nuit » organisé lors d’un week-end par le
mouvement de jeunesse dont ils étaient membres : de tels jeux com-
portent des mises en scène que les enfants vivent avec grand émoi
(Declercq, 1995 ; Rimé, Dozier, Vandenplas et Declercq, 1998). Une
semaine après l’épisode, les participants ont été interrogés sur les per-
sonnes avec lesquelles ils en avaient parlé (voir fig. 13 b). Les parents
furent la cible du partage social dans la quasi-totalité des cas et ce à éga-
lité pour le père et la mère. Mais d’autres personnes furent également
visées : les membres de la fratrie dans une mesure assez importante, et
les amis et camarades à peine moins. Par contre, les grands-parents
n’eurent qu’un rôle négligeable. Notons qu’un enfant a rapporté en
avoir parlé à son chien, et un autre à son ours en peluche.
En somme, ces quelques données suggèrent que jusqu’à la préadoles-
cence, les parents constituent les partenaires privilégiés du partage social
des émotions. Très tôt cependant, une différenciation intervient. L’étude
du « jeu de nuit » chez les 8-12 ans révèle déjà un tableau riche puisqu’il
comprend la fratrie, les amis, les camarades. Comme on va le voir, cette
évolution se poursuit d’une manière marquée aux âges ultérieurs.

ÉVOLUTION ULTÉRIEURE

Trois études, portant respectivement sur des adolescents (12-


17 ans), des jeunes adultes (18 à 33 ans) et des adultes d’âge mûr (40-
60 ans), ont visé à faire remémorer aux participants un épisode émo-
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tionnel de leur passé récent et à leur demander de préciser quelle était
la première personne avec laquelle ils ont parlé de cet épisode : membres
de leur famille au premier degré, ami ou amie proche, compagnon ou
compagne, autres personnes telles que relations, collègues, profession-
nels, ou personnes de rencontre. On dispose ainsi d’un large aperçu de
l’évolution des cibles du partage social selon l’âge.
Chez les adolescents (Rauw et Rimé, 1990), les données des gar-
çons et des filles ont été tout à fait comparables (voir fig. 14 a). Dans
cette tranche d’âge, la famille absorbe près des deux tiers des premiers
récits d’épisodes émotionnels. Par ailleurs, environ un tiers du partage
social est dirigé en premier lieu vers les amis proches. Comparative-
ment, les autres catégories sont presque inexistantes. En particulier, les
« petits amis » ou « petites amies », ne jouissent pas encore du statut
social qui les rendrait accessibles au premier partage de l’émotion.
Dans la tranche d’âge suivante (18 à 33 ans) (Rimé et al., 1991 a,
étude 2), une évolution considérable se manifeste (voir fig. 14 b) : la
famille primaire voit son rôle considérablement réduit dans le premier
partage social de l’émotion, et on assiste à l’avènement des compagnons
et compagnes qui prennent désormais largement le relais de la famille.
Les amis proches maintiennent le rôle qu’ils avaient déjà chez les ado-
lescents et les adolescentes. Globalement, c’est donc ici qu’apparaît le
« quota des trois tiers ». Cette répartition est typique de ce groupe
d’âge, mais elle est encore plus caractéristique des femmes que des
hommes. En effet, alors qu’à l’adolescence, garçons et filles ont les
mêmes cibles, chez les jeunes adultes, les hommes s’adressent moins à la
famille que ne le font les femmes et ils se dirigent davantage qu’elles
vers le partenaire intime ainsi que vers les amis proches.
Ces différences de sexe qui s’amorcent chez les jeunes adultes quant
aux cibles du partage social de l’émotion s’affirment pleinement dans la
classe d’âge suivante (40 à 60 ans) (Rimé et al., 1991 a, étude 3) (voir
fig. 14 c). Un élément commun unit cependant les deux sexes : la
répartition des trois tiers a disparu et les compagnons et compagnes
sont devenus, et de très loin, les partenaires privilégiés du partage social
de l’émotion. Pour le reste, les deux tableaux sont radicalement diffé-
rents. Chez les femmes, la distribution du premier partage social est
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Fig. 14 a

Fig. 14 b

Fig. 14 c

Fig. 14. — « À qui en avez-vous parlé en premier lieu ? » Distribution des


choix (en pourcentages) sur les différentes classes de partenaires potentiels chez
des adolescents, des jeunes adultes et des adultes d’âge mûr (Rauw et Rimé,
1990 ; Rimé et al., 1991 a).
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diversifiée puisque les membres de la famille et les amis proches y parti-
cipent encore dans une mesure notable. Par contre, chez les hommes,
le premier partage d’une expérience émotionnelle est désormais adressé
à la compagne de manière quasi exclusive.
En résumé, l’étude du premier partenaire du partage social de
l’émotion manifeste une évolution spectaculaire avec l’âge du sujet.
Ces partenaires privilégiés appartiennent toujours au cercle des inti-
mes : famille au premier degré, amis proches, compagnon ou com-
pagne. Mais de l’adolescence à l’âge adulte, la famille est appelée à
céder la priorité aux compagnons et compagnes, qui endossent peu à
peu le rôle de substituts des figures primaires de l’attachement. Ce
mouvement, très marqué chez les femmes, l’est encore bien plus chez
les hommes puisqu’à l’âge mûr ceux-ci s’orientent presque exclusive-
ment vers leurs compagnes pour le premier partage social.
Ces données nous informent sur le choix des hommes et des fem-
mes lorsqu’il s’agit du partenaire privilégié. Elles ne nous disent pas ce
qu’il en est du réseau complet auquel les hommes et les femmes font
appel après un épisode émotionnel. On peut se précipiter vers sa com-
pagne dès qu’un événement émotionnel survient ; cela n’empêchera
pas d’en parler ultérieurement à des amis, à des membres de sa famille, à
des collègues, voire à des personnes de rencontre. Puisque le partage
social est répétitif, on doit s’attendre à ce qu’un même épisode émo-
tionnel soit rapporté à plusieurs personnes. L’étude du réseau complet
aux différents âges confirme-t-elle les tendances rencontrées pour les
partenaires privilégiés ? Nous allons examiner les données disponibles à
ce sujet pour les adolescents d’abord et pour les adultes ensuite.

LE RÉSEAU DES PARTENAIRES CHEZ LES ADOLESCENTS

Une étude détaillée des partenaires du partage social de l’émotion a


été menée auprès de 675 jeunes gens des deux sexes appartenant à quatre
classes d’âge : 12-13 ans, 14-15 ans, 16-17 ans et 18-20 ans (Rimé,
À qui parlons-nous de nos émotions ? 147
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Charlet et Nils, 2003). On leur a donné une liste de onze catégories
d’auditeurs potentiels : mère, père, membres de la fratrie, autres mem-
bres de la famille (grand-parents, oncles, tantes, cousins...), compagnon
ou compagne (petit ami, petite amie, fiancé, fiancée...), meilleur ami de
même sexe, meilleur ami de sexe opposé, amis de même sexe, amis de
sexe opposé, copains de même sexe, copains de sexe opposé, profession-
nels (médecin, avocat, ministre du culte, psy...). En se référant à cette
liste à propos d’un épisode émotionnel récent de leur vie, ils ont signalé
toutes les différentes personnes avec lesquelles ils en avaient parlé. De
cette manière, on a obtenu un tableau très détaillé de l’évolution des
partenaires pour les différents moments de l’adolescence.
Ici encore, l’appel aux personnes extérieures au cercle social stable
s’est avéré exceptionnel. Par ailleurs, au sein de ce cercle, une diffusion
considérable est apparue : dans une majorité de cas, les épisodes remé-
morés ont été partagés avec des partenaires de cinq catégories différen-
tes. En général, le réseau des garçons est très analogue à celui des filles,
et ce réseau évolue d’une manière comparable avec l’âge. Contraire-
ment à ce qu’on aurait pu supposer, en grandissant, ni les adolescents ni
les adolescentes ne réduisent d’une manière significative leur partage
social à l’adresse de leur père, de leur mère ou des membres de la
fratrie, même si, chez les garçons en particulier, les tendances vont dans
cette direction. La seule réduction significative en fonction de l’âge
concerne une catégorie qui n’était déjà pas très représentée au départ,
celle des « autres membres de la famille ».
Pour la plupart des catégories électives (compagnons, compagnes,
amis, copains...), l’évolution à l’adolescence manifeste l’extension du
partage social dans leur direction. En particulier, trois catégories d’audi-
teurs connaissent dans les deux sexes une évolution linéaire tout à fait
considérable entre 12 et 20 ans. Il s’agit d’abord des compagnons ou
compagnes, qui triplent leur score chez les garçons et qui font plus que
le doubler chez les filles, prenant ainsi position dans le peloton de tête
des partenaires du partage social de l’émotion. Il s’agit ensuite du meil-
leur ami de sexe opposé, qui double son score tant chez les garçons que
chez les filles. Il s’agit enfin des amis de sexe opposé, qui doublent leur
score chez les garçons et qui ne sont pas loin de le tripler chez les filles.
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En somme, deux choses marquent l’évolution des cibles du partage
social de l’émotion au cours de la période de l’adolescence. En premier
lieu, le partage social s’accroît dans la direction de tous les pairs de
même sexe. En second lieu, et c’est là le fait majeur, on assiste à la
découverte des pairs de l’autre sexe comme acteurs potentiels dans le
rôle d’écoute des expériences émotionnelles. À leur égard se manifeste
une ouverture grandissante qui les conduira en tête de la hiérarchie des
partenaires du partage social à l’âge adulte.
L’étude a également permis de mettre en évidence une différence
importante entre les garçons et les filles. Tous âges confondus, les filles
ont attribué des scores significativement supérieurs à ceux attribués par
les garçons pour six catégories de partenaires – la mère, la fratrie, le
compagnon, le meilleur ami de même sexe, les amis de même sexe et
les amis de sexe opposé – montrant ainsi qu’avec ces partenaires elles
avaient partagé l’épisode émotionnel d’une manière plus intensive que
les garçons. Ces données suggèrent donc que, si les garçons et les filles
ont un réseau de distribution très comparable tout au long de l’ado-
lescence, leur utilisation de ce réseau n’est pas exactement la même : le
partage social des filles semble plus intensif que celui des garçons, pour
une partie de leurs partenaires au moins.

LE RÉSEAU DES PARTENAIRES CHEZ LES ADULTES

Chez les adultes, une étude a été menée simultanément sur trois
groupes : 25 à 40 ans, 60 à 75 ans et 76 à 95 ans (Rimé, Finkenauer et
Séverin, 1996, voir fig. 15). Les participants, des deux sexes, devaient
partager leur existence avec un compagnon ou une compagne. Leurs
données ont été récoltées par la technique de journal de bord : à raison
de cinq soirs consécutifs, ils ont répondu à des questions sur l’épisode
émotionnel le plus important de leur journée. En particulier, ils ont
mentionné les différentes personnes avec lesquelles cet épisode avait été
partagé : membres de leur famille au premier degré, ami ou amie
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Fig. 15 a

Fig. 15 b

Fig. 15 c

Fig. 15. — « En avez-vous parlé à... ? » Distribution des choix


(en pourcentages) sur les différentes classes de partenaires potentiels
chez des adultes de trois catégories d’âges
(Rimé, Finkenauer et Séverin, 1996)
150 L’expression des émotions : aspects sociaux
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proche, compagnon ou compagne, autres personnes telles que membre
du cercle des relations sociales, collègues, professionnels, ou personnes
de rencontre.
Les données des 25-40 ans confirment un tableau déjà connu : on y
retrouve la prépondérance des compagnons et compagnes typique de
l’accès à l’âge adulte et on observe ici encore que cette prépondérance
est nettement plus forte chez les hommes que chez les femmes. Les
membres de la famille viennent en deuxième lieu. Le rôle des amis est
relativement restreint et comparable à celui des « autres types de parte-
naires », qui sont quasiment absents des recueils relatifs au premier parte-
naire de partage social. En outre, il se confirme que le réseau des hom-
mes est plus restreint que celui des femmes : ils font moins appel aux
membres de la famille, aux amis, et aux « autres » et partagent avec leur
compagne la quasi-totalité des épisodes émotionnels qu’ils rapportent.
Le même tableau se retrouve dans les données des répondants de 60
à 75 ans et dans celles des 76 à 95 ans. Il est donc remarquablement
stable et il contraste sur ce plan avec les transformations spectaculaires
qui marquent la transition de l’enfance à l’âge adulte. On notera cepen-
dant que le recours aux membres de la famille tend encore à se réduire
chez les hommes dans les groupes plus âgés, alors qu’il croît avec l’âge
chez les femmes. Les commentaires des participantes ont permis
d’éclairer leur évolution à cet égard : c’est par leurs enfants que les fem-
mes plus âgées sont amenées à un partage social de l’émotion particu-
lièrement dirigé vers la famille.
Ainsi, tout confirme qu’à l’âge adulte le réseau de partage social est
réduit chez les hommes alors qu’il demeure diversifié chez les femmes :
les hommes privilégient le partage social adressé à leur compagne. Or,
les hommes et les femmes ne se distinguent jamais pour ce qui
concerne la répétition du partage social ( « À combien de reprises en
avez-vous parlé ? » ). Il faut en déduire que les hommes parlent du
même épisode émotionnel de manière répétitive avec leur compagne.
La situation des couples est donc marquée par un déséquilibre réel en
matière d’expression des émotions. Comment cela se fait-il, alors qu’à
l’adolescence les garçons et les filles ont des habitudes de partage social
comparables ?
À qui parlons-nous de nos émotions ? 151
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Les normes d’expression pourraient être en cause ici. La norme
selon laquelle « les grands garçons ne pleurent pas » ne pèse peut-être
son véritable poids que lorsqu’on accède à l’âge adulte. Elle se heurte
alors au fait que la pression à partager les émotions s’exerce de manière
semblable chez les hommes et les femmes – toutes nos données vont
dans ce sens. Comment répondre au besoin impérieux de partager ses
expériences émotionnelles alors qu’on est un homme et qu’on ne peut
manifester ses émotions ? Comme on l’a déjà suggéré plus haut, la solu-
tion pourrait consister à ne le faire qu’avec la personne à laquelle on
accepte de se montrer nu...
Cette prépondérance accordée par les hommes à leur compagne en
matière de partage social de l’émotion n’est pas sans conséquences
potentielles : un homme qui perd sa compagne perdra davantage sur le
plan émotionnel qu’une femme qui perd son compagnon, et il sera
moins préparé aux solutions alternatives. Avec qui les veufs partage-
ront-ils leurs émotions si leur partenaire à peu près exclusif pour le par-
tage était leur compagne ? En outre, quand un homme perd sa com-
pagne, il s’exprime généralement moins à propos de cette perte que les
femmes qui ont perdu leur compagnon (Stroebe et Stroebe, 1991). Ces
éléments ne sont sans doute pas dépourvus de lien avec les constatations
répétées selon lesquelles l’impact psychologique de la perte du conjoint
est plus important chez les veufs que chez les veuves.

PARTENAIRES DU PARTAGE SOCIAL DE L’ÉMOTION ET CULTURE

D’une culture à l’autre, les relations avec les diverses composantes


du cercle relationnel peuvent prendre des colorations très différentes.
Geert Hofstede (1991) a notamment montré que les cultures diffèrent
quant à la distance psychologique existant entre les individus et les
figures d’autorité : cette distance est plus marquée dans les cultures
collectivistes que dans les cultures individualistes. C’est ainsi qu’à
l’adolescence les relations parents-enfants sont marquées par
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l’obéissance et le respect dans les cultures collectivistes alors que
l’égalité s’impose avec la croissance dans les cultures individualistes.
Dans cette perspective, Archana Singh-Manoux (1998) a formulé
l’hypothèse selon laquelle, comparés à ceux de cultures individualistes,
les adolescents de cultures collectivistes partageraient beaucoup moins
leurs émotions avec leurs parents, grands-parents, oncles et tantes, et
beaucoup plus avec des pairs comme les membres de la fratrie, cou-
sins, amis. À raison d’environ 200 répondants par groupe, l’étude a
comparé quatre groupes d’adolescents de cultures différentes : Indiens
vivant à la New Delhi, Indiens émigrés en Grande-Bretagne, Britan-
niques, et Français. Les données relatives au premier partenaire de par-
tage social auquel ces adolescents ont parlé d’une expérience émotion-
nelle donnée (voir fig. 16) ont une allure très comparable à celles qui
ont été décrites plus haut pour la même classe d’âge. En particulier, les
données des adolescents français sont pratiquement superposables à
celles de Rauw et Rimé (1990) pour des adolescents belges franco-
phones (voir fig. 13). Par ailleurs, les différences culturelles attendues
se vérifient. Les adolescents indiens, qui représentent une culture col-
lectiviste, font beaucoup moins appel à la catégorie des parents, grand-
parents, oncles et tantes que les adolescents britanniques et français,
qui représentent des cultures individualistes. Par ailleurs, quand on
regroupe les catégories de « pairs » qui figurent dans les données, c’est-
à-dire, les membres de la fratrie, les cousins, et les amis proches, les
taux observés dans la nouvelle catégorie s’élèvent alors à 74 et 72 %
respectivement pour les adolescents indiens de la New Delhi et pour
ceux vivant en Grande-Bretagne, et à 56 et 59 % respectivement pour
les adolescents britanniques et français. Comme prédit, les adolescents
indiens font donc moins appel aux figures d’autorité et davantage
appel à leurs pairs. Il est notable que l’émigration et l’insertion à la
culture britannique d’une partie d’entre eux n’a pas modifié cette
orientation dans le sens de la pratique du pays d’accueil.
Le choix des partenaires du partage social de l’émotion est donc
effectivement déterminé par la manière dont la culture définit les rela-
tions qui s’établissent entre les différents membres du réseau social.
À qui parlons-nous de nos émotions ? 153
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Fig. 16. — Les premiers partenaires du partage social d’un épisode émo-
tionnel chez des adolescents de quatre groupes culturels (d’après Singh-
Manoux, 1998, p. 164). Les données sont exprimées en pourcentage pour
chaque groupe. On a omis la catégorie « inconnus » pour lesquels des valeurs
nulles ou proches de zéro ont été enregistrées.

DES PARTENAIRES DIFFÉRENTS SELON L’ÉMOTION EN CAUSE ?

Dans quelle mesure le choix de la personne à laquelle on adressera


le récit de l’expérience émotionnelle sera-t-il modulé en fonction du
type d’émotion en cause ? Batja Mesquita (1993 ; Rimé et al., 1991 a,
étude 4) a invité des adultes des deux sexes à se rappeler d’épisodes
émotionnels de cinq types différents : joie, peur, colère, tristesse, ou
honte. En référence à cet épisode, ils ont ensuite indiqué les personnes
avec lesquelles ils en avaient parlé : compagnon ou compagne, ami,
connaissance ou collègue, parents, frère ou sœur. Seules les expériences
de honte ont suscité des différences majeures dans les choix des parte-
154 L’expression des émotions : aspects sociaux
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naires. Pour ces expériences, le partage vers la plupart des cibles
(parents, fratrie, connaissances, collègues) s’est avéré réduit ; seuls les
partenaires électifs, comme les compagnons, compagnes et amis, ont vu
leur rôle inchangé, que l’épisode ait impliqué de la honte ou non.
La honte apparaît donc comme un facteur déterminant dans la
modulation du choix du partenaire du partage social de l’émotion.
Singh-Manoux (1998) l’a également observé dans le contexte intercul-
turel. Elle a comparé plus d’un demi-millier d’épisodes récoltés pour
chacun des trois types d’épisode qu’elle a étudiés chez les adolescents de
quatre cultures : peur, colère et tristesse. Ici également, on a constaté
que c’est la honte qui fait la différence dans le choix des cibles (fig. 17).
Lorsqu’il s’agit d’épisodes de honte en effet, la catégorie parentale perd
près de la moitié du taux de partage qu’elle reçoit pour les autres émo-

Fig. 17. — Les premiers partenaires du partage social d’un épisode émo-
tionnel en fonction du type d’émotion qui a caractérisé l’épisode (d’après
Singh-Manoux, 1998, p. 163). Les données sont exprimées en pourcentage
pour chaque groupe. On a omis la catégorie « inconnus » pour lesquels des
valeurs nulles ou proches de zéro ont été enregistrées.
À qui parlons-nous de nos émotions ? 155
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tions. La catégorie des frères, sœurs et cousins n’est pas affectée par le
type d’émotion. Par contre, les amis proches, déjà très favorisés dans ce
groupe d’âge, voient leur rôle encore accru pour les épisodes honteux.
Des données très convergentes démontrent ainsi que la nature de
l’émotion évoquée dans un épisode émotionnel peut écarter celui qui
l’a vécu de certains partenaires habituels du partage, et le rapprocher
d’autres. Mais, dans l’état actuel des connaissances, cette constatation ne
concerne que la honte : les autres émotions étudiées n’ont pas mani-
festé d’effet notable sur le choix de la cible. Quand un épisode com-
porte des éléments à la défaveur de celui qui l’a vécu, le partage social
de l’émotion s’en trouve donc affecté, mais il s’effectue malgré tout.
C’est dans la modulation du choix de la cible que l’émetteur trouve la
solution qui lui permet d’exprimer l’expérience tout en sauvegardant
son ego.

DES PARTENAIRES DIFFÉRENTS


SELON LE CONTEXTE DE L’ÉPISODE ÉMOTIONNEL

Toutes les données que nous avons rapportées ont mis en avant le
rôle du cercle familial et du cercle relationnel électif (compagnons,
compagnes, amis...) dans le partage social de l’émotion. Alors que les
collègues de travail ne semblent habituellement pas rencontrer de suc-
cès à cet égard, le tableau change lorsqu’on se focalise sur des épisodes
émotionnels survenus dans le contexte de la profession.
Ainsi, la profession de psychothérapeute expose ses praticiens à des
expériences émotionnelles importantes, du fait des événements rappor-
tés par les patients et des sentiments que ceux-ci extériorisent. Par ail-
leurs, les psychothérapeutes sont tenus au secret professionnel. Cela
implique-t-il qu’ils ne partagent pas les expériences émotionnelles de
leur vie professionnelle ? Selon la logique du partage social de l’émo-
tion, cela n’est pas pensable : s’il y a émotion, il doit y avoir partage
social de l’émotion. Aurore Roland (2000) a invité des psychothéra-
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peutes à se rappeler une émotion intense et douloureuse ressentie à
l’écoute d’un client. Plus de quatre-vingts psychothérapeutes apparte-
nant à diverses écoles ont répondu, en référence à des épisodes de
deuil, de détresse, de maladie ou d’accident, d’abus sexuel, de maltrai-
tance, ou d’autodestruction. La prédiction du partage social de l’émo-
tion fut confirmée : dans 89 % des cas, les psychothérapeutes ont par-
tagé l’épisode cible à au moins une reprise, et le nombre moyen de
reprises dépassait six. Comme pour les événements de la vie courante,
le partage social avait été initié le jour même dans environ 60 % des cas.
Les expériences émotionnelles vécues par les psychothérapeutes dans
l’exercice de leur profession sont donc bien soumises aux règles du par-
tage social. Quels furent les partenaires ? Comme toujours chez les
adultes, le conjoint venait en tête. Mais il était suivi de près par les
collègues psychothérapeutes. On a également demandé aux psycho-
thérapeutes de préciser la personne avec laquelle le partage social leur
avait été le plus bénéfique. Ici, le conjoint ne fut mentionné que
par 17 % des participants. Par contre, différentes catégories profession-
nelles occupaient une place notable : des collègues psychothérapeutes
(35 % des répondants), un superviseur (25 %), leur propre psychothéra-
peute (11 %). En cumulant ces différentes cibles professionnelles, on
atteint un total de 71 %.
Lorsque l’épisode émotionnel s’est déroulé dans le contexte profes-
sionnel, les collègues de travail voient donc leur rôle rendu très impor-
tant dans le partage social de l’émotion. D’autres données l’ont
confirmé. Fabienne Laurens (2000) a étudié 133 membres du personnel
infirmier d’hôpitaux, principalement occupés dans des unités de soins
intensifs et dans des services d’urgence. Ces personnes ont fait référence
à « un événement émotionnel récent et difficile à gérer » survenu dans
leur travail professionnel. La catégorie d’événement la plus représentée
fut le décès d’un patient (53 % des cas). Pour l’ensemble des événe-
ments, le taux global du partage social s’est élevé à 97 % et celui des
événements partagés le jour même, à 86 %. Ces chiffres, particulière-
ment élevés, s’expliquent par l’intensité émotionnelle extrême d’une
grande partie des épisodes évoqués. Parmi les cibles, les collègues arri-
vaient en tête et les conjoints venaient en deuxième position. Ils étaient
À qui parlons-nous de nos émotions ? 157
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suivis des amis proches, des médecins et de membres de la famille. Une
autre étude a porté sur 79 officiers de police et membres du personnel
des services de secours. Tous étaient intervenus lors d’une catastrophe
ferroviaire qui avait causé la mort de huit personnes et ils furent donc
interrogés sur la première personne avec laquelle ils avaient partagé les
expériences émotionnelles éprouvées à l’occasion de cette intervention
(Zech, Ucros, Rimé et DeSoir, 2002). Le conjoint arrivait en tête
avec 61 % des réponses et les collègues venaient en deuxième position
avec 39 %.
Les données recueillies à propos des événements émotionnels vécus
dans un cadre professionnel confirment une fois encore le rôle essentiel
des conjoints dans le partage social de ces épisodes chez les personnes
adultes. Mais dans ce contexte particulier les collègues de travail occu-
pent également un rôle qu’ils ne remplissent en aucun cas quand il
s’agit d’événements émotionnels non professionnels.
Chapitre 5. Du côté de celui qui écoute…
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 111 à 137
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/le-partage-social-des-emotions--9782130578543-page-111.htm

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L’expression des émotions :
aspects sociaux
DEUXIÈME PARTIE
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Chapitre 5

Du côté de celui qui écoute...


L’expression des émotions : aspects sociaux

Du côté de celui qui écoute...

Si le partage social des expériences émotionnelles est une activité


que les gens déploient abondamment dans la vie quotidienne, chacun
doit donc se trouver souvent exposé aux récits émotionnels de ceux
qui l’entourent. Le rôle d’auditeur du partage social de l’émotion
d’autrui occupe nécessairement une large part de notre vie sociale. De
quelle manière accueille-t-on ce rôle ? Comment le remplit-on ? Que
ressent-on à l’écoute du récit émotionnel d’autrui ? Comment y réagit-
on ? Quel est l’impact du partage social de l’émotion sur les liens inter-
personnels ? Ce sont les questions qui font l’objet de ce chapitre.

LA FASCINATION DE L’AUDITEUR

Si nous contribuons régulièrement au rôle d’auditeur du partage


social de l’émotion, nous devrions être aisément capables d’évoquer des
souvenirs de situations où nous nous sommes prêtés à l’écoute d’un
récit d’épisode émotionnel. Différentes recherches menées par Véro-
nique Christophe (1993, 1997 ; Christophe et Rimé, 1997) se sont
appuyées sur ce postulat. Des répondants ont été invités à rechercher
des souvenirs récents de situations d’écoute. En effet, les répondants
n’ont pas eu à déployer de grands efforts pour répondre à cette
114 L’expression des émotions : aspects sociaux
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demande. Les souvenirs d’écoute abondent chez la plupart des gens.
L’une des études a été menée auprès de jeunes adultes des deux sexes.
Ils ont donné une brève description d’un épisode d’écoute retrouvé
parmi leurs souvenirs récents et ont ensuite indiqué sur des échelles à
7 degrés dans quelle mesure ils avaient éprouvé les différentes émotions
de base au cours de cette écoute. Les résultats ont révélé deux pics, l’un
pour la surprise, et l’autre, spectaculairement élevé, pour l’intérêt (voir
fig. 7). Cela témoigne de la fascination que le récit de l’émotion exerce
généralement sur l’auditeur. Au puissant besoin que manifestent les
gens de parler de leurs expériences émotionnelles répond donc, comme
la pièce complémentaire d’un puzzle, l’intérêt de leurs auditeurs. En
cette matière, l’offre et la demande sont en harmonie. Mais d’où vient
cette fascination qu’exerce le récit de l’émotion ?
Il faut se souvenir que dès le plus jeune âge, les enfants sont déjà
fascinés par les récits que leur proposent les adultes, et ce d’autant plus
que ces récits comportent l’extraordinaire, le merveilleux ou l’horrible.

Fig. 7. — Profil des émotions ressenties par les auditeurs


à l’écoute du partage social d’un épisode émotionnel
(données de Christophe et Rimé, 1997)
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Dans la société contemporaine, l’univers des médias perpétue ensuite
cette fascination sous de multiples formes : romans, comédie, tragédie,
poésie, lyrisme, cinéma, photographie et d’autres encore. Au quoti-
dien, les nouvelles des journaux, de la radio et de la télévision alimen-
tent la même veine. La part d’émotion qui est véhiculée par ces diffé-
rents sous-univers de la diffusion est assurément pour beaucoup dans
l’attrait qu’ils exercent. Mais cet attrait pour le récit chargé d’émotion
n’est jamais que le sous-produit de la fascination que suscite le spectacle
direct d’un événement générateur d’émotions. On sait à quelle vitesse
les badauds se rassemblent lorsqu’un incendie se déclare. Dès qu’ils
croisent sur leur route le spectacle de l’accident routier, les automobi-
listes ralentissent quitte à provoquer des embarras de circulation, voire
de nouveaux accidents. Rares sont ceux qui résistent à l’envie de scru-
ter les tôles froissées, le désarroi des victimes, l’empressement des
secours. Pourquoi cette curiosité pour les événements émotionnels ?
Voici une observation qui illustre cette question de la fascination du
témoin dans toute sa complexité. La scène se déroule dans un train qui
traverse la France. Soudain ce train freine brutalement et s’immobilise
dans la campagne sans que les voyageurs puissent en saisir la raison.
L’arrêt se prolonge et il n’y a toujours pas d’explication. Dans les voitu-
res, les voyageurs se parlent, vont et viennent. La rumeur amène pro-
gressivement la cause de l’arrêt. Une personne s’est suicidée sur les
voies et l’autorité judiciaire va entreprendre les constatations d’usage.
Cela prendra du temps. Un émoi important se répand parmi les voya-
geurs à l’annonce de la nouvelle. La curiosité et l’intérêt pour
l’événement sont patents. Mais le train est long et on ne peut en sortir.
On abaisse les fenêtres pour tenter vainement d’apercevoir quelque
chose. On circule dans les voitures et on se parle abondamment. On
spécule sur ce qui s’est passé, sur ce qui se passe, et sur ce qui va se pas-
ser. Une animation teintée d’excitation règne. Après une longue
attente, le train reprend enfin sa marche à allure lente. Les voyageurs se
massent aux fenêtres, impatients de voir. Les voitures passent à hauteur
des lieux du drame, et là, brusquement, la polarité des émotions
s’inverse. Contrairement aux usages, les débris humains n’ont pas tous
été recouverts. Les voyageurs voient plus que ce qu’ils ne voulaient.
116 L’expression des émotions : aspects sociaux
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Des cris sont poussés dans les compartiments. Des gens blêmes retom-
bent sur leur siège et un silence lourd s’installe dans les compartiments.
Dans cette scène, la question de la fascination du témoin pour
l’événement à caractère émotionnel se développe complètement. À
l’instar de tout être humain, les voyageurs ont été attirés irrésistible-
ment par le spectacle générateur d’émotions. Comme des papillons, ils
ont fait mouvement vers le foyer, et ils se sont brûlé les ailes. Immédia-
tement avant, ils étaient des témoins distants. Ils participaient à
l’événement par la médiation des rumeurs, de l’imagination des autres
voyageurs et de leurs propres fantasmes. Dans ce contact distal avec la
scène, la dimension de curiosité et d’éveil attentionnel était prépondé-
rante. Elle ne pouvait qu’attiser la focalisation sur le point d’origine des
émois, et entraîner ainsi le contact proximal. Intervenu d’une manière
extrême, ce contact proximal a causé le renversement brusque de la
valence des émotions, transmutant l’attrait et la fascination en une
expérience d’effroi. Alors, pourquoi cette fascination du témoin ? Et
pourquoi l’effroi ? Il n’y a pas de réponse simple à ces questions qui
n’ont guère retenu l’attention scientifique jusqu’à présent. Mais il existe
plusieurs modèles auxquels on peut faire appel pour défricher le terrain.
Un premier modèle utile à cet égard décrit un processus de défense
en cascade que toute exposition à un événement nouveau est susceptible
de déclencher (Bradley et Lang, 2000 ; Lang, 1995 ; Lang, Bradley et
Cuthbert, 1997). Inspiré de travaux classiques sur les déterminants de
l’éveil cortical (Berlyne, 1960 ; Hebb, 1949 ; Sokolov, 1963), ce
modèle s’appuie sur le postulat selon lequel un événement nouveau
constitue toujours une menace potentielle et amorce donc d’emblée
une réaction de défense. C’est l’activation du cortex cérébral, modéré-
ment accrue par l’effet de la nouveauté, qui en déclenche le premier
stade. Celui-ci privilégie le traitement perceptif : les comportements
sont inhibés et priorité est donnée à la prise d’information sensorielle et
à la détection d’éventuels indices de danger. Il y a donc place ici pour
une phase de fascination. Si ces opérations perceptives engendrent des
accroissements supplémentaires de l’activation, le second stade de la
réaction de défense se déclenche. Les changements physiologiques pré-
paratoires à l’action défensive se développent alors et les comporte-
Du côté de celui qui écoute... 117
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ments de défense, attaque ou fuite selon les circonstances, sont mis en
œuvre de manière effective. Si on suit ce modèle, la fascination émo-
tionnelle trouverait donc ses sources dans la nouveauté, dans la menace
potentielle que cette nouveauté constitue, ainsi que dans l’analyse de
l’événement nouveau que cette menace active.
L’accommodation cognitive décrite par Piaget (1946) fournit un
autre modèle utile pour la question de la fascination émotionnelle.
Selon Piaget, toute confrontation à un événement qui échappe aux
cadres habituels de référence, obligera l’individu à transformer ses schè-
mes cognitifs ou à en élaborer de nouveaux. C’est bien se qui se pro-
duit dans les situations émotionnelles, puisque les données incompati-
bles avec les schèmes cognitifs habituels y sont centrales. Les modèles
théoriques contemporains des traumatismes émotionnels (par exemple,
Horowitz, 1976 ; Janoff-Bulman, 1992) font d’ailleurs largement appel
aux concepts de Piaget pour rendre compte des souvenirs obsédants et
de la fascination attentionnelle que les situations émotionnelles extrê-
mes peuvent engendrer. Si on suit la logique de l’accommodation,
l’exposition à une situation émotionnelle extrême imposera à l’individu
un travail cognitif majeur de réévaluation et de révision des schèmes.
Le processus sera long et laborieux. Il impliquera la représentation
périodique de l’événement en mémoire de travail, ce qui constitue une
importante source de détresse. Le stress post-traumatique serait précisé-
ment la manifestation de cette détresse. Dans cette perspective, la fasci-
nation émotionnelle apparaît comme un outil mis en œuvre par le sys-
tème cognitif quand ses propres structures doivent être réactualisées à la
suite d’un événement.
Ainsi, les deux modèles qu’on vient d’évoquer expliquent la fascina-
tion émotionnelle par une mobilisation perceptivo-cognitive particu-
lière occasionnée par l’événement. Pour chacun de ces modèles, ce ne
serait pas l’événement comme tel qui suscite cette mobilisation, mais
bien le résultat de sa comparaison aux événements déjà vécus antérieure-
ment ( « nouveauté » ), ou aux structures d’information déjà constituées
( « incompatibilité » ). Selon d’autres points de vue cependant, la fascina-
tion émotionnelle pourrait résulter directement de la nature particulière
de l’événement. Ainsi, le philosophe et historien de la religion Rudolf
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Otto (1923) a décrit le sentiment spécifique suscité par un événement qui
se situerait radicalement hors de la gamme des choses habituelles,
connues et comprises. Dans la langue anglaise, ce sentiment est particu-
lièrement bien exprimé par le mot d’origine indo-européenne « awe »,
avec sa connotation double d’attrait et de fascination, d’une part, et
d’effroi et de répulsion, d’autre part. « Awe » signifie en effet « frappé
d’une terreur mystérieuse ou d’un respect mêlé de crainte ». Pour Otto,
la fascination émotionnelle s’installe non pas simplement parce que
l’événement est différent ou nouveau, mais bien parce qu’il apparaît
d’une nature radicalement différente. Il apparaît d’une nature autre, au sens
fort de ce terme, que celle des événements dans lesquels on baigne
d’habitude. Quand un événement suscite un tel sentiment, il a un impact
particulier sur l’imagination. Otto suggère que c’est précisément là que
résiderait la source de la vive curiosité qu’un tel événement suscite.
Il pourrait encore y avoir une autre source à la fascination. Les épi-
sodes émotionnels touchent souvent à la dignité ou à la sécurité des
personnes. Ils comportent des thèmes comme les questions de vie ou
de mort, l’accident, la perte de contrôle, l’échec, ou la dégradation.
Dans la vie courante, les gens s’efforcent précisément de maintenir
éloignés d’eux-mêmes de tels thèmes, au point de se refuser de les évo-
quer ne serait-ce qu’en pensée (voir par exemple Greenberg, Solomon
et Pyszczynski, 1997 ; Taylor et Brown, 1988). Or, il est maintenant
établi que de manière paradoxale, quand on s’efforce d’écarter de sa
pensée consciente une idée donnée, l’accessibilité de celle-ci tend du
même coup à augmenter (par exemple, Wegner, Schneider, Carter et
White, 1987). C’est l’opération continue d’un processus cognitif auto-
matique de recherche d’une cible à supprimer qui aurait pour effet per-
vers de rendre la personne hypersensible à l’idée qu’elle voulait précisé-
ment éviter (Wegner et Erber, 1992). Dans cette logique, on est donc
amené à prédire que les gens deviennent particulièrement sensibles aux
thèmes qu’ils s’efforcent habituellement d’éviter. De cette manière, des
événements qui mettent en scène des thèmes comme les questions de
vie ou de mort, l’accident, la perte de contrôle, l’échec, ou la dégrada-
tion, pourraient paradoxalement susciter la fascination en raison de la
censure dont ces thèmes font continuellement l’objet.
Du côté de celui qui écoute... 119
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En somme, il n’existe pas de réponse univoque à la question de la
fascination exercée par les épisodes émotionnels. Mais plusieurs pistes
pointent le caractère inhabituel, « extraordinaire », de l’événement fasci-
nant. La fascination pourrait donc résulter d’un système cognitif qui
opère aux limites des grilles de lecture dont il dispose. Elle pourrait aussi
découler d’une confrontation à des significations qu’on était mal préparé
à affronter. Quant à l’exposition au récit de l’émotion, qu’il s’agisse de
partage social ou d’exposition médiatique (biographie, nouvelle, roman,
théâtre, cinéma, etc.), l’intérêt qu’elle suscite s’explique en partie au
moins par l’exposition distale qui la caractérise. En contraste avec
l’exposition directe à l’événement, l’auditeur du partage social et le lec-
teur du récit occupent en effet des positions privilégiées. Pleinement
exposés aux données fascinantes, ils demeurent cependant à distance de
l’événement réel parce qu’ils se trouvent dans un autre temps. Les faits
acheminés par la chaîne de la communication humaine sont devenus
virtuels. Ils leur parviennent cadrés, assimilés, traités, interprétés, et mis
en forme par le langage et par les conventions narratives. La position de
l’auditeur, comme celle du lecteur, est donc distale à souhait, mais le
potentiel de fascination constitué par un événement émotionnel n’en est
pas pour autant réduit. Les données évoquées sont patentes. Elles sont
puissamment propices à la stimulation des images mentales. Elles ont un
considérable pouvoir d’évoquer des significations. Et loin du danger
immédiat, l’imagination et l’activité symbolique ont libre cours.
On pourrait conclure sur ce point en suggérant que les fonctions de
recherche de sens et de production de sens, dont nous aurons large-
ment l’occasion de reparler plus loin, contribuent pour beaucoup à la
fascination émotionnelle.

