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REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 144, 7e SÉRIE, N° 3-4, (2023) 407-421

brill.com/rds

Le diagramme est-il un art ?


Charles Alunni | ORCID: 0000-0003-4013-1550
École normale supérieure, Paris, France
charles.alunni@ens.fr

L ’ouvrage de Laurence Dahan-Gaida1, professeure de littérature comparée


et directrice du Centre de recherches interdisciplinaires et transculturelles
à l’Université Bourgogne Franche-Comté, est à la fois un livre important,
tant il traite de la problématique aujourd’hui mieux connue de la notion de
« diagramme » et de son « art », et consistant (c’est un volume de près de cinq
cent pages). Il suit ces étapes : un premier chapitre est consacré à la question
Du diagramme à la diagrammatologie (p. 19-87) ; un second à Paul Valéry. La
main et les actes du regard (p. 89-183) ; un troisième à Henri Michaux. Peindre
comme on écrit, écrire comme on peint ; un quatrième au thème Lignes, fils,
textures (p. 185-270) ; enfin un dernier chapitre porte sur l’art de Penser en
arbre (p. 381-456), le tout est précédé d’une Introduction (p. 9-19), suivi d’une
Conclusion (p. 457-470) et accompagné d’une Bibliographie (p. 471-491) et d’un
Index (p. 493-496). Mais les paginations données par la table des matières sont
erronées.
La problématique très générale de l’ouvrage est le traitement de la question
de savoir ce qu’une approche diagrammatique peut apporter à notre com-
préhension de la littérature. Il convient de distinguer les thèses personnelles
défendues par L. D.˗G., il en sera question plus loin, de ses illustrations.
L’introduction s’ouvre par une citation de Paul Valéry, à propos duquel
Laurence Dahan-Gaida2 a déjà publié un texte important3. Dès la première
page, voici un texte magistral, l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci

1 À l’occasion de la parution de : Laurence Dahan-Gaida, L’art du diagramme. Sciences, littéra-


ture, arts. Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes (coll. « L’Imaginaire du Texte »,
2023).
2 Dans la suite : L.D.-G.
3 Id. L. D.-G., « Pensée analogique et dynamiques de la forme chez Paul Valéry : modèles, forces,
diagrammes », Tangence, n°95, 2011, p. 43-65 ; elle a aussi publié id., « Forme-mouvement,
forme-temps : Théories de la morphogenèse chez P. Valéry, T. Schwenk et B. Strauss »,
Épistémocritique. Revue de littérature et savoirs, revue qu’elle dirige depuis 2007 ; et id.,
« Métamorphoses de l’arbre : du schème au diagramme et du corail au rhizome », dans les
Cahiers philosophiques, Paris, Vrin, 2020/4, n°163, p. 23-46.

© fondation « pour la science » & Koninklijke Brill NV, Leiden, 2023 | doi:10.1163/19552343-14234043
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de Valéry, auquel L. D.-G. confie l’illustration de son propre point de vue qui
parcourt, comme en un leitmotiv sous-jacent, l’entièreté du livre : « [L]es
sciences et les arts ‘ne diffèrent qu’après les variations d’un fond commun, par
ce qu’ils en conservent et ce qu’ils en négligent, en formant leurs langages et
leurs symboles’. [Il s’agit ainsi] de se situer en deçà de certains seuils, en amont
des partages disciplinaires, dans ce lieu de l’