LES ÉMOTIONS DE L’AUDITEUR

Celui qui partage une expérience émotionnelle avec autrui active


en son propre sein des images mentales de cette expérience. Ces images
entraînent généralement à leur tour la réactivation de manifestations
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physiologiques intervenues au cours de l’épisode. C’est ainsi que le par-
tage social de l’émotion suscite le revécu émotionnel chez l’émetteur.
Quant à l’auditeur, celui-ci se trouvera exposé à un double faisceau de
signaux émotionnels. Dans sa composante non verbale, ce faisceau
comporte les mimiques faciales, les gestes, les mouvements corporels,
les tremblements, la transpiration, les manifestations de la respiration,
les variations du signal vocal, celles des signaux faciaux avec notam-
ment les larmes, la rougeur, la pâleur, et bien d’autres encore. Ces
signaux non verbaux sont accompagnés d’informations verbales émo-
tionnelles : on évoque des événements, on décrit des réactions et des
comportements, on rapporte des émotions et des impressions subjecti-
ves. Plus l’expérience partagée a été intense, plus abondante sera la
masse du matériel émotionnel non verbal et verbal diffusé lors de son
partage. Chez l’auditeur qui est exposé à ce matériel, deux effets
importants pourront en résulter : la contagion émotionnelle et
l’empathie.
On parle de contagion émotionnelle lorsque le rire d’une personne
s’étend à son entourage, lorsque sa peine déclenche des larmes et du
chagrin chez les autres, ou encore lorsque son angoisse se diffuse dans
son groupe social. La contagion émotionnelle désigne donc des mani-
festations émotionnelles qui se développent sur le mode automatique
en symbiose avec celles de congénères. Elle peut donc envahir
l’individu sans que celui-ci ait d’emblée une conscience claire des cau-
ses de son état. Le mécanisme de la contagion émotionnelle n’est pas
clairement établi, mais les conditions individuelles et situationnelles qui
amplifient la sensibilité à la contagion sont connues (Hatfield, Cac-
cioppo et Rapson, 1994). Ainsi, les enfants sont plus sensibles à la
contagion que les adultes. Les personnes plus faibles ou plus démunies y
sont plus sensibles que les personnes qui détiennent du pouvoir. En
outre, la contagion émotionnelle affecte plus facilement des personnes
qui ont des traits communs ou des préoccupations communes. Enfin
elle touchera davantage des individus unis par la familiarité, par un lien
d’affection, ou par un rapprochement physique ou psychologique
intervenu dans un passé récent. L’empathie conduit aux mêmes effets
que la contagion émotionnelle et les facteurs qui favorisent l’empathie
Du côté de celui qui écoute... 121
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sont à peu près les mêmes que ceux qui facilitent la contagion émo-
tionnelle. C’est donc également un processus par lequel on endosse
l’émotion d’autrui. Toutefois, il n’est plus question ici d’automatisme
puisque l’empathie procède en droite ligne de la compréhension de la
situation de l’autre personne. Elle résulte des images mentales que
l’adoption de la perspective d’autrui engendre. En se mettant à sa place,
on peut en effet s’imaginer soi-même dans la situation de cette per-
sonne, ce qui suffit généralement à éveiller les émotions qui correspon-
dent à cette situation.
Au vu de ce qui précède, on doit conclure que les situations du
partage social d’émotion sont propices au développement de la conta-
gion émotionnelle autant que de l’empathie. D’une part, les signaux
émotionnels verbaux et non verbaux abondent dans ces situations et,
d’autre part, la plupart des conditions interpersonnelles propices à la
contagion et à l’empathie (familiarité, proximité physique, proximité
psychologique, lien d’affection...) y sont généralement réunies. Le
partage social de l’émotion devrait donc provoquer chez celui qui y
est exposé des émotions d’autant plus intenses qu’il met en son centre
un événement émotionnel intense. On a vérifié cette prédiction en
demandant à des volontaires de réévoquer le souvenir d’une situation
au cours de laquelle quelqu’un leur avait fait le récit d’une expérience
émotionnelle personnelle (Christophe et Rimé, 1997). Leur rappel
était guidé puisqu’ils devaient rechercher un souvenir en s’inspirant
d’une liste type de 20 situations émotionnelles qui leur était donnée.
Trois versions différentes de cette liste furent en fait distribuées aléa-
toirement parmi les participants dans le but de créer trois niveaux
émotionnels du récit écouté. Ainsi, l’une des versions énumérait une
vingtaine d’événements modérément graves, issus de la partie infé-
rieure de la liste des événements de vie de Holmes et Rahé (1967).
Une deuxième version mentionnait une vingtaine d’événements gra-
ves, reprenant la partie supérieure de la même liste. Une troisième
version comportait des événements très graves, repris à une nomencla-
ture d’événements traumatiques. Après avoir sélectionné dans leurs
souvenirs un épisode de partage conforme à la liste, les participants
devaient d’abord décrire l’épisode choisi. Ensuite, ils devaient décrire
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les émotions qu’ils avaient ressenties lors de l’écoute du récit en indi-
quant d’abord un niveau global d’intensité sur une échelle de 0 (pas
d’émotion du tout) à 10 (l’émotion la plus forte que je puisse ressen-
tir), puis en répondant séparément pour différentes émotions de base.
Les données issues de ces mesures ont bien confirmé l’existence d’un
effet de contagion émotionnelle ou d’empathie lors de l’écoute du
partage social. En effet, plus le récit émotionnel auquel les répondants
se référaient était d’intensité élevée, plus l’intensité moyenne de
l’émotion qu’ils avaient ressentie à l’écoute était également élevée.
Ainsi, pour les récits modérément graves, l’intensité de l’émotion res-
sentie lors de l’écoute atteignait en moyenne la valeur de 6,3, ce qui
constituait déjà une valeur considérable ; elle s’établissait à 7,8 dans le
cas des récits graves et à 8,1 pour les récits très graves. La figure 8
montre le détail des résultats obtenus pour les différentes émotions de
base. Plusieurs émotions ont été ressenties avec une intensité notable,
et en particulier la colère, la peur, la surprise et la tristesse. On remar-
quera qu’à cet égard les valeurs sont souvent plus élevées pour les évé-
nements graves et très graves que pour les événements modérément
graves. Enfin, on notera au passage qu’à l’instar de ce qui a été
observé dans l’étude décrite plus haut, les valeurs moyennes de

Fig. 8. — Profil des émotions ressenties par l’auditeur à l’écoute


de récits d’événements modérément graves, graves ou très graves
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l’intérêt dominent très largement le profil des émotions ressenties à
l’écoute. Ici encore, la valeur moyenne de l’intérêt rapporté atteint un
niveau très élevé, proche du plafond.

LES RÉACTIONS DE L’AUDITEUR

Comment réagit celui qui est exposé au récit émotionnel d’un de


ses proches ? Comment se comporte-t-il ? Une première approche de
ces questions a pu être effectuée à l’occasion des expériences basées sur
l’induction d’émotions par exposition à des extraits de films (Luminet,
Bouts, Delie, Manstead et Rimé, 2000). Rappelons que dans ces expé-
riences, après avoir vu un court film émotionnel, le participant était
remis en contact avec son compagnon qui n’avait pas vu le film. On
profitait de cette mise en présence pour enregistrer les manifestations
de partage social de l’émotion. On a ensuite analysé le détail des échan-
ges verbaux pour toutes les dyades dont l’un des membres avait vu un
film d’impact émotionnel élevé. En moyenne, celui qui avait vu le film
a parlé pendant près de 90 % du temps de la conversation tandis que les
10 % restants étaient utilisés par l’autre participant. Cette répartition des
rôles, très inégale, est typique du partage social et confirme qu’il y a
bien lieu d’y distinguer un acteur et un auditeur. Pour l’examen du
contenu des échanges, on a appliqué aux transcriptions des enregistre-
ments un canevas classique d’analyse du contenu des communications
(Bales, 1951). Ce canevas distingue une douzaine de catégories de
contenu et permet de classer l’essentiel des interventions qui peuvent se
manifester dans des interactions verbales. La figure 9 montre qu’au
cours des échanges une partie seulement des catégories du canevas a
été représentée. Trois catégories seulement couvraient l’essentiel de la
variance du contenu. L’une d’elles, « donne de l’information », n’était
utilisée que par l’acteur. Une autre catégorie, « demande de
l’information », était propre à l’auditeur et rendait compte de la plus
grande partie de ses interventions. Enfin, la troisième catégorie ren-
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Fig. 9. — Analyse du contenu du partage social de l’émotion pour l’acteur
et pour l’auditeur sur base des 12 catégories du canevas d’analyse des commu-
nications de Bales (1951). Le nombre de participants ayant utilisé chaque caté-
gorie est exprimé à chaque fois en pourcentage du nombre total (d’après
Luminet, Bouts, Delie, Manstead et Rimé (2000)).

contrée était celle de l’expression des sentiments et elle caractérisait


autant le discours de l’acteur que celui de l’auditeur.
Ces résultats fournissent une vision cohérente des rôles conversa-
tionnels développés dans cette situation de partage social in vitro. C’est
essentiellement l’acteur qui a la parole. Il raconte ce qu’il a vécu, distil-
lant ainsi l’information qui alimentera l’échange. Pour le temps réduit
d’intervention qui sera le sien, l’auditeur se manifeste essentiellement
sous forme de demandes d’information. Ces demandes sont motivées
par le fait que l’acteur, s’exprimant « sous le coup de l’émotion », pro-
duit un récit qui est souvent loin d’être clair, cohérent, ou bien orga-
nisé ; en particulier, son point de vue manque de décentration, ce qui
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rend le récit peu accessible à son auditeur. Celui-ci est donc nécessaire-
ment amené à formuler des demandes de précision ou de clarification.
Il le fait la plupart du temps dans des interventions courtes, en
s’efforçant d’interrompre le moins possible le flux du récit de l’acteur.
Par ailleurs, les émissions de l’acteur ne se limitent pas au récit de
l’épisode. L’acteur accompagne son récit d’un commentaire dans lequel
il exprime les sentiments que l’épisode a éveillés chez lui. Pour le temps
réduit de ses propres interventions, l’auditeur fait la même chose puis-
qu’une part importante de ses interventions entre également dans la
catégorie de l’expression des sentiments. Les faits rapportés et le com-
mentaire émotionnel de l’acteur suscitent donc un commentaire émo-
tionnel en retour de la part de l’auditeur. Ces observations mettent en
évidence la place prise par le commentaire émotionnel chez les deux
protagonistes. Elles confirment que la notion de « partage social de
l’émotion » n’est pas abusive. Le partage ne se limite pas à la seule
information sur l’épisode émotionnel. Des émotions sont exprimées de
part et d’autre. Elles font partie intégrante de ces échanges.
Il faut considérer que ce qui précède décrit une situation minimale
de partage social d’émotion. En effet, l’épisode filmique qui a suscité
l’émotion n’a constitué qu’une parenthèse dans la vie du participant.
Elle demeurait sans conséquences pour le cours de son existence.
Quand il s’agit d’épisodes émotionnels appartenant à la vie courante,
la résonance étant autrement plus importante, il faut s’attendre à voir
l’auditeur jouer un rôle beaucoup plus large. C’est bien ce que les
études ont montré. Dans une approche préliminaire de cette question,
Véronique Christophe (1993) a demandé à des volontaires d’énumérer
les comportements qu’ils pourraient manifester lors de l’écoute du
récit d’une expérience émotionnelle. Les réponses obtenues furent à la
fois très nombreuses et d’une très grande variété puisqu’on dénom-
brait encore 33 items après élimination des redondances. De nou-
veaux volontaires ont ensuite coché sur cette liste les différentes
réponses qu’ils adoptèrent lors d’une situation récente d’écoute effec-
tive. Les données ainsi obtenues furent soumises à une analyse facto-
rielle qui en a extrait cinq facteurs (Christophe et Rimé, 1997).
Ceux.ci offrent un tableau cohérent et sans doute assez exhaustif des
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grandes classes de manifestations qu’on peut attendre de la part de
l’auditeur dans les situations de partage social de l’émotion de la vie
courante.
Le premier facteur issu de cette analyse explique à lui seul une
partie très importante de la variance du questionnaire. Il représente le
soutien social, avec des items manifestant l’accord, le soutien incondi-
tionnel, l’empathie, la compréhension, le souci de consoler ou de
« remonter le moral ». Le deuxième facteur dans l’ordre d’importance
rassemble des manifestations physiques telles que poser la main sur le
bras de l’acteur, s’en rapprocher physiquement, le prendre dans les bras,
ou l’embrasser. Il constitue ainsi une dimension de réconfort non verbal.
Un troisième facteur comporte des manifestations par lesquelles
l’auditeur s’engage dans des actions concrètes au-delà de la situation de
partage social : inviter l’acteur chez soi, l’emmener se distraire, l’aider
d’une manière ou d’une autre dans des démarches. C’est donc la
dimension de l’action concrète. Un quatrième facteur regroupe les inter-
ventions qui visent à la dédramatisation de l’expérience rapportée par
l’acteur : relativiser les choses, souligner que la situation n’est pas
exceptionnelle, est arrivée à d’autres, n’est pas si grave, etc. Enfin, une
dernière dimension, moins cohérente dans son contenu, rassemble les
différentes formules verbales qui visent à clarifier la situation ou à obte-
nir davantage d’informations sur les faits ou les circonstances. Cette
dimension recoupe en partie la « demande d’information » observée
dans l’étude de laboratoire examinée plus haut. Elle a pour effet de sti-
muler l’expression verbale de l’acteur, et on l’a donc identifiée comme
une dimension d’expression verbale.
Le recours de l’auditeur à ces différentes classes de manifestations
varie-t-il selon la gravité relative du récit d’expérience émotionnelle
qu’il écoute ? La figure 10 représente le niveau moyen des différentes
réactions rapportées par des auditeurs dont certains se référaient à des
épisodes modérément graves, d’autres à des épisodes graves, d’autres
encore à des épisodes très graves (Christophe et Rimé, 1997). Ces don-
nées sont riches en informations. Elles montrent que l’appel à trois des
cinq modalités d’intervention diminue à mesure qu’augmente la gravité
de l’épisode émotionnel écouté. Il s’agissait de l’expression de soutien
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Fig. 10. — Niveau moyen des différentes réactions de l’auditeur
à l’écoute de récits d’épisodes émotionnels modérément graves,
graves ou très graves
(données de Christophe et Rimé, 1997, étude 2)

social, de la dédramatisation, et de l’incitation à l’expression verbale.


Ce sont précisément les trois modalités qui font appel au processus ver-
bal. On constate ainsi que la propension du partenaire de partage social
à recourir à la parole se réduit à mesure que l’intensité de l’émotion
partagée augmente. Si la parole s’estompe quand l’émotion partagée
croît en intensité, y a-t-il des manifestations qui tendront à s’y substi-
tuer dans ces circonstances ? Ce n’est pas le cas de l’action concrète,
puisque cette modalité d’intervention conserve un niveau inchangé
quelle que soit l’intensité du récit auquel l’auditeur est exposé. Par
contre, on constate une évolution très marquée pour les manifestations
de réconfort non verbal, qui prennent effectivement une importance
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beaucoup plus considérable lors de l’exposition de l’auditeur au partage
d’épisodes de haute intensité émotionnelle.
Ainsi, lorsque l’émotion en cause dans le partage social devient trop
importante, la parole cède le pas. Le silence, le rapprochement phy-
sique, le contact corporel s’y substituent. Il faut donc souligner que,
au-delà d’un seuil donné d’intensité de l’émotion, le questionnement,
l’analyse, le commentaire et la génération de sens sont temporairement
mis entre parenthèses. Les activités verbales et cognitives cèdent ainsi
momentanément le pas au contact non verbal. Il n’est sans doute pas
trop tôt pour établir ici un premier lien entre le processus de partage
social de l’émotion et les manifestations de l’attachement. Chez les
mammifères supérieurs, le contact physique avec une figure
d’attachement constitue un instrument primaire d’apaisement et de
régulation de l’activation émotionnelle au jeune âge (Harlow, 1958).
Chez l’être humain, de toute évidence, cette fonction régulatrice du
contact corporel se perpétue au-delà des phases précoces du développe-
ment. Les données qui viennent d’être décrites montrent qu’en cas
d’émotion intense les adultes y font appel.

LA DYNAMIQUE DU PARTAGE SOCIAL

Si la situation du partage social de l’émotion se déroule d’une


manière harmonieuse, elle remplira une fonction majeure. Elle abou-
tira à établir ou à consolider les liens socio-affectifs entre les personnes
impliquées. La figure 11 résume cette fonction sous la forme d’un
schéma inspiré par les données qui ont été rencontrées dans ce chapitre.
Ce schéma montre qu’une dynamique très particulière se développe
entre les partenaires de ce type d’interaction sociale. Il s’est en effet
avéré que la réponse la plus typique de l’auditeur est l’intérêt pour le
récit de l’épisode émotionnel auquel on l’expose. Il s’est également
avéré que l’auditeur développe la contagion émotionnelle ou l’em-
pathie : plus l’expérience partagée est intense, plus l’auditeur éprouve
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Fig. 11. — La dynamique interpersonnelle induite par les situations


de partage social de l’émotion
quand celles-ci se déroulent de manière optimale

de l’émotion. En outre, en cas d’évocation d’une expérience émotion-


nelle intense, il apparaît que l’auditeur restreint son recours aux moyens
verbaux et fait un appel accru à des comportements non verbaux de
réconfort et de contact. Le rapprochement physique qui en résulte
entre les partenaires n’est pas le terme éphémère de cette dynamique.
Une revue méta-analytique des données issues de l’étude des situations
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de confidence (Collins et Miller, 1994) permet de prédire que, après
une situation de partage social, des effets durables marqueront la rela-
tion. Cette revue établissait très clairement que plus une personne se
livre à des confidences intimes, plus la personne qui l’a écoutée
exprime ensuite de l’affection pour elle. Et l’effet dans l’autre direction
était tout aussi bien établi : ceux qui se livrent à des confidences sur
eux-mêmes développent de l’affection pour ceux qui les écoutent.
Une situation de partage social de l’émotion met donc subtilement
en œuvre un processus qui alimente l’affection réciproque. Pour des per-
sonnes qui seraient dépourvues de liens interpersonnels préalables, une
situation de partage social de l’émotion est propre à modifier leur rapport
et à instaurer un rapprochement affectif entre elles. Nous verrons cepen-
dant que l’étude du choix des partenaires pour le partage social de
l’émotion montre que les personnes visées sont le plus souvent des per-
sonnes avec lesquelles des liens très intimes préexistent. Dans ce cas,
chaque nouvelle situation de partage social développée entre ces parte-
naires est propre à entraîner un effet de rafraîchissement, de mise à jour,
ou de renforcement du lien affectif qui les unit. En somme, le processus
de partage social de l’émotion peut apporter une contribution précieuse à
l’établissement, au maintien, et au renforcement des liens socio-affectifs.
Plus l’expérience émotionnelle soumise au partage est intense, plus la
dynamique interpersonnelle qui entraîne de tels effets sera à l’œuvre. Le
processus de partage social qui est activé par les expériences émotionnel-
les constitue donc un puissant outil d’intégration sociale. Il est intéressant
de remarquer que, par ce biais, les circonstances émotionnelles consti-
tuent autant d’occasions propices à l’intégration sociale.

LES LIMITES DE L’ÉCOUTE

Il est important de souligner que cette dynamique interpersonnelle


positive ne se développe que quand certaines préconditions sont ren-
contrées. En particulier, il faut que dès l’amorce de la démarche du par-
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tage social l’auditeur pressenti y réponde de manière favorable, ouvrant
ainsi la voie aux effets interpersonnels en chaîne qui débouchent sur
l’intensification des liens affectifs entre les partenaires. Or, on l’a vu,
l’intérêt et la fascination suscités par les événements émotionnels cèdent
aisément la place à l’angoisse ou à l’effroi. Même si l’impact émotionnel
des expériences racontées est généralement moins intense que celui des
expériences vécues personnellement, il y a des récits qui rencontrent les
limites de ce qu’un auditeur est en mesure d’écouter. Les forces en pré-
sence peuvent se comparer aux plateaux d’une balance avec, d’une
part, l’intérêt que le récit émotionnel éveille et, d’autre part, les émo-
tions négatives qu’il active. L’étude de récits d’expériences émotion-
nelles qui ont été écoutés (voir, supra, Christophe et Rimé, 1997) a
montré que le niveau de l’intérêt attisé chez les auditeurs était très lar-
gement supérieur à celui des émotions négatives que les récits susci-
taient. Cette balance favorable constitue une condition essentielle du
partage social de l’émotion.
Mais il est des cas où la balance peut s’avérer moins favorable. James
Pennebaker (1993) en a rapporté un exemple très illustratif alors qu’il
étudiait l’évolution des communications dans une communauté améri-
caine qui venait d’être frappée par un grave tremblement de terre. Au
cours des premiers jours, les manifestations de partage social de
l’émotion entre les sinistrés avaient été très abondantes. Après un cer-
tain temps cependant, une partie des victimes a manifesté un renverse-
ment d’attitude et celui-ci s’est exprimé d’une manière spectaculaire.
Ces personnes ont arboré des T-shirts sur lesquels on pouvait lire :
« Merci de ne pas partager avec moi votre expérience du tremblement
de terre. » En fait, chacun était toujours autant disposé à raconter les
choses de son propre point de vue, mais on n’avait plus envie d’écouter
les avatars d’autrui. Dans les premiers jours, l’intérêt des uns et des
autres pour les récits des voisins était considérable. Mais la répétition
inhérente à la situation collective a progressivement érodé cet intérêt. Il
ne restait alors plus que les émotions négatives que chaque réévocation
ravivait chez l’auditeur jusqu’à saturation. Et en effet, puisque le par-
tage social est généralement une manifestation répétitive et que les
répétitions du partage sont d’autant plus abondantes que l’épisode par-
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tagé a été intense en émotions, quand une personne a traversé un épi-
sode négatif de haute intensité, ses proches peuvent être soumis à rude
épreuve. Une telle situation entraîne souvent l’érosion de leur intérêt
et débouche sur le refus d’écoute.
Mais l’érosion de l’intérêt n’est pas la seule source possible d’une
balance émotionnelle défavorable à l’écoute. Certaines expériences
émotionnelles peuvent d’emblée éveiller chez la cible des émotions
négatives intenses qui suffiront à contrebalancer l’intérêt et entraîner
le refus de l’écoute. L’étude des victimes (accidents, catastrophes,
violence humaine, etc.) de même que l’étude des personnes frappées
de maladies graves ont montré les résistances qui se manifestent chez
les autres gens lorsque ces victimes ou ces patients se risquent à parler
de leurs souffrances. Dans une thèse consacrée à cette question,
Gwénola Herbette (2002) a passé en revue les nombreuses données
qui établissent la propension spontanée de l’entourage des personnes
souffrantes à éviter ou à limiter les échanges verbaux sur le thème de
leur souffrance. Dans ses propres travaux, les tout-venants estimaient
le partage social d’émotions très bénéfique quand il émanait d’une
personne souffrant d’une maladie bénigne comme la mononucléose.
Mais leur attitude s’inversait complètement quand il s’agissait du par-
tage social d’émotions par une personne atteinte d’une maladie grave
comme le cancer. Dans ce cas, on préfère penser que la communica-
tion se ferait au détriment du ou de la patiente. La même thèse a
montré que les patients souffrant de douleur chronique étaient
de facto beaucoup moins enclins au partage social de leurs émotions
que ne le sont en général les tout-venants. Il semble bien que
l’origine de leur réserve doive être trouvée dans les attitudes défensi-
ves auxquelles ces patients ont été systématiquement confrontés alors
qu’ils avaient entrepris d’exprimer leurs souffrances (Morley, Doyle et
Beese, 2000).
Depuis longtemps, des auteurs éminents (par exemple Cannon,
1943 ; Frank, 1957) ont explicité les raisons pour lesquelles les person-
nes confrontées à la souffrance, qu’il s’agisse de victimes ou de malades,
ont particulièrement besoin d’un resserrement de leurs liens socio-
affectifs et d’une meilleure intégration sociale. Paradoxalement, c’est
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donc l’inverse qui prévaut généralement. Ces personnes se heurtent
fréquemment au refus de l’écoute. Elles se trouvent ainsi engagées
d’une manière insidieuse et fatale dans la voie de l’exclusion sociale.

QUI PRÊTERA L’OREILLE ?

Une personne qui a été « frappée par le destin » rappelle à chacun sa


propre vulnérabilité alors qu’à longueur de journée on s’efforce juste-
ment d’oublier cet aspect de la nature humaine. C’est là un motif
majeur de prise de distance et de refus d’écoute du partage social de
l’émotion. En outre, quand la personne en détresse est un proche, elle
rappelle leur propre vulnérabilité aux membres de son entourage d’une
manière plus puissante qu’une personne éloignée ou inconnue : les
proches évoquent en effet un niveau de réalité vécue beaucoup plus
important que des personnes lointaines. Une implication particulière-
ment lourde de conséquences pour la vie sociale en découle. Une per-
sonne qui manifeste des signes de vulnérabilité sera d’autant plus rejetée
par les autres qu’elle leur est proche ; elle sera davantage l’objet d’un
rejet qu’une victime étrangère ou socialement lointaine.
Une expérience nous a permis d’examiner cette prédiction (Rimé,
Radelet, Corsini, Dupont, Herbette et Sisbane, 2003). Pour la mener,
on a sélectionné dans une documentation médicale des photographies
de visages de personnes défigurées à des degrés divers à la suite
d’accident. Ce matériel a ensuite permis de constituer deux conditions
expérimentales. Les participants qui y furent soumis étaient explicite-
ment informés qu’il s’agissait d’une étude sur les réactions suscitées par
les séquelles d’accidents. Dans l’une des conditions, on leur présentait
une photographie montrant un défigurement léger ; dans l’autre, il
s’agissait d’un défigurement grave. Les commentaires relatifs à l’identité
de la personne représentée variaient également selon deux conditions.
Pour certains participants, la victime apparaissait proche d’eux-mêmes
par le fait que sa nationalité (belge) et son statut social (étudiant) étaient
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analogues aux leurs. Pour d’autres, la nationalité de la victime (hon-
groise) et son statut social (ouvrier du bâtiment) étaient distants. Après
avoir vu la photographie et reçu ces informations, les participants ont
répondu à des échelles mesurant leurs réactions émotionnelles. Les
résultats ont révélé un important effet des conditions sur l’anxiété (voir
fig. 12 a). Lorsque le défigurement de la victime était léger, il n’y a eu
aucune incidence de sa proximité relative sur l’anxiété que les répon-
dants ont éprouvée à la suite de l’exposition à cette image. Par contre,
quand le défigurement était grave, l’anxiété éprouvée était nettement
plus importante quand cette « victime » était proche du répondant que
quand elle était distante de lui. Ces résultats confirment donc le prin-
cipe qui a été énoncé plus haut : une personne proche qui a été frappée
par le destin est davantage une source de menace qu’une personne dis-
tante qui se trouve dans la même situation. L’hypothèse prédisait en
outre que la victime susciterait un rejet social plus important lorsqu’elle
était décrite comme proche que lorsqu’elle semblait se situer à un point
plus distant du réseau social. Les faits ont-ils confirmé cette autre facette
de la prédiction ? On a abordé cette question au moyen d’une mesure
typique des recherches sur les relations entre les groupes. Elle permet
d’évaluer l’inclusion, c’est-à-dire la mesure dans laquelle la personne
cible est incluse ou non dans le soi du répondant. Un niveau élevé
d’inclusion devrait constituer un bon prédicteur d’empathie. Les résul-
tats ont montré un effet hautement significatif des conditions (voir
fig. 12 b), qui venait pleinement à l’appui de l’hypothèse. En effet, pour
une personne distante, un destin plus pénible suscitait une élévation du
niveau d’inclusion de la part des répondants. Par contre, pour une per-
sonne proche, le niveau d’inclusion se réduisait avec le niveau de la
victimisation.
Ces observations confirment donc qu’une personne qui exprime
de la souffrance, qui manifeste le malheur, ou qui, d’une manière ou
d’une autre, donne des signes de vulnérabilité sera davantage rejetée
par ceux qui lui sont proches que par ceux qui lui sont distants.
D’après nos données, plus l’état négatif de cette personne est impor-
tant, plus ce phénomène de rejet supérieur par les proches se mar-
quera. Il faudrait en déduire que, en cas de situation négative majeure,
Du côté de celui qui écoute... 135
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Fig. 12. — Anxiété (a) et degré d’inclusion (b) ressentis
à l’égard d’une victime selon son degré de victimisation
et sa proximité relative par rapport au répondant
(Rimé, Radelet, Corsini, Dupont, Herbette et Sisbane, 2003)

la personne touchée ferait d’emblée l’objet d’une mise en quarantaine


par son entourage direct. Ce n’est cependant pas ce que l’expérience
courante nous montre le plus souvent. En effet, lorsque le malheur
frappe, on observe généralement le resserrement des rangs chez les
proches : ceux-ci entourent celui des leurs qui est touché ; ils
s’efforcent de lui apporter aide et réconfort, parfois jusqu’aux limites
du possible. Y a-t-il alors une contradiction entre les observations
communes et les résultats empiriques dont nous venons de parler ? La
contradiction apparente s’estompera rapidement si on distingue, outre
les personnes distantes et les personnes proches, un troisième niveau
du réseau social : les personnes auxquelles on est uni par un lien
d’attachement.
136 L’expression des émotions : aspects sociaux
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UN LIEN SPÉCIAL

Le lien d’attachement constitue une classe relationnelle à part. Les


observations effectuées à cet égard sur l’animal le montrent. Il existe une
forme primitive de l’attachement chez les oiseaux dits nidifuges comme
les oies, les canards, ou les poulets. Ceux-ci disposent de la locomotion
dès l’éclosion et quittent donc très tôt leur lieu de naissance. Une parti-
cularité de la progéniture nidifuge est qu’elle connaît une brève période
au cours de laquelle elle manifeste une sensibilité visuelle particulière.
Pendant cette courte période, l’imprégnation s’installe : le rejeton
s’attache à l’objet qui passe dans son champ de vision, et accompagne
ensuite cet objet dans tous ses déplacements. L’imprégnation ainsi
établie sera spécifique à cet objet ; elle se prolongera tout au long du
développement et laissera même des traces dans le comportement
adulte. Dans la nature, l’objet de l’imprégnation est nécessairement un
parent et c’est donc tout naturellement celui-ci que le poussin suit. Mais
si au moment critique, on substitue au parent un autre objet, c’est ce
dernier qui sera suivi. Ce phénomène a été popularisé par les travaux de
Konrad Lorenz (1935) qui montrait qu’un poussin pouvait parfaitement
s’imprégner à un être humain. En réalité, on savait cela depuis
l’Antiquité. Ce qu’on savait moins, c’est que si l’être humain auquel le
poussin s’est imprégné lui marche accidentellement sur les pattes, ce
poussin ne sera pas pour autant freiné dans son comportement de suite.
Au contraire, l’expérience négative pourra même entraîner une vigueur
accrue dans ses manifestations d’attachement. C’est là un fait qui prend
un caractère exceptionnel dans la mesure où il est en totale contradiction
avec un principe fondateur de la psychologie de l’apprentissage : une
expérience négative entraîne la réduction du comportement qui est
associé à cette expérience (Thorndike, 1898). Les recherches sur
l’attachement chez les primates ont largement confirmé l’existence des
effets de ce genre. Les punitions qu’une mère ou qu’un substitut mater-
nel infligent à la progéniture n’entraînent aucune réduction du compor-
Du côté de celui qui écoute... 137
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tement d’attachement chez les jeunes singes (Harlow, 1962 ; Rosen-
blum et Harlow, 1963). En dépit des punitions reçues, les manifestations
d’attachement se perpétuent avec toute leur puissance.
Dans l’espèce humaine, il n’est pas besoin de démonstrations empi-
riques pour se convaincre de la robustesse du lien d’attachement et de
sa résistance à l’épreuve des affects négatifs. L’expérience courante en
fournit continuellement l’illustration. Les enfants conservent leur atta-
chement aux parents en dépit de la sévérité de ceux-ci, et des reproches
ou des sanctions que ceux-ci leur infligent occasionnellement dans leur
rôle d’éducateur. Les abus parentaux n’entraînent pas automatiquement
la dilution du lien. Et inversement, les parents maintiennent leur atta-
chement à leurs enfants malgré les nombreuses sources d’affects négatifs
que ceux-ci constituent dès le premier âge (cris, pleurs intempestifs,
réveils nocturnes, charge continuelle en soins divers, etc.) et tout au
long de leur développement ultérieur. Il faut bien dire que si le lien
d’attachement devait répondre aux lois classiques de l’apprentissage, les
soins parentaux auraient disparu des mœurs de l’espèce humaine depuis
longtemps. Et du coup, l’espèce humaine aurait connu la même des-
tinée. Il n’est donc pas besoin de grande rhétorique pour montrer
l’intérêt évolutionnaire de ce lien spécial.
Chez l’être humain, l’attachement trouve son modèle et sa forme
originale dans la relation parent-enfant au plus jeune âge. Par la suite,
ce modèle s’étend progressivement à d’autres catégories de personnes :
d’abord à des substituts parentaux (soignants, grands-parents, autres
membres de la famille), puis plus tard à des pairs choisis dans la proxi-
mité immédiate. À l’adolescence, entrent progressivement en scène des
compagnons et compagnes qui prendront peu à peu le rôle de partenai-
res intimes. Ainsi se constitue au cours de l’évolution vers l’âge adulte
un cercle d’attachement ou « cercle des intimes » au sein duquel se
maintiennent des liens relationnels privilégiés. À l’instar du modèle
relationnel parent-enfant, ces liens bénéficient d’une relative immunité
par rapport aux sources d’affect négatif dont l’un des protagonistes peut
devenir le siège. Dans la chapitre qui suit, nous allons découvrir le rôle
particulier que ce cercle remplit au regard du processus de partage
social de l’émotion.
Chapitre 4. Le partage social de l'émotion
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 85 à 110
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/le-partage-social-des-emotions--9782130578543-page-85.htm

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Chapitre 4

Le partage social de l’émotion


Émotion et expression : introduction
Le partage social de l’émotion

LE BESOIN DE REPARLER D’UNE EXPÉRIENCE ÉMOTIONNELLE

En 1910, un séisme majeur a dévasté la ville de San Francisco. Wil-


liam James en fut un témoin direct. Dans sa correspondance, il a fait
part de certaines de ses observations à propos de cette catastrophe à son
collègue français Pierre Janet. Le « père de la psychologie américaine »
y insistait particulièrement sur le besoin que manifestaient les sinistrés
de parler de leur expérience du tremblement de terre et de communi-
quer leurs impressions interminablement. C’était au point, disait-il, que
dans les tentes qui avaient été dressées pour servir de refuge, il était
impossible de dormir pendant la nuit à cause du bavardage continuel
(rapporté par Janet, 1926/1975, p. 326). L’expérience courante révèle
en effet que les personnes qui ont vécu un événement émotionnel
majeur manifestent un besoin parfois insatiable d’être écoutées, de par-
ler et de reparler de cet événement. Les rares données empiriques que
l’on peut glaner à ce propos dans les recherches sur les catastrophes et
les événements de vie importants confirment cette propension des vic-
times à parler de leur expérience et à exprimer leurs émotions. Lors de
l’étude de l’impact psychosocial d’un autre tremblement de terre
majeur survenu à Loma Prieta, en Californie, en 1989, on a constaté
que les habitants reparlaient de l’événement d’une manière continuelle
pendant tout le mois suivant (Pennebaker et Harber, 1993). Après le
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naufrage d’une plate-forme pétrolière en mer du Nord, la quasi-totalité
des sauveteurs intervenus (88 %) ont manifesté ultérieurement le besoin
de parler de ce qu’ils avaient vécu (Ersland, Weisoeth, et Sund, 1989).
L’examen de personnes qui venaient de perdre un proche a révélé le
même résultat : 88 % de ces personnes souhaitaient parler des senti-
ments et émotions qu’elles éprouvaient (Schoenberg et collègues,
1975). La même constatation est ressortie de l’étude de patients qui
venaient de faire l’objet d’un diagnostic de cancer : 86 % de ces patients
exprimaient le souhait de parler en profondeur de leur situation avec
d’autres personnes (Mitchell et Glickman, 1977). Ce besoin de reparler
d’une expérience émotionnelle majeure se prolonge généralement sur
de longues périodes. Le suivi d’un grand groupe de coopérants belges
qui furent rapatriés en 1994 au moment du génocide rwandais a mon-
tré que, dans 98 % des cas, ces personnes avaient reparlé des expérien-
ces extrêmes auxquelles elles avaient été exposées (Sydor et Philippot,
1996). Pour la majorité (64 %), cette expression verbale avait été large-
ment répétitive et s’était adressée à des auditeurs différents. Plusieurs
mois après les événements, 90 % des personnes déclaraient encore en
reparler régulièrement.
Tout se passe donc comme s’il y avait une sorte de coercition à la
parole et à l’expression chez les personnes qui ont été exposées à des
événements émotionnels majeurs (Janoff-Bulman, 1992, p. 108). Mais
ce phénomène est-il réellement propre aux expériences émotionnelles
d’intensité extrême ? En réalité, une observation attentive de la vie
quotidienne révèle que les conversations les plus communes sont
émaillées du récit des épisodes émotionnels qui la rythment. Nous
avons entrepris d’étudier systématiquement ces manifestations de ce
que nous avons appelé « le partage social de l’émotion » (Rimé, 1989 ;
Rimé, Mesquita, Philippot et Boca, 1991 a ; Rimé, Philippot, Boca et
Mesquita, 1992 ; Rimé, Finkenauer, Luminet, Zech et Philippot,
1998). Selon la définition qui a été formulée au départ de ce travail, le
partage social de l’émotion implique deux éléments : la réévocation de
l’émotion sous forme d’un langage socialement partagé, et la présence,
au moins à un niveau symbolique, d’un partenaire auquel cette réévo-
cation est adressée. Sous sa forme la plus manifeste, le partage social de
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l’émotion s’observe dans des conversations au cours desquelles on
reparle d’un événement émotionnel ainsi que des sentiments et réac-
tions que cet événement a suscités. Dans des formes atténuées, le par-
tage social de l’émotion peut apparaître dans des communications dont
la cible n’est présente qu’en puissance. C’est le cas notamment lors-
qu’on s’exprime dans une correspondance ou dans un journal intime,
ou encore sous l’une ou l’autre forme artistique, comme la littérature,
la poésie, la musique, la peinture, etc.
Les premières études menées à ce propos ont reposé sur la méthode
du rappel autobiographique (Rimé et al., 1991 a ; Rimé, Noël et Phi-
lippot, 1991 b). Dans cette procédure, les participants sont invités à se
remémorer une expérience émotionnelle survenue dans leur passé
proche. Selon l’étude ou la condition de l’étude, des indications diffé-
rentes sont données quant au type d’émotion qui devait avoir été
éprouvée (par exemple, de la colère, ou de la joie, ou de la peur). Les
participants doivent décrire en détail l’épisode rappelé, puis répondre à
un questionnaire examinant les manifestations de partage social qui y
ont fait suite. Le tableau 7 résume les données obtenues en réponse à la
question « Avez-vous parlé de cet événement à quelqu’un ? » dans huit
études indépendantes menées auprès d’un total de 913 répondants des
deux sexes, âgés de 12 à 72 ans. Dans certaines études, les répondants
avaient été invités à répondre à cette question de manière indépendante
pour trois épisodes émotionnels rappelés, de sorte que le nombre total
d’épisodes sur lequel portent les données du tableau s’élève à 1 384. Le
taux de partage social qui a été ainsi mis en évidence est très stable
d’une étude à l’autre. Il est également très élevé puisqu’il se situe dans
une gamme comprise entre 88 et 96 %. Ces données suggèrent que le
partage social constitue une conséquence typique de l’émotion, voire
même une facette de l’expérience émotionnelle. Les participants de ces
études furent en outre interrogés sur le délai survenu entre l’événement
émotionnel et l’initiation du partage social : « Si vous en avez parlé,
combien de temps après l’événement était-ce ? » Les réponses étaient
recueillies sur des échelles standardisées : « le jour même », « la même
semaine », « le même mois » ou « plus tard ». Les données des différen-
tes études ont mis en évidence la même réponse modale. Elle se
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concentrait sur le délai le plus court. Au total, l’initiation du partage
social de l’émotion était intervenue le jour même où s’était produit
l’épisode dans approximativement 60 % des cas. Le partage social des
émotions est donc généralement initié dans des délais brefs. La question
de la récurrence a également été examinée : « En avez-vous parlé à une
seule reprise, à plusieurs reprises, ou a de nombreuses reprises ? » Dans
les différentes études, l’option « à plusieurs reprises » est apparue
comme la réponse modale (62 à 84 % des cas, selon l’étude). Le partage
social de l’émotion a donc un caractère récurrent.

TABLEAU 7. — Taux de partage social observé pour les épisodes émotionnels


rappelés par les participants dans huit études indépendantes

Âge Nombre Nombre Épisodes


des de d’épi- partagés
Étude participants participants sodes (en %)

Rauw et Rimé, 1990 12-17 201 201 90,5


Rimé, Noël et Philippot, 1991 b 17-23 96 96 91,7
Rimé, Mesquita, Philippot
et Boca 1991 a, étude 1 18-41 196 196 88,4
Ibid., étude 2 18-33 81 298 94,6
Ibid., étude 3 40-60 50 142 96,3
Ibid., étude 4 17-69 87 249 92,0
Ibid., étude 5 19-72 152 152 90,0
Ibid., étude 6 41-63 50 50 96,0

Dans l’ensemble, ces données semblent établir l’existence d’une


relation étroite entre l’expérience émotionnelle et des phénomènes
ultérieurs de communication sociale au cours desquels des éléments de
cette expérience sont réévoqués. Toutefois, les modes rétrospectifs de
recueil utilisés dans ces études préliminaires laissaient la place à une
explication des résultats par l’effet d’un biais de mémoire sélective. Il
se pourrait en effet qu’on se rappelle mieux des épisodes émotionnels
dont on a parlé et reparlé et qu’on oublie plus aisément ceux qui
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n’auraient pas fait l’objet de partage social. Il était donc nécessaire de
vérifier les observations en faisant appel à des procédures écartant ce
biais potentiel. Trois méthodes de recherche différentes ont été mises
en œuvre à cet effet.

PARTAGE SOCIAL DE L’ÉMOTION :


DONNÉES DE CONFIRMATION

La première de ces méthodes est celle du journal. Elle vise à élimi-


ner le délai qui, dans les études de rappel autobiographique, sépare
l’épisode émotionnel et le moment où on répond aux questionnaires.
Dans la méthode du journal, des volontaires s’engagent à noter quoti-
diennement dans un carnet ad hoc des épisodes émotionnels qu’ils ont
traversés. Ils reçoivent la consigne de rapporter chaque soir au moment
du coucher l’épisode émotionnel le plus important de la journée. Ils
répondent en outre à diverses questions à propos de cet épisode, parmi
lesquelles : « Avez-vous parlé de cet événement ? » Les études menées
selon ce modèle ont porté sur des étudiants ou de jeunes adultes
(Rimé, Philippot, Finkenauer, Legast, Moorkens et Tornqvist, 1994 ;
Rimé, Dupont et Merlyn, 2003), ainsi que sur des adultes de différents
groupes d’âges (Rimé, Finkenauer et Sevrin, 1995). Elles visaient à
vérifier l’observation précise issue des études de rappel autobiogra-
phique selon laquelle les épisodes émotionnels seraient partagés dès le
jour de leur survenue dans 60 % des cas. Si les données récoltées par la
méthode autobiographique sont fiables, la méthode du journal devait
fournir un résultat analogue. La figure 2 résume les résultats d’une de
ces études (Moorkens, 1994 ; Rimé et al., 1994). Au cours de celle-ci,
34 étudiants ont rempli le journal quotidien pendant une période de
deux semaines de sorte que plus de 450 épisodes émotionnels ont pu
être recueillis. Dans ce matériel, les épisodes de joie ont été les plus fré-
quents. Prises ensemble, la surprise, la peur et la colère ont recouvert
environ 50 % du matériel. La honte et le mépris ne sont apparus que
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Source : Rimé, Philippot, Finkenauer, Legast, Moorkens et Tornqvist, 1995.

Fig. 2. — Épisodes partagés au cours de la journée pendant laquelle ils se


sont produits. Les données sont exprimées en pourcentage du nombre total
d’épisodes.

rarement. Au total, les épisodes ont fait l’objet d’un partage social
dans 58 % des cas, soit une valeur proche de la valeur attendue.
Comme le montre le graphique, un résultat de cet ordre est rencontré
quel que soit le type d’émotion en cause dans l’épisode. Seuls les épiso-
des de honte ont suscité un taux de partage social faible. Nous rencon-
trerons plus loin d’autres données qui montrent que la honte exerce un
frein sur le partage. Toutes les autres données confirment donc celles
qui ressortaient de la méthode autobiographique. En outre, toutes les
études menées selon la méthode du journal ont donné des résultats ana-
logues, apportant ainsi des arguments en faveur de la fiabilité des don-
nées des études préliminaires.
Le partage social de l’émotion 91
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Une deuxième procédure de vérification a fait appel à l’approche
longitudinale. Il s’agissait de recontacter, à intervalles temporels déter-
minés, des personnes qui venaient de faire une expérience émotion-
nelle notable. À chaque contact, on demandait à ces personnes, entre
autres questions, la mesure dans laquelle elles avaient reparlé de cette
expérience au cours des jours précédents. L’une de ces études a pris
pour cible le partage social des aspects émotionnels de l’accouchement
par des jeunes mères (Tornqvist, 1992). Les données (premier gra-
phique de la figure 3) montrent que, deux semaines après l’accouche-
ment, l’expérience a fait l’objet de partage social chez 97 % des jeunes
mères. Au cours des semaines ultérieures, un déclin progressif se mani-
feste. Six semaines après l’accouchement cependant, près d’un tiers des
répondantes continuaient à parler de leur expérience. Cinq autres étu-
des ont été menées selon le même modèle sur des épisodes émotionnels
qui différaient pour leurs niveaux d’intensité, soit respectivement, deuil
d’un proche (Zech, 1994), première expérience de don de sang, exa-
men universitaire important, première exposition à la dissection d’un
corps humain, et première pratique de dissection d’un corps humain
(Rimé, Finkenauer, Luminet et Lombardo, 1993). Dans tous ces cas
(voir fig. 3) et en parfaite cohérence avec les données préliminaires, le
partage social a atteint des taux très élevés (90 à 100 %) au cours de la
période initiale. Ces taux déclinent ensuite progressivement, avec une
extinction plus lente pour les expériences émotionnelles de plus haute
intensité. Ainsi, dans le cas du décès d’un proche, le partage social est
encore observé dans près de 80 % des cas trois mois après l’événement.
La troisième méthode de vérification adoptée fut la méthode expé-
rimentale. Puisque les données qui précèdent postulent l’existence d’un
lien causal entre l’expérience émotionnelle et le développement du
processus de partage social de l’émotion, il y avait lieu de vérifier la
validité de cette hypothèse en l’éprouvant dans des conditions de labo-
ratoire (Luminet, Bouts, Delie, Manstead et Rimé, 2000). Chaque par-
ticipant devait venir au laboratoire accompagné d’un ami. Répartis par
tirage au sort, l’un voyait un court extrait de film (trois minutes), pen-
dant que l’autre était occupé à une tâche fictive. Le film présenté variait
selon trois niveaux différents d’induction d’émotion : un documentaire
92 Émotion et expression : introduction
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Fig. 3. — Évolution de partage social de l’émotion (en pourcentage


d’épisodes partagés) observée pour six types différents d’épisodes émotionnels.
Les données ont été recueillies à chaque phase au cours du suivi longitudinal
du groupe des répondants concernés.
Le partage social de l’émotion 93
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sur la vie des animaux dans la nature pour la condition d’induction
faible, des scènes de cruauté entre animaux pour la condition d’in-
duction modérée, et des scènes de cruauté d’êtres humains à l’égard
d’animaux pour la condition d’induction forte. Les prétests avaient éta-
bli que ces deux derniers films différaient l’un de l’autre par l’intensité
de l’émotion induite mais non par le type d’émotion qu’ils suscitaient.
Après la vision du film, les deux participants étaient réunis pendant
quelques minutes dans une salle d’attente et on enregistrait à leur insu
leur conversation. Les résultats ont montré une corrélation importante
entre l’intensité des manifestations émotionnelles expressives des parti-
cipants pendant le film et l’importance du partage social que ceux-ci
manifestaient ensuite. On a également constaté que le film inducteur
d’émotion forte suscitait un partage social plus important que les deux
autres. Le film d’intensité faible et le film d’intensité moyenne ne diffé-
raient pas entre eux quant à leurs effets sur le partage social, ce qui sug-
gère qu’un seuil critique d’intensité émotionnelle doit être atteint pour
déclencher ce processus. Ces résultats ont pu être reproduits dans une
deuxième expérience conduite selon le même modèle. Dans une troi-
sième expérience, on a examiné le partage social manifesté par les parti-
cipants dans leur milieu naturel au cours des deux jours suivant l’expo-
sition aux films expérimentaux. Les résultats ont pleinement confirmé
ceux des deux premières. Dans l’ensemble, ces trois études expérimen-
tales ont donc démontré que l’exposition à l’émotion provoque le par-
tage social de l’émotion. Il est notable qu’on ait pu observer un tel effet
par la simple exposition à un film de trois minutes, et dans les limites
étroites de l’induction émotionnelle qu’on est en droit de mettre en
œuvre dans une expérimentation.
Au total, les différentes études de vérification permettent de con-
clure que le partage social après événement émotionnel est un phéno-
mène très général. Dans la majorité des cas, il est initié tôt après
l’émotion – habituellement le jour même. Il se prolonge ensuite
d’autant plus longtemps que l’épisode impliquait une émotion intense.
Enfin, c’est typiquement un phénomène répétitif puisque les expérien-
ces émotionnelles sont majoritairement partagées « souvent » ou « très
souvent », avec des personnes cibles différentes.
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Y A-T-IL DES DIFFÉRENCES ENTRE LES SEXES ?

Il existe de puissants stéréotypes selon lesquels les hommes seraient


moins enclins que les femmes à s’exprimer à propos de leurs émotions.
Les six premières études qui ont examiné le partage social de l’émotion
comptaient des participants des deux sexes (Rimé et al., 1991 a).
Aucune n’a révélé de différence notable. L’homogénéité des deux sexes
en cette matière n’a cessé de se confirmer dans les études ultérieures.
Par exemple, dans une étude menée sur un vaste échantillon
d’adolescents et d’adolescentes selon la méthode du rappel autobiogra-
phique (Rimé, Charlet et Nils, 2003), on a constaté que les données de
la récurrence du partage social de l’épisode rappelé par les deux sexes
étaient pratiquement superposables (voir fig. 4). La seule différence qui
est ressortie systématiquement de la comparaison des sexes en matière
de partage social de l’émotion concerne le choix du partenaire. Ainsi

Fig. 4. — Nombre de répétitions du partage social


d’un épisode émotionnel donné
chez des adolescents de sexe masculin et de sexe féminin
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que nous le verrons plus loin, les femmes entretiennent un réseau rela-
tivement diversifié de partenaires alors que les hommes inclinent à
réserver le partage social de leurs émotions à leur épouse ou à leur
compagne (Rimé et al., 1992).
En somme, contrairement aux stéréotypes en vigueur, il ne semble
pas y avoir de différences entre les hommes et les femmes quant à la
propension à parler de ses émotions et à les partager avec autrui. Mais il
y aurait bien une différence dans la manière de le faire. Depuis leur
jeune âge, on répète aux « grands garçons » qu’ils doivent masquer leurs
émotions. Cela ne semble pas avoir de grandes conséquences sur leurs
besoins en expression et en partage social de l’émotion. Mais cela
semble avoir une incidence sur la manière dont ces besoins sont canali-
sés puisqu’on constate que les adultes de sexe masculin réservent le par-
tage social de leurs émotions essentiellement à la personne à laquelle ils
se montrent nus.

LE PARTAGE SOCIAL DES ÉMOTIONS CHEZ LES ENFANTS

Y a-t-il déjà des manifestations du partage social des émotions chez


les enfants ? Plusieurs études ont été menées à ce sujet (Baez, 1998 ;
Declercq, 1995 ; Dozier, 1994). L’une d’elles a été conduite en milieu
scolaire sur des enfants des deux sexes âgés de 6 ans à 8 ans (Dozier,
1994 ; Rimé, Dozier, Declercq et Vandenplas, 1996). Une expérimen-
tatrice racontait une histoire à chacun d’eux individuellement. Pour les
uns, cette histoire mettait en scène d’une façon intéressante le thème de
« La vie à la ferme » et induisait ainsi un niveau d’émotion faible. Pour
d’autres, il s’agissait de « Xandi et le monstre », un récit destiné à
induire la peur chez les enfants tout en leur donnant des modèles de
gestion de cette peur, et qui a été élaboré par Christiane Vandenplas à
l’Université de Louvain ; cette histoire induisait un niveau d’émotion
plus élevé que la précédente. Après le récit, l’enfant était conduit dans
une salle de jeu où deux autres enfants de sa classe qui n’avaient pas
96 Émotion et expression : introduction
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entendu le récit étaient déjà en train de jouer. Pendant les quinze
minutes suivantes, on observait les comportements de l’enfant qui avait
entendu le récit afin d’enregistrer les éventuelles manifestations de par-
tage social. L’observation n’a guère révélé de telles manifestations. Les
enfants de cette classe d’âge ne procèdent-ils pas encore au partage
social de l’émotion ? Ou alors les partenaires de la situation de salle de
jeu n’étaient-ils pas appropriés ? La suite de l’étude a permis de trancher
en faveur de la seconde alternative. Le jour de leur participation, les
enfants ont ramené à la maison un questionnaire dans lequel leurs
parents furent invités à signaler si l’enfant parlerait spontanément du
récit entendu à l’école. Selon les réponses, ce fut le cas pour 42 % des
enfants qui avaient entendu le récit « La vie à la ferme » et pour 71 %
de ceux qui avaient entendu le récit « Xandi et le monstre ». En général
donc, des manifestations de partage social ont eu lieu, et le récit de plus
forte intensité émotionnelle en a suscité davantage. On notera que le
taux observé dans ce cas était légèrement supérieur à celui qu’on
observe chez les adultes quand on évalue le partage social « du jour
même » (60 %). En outre, selon les données obtenues des parents tou-
jours, le partage du récit de plus forte intensité s’est avéré plus répétitif
et accompagné d’une implication émotionnelle plus grande que celui
qu’avait entraîné le récit de faible intensité.
Dans l’ensemble, ces données montraient que les manifestations du
partage social de l’émotion sont bien présentes chez les enfants dès l’âge
de 6 ans. Qu’en est-il pour les enfants plus jeunes ? On ne dispose pas
encore de données systématiques à ce propos mais deux études explo-
ratoires ont été menées par Fanny Baez (1998) sur des enfants âgés de 3
à 5 ans. Les informations qui en ressortent ont une valeur d’indication
et il y aura lieu de les vérifier dans des travaux ultérieurs. La première
étude a été menée au moyen d’un questionnaire soumis aux parents. Il
examinait la mesure dans laquelle l’enfant leur rapportait des événe-
ments qui s’étaient produits en leur absence. Les observations ainsi
récoltées suggéraient qu’à l’âge de 3 ans, le partage est initié essentielle-
ment en réponse à la demande des parents. Par la suite, à mesure qu’il
croît en âge, l’enfant prend de plus en plus souvent l’initiative. En
général, le processus de partage prend place dans les instants qui suivent
Le partage social de l’émotion 97
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l’événement, ou en l’absence des parents, aussitôt que l’enfant les
retrouve. Il s’agit d’un partage bref, même lorsque les parents insistent,
mais il peut être répété à une ou deux reprises pour un même événe-
ment. En cas d’événement de haute intensité émotionnelle, une fré-
quence de répétition plus importante semble déjà pouvoir se manifes-
ter. L’enfant de 3 ans ne paraît pas partager ses émotions avec d’autres
personnes que ses parents, mais cette réserve s’estompe rapidement
avec l’âge, et le partage s’étend alors aux substituts parentaux.
Dans une seconde étude exploratoire, Fanny Baez (1998) a tenté
d’évaluer directement les dispositions au partage social de l’émotion
d’enfants âgés de 3 à 5 ans, en examinant respectivement : 1 / leur
réaction à un récit évoquant ouvertement la problématique du partage
social des émotions, 2 / la capacité des enfants à attribuer un état affec-
tif à un personnage de récit, 3 / leur capacité d’évoquer et de faire le
récit d’événements émotionnels de leur passé, et 4 / leurs souvenirs
d’un événement standard habituellement chargé en émotion (le pre-
mier jour d’école). Les enfants ont été réunis par groupe de trois, et
l’expérimentatrice leur a raconté deux récits en s’appuyant sur deux
livres illustrés destinés aux enfants de ces âges. Le premier raconte
l’histoire d’un petit lapin qui se montre systématiquement négatif
devant les différentes demandes de son papa : se déshabiller, prendre
son bain, être essuyé, enfiler son pyjama, mettre ses pantoufles. Mais
quand son papa lui demande s’il a envie de raconter ses gros malheurs,
le petit lapin change d’attitude (généralement au grand étonnement des
petits auditeurs) et partage l’événement émotionnel qui l’avait rendu
malheureux (un compagnon lui a dit qu’il était vilain). Ce court récit
suggère à l’enfant que des événements chargés d’émotion peuvent
l’affecter jusque dans ses comportements. Il lui montre aussi que, en
partageant ses malheurs, on peut initier un processus susceptible
d’aboutir à modifier son état négatif. La dernière image du récit dépeint
en effet un climat d’apaisement (le lapin, cajolé par son papa, se trouve
protégé et rassuré) et suggère ainsi les bénéfices d’un tel comportement
social (Baez, 1998). Immédiatement après avoir raconté cette histoire
aux enfants pris par groupes de trois, l’expérimentatrice ouvrait une
discussion en leur demandant s’ils avaient aimé le récit et s’ils pouvaient
98 Émotion et expression : introduction
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le raconter à leur tour. Elle leur demandait en outre d’attribuer un état
émotionnel au personnage. Elle rapportait ensuite cet état à l’expé-
rience propre des enfants en leur demandant s’ils avaient vécu des
choses qui les avaient rendus tristes. Ainsi les enfants avaient la possibi-
lité de développer spontanément le partage d’événements personnels.
S’ils le faisaient, on leur demandait de mentionner les personnes avec
lesquelles ils avaient déjà partagé cet événement. Finalement, on leur
demandait s’ils avaient déjà ressenti d’autres émotions et, dans
l’affirmative, on les incitait à expliquer ces émotions. Une dernière
phase de l’étude comportait encore l’appel au second récit, qui évo-
quait l’événement émotionnel standard (le premier jour d’école).
Dans toutes les triades, quel que fût l’âge des enfants, les récits ont
suscité un grand intérêt du début à la fin. On peut résumer comme suit
les principales observations effectuées au moyen de cette méthode.
Chez les enfants de 3 ans, reproduire le récit a constitué une difficulté.
En particulier, ils ne parvenaient pas à évoquer spontanément la fin. Ils
n’arrivaient pas non plus à attribuer un état émotionnel au personnage.
Ils pouvaient aisément réévoquer des événements émotionnels person-
nels. Ils disaient s’en souvenir, mais il leur était généralement difficile
de relater ces événements ou de s’exprimer à leur propos. À la question
« Vous rappelez-vous votre premier jour d’école ? », les enfants disaient
s’en souvenir mais ne semblaient pas pouvoir en faire le récit.
Chez les enfants de 4 ans, le rappel du récit s’effectuait sans difficulté
et ils en racontaient spontanément la fin. Toutefois, ils avaient encore
des difficultés à attribuer un état émotionnel au personnage. Les enfants
faisaient aisément référence à des expériences émotionnelles propres.
Les interactions du partage social des émotions s’instauraient, mais les
enfants éprouvaient des difficultés à les maintenir. Ainsi, à l’évocation
par l’un d’eux d’une expérience émotionnelle personnelle, un autre
enfant de la triade lui a demandé un éclaircissement sous forme d’un
« pourquoi ? », comme s’il imitait une situation qu’il avait déjà observée.
Mais alors que, en réponse, le premier s’est engagé plus avant dans son
récit, le second a aussitôt perdu son attention et n’a plus manifesté
d’intérêt pour ce qui se disait. En ce qui concerne le premier jour
d’école, ici également les enfants avaient des difficultés à le réévoquer.
Le partage social de l’émotion 99
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Les enfants de 5 ans manifestaient un intérêt particulièrement vif
pour le récit. Ils l’accompagnaient de nombreuses réflexions person-
nelles et de plus ils manifestaient la capacité d’anticiper la fin. Ils n’eurent
aucune difficulté à reproduire le récit du début à la fin. Ils attribuèrent
sans problème des états émotionnels au personnage, et évoquèrent aisé-
ment des événements émotionnels personnels analogues, dont ils étaient
pleinement capables de faire le récit. Ils se rappelaient bien le premier
jour d’école et évoquaient ce qu’ils ont ressenti à cette occasion.
On répétera encore que ces données récoltées par Fanny Baez sur
des petits groupes d’enfants ont un caractère exploratoire. Elles doivent
être reproduites sur des effectifs plus larges et appuyées de statistiques
comparatives. Toutefois, elles suggèrent bien que la période de 3 à
5 ans est une période cruciale pour l’émergence des différentes aptitu-
des qui permettent progressivement à l’enfant de développer le com-
portement de partage social de l’émotion.

LE PARTAGE SOCIAL DES ÉMOTIONS AU TROISIÈME ÂGE

Dans le passé, on a souvent décrit le troisième âge comme le


moment où les émotions voient leur intensité s’émousser, où
l’expression devient plus rigide (Banham, 1951), et où s’installe une
sorte de quiétude émotionnelle (Cumming et Henry, 1961). Toutefois,
l’évolution théorique se dresse désormais contre ces visions. Ainsi,
Labouvie-Vieff et ses collègues (par exemple, Labouvie-Vieff et Blan-
chard, 1982 ; Labouvie-Vieff et Devoe, 1991) défendent l’idée que
toute croissance en âge correspond à une croissance dans le développe-
ment du moi. En conséquence de ce point de vue, la comparaison des
groupes d’âges devrait révéler chez les individus plus âgés une com-
plexité émotionnelle supérieure, une meilleure capacité d’auto-
régulation des émotions et une meilleure compréhension des états
émotionnels. Une perspective analogue résulte de la théorie de la sélec-
tivité socio-émotionnelle (Carstensen, 1987, 1991). Selon celle-ci, à
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mesure que les individus approchent de la fin de leur vie, la qualité
émotionnelle des contacts sociaux prendrait chez eux le pas sur d’autres
fonctions qui avaient été prépondérantes jusqu’à cette période, comme
l’acquisition du savoir ou les fonctions de base de la survie. Il y a donc
au moins deux théories qui proposent que, au troisième âge, on
devient en quelque sorte un spécialiste de la vie émotionnelle. Que
disent les données sur le partage social de l’émotion à ce propos ? Le
processus tend-il à disparaître, comme le suggéraient les conceptions
anciennes ? Ou, au contraire, connaît-il une importance accrue,
comme le laisseraient entendre les modèles plus récents ?
Pour répondre à ces questions, des personnes de trois groupes
d’âges différents ont été invitées à collaborer à une étude menée selon
la méthode du journal (Rimé, Finkenauer et Sevrin, 1995). Deux de
ces groupes étaient constitués de personnes âgées respectivement de 62
à 75 ans et de 76 à 94 ans. Recrutées parmi les personnes inscrites au
cours de l’université du troisième âge, elles menaient une existence
indépendante. Le troisième groupe comportait des personnes plus jeu-
nes, âgées de 24 à 40 ans. Pendant cinq jours consécutifs, tous les parti-
cipants ont rempli un journal avant de se coucher. Ils y ont rapporté
l’expérience émotionnelle la plus importante de leur journée et ont
répondu à des questions sur cette expérience, sur les pensées associées à
l’expérience et sur le partage social éventuel. En outre, deux semaines
plus tard, ils ont pris part à une séance qui avait pour objet d’examiner
les souvenirs et les sentiments qui subsistaient chez eux à propos des
événements qu’ils avaient rapportés dans leur journal.
Les données des journaux ont mis en évidence plusieurs différences
notables entre les plus jeunes et les plus âgés. Ainsi, si les participants
des trois groupes avaient fait état d’expériences d’intensité comparable,
les expériences des personnes des deux groupes plus âgés étaient beau-
coup plus souvent constituées d’émotions « pures », c’est-à-dire impli-
quant un seul type dominant d’émotion, alors que celles des plus jeunes
comportaient plus souvent plusieurs émotions mélangées. Les manifes-
tations émotionnelles semblaient donc plus claires ou mieux définies
chez les aînés. En outre, les réactions décrites par les aînés suggéraient à
plusieurs égards l’exercice d’un meilleur contrôle d’eux-mêmes au
Le partage social de l’émotion 101
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cours de l’épisode émotionnel. À tout le moins, par comparaison avec
les plus jeunes, ils apparaissaient moins troublés par les circonstances
émotionnelles. Ces résultats sont donc en cohérence avec les visions
récentes selon lesquelles les personnes âgées auraient une meilleure
appréhension des émotions et une meilleure gestion émotionnelle que
les individus plus jeunes.
Les données relatives au partage social de l’émotion allaient dans la
même direction (voir fig. 5). Dans le groupe des plus jeunes, le partage
social de l’événement émotionnel le plus important de la journée s’est
manifesté dans 64 % des cas. Ce résultat est donc très voisin du taux
de 60 % qui a été mentionné plus haut comme le standard pour ce qui
concerne le partage social d’un événement émotionnel initié le jour
même où cet événement s’est produit. Mais c’est un taux plus élevé
(77 %) qui a été observé dans le groupe d’âges de 62 à 75 ans, et ce taux
fut encore supérieur (85 %) dans le groupe de 76 à 94 ans. De plus, le
nombre de répétitions du partage social allait croissant en fonction du
groupe d’âges des répondants. Il apparaît donc que les personnes âgées
procèdent au partage social des émotions avec une fréquence plus
grande et dans des délais plus brefs que les plus jeunes.

Fig. 5. — Incidence et fréquence de répétition du partage social de l’épisode émo-


tionnel le plus important de la journée dans une étude par journal menée auprès de
répondants de trois groupes d’âges différents (données de Rimé, Finkenauer et Sevrin,
1995).
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L’examen des pensées liées aux épisodes émotionnels a révélé
d’autres différences entre les plus jeunes et les plus âgés. Alors que, chez
les premiers, ces pensées avaient l’allure d’un travail cognitif en cours
(sous la forme de recherche de sens, d’efforts pour comprendre, de
pensée contre-factuelle, etc.), les seconds semblaient surtout préoccu-
pés par le simple rappel des détails des événements. Il semblait ainsi que
le traitement d’information qui se développe après une expérience
émotionnelle était moins approfondi chez les aînés. Par ailleurs, lors
d’un test de rappel effectué deux semaines après la remise du journal,
on observait que les aînés des deux groupes se souvenaient d’une plus
grande proportion des épisodes émotionnels qu’ils avaient consignés
dans leurs journaux. En outre, l’impact émotionnel résiduel du souve-
nir de ces épisodes était à différents égards plus réduit chez les aînés, par
comparaison avec le groupe des plus jeunes.
Comment interpréter ces importantes différences qui ressortaient de
la comparaison de la vie émotionnelle quotidienne des adultes plus jeu-
nes et plus âgés ? On pourrait penser que les plus âgés manifestent une
certaine sérénité. Selon ce point de vue, ils appréhenderaient les épisodes
émotionnels dans des termes plus simples ; ils conserveraient par rapport
à l’événement émotionnel une distance supérieure ; ils ressasseraient de
tels épisodes moins par souci de résolution que par crainte de perdre des
informations importantes ; il s’ensuivrait un rappel ultérieur à la fois
meilleur et moins chargé d’impact subjectif. Mais une lecture alternative
pourrait également s’accommoder de ces résultats. Elle pourrait
s’appuyer sur un courant d’études qui montre que l’expression des émo-
tions a un impact favorable sur l’évolution ultérieure de la santé (Penne-
baker, 1995, 1997 ; Lepore et Smyth, 2002). Selon cette perspective, on
devrait s’attendre à ce que, au long cours, les individus qui expriment
leurs émotions de manière plus intensive favorisent leur propre survie.
Dans cette optique, si les indicateurs du partage social de l’émotion crois-
sent avec l’âge, ce serait un artifice résultant du fait que ceux qui ne prati-
quent pas l’expression ou le partage social de l’émotion disparaissent de la
population des survivants. Dans l’état actuel des connaissances, il s’agit
évidemment d’une spéculation. Mais l’idée d’une sélection liée à la
survie devra être tenue en compte par les études futures en cette matière.
Le partage social de l’émotion 103
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PARTAGE SOCIAL DES ÉMOTIONS ,
NIVEAU D’ÉDUCATION ET APPARTENANCE CULTURELLE

Pour des raisons d’accessibilité, la majeure partie des études qui ont
été décrites furent menées auprès de personnes proches du milieu uni-
versitaire : étudiants, enfants d’étudiants, parents d’étudiants, adultes
prenant part aux enseignements universitaires pour les aînés. On se
devait alors de poser la question suivante. L’énorme propension à
s’exprimer verbalement à propos des expériences émotionnelles mise
au jour par ces études ne résulterait-elle pas d’habitudes propres à une
sous-culture caractérisée par un niveau élevé d’éducation ? Dans une
telle sous-culture en effet, les compétences verbales sont promues et
l’expression de soi est encouragée. Éduqués sous le modèle des lettres,
ses membres connaissent le panthéon des auteurs qui depuis l’Antiquité
ont excellé dans ces deux voies. Chacun a appris à admirer leurs œuvres
et chacun a été entraîné à suivre leur exemple. Il ne serait donc pas
étonnant qu’on observe chez des individus ainsi éduqués, une propen-
sion particulière à mettre en mots, à exprimer verbalement, et à com-
muniquer aux autres ce qu’ils auraient d’abord ressenti de manière plus
ou moins confuse au sein de leur subjectivité. Il y avait donc de sérieu-
ses raisons de vérifier si, conformément à l’hypothèse ainsi soulevée,
l’incidence très élevée du partage social à la suite des expériences émo-
tionnelles serait propre à des couches sociales particulièrement favori-
sées en matière d’éducation.
Des données pertinentes à ce propos ont été recueillies à l’occasion
du suivi de 300 femmes au cours de leur grossesse, dans le cadre d’une
étude épidémiologique sur le stress et les risques d’accouchement pré-
maturé (Baruffol, Gisle et Rimé, 1998). Au début de l’étude, lors d’un
relevé des facteurs de stress intervenus dans la vie courante des partici-
pantes, 172 d’entre elles mentionnèrent l’incidence récente d’un épi-
sode émotionnel important. Chacune de ces répondantes dut indiquer
la mesure dans laquelle elle avait parlé de cet épisode avec son entou-
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rage. Les données ainsi récoltées (voir tableau 8) montraient un taux du
partage social très élevé, toujours supérieur à 80 %, pour chacun des
cinq niveaux d’études représentés. Aucune différence statistiquement
significative ne distinguait les valeurs observées. Ainsi, rien n’indique
que les manifestations du partage social de l’émotion pourraient être
spécifiques à une sous-population bénéficiant d’un niveau élevé
d’éducation.
Qu’en est-il de l’appartenance culturelle, au sens des nations ou des
civilisations ? Alors que les premières études avaient été menées sur des
populations de langue française en Belgique et en France, rapidement
des données recueillies dans d’autres pays de l’Union européenne
comme les Pays-Bas, l’Italie ou l’Espagne ont montré que le partage
social de l’émotion s’y présentait d’une manière très analogue. Des étu-
des interculturelles plus larges furent entreprises. La première a été
conduite par Batja Mesquita (1993) à Amsterdam. Elle a comparé les
données de répondants néerlandais à celles de deux groupes d’immigrés
non européens, respectivement d’origine turque et surinamaise. Les
participants avaient été invités à réévoquer six situations émotionnelles
de leur passé récent (deux situations positives, deux situations de frus-

TABLEAU 8. — Incidence du partage social d’un épisode émotionnel


chez des personnes de différents niveaux d’éducation
(données de Baruffol, Gisle et Rimé, 1998)

Incidence du
Nombre partage social
de de l’épisode
Niveau d’études répondants (en %)

Primaire 13 84,6
Secondaire inférieur 74 91,9
Secondaire supérieur 40 87,5
Universitaire 1er cycle 30 96,7
Universitaire 2e cycle 15 93,2
Total 172 91,3
Le partage social de l’émotion 105
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tration et deux situations ayant impliqué des actes immoraux). Pour ces
différentes situations, l’incidence globale du partage social (voir fig. 6)
s’est avérée légèrement inférieure à celle des études initiales conduites
sur des répondants belges. Mais quand on écartait les épisodes impli-
quant la transgression d’interdits et donc générateurs de honte, les taux
atteignaient 90 % pour les répondants turcs et pour les Néerlandais
(Mesquita, 1993, p. 215). Ils demeuraient néanmoins plus bas pour les
Surinamais.

Fig. 6. — Le partage social des émotions dans différentes cultures. En haut


à gauche, résidents de trois cultures différentes aux Pays-Bas (Mesquita,
1993) ; en haut à droite, répondants de pays occidentaux et orientaux
(N = 100 par groupe) (Rimé, Yogo et Pennebaker, 1996, cité dans
Rimé et al., 1998) ; en bas à gauche, adolescents indiens vivant en Inde, ado-
lescents indiens vivant à Londres, et adolescents britanniques (Singh-Manoux
et Finkenauer, 2000) ; en bas à droite, étudiants japonais (N = 440) (Yogo et
Onoué, 2000).
106 Émotion et expression : introduction
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Une autre étude a comparé des populations occidentales (France et
États-Unis) et asiatiques (Corée du Sud, Singapour, et deux échantil-
lons différant par leur localisation au Japon, soit Kyoto et Sapporo)
(Rimé, Yogo et Pennebaker, 1996, cité dans Rimé et al., 1998). Les
répondants, au nombre d’une centaine par groupe, ont reçu un même
modèle de questionnaire, traduit dans leur langue. Ils y ont été invités à
faire référence à un épisode émotionnel de leur passé très récent.
L’incidence globale du partage social observée dans ces données (voir
fig. 6) se situait dans la gamme des 80 à 95 % pour les différents
groupes, à l’exception de la Corée du Sud pour laquelle le taux était
légèrement inférieur. Il faut cependant noter que les taux les plus élevés
étaient observés dans les deux groupes occidentaux. En outre, le détail
des résultats manifestait d’importantes différences entre les groupes
occidentaux et les groupes asiatiques pour la récurrence du partage
social de l’épisode. On constatait en moyenne entre cinq et six répéti-
tions dans les groupes occidentaux, alors que la moyenne était généra-
lement comprise entre deux et trois dans les différents groupes asiati-
ques. Des différences sont également apparues pour la latence du
partage social. Alors que le partage social était initié dans des délais très
brefs dans les deux groupes occidentaux, on observait des délais plus
longs dans les différents groupes asiatiques, et dans le groupe de Singa-
pour en particulier.
Comment comprendre ces différences entre groupes occidentaux
et groupes asiatiques en matière de répétition et de latence du partage
social ? Une hypothèse plausible est suggérée par les positions différen-
tes de ces cultures sur le continuum individualisme-collectivisme tel
qu’il a été défini et mesuré par Hofstede (1991, 2001). Dans les cultures
individualistes, on appartient à des groupes plus diversifiés et on fré-
quente des personnes plus diversifiées que dans les cultures collectivistes
où la famille constitue souvent l’essentiel du réseau relationnel. Les dif-
férences observées entre les groupes occidentaux et asiatiques dans la
répétition du partage social pourraient donc refléter l’étendue supé-
rieure des réseaux sociaux chez les premiers. Mais elle pourrait égale-
ment s’expliquer par le caractère plus fusionnel des relations sociales
dans les cultures collectivistes. Dans celles-ci, il est sans doute moins
Le partage social de l’émotion 107
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pertinent de distinguer un temps où on vit l’épisode émotionnel et un
temps ultérieur où on le rapporte à ses proches, parce que l’individu est
plus rarement laissé à lui-même. Les expériences émotionnelles sont
donc plus souvent vécues en compagnie de membres du réseau rela-
tionnel. Les différences dans la latence d’initiation du partage social
pourraient alors s’expliquer par le fait que le partage social de l’épisode
n’est initié que lors de la rencontre d’un membre extérieur au réseau
relationnel de proximité immédiate, ou plus simplement lorsque l’un
des membres du réseau rappelle aux autres cet épisode vécu en com-
mun. Ce ne sont là que des hypothèses qui ouvrent cependant des
perspectives intéressantes pour les études interculturelles futures.
L’existence de particularités dans la latence du partage social de
l’émotion en Asie a été confirmée pour le Japon. Pour ce pays, on dis-
pose en effet de données détaillées pour neuf émotions différentes
(Yogo et Onoué, 2000). Des étudiants de l’Université de Kyoto (440
au total) ont été invités à réévoquer un événement autobiographique
marqué par une émotion qui leur était spécifiée. Pour les différentes
émotions ainsi considérées, l’incidence du partage social (voir fig. 6)
s’est située dans une gamme tout à fait analogue à celle observée dans
les études européennes. Mais les données montraient également des
différences notables dans le détail des mesures. Par exemple, plusieurs
émotions n’étaient partagées le jour même que pour une minorité des
répondants.
Une comparaison particulièrement rigoureuse des manifestations
du partage social de l’émotion dans des populations orientales et occi-
dentales a été effectuée par Archana Singh-Manoux (1998 ; Singh-
Manoux et Finkenauer, 2000). L’étude, menée auprès d’adolescents, a
comparé des adolescents indiens vivant dans leur pays d’origine à la
New Delhi, à des adolescents indiens de familles d’émigrés vivant à
Londres, et à des adolescents britanniques vivant à Londres. Trois types
différents d’épisodes émotionnels furent examinés selon la condition à
laquelle le répondant était assigné : peur, tristesse et honte. Les valeurs
de l’incidence du partage social (voir fig. 6) se sont situées dans la
gamme habituelle pour ce qui concernait les épisodes de peur et de
tristesse, sans différence entre les groupes culturels. Pour les épisodes de
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honte, à l’instar de ce qu’on a déjà constaté par ailleurs, des valeurs plus
basses d’incidence se sont manifestées dans les trois groupes culturels
étudiés. Mais au-delà de ces données globales qui confirment la réalité
du partage social de l’émotion dans les différentes cultures étudiées, les
études d’Archana Singh-Manoux (1998) ont mis en évidence
d’abondantes différences entre ces cultures pour le détail des manifesta-
tions. Par exemple, dans les deux groupes orientaux, on répétait moins
souvent le partage de l’épisode que dans le groupe occidental ; on
attendait un comportement plus actif de la part du partenaire ; on lui
demandait plus d’implication personnelle ; enfin, c’était plus souvent le
partenaire qui avait pris l’initiative du partage.
En somme, les différentes données montrent que le partage social
de l’émotion n’est pas un phénomène propre à la culture occidentale.
Son incidence est très importante également dans d’autres cultures.
Dans des groupes culturels aussi différents que les Surinamais, les Turcs,
les Coréens, les Indiens ou les Japonais, on constate que, quelle que soit
l’émotion étudiée, le partage social est intervenu dans plus des trois
quarts des cas. Une exception à cette règle concerne la honte, qui sus-
cite une incidence plus réduite du partage social, et cette observation
semble également avoir une généralité interculturelle puisqu’elle s’est
présentée dans toutes les cultures où la question a été envisagée.
Cependant, au-delà de ces constatations qui suggèrent la généralité des
manifestations du partage social de l’émotion, les données disponibles
indiquent également qu’il s’agit d’un champ où abondent les particula-
rismes et les spécificités culturelles. Il y a donc ici une importante voie
d’investigation à développer.

LE PARADOXE DU PARTAGE SOCIAL DE L’ÉMOTION

Rappeler un épisode émotionnel suscite généralement la réactiva-


tion des différentes réponses qui s’étaient manifestées lors de l’épisode
initial, comme les réponses physiologiques, les réponses sensorielles, ou
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les réponses phénoménales (Bower, 1981 ; Lang, 1983 ; Leventhal,
1984). Il devrait donc en aller de même au cours du partage social de
l’émotion. Pour le vérifier, nous avons demandé à des étudiants de se
rappeler d’un épisode émotionnel récent de leur vie personnelle (joie,
colère, tristesse, ou peur, selon la condition), puis de décrire cet épi-
sode d’une manière très détaillée (Rimé, Noël et Philippot, 1991 b).
Ensuite, un questionnaire a permis d’examiner ce que les participants
avaient éprouvé pendant cette réévocation : images mentales, sensa-
tions corporelles, expérience subjective. Presque tous les répondants
ont dit avoir revu des aspects de l’événement sous forme d’images
mentales vives. En outre, ils ont rapporté l’expérience de sensations
corporelles, et ils ont très généralement fait mention d’un vécu émo-
tionnel intense. Tout cela appuie l’idée selon laquelle le partage social
d’une expérience émotionnelle entraîne la réactivation d’éléments de
cette expérience. En bonne logique, on devrait donc s’attendre à ce
que réévoquer un épisode joyeux soit vécu comme agréable, et que
réévoquer un épisode de colère, de tristesse ou de peur soit vécu
comme une expérience « douloureuse » ou « pénible ». Or, si c’est bien
ce qu’on a observé à propos de l’épisode joyeux, ce ne fut pas le cas
pour les épisodes négatifs : seule une minorité des répondants a caracté-
risé cette réévocation de « douloureuse ou pénible ». Curieusement,
bien qu’elle réactive des images mentales, des sensations corporelles et
des sentiments émotionnels de cette expérience, la réévocation d’une
expérience négative semble loin d’entraîner les effets aversifs qu’on
attendrait. Une observation supplémentaire a complété ce constat. La
dernière question du protocole de l’étude demandait aux participants
s’ils accepteraient de se prêter immédiatement à un second recueil de
données, analogue au premier, et impliquant le rappel et le partage
d’une autre expérience émotionnelle du même type que celle qu’ils
venaient de réévoquer. Le taux de réponses positives, considérable,
s’est élevé à 94 %, sans différence selon le type de l’émotion réévoquée
au préalable, joie, colère, tristesse ou peur.
En somme, le partage social de l’émotion suscite des manifestations
paradoxales. D’une part, il réactive les composants de l’expérience
émotionnelle partagée, ce qui dans le cas d’émotions négatives devrait
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susciter de l’aversion. D’autre part, qu’il s’agisse d’une émotion positive
ou d’une émotion négative, partager une émotion apparaît comme une
opportunité que les gens recherchent très volontiers.

CONCLUSIONS

Les données qui ont été examinées dans ce chapitre établissent que
l’expérience émotionnelle s’accompagne d’une manière presque indis-
sociable chez la personne qui l’a vécue d’une propension à traduire
cette expérience en paroles et à la partager socialement. Cette associa-
tion entre l’émotion et l’expression était ignorée avant que les travaux
qui viennent d’être évoqués n’aient été entrepris. Une fois celle-ci
établie, la question se pose de savoir ce qui sous-tend l’association en
question. Pourquoi les gens veulent-ils exprimer et traduire en paroles
leurs émotions ? Pourquoi veulent-ils les partager avec les autres indivi-
dus ? Qu’est-ce qui les conduit à chercher à introduire de cette
manière leur expérience personnelle dans le champ social ? Si on a
conscience du paradoxe qui vient d’être soulevé à propos des manifes-
tations du partage social de l’émotion, les questions de ce genre se
posent avec d’autant plus d’acuité. L’objectif de cet ouvrage est de ten-
ter d’y apporter des réponses.
Chapitre 3. Pour comprendre les émotions
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 67 à 84
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Chapitre 3

Pour comprendre les émotions


Émotion et expression : introduction

Pour comprendre les émotions

Dans le chapitre précédent, nous avons tenté de donner une


réponse générale à la question des conditions qui suscitent l’émotion
dans le cours de l’adaptation. Nous avons vu que les émotions inter-
viennent lorsque des ruptures de continuité marquent l’interaction
individu-milieu. C’est ce qui se passe lorsqu’une variation se produit
du côté du milieu et que l’individu ne dispose pas des structures de
connaissance et d’action nécessaires pour y répondre. C’est également
ce qui se produit quand une variation intervient du côté de l’individu
(besoins, désirs, aspirations...) et que le milieu ne fournit pas les élé-
ments que celui-ci attend en réponse à cette variation. En nous
appuyant sur les différents concepts développés au cours du chapitre 2,
nous allons envisager maintenant les manifestations d’émotions diffé-
rentes, en poursuivant un objectif double : d’une part, examiner des
exemples de conditions concrètes du rapport individu-milieu qui
suscitent l’apparition de telle ou telle émotion particulière et, d’autre
part, entrevoir les fonctions que l’émotion activée remplit dans ces
conditions.
Nous aborderons en premier lieu des émotions suscitées par des
situations perceptives, c’est-à-dire des situations où la rupture de conti-
nuité du rapport individu-milieu résulte de l’occurrence d’un change-
ment du côté du milieu. Nous considérerons ensuite les principales
manifestations affectives qui se développent dans le cours de l’action,
avec d’abord les affects qui interviennent dans l’évaluation du cours de
l’action, puis les manifestations émotionnelles négatives rencontrées
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dans le cas d’obstacles, d’échec ou de renoncement au but, et enfin
les manifestations émotionnelles positives lors du franchissement
d’obstacles, du succès et du terme de l’action. Nous terminerons en
soulignant le rôle que les affects jouent continuellement dans l’adapta-
tion, même quand ils semblent silencieux.

LES ÉMOTIONS SUSCITÉES PAR LES VARIATIONS DU MILIEU

Selon ce qui a été dit au chapitre 2, quand les variations du milieu


sortent de l’ordinaire, ou quand elles rencontrent un état d’impré-
paration de l’individu, celui-ci peut ne plus être en mesure d’aligner ses
structures de connaissance et d’action sur les structures perçues. La dis-
continuité temporaire qui marque alors le couple individu-milieu crée
les conditions d’apparition d’émotions. Le type d’état émotionnel qui
s’installera sera fonction des particularités de l’asyntonie en cours. Nous
allons en parcourir quelques exemples parmi les plus typiques.
Les émotions les plus élémentaires qui peuvent être déclenchées en
cas de variations du milieu sont le sursaut, l’alerte et l’orientation (Lan-
dis et Hunt, 1939 ; Lang, Bradley et Cuthbert, 1990 ; Sokolov, 1963).
Ces émotions sont élémentaires parce qu’elles n’impriment pas une
direction d’action déterminée. Elles ont pour effet d’activer la vigilance
devant l’élément qui survient, de focaliser l’attention sur lui et de sti-
muler le prélèvement intensif d’informations. Ces manifestations élé-
mentaires évoluent ensuite en fonction des résultats du traitement de
l’information. Elles passent généralement le relais à des réponses émo-
tionnelles plus résolument dirigées, qui comportent alors soit un vec-
teur d’approche, soit un vecteur d’évitement.
Les réponses émotionnelles d’approche en réaction aux variations
du milieu comprennent la curiosité et l’intérêt. Celles-ci se prolongent
généralement dans les comportements d’exploration. Elles intervien-
nent quand le degré de nouveauté ou d’inattendu détecté par le traite-
ment cognitif se situe dans des marges tolérables (Berlyne, 1960). Leur
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seuil de déclenchement est réduit quand l’individu bénéficie d’un
contexte général de sécurité (Harlow, 1959). Ces réponses incitent
l’individu à intensifier son contact avec l’élément intervenu dans le
milieu, à procéder à son analyse cognitive et à élaborer un modèle
cognitif à son propos. De cette manière, les structures de connaissances
qui ont fait défaut au moment de la rencontre de cet élément seront
disponibles pour le futur.
Lorsqu’à la suite de variations du milieu le processus d’élabora-
tion cognitive s’accomplit et débouche sur la maîtrise cognitive de
l’élément intervenu, les conditions de déclenchement des manifestations
joyeuses (plaisir, excitation joyeuse, exaltation, sourire, rire, hilarité,
triomphe...) sont remplies. Celles-ci sont typiques du retour à la syn-
tonie. Selon Nico Frijda, en effet, « l’émotion positive dépend du
degré d’incertitude, d’effort, ou de défi qui précède le moment où
s’instaure la maîtrise et où se restaure la sécurité : la joie, le triomphe,
le rire et l’humour répondent au même modèle tension-détente, de
même que le plaisir lié à l’aventure et au risque » (1986, p. 287-288).
Dès le début de la vie, le même modèle tension-détente rend déjà
compte du déclenchement du sourire. Les observations de Sroufe
(1995) sur les conditions du déclenchement de ces manifestations
émotionnelles positives au plus jeune âge montrent particulièrement
bien leur rôle devant les variations du milieu. À deux mois, l’enfant
sourit à des figures stationnaires qu’il reconnaît : la tension-détente est
déjà produite par son assimilation cognitive de la stimulation. Dès ce
moment, l’enfant se dirige vers les stimulations nouvelles et trouve du
plaisir dans la résolution de problèmes. Il incite son entourage à répé-
ter pour lui des situations génératrices de tension cognitive. Il crée
ainsi les conditions qui lui permettront de résorber cette tension par
son travail cognitif. L’opération débouche chaque fois sur un affect
positif, de sorte que le défi cognitif et la croissance cognitive qui
s’ensuit sont renforcés et encouragés pour le futur. Le signal facial qui
accompagne l’opération encourage les proches à entrer dans le jeu.
S’ils accordent à l’enfant leur partenariat dans son activité de décou-
verte, ils bénéficieront de l’état émotionnel positif que son sourire
communique (Sroufe, 1995). On voit ainsi émerger dès le plus jeune
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âge les fonctions remplies par les émotions positives lors de disconti-
nuité temporaire dans le couple individu-milieu : elles accompagnent,
soutiennent, stimulent et renforcent les entreprises cognitives de réso-
lution de problème.
Les réponses émotionnelles d’évitement comme l’appréhension,
l’anxiété et la peur sont déclenchées lorsque les conditions sont l’inverse
des précédentes. Elles interviennent en effet quand l’élément apparu
dans le milieu déborde les capacités d’assimilation de l’individu au
point que celui-ci n’entrevoit pas de moyen d’y faire face (Hebb,
1946 ; Gray, 1971). Lorsque le contexte général est déjà marqué par
l’insécurité, le seuil de déclenchement de manifestations de ce genre
peut être considérablement abaissé (Harlow, 1959). Ces réponses inci-
tent puissamment l’individu à se détourner de l’élément déclencheur, à
prendre distance par rapport à lui, ou même à prendre la fuite. C’est
par la voie du changement de milieu que la restauration de la syntonie
dans le couple individu-milieu pourra alors être rétablie. L’individu
n’enregistrera aucune croissance cognitive, mais, en contrepartie, il sera
à l’abri du danger et de la menace que suscite un élément pour lequel
les modèles de connaissance et les modèles d’action font défaut.
Une forme extrême de ces manifestations apparaît quand les cir-
constances sont telles que l’incapacité d’assimilation de l’élément sur-
venu dans le milieu est éprouvée de manière particulièrement massive.
Elle prend la forme de la détresse ou de la panique, qui incitent l’individu
à l’interruption immédiate de toute interaction avec l’élément déclen-
cheur (Harlow, 1950 ; Hebb, 1946), parfois même au point d’entraîner
l’immobilisation tonique, un état d’immobilité défensive qui fait penser
à une paralysie temporaire du sujet. Les manifestations émotionnelles
de la détresse et de la panique s’accompagnent souvent de signaux
vocaux stridents, capables à la fois d’écarter les prédateurs et d’avertir
les congénères.
Enfin, l’élément intervenu dans le milieu peut également présenter
des caractéristiques qui entrent en conflit avec des structures de
connaissances actives chez l’individu. De cette manière, une condition
d’incompatibilité s’installe. Il s’agit souvent de situations sociales où
l’élément nouveau résulte de paroles, attitudes ou comportements
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manifestés par d’autres personnes. Elles suscitent l’irritation, l’exaspération
ou la colère. La plupart des situations considérées par Aristote dans son
énumération des conditions propres à déclencher la colère évoquent
des incompatibilités de ce genre. Au centre des structures émotionnel-
les de réponse de ce type, on trouve la puissante propension à repous-
ser, à mettre à l’écart de soi, voire, dans les cas extrêmes, à annihiler
l’élément importun. C’est par ces tendances d’action très caractéristi-
ques que ces structures émotionnelles tentent d’assister l’individu dans
sa remise en phase avec le milieu.
Ce bref tour d’horizon illustre les principales manifestations émo-
tionnelles qui surviennent lorsque les variations du milieu prennent
l’individu au dépourvu. Il montre qu’on peut établir une distinction
tranchée dans les conditions déclenchantes, qui varient avec la valence
de l’émotion. Les émotions positives (curiosité, intérêt, joie, hilarité,
exaltation...) prennent place dans les conditions où un déphasage du
couple individu-milieu est susceptible de se réduire ; globalement, elles
incitent l’individu à l’approche. Au contraire, les émotions négatives
(appréhension, peur, anxiété, panique, détresse...) interviennent quand
le déphasage est patent et que sa réduction n’est pas en vue ; globale-
ment, elles poussent l’individu à l’évitement. Qu’il s’agisse de
l’approche ou qu’il s’agisse du décrochage, la finalité apparente est tou-
jours celle du rétablissement de la syntonie.

LES AFFECTS DANS L’ACTION :


DIRECTION , VITESSE ET OPTIMALISATION

Nous abordons maintenant les manifestations affectives qui se


développent dans le cours de l’action, c’est-à-dire quand l’individu a
entrepris de faire évoluer la situation actuelle du couple individu-
milieu vers une situation nouvelle dont il a fait un but. La syntonie du
rapport individu-milieu suppose alors la réduction continue de l’écart
entre les deux situations. Toute interférence par rapport à cette évolu-
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tion constitue une source des manifestations affectives dans le cours de
l’action. À cet égard, nous avions distingué les affects qui intervien-
nent abondamment au cours de l’évaluation de l’action et les émo-
tions proprement dites qui ne prennent place que dans les phases les
plus critiques de l’évolution de l’action, c’est-à-dire, dans celles qui
comportent la rupture de continuité : échec, obstacle, réussite, clô-
ture... Nous commencerons par les affects qui se manifestent au cours
de l’action sous la forme de l’espoir, de l’excitation joyeuse, de
l’exaltation, ou au contraire, du découragement, de l’angoisse, de la
morosité, du dépit, etc. Selon le modèle cybernétique des affects qui a
été défini par Carver et Scheier (1990), les affects occupent un rôle
essentiel dans l’évaluation d’une action en cours. Ils interviennent à
deux niveaux différents : dans l’évaluation de la direction de l’action
et dans l’évaluation de la vitesse d’évolution de l’action.

Les affects dans l’évaluation de la direction

Lorsque le dispositif cognitif qui surveille l’exécution de l’action


détecte des résultats qui s’écartent sérieusement de la trajectoire opti-
male, l’individu fait généralement un pas de côté. Il sort du flux com-
portemental, considère la situation dans son ensemble et réévalue ses
chances d’atteindre le but. Il élabore des scénarios mentaux, en se
basant à la fois sur la situation présente, sur les moyens à sa disposi-
tion et sur ses souvenirs d’expériences analogues. Ces opérations
d’évaluation menées au niveau symbolique sont propices au déclenche-
ment des affects (Carver et Scheier, 1990). Quand elles ouvrent des
perspectives favorables, les affects positifs comme l’espoir, l’en-
thousiasme, l’excitation, les sentiments joyeux ou l’exaltation envahis-
sent le sujet. Ils incitent à la reprise vigoureuse de la poursuite du but.
Au contraire, quand cette évaluation débouche sur des perspectives
défavorables, des affects négatifs se manifestent sous forme d’anxiété, de
dysphorie, ou de désespoir. Ceux-ci réduisent la propension du sujet à
reprendre l’action vers le but.
Pour comprendre les émotions 73
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Les affects dans l’évaluation de la vitesse

Mais les affects ne se manifestent pas seulement quand l’action


s’interrompt pour laisser la place à la réévaluation. Ils interviennent
également dans le cours de l’action. Selon le modèle cybernétique
(Carver et Scheier, 1990), le système qui dirige l’action vers le but
s’accompagne d’un second système qui vérifie continuellement à quelle
vitesse l’action évolue vers le but et évalue si cette vitesse de progression
est appropriée. La comparaison de la vitesse constatée à un standard de
référence peut se solder par des affects. Le résultat de ces comparaisons
peut en effet se présenter de trois manières différentes. Quand le pro-
grès observé vers le but est conforme au progrès escompté, l’absence de
discordance maintient chez l’individu un état affectif qui demeure
neutre. Quand le progrès est plus lent que prévu, l’écart qui se creuse
entre les deux valeurs engendre un affect négatif proportionnel à la taille
de cet écart, et cet affect suscite chez le sujet des sentiments de doute.
Quand le progrès est plus rapide que prévu, l’écart en voie de réduc-
tion engendre un affect positif qui se traduit en sentiments de confiance.
Puisque ces accélérations et ces ralentissements de l’évolution vers le but
peuvent intervenir de manière progressive ou de manière brusque, les
affects varieront en conséquence. Plus l’accélération sera brusque, plus
l’expérience affective comportera une bouffée d’euphorie qui incite à
la poursuite énergique de l’action. Inversement, plus le ralentissement
sera abrupt, plus l’expérience subjective impliquera le sentiment de
déchanter ou de « couler à pic », qui incite à l’arrêt de l’action.

Les affects dans l’expérience optimale

Le modèle cybernétique des affects de Carver et Scheier (1990)


montre bien le rôle subtil d’incitation dans le sens positif ou dans le sens
négatif que les affects jouent à l’égard de l’action. On peut trouver un
complément intéressant à ce modèle dans l’étude des modifications
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affectives typiques qui accompagnent l’action quand celle-ci prend un
cours optimal.
Quand on déploie une action dans un domaine qu’on maîtrise
bien, qu’il s’agisse d’activité artistique, d’artisanat, de sport, de hobby
ou de bricolage, de jeu, ou d’activités professionnelles, on peut éprou-
ver un état psychologique particulier largement teinté d’affects positifs.
Cet état se caractérise par une forte concentration, par un sentiment de
contrôle et, de surcroît, par une profonde jouissance. On perd la
notion du temps, les préoccupations courantes s’estompent, et on est
envahi par des sentiments d’euphorie et de transcendance. Qu’est-ce
qui déclenche des manifestations affectives aussi puissantes ? Csikszent-
mihalyi (1990) a montré que ces expériences optimales interviennent lors-
qu’il y a un alignement temporaire des différents systèmes à l’œuvre
dans l’action. Dans ces phases, les attentes du sujet, la représentation
exécutive de celles-ci dans son plan d’action, les contenus de sa pensée,
les souvenirs recrutés, l’action en cours, et l’information en retour
reçue du milieu entrent tous momentanément en harmonie. Cette syn-
tonie des différentes composantes de l’univers subjectif – cognitions
actives, action en cours et informations afférentes – établit une optima-
lisation temporaire du couple individu-milieu. Chaque nouveau geste
de la personne ajoute à cet ordre temporaire, le sentiment de maîtrise
est total, et l’anxiété atteint son niveau plancher, d’où sans doute le
sentiment particulier de bien-être optimal qu’on peut éprouver dans
ces moments.
Mais Csikszentmihalyi (1990) a souligné que la syntonie ne suffit
pas à déclencher l’expérience optimale. Dans une tâche qui correspond
au niveau de ses capacités, on éprouve davantage d’ennui que de plai-
sir. De même, quand on évolue de manière continue vers le but pour
l’atteindre sans à-coups, on n’éprouve pas d’affect positif. Si la syntonie
ne suffit pas, quelle condition supplémentaire l’action doit-elle remplir
pour susciter le plaisir ? Selon Csikszentmihalyi, la clé des affects positifs
se trouve dans la croissance. La syntonisation doit donc se doubler du
défi. Les tâches propres à susciter l’expérience optimale sont celles qui
amènent l’individu à la découverte, l’entraînent dans une réalité diffé-
rente, le poussent à des niveaux supérieurs de performance, et modi-
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fient sa personne en accroissant sa complexité. Le jeu, l’art, l’artisanat,
le sport, les hobbies constituent, pour l’acteur mais également pour le
spectateur, d’importantes occasions d’instaurer l’état ordonné de l’esprit
qui suscite l’euphorie ou la jouissance de l’état optimal.

LES ÉMOTIONS DANS L’ACTION :


OBSTACLE , ÉCHEC , PERTE , RENONCEMENT

Le processus psychologique d’engagement sur lequel nous avons


porté l’accent au chapitre 2 rend l’individu capable d’atteindre ses buts
en dépit des nombreux éléments susceptibles de l’en détourner. Mais il
a évidemment un revers. Il engendre une inertie considérable en cas
d’obstacle. Il pousse l’action à se déployer aveuglément vers le but,
même quand celui-ci est hors d’atteinte et même quand des signaux
impératifs de danger, de faim, de douleur ou d’épuisement assaillent le
sujet. Pour sa propre protection, il faut donc à l’individu un dispositif
supplémentaire susceptible le cas échéant de faire avorter le dispositif
d’engagement. Ce nouveau dispositif doit pouvoir à la fois stopper
l’action en cours, assurer la reconversion de la motivation à l’œuvre, et
rediriger l’individu vers les nouveaux buts qui s’imposent. La tâche
n’est pas simple puisqu’il s’agira notamment d’éteindre les puissantes
dispositions cognitives de l’engagement vers un but, qui mobilisent
l’attention, le traitement d’information, la mémoire, la pensée, et les
modèles d’action dans un axe unique. Parfois l’individu devra renoncer
à son but sans aucun d’espoir de consommation. Seul un dispositif de
grande puissance, capable au besoin de dissoudre le processus motiva-
tionnel en plein développement, pourra faire l’affaire. Ces lourdes
fonctions d’interruption, de désengagement, et de redirection de
l’action sont assumées par les émotions (Oatley et Johnson-Laird, 1987,
1995 ; Klinger, 1975 ; Simon, 1967).
La fonction des émotions dans l’interruption et le désengagement
de l’action a surtout été décrite par Klinger (1975). Selon lui, quand un
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obstacle se présente dans la progression vers un but, cinq moments
émotionnels successifs peuvent s’enchaîner. On observe d’abord la revi-
goration de l’engagement : les mouvements sont dispensés avec plus de
force, les réponses deviennent plus rapides, la concentration augmente,
le but devient plus attrayant, et les buts alternatifs diminuent de valeur.
Si l’obstacle se maintient malgré ces efforts accrus, la deuxième phase
du désengagement intervient : les réponses perdent en qualité, elles
deviennent moins élaborées et l’agressivité apparaît. Jusque-là, l’individu
est incité à renforcer ses efforts, à tenter d’autres voies et, en cas de
nouveaux échecs, à investir davantage d’efforts physiques et psycholo-
giques. Mais si le but est réellement hors de portée, la revigoration et
l’agressivité ne peuvent que conduire à l’épuisement dans de vains
efforts. Par ailleurs, une interruption pure et simple de l’action ouvrirait
la voie au repos. Elle donnerait alors une signification positive à l’échec
et l’adaptation ultérieure pourrait en souffrir. Il s’agit d’ailleurs de frei-
ner les forces qui se sont déchaînées jusqu’à ce moment. La revigora-
tion et l’agressivité doivent donc céder la place à un dispositif contraire,
qui puisse arrêter l’engagement tout en étant doté d’une forte valence
négative. C’est ainsi que des émotions négatives puissantes émergent dès
la troisième phase du processus de désengagement. Dès lors, la comba-
tivité et la concentration de l’individu diminuent. Il commence à aban-
donner la partie, le sentiment de l’échec ou de la perte s’installe, et des
émotions en résultent. Selon les circonstances, celles-ci peuvent aller de
la légère déception à la profonde tristesse. Dans une quatrième phase,
c’est la dépression proprement dite qui s’installe. L’action se ralentit ou
s’arrête, et des sentiments d’impuissance ou de désespoir envahissent
l’individu. Les objets qu’il valorise habituellement ne suscitent plus que
l’apathie et ses investissements sociaux se réduisent également. Cette
phase marque le terme du processus de désengagement. Klinger note
qu’elle comporte en outre des éléments utiles à la survie. En particulier,
l’apathie a pour effet de réduire les risques qu’on encourt dans un
milieu adverse. Elle permet également d’économiser les ressources du
métabolisme en vue de temps meilleurs. Enfin, dans une cinquième
phase, la récupération s’instaure. On ignore les facteurs qui favorisent son
développement. Klinger avance l’idée que la valeur affective du but
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perdu décline progressivement et que cela laisse peu à peu la possibilité
à d’autres valeurs d’émerger. Quoi qu’il en soit, on retiendra particuliè-
rement que les séquelles d’un échec seront d’autant plus puissantes et
d’autant plus durables que le but poursuivi était important.
Oatley et Johnson-Laird (1987, 1995 ; voir aussi Oatley et Jenkins,
1996) ont conduit cette analyse un pas plus loin en montrant que les
émotions assurent également la reconversion de la motivation et la
redirection de l’action. Ils notent que, dès le moment où les chances
d’atteindre le but s’estompent, une vacance des processus adaptatifs se
dessine : le plan en cours va rencontrer prématurément son terme, et il
n’y a pas encore de projets en vue d’une nouvelle phase d’action.
Comment le vide adaptatif qui prend place dans ces conditions pourra-
t-il être comblé ? C’est précisément dans ces périodes intermédiaires
que l’émotion interviendrait avec pour vocation d’assurer l’adaptation
ad interim. Sur le mode automatique, et d’une manière qui n’est pas
sans rappeler le processus d’engagement (Klinger, 1975), l’émotion
déclenche instantanément la réorganisation complète du système
cognitif. Dès cet instant, l’attention se concentre sur la situation et sur
tout ce qui a trait à la transition, la motivation s’amplifie, la hiérarchie
des priorités est remaniée, des buts sont renvoyés à l’arrière-plan,
d’autres buts viennent à l’avant-scène et, enfin, l’action prend une
direction déterminée. Le vide motivationnel est ainsi comblé. Le mode
émotionnel qui a pris le contrôle de l’adaptation persistera jusqu’au
moment où l’individu sera en mesure de concevoir, d’élaborer et de
mettre à exécution un nouveau plan. Dans l’intérim, c’est l’émotion
qui oriente l’action. Elle ne sera évidemment pas en mesure de dicter
une conduite optimale à déployer dans ces circonstances d’urgence.
Mais elle déterminera à tout le moins une impulsion dans une direction
déterminée, en s’appuyant à cet égard à la fois sur l’histoire de l’espèce
et sur les acquis propres de l’individu. Au minimum, les garanties
d’efficacité de cette action devraient être supérieures à celles d’une
action quelconque entreprise sur base du seul hasard.
Le type d’émotion qui s’imposera dans ces périodes de vacance de
l’adaptation sera fonction des circonstances qui auront enrayé l’action
en cours (Oatley et Jenkins, 1996). S’il s’agit de l’échec d’un projet
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important ou de la nécessité de renoncer au but, c’est la tristesse qui
intervient. Elle pousse à ne rien faire, à appeler à l’aide, ou à rechercher
un autre plan. Si l’action en cours est en butte à la frustration, c’est la
colère qui s’impose. Elle incite à poursuivre les efforts avec plus de
vigueur, et même à y mettre de l’agressivité. Si la sécurité est menacée,
c’est la peur qui s’installe. Elle conduit à arrêter l’action en cours, à
déployer une attention maximale, à s’immobiliser, ou à s’enfuir.
Si les émotions interviennent d’une manière aussi radicale lorsque
l’individu rencontre des conditions qui l’écartent du but poursuivi, on
doit s’attendre à ce qu’elles interviennent au même titre dans les situa-
tions inverses, c’est-à-dire dans les moments où l’action en cours favo-
rise l’atteinte du but, où les obstacles sont surmontés, où le but est en
vue, et où l’action parvient à ses fins. Ce sera l’objet de notre dernier
point.

LES ÉMOTIONS DANS L’ACTION :


FRANCHISSEMENT D’OBSTACLES , APPROCHE ET ABOUTISSEMENT

Les manifestations émotionnelles positives ou joyeuses caractérisent


les différentes phases de l’approche du but, du franchissement de
l’obstacle et de l’aboutissement de l’action. Toutefois, selon un prin-
cipe qui a été évoqué plus haut, la simple rencontre du but ne suffit pas.
Pour qu’une émotion positive prenne place, il faut que la progression
vers le but soit plus rapide que prévu. Les conditions favorables à une
telle évolution sont nombreuses. Ce sont celles du franchissement des
résistances et du dépassement d’obstacles : concours de la chance,
entremise d’une aide extérieure, déploiement d’efforts accrus, interces-
sion de ressources spécifiques, ou mise en œuvre de qualités particuliè-
res comme l’habileté, l’imagination, la créativité, la combativité,
l’acharnement. La joie sera donc d’autant plus probable et d’autant plus
intense que les obstacles franchis auront été importants et que la transi-
tion vers le but aura été abrupte. Cette émotion positive scellera donc
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les moments où les cognitions, l’action, et la situation sont parvenues à
s’aligner et le sceau sera d’autant plus puissant que l’évolution s’est
effectuée plus vite qu’escompté, et qu’elle a impliqué les meilleures
ressources.
Sous l’étiquette globale de « joie », les manifestations qui marquent
les phases d’atteinte du but et l’aboutissement de l’action sont en réalité
très diverses. Pour s’en convaincre, il suffit de s’arrêter à une forme
prototypique de ces manifestations : le triomphe. Les manifestations de
triomphe sont très souvent mises en scène par les médias, chez les
acteurs des exploits sportifs, chez les spectateurs de ces exploits, dans
l’exploit technique, dans la réussite électorale ou politique, ou même
dans la réussite aux examens et aux études. Les signaux visibles du
triomphe sont de trois ordres. Tout d’abord, ils comportent très sou-
vent en priorité des expressions faciales et corporelles typiques de la
colère ou de l’agressivité (Fernandez-Dols et Ruiz-Belda, 1995). Il faut
y voir des résidus des efforts et des revigorations mises en œuvre pour
franchir les écueils et arriver au but. Ces manifestations sont d’autant
plus vives que les obstacles franchis pour atteindre le but ont été impor-
tants. Le triomphe comprend ensuite des gestes d’expansion, sous la
forme d’extension corporelle, de bras qui se lèvent, de jambes qui se
dressent, de sauts, de bonds ou de course. Ces gestes sont liés à
l’expérience subjective de croissance qui envahit l’individu au moment
où il atteint son but. Ensemble, les manifestations d’agressivité et
d’expansion marquent également l’aboutissement de l’action. Elles
signalent au sujet et à son entourage que la tâche est close et qu’un
terme doit être mis à la préoccupation qui a mobilisé les ressources
cognitives (la tension vers le but, la focalisation du processus attention-
nel dans l’axe de ce but, la surveillance de l’action, la résolution des
interférences, des obstacles et des conflits, l’évaluation continue de la
direction et de la cadence de la progression vers le but, etc.), ainsi qu’à
l’action qui a engagé les ressources comportementales. En outre, les
manifestations du triomphe comprennent un important faisceau de
réponses à orientation sociale, avec les sourires, rires, cris, interpella-
tions vocales, contacts corporels, embrassements, ébauches de célébra-
tion, etc. Ces manifestations ont de multiples conséquences sur le plan
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interpersonnel. Elles éveillent, par empathie, l’émotion positive chez
les témoins de l’action. Elles encouragent ces témoins à poursuivre leur
contribution éventuelle, à la répéter dans le futur, et à soutenir les
entreprises futures de l’acteur. En outre, les comportements d’atta-
chement (contacts corporels, embrassements) invitent les assistants à se
rapprocher de l’acteur et à consolider leurs liens communs. Ils contri-
buent ainsi à l’intégration sociale et à la cohésion du groupe. Par-dessus
tout, les gestes de l’acteur joyeux incitent ses compagnons à s’associer à
son succès, à le célébrer et à le partager dans un processus qui renfor-
cera encore l’émotion positive chez tous les participants. De cette
manière, l’émotion positive scellera dans la mémoire commune les
conditions qui ont conduit un membre du groupe au succès et à
l’expansion.
Derrière les manifestations visibles qui viennent d’être décrites, les
émotions positives cachent une multitude d’effets supplémentaires. Ce
sont des effets subtils que seul le travail empirique peut mettre en
lumière. La revue des données disponibles par Alice Isen (2000) a mon-
tré des effets des expériences émotionnelles positives à la fois sur le plan
cognitif et sur le plan social. Sur le plan cognitif, on constate que, par
comparaison avec des individus dont l’état émotionnel est négatif ou
neutre, ceux qui sont dans un état émotionnel positif manifestent
davantage de créativité. Ils sont également plus ouverts à l’information
du milieu. Ils sont plus enclins à l’exploration et à la découverte. Ils
font de meilleures performances dans les tâches qui font appel à la capa-
cité de synthèse, ainsi que dans celles qui impliquent la résolution de
problèmes. Sur le plan social, les comparaisons révèlent que les indivi-
dus en état émotionnel positif prennent davantage en compte le point
de vue d’autrui. Ils sont plus sociables, plus coopératifs, plus généreux,
plus enclins à la responsabilité sociale et plus aptes à la négociation. À
première vue, il n’est pas évident de trouver un sens à ces manifesta-
tions cognitives et sociales qui s’ajoutent ainsi à l’état émotionnel
joyeux. Mais le tableau s’éclaircit si on les replace dans le contexte de la
vision d’Oatley et Johnson-Laird (1987, 1995), qui donne à l’émotion
la fonction de favoriser la transition vers d’autres tâches. Le but étant
atteint et la tâche étant close, un état de désœuvrement attend normale-
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ment l’acteur. Or, les données qu’on vient de passer en revue avec Isen
(2000) montrent que, dans cette phase, l’acteur est particulièrement
enclin à la créativité, au traitement de l’information du milieu, à
l’exploration, à la découverte, et à la résolution de problèmes. L’état
émotionnel positif paraît donc bien favoriser la transition vers de nou-
velles entreprises. En outre, ouvert aux besoins d’autrui, aux entreprises
de ses proches, l’individu paraît naturellement disposé à des entreprises
utiles à sa communauté.

LA MÉMOIRE IMPLICITE ET LE GUIDAGE SILENCIEUX DES AFFECTS

Pour terminer, il faut souligner que, paradoxalement, la plus grande


contribution de l’émotion à l’adaptation n’est sans doute pas celle où
l’émotion est la plus visible. Il est évidemment précieux que les émo-
tions puissent d’urgence se substituer aux acquis adaptatifs de l’individu
quand ceux-ci viennent à faire défaut ou quand le milieu n’y répond
pas. Mais il serait beaucoup plus utile à l’individu d’éviter les coûts et
les risques inhérents à ces situations d’urgence. Pour cela, il faudrait
qu’il puisse les anticiper et les prévenir.
Des observations parmi les plus anciennes que compte la psycho-
logie ont révélé que les expériences émotionnelles avaient précisément
la propriété d’instaurer une telle prévention. Lorsqu’il a découvert les
réflexes conditionnels, Pavlov a très vite réalisé que les réponses émo-
tionnelles y étaient particulièrement accessibles. Il en a d’emblée saisi la
portée adaptative. Selon son propre exemple (Pavlov, 1927), l’animal
qui est une proie pour le fauve périra à coup sûr s’il n’entreprend de
fuir que lorsque le prédateur le tient dans ses crocs et le serre dans ses
griffes. Mais sa situation devient beaucoup moins précaire si sa peur se
déclenche quand le prédateur est aperçu à distance ou, mieux encore,
quand celui-ci se signale bien à l’avance par ses cris, ses odeurs ou ses
traces. Si les signaux du prédateur déclenchent les réponses émotion-
nelles conditionnelles de l’animal, ce dernier gagne le temps de fuir et
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de se mettre à l’abri. Dans l’action également, quand l’individu
s’approche ou s’écarte de son but, l’émotion qui s’active dote de
valence affective positive ou négative les idées, comportements et élé-
ments du milieu associés aux progrès ou aux écueils. C’est ainsi que,
lors d’entreprises ultérieures semblables, ces signaux affectifs guideront
l’individu. Selon la valence de l’affect, il inclinera à reprendre les pistes
cognitives, comportementales ou situationnelles déjà tracées ou, au
contraire, à s’en écarter. Ce principe était déjà tout entier contenu dans
la loi de l’effet de Thorndike (1898).
Avec ces phénomènes d’association et la mémoire implicite que ces
phénomènes alimentent, sans doute rencontrons-nous la contribution
majeure de l’émotion à l’adaptation et à la survie. Une fois de telles
associations établies, l’émotion ne sera plus seulement déclenchée par
des circonstances spécifiques. Elle le sera également, au moins sous
forme incipiente, c’est-à-dire sous forme d’affect, devant d’innom-
brables autres éléments qui ne font que signaler d’avance l’arrivée pos-
sible des circonstances spécifiques. De cette manière, chaque expé-
rience émotionnelle constitue une nouvelle occasion pour des
significations affectives collatérales de s’installer. Ces significations
deviennent alors autant de guides invisibles qui jalonnent les routes du
milieu. Elles opèrent sur l’individu de manière silencieuse, c’est-à-dire
en l’absence de conscience de sa part, tandis qu’il évolue dans le milieu.
Ces guides invisibles que leur mémoire implicite constitue et four-
nit aux individus agissent bien plus largement qu’on ne l’imagine.
Nombre d’activités qui se déroulent dans le calme et la sérénité y
répondent en fait sans qu’il n’y paraisse. Ainsi, quand le promeneur
flâne en ville de manière détendue, son activité semble dépourvue de
tout rapport avec la vie émotionnelle. Rien de fâcheux ni d’inquiétant
ne se produit. Mais le promeneur évite les dalles glissantes du trottoir, il
tient à l’œil le chien errant qu’il croise, il ne traverse pas la rue sans
scruter au préalable la vitesse des véhicules, il s’engage de préférence
dans un passage protégé, il ne se dirige pas vers tel quartier qui n’est pas
sûr, et il ne circule plus après une heure déterminée. En réalité, la pro-
menade en apparence anodine s’effectue selon des voies qui sont tra-
cées. Elles sont balisées par les signaux les plus puissants qui soient. Le
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promeneur ajuste ses comportements et son parcours selon les émo-
tions qu’il anticipe. Il ne se rend pas dans tel quartier parce qu’il anti-
cipe l’angoisse qu’il éprouverait s’il s’y rendait, ou la peur qui
l’envahirait s’il devait être confronté à une menace effective. Il a appris
ces émotions par voie directe lors de déboires antérieurs, ou par voie
indirecte à l’occasion de déboires d’autrui. Si flâner en ville n’est pas
a priori une activité génératrice d’émotion, l’émotion potentielle cons-
titue cependant un guide de la promenade. Par l’expérience émotion-
nelle, l’univers se transforme en un monde tracé, parcouru de chemins
à coloration positive et de chemins à coloration négative. Ces colora-
tions sont continuellement actualisées en fonction du but spécifique
poursuivi à ce moment. Et les voies qu’on emprunte se superposent à
ces pistes invisibles sans qu’on en ait la moindre conscience.

CONCLUSIONS

Dans ce chapitre, nous avons constaté que les émotions intervien-


nent lorsqu’un changement intervenu du côté du milieu (objets, situa-
tions, événements, physiques ou sociaux) n’active pas d’emblée chez
l’individu des structures de connaissance et d’action qui lui permettent
d’y répondre. Elles interviennent également lorsqu’un changement
intervenu du côté de l’individu (besoin, désir, aspiration...) ne rencontre
pas dans la situation présente les conditions de son accomplissement.
Les deux conditions de déclenchement de l’émotion ainsi définies sont
étroitement parallèles à celles qui ont été distinguées dans d’autres ter-
mes par Georges Mandler (1984). Il voyait deux types de ruptures de
continuité propres à entraîner l’émotion : quand quelque chose qu’on
n’attendait pas se produit, ou quand quelque chose qu’on attendait ne se produit
pas (p. 188). Dans les deux conditions que nous avons distinguées, le
type d’émotion qui interviendra variera selon l’écart qui existe entre le
changement intervenu et les ressources qui pourraient y répondre.
Lorsque les ressources nécessaires pour rétablir la continuité paraissent
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pouvoir être mises en œuvre, les émotions de valence positive (curio-
sité, intérêt, joie, hilarité, exaltation, etc.) soutiennent et renforcent le
mouvement, et facilitent ainsi l’évolution vers la remise en phase. Au
contraire, lorsque ces ressources semblent hors d’atteinte, les émotions
de valence négative (appréhension, peur, anxiété, panique, détresse...)
favorisent la prise de distance, le renoncement et la remise en phase par
transition vers de nouvelles situations ou vers de nouveaux objectifs.
En somme, dans l’interaction continuelle qui lie l’individu au
milieu, chacune des deux parties génère continuellement des variations
qui contraignent l’autre. Mais, chez l’individu, la perception et l’action
sont au service de la syntonie du couple. Quand la perception et
l’action rencontrent des limites, elles sont prises en relais par les émo-
tions. Celles-ci émergent toujours soit de la confrontation de l’univers
rencontré (objet, situation, événement intervenu du côté du milieu) et
de l’univers représenté, soit de la confrontation de l’univers représenté
(besoin, désir, aspiration du côté de l’individu) à l’univers rencontré.
Selon les écarts – et l’évolution des écarts – qui séparent ces deux uni-
vers, les émotions stimulent ou découragent l’engagement. Elles mar-
quent particulièrement les moments où le déphasage s’accentue ainsi
que ceux où il se réduit. Elles incitent ainsi soit à la continuation et à la
clôture, soit au désengagement et à la transition vers d’autres buts.
Chapitre 2. Qu'est-ce qu'une émotion ?
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 43 à 66
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/le-partage-social-des-emotions--9782130578543-page-43.htm

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Chapitre 2

Qu’est-ce qu’une émotion ?


Émotion et expression : introduction

Qu’est-ce qu’une émotion ?

LES CURIOSITÉS DE L’ÉTYMOLOGIE

De nos jours, le terme émotion est sur toutes les lèvres et il se taille
notamment un succès considérable dans les médias et dans la publicité.
Il apparaît de cette manière comme une valeur sûre de la langue et
semble donc avoir existé de tous temps. Et cependant, la consultation
d’un dictionnaire de la langue française au XVIe siècle (Huguet, 1946)
révèle qu’à cette époque le terme y était tout simplement absent. À
cette époque, on trouve des notions associées comme esmouvoir, qui
signifiait « mettre en mouvement » et dont émotion est dérivée, de
même que esmeute, pour « émeute », ainsi que esmoy ou esmay, qui
signifiait « chagrin, ennui, trouble » tandis que le verbe esmayer signifiait
« troubler, effrayer, ou étonner ». Il faut attendre le lexique de la langue
française au XVIIe siècle (Cayrou, 1924) pour y trouver la première
mention du mot émotion. On découvre alors avec surprise que la signi-
fication qu’on attribue de nos jours à ce terme n’apparaît pas dans sa
définition à cette époque. Émotion au grand siècle désignait essentielle-
ment des manifestations collectives, « mouvement, agitation populaire,
troubles, sédition », avec un sens proche de celui qu’on donne encore
aujourd’hui au terme émeute dont l’étymologie est semblable. Plus près
de nous, au XIXe siècle, le dictionnaire Littré (1883) donne encore cette
signification comme le premier sens du mot émotion, « mouvement qui
44 Émotion et expression : introduction
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se passe dans la population », alors que la notion de « mouvement moral
qui trouble et agite » n’apparaît que comme un sens dérivé. Toutefois à
la même époque, dans la définition du terme émotion chez Larousse
(1870), la notion d’ « excitation, trouble de l’économie animale » prend
la préséance sur la signification collective d’ « agitation qui travaille les
masses populaires », qui passe au deuxième plan.
Le terme émotion est donc d’origine récente, et sa signification pri-
mitive concernait essentiellement le comportement collectif, comme
dans « une certaine émotion commençait à gagner le peuple,
l’armée ». Derrière cette signification, on peut déceler la notion d’un
mouvement de type moral – inquiétude, mécontentement – qui pos-
sède une contrepartie dans un mouvement de type physique – agitation
populaire. Sans doute est-ce là l’essence de ce qu’on a voulu appré-
hender lorsque la signification collective du terme s’est étendue à des
manifestations individuelles. Selon les dictionnaires historiques de la
langue, les toutes premières apparitions du mot dans les écrits remon-
tent à 1512 ou 1538 (respectivement, Ray, 1992, et Bloch et Von
Wartburg, 1986) avec le sens de « mouvement » ou de « trouble
moral ». Selon Rey (1992), à l’époque classique, le mot s’est dit égale-
ment d’un état de malaise physiologique (1580), et plus tard d’un
trouble suscité par l’amour (1645). Le sens affectif et individuel qu’on
donne aujourd’hui à émotion n’apparaît qu’aux alentours de 1640
(Rey, 1992). Et, en effet, la consultation de ses Passions de l’âme mani-
feste que Descartes (1649-1953) l’utilise dans ce sens et se trouvait
donc aux avant-postes de cet usage :
« Après avoir considéré en quoi les passions de l’âme diffèrent de toutes ses
autres pensées, il me semble qu’on peut généralement les définir comme
des perceptions, ou sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte
particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par
quelque mouvement des esprits » (p. 709).
Avec emotion, la langue anglaise utilise l’équivalent exact du terme
français. Selon le dictionnaire Webster (1977), le terme y est directe-
ment dérivé de la langue française. Le dictionnaire Oxford (1933) situe
son apparition en anglais en 1579, dans le sens d’ « agitation politique et
sociale », en 1603 dans celui de « migration, transfert d’un lieu à
Qu’est-ce qu’une émotion ? 45
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l’autre », en 1660 dans le sens figuré d’ « agitation ou perturbation de
l’esprit », et enfin en 1690, chez John Locke, dans le sens de « mouve-
ment, agitation ou perturbation au sens physique ». L’apparition du
terme dans cette langue fut donc un peu plus tardive qu’en français,
mais on y trouve une évolution de sens analogue et la double connota-
tion de mouvement moral et de mouvement physique est présente éga-
lement.
Cette approche étymologique révèle donc plusieurs choses inat-
tendues à propos de l’origine du mot émotion : l’absence de ce terme
de la langue jusqu’à l’époque classique, son apparition avec un sens
collectif aujourd’hui perdu, son évolution progressive vers un sens
affectif individuel, un délai long avant que celui-ci ne s’impose
comme sens premier, et enfin la disparition complète de sa significa-
tion collective primitive. Au terme de cette évolution, le mot émotion
a plus ou moins rejoint le sens qui était dévolu au terme passion à
l’époque classique de la Grèce antique. En grec, paqoV est dérivé du
verbe pascw, « souffrir » et partage ses racines avec paqhma, qui
signifie « maladie, disposition physique ou morale, passion, événe-
ment, accident », tandis que le terme paqoV lui-même recouvre l’état
passif ou la souffrance, et comporte de nombreux sens associés,
comme « affection, modification quelconque, ce qu’on ressent, ce
qu’on souffre, désastre, accident, affliction, malheur, maladie, maladie
de l’âme, trouble, émotion vive » (Alexandre, 1886). Le dictionnaire
d’Alexandre précise utilement qu’en rhétorique paqoV prend la signifi-
cation particulière de « mouvement pathétique excité dans l’auditoire
par la véhémence du discours ». Il est remarquable qu’on retrouve
ainsi sous le terme paqoV un équivalent de la signification collective
primitive du mot émotion.
L’usage que nous faisons aujourd’hui du mot émotion porte la
marque de cette histoire des mots. Les origines françaises le chargent de
la signification de « troubles » ou « perturbations » caractérisés par un
mouvement double, physique et moral. Les origines grecques du
concept-parent de passion y ajoutent le sens de la passivité, avec les
troubles physiques et moraux résultant de ce qui est subi, de ce qui
arrive, de ce qui est souffert.
46 Émotion et expression : introduction
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LES PASSIONS CHEZ ARISTOTE ET LES ÉMOTIONS CHEZ NOUS

Dans la culture occidentale, Aristote est le premier auteur à avoir


examiné systématiquement la question des émotions. Il considérait
qu’il y avait en cette matière un savoir indispensable à l’orateur. Si
celui-ci sait comment émouvoir son auditoire, disait Aristote, il sera en
possession d’outils oratoires puissants. Pour cette raison, dans sa Rhéto-
rique, le philosophe grec a consacré un livre entier à l’examen détaillé
des raisons pour lesquelles les gens se retrouvent dans ces « états
d’esprit » particuliers que les Grecs désignaient comme les passions :
colère, crainte, honte, etc. Quand on relit aujourd’hui ses observations
en ce domaine, l’actualité qu’elles conservent est tout simplement sur-
prenante. À plus de 2 300 ans d’écart, il n’y a pas le moindre anachro-
nisme dans les circonstances qu’Aristote décrit comme propices à
l’éclosion des différentes passions. Malgré l’immense évolution des
mœurs et des modes de vie, ce qui provoquait les passions dans la ville
d’Athènes à l’époque classique provoque encore les émotions
aujourd’hui dans toutes nos villes et nos campagnes. Pour s’en
convaincre, il suffit de lire l’énumération qu’Aristote propose des
conditions qui déclenchent la colère :
« (...) nous nous mettons toujours en colère contre ceux qui se prennent à
rire en notre présence, ou qui se moquent de nous ouvertement, ou bien
qui nous attaquent avec des railleries piquantes ; (...) contre les personnes
qui parlent mal de nous, ou qui nous méprisent dans les choses dont nous
faisons notre occupation principale ; (...) contre ceux qui, après avoir reçu
quelque plaisir, sont assez ingrats pour nous abandonner dans l’occasion,
ou qui ne font pas autant pour nous que nous avons fait pour eux ;
(...) contre tous ceux qui ont des desseins contraires aux nôtres ;
(...) contre nos amis lorsqu’ils ne disent pas du bien de nous ou qu’ils n’ont
pas soin de nous obliger, mais bien plus incomparablement lorsqu’ils font
tout le contraire ou qu’ils ne s’aperçoivent pas de notre besoin ; (...) contre
les personnes qui se réjouissent de nos disgrâces, et généralement contre
tous ceux qui ne sont point touchés des malheurs qui nous arrivent ;
(...) contre ceux qui ne se soucient pas de nous fâcher, et c’est pour cela
Qu’est-ce qu’une émotion ? 47
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que le message des personnes qui apportent de mauvaises nouvelles est
toujours si mal reçu ; (...) contre ceux qui écoutent le mal qu’on dit de
nous, ou qui sont attentifs à regarder celui qui nous est arrivé ; (...) contre
ceux qui offensent (...) nos pères et mères, nos enfants, nos femmes, nos
domestiques et tous ceux qui dépendent de nous ; (...) contre ceux qui
sont insensibles à nos bienfaits et qui ne nous en savent pas gré ;
(...) contre ceux qu’on aperçoit se moquer dans le temps qu’on pense trai-
ter sérieusement avec eux ; (...) contre les personnes qui se montrent obli-
geantes et font du bien à tous les autres, excepté à nous (...) » (Rhétorique,
traduction de Cassandre, dans sa seconde édition parue chez Covens et
Mortier, à Amsterdam, en 1733).

Que met-on sous le terme émotion aujourd’hui ? Pour répondre à


cette question, Frijda, Markam, Sato et Wiers (1995) engagent à procé-
der tout simplement à l’exercice consistant à demander aux gens de
mentionner en cinq minutes autant de mots d’émotion qu’ils peuvent
en trouver. Ces auteurs ont rassemblé des données collectées de cette
manière auprès de répondants de onze nationalités, parmi lesquelles
étaient représentés une majorité de pays d’Europe de l’Ouest, mais éga-
lement le Canada, l’Indonésie, le Japon, le Surinam et la Turquie. Ces
données montrent que si on prend dans chaque groupe national les
12 mots qui sont mentionnés le plus fréquemment, un consensus remar-
quable se dessine. En particulier, les équivalents linguistiques des termes
joie, tristesse, colère, peur et amour figuraient dans toutes les listes. En outre,
ils s’y trouvaient en tête dans presque tous les cas.
Pour donner un tour concret à ces mots qui représentent ce qu’on
désigne typiquement comme émotion aujourd’hui, il faudrait les relier,
comme l’avait fait Aristote, aux situations auxquelles chacun d’eux se
réfère. Les moyens de notre époque permettent d’y parvenir d’une
manière scientifique. Avec la collaboration de collègues d’une dizaine de
pays d’Europe, Klaus Scherer a mené une étude qui a rassemblé
779 répondants, tous étudiants. Chacun d’eux a été invité à retrouver
parmi ses souvenirs récents quatre expériences d’émotion ayant impliqué
respectivement la joie, la colère, la peur et la tristesse. Ils ont dû d’abord
décrire brièvement chacune des quatre expériences, puis répondre à
quelques questions à son sujet. On a pu ainsi recueillir des informations
sur plus de 2 300 expériences d’émotion (Scherer, Wallbott et Summer-
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field, 1986). Leur analyse selon une grille mise au point dans des travaux
préliminaires a notamment fourni un tableau des situations dans les-
quelles émergent ces différentes émotions. À l’instar de ce que suggère la
lecture d’Aristote, ces situations sont apparues largement universelles. En
effet, la comparaison des données selon les différents pays n’a pas révélé
de grandes différences, et une étude analogue conduite par la suite à
l’échelle du globe entier l’a confirmé (Scherer et Wallbott, 1994).
Ces situations dans lesquelles apparaissent les quatre émotions étu-
diées par Scherer et collègues (1986) (voir tableau 5) donnent effective-
ment une idée très concrète de ce que recouvrent les quatre grands
termes d’émotion abordés dans l’étude. Ainsi, pour ce qui concerne la joie,
deux types de situations interviennent principalement. Dans 35 % des
expériences, des besoins ou des attentes de la personne ont été rencon-
trés, soit au plan corporel avec les plaisirs naturels, soit au plan psycholo-
gique avec les expériences de succès, soit au plan matériel avec
l’acquisition de biens, soit encore au plan social avec les bonnes nou-
velles. Par ailleurs, dans 50 % des expériences de joie, il s’agit de relations
sociales et d’expériences sociales reflétant l’intégration sociale momen-
tanée du sujet, sous forme de réunions avec des amis, de rencontre
d’autrui, d’extension de son cercle social, de moments de fête, de retrou-
vailles, etc. Si la joie apparaît ainsi comme l’effet de situations où on
rencontre un état recherché, la tristesse se manifeste dans les situations
contraires. Dans 62 % des cas, un état d’union prend fin, sous forme de
difficultés relationnelles diverses, de séparations, de décès, et de solitude.
Par ailleurs, dans 28 % des cas, une condition indésirable émerge, comme
des mauvaises nouvelles, un échec, une maladie, ou la fin d’une expé-
rience agréable. Des différentes émotions étudiées, la peur semble la
moins liée aux situations sociales. Dans 60 % des cas, l’intégrité physique
ou psychologique de la personne s’est trouvée en péril, avec les situations
de trafic et de transport, l’agression, l’échec, la maladie, les risques divers,
et l’action de forces extérieures. Par ailleurs, dans 21 % des cas, des périls
indirects ont suscité cette émotion, comme l’exposition à la mort, au sur-
naturel, ou à l’inconnu. Enfin, en ce qui concerne la colère, dans 55 %
des cas, il s’agit de situations de « manquements », où on a reçu un traite-
ment qui ne répondait pas à ce qu’on attendait ou à ce qu’on estimait
TABLEAU 5. — Situations émotionnelles : données de Scherer et collègues (1986)
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Situations %
Joie
• Relations avec des amis 22
• Rencontrer des amis 15
• Expériences de succès 15
• Plaisirs naturels 10
• Bonnes nouvelles (contexte social) 8
• Acquérir des objets 5
• Acquérir de nouveaux amis 4
• Nouvelles expériences 3
• Relations avec des connaissances 3
• Acquérir de nouveaux membres dans la famille 3
Tristesse
• Difficultés avec des amis 19
• Décès d’amis 13
• Maladie (soi-même ou autrui) 9
• Mort de connaissances 8
• Séparation permanente (amis) 8
• Difficultés avec des connaissances 7
• Échec dans des situations d’accomplissement 7
• Mauvaises nouvelles (contexte social) 5
• Mauvaises nouvelles (mass media) 4
• Séparation temporaire (amis) 4
• Solitude 3
• Fin d’une expérience agréable 3
• Dépression générale 3
Peur
• Circulation, transport 20
• Agression physique 14
• L’inconnu 13
• Échec dans des situations d’accomplissement 12
• Maladie 5
• Prise de risque 5
• Mort de connaissances 4
• Action de forces extérieures 4
• Le surnaturel 4
• Difficultés avec des amis 3
Colère
• Manquement de la part d’amis 24
• Manquement de la part d’étrangers 18
• Récompenses inappropriées 18
• Manquement de la part de connaissances 13
• Désagréments 6
• Échec à atteindre un objectif 6
Note. — Les valeurs sont données en pourcentage par rapport à la catégorie émo-
tionnelle. Les totaux dans une catégorie n’atteignent pas 100 % parce que les catégories
de basse fréquence (< 2,5 %) n’ont pas été mentionnées dans le tableau.
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mériter, avec la violation par autrui d’une norme implicite ou explicite.
L’analogie avec la liste de la Rhétorique d’Aristote est spectaculaire. Par
ailleurs, dans 30 % des cas, l’individu qui est en colère a également été
confronté à un effet qui ne correspondait pas à ses attentes, mais dans un
cadre moins directement social.
Ce tour d’horizon auquel on vient de procéder grâce aux données
recueillies par Scherer et collègues (1986) repose sur un corpus particu-
lièrement important par le nombre et par la diversité culturelle des
répondants. Il permet de répondre par l’exemple à la question « Qu’est-
ce qu’une émotion ? ». Il s’agit maintenant de considérer des réponses
de type conceptuel à cette même question.

POUR DÉFINIR L’ÉMOTION

L’émotion prend place au sein d’un ensemble de manifestations


généralement identifiées comme « états affectifs ». Ceux-ci ont deux
caractéristiques principales. D’une part, leur installation est automa-
tique, ce qui signifie qu’ils s’imposent au sujet et que, une fois installés,
il n’est pas aisé de les modifier. D’autre part, ils comportent de manière
intrinsèque soit le plaisir, soit la peine. Au sein de la gamme des états
affectifs, les émotions constituent les manifestations les plus saillantes et
les plus spectaculaires. Par comparaison, les autres états affectifs sont à la
fois moins intenses, moins différenciés et plus diffus. En outre, ceux-ci
s’installent généralement dans la durée, alors que les émotions ont au
contraire une allure paroxystique. Ils constituent une sorte de toile de
fond sur laquelle les états émotionnels viennent faire figure occasion-
nellement. Parmi ces états affectifs de la toile de fond, on peut retenir
les humeurs, le tempérament, les troubles émotionnels, ainsi que les
préférences. On y ajoutera encore les affects, que nous définirons
comme des formes incipientes de l’émotion.
Par humeur, on désigne des états affectifs qui peuvent s’étendre sur
des périodes de quelques minutes à quelques semaines. Si l’expérience
Qu’est-ce qu’une émotion ? 51
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de l’humeur est le plus souvent éprouvée de manière claire, ses
moments d’initiation et d’extinction ne sont pas toujours distincts, ni
nécessairement liés à des causes définies. Deux facteurs rendent compte
de l’essentiel des variations de l’humeur et on les a désignés respective-
ment comme « Affect positif » et « Affect négatif » (Watson et Tellegen,
1985). Le tempérament renvoie à des traits affectifs très stables qui
accompagnent généralement l’individu tout au long de son existence.
Deux des dimensions parmi les plus importantes que l’étude de diffé-
rences individuelles révèle, le Névroticisme et l’Extraversion, rendent
compte des différences stables dans les affects. Au cours des dernières
décennies, on a montré que le Névroticisme correspond à une disposi-
tion à éprouver des affects négatifs (anxiété, tristesse, insatisfaction, res-
sentiment, pessimisme...) tandis que l’Extraversion répond à la dispo-
sition dans l’autre direction (enthousiasme, gaieté, optimisme...)
(Tellegen, 1985 ; Watson et Clark, 1992). Les troubles émotionnels
recouvrent des syndromes pathologiques qui peuvent durer de quel-
ques semaines à plusieurs années. On y distingue les troubles de
l’humeur, tels que la dépression, marquée par la dominance extrême
des affects négatifs, ou la manie, dans laquelle les affects positifs se pré-
sentent de manière exacerbée. Il faut y ajouter les troubles anxieux qui
peuvent prendre des formes diverses, parmi lesquels les phobies, les
troubles obsessionnels-compulsionnels ou les attaques de panique.
On peut déjà constater l’omniprésence de l’axe positif et de l’axe
négatif aux différents niveaux de cet univers des manifestations affecti-
ves. Ces deux mêmes axes sont en outre mis en jeu tout au long de la
vie quotidienne dans le commerce avec les objets, les situations, les
personnes. Certains nous attirent et nous en rejetons d’autres. C’est le
phénomène des préférences. Enfin, comme nous le verrons de manière
détaillée dans le chapitre 3, au cours de nos actions et de nos interac-
tions avec le milieu, nous faisons l’expérience de bouffées affectives que
nous ne qualifierons pas d’émotion. Nous éprouvons de l’espoir, de
l’excitation joyeuse, de l’exaltation ou, au contraire, nous ressentons du
découragement, de l’angoisse, de la morosité, ou du dépit. Il s’agit là de
manifestations émotionnelles incipientes qu’on désigne sous le nom
d’affects (Frijda, Van Goozen, Mesquita et Sonnemans, 1991). Ceux-ci
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ne prennent pas le caractère de rupture de continuité que nous consi-
dérerons comme la marque distinctive de l’émotion. Ils se manifestent
sous la forme de bouffées positives ou de bouffées négatives. Puisqu’ils
ne prennent que deux formes, les affects sont moins différenciés que les
émotions. Ils sont également plus diffus parce qu’ils ne comportent pas
les différents marqueurs physiologiques, expressifs et moteurs qui carac-
térisent les émotions proprement dites. Avec les affects, nous terminons
ainsi le tour d’horizon des manifestations affectives non émotionnelles.
Comme nous venons de le signaler, la marque distinctive de
l’émotion au sein de l’univers des manifestations affectives, c’est la rup-
ture de continuité dans l’interaction individu-milieu. Dès l’instant où
elle intervient, cette rupture est manifeste autant pour l’observateur
extérieur que pour l’individu qui en est le siège. Le plus souvent, elle
est perçue de manière quasi simultanée par l’un et par l’autre. Du
dehors, l’émotion se signale par des modifications brusques dans le
rythme et l’allure des manifestations faciales, vocales, posturales et com-
portementales de la personne affectée. De l’intérieur, elle se manifeste
sous la double forme d’expérience subjective puissante et d’impulsions
motivationnelles spécifiques. De quoi s’agit-il ? On trouve actuelle-
ment un important consensus entre les spécialistes pour définir
l’émotion dans les termes qui suivent. Une émotion est une structure
préparée de réponses qui intervient de manière automatique dans le cours
du processus adaptatif. Elle se manifeste à la fois par des changements
dans l’expression (faciale, vocale, posturale...), par une impulsion
marquée à déployer une action spécifique (bondir, frapper, rejeter, fuir,
s’effondrer, s’immobiliser...), ainsi que par une coloration marquée de
l’expérience subjective (le « vécu » émotionnel). En outre, l’émotion se
caractérise par des modifications majeures sur le plan cognitif. En effet,
les activités automatiques en cours sont interrompues, le contexte au
sein duquel l’émotion a émergé devient le foyer des ressources atten-
tionnelles, ce contexte conserve ensuite la priorité dans le processus de
traitement de l’information qui tend à son évaluation complète. Ces
différentes manifestations s’appuient sur d’importantes modifications
physiologiques qui affectent particulièrement les différents organes
contrôlés par le système neurovégétatif.
Qu’est-ce qu’une émotion ? 53
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On reconnaît l’existence d’une palette de structures émotionnelles
de réponse. La recherche désigne encore ces différentes structures au
moyen de concepts du sens commun : peur, colère, tristesse, joie, etc.
L’étude des représentations de l’univers émotionnel chez les individus
tout-venant révèle l’existence sous-jacente de deux dimensions stables
derrière cette palette (Russell, 1980, 1983). On rencontre aisément ces
dimensions dans l’examen des covariations dans les réponses de person-
nes invitées à décrire sur des échelles leur état affectif du moment. Elles
sont également révélées par l’analyse du matériel obtenu quand on
demande aux gens de classer les états émotionnels en catégories. L’une
de ces dimensions est la valence et elle se représente sur un axe bipolaire
défini aux extrêmes par « agréable » et « désagréable ». L’autre dimen-
sion est l’activation, ou l’implication émotionnelle : « forte » ou
« faible ». Les différents termes d’émotion prennent place aisément dans
cet espace bi-dimensionnel. Un autre regard a été porté sur cette ques-
tion de la variété des états émotionnels par ce qu’on appelle l’approche
catégorielle. Celle-ci trouve ses origines chez Darwin (1872) et elle a été
adoptée par les auteurs qui, à la suite de Darwin, ont mis l’accent sur les
bases biologiques des émotions et ont examiné en particulier les mani-
festations faciales expressives (par exemple Ekman, 1992 ; Izard, 1994 ;
Tomkins, 1970). Comme on l’a vu au chapitre 1, cette perspective
considère que l’espèce humaine est dotée d’un répertoire de réponses
émotionnelles de base. Ce répertoire serait limité, bien que des combi-
naisons soient possibles. Il comporterait un nombre d’émotions qui varie
selon les auteurs de 6 à 10. Ainsi, selon Ekman (1992), les émotions de
base seraient la joie, la surprise, la colère, la peur, la tristesse, le
dégoût/mépris. Izard (1977) y ajoute l’intérêt, la honte et la culpabilité.
Il est évident que les structures émotionnelles de réponse trouvent
des racines dans le patrimoine génétique de l’espèce. Le nouveau-né en
présente des manifestations élémentaires, comme le sursaut, la détresse,
ou le sourire. Ces structures élémentaires sont appelées à se modifier et
à s’étendre, tant pour les situations qui les déclenchent que pour les for-
mes de leurs manifestations. Cette évolution résulte de la conjonction
de différents processus. Ainsi, par conditionnement classique, les struc-
tures émotionnelles de réponse s’étendent aux signaux qui sont réguliè-
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rement associés à leur déclenchement. Par l’observation et l’imitation,
l’individu incorpore à son répertoire les particularités expressives pro-
pres à son milieu social spécifique. Par les connexions mnésiques, les
structures émotionnelles de l’individu s’enrichissent des éléments typi-
ques de ses expériences propres. Par l’éducation, l’individu assimile les
règles sociales de l’expression et du contrôle et il apprend quand et sous
quelle forme il convient de manifester ses émotions.
On peut donc conclure en résumant les éléments qui entrent dans
la définition des émotions :
— elles font partie des manifestations affectives, qui s’imposent de
manière automatique dans le cours de l’adaptation et qui suscitent
l’expérience subjective du plaisir ou de la peine ;
— leur marque la plus distinctive est la rupture de continuité dans le
rapport individu-milieu, qu’on perçoit tant à l’extérieur qu’à
l’intérieur de l’individu ;
— elles se présentent comme des constellations de réponses, qui impli-
quent à la fois les niveaux motivationnel-comportemental, facial-
expressif, subjectif-phénoménal, attentionnel-cognitif, et physiolo-
gique-végétatif du fonctionnement de l’individu ;
— plus différenciées que les autres manifestations affectives, elles
varient d’une part sur les dimensions d’intensité et de valence et
d’autre part quant au type de constellation mis en place ;
— à ces éléments, il convient encore d’ajouter la brièveté d’installation
et la courte durée, qui distinguent l’émotion des autres manifesta-
tions affectives. Mais cette spécification implique cependant qu’on
ne néglige pas pour autant la notion d’épisode émotionnel.

LA DURÉE DE L’ÉMOTION
ET LA NOTION D’ÉPISODE ÉMOTIONNEL

Une caractéristique importante de l’émotion est la vitesse avec


laquelle elle peut se mettre en place. Les manifestations les plus rapides
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sont celles du sursaut. Landis et Hunt (1939) en avaient déjà mesuré avec
précision la latence en enregistrant à grande vitesse les réactions à un
coup de pistolet inattendu : le clignement des paupières intervient
40 millisecondes plus tard, suivi de l’ouverture de la bouche (69 ms), de
l’inclinaison de la tête vers l’avant (83 ms), et de la contraction des mus-
cles de la nuque (88 ms). L’onde parcourt ensuite les épaules, puis
l’abdomen et atteint les genoux en 200 millisecondes. La musculature
lourde revient ensuite à la position de départ en un délai de 3 secondes.
Le phénomène est donc non seulement rapide, mais également très bref.
Dans sa conception homéostatique de l’émotion, Walter Cannon
(1915/1927) a conçu le processus émotionnel comme une déviation de
l’organisme par rapport à son état optimal, imposée par les circonstances
extérieures. Il voyait l’émotion comme un mécanisme dont la finalité
serait de ramener l’organisme à son état optimal. Dans sa perspective,
l’attaque ou la fuite doit réduire la source de menace ou de péril et per-
mettre ainsi à l’organisme de reprendre le processus routinier interrompu
et de refaire ses réserves d’énergie. Mais les modifications physiologiques
nécessaires pour mobiliser l’énergie en vue de l’attaque ou de la fuite
taxent lourdement l’organisme. Son économie physiologique ne lui per-
met pas de prolonger de tels efforts au-delà de quelques instants. En cas
d’émotion intense, l’individu en ressort dans un état d’épuisement. En
somme, dans la perspective physiologique adoptée par Cannon,
l’émotion ne peut être qu’un phénomène bref. La même notion de briè-
veté de l’expérience émotionnelle revient dans le contexte de l’étude des
manifestations expressives de l’émotion. Ainsi, Ekman (1984, p. 333)
estimait que « ... la grande majorité des expressions émotionnelles durent
entre une demie et 4 secondes, et celles qui sont plus courtes ou plus lon-
gues sont des simulacres ou d’autres types d’expressions fausses ».
Toutefois, Frijda, Mesquita, Sonnemans et Van Goozen (1991) ont
fait remarquer que, la plupart du temps, un événement émotionnel sus-
cite non pas simplement une émotion, mais bien un épisode émotionnel.
Les épisodes émotionnels constituent des processus psychologiques
unitaires qui ont une certaine durée. Ils peuvent parfois s’étendre sur
plusieurs jours, voire davantage. Ils tirent leur unité de la référence à un
événement particulier. L’épisode émotionnel prend cours quand le
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sujet s’efforce de gérer émotionnellement cet événement et il s’achève
quand la transaction est menée à terme, ou quand l’individu abandonne
ses efforts pour le résoudre. Tant qu’elle se déroule, une telle transac-
tion implique un cycle problématique qui représente pour l’individu
un défi continuel. Au long de la transaction, beaucoup de choses peu-
vent changer, mais il en est une qui demeure constante. Il s’agit de la
signification de l’événement en cause, ou de ce que Lazarus et Smith
(1988) ont appelé le « thème relationnel central », comme par exemple
la menace, la perte, l’offense, la promesse, ou la satisfaction. Toujours
selon Frijda et ses collaborateurs (1991), l’unité de l’épisode émotionnel
tient encore, et sans doute tout particulièrement, à l’implication affec-
tive de l’individu dans cet épisode. Les phases successives de cette
implication – montée, apogée, plateau, déclin – représentent les stades
de vie d’un seul et même processus sous-jacent. En ce sens donc, un
épisode émotionnel constitue « une » émotion.
En somme, le point de vue psychologique adopté par Frijda et col-
laborateurs se dissocie du point de vue physiologique et biologique
pour ce qui concerne la question de la durée de l’émotion. Si les chan-
gements physiologiques et faciaux de l’émotion s’installent dans des
délais très rapides, de l’ordre de la fraction de seconde, ceux-ci
s’éteignent généralement après quelques secondes ou quelques minutes.
Par contre, l’expérience phénoménale qui accompagne ces change-
ments marque généralement le point de départ d’une problématique et
aura donc le plus souvent une rémanence importante. Ce point de vue
est particulièrement critique pour notre propos dans cet ouvrage, qui se
focalisera bientôt sur l’étude des épisodes émotionnels et de leur deve-
nir dans les souvenirs et dans la communication de la personne.

LES RUPTURES DE CONTINUITÉ


DANS L’INTERACTION INDIVIDU-MILIEU

Il s’agit maintenant d’établir une vision cohérente des conditions


dans lesquelles les émotions émergent et des fonctions qu’elles remplis-
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sent dans l’adaptation. Comme l’a montré le chapitre historique, on
peut mener une telle entreprise selon des angles très différents, et c’est
la richesse de l’histoire des théories des émotions d’avoir défriché ces
voies d’approche diverses, physiologiques, biologiques, sociales, cogni-
tives, motivationnelles, phénoménales, etc. La suite de cet ouvrage se
concentrera sur les émotions de l’être humain dans sa rencontre des
événements de la vie et dans son dialogue avec ses pairs. Nous exami-
nerons les émotions telles qu’elles interviennent chez l’individu qui
réagit aux événements du milieu, nourrit des projets, les poursuit, enre-
gistre des performances et des difficultés, réfléchit, échange et commu-
nique avec ses semblables. Pour servir une telle perspective, c’est
l’approche psychologique cognitive qui conviendra le mieux. Nous
constaterons bientôt que les émotions suscitent une expression verbale
et une communication sociale très systématique et très intensive, et cet
aspect retiendra ensuite l’essentiel de notre attention. Notre approche
théorique prendra alors une orientation résolument cognitivo-sociale.
Nous avons souligné ci-dessus que la marque la plus distinctive de
l’état émotionnel est la rupture de continuité dans l’interaction individu-
milieu. Pour comprendre les émotions, il faut donc examiner les condi-
tions du rapport individu-milieu qui favorisent de telles ruptures. Cha-
cun des deux pôles de ce couple étant continuellement actif,
l’interaction individu-milieu est un lieu de variations continuelles. Du
côté du milieu, ces variations résultent de l’incursion d’objets,
d’événements et de situations de nature physique ou de nature sociale.
Du côté de l’individu, les variations ont pour source la dynamique
continue de ses besoins, désirs, et aspirations. Ces deux générateurs de
variations sont intarissables, et la variété des éléments que chacun d’eux
peut mettre en œuvre est infinie. Chaque fois qu’une variation inter-
vient à l’un des pôles, se pose la question de la disponibilité, à l’autre
pôle, des ressources nécessaires pour y répondre. Quand ces ressources
sont disponibles, le commerce entre les parties se poursuit sans heurts.
Au contraire, lorsqu’elles font défaut, la continuité de l’interaction est
momentanément mise en péril. C’est précisément dans ces circonstan-
ces que les émotions interviennent. Elles prennent place dans les
moments où un creux se marque dans la continuité de ce rapport indi-
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vidu-milieu. Leur fonction est d’assister l’individu dans ces moments de
vacance temporaire.
Nous allons examiner plus en détail cette question des conditions
qui génèrent les manifestations émotionnelles. Pour rendre cet examen
possible, nous envisagerons séparément les deux sources que nous
avons distinguées – variations du milieu, puis variations de l’individu. Et
nous passerons sous silence le fait que, dans la vie réelle, ces deux sour-
ces se mélangent le plus souvent d’une manière qui les rend difficile-
ment dissociables... Ensuite, dans le chapitre 3, nous entreprendrons un
tour d’horizon des principales manifestations émotionnelles.

Variations du côté du milieu

Chaque fois que le milieu – et notamment le milieu social –


engendre des variations dans les objets, événements, ou situations per-
çus par l’individu, la continuité de l’interaction individu-milieu
demande que l’individu soit en mesure d’y répondre. Celui-ci doit
activer une structure de connaissance – connexion, schème, représen-
tation, modèle, postulat, théorie, principe, croyance, stéréotype, ou
autre – qui lui permettra d’identifier le changement intervenu et de
mettre en œuvre des structures de comportement propres à assurer son
adaptation à ce changement. Pour la plupart des variations ordinaires
du milieu, l’individu dispose des structures de connaissance et d’action
appropriées. Celles-ci ont été acquises au long de son histoire
d’apprentissage, et y recourir est pour lui affaire de simple routine. La
continuité de l’interaction individu-milieu est alors assurée sans faille.
Mais quand il s’agit de variations qui sortent de l’ordinaire, ou quand
les variations du milieu rencontrent un état d’impréparation de
l’individu, les structures de connaissance et d’action appropriées peu-
vent lui faire défaut. Dans ces conditions, cet individu ne sera plus en
mesure d’aligner ses structures propres sur les structures perçues, et
une discontinuité temporaire affectera le couple. Un déphasage
s’installe et les conditions d’apparition des émotions sont alors rencon-
trées : des structures automatiques de réponse prennent le relais de
Qu’est-ce qu’une émotion ? 59
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structures acquises qui font défaut. Momentanément, ces structures
émotionnelles dirigent l’attention et orientent l’action. Le type
d’émotion qui s’installe dépendra des spécificités de l’asyntonie en
cours. Elle fournira un guidage à l’individu pris au dépourvu,
l’assistera ainsi dans cette situation de rupture, et favorisera son évolu-
tion vers la remise en phase (Oatley et Johnson-Laird, 1987).

Variations du côté de l’individu

L’être humain ne demeure pas longtemps cantonné à subir seule-


ment des événements qui font irruption dans le milieu qui l’entoure.
Tôt après la naissance, il se montre capable de se constituer un objectif,
d’engendrer des projets, de poursuivre des buts et de les atteindre. Il
devient donc, lui aussi, une source de variations dans l’interaction qui
le lie au milieu. Par l’évolution de ses besoins, de ses désirs, de ses aspi-
rations, il fournira bientôt sa propre contribution à la dynamique conti-
nuelle du couple. Les premières ébauches dans cette direction se mani-
festent dès l’origine. À l’âge d’un mois, si on suspend devant l’enfant un
objet attrayant, il dirigera le regard vers cet objet. À trois mois, il ébau-
chera des mouvements dans sa direction. À quatre mois, il le saisira
maladroitement. À cinq mois, il l’attrapera sans hésitation. La capacité
de poursuivre et d’atteindre un but est donc précoce et rapide. Dès huit
mois, l’enfant coordonne ses schèmes. Il peut donc accorder son expé-
rience actuelle avec des représentations d’expériences passées, ainsi
qu’avec des représentations de conséquences anticipées. C’est à ce stade
qu’il commencera à chercher un objet caché et à se montrer surpris si
cet objet n’est pas là où il s’y attendait. Il peut donc se représenter un
objet absent, et même un événement à venir. Il est dès lors prêt à ima-
giner des objectifs et à entreprendre l’action dans leur direction. Il peut
poursuivre des buts. C’est ici que commence son rôle de générateur
d’événements dans le couple individu-milieu.
L’individu produit un événement dès l’instant où il ne se satisfait
plus de l’état actuel du couple dans lequel il est inclus. Il projette alors
un état futur qui puisse le satisfaire, et élabore un plan d’action qu’il
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mettra à exécution pour faire évoluer le couple dans la direction de
l’état projeté. Dans la vie courante, de telles séquences se succèdent
continuellement. Elles constituent la dynamique, et même l’essence,
de l’existence. Dans ces démarches, l’individu imprime une orienta-
tion au couple qu’il forme avec le milieu. Il entreprend activement de
faire évoluer ce couple vers un nouvel état dont il a fait le choix. Dans
des conditions optimales, cette évolution s’accomplira sans heurts et la
syntonie du couple individu-milieu sera préservée. La progression vers
l’état projeté sera libre de toute manifestation émotionnelle. Il faut
pour cela que le plan d’action élaboré par l’individu puisse être exé-
cuté comme prévu, sans rencontrer d’obstacle ou d’interférence dans
le milieu. Quand ces conditions sont remplies, l’orientation imprimée
par l’individu pourra rencontrer son terme sans que le couple qu’il
forme avec le milieu ne connaisse de déphasages. À l’inverse, toute
altération des conditions énoncées entraînera un déphasage. S’il s’agit
d’altérations légères, seules des manifestations d’affects interviendront.
S’il s’agit d’altérations plus importantes, les émotions prendront le
relais.

LES ÉLÉMENTS DE LA POURSUITE D’UN BUT

Dans le chapitre 3, nous examinerons de manière concrète les


conditions dans lesquelles se développent des émotions particulières au
cours de l’action. Mais, pour bien comprendre ces conditions, il est
indispensable d’avoir au préalable une vision claire du contexte dans
lequel elles prennent place. Cela suppose une compréhension claire de
la dynamique de la poursuite de buts. Nous allons donc consacrer la fin
de ce chapitre 2 à l’examen des éléments qui constituent cette dyna-
mique. Quatre éléments s’enchaînent pour conduire le couple
individu-milieu d’une situation présente vers un nouvel état. Il s’agit de
la formation du but, de l’engagement qui en résulte, de la planification
de l’action et de son exécution.
Qu’est-ce qu’une émotion ? 61
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Le but

Si on excepte la partie de ses activités qui répond à des contraintes


biologiques (alimentation, hydratation, élimination, oxygénation,
maintien de la température corporelle, évitement de la douleur...),
l’action que l’être humain développe au cours de son existence est
essentiellement dévolue à la poursuite de buts qu’il choisit. Un but
n’est pas autre chose qu’une représentation cognitive. C’est le produit
d’une opération d’anticipation ou d’imagination. Il s’agit toujours d’un
état qu’on désire, ou qu’on veut atteindre. Les buts que l’être humain
poursuit au cours de son existence sont innombrables. En outre, la
poursuite en parallèle de buts divers et parfois nombreux est chez lui
plus souvent la règle que l’exception. Bon nombre d’objectifs sont
poursuivis de manière latente ou implicite, c’est-à-dire sans qu’on en
ait conscience. On trouvera au tableau 6 un survol des grandes catégo-
ries de motivations qu’on peut distinguer chez l’être humain. Un pre-
mier axe comporte les besoins naturels qui visent à l’obtention des res-
sources matérielles et sociales nécessaires au maintien et à l’expansion
de la vie. Un deuxième axe définit des objectifs sociaux, qui concer-
nent l’interaction avec les autres individus en vue du partage des res-
sources et de l’établissement de coopération, d’alliance, et de soutien
affectif mutuel. Un troisième axe comprend les objectifs cognitifs, en
fonction desquels on explore et décode le milieu pour en utiliser les
ressources, et pour anticiper les événements qui s’y produisent. Enfin,
un quatrième axe recouvre les impératifs de la sécurité. Ils concernent
la préservation de l’intégrité physique, psychologique et sociale de sa
propre personne et de celle de ses alliés.

L’engagement

La poursuite d’un but spécifique commence quand l’individu éta-


blit le rapport entre un état qu’il imagine et l’état dans lequel il se
trouve actuellement. L’écart perçu dans ce rapport confère à la repré-
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sentation cognitive anticipative le statut de point de référence ou de
valeur à atteindre. Celle-ci devient le but. C’est le point de départ du
processus d’engagement qui s’installe. Souvent passé sous silence, ce
processus, qui a été décrit par Éric Klinger (1975, 1977), permet de
comprendre la nature des « forces » qui sont à l’œuvre dans la pour-
suite d’un but. En effet, l’individu n’est pas seulement « à la pour-
suite » du but qu’il s’est choisi, il est aussi et surtout « poussé » dans sa
direction. Sans cette force directrice, il ne pourrait probablement pas
aboutir parce que des événements du milieu interfèrent, et des priori-
tés alternatives s’imposent à lui du fait de ses propres fluctuations
motivationnelles.
Le processus d’engagement trouve sa source dans le fait que, une
fois le but choisi, l’ensemble de l’organisation cognitive se redessine
en fonction de celui-ci. Les grandes fonctions cognitives y sont ainsi
asservies. Klinger l’a démontré à quatre niveaux différents du système
cognitif. D’abord, l’engagement conduit à penser davantage à tout ce
qui est en rapport avec le but. Par exemple, les souvenirs qui y ont
trait deviennent prépondérants dans le rappel mnésique ; ils tendent à
envahir la pensée consciente et même le rêve (Klinger, 1971 ; Klinger,
Barta et Maxeiner, 1980). En deuxième lieu, l’engagement amène à
accorder plus d’attention aux éléments du milieu qui ont un rapport
avec le but. Les processus préattentionnels recherchent de tels élé-
ments et l’attention se déplace automatiquement dans leur direction
(Klinger, 1978). C’est de cette manière qu’on peut expliquer la sensi-
bilité d’une mère qui dort aux pleurs de son enfant, ou la capacité du
dormeur à se réveiller à une heure donnée. En troisième lieu,
l’engagement entraîne une réactivité particulière à tout élément du
milieu qui a trait au but. Ainsi, la rencontre de tels éléments provoque
l’élévation de l’activation et, du coup, ces éléments prennent la pré-
séance sur les autres (Nikula, Klinger et Larson-Gutman, 1993). Enfin,
l’engagement suscite l’activation privilégiée des comportements qui y
mènent : la représentation de l’état à atteindre engendre une disponi-
bilité accrue des routines comportementales propres à assurer la pro-
gression dans cette direction.
En somme, les différentes contraintes qui viennent d’être énumé-
TABLEAU 6. — Principales motivations humaines

Motivations Objet : obtenir les ressources matérielles et sociales nécessaires au maintien et à


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biologiques l’expansion de la vie
• Déployer les activités et les habiletés nécessaires pour obtenir ces
ressources
• S’assurer de quoi répondre aux besoins liés à la nutrition, aux be-
soins en activité, en repos et en sommeil, aux besoins relatifs aux
contacts sociaux de base, à la sexualité et à la reproduction
• S’assurer les moyens d’éviter ou d’éliminer les différentes formes de
l’inconfort physique, de la douleur et de la maladie
Motivations Objet : gérer les relations avec les autres individus afin de disposer de leur
sociales proximité, de leur soutien, de leur coopération, et de leur alliance, et afin de
pouvoir échanger et partager avec eux des ressources
• Établir des relations privilégiées avec un cercle restreint de proches
• S’intégrer de manière relativement stable à un groupe social plus
large, respecter les règles qui y président à la vie commune, et y
trouver une certaine reconnaissance de son existence propre
• Trouver une relative liberté d’action et d’initiative aux différents ni-
veaux de la vie sociale
• Éviter l’isolement social, l’exclusion ou le rejet
Motivations Objet : disposer des ressources cognitives nécessaires pour pouvoir anticiper les
cognitives événements qui se produisent dans le milieu et pour pouvoir en exploiter les
ressources matérielles
• Explorer, analyser, et interpréter le milieu de vie de manière à éla-
borer et tenir à jour une nomenclature des éléments du milieu ainsi
qu’une représentation mentale de ce milieu
• Acquérir les ressources sociales disponibles pour alimenter et
étendre cette nomenclature et cette représentation
• Éliminer les incertitudes relatives aux éléments et événements du
milieu, clarifier les données ambiguës, identifier les éléments
inconnus
• Disposer d’une matrice d’informations capable de donner un sens et
une cohérence aux éléments susceptibles d’apparaître dans le champ
subjectif
• Développer les habiletés nécessaires pour exploiter certaines res-
sources du milieu
Motivations Objet : assurer l’intégrité physique, psychologique et sociale pour soi et pour ses
de la sécurité alliés et s’assurer de disposer d’un contrôle personnel ou social suffisant sur les
éléments et événements du milieu de vie
• Mettre en place des stratégies et ressources nécessaires pour se pro-
téger et se défendre sur les différents plans, ainsi que pour protéger
et défendre ceux que l’on considère comme une extension ou une
partie de soi
• Garantir ou conforter sa position ou celle de ses alliés
• S’assurer une relative expansion sur le plan matériel, sur le plan psy-
chologique, sur le plan social et sur le plan symbolique, et contri-
buer à une telle expansion relative pour les siens
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rées représentent la traduction cognitive du but sélectionné. En se met-
tant en phase avec celui-ci, le système cognitif « arme » l’individu
comme l’archer arme un arc et il transforme l’individu en un « système
de tension vers un but » (Kurt Lewin, 1935). Un état interne continu
instigue, dirige, et maintient son action dans l’axe de l’objectif, et ne
s’estompe qu’une fois celui-ci atteint. Tant que ce n’est pas le cas, il
faut une force en sens contraire pour éteindre la préoccupation et,
devant les obstacles, l’individu déploie alors un acharnement vigou-
reux. Plus un but est important, plus la force en sens contraire devra
être puissante pour y faire obstacle, et plus l’acharnement de l’individu
devant l’obstacle sera vigoureux. L’état interne d’engagement garantit
ainsi la continuité de la poursuite de buts, en dépit des obstacles, des
distractions, des interférences, ou des autres priorités qui pourraient
s’imposer à l’individu en cours de route.

La planification

Pratiquement, comment l’individu pourra-t-il évoluer de sa situa-


tion actuelle vers la situation anticipée, c’est-à-dire vers le but qu’il s’est
fixé ? La réponse à cette question réside dans un dispositif cognitif
double : la planification et l’exécution. La planification correspond
d’assez près à ce qu’on appelle couramment l’intelligence. Abondam-
ment étudiée dans le contexte de la résolution de problèmes, elle
recouvre une question d’une grande complexité, mais son principe
général est simple. Une fois qu’il a le but en tête, l’individu élabore un
plan d’action sur le mode virtuel. Il imagine les étapes plausibles et les
met à l’épreuve mentalement. L’opération s’effectue en référence
continuelle à la représentation de l’état qu’il veut atteindre. Les effets
hypothétiques de chacune des étapes plausibles sont comparés à cette
représentation, et les étapes qui paraissent les plus propices à la réduc-
tion des écarts sont retenues pour figurer parmi les solutions effectives.
Une fois le plan d’action élaboré, le sujet entreprend l’exécution en
activant les comportements qui ont été planifiés.
Qu’est-ce qu’une émotion ? 65
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L’action

Dès que l’exécution est engagée, la situation présente de la per-


sonne commence à évoluer dans la direction du but à atteindre. Le
modèle cybernétique de l’action (Carver et Scheier, 1988 ; Miller,
Galanter et Pribram, 1960 ; Powers, 1973) décrit bien cette évolution.
Il montre que l’action n’aura plus d’autre objectif que de faire évoluer
la situation présente vers la valeur à atteindre. La progression est
garantie par le dispositif d’autorégulation (voir fig. 1), qui surveille de
manière continue les résultats de l’action et compare ceux-ci au but.
Quand des écarts sont détectés par rapport à la trajectoire optimale,
ceux-ci ont pour effet de stimuler à la fois l’action et la correction de
l’action. L’action sera continuellement ajustée en vue de réduire au
mieux les écarts. Quand les deux valeurs seront suffisamment proches,
l’action prendra fin. Si le processus est implacable et devrait en principe
mener au but, en pratique, cependant, les écueils sont nombreux. Des
difficultés peuvent surgir du côté de la personne : elle manque
d’adresse, ses capacités sont insuffisantes, la fatigue l’envahit, elle se

Fig. 1. — Représentation du processus de poursuite de but


selon le modèle cybernétique
(Carver et Scheier, 1982, 2002)
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décourage, elle entrevoit des risques, elle est distraite, elle perd le but
de vue, etc. Des difficultés peuvent également surgir du côté du
milieu : des obstacles imprévus se présentent, des contraintes sont ren-
contrées, des événements inattendus interfèrent, d’autres priorités
s’imposent, le but est soudain rendu inaccessible, etc. Chacun de ces
problèmes constitue une source supplémentaire de fluctuations dans
l’écart qui sépare la valeur représentée (le but) et la valeur observée (la
situation présente). Chacun d’eux est donc une nouvelle source de
déphasage dans l’évolution du rapport individu-milieu vers le nouvel
état visé.
Ces aléas de la progression vers le but activent des manifestations
automatiques de deux types. Les affects interviennent lors des fluctua-
tions légères du cours de l’action. Les émotions ne prennent place que
dans les phases les plus critiques de l’évolution de l’action, c’est-à-dire
dans celles qui comportent la rupture de continuité : échec, obstacle,
réussite, clôture... Nous examinerons ces manifestations de manière
détaillée dans le chapitre 3.
Chapitre 1. Les émotions. Un coup d'œil sur l'histoire
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 13 à 42
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Émotion et expression : introduction
PREMIÈRE PARTIE
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Chapitre 1

Les émotions.
Un coup d’œil sur l’histoire
Émotion et expression : introduction

Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire

Les premières réponses modernes à la question « Qu’est-ce qu’une


émotion ? » sont apparues dès l’époque où la psychologie s’est érigée en
discipline scientifique autonome, à la fin du XIXe siècle. Le coup d’envoi
a été donné par le père de la théorie de l’évolution en personne.

DARWIN ET L’EXPRESSION DES ÉMOTIONS

L’ouvrage de Charles Darwin sur L’expression des émotions chez


l’homme et les animaux (1872) est aujourd’hui unanimement considéré
par les spécialistes comme le point de départ de l’étude moderne de
l’émotion. Darwin avait des raisons personnelles pour s’attaquer à cette
question. En 1806, le physiologiste Charles Bell avait publié une impor-
tante Anatomie et philosophie de l’expression qui a connu un vif succès et de
nombreuses rééditions. L’ouvrage fut célébré par Darwin pour la qualité
de ses descriptions et de ses illustrations. Mais Bell y avait avancé l’idée
que l’homme avait été créé avec certains muscles spécialement adaptés à
l’expression de ses sentiments, et le théoricien de l’évolution ne pouvait
qu’y voir un défi majeur pour ses conceptions. Il s’attachera donc à éta-
blir la manière dont les expressions émotionnelles ont émergé graduelle-
16 Émotion et expression : introduction
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ment au cours de l’évolution pour prendre ensuite racine dans l’innéité.
Darwin dit avoir commencé ses observations à cet égard dès 1838. Son
ouvrage fait penser aux investigations de Sherlock Holmes. Il fourmille
d’observations sur les enfants, sur les animaux, sur les malades mentaux.
Darwin ira jusqu’à mener une véritable enquête au moyen de question-
naires auprès d’une trentaine de « missionnaires ou protecteurs d’indi-
gènes » sur la manière dont les émotions étaient exprimées par les indi-
gènes des régions les plus reculées du globe. Avant même que la
psychologie n’existe, il donne une véritable leçon sur la variété des
méthodes qu’on peut mettre en œuvre quand on veut vérifier une
hypothèse dans ce domaine.
À partir de ces observations, Darwin a mis en place une théorie
évolutionniste de l’émotion. Selon celle-ci, il existerait un nombre
limité d’émotions discrètes qui trouveraient leur origine dans l’évo-
lution et qui se présenteraient donc de manière uniforme dans toutes
les cultures. Les manifestations faciales et posturales qui caractérisent ces
émotions sont ensuite décrites sous l’angle des fonctions adaptatives
qu’elles rempliraient. Par exemple, dans la surprise, l’ouverture des
yeux et la fixité du regard interviendraient parce que ces réponses faci-
litent la reconnaissance de l’élément inattendu. Dans le chagrin, les
larmes auraient pour rôle de lubrifier les globes oculaires dans une
situation où ceux-ci subissent un excès de compression en raison de la
mécanique corporelle nécessaire au déploiement des cris de détresse.
Les automatismes fonctionnels sont ainsi mis au centre de l’étude de
l’émotion. On peut retenir de la vision darwinienne de l’émotion sept
thèses majeures. Ces thèses constituent une véritable mine d’or pour
l’étude scientifique de l’émotion et de l’expression. Elles n’auront
cependant guère de portée à cette époque et elles tomberont dans
l’oubli. Elles trouveront leur véritable écho en psychologie un siècle
plus tard seulement. Nous verrons plus loin dans quelles circonstances
elles sont réapparues. Dans l’intervalle, nous nous contenterons
d’énoncer l’esprit de chacune de ces sept thèses darwiniennes :

— thèse de l’innéisme de l’émotion : l’émotion résulterait de l’évolution,


elle ferait partie du bagage adaptatif de l’individu et on observerait
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 17
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donc des manifestations de l’émotion chez l’enfant dès la naissance ;
celles-ci seraient appelées à se développer au rythme de la
maturation ;
— thèse de la continuité phylogénétique : les manifestations émotionnelles
qui caractérisent l’être humain seraient en continuité relative avec
celles des espèces qui s’en rapprochent ; par exemple, il n’y aurait
pas de rupture de continuité entre les expressions émotionnelles des
primates et celles des humains ;
— thèse des catégories d’émotion : il y aurait un nombre limité
d’émotions discrètes ; elles seraient au nombre de huit : 1 / souf-
frances et pleurs ; 2 / abattement, chagrin, anxiété ; 3 / joie et
gaieté ; 4 / réflexion, mauvaise humeur, bouderie ; 5 / haine et
colère ; 6 / mépris, dégoût ; 7 / surprise, étonnement, crainte, hor-
reur ; 8 / honte, timidité, rougeur. Chacune de ces émotions
répondrait à des circonstances particulières de déclenchement ; à
chacune correspondrait une expression faciale caractéristique ;
— thèse des expressions analysables : le visage comporterait des muscles
en grand nombre ; chaque expression émotionnelle pourrait être
analysée et indicée selon les unités musculaires qu’elle met en
œuvre dans le visage ;
— thèse de la communication sociale de l’émotion : du fait de la liaison spé-
cifique qui unit chaque catégorie d’émotion à une expression
faciale typique, ceux qui entourent un individu qui est en état tem-
poraire d’émotion sont informés de cet état ;
— thèse de l’universalité de l’expression : du fait de leur origine évolu-
tionnaire, les émotions seraient les mêmes dans toutes les cultures ;
les manifestations extérieures de l’émotion seraient donc également
semblables dans toutes les cultures ;
— thèse de l’impact de l’expression sur l’expérience subjective : dans les der-
nières pages de son ouvrage, Darwin avance l’idée que l’expérience
subjective de l’émotion trouverait son origine dans l’effort muscu-
laire impliqué par l’expression, du fait de l’impact de cet effort sur
le cerveau. Il note que « le simple acte de simuler une expression
tend à la faire naître dans notre esprit ». Cette idée se trouvera par la
suite au centre de la théorie de l’émotion de William James.
18 Émotion et expression : introduction
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WILLIAM JAMES , LES CHANGEMENTS PHYSIOLOGIQUES
ET LA CONSCIENCE

L’article publié en 1884 par William James dans la revue philoso-


phique Mind sous le titre « Qu’est-ce qu’une émotion ? » a fait de cet
auteur le deuxième pionnier de l’étude de l’émotion. Celui que l’on
considère unanimement comme le père de la psychologie américaine
avait lui aussi des raisons personnelles pour aborder cette question, et
son défi à relever à cet égard. Il était particulièrement soucieux
d’asseoir la psychologie sur des bases empiristes strictes. Et il ne pouvait
donc manquer de voir que, de toutes les questions abordées en psycho-
logie, celle de l’émotion soulevait les plus grands dangers pour les prin-
cipes fondamentaux de l’empirisme. En effet, où fallait-il situer les
émotions ? À l’époque, si les simples sensations étaient aisément
conçues comme des correspondants immédiats des excitants extérieurs,
les impressions conscientes complexes éprouvées dans les états émo-
tionnels ne se laissaient pas réduire aussi facilement. Wundt avait cru
résoudre le problème en accordant à l’émotion le statut d’état spécial de
la conscience, nettement distinct des sensations. Mais, dans cette solu-
tion, les émotions étaient dissociées des processus corporels et consti-
tuaient donc des entités désincarnées, en contradiction flagrante avec le
principe empiriste de base selon lequel rien n’existe dans l’intellect qui
ne fut au préalable dans les sens. Pour sortir de la contradiction, il
n’existait en apparence qu’une seule alternative : postuler l’existence
dans le cerveau d’un centre spécial dont la fonction serait d’élaborer en
états émotionnels la matière brute de l’expérience sensible. Mais la
question de la localisation d’un tel centre soulevait aussitôt un nouveau
problème. Si on le situait dans le cortex cérébral, on enfreignait une
autre idée empiriste fondamentale, celle selon laquelle le cortex est
simplement la surface de projection des zones sensorielles et des mus-
cles du corps. Et, à l’époque, personne ne pouvait envisager, comme le
fera plus tard Cannon, que l’intense expérience consciente de
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 19
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l’émotion eut pu avoir sa source ailleurs que dans le cortex cérébral.
Bref, devant la question des émotions, la psychologie empiriste débu-
tante était tout simplement mise échec et mat. Selon l’expression de
James, dans un tel contexte, les émotions demeuraient des entités psy-
chiques « éternelles et sacrées » auxquelles on n’accédait que par la voie
descriptive, une voie fastidieuse et sans intérêt sur le plan scientifique.
C’est ce nœud gordien-là que James a tranché quand il a énoncé sa
théorie périphérique de l’émotion. Il lui a suffi de renverser la logique
du sens commun, et d’envisager que ce n’est pas l’état mental qui est
premier dans l’émotion, provoquant ensuite l’expression corporelle,
mais bien l’inverse. Pour le sens commun, la séquence temporelle serait
celle selon laquelle nous sommes d’abord insultés par un rival, nous
nous mettons ensuite en colère et, enfin, nous crions. Pour James au
contraire, l’état émotionnel n’est pas une conséquence directe de la
perception de l’élément qui suscite l’émotion. Les modifications corpo-
relles s’insèrent entre eux par un mécanisme réflexe, de sorte qu’il faut
concevoir que nous nous mettons en colère parce que nous crions, et
que nous avons peur parce que nous tremblons. L’émotion ne serait
rien d’autre que la prise de conscience des changements réflexes qui se pro-
duisent dans les organes viscéraux et dans la musculature du squelette.
Par cette formule, l’empirisme trouvait son plein droit à l’étude de
l’émotion.
Un aspect important de la théorie de James réside dans l’idée que,
bien qu’elles résultent de processus réflexes issus de la phylogenèse, les
émotions sont néanmoins contrôlables du fait qu’une partie du système
périphérique – le système moteur qui commande les muscles d’action –
est accessible au contrôle volontaire. James insistait donc sur le fait
qu’en accentuant ou en inhibant délibérément les manifestations
expressives et posturales de l’émotion, on pouvait accentuer ou réduire
l’état émotionnel lui-même. Les recherches contemporaines sur les
effets de la rétroaction faciale initiées par Laird (1974) ont abondam-
ment confirmé cette idée. Dans ces recherches, on amène les partici-
pants à modifier dans une direction donnée certains muscles de leur
visage sous un prétexte qui dissimule les raisons de cette intervention.
On mesure ensuite leurs affects, par exemple en enregistrant leurs réac-
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tions face à un matériel (photos, images, blagues dessinées) qu’on leur
présente. Les résultats montrent généralement des effets nets indiquant
que les changements musculaires entraînent des changements affectifs
dans le sens attendu. Des effets analogues ont été obtenus en faisant
varier la posture corporelle (Stepper et Strack, 1993) ou la respiration
(Philippot, Chapelle et Blairy, 2002). Pour ces raisons, la plupart des
spécialistes s’accordent aujourd’hui pour reconnaître que la théorie de
William James comporte une partie au moins de l’explication de
l’expérience subjective de l’émotion.

JOHN WATSON , LE BEHAVIORISME DUR


ET LA CAMPAGNE ANTI-ÉMOTIONS

L’histoire des théories de l’émotion ne fait généralement pas de


place à John Watson, l’initiateur du courant scientifique du behavio-
risme. Et cependant, par la négative celui-ci a joué un rôle déterminant
dans l’évolution du courant de recherches naissant en cette matière.
Watson a mené sa carrière scientifique comme une croisade qui visait à
donner à la psychologie un statut de science dure. Pour acquérir ce sta-
tut, la discipline devait selon lui surmonter deux handicaps en particu-
lier. Elle devait se libérer du dualisme, qui faisait à l’esprit une place à
côté du corps. Elle devait également s’affranchir du vitalisme, qui dotait
l’individu de systèmes d’assistance à la survie ou d’ « anges gardiens
régulateurs » dont la notion d’instinct donnait l’exemple. Pour Watson,
le dualisme devait être réduit par l’éradication de tous les thèmes sub-
jectivistes, et notamment de tout ce qui avait trait à la conscience. Seul
le comportement observable devait retenir l’attention de la nouvelle
science du comportement. De même, le vitalisme devait faire l’objet
d’un élagage complet et il y avait donc lieu d’exterminer tous les
« anges gardiens ». Dans ce contexte, les émotions, avec leur dimension
consciente et les fonctions adaptatives que leur voyait James, deve-
naient des cibles privilégiées pour la croisade behavioriste. Watson
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 21
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(1919) s’attachera à les réduire à des structures de réactions physiologi-
ques d’origine héréditaire dépourvues de tout pouvoir d’adaptation. Il
les décrit comme des phénomènes parasitaires qui plongent l’organisme
dans un état chaotique et dont on aurait intérêt à se débarrasser. Selon
sa démonstration, ces phénomènes tendent d’ailleurs à disparaître dans
la vie adulte.
Ainsi, c’est Watson qui est à l’origine d’une idée qui hantera la lit-
térature pendant plusieurs décennies : celle selon laquelle l’état émo-
tionnel ne constitue rien d’autre qu’un indicateur de la désorganisation
ou du bouleversement des réponses de l’individu. La seule concession
qu’il consentira aux émotions, c’est le rôle qu’il leur voyait dans ce
qu’il appelait le courant d’activité. Pour James, la psychologie c’était
d’abord et avant tout l’étude des variations du courant de conscience.
Watson a voulu substituer à cette idée l’étude des variations du courant
d’activité, avec les manifestations temporaires d’intensification ou
d’inhibition de l’activité de l’organisme. Il pensait que les émotions
étaient à la base de ces variations d’activité. Mais quant au fond, il esti-
mait que l’étude de l’émotion relevait de la physiologie plutôt que de la
psychologie. Ces prises de position eurent une influence considérable
et elles eurent pour effet de bloquer l’évolution de l’étude psycholo-
gique de l’émotion pendant longtemps.

LA PAROLE À LA PHYSIOLOGIE :
CANNON , RÉPONSES D’URGENCE , ET THÉORIE CENTRALE

Après Watson, la parole en matière d’émotion sera donc laissée pen-


dant longtemps aux seuls physiologistes. Le leader incontesté de l’étude
physiologique de l’émotion fut Walter Cannon. Proche de la pensée de
Claude Bernard et de la logique du milieu intérieur dans lequel les proces-
sus biologiques particuliers sont intégrés au profit de l’organisme entier,
Cannon étudiait la physiologie de l’émotion et en particulier les mouve-
ments de l’estomac et de l’intestin. Dans ce contexte, il eut largement
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l’occasion d’observer des phénomènes comme les variations des mouve-
ments des viscères en fonction des conditions émotionnelles, ou comme
l’arrêt de la digestion quand ces conditions atteignent un niveau
d’intensité suffisante. Ce sont ces observations qui le conduiront à énon-
cer dès 1915 la théorie homéostatique de l’émotion (Cannon,
1915/1929). Celle-ci donnait à l’émotion le statut d’un processus de
mise en alerte physiologique de l’organisme. Alors qu’en temps ordi-
naire l’organisme assure son approvisionnement en énergie, en cas de
menace ou de péril ce processus routinier est brusquement suspendu par
une décharge du système sympathique et par une libération d’adré-
naline. Des changements physiologiques majeurs s’installent alors dans
l’organisme. Ils auront pour objet de soutenir le déploiement d’une acti-
vité musculaire importante, comme l’attaque ou la fuite. Selon Cannon
(1915/1929), ces changements se manifestent dans tous les types
d’émotions. Avec lui, l’émotion reprend donc sa place au sein de
l’adaptation (voir Cannon, 1932).
La théorie homéostatique se contentait d’énoncer des règles relati-
ves aux manifestations périphériques de l’émotion. Elle laissait la ques-
tion des mécanismes centraux ouverte. Ceux-ci feront l’objet de la
théorie centrale que Cannon (1927) a énoncée une décennie plus tard.
L’objectif de cette nouvelle théorie était de localiser la partie du sys-
tème nerveux central qui contrôle le déclenchement de l’émotion. À
l’époque, et depuis la fin du XIXe siècle, l’approche psychophysio-
logique distinguait clairement deux ordres de manifestations chez les
mammifères : les réactions immédiates, uniformes et stéréotypées,
appelées réflexes, dont les sièges principaux étaient situés au niveau du
cordon spinal, et les réactions différées, incertaines, temporaires, et
radicalement modifiables, qui impliquaient une mise en œuvre du cor-
tex cérébral. Le point de vue classique, défendu notamment par Wundt
(1903), considérait les émotions comme un phénomène particulier de
la conscience. Cela conduisait à localiser leur siège dans le cortex céré-
bral, ce qui, on l’a vu, constituait une entorse à l’empirisme. Dans sa
théorie périphérique, James avait par contre situé l’origine des manifes-
tations émotionnelles dans le premier camp, celui des réflexes issus de
l’histoire évolutionnaire. Qui a raison ?
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 23
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Pour fournir une réponse à cette question, les expériences de Can-
non ne laisseront rien au hasard. Deux séries d’expériences furent
menées dans ce qui constitue un véritable modèle de la prise en charge
empirique d’une question théorique. Dans la première série d’expé-
riences, on a procédé à l’ablation du cortex chez des chats. Les animaux
continuent-ils à présenter des manifestations émotionnelles ? La réponse
est affirmative. Dès la dissipation de l’anesthésie, le chat décortiqué pré-
sente des réactions complètes de « colère froide », une colère qui se
déclenche sans objet localisable. Cannon confirme ainsi des observations
que Bechterev avait rapportées dès 1887 : des chiens ou des chats décor-
tiqués manifestent de la souffrance si on leur applique des stimuli dou-
loureux et ils manifestent du plaisir si on leur donne des caresses. Le cor-
tex cérébral ne joue donc pas de rôle décisif au regard des manifestations
de l’émotion. Cela signifie-t-il que James avait raison ? Dans une
seconde série d’expériences, on a procédé à l’ablation du système sym-
pathique de l’animal, éliminant ainsi les réponses viscérales que James
considérait comme l’origine des manifestations émotionnelles. Et ici
encore, au réveil, le chat manifeste la réaction de colère froide, du moins
dans ses composantes posturo-motrices. Le siège des émotions ne se
situe donc pas non plus là où James le pensait. Alors, où ?
Un collaborateur de Cannon, Philippe Bard pousse plus loin les
interventions. Il remonte les voies nerveuses et procède à des sections
successives. Il constate que les manifestations émotionnelles sont main-
tenues même après qu’on ait enlevé toute la partie du cerveau anté-
rieure au diencéphale. Elles ne disparaîtront que quand on aura touché
au thalamus. Cannon (1927) peut crier victoire. Il peut lancer une
attaque en règle contre la théorie périphérique de James, avec ses cinq
fameuses critiques fondamentales qui sonneront comme un manifeste.
Il peut ensuite énoncer la théorie centrale de l’émotion qui, sous des
formes évoluées, connaît encore une grande audience de nos jours. Le
siège de l’émotion réside donc là où personne ne l’avait encore situé,
c’est-à-dire dans les régions sous-corticales. C’est de ces régions que
partent les innervations parallèles qui déclencheront, d’une part, les
réponses viscérales – les fameuses réactions homéostatiques d’urgence –
et, d’autre part, l’expérience émotionnelle subjective.
24 Émotion et expression : introduction
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APRÈS CANNON , L’EXPLORATION DU CERVEAU VISCÉRAL

Les années qui suivent seront en grande partie consacrées à spécifier


les fonctions des sites sous-corticaux. Bard (1934) précisera que le site
critique pour l’émotion n’est pas le thalamus, mais bien l’hypotha-
lamus. Papez (1937) s’attachera à « dessiner » un circuit fermé qui por-
tera son nom et qui relie les projections des voies sensorielles dans le
thalamus à toutes les zones du cerveau en cause dans les émotions :
corps strié (le mouvement), cortex (la pensée et l’expérience cons-
ciente), hypothalamus (affects), hippocampe (mémoire). MacLean
(1949) proposera le concept de système limbique ou cerveau viscéral
qui regroupe en un seul sous-ensemble toutes les structures sous-
corticales prises en considération par le circuit de Papez. Dans une
vision évolutionnaire d’un cerveau apparu en trois strates successives,
Mac Lean a fait du système limbique l’étage intermédiaire (cerveau
paléomammalien) entre le cerveau « reptilien » (télencéphale) et le cer-
veau néomammalien (cortex). Par la suite, Olds et Milner (1954) ont
découvert que des rats mis en mesure d’activer au moyen d’un levier
une électrode implantée dans leur système limbique ne cessent plus de
s’autostimuler. La voie était ainsi ouverte à l’étude des localisations
cérébrales. Les expériences d’auteurs comme Hess (1957), Penfield
(1958), et Flynn (1967) apporteront de nombreuses précisions quant
aux effets de la stimulation de zones sous-corticales sur l’émotion chez
l’homme ou chez l’animal. Elles seront prolongées par les travaux de
LeDoux (1989) sur le rôle de l’amygdale. Delgado (1969) produira les
effets les plus spectaculaires en utilisant la radio-commande pour activer
des électrodes implantées dans le système limbique de différents ani-
maux, faisant ainsi la démonstration du contrôle à distance des réactions
émotionnelles. Panksepp (1986, 1998) définira et localisera ce qu’il voit
comme les quatre circuits nerveux encodés par la génétique chez les
mammifères : celui de la recherche, lié à l’exploration ainsi qu’aux com-
portements appétitifs et à l’autostimulation, celui de la peur, lié à la fuite
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 25
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et aux comportements d’évitement, celui de la colère, lié aux réponses
d’attaque et de combat, et celui de la panique, lié aux manifestations de
détresse et à la recherche du contact social.

VARIATIONS D’ACTIVITÉ ET MOBILISATION D’ÉNERGIE :


LE COURANT DE L’ACTIVATION

En parallèle à l’évolution qui a fait suite aux travaux de Cannon, un


autre courant de développements théoriques et empiriques en matière
d’émotions a vu le jour à partir de trois sources particulières. La première
a résidé dans l’idée de Watson selon laquelle les émotions étaient des
manifestations des variations du courant d’activité, qui s’étendent de
l’intensification temporaire à l’inhibition temporaire. La deuxième
source s’est trouvée dans le concept de drive, concept phare du néo-
behaviorisme de Clark Hull (1943) qui rassemblera sous sa bannière la
majorité des chercheurs en psychologie entre 1930 et 1960. Ce concept
désigne la poussée qui active l’organisme sans pour autant le diriger dès
qu’un état de besoin quelconque y émerge. Le « drive » est donc respon-
sable des variations du courant de l’activité. Enfin, la troisième source de
ce nouveau développement a résulté de la notoriété des travaux de Can-
non dans lesquels l’émotion apparaît comme le moment d’une mobilisa-
tion de l’énergie physiologique, et donc d’une élévation du potentiel
d’activité. En rassemblant l’idée de Watson, celle de Hull, et celle de
Cannon, on pouvait donc entrevoir une notion unique d’activation (en
anglais, arousal) susceptible de rendre compte à la fois des variations
d’activité, des phénomènes motivationnels et des phénomènes émo-
tionnels. Une telle notion paraissait en outre ouvrir des voies exception-
nellement prometteuses pour la mesure de toutes ces manifestations,
puisque l’activité cérébrale, l’activité motrice et l’activité viscérale
constituent autant de témoins mesurables de cette « activation » de
l’organisme. Élisabeth Duffy (1934, 1941) sera la première à ouvrir cette
voie. Elle proclamera que rien ne justifie la distinction radicale habituel-
26 Émotion et expression : introduction
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lement opérée entre les émotions et les autres réponses de l’organisme
puisque toutes les réponses constituent des adaptations à des conditions
de stimulation, toutes mettent en œuvre un certain degré d’énergie, et
toutes manifestent une certaine direction. Simplement l’émotion répon-
drait à une stimulation qui requiert une modification particulièrement
importante de l’énergie. Comme tout autre comportement, l’émotion
impliquerait une interprétation de la situation.
Le vœu de Watson de voir engloutir la notion d’émotion au profit
d’une notion plus globale était donc en train de prendre forme. La
notion d’activation a connu un écho important. Elle fut notamment
adoptée par l’influent laboratoire de Donald Hebb (1955) à l’Université
McGill et par Daniel Berlyne (1960) dans ses importants travaux sur la
curiosité et le conflit. Elle trouvera un moment de consécration avec
les expériences de Moruzzi et Magoun (1949) et de Lindsley, Bowden
et Magoun (1949) qui démontrèrent le rôle de la formation réticulée
du tronc cérébral dans la modulation de la vigilance. Certains croiront
qu’on a ainsi découvert le centre commun qui contrôle les variations
d’activité résultant des processus de la motivation et des émotions. La
suite montrera que les choses sont moins simples. Elle montrera surtout
que les différents paramètres de l’activation, c’est-à-dire l’électro-
encéphalogramme, les multiples indicateurs de l’activité des viscères et
les indicateurs de la tension musculaire, loin de covarier et de former
une manifestation univoque de l’activation comme on l’espérait, sont
en fait largement indépendants les uns des autres (par exemple, Lacey et
Lacey, 1958). C’est ce constat qui mettra fin à l’enthousiasme soulevé
par le concept d’activation.

STANLEY SCHACHTER
ET LA THÉORIE COGNITIVO-PHYSIOLOGIQUE

Le concept d’activation trouvera cependant encore un écho très


important dans une théorie de l’émotion qui occupera l’avant-scène
pendant près de vingt années. Il s’agit de la théorie cognitivo-
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 27
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physiologique énoncée par Stanley Schachter (Schachter, 1964 ;
Schachter et Singer, 1962). Marquées par le regard évolutionniste, les
théories de l’émotion de la première moitié du XXe siècle ont essentiel-
lement décrit les émotions comme des ensembles de réflexes apparus au
cours de l’histoire phylogénétique. L’expérience émotionnelle subjec-
tive elle-même a été expliquée par des afférences nerveuses d’origine
périphérique ou d’origine centrale à destination du cortex cérébral. S’il
ne fait pas de doute que l’émotion met en œuvre des processus tels que
ceux qui ont été décrits par Darwin, par James, ou par Cannon, il reste
que cette approche n’envisage pas les aspects cognitifs qui, dans
l’émotion humaine, occupent une place énorme. Il faudra attendre les
années 1960 pour voir l’étude de l’émotion s’ouvrir à ces aspects. Le
premier pas dans cette direction sera franchi grâce à la popularité que
connaîtra la théorie de l’émotion proposée par Schachter. C’est le
début d’une approche proprement psychologique de l’émotion. La
notion d’activation y jouera le rôle de point de transition.
Comme Léo Festinger dont il partageait les idées sur la psychologie
sociale cognitive (dissonance cognitive, comparaison sociale, etc.),
Schachter avait fait partie de l’équipe de recherche de Kurt Lewin. Au
cours des années 1950, il s’était intéressé à la question de savoir quelles
étaient les conditions qui amenaient les gens à rechercher la compagnie
d’autrui. Dans ses expériences sur l’ « affiliation » (Schachter, 1959) il
avait constaté que les participants qui s’attendaient à subir une expé-
rience impliquant un stress préféraient attendre en compagnie d’autres
personnes plutôt que seuls. Il en déduisait que, dans ces conditions
d’attente anxieuse, la situation sociale était recherchée parce qu’elle
offrait aux participants la possibilité de comparer avec d’autres les sensa-
tions qu’ils éprouvaient. À l’arrière-plan du raisonnement résidait l’idée
que les sensations corporelles suscitées par l’émotion étaient ambiguës.
Schachter rejoignait ici la logique de Cannon ainsi que celle de
l’activation. Selon cette logique, dans les émotions, quelle que soit la
situation, les changements physiologiques seraient toujours les mêmes,
ce qui laisse celui qui les éprouve dans un état d’indétermination. On
retrouvera alors chez lui l’idée énoncée par Élisabeth Duffy (1941)
vingt ans plus tôt : l’émotion demande une interprétation de la situa-
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tion. Toute la théorie cognitivo-physiologique de l’émotion se trouve
ainsi résumée (Schachter, 1964). Selon celle-ci, les changements phy-
siologiques décrits par Cannon constituent une condition nécessaire
pour créer l’état émotionnel. Mais ils n’y suffisent pas à eux seuls. Ces
changements, les mêmes dans toutes les situations émotionnelles, sont
perçus de manière diffuse et confuse par le sujet conscient. Cela le
détermine aussitôt à mettre en œuvre une recherche cognitive dont la
finalité est de clarifier ou d’élucider l’état en cours. L’individu procède
alors au balayage cognitif du contexte interne ou externe, en vue de
rechercher un élément auquel son activation physiologique pourrait
être attribuée de manière plausible. Dès que cette attribution cognitive
est intervenue, l’émotion s’installe. Sa coloration particulière – joie,
colère, peur, tristesse... – sera déterminée par la nature de l’objet de
l’attribution. Dans cette conception, c’est donc la conjonction de deux
facteurs, l’activation physiologique et l’attribution cognitive, qui ren-
drait compte de l’émotion. Dans de nombreux cas, l’attribution la plus
probable aura pour objet l’élément qui a effectivement déclenché
l’activation physiologique. Mais Schachter s’est attaché à montrer qu’il
n’y avait là aucune liaison nécessaire et que, si d’autres éléments du
champ perceptif sont plus saillants, ils pourront parfaitement faire
l’affaire pour déterminer la coloration de l’émotion.
Dans cette perspective, l’émotion n’apparaît plus comme un pro-
cessus biologique aveugle aux particularités des situations. Elle devient
au contraire une résultante d’une évaluation de cette situation par
l’individu. Cette théorie ouvre ainsi la porte à l’étude du traitement
de l’information dans le processus de l’émotion. Comme elle est
apparue au moment précis où la psychologie dans son ensemble
s’orientait résolument dans une direction qui privilégiait l’approche
cognitive et l’étude des processus individuels et sociaux sous l’angle du
traitement de l’information, la théorie cognitivo-physiologique fut à
l’époque très largement reçue comme une réponse idéale à la question
de l’émotion. Mais les expériences sur lesquelles elle s’appuyait,
quoique très séduisantes, présentaient des faiblesses évidentes qu’on
s’est refusé de voir pendant longtemps. En 1979, plusieurs tentatives
de réplication de ces expériences échouèrent, et ces échecs marquè-
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 29
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rent la fin d’une longue hégémonie théorique. Dans l’intervalle, le
besoin d’une théorie cognitive de l’émotion s’était ancré. D’autres
propositions théoriques prirent le relais.

LA NOUVELLE VAGUE COGNITIVE : ÉVALUATION ET ÉMOTION

Au moment où l’approche cognitive de l’émotion connaissait ses


premiers succès sous l’impulsion des idées de Schachter, Magda Arnold
(1960) a publié un ouvrage qui donnera finalement à l’approche cogni-
tive de l’émotion son tour le plus décisif. Son analyse de l’émotion doit
beaucoup à la révolution qui a marqué la psychologie de la perception
dans les années 1950, notamment sous l’impulsion des travaux de
Donald Hebb (1949). Auparavant, on pensait que les stimulations du
monde extérieur frappaient dans le cortex cérébral un réseau de neuro-
nes préalablement silencieux que seule la stimulation sensorielle pou-
vait activer. Désormais, on considère qu’une activité corticale propre
préexiste à la stimulation sensorielle. Cette activité résulte de l’expé-
rience antérieure et suscite des phénomènes d’attentes par rapport aux
stimulations afférentes. De ce fait, la perception est toujours le lieu
d’une rencontre entre une sensation et des attentes du sujet, et elle n’est
donc jamais neutre. Toute perception implique nécessairement une
certaine « coloration » de la relation du sujet à l’objet perçu, c’est-à-
dire, somme toute, un processus d’évaluation (en anglais, appraisal) ou
d’appréciation de la stimulation.
Cette coloration n’a pas nécessairement un caractère émotionnel.
On peut apprécier des tas de choses à un niveau non émotionnel. On
peut par exemple apprécier un objet comme plus grand ou plus petit
que tel autre objet rencontré au préalable. On peut porter des apprécia-
tions de type économique, de type commercial, et d’autres encore.
Fréquemment cependant, l’évaluation se double d’une poussée définie,
vers ou à l’écart de l’objet. C’est ici que prend place l’émotion dans la
conception de Magda Arnold. C’est donc une tendance ressentie, une
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attraction ou une répulsion qui se manifeste de manière non raisonnée
et non volontaire. Elle s’appuie sur les attentes issues de l’expérience
antérieure et résulte d’un véritable jugement sensoriel. Le processus est
du même ordre que celui qui se développe chez le joueur de tennis
lorsqu’il ajuste le mouvement de son corps à la trajectoire de la balle.
C’est ainsi que l’évaluation se double immédiatement d’une attitude
émotionnelle, peur, colère, dégoût, ou autre, qui s’installe donc
presque aussi rapidement que la perception elle-même. Dès qu’il est
installé, cet état suscite des impulsions nerveuses du cortex vers les cen-
tres du thalamus et de l’hypothalamus. À chaque expérience subjective
correspondent en effet un circuit nerveux spécifique et une structure
spécifique de réponses émotionnelles sur le plan de l’expression et sur le
plan des changements physiologiques. Le thalamus et l’hypothalamus
activent ces deux structures de réponse. Les différentes émotions cons-
tituent donc en définitive différents types de relation sujet-objet. Le
processus ne s’arrête pas à ce niveau élémentaire. Il débouche sur une
seconde phase de l’émotion qui est une phase d’évaluation secondaire
ou « réappréciation ». Celle-ci résulte d’une prise de conscience des
changements physiologiques et de la tendance à l’action, qui sont alors
évalués comme souhaitables ou comme indésirables. Selon le cas,
l’évaluation secondaire entraîne le plein déploiement de l’action émo-
tionnelle ou au contraire son inhibition.
Les auteurs qui se rallient à l’analyse théorique de Magda Arnold
sont nombreux. Certains d’entre eux ont contribué de manière impor-
tante aux développements ultérieurs de la théorie de l’évaluation (par
exemple Frijda, 1986 ; Lazarus, 1991 ; Scherer, 1984). Nous allons en
donner un aperçu dans le volet qui suit.

DÉVELOPPEMENTS DE LA THÉORIE DE L’ÉVALUATION

Scherer (1984) a spécifié le processus d’évaluation. Il considère


que l’individu balaie continuellement les objets et événements de son
champ perceptif selon une séquence qui, bien qu’extrêmement rapide,
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 31
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comprendrait toujours cinq niveaux différents d’évaluation de la situa-
tion. Il s’agit de : 1 / l’évaluation de la nouveauté (dans quelle mesure y
a-t-il un changement dans la situation externe ou interne ?),
2 / l’évaluation du plaisir intrinsèque (dans quelle mesure la situation
est-elle intrinsèquement agréable ou désagréable ?), 3 / l’évaluation de
la pertinence par rapport aux objectifs et aux besoins (dans quelle
mesure la situation concerne-t-elle les objectifs et besoins du sujet ?
Dans quelle mesure facilite-t-elle ou gêne-t-elle leur poursuite ?),
4 / l’évaluation de la capacité de faire face (dans quelle mesure cette
situation est-elle soumise au contrôle du sujet ?), et 5 / l’évaluation de
la compatibilité avec les normes (dans quelle mesure la situation est-elle
compatible avec les normes sociales et les standards personnels ?). Dans
chaque situation particulière, cette série d’évaluations débouche sur
une configuration particulière de résultats. C’est cette configuration
qui déterminerait si une réponse émotionnelle s’installera ou non.
C’est également elle qui, dans le cas positif, déterminerait le type
d’émotion déployé. Scherer (1993) a développé un système expert
informatique qui, à partir des réponses données par une personne à
des questions inspirées de la série d’évaluations, permet de prédire
avec une précision importante l’émotion éprouvée par cette personne
à ce moment.
Richard Lazarus (1991) a notamment mis l’accent sur le fait que les
différentes évaluations auxquelles procèdent les individus dans une
situation émotionnelle se combinent pour constituer ensemble ce qu’il
appelle un « thème relationnel central ». Ainsi, dans la colère,
l’événement est évalué à la fois comme pertinent pour mes objectifs,
comme discordant par rapport à ces objectifs et comme résultant de la
faute d’autrui ; les trois éléments se combinent alors dans le thème rela-
tionnel de l’offense humiliante. Il s’agit donc de la lecture consciente
que le sujet fait de la situation et cette lecture domine ensuite le cours
ultérieur des événements. Chaque type d’émotion a ainsi son thème
relationnel central qui lui est caractéristique (voir tableau 1).
Dans une conception apparentée, Nico Frijda (1986) se distingue
cependant par son insistance sur le rôle central que les tendances d’action
occupent dans les émotions. Selon lui, les émotions et les tendances
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TABLEAU 1. — Les thèmes relationnels centraux
de différentes émotions selon Richard Lazarus

Émotion Thème relationnel central

Colère Une offense humiliante est subie


Anxiété Une menace incertaine est rencontrée
Peur Un danger physique immédiat, concret et insurmontable est
rencontré
Culpabilité Un impératif moral est transgressé
Tristesse Une perte irrévocable est subie
Joie Un progrès vers la réalisation d’un but est enregistré
Amour Une relation affective est désirée, ou partagée
Compassion La souffrance d’autrui est ressentie, avec le souhait d’apporter
une aide

Source : adapté de Lazarus (1991).

d’action sont une seule et même chose. Elles ont émergé de la phylo-
genèse comme des voies de résolution des différents problèmes aux-
quels les humains sont régulièrement confrontés dans les différents
milieux dans lesquels ils vivent. À l’instar de William James, Frijda
pense que les émotions résultent, au moins dans une certaine mesure,
de la conscience des tendances d’action, c’est-à-dire de l’impulsion à
frapper, à fuir, à rechercher, ou à être avec. En outre, selon cet auteur,
chaque type d’émotion serait caractérisé par une tendance d’action
caractéristique (voir tableau 2).

D’AUTRES ANALYSES COGNITIVES DE L’ÉMOTION

Les théories cognitives de l’émotion ont en commun le point de


vue selon lequel l’individu est continuellement engagé dans des opéra-
tions de comparaisons cognitives. Dans ces comparaisons, il confronte
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 33
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TABLEAU 2. — Principales tendances d’action, leurs fonctions
et les émotions correspondantes selon Nico Frijda

Tendance d’action Fonction Émotion

Approche Disposition à la consommation Désir


Évitement Protection Peur
« Être avec » Accès à la consommation Plaisir, confiance
Attention Orientation vers les stimulations Intérêt
Rejet Protection Dégoût
Inattention Sélection Indifférence
Attaque-menace Récupération du contrôle Colère
Interruption Réorientation Choc, surprise
Dominance Contrôle généralisé Arrogance
Soumission Contrôle secondaire Humilité, résignation

Source : adapté de Frijda (1986).

sa perception de la situation présente à une sorte de vision prospective


qui lui vient de sa connaissance du monde, des croyances qu’il possède,
des normes qui sont les siennes, et des différents objectifs temporaires et
permanents qu’il poursuit. Un certain nombre de théories des émo-
tions accordent une importance particulière aux discordances qui res-
sortent de ces opérations de comparaison cognitive et y voient la
source de l’activation émotionnelle. Ainsi, des auteurs comme Berlyne
(1960) ou Mandler (1975, 1984) considèrent que les seules variations
de l’amplitude des discordances perceptivo-cognitives peuvent déjà
entraîner des conséquences émotionnelles spécifiques. En effet, lorsque
des discordances légères apparaissent entre la situation présente et la
situation attendue, celles-ci suscitent généralement des états émo-
tionnels positifs comme l’intérêt ou l’excitation ; au contraire,
l’apparition de discordances importantes déclenchent généralement des
affects négatifs.
C’est cependant la question de la poursuite de buts et de
l’obtention relative des buts poursuivis qui a retenu l’attention du plus
grand nombre. Nombre d’auteurs considèrent qu’une partie impor-
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tante des émotions interviennent lorsque le cours du comportement
projeté par l’individu est interrompu (Mandler, 1975, 1984 ; Miller,
Galanter et Pribram, 1960 ; Oatley et Johnson-Laird, 1987 ; Simon,
1967). L’interruption peut correspondre à une facilitation inattendue
de l’obtention du but poursuivi et, dans ce cas, une émotion positive
s’ensuit – soulagement, joie, excitation. Par contre, lorsque l’inter-
ruption retarde ou empêche l’obtention de ce but, le processus se solde
par une émotion négative – déception, frustration, colère. Dans cette
perspective, Simon (1967) a décrit l’émotion comme un signal
d’alarme. Il suscite une réévaluation des priorités et amène de cette
manière l’individu à réajuster ses objectifs, ou à recentrer son activité
vers des objectifs différents. Très proches de ce point de vue, Oatley et
Johnson-Laird (1987) ont avancé l’idée que l’émotion prend place pré-
cisément là où l’évaluation de la probabilité de succès ou d’échec d’un
plan change. Comme les individus sont toujours engagés dans la pour-
suite simultanée d’objectifs multiples, les émotions rempliraient des
fonctions particulières au regard de la coordination des plans, et notam-
ment dans le transfert des efforts d’un plan vers un autre. D’où la for-
mule des auteurs selon laquelle les émotions interviennent à la jointure
des plans. Enfin, Carver et Scheier (1990, 2001) ont développé un
modèle cybernétique dans lequel le système affectif a pour fonction
permanente de détecter et de régler la cadence à laquelle l’organisme se
rapproche de ses buts. Nous examinerons en détail les conceptions de
ce type dans le chapitre suivant.
Il y a une gamme de manifestations émotionnelles que les différen-
tes théories cognitives abordées jusqu’ici peuvent difficilement expli-
quer. Elles concernent particulièrement les manifestations cliniques. En
effet, certaines émotions peuvent faire irruption dans le cours de
l’existence apparemment sans qu’elles aient un lien cohérent avec le
rapport individu-milieu en cours à ce moment. Beaucoup de manifes-
tations d’anxiété, de peur, de phobie entrent dans ce cadre. Les théories
schématiques (par exemple Bower, 1980 ; Lang, 1979 ; Leventhal,
1984 ; Leventhal et Scherer, 1987) rendent bien compte de telles mani-
festations tout en étant également en mesure de contribuer à
l’explication des manifestations émotionnelles dont la fonction adapta-
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 35
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tive à la situation en cours apparaît plus clairement. Ces théories pren-
nent pour point d’appui l’idée qu’à chaque épisode émotionnel, les dif-
férentes composantes de l’épisode – circonstances, événements, lieux,
acteurs, réponses faciales, réponses physiologiques, comportements,
manifestations subjectives, etc. – sont représentées ensemble dans la
mémoire épisodique. Elles y constituent donc un système ou un
schème. De ce fait, si l’un des éléments du schème est à nouveau ren-
contré lors d’une situation ultérieure, c’est l’ensemble du schème qui
tend alors à être réactivé. Les manifestations émotionnelles du premier
épisode peuvent ainsi être amenées à se manifester à nouveau même si
elles n’ont plus de pertinence adaptative dans cette situation nouvelle.
C’est donc ce qu’on désigne comme le déclenchement schématique de
l’émotion.
Le processus du déclenchement schématique de l’émotion se voit
encore renforcé par le fait que la répétition d’expériences émotion-
nelles dotées de caractéristiques similaires est chose fréquente.
L’activation répétitive d’un même schème entraîne la constitution
d’un schème généralisé, ou schème prototypique, qui rassemble les
caractéristiques des perceptions et des réponses liées à ces situations
multiples. L’existence de ces schèmes prototypiques constitue une
voie rapide et puissante de déclenchement de l’émotion. Ces schèmes
peuvent être réamorcés par les voies les plus diverses : stimuli percep-
tifs divers, imagerie mentale, simulation de changements faciaux ou
posturaux, activation des manifestations physiologiques, etc. C’est par
le processus schématique qu’on explique le mieux le fait que les indi-
vidus tendent fréquemment à reproduire d’anciennes réponses affecti-
ves en présence de personnes et de situations qui apparaissent comme
nouvelles.
L’examen du rôle des facteurs cognitifs dans le déclenchement des
émotions montre à quel point le processus de l’émotion se transforme
et se complexifie au voisinage du potentiel cognitif humain. Les
déclencheurs réflexes rudimentaires du début de la vie sont progressi-
vement pris en relais par des opérations perceptivo-cognitives com-
plexes de surveillance et d’évaluation de la réalité. En outre, des schè-
mes cognitifs associatifs issus de chaque expérience émotionnelle
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nouvelle enrichissent continuellement les processus de l’émotion. Mais
il existe un courant théorique qui accorde une place plus importante
encore aux aspects cognitifs dans l’émotion. Cette perspective est par-
ticulièrement bien représentée par James Averill (1980, 1991) qui l’a
adoptée après avoir pendant longtemps contribué aux travaux empiri-
ques classiques sur les émotions. Le point de vue qu’il défend désor-
mais revêt des aspects de provocation. Mais il incite également à
remettre en question les évidences et à porter l’attention vers des
aspects de l’émotion qu’on néglige habituellement. Selon lui, tout
comme les enfants jouent aux parents, au docteur ou à l’instituteur, ils
jouent également à être en colère, à avoir peur ou à être amoureux.
Ces jeux intègrent à la fois leur observation des comportements des
adultes, ce qu’ils apprennent par les histoires qu’on leur raconte, ainsi
que les thèmes des chansons qu’ils entendent. L’ensemble contribue à
leur apprendre les rôles émotionnels. Shakespeare disait que le monde
entier est un théâtre. Pour Averill, les enfants apprennent très tôt à y
jouer leur rôle. Quand ils deviennent adultes, les rôles qui ont été
surappris pendant l’enfance se déploient de manière automatique, au
point qu’ils apparaissent naturels, c’est-à-dire confondus avec la nature.
Il s’agit donc d’une vision de l’émotion selon la perspective du cons-
tructionnisme social. Elle affirme que les émotions ne constituent pas
un donné biologique fondamental. Il s’agit au contraire de rôles
sociaux temporaires. La personne qui se trouve en état émotionnel
met en scène un ensemble de règles qui sont prescrites par la vie
sociale. Il existe en effet dans chaque société des normes sociales pré-
cises et des attentes sociales très spécifiques quant au comportement et
aux émotions qu’il convient d’adopter dans une situation donnée.
Chaque membre de la société a nécessairement acquis une connais-
sance approfondie de ces règles. Il connaît celles-ci aussi bien que les
règles qui régissent sa langue maternelle. Il les applique comme il
applique les règles de la langue, c’est-à-dire sans conscience. Il n’a
aucune saisie intellectuelle, aucune conscience, du rôle social qu’il est
en train de jouer. Et c’est ainsi qu’il entre tour à tour dans le rôle de la
colère, de la peur, de l’amour, du courage, de la jalousie, de l’anxiété
ou de l’espoir.
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 37
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LE NÉO-DARWINISME DANS L’ÉTUDE DES ÉMOTIONS :
L’APPROCHE BIO-PSYCHOLOGIQUE

Les volets qui précèdent pourraient donner à penser que l’approche


cognitive de l’émotion est désormais la seule qui existe. Ce n’est pas le
cas, loin s’en faut. Un important courant bio-psychologique s’est égale-
ment développé en psychologie des émotions. Ce courant se situe clai-
rement dans le prolongement direct de la vision de Darwin. Il coexiste
en relative harmonie avec le courant cognitiviste dans la mesure où il
apporte des réponses à un ensemble de questions que l’approche cogni-
tive incline à laisser dans l’ombre. Il y a donc une relative complémen-
tarité entre les deux perspectives. L’approche bio-psychologique est
issue en grande partie des travaux d’un auteur qui a œuvré seul pendant
plusieurs décennies avant de connaître un certain écho à travers les
volumes de son ouvrage Affect, imagery, consciousness (Tomkins, 1962,
1963) qui fut publié à la même époque que les premiers manifestes de
l’approche cognitive de l’émotion (Arnold, 1960 ; Schachter, 1964).
Le point de départ de Tomkins s’est situé dans un désaccord avec
les théories de la motivation qui étaient enseignées alors qu’il était étu-
diant dans les années 1930. La théorie de Hull, comme celle de Freud,
faisait reposer la survie de l’individu sur les états de besoin comme la
faim, la soif, l’anoxie, la sexualité. Tomkins s’est inscrit en faux contre
cette vision parce qu’il pensait que les besoins ne disposent pas de la
puissance nécessaire pour motiver l’organisme. Ainsi, disait-il, si on
prend une personne par surprise et qu’on l’empêche de respirer en lui
bloquant le nez et la bouche, cette personne manifestera aussitôt de la
panique et on la verra se débattre. Les théories classiques de la motiva-
tion diront que c’est l’anoxie – l’état de besoin – qui a provoqué la
panique, et avec elle les mouvements de défense potentiellement salva-
teurs. Mais, pour Tomkins, c’est une erreur. Ce n’est pas l’anoxie qui
cause la panique. Celle-ci résulte de la brusquerie de l’assaut. Il suffirait
que l’on s’y prenne autrement et que la privation d’oxygène soit
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opérée à un rythme lent et on pourra alors constater que l’anoxie se
développe sans que la panique n’apparaisse. Les premiers vols aériens à
haute altitude ont révélé ce phénomène. Lorsque les aviateurs négli-
geaient de porter leur masque à oxygène, la privation lente d’oxygène
qu’ils subissaient n’entraînait pas la panique mais l’euphorie, et ils
mourraient alors le sourire aux lèvres.
Au cœur de la thèse de Tomkins, on trouve donc l’idée que, pour
survivre, l’organisme doit disposer d’un système d’amplification des
messages qui demandent un passage à l’action. C’est le rôle que jouent
les émotions ou affects. On peut déjà le constater au niveau le plus
rudimentaire dans la réponse de sursaut qui se manifeste en réaction à
un bruit soudain : sur le mode analogique, l’affect active, maintient,
amplifie, et étend la durée et l’impact du signal extérieur. Selon cette
perspective, les affects constituent donc de puissants signaux adaptatifs,
qui prennent la forme de réponses musculaires, vasculaires et glandulai-
res. Ces réponses engendrent des rétroactions sensorielles qui seront
elles-mêmes perçues comme agréables ou désagréables. Tomkins dis-
tingue ainsi neuf programmes d’affects différents. Ces programmes sont
innés. Ils ont leur siège dans un centre sous-cortical. Quand l’un de ces
programmes est activé, sa structure de réponse envahit instantanément
l’organisme (voir tableau 3), mais le lieu privilégié de leur manifestation
est le visage. C’est en effet au niveau du visage que se produit la diffé-
renciation des affects. Chaque affect se caractérise par des manifesta-
tions faciales typiques. Ces manifestations différenciées sont également
à la source de l’expérience émotionnelle subjective. À l’instar de Dar-
win, Tomkins considère en effet que l’expérience subjective résulte
essentiellement de rétroactions des muscles faciaux vers le cortex céré-
bral. L’expérience subjective de l’émotion, c’est donc la prise de cons-
cience des modifications faciales.
Qu’est-ce qui déclenche les différents programmes d’affects ? Selon
Tomkins, le déclenchement doit être non spécifique car, pour être
utile, le programme doit pouvoir répondre à une large variété
d’événements extérieurs. Ainsi, un nouveau-né ne doit pas seulement
manifester la panique en réponse au manque d’oxygène ; il faut qu’il
puisse également la manifester dans toutes sortes d’autres conditions du
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 39
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TABLEAU 3. — Les neuf programmes d’affects selon Tomkins

Programmes d’affects Principale manifestation

Affects positifs :
1 / Intérêt ou excitation Sourcils abaissés, regard fixe ou attaché à l’objet
2 / Joie ou plaisir Sourire
3 / Surprise ou sursaut Sourcils soulevés, clignement des paupières
Affects négatifs :
4 / Détresse ou anxiété Pleurs
5 / Peur ou terreur Yeux grands ouverts et regard fixe ; ou regard
détourné ; pâleur, sudation, tremblement,
érection de la pilosité
6 / Honte ou humiliation Tête et yeux abaissés
7 / Mépris Lèvre supérieure soulevée
8 / Dégoût Nausée
9 / Colère ou rage Froncement des sourcils, contraction des
mâchoires, rougeur faciale

milieu. D’une façon générale, il faut que son organisme soit notam-
ment doté d’une sensibilité innée à tout ce qui est nouveau, à tout ce
qui n’est pas optimal et qui se prolonge pendant un certain temps, et à
tout ce qui cesse. Tomkins postule ainsi que le déclencheur de l’affect
est constitué par la pente de la stimulation afférente, et il distingue donc
trois classes de déclencheurs sur cette base : la stimulation croissante qui
selon sa pente peut activer respectivement l’intérêt, la surprise ou la
peur ; la stimulation constante qui selon son intensité active la tristesse ou
la colère ; et la stimulation décroissante qui active la joie ou le plaisir. De
cette manière, les programmes d’affects peuvent répondre à toutes les
conditions.
Dans la perspective adoptée par Tomkins, les émotions sont
conçues comme des systèmes automatiques d’assistance à la survie qui
font partie du bagage génétique de l’espèce. Il s’agit donc d’un point de
vue très strictement biologique sur les émotions. Mais ce point de vue a
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suscité des développements considérables pour la psychologie, notam-
ment par la place centrale qu’il a accordé à l’expression faciale. De cette
manière, Tomkins a remis au jour l’ensemble de ce que nous avons
désigné plus haut comme les sept thèses de Darwin sur l’expression des
émotions. Ces thèses avaient été écartées par les positions anti-
instinctivistes prises par Watson (1919). Par la suite, et pendant près de
cinquante ans, l’étude de l’expression faciale de l’émotion est demeurée
dans la confusion. Avec les conceptions adoptées par Silvan Tomkins,
les sept thèses de Darwin pouvaient revenir au centre des préoc-
cupations des chercheurs. C’est ce qui s’est produit sous l’impulsion de
Paul Ekman (Ekman, 1973 ; Ekman, Friesen et Ellsworth, 1972) et
Carol Izard (1977), deux chercheurs qui se sont situés très tôt dans le
prolongement des idées de Tomkins. On leur doit une grande partie
des abondants développements scientifiques qui résultent de l’étude de
l’expression au cours des dernières décennies.

CONCLUSIONS

Dans ce tour d’horizon historique, nous nous sommes limités à


mentionner les idées théoriques qui ont eu un impact, positif ou néga-
tif, sur l’activité de recherche. Ainsi par exemple, nous n’avons pas
mentionné la perspective phénoménologique adoptée par Jean-Paul
Sartre (1939) dans sa fascinante Esquisse d’une théorie des émotions. Le
tableau 4 donne une idée de l’évolution de l’étude scientifique des
émotions en psychologie au cours du XXe siècle. La colonne de droite
indique le nombre total des publications en psychologie pour chaque
décennie. À l’examen de ce tableau, on peut constater qu’à l’exception
de la période 1940-1949 qui fut celle de la Seconde Guerre mondiale,
le nombre total des publications en psychologie évolue approximative-
ment de décennie en décennie selon une progression géométrique de
raison 2. Par comparaison, on peut observer qu’après des débuts mani-
festant un développement analogue à celui de l’ensemble de la disci-
Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire 41
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TABLEAU 4. — Évolution temporelle, au cours du XXe siècle,
du nombre des publications scientifiques ayant les émotions pour objet (1)

Nombre des publications


Période Relatives à l’émotion Tous sujets en psychologie

1900-1909 25 1 976
1910-1919 52 4 206
1920-1929 256 16 666
1930-1939 330 43 979
1940-1949 250 39 745
1950-1959 283 64 005
1960-1969 285 105 026
1970-1979 640 222 963
1980-1989 2 030 356 731
1990-1999 5 554 520 366
(1) Établi au départ de la base de données PsycInfo par un relevé de toutes les
publications ayant le mot émotion soit dans leur titre, soit dans leur résumé.

pline, le nombre des publications spécifiquement consacrées aux émo-


tions a présenté une évidente et spectaculaire stagnation entre 1930
et 1969. Ce n’est qu’à partir de la période 1970-1979 que l’évolution
géométrique de raison 2 est entrée en scène. Ces chiffres reflètent bien
ce que le tour d’horizon historique a mis en évidence. Les conceptions
behavioristes radicales de Watson, qui ont connu leur grande diffusion
dans les années 1920, ont sérieusement enrayé le développement de
l’approche psychologique de l’émotion. Il faudra attendre l’émergence
du courant de la psychologie cognitive, que l’on peut situer aux alen-
tours de 1960, pour voir resurgir un discours théorique porteur pour
l’étude psychologique de l’émotion. C’est cette évolution paradigma-
tique qui explique l’émergence et l’impact d’auteurs comme Schachter
(1964) et Arnold (1960) auxquels on doit une grande partie du renou-
veau de la recherche psychologique sur l’émotion. Et il est probable
que l’intérêt suscité par l’approche psycho-biologique de Tomkins
(1962, 1963) et de ses continuateurs a émergé en contrepoint de ce
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courant. L’effet de cette évolution apparaît dans le nombre des publica-
tions dès les années 1970. Dans ce contexte, les chercheurs engagés
dans cette spécialité scientifique deviendront de plus en plus nom-
breux. Ils éprouveront la nécessité de se regrouper et d’entrer en dia-
logue avec les sociologues, les physiologistes, les philosophes, les neu-
rologues, les anthropologues, les historiens et les autres spécialistes qui
contribuent à l’étude de l’émotion. C’est ce qui s’est produit en 1984
avec la fondation, à l’initiative de Paul Ekman et Klaus Scherer, de la
International Society of Research on Emotion (ISRE).
Le tour d’horizon que nous venons d’effectuer donne une vision
des axes de réflexion qui se sont progressivement dégagés de l’étude des
émotions. C’est également autour de ces axes que se concentrent les
débats, les controverses, et les travaux empiriques qui animent la
recherche. Mais la lecture de ces pages aura sans doute donné au lec-
teur l’impression qu’il se trouvait davantage en présence d’un kaléidos-
cope que d’une réponse cohérente à la question « Qu’est-ce que
l’émotion ? ». Il aura compris que l’émotion est un phénomène
complexe aux facettes multiples. Si elle trouve ses racines dans un passé
phylogénétique lointain, l’émotion s’enracine par ailleurs tout autant au
plus profond des cultures. En outre, il n’y a évidemment pas une seule
réponse à la question de l’émotion puisqu’on peut l’aborder selon des
perspectives très variées. Mais il ne serait pas satisfaisant non plus de
prendre cela comme un prétexte pour éluder la question. Dans le cha-
pitre qui suit, nous allons examiner des éléments propres à esquisser
une vision cohérente de l’émotion.
Introduction
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages 1 à 11
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Introduction

Le partage social des émotions

Introduction

Cet ouvrage traite des expériences émotionnelles et de leur impact


cognitif et social. On y examine, d’une part, les épisodes émotionnels
qui interviennent à l’occasion d’expériences de la vie courante et,
d’autre part, les épisodes traumatiques qui surviennent lors de
l’exposition à des événements « hors du commun ». Un accent particu-
lier est porté sur l’expression verbale et le partage social de l’expérience
émotionnelle, parce que les données de recherche montrent qu’il s’agit
là de conséquences majeures de ces expériences.
Les origines de mes intérêts pour ces questions sont très lointaines.
Ils trouvent leur source dans l’un des tristes épisodes de l’histoire du
vingtième siècle, celui de l’exode spontané et massif de populations de
la Belgique et du nord de la France lorsque les divisions nazies envahi-
rent ces régions à la vitesse de l’éclair en mai 1940. Mes parents et leurs
proches étaient de l’aventure. Comme tant d’autres, en l’espace de
quelques heures, leur existence bourgeoise, ordonnée et insouciante, a
basculé, et ils se sont retrouvés dans l’œil du cyclone, sur les routes sur-
chargées, traversées par les colonnes ennemies, bombardées par les
avions, dépourvus de nourriture, sans abris, rejetés par les habitants res-
tés sur place, exposés à la mort et à la dévastation, et finalement arrêtés
et séparés. Ils eurent, eux, la chance d’en sortir et de regagner leurs
foyers un peu plus tard. Né à la fin de cette guerre, j’ai, avec les mem-
bres de ma fratrie, connu une enfance émaillée par le récit des moments
critiques de cet épisode qui, pour leurs acteurs, demeurerait le pire de
2 Le partage social des émotions
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leur existence. Chaque réunion de famille – et elles étaient hebdoma-
daires – entraînait immanquablement un ressassement collectif de ces
souvenirs traumatiques. Et nous, les enfants, nous assistions au rappel
rituel, nous l’écoutions avec fascination, et nous nous interrogions en
silence sur les raisons pour lesquelles ces mêmes histoires revenaient
toujours. Pourquoi ces épisodes du passé les hantaient-ils à ce point ?
Pourquoi voulaient-ils s’en souvenir et se les rappeler mutuellement
alors que nous n’y voyions que des moments épouvantables ? Pourquoi
ces réévocations en commun s’achevaient-elles souvent dans les rires,
comme s’il y avait dans tout cela une dimension de blague ?
Le jour où j’ai découvert qu’on pouvait étudier la psychologie à
l’université (à l’époque, cela relevait de la découverte...), j’ai opté pour
cette voie comme s’il s’agissait de l’axe dans lequel mon existence était
dessinée. J’ai embrassé les nombreuses facettes de ces études avec bon-
heur. Mais je n’y ai guère trouvé de réponse aux questions qui avaient
été soulevées dans mon enfance. Ni l’émotion, ni le trauma n’étaient
véritablement abordés dans le cursus. J’ai donc très tôt entrepris de me
documenter. J’eus ainsi la surprise de constater que l’émotion était
traitée de manière très théorique sans grand lien avec la vie et que le
trauma ne trouvait guère de place dans les bibliothèques de psycho-
logie. Seul l’axe freudien évoquait abondamment cette notion, mais
elle y était resituée dans les fantasmes pulsionnels de la prime enfance.
Je pouvais difficilement trouver là des réponses aux questions soulevées
par l’expérience de guerre de mes parents. Au terme du deuxième
cycle universitaire, j’avais acquis la conviction que la littérature psycho-
logique ne faisait pas à l’étude de l’émotion et du trauma la place qui
leur revenait.
Un contrat de recherche m’a ensuite engagé dans une thèse sur les
facteurs psychologiques et sociaux en cause dans les affections cardia-
ques coronariennes. Ce thème m’a attiré parce qu’il était en bordure
des notions de stress et d’émotion, et qu’il visait des troubles interrom-
pant de manière abrupte l’élan vital de la personne concernée. J’ai lar-
gement partagé ces travaux avec mon condisciple Michel Bonami.
Après quelques années, pour donner une tournure concrète à nos tra-
vaux demeurés jusque-là essentiellement empiriques, nous avons ins-
Introduction 3
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tauré une consultation psychologique au sein du service de revalidation
cardio-vasculaire d’une grande clinique. Au cours du suivi psycholo-
gique de nos premiers patients coronariens, patient après patient, nous
nous sommes trouvés confrontés à une insatiable demande d’écoute.
Cette demande concernait à la fois les causes et les circonstances de
l’accident cardiaque, celles de l’hospitalisation et des interventions
subies, et l’impact futur de la maladie coronarienne sur la vie profes-
sionnelle, familiale et personnelle. Pour chacun de ces thèmes, la ver-
balisation des émotions était surabondante. Je cherchais vainement dans
mes souvenirs d’études en faculté, les cadres théoriques sur lesquels
j’aurais pu m’appuyer pour faire face d’une manière professionnelle à
cette demande. Dans ce contexte, il m’est devenu évident que, dès ma
thèse achevée, je consacrerais ma carrière scientifique à l’étude de
l’émotion et de l’expression.
À l’époque, dans les années 1970, la recherche fondamentale sur les
émotions connaissait un tournant important, avec le retour d’intérêt
pour l’étude de l’expression faciale de l’émotion. Cette évolution
s’inscrivait au sein d’un mouvement scientifique plus large qui visait le
langage du corps et l’étude de la communication non verbale dans les
relations interpersonnelles. Il s’ouvrait largement et de manière origi-
nale sur l’étude de la dynamique de l’interaction entre deux personnes.
J’y ai vu un excellent terrain d’exercice pour aborder la question de la
participation du corps à l’expression et au partage social de l’expérience
personnelle, et j’ai travaillé dans cette ligne pendant plusieurs années.
Par la suite, dans les années 1980, le processus de l’émotion est revenu
au centre des intérêts des chercheurs. En particulier, pour la première
fois, se manifestait un intérêt scientifique réel pour la question de
l’expérience émotionnelle. C’était bien ce à quoi j’aspirais et c’est à
cette époque que Klaus Scherer m’a convié à me joindre au réseau
international qu’il était en train de constituer en vue de mener une
étude comparative au niveau européen avec l’expérience émotionnelle
pour objet. J’ai particulièrement apprécié les méthodes d’étude déve-
loppées dans ce groupe, et celles-ci m’ont rapidement inspiré des points
de départ pour les travaux que je souhaitais entreprendre de mon côté.
Ceux-ci se situeraient en aval de l’expérience émotionnelle et porte-
4 Le partage social des émotions
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raient sur le ressassement des expériences émotionnelles, sur leur verba-
lisation et sur leur partage social. J’ai ensuite consacré l’essentiel de mon
travail scientifique à ces questions.
L’ouvrage qui suit est largement basé sur les développements de ce
travail. Il poursuit un triple objectif. En premier lieu, on a voulu y
donner une vision de ce qu’est l’émotion. À partir des conceptions de
l’émotion qui se sont succédé dans l’histoire scientifique, on découvrira
d’abord les dénominateurs communs sur lesquels les scientifiques se
fondent aujourd’hui en cette matière. On examinera ensuite de
manière concrète les questions de base posées par l’émotion : Dans
quelles conditions les émotions se déclenchent-elles ? Pourquoi se
déclenchent-elles dans ces conditions ? Quelles fonctions remplissent-
elles au sein de l’adaptation ? Nous verrons notamment que ces fonc-
tions, loin d’apparaître au grand jour, sont à la fois largement ignorées,
multiples et subtiles.
En deuxième lieu, l’ouvrage fait une place centrale à un phéno-
mène qui est généralement demeuré ignoré par l’étude scientifique de
l’émotion et que de nombreux travaux initiés dans notre groupe de
recherche ont conduit à mettre à l’avant-plan. Depuis Darwin, la
notion d’expression émotionnelle a occupé une place importante dans
l’étude scientifique de l’émotion. Toutefois, du fait de ses origines dans
la théorie de l’évolution, elle y a conservé la connotation qui vise les
manifestations corporelles, faciales, vocales, ou posturales de l’émotion.
Dans cet ouvrage, nous allons souligner que, chez l’être humain,
l’expression de l’émotion a une dimension spécifique, absente du
monde animal. Chez l’être humain en effet, l’émotion suscite à peu
près immanquablement l’expression verbale et le partage social de
l’émotion. La question se pose alors de savoir ce qui motive cette spéci-
ficité humaine. Or, quand on demande aux gens pourquoi ils veulent
parler aux autres de leurs expériences émotionnelles, on rencontre une
réponse stéréotypique très envahissante. Nous verrons que les données
empiriques ne lui donnent pas raison et qu’il faut creuser davantage
pour y voir clair.
Le troisième objectif de l’ouvrage concerne les traumatismes émo-
tionnels. Le constat selon lequel les émotions de la vie courante conser-
Introduction 5
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vent un impact non négligeable sur l’adaptation ultérieure de la per-
sonne les rapproche des traumatismes émotionnels qui conservent,
après coup, une emprise importante sur la vie mentale et sur la vie
sociale de la victime. En approfondissant les raisons pour lesquelles les
expériences traumatiques exercent cette emprise, on pouvait espérer en
tirer un éclairage pour l’impact cognitif et social des expériences émo-
tionnelles de la vie courante. Au-delà de cet objectif précis, il était
également tentant d’examiner les rapports qui s’établissent entre les
expériences émotionnelles de la vie courante et les expériences
émotionnelles traumatiques. Paradoxalement, le monde scientifique
n’envisage guère cet examen. L’étude des traumatismes émotionnels y
constitue un univers de recherche spécialisé qui demeure séparé de
celui de l’étude fondamentale de l’émotion. Ni les revues scientifiques,
ni les colloques de spécialistes ne se recoupent. Tout se passe comme si
ces phénomènes étaient séparés par des différences de nature avec, d’un
côté, les événements émotionnels d’intensité modérée qui prendraient
place dans la « vie ordinaire » et seraient dépourvus de tout impact
notable pour le fonctionnement ultérieur et, de l’autre, des émotions
de haute intensité qui interviendraient lors d’événements « hors du
commun » et auraient d’importantes conséquences pour le fonctionne-
ment ultérieur. À de rares exceptions près, la recherche fondamentale
sur les émotions ne s’intéresse pas aux situations traumatiques. Et,
inversement, les travaux sur les traumatismes émotionnels ne se réfèrent
guère aux données et aux concepts issus de la recherche fondamentale
sur les émotions. Cette situation est absurde. Aucune raison théorique
ne justifie la scission entre les deux types de phénomènes. Au contraire,
il y a toutes les raisons de penser que les deux domaines d’investigation
bénéficieraient largement d’une fertilisation réciproque. Nous espérons
montrer qu’il y a une parenté entre les deux types de manifestations, et
contribuer ainsi à établir des liens entre les deux domaines.
En réalité, dans cet ouvrage, les différents objectifs qu’on vient
d’énoncer se sont tous trouvés subordonnés à un objectif d’ordre hié-
rarchique supérieur : celui d’une approche psychologique de l’émo-
tion. Aujourd’hui, on croit souvent que l’élucidation des émotions
relève pour l’essentiel des approches neuroscientifiques. Et de fait,
6 Le partage social des émotions
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grâce notamment aux développements technologiques dont elles béné-
ficient, ces approches apportent à l’étude de l’émotion des contribu-
tions importantes. Mais si fascinantes que ces contributions puissent
être, il faut cependant se rappeler que, lorsqu’il s’agit des émotions
humaines, l’approche des neurosciences ne rencontre qu’une partie de
la question. L’autre partie tient au fait que, quand le cerveau humain
fonctionne, il entre en relation, il intègre du savoir et du sens, il génère
du savoir, il produit du sens, il entre en dialogue, il entre en sympathie,
il fonctionne en réseau avec les autres cerveaux du milieu social, et se
trouve ainsi connecté au savoir et au sens qui circulent dans ce milieu,
maintenant et depuis la nuit des temps. C’est dans ce champ-là, au sens
que Kurt Lewin donnait à ce mot, que les émotions humaines émer-
gent. C’est dans ce champ-là que les émotions ouvrent des chantiers
qui mettent à l’œuvre les cognitions et les processus sociaux. Chez
l’animal, les émotions sont liées aux problèmes biologiques de la
survie ; chez l’être humain, après quelques semaines de vie à peine, les
émotions sortent du registre vital. Elles relèvent alors de plus en plus
des sphères du cognitif, du symbolique et du relationnel où de nouvel-
les questions vitales se posent. Cette particularité qui fait le propre des
émotions humaines échappe à l’approche des neurosciences. C’est la
tâche de la psychologie de travailler à en rendre compte. Avec la
méthode scientifique, et avec les outils conceptuels que lui fournissent
la psychologie sociale et la psychologie cognitive, elle est parfaitement
équipée pour le faire. Cet ouvrage propose quelques pas dans cette
direction. D’autres ouvrages proposent des démarches analogues, mais
ils sont écrits en langue anglaise essentiellement. Pour des raisons com-
plexes, à quelques importantes exceptions près (par exemple, Chiva,
1985 ; Cosnier, 1994 ; Dantzer, 1988 ; De Bonis, 1996), la culture
française est demeurée très largement fermée à l’étude scientifique des
versants psychologiques de l’émotion. Si les pages qui suivent contri-
buent à ouvrir les horizons dans cette direction, elles auront alors ren-
contré leur objectif le plus important.
Au terme de ce travail et au seuil de cet ouvrage, je me dois de for-
muler des remerciements aux nombreuses personnes et aux institutions
qui l’ont rendu possible.
Introduction 7
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D’abord, je me dois d’exprimer ma gratitude particulière à Serge
Moscovici. Sans son insistance persévérante, ces pages n’auraient sans
doute jamais vu le jour. Quand en sait-on assez pour donner à ce savoir
l’allure définitive qu’il prend sur le papier ? J’ai eu la chance de rencon-
trer Serge Moscovici tôt dans ma carrière alors qu’il était venu donner
un cycle de séminaires à Louvain. Par la suite, à de multiples reprises, il
m’a invité à contribuer aux ouvrages qu’il dirigeait et aux colloques
qu’il organisait. C’est ainsi que j’ai véritablement passé une partie de
ma vie à écrire, en plus de mes écrits scientifiques courants, des textes
de synthèse en réponse à ses invitations. Dans mon travail de recherche
et dans ma réflexion personnelle, celles-ci ont ainsi constitué une sti-
mulation puissante et continue. Je voudrais simplement noter à ce pro-
pos que c’est en vue du colloque Emotion and Social Psychology auquel
Serge Moscovici et Robert Zajonc m’avaient convié à la Maison des
sciences de l’Homme en janvier 1987 que j’ai formulé mes premières
idées théoriques et récolté mes premières données sur le thème qui est
au centre du présent ouvrage.
Mais en réalité, les pages qui vont suivre sont le résultat d’une
grande entreprise collective. D’innombrables étudiants de deuxième
cycle ont choisi de mener leur mémoire sur ce thème sous ma direction
ou celle d’un ou d’une de mes jeunes collègues. En outre, un nombre
appréciable de thèses de doctorat se sont centrées sur l’étude de
l’expression et du partage social de l’émotion, en Belgique et dans
d’autres pays. Chacun des auteurs de ces travaux a pris en main une
facette de cette question ; chacun y a investi son activité intellectuelle,
sa créativité, son enthousiasme, et de nombreuses heures de travail de
laboratoire ou de terrain. Les noms de certains d’entre eux apparaîtront
au fil des chapitres de l’ouvrage. Tous ne pourront malheureusement
pas être cités. Je tiens cependant à leur dire ceci : le travail scientifique
est une entreprise collective, personne ne pense seul et, à d’innom-
brables égards, ma propre pensée s’est trouvée sous l’influence de la
leur au cours de notre parcours commun. Ainsi, il m’est arrivé à
maintes reprises d’évoluer dans mes conceptions de manière impor-
tante, voire même parfois radicale, à la suite de remarques ou
d’observations avancées par les jeunes gens qui ont partagé ce travail et
8 Le partage social des émotions
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cet intérêt. Les pages qui suivent sont imprégnées des contributions de
chacun d’entre eux.
Il n’est pas possible de mener un travail de recherche si on ne
dispose pas d’une base et d’un cadre social et intellectuel propice. Je
bénéficie d’une telle base et d’un tel cadre à l’Université de Louvain
depuis longtemps. Il m’a été aisé d’y développer les travaux que je
souhaitais entreprendre, et j’y ai toujours obtenu les aides et les facili-
tés nécessaires à cet effet. Mes missions d’enseignement ont toujours
été liées à mes intérêts scientifiques et je les ai continuellement
vécues comme de formidables occasions de faire le point. Au quoti-
dien, j’ai bénéficié d’appuis logistiques d’une qualité exceptionnelle,
tant sur le plan des aspects techniques que sur celui des relations
humaines. À cet égard, mes remerciements s’adressent tout particuliè-
rement à Geneviève Duterme, à Richard Robert, et à Bernard Paris.
Je dois aussitôt ajouter à ceux-ci, les remerciements que je veux
adresser à mes collègues directs, ceux de l’unité de recherche « émo-
tion, cognition et santé » avec lesquels je partage le projet scienti-
fique, didactique et clinique que nous poursuivons ensemble. Dans
cette équipe nombreuse, beaucoup ne restent que quelques mois ou
quelques années. La liste de ceux que je voudrais remercier de leur
passage et de leur apport serait trop longue. Merci surtout aux « plus
vieux », Éric Baruffol, Nicole de Leval, Philippe Godin, Guy Lories,
Pierre Philippot et Nady Van Broeck, pour ces longues années de
partage social.
Depuis de nombreuses années, le Fonds national de la recherche
scientifique (FNRS) est le bailleur de fonds essentiel de ce projet. C’est
cette institution qui a financé tous les nombreux programmes successifs
que ce projet a suscités. Elle a également financé les mandats de bon
nombre des jeunes chercheurs qui ont contribué à ces programmes par
leur thèse de doctorat. Elle a soutenu les voyages scientifiques qui ren-
dent possible la participation des chercheurs et la communication de
leurs travaux dans les congrès scientifiques et autres activités internatio-
nales. Enfin, à plusieurs reprises, le FNRS a octroyé à l’auteur le soutien
financier nécessaire pour accomplir à l’étranger des séjours sabbatiques
de longue durée, ou pour rédiger un ouvrage. Le travail qui suit doit
Introduction 9
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être considéré comme un échantillon de ce qu’une institution comme
le FNRS rend possible.
Au cours des deux dernières décennies, j’ai trouvé une convivialité
scientifique chaleureuse, une stimulation intellectuelle et un soutien
social continuels au sein du réseau inter-équipes européen qui s’est
constitué sous l’appellation de CERE (Coordination européenne des
recherches sur les émotions). Avec, notre regretté Matty Chiva (Paris-
Nanterre), avec Heiner Ellgring (Wuerzburg), Nico Frijda (Amster-
dam), Tony Manstead (Amsterdam, puis Cambridge, puis Cardiff), Pio
Ricci-Bitti (Bologne) et Klaus Scherer (Genève), mus par un objet
scientifique commun et un même souci de promouvoir en Europe un
travail de qualité autour de cet objet, nous avons rassemblé nos idées,
nos moyens et nos étudiants. Les « Tables rondes du CERE » à la Maison
des sciences de l’Homme à Paris sont rapidement devenues des endroits
où les présentations des jeunes chercheurs issus de ces équipes attei-
gnaient le niveau de l’excellence. La Maison des sciences de l’Homme
doit être remerciée pour le soutien continu qu’elle a apporté à cette
entreprise pendant vingt années.
Des contacts privilégiés avec certains de mes collègues ont particu-
lièrement contribué à l’évolution de mon travail. Tout au long des tra-
vaux qui ont conduit à cet ouvrage, j’ai eu le privilège d’entretenir sur
le thème de l’émotion, de l’expression et des traumatismes, un dialogue
continuel avec Nico Frijda. Son questionnement intellectuel incessant,
ses réponses originales et parfois provocatrices, son travail assidu, son
enthousiasme, sa présence sur tous les fronts de la réflexion sur les émo-
tions, et davantage, m’ont fourni un modèle que je m’efforce de suivre
sur de nombreux plans. De même, Keith Oatley et Robert Zajonc sont
pour moi des aînés qui ont influencé ma manière de concevoir ce
métier et dont la confiance a rendu la poursuite de mes recherches à la
fois plus légère et plus impérative. Lors de mes divers séjours à
l’Université du Massachusetts à Amherst, dans le cadre de mon amitié
avec le doyen Seymour Berger, puis dans celui du programme
d’échange entre UMass et Louvain, j’ai rencontré dans le département
de psychologie de cette institution une concentration particulièrement
importante de collègues de premier plan qui travaillent aux avant-
10 Le partage social des émotions
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postes des relations entre émotions, cognitions et traumas, avec notam-
ment Seymour Epstein, Susan Fiske, Jim Averill, Ronnie Janoff-
Bulman. Leur accueil, les nombreuses discussions informelles et les
séjours répétés dans ce milieu intellectuel particulièrement stimulant
ont marqué ma réflexion et on en trouvera des traces évidentes dans cet
ouvrage. De même, mes premières notes préparatoires à cet ouvrage
ont été rédigées en 1995-1996 alors que j’étais l’hôte de la Southern
Methodist University à Dallas, aux côtés de mon ami Jamie Penneba-
ker. Enfin, de longue date déjà, un collège invisible s’est établi entre les
Universités de Bari, de San Sebastian, du Texas à Austin et de Louvain
à Louvain-la-Neuve où, avec Guglielmo Bellelli, Dario Paez et Jamie
Pennebaker, nous travaillons ensemble les questions de l’expérience
émotionnelle et de la mémoire dans leurs aspects individuels et collec-
tifs. Il m’est difficile aujourd’hui de dissocier ma propre pensée de celle
de ces collègues et amis très proches.
Il me reste encore à remercier Aurélie Potier pour son travail effi-
cace de mise au point de la liste bibliographique de cet ouvrage. Et
Yasémine Cheref-Khan pour sa présence et sa patience tout au long des
longues heures de rédaction, pour sa relecture attentive de la plupart
des parties, et pour ses remarques et suggestions bienvenues.
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Moi, par contre, je trouve mon plus
grand plaisir, ma plus grande joie à démêler
un bel écheveau bien enchevêtré. Et ce doit
être encore parce que dans un moment où,
comme philosophe, je doute que le monde
ait un ordre, je trouve une consolation à
découvrir, sinon un ordre, du moins une
série de liens dans les menus lots des affaires
du monde.
Umberto Eco, Le nom de la rose.
Préface
Serge Moscovici
Dans Quadrige 2009, pages XI à XVI
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Préface

Le partage social des émotions


Préface

On pourrait discuter à l’infini de ce qu’il faut entendre, au sens


courant, par « psychologie ». Chacun pense immédiatement à des
exemples, en particulier à des exemples de comportements qui décri-
vent de la manière la plus pénétrante nos relations, notre manière de
vivre dans l’environnement, et qui finalement permettent la familiarité
et les échanges au sein d’une communauté quotidienne. Mais est-ce
tout ? nous demandons-nous. Nous avons plutôt l’impression d’avoir
brûlé les étapes, en omettant les themata fondamentaux de l’intelligence
et de l’émotion qui, sous l’aspect des oppositions entre raison et pas-
sion, objectivité et subjectivité, connaissance et affect, se disputent
notre attention et lui offrent une vision plus complète de ce que cha-
cun entend par psychologie. Avec leurs outils perfectionnés et leurs
matériaux, les chercheurs s’en tirent plutôt bien, et qui plus est, ils sont
convaincants. Et pourtant, il nous faut avouer que, en suivant la courbe
de ce qu’on appelle la « littérature », il est difficile de ne pas être frappé
par une sorte de cycle, presque de mode, où s’exprime tantôt la supré-
matie de l’intelligence, tantôt celle de l’émotion. Raison et passion,
connaissance et affect y alternent. C’est à l’historien de la science qu’il
incombe de décider si nous sommes aujourd’hui au début ou à la fin
d’une phase dans laquelle l’émotion prédomine.
Tout ce que nous savons ici, dans la plaine des spécialistes, c’est que
l’on parle plus souvent que dans le passé récent de notre intelligence
émotionnelle. Et, en psychologie sociale, des chercheurs aussi éminents
XII Préface
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que Zajonc ont déclaré la prédominance de l’affect sur la pensée, avec
la certitude d’un Hume affirmant que la bataille avec la raison est
gagnée d’avance par la passion.
Bernard Rimé poursuit ses recherches sur l’émotion depuis des
dizaines d’années, je pourrais presque dire qu’il leur a consacré sa vie.
Et s’il est devenu l’un des chercheurs les plus reconnus dans ce
domaine, quoi de plus naturel ? C’est à peine digne de remarque. Mais
le fait est que son livre paraît à un moment où l’intérêt pour la vie
émotionnelle, les affects, est général. Je ne veux pas dire qu’il est
unique, car, depuis Ribot jusqu’à Maisonneuve, nous ne manquons pas
de références. Mais si l’on considère la variété des recherches expéri-
mentales et le nombre d’analyses de phénomènes essentiels, aucun
autre ouvrage n’offre de lecture plus captivante.
Préfacer un travail de cette ampleur et de cette qualité a quelque
chose d’intimidant. Seule la confiance amicale que m’accorde Rimé
justifie peut-être mon incursion dans un domaine qui ne m’est pas
familier du tout, du moins c’est mon impression. Il vaut la peine de
préciser que ce livre est d’abord l’exposé d’une théorie générale qui a
des implifications profondes et « subversives » que la pensée sociopsy-
chologique doit encore assimiler. Par le passé, les penseurs ont consi-
déré le corps comme le premier obstacle à une vie ordonnée, menée
selon la réflexion, régulée par des mécanismes ou guidée par l’idée que
l’individu se fait de son propre équilibre. Les besoins qui se manifestent
dans l’organisme exigent d’être satisfaits sans délai et sont sourds à la
voix de la raison. Des désirs puissants sont confrontés aux normes
morales. Penseurs et législateurs, dans leur sagesse, ont cherché à
devancer cette confrontation et ont édicté des normes qui satisfont en
partie ces exigences, tout en freinant soigneusement les désirs. La
bataille qui fait rage entre ces adversaires est au cœur de la vie
humaine : appétit corporel contre société policée, nature contre cul-
ture. On pourrait apercevoir un « air de famille » entre les désirs du
corps et les états émotionnels, à tout le moins si l’on envisage leurs
conséquences. Avec cette différence que ces derniers résultent d’une
« brisure de symétrie », en bref, d’une solution de continuité dans
l’interaction « individu-milieu ».
Le partage social des émotions XIII
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En exposant, au début de son livre, les théories de l’émotion,
Rimé commence, ainsi qu’il convient, par la fameuse théorie de Dar-
win, selon laquelle toute émotion ferait partie de l’équipement adapta-
tif de l’individu, serait en continuité avec celle de toute espèce
proche, universelle, c’est-à-dire commune à toutes les cultures. Il est à
peine besoin d’ajouter que le très beau livre de Darwin sur
l’expression des émotions, dont la pléthore des idées et des faits
emplissent les pages, exerce toujours fascination et influence sur ceux
qui s’intéressent à ces phénomènes. Les idées exposées dans ce chef-
d’œuvre ont, c’est indéniable, un air de simplicité convaincant et
proche, dans une certaine mesure, de nos observations courantes.
Peut-être est-ce une des raisons, certes pas la plus importante, qui ont
incité James à renverser la logique du sens commun en posant que ce
n’est pas l’état mental qui est premier dans l’émotion, déclenchant
l’expression corporelle, mais l’inverse. Ainsi, selon James, dans ces
émotions qui impliquent une sensation corporelle – il les appelle des
émotions « brutes » –, la sensation corporelle précède le sentiment
d’émotion, et non le contraire. Cette prise de position est en désac-
cord avec l’intuition. Elle suppose en effet que nous nous mettons en
colère parce que nous crions, et que nous avons peur parce que nous
frissonnons. Moi-même j’ai écrit que l’on aime parce qu’on est jaloux,
et non pas que l’on est jaloux parce qu’on aime1. James, plus que Dar-
win, se soucie de l’action humaine, et non pas de l’évolution du sys-
tème nerveux ou du cortex. Dans son article « Qu’est-ce qu’une
émotion ? », il dit que « la partie la plus importante de mon environ-
nement » qui suscite une émotion « est l’homme, mon semblable », et
dans son manuel de psychologie, il consacre tout un chapitre à cette
idée. Dans le présent livre, Rimé passe en revue toutes les hypothèses
théoriques importantes qui se sont succédé depuis les ouvrages classi-
ques de ces deux grands précurseurs. Ce qu’elles décrivent ou prédi-
sent correspond à ce qui se passe réellement sous nos yeux.
Si je me suis permis d’insister sur James, c’est parce qu’il met en
lumière le fait que l’émotion humaine n’a pas seulement une fonction

1. S. Moscovici, L’âge des foules, Paris, Fayard, 1981, p. 342.


XIV Préface
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naturellement évolutive, mais aussi qu’elle vise un but. Je le souligne
parce qu’on est fortement tenté de croire que la théorie du partage
social des émotions s’inscrit dans cette perspective. Elle explique
pourquoi les individus cherchent à exprimer et à traduire en
paroles leurs émotions. Comment se fait-il, sinon, qu’au lieu
d’adopter une position de repli, ils saisissent toutes les occasions
d’introduire leur expérience propre dans le champ social ? Ce partage
leur permet de se mouvoir plus librement, d’exprimer un affect qui,
bien que mêlé à toutes sortes d’expériences différentes, s’ordonne
dans une relation avec autrui qui satisfait leurs fins. C’est là, bien
entendu, le résultat de nombreuses belles études que le lecteur décou-
vrira avec plaisir.
Mais il comprendra aussi, il faut l’espérer, que la démarche habi-
tuelle qui consiste à séparer d’abord les émotions et les pensées ou les
cognitions et à les réunir ensuite ne permet pas de saisir ce qui se passe
en réalité. Quand on les exprime, qu’on les communique, émotions et
cognitions se trouvent dans une continuité intériorisée ; elles sont les
facettes d’une même expérience psychique, le résultat d’un même pro-
cessus. La théorie de Rimé nous montre à l’œuvre ce que le philosophe
Stanley Cavell appelle knowing by feeling, « connaître par le senti », dont
il écrit : « “Connaître par le senti” n’est pas “connaître en touchant” ;
c’est-à-dire que ce n’est pas un cas où l’on fournit la base d’une préten-
tion à connaître. Mais on pourrait dire que le sentir a la fonction d’une
pierre de touche : la marque laissée sur la pierre échappe à la vue des
autres, mais il en résulte une connaissance, ou bien le résultat a la forme
d’une connaissance – il est dirigé vers un objet, l’objet a été testé, le
résultat est une conviction. Cela me semble suggérer la raison pour
laquelle on est désireux de communiquer l’expérience de tels objets.
Ce n’est pas seulement que je veux vous dire ce qu’il en est pour moi,
ce que je ressens, afin de trouver de la sympathie, ou pour qu’on me
laisse tranquille, ou pour quelque autre des raisons pour lesquelles on
révèle sa sensibilité. C’est plutôt que je veux vous dire quelque chose
que j’ai vu, ou entendu, ou dont je me suis rendu compte, ou que je
suis arrivé à comprendre, pour les raisons pour lesquelles on commu-
nique de telles choses (parce qu’elles nous informent au sujet d’un
Le partage social des émotions XV
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monde que nous partageons ou que nous pourrions partager). Seule-
ment je trouve que je ne peux pas vous le dire : ce qui rend la chose
d’autant plus urgente à dire. Je veux vous la dire parce que la connais-
sance non partagée est un fardeau – non pas, peut-être, de la façon dont
un secret peut être un fardeau, ou peut être mal compris ; cela res-
semble peut-être à la façon dont ne pas être cru ou ne pas être digne de
la confiance de quelqu’un peut être un fardeau. »1
J’ai essayé, trop longuement, j’en ai peur, de dire l’originalité de la
théorie de Rimé. Et combien cette originalité même nous invite à
considérer d’une manière différente le mode de connaître, d’exprimer
les émotions. En somme, l’image du partage évoque celle du dialogue.
Parce que les émotions non partagées sont un fardeau, à la manière
dont un secret peut être un fardeau s’il demeure incommuniqué ou
incommunicable.
Une fois conquis par la théorie du partage social des émotions, le
lecteur suit, chapitre après chapitre, les fines analyses de l’expérience
émotionnelle et des traumatismes collectifs. Je n’aurai pas l’imper-
tinence d’affirmer que telle partie ou tel chapitre sont meilleurs que tels
autres chapitres ou parties pour la simple raison qu’ils sont tous excel-
lents. Et je les ai lus avec le sentiment que chacun nous apprend
quelque chose qui vaut la peine d’être connu. Mais il est, bien sûr, des
analyses qui marquent plus un lecteur à cause de leur intérêt pour lui,
ou du degré de surprise qu’il éprouve. Ainsi, l’analyse du rituel de deuil
m’a surpris par sa similitude avec l’analyse de Durkheim ; en effet, je ne
m’attendais pas à la trouver dans cet ouvrage où elle prouve son
extraordinaire pertinence. Il est si rare qu’un psychologue social
s’aventure sur le terrain de l’anthropologie !
En somme, nous voici devant un livre riche, d’une qualité scienti-
fique exceptionnelle et qui se lit avec un plaisir constant. Il manquait à
notre discipline et, ce qui n’est pas rien, à notre collection. Il serait fas-
tidieux d’énumérer tous ceux qui, psychologues, sociologues, méde-
cins, praticiens et même journalistes, ne manqueront pas de le trouver

1. S. Cavell, Must we mean what we say ?, Cambridge, Cambridge University Press,


2002, p. 192.
XVI Préface
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enrichissant et utile. Ils seront frappés par la clarté, la fermeté d’esprit et
aussi par l’enthousiasme de son auteur. Plus je l’ai lu, plus je me suis
convaincu que Rimé a tenu ses promesses et que ses idées traverseront
avec succès l’épreuve du temps. Et c’est d’ailleurs la seule chose que
j’avais à dire dans cette préface.
Serge Moscovici.
Préface
Pages de début
Bernard Rimé
Dans Quadrige 2009, pages I à X
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0291-0489
ISBN 9782130578543
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Le partage social
des émotions
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Le partage social

Préface de Serge Moscovici


Bernard Rimé

QUADRIGE / PUF
émotions
des
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ISBN 978-2-13-057854-3
ISSN0291-0489
Dépôt légal — 1re édition : 2005
1re édition « Quadrige » : 2009, novembre
© Presses Universitaires de France, 2005
Psychologie sociale
6, avenue Reille, 75014 Paris
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Sommaire
Sommaire

Le partage social des émotions

Sommaire, 5

Préface par Serge Moscovici, XI

Introduction, 1

Première partie
Émotion et expression : introduction

Chapitre 1 – Les émotions. Un coup d’œil sur l’histoire, 15


Darwin et l’expression des émotions, 15
William James, les changements physiologiques et la conscience, 18
John Watson, le behaviorisme dur et la campagne anti-émotions, 20
La parole à la physiologie : Cannon, réponses d’urgence et théorie
centrale, 21
Après Cannon, l’exploration du cerveau viscéral, 24
Variations d’activité et mobilisation d’énergie : le courant de l’acti-
vation, 25
Stanley Schachter et la théorie cognitivo-physiologique, 26
La nouvelle vague cognitive : évaluation et émotion, 29
Développements de la théorie de l’évaluation, 30
D’autres analyses cognitives de l’émotion, 32
Le néo-darwinisme dans l’étude des émotions : l’approche bio-
psychologique, 37
Conclusions, 40
VI Le partage social des émotions
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Chapitre 2 – Qu’est-ce qu’une émotion ?, 43
Les curiosités de l’étymologie, 43
Les passions chez Aristote et les émotions chez nous, 46
Pour définir l’émotion, 50
La durée de l’émotion et la notion d’épisode émotionnel, 54
Les ruptures de continuité dans l’interaction individu-milieu, 56
Les éléments de la poursuite d’un but, 60

Chapitre 3 – Pour comprendre les émotions, 67


Les émotions suscitées par les variations du milieu, 68
Les affects dans l’action : direction, vitesse et optimalisation, 71
Les émotions dans l’action : obstacle, échec, perte, renoncement, 75
Les émotions dans l’action : franchissement d’obstacles, approche et abou-
tissement, 78
La mémoire implicite et le guidage silencieux des affects, 81
Conclusions, 83

Chapitre 4 – Le partage social de l’émotion, 85


Le besoin de reparler d’une expérience émotionnelle, 85
Partage social de l’émotion : données de confirmation, 89
Y a-t-il des différences entre les sexes ?, 94
Le partage social des émotions chez les enfants, 95
Le partage social des émotions au troisième âge, 99
Partage social des émotions, niveau d’éducation et appartenance
culturelle, 103
Le paradoxe du partage social de l’émotion, 108
Conclusions, 110

Deuxième partie
L’expression des émotions : aspects sociaux
Chapitre 5 – Du côté de celui qui écoute..., 113
La fascination de l’auditeur, 113
Les émotions de l’auditeur, 119
Sommaire VII
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Les réactions de l’auditeur, 123
La dynamique du partage social, 128
Les limites de l’écoute, 130
Qui prêtera l’oreille ?, 133
Un lien spécial, 136

Chapitre 6 – À qui parlons-nous de nos émotions ?, 139


Les partenaires du partage social de l’émotion, 139
Les cibles du partage social chez les enfants, 141
Évolution ultérieure, 143
Le réseau des partenaires chez les adolescents, 146
Le réseau des partenaires chez les adultes, 148
Partenaires du partage social de l’émotion et culture, 151
Des partenaires différents selon l’émotion en cause ?, 153
Des partenaires différents selon le contexte de l’épisode émotionnel, 155

Chapitre 7 – La propagation sociale de l’information émotionnelle, 159


De l’émotion à la légende, 159
Le partage social secondaire, 162
Confirmations et extensions, 163
Surtout, ne le répétez à personne !, 168
La diffusion des épisodes émotionnels, 171
Les raisons de la diffusion, 174
Conclusions, 177

Troisième partie
L’expression des expériences émotionnelles négatives

Chapitre 8 – Réponses bienvenues, réponses malvenues, 181


Le malaise devant la souffrance d’autrui, 182
Réponses malvenues et interventions simplistes, 185
Les différentes formes de soutien social, 188
VIII Le partage social des émotions
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Messages verbaux de réconfort, 189
Données empiriques sur les réactions bienvenues et les réactions malve-
nues, 192
Conclusions : la préservation du lien social, 198

Chapitre 9 – Les épisodes émotionnels gardés secrets, 201


Comment étudier les souvenirs émotionnels que les gens ne veulent pas
partager ?, 201
S’agit-il d’expériences d’intensité extrême ?, 203
Le rôle de la honte et de la culpabilité, 207
La fonction sociale fondamentale des secrets, 211
Le coût du non-partage, 213
L’écart expérientiel, 217

Chapitre 10 – Émotion, expression, libération ? Croyances populaires à toute


épreuve..., 221
Les croyances populaires, 221
Les croyances populaires : données empiriques, 223
Expression = libération ? L’épreuve empirique, 226
Corrélats du partage social naturel, 227
Effets du partage social induit par l’expérimentation, 231
Effets des débriefings psychologiques, 235
Une croyance qui a la vie dure, 238
Croyances et connaissances scientifiques, 240
Les aspects positifs des débriefings, 242
Les bienfaits de l’expression écrite, 244
Perspectives, 246

Quatrième partie
Les leçons des expériences émotionnelles extrêmes

Chapitre 11 – Les traumatismes émotionnels : un coup d’œil sur l’histoire, 251


Origines du concept de traumatisme émotionnel, 251
Première approche théorique : Pierre Janet (1889), 255
Sommaire IX
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L’évolution de la conception du trauma chez Freud, 259
L’impulsion éphémère des guerres mondiales, 263
L’apport de la notion de stress, 266
Origines du syndrome de stress post-traumatique, 267

Chapitre 12 – Pour comprendre les traumatismes émotionnels, 271


Le syndrome de stress post-traumatique, 271
Le risque de stress post-traumatique, 275
L’approche théorique du syndrome, 280
Conclusions, 286

Chapitre 13 – L’impact des expériences traumatiques, 287


Théories de la réalité et catastrophes théoriques, 287
Postulats fondamentaux à l’épreuve des situations traumatiques, 289
Modèles de la réalité et irréalisme psychologique, 295
La protection des postulats abstraits, 297
Des équivalents des traumas chez les animaux, 298
Impact des situations imprévisibles et incontrôlables chez l’animal, 301
Le double impact des événements extrêmes chez l’être humain, 304

Cinquième partie
Les expériences émotionnelles, leur impact et leur gestion

Chapitre 14 – Émotion et production de sens, 309


Les leçons des expériences émotionnelles extrêmes, 309
Les émotions aux limites de l’univers virtuel, 311
L’émotion comme paradoxe, 313
La production de sens après émotion, 315
Doute et incertitude, 317
Le rappel cognitif automatique après émotion, 318
Qu’est-ce que produire du sens ?, 323
La construction autobiographique comme générateur de sens, 326
X Le partage social des émotions
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La place de la connaissance, 329
La différence entre les émotions et les traumatismes émotionnels, 330
Expériences émotionnelles résolues et expériences émotionnelles non
résolues, 331
Conclusions, 333

Chapitre 15 – Émotion et expression : au-delà du simplisme, 335


Croyances populaires contre données empiriques, 335
L’impact de l’émotion : au-delà du simplisme, 336
Les conditions de la résorption des conséquences de l’émotion, 340
Contributions du partage social de l’émotion à la résorption, 343
La dynamique socio-affective dans le partage social de l’émotion, 345
La dynamique socio-affective dans les rituels sociaux, 348
Les rituels sociaux ont-ils des effets libératoires ?, 349
Les rituels sociaux : le modèle de Durkheim, 353
Les bénéfices de la communion émotionnelle, 356
Conclusions, 358

Chapitre 16 – La matrice sociale des expériences émotionnelles, 359


Émotions et gestion des émotions aux origines de la vie, 359
L’attachement chez les animaux, 361
L’attachement chez l’être humain, 363
Émotions, cognitions et lien social, 366
L’information sociale dans les situations critiques, 368
Apprendre à évoquer les événements du passé, 370
L’univers du récit, 374
Pensée sociale et représentations sociales, 376
Origines sociales des deux voies de gestion des expériences émotion-
nelles, 380
Deux modalités du partage social de l’émotion, 383

Conclusions générales, 387

Bibliographie, 393

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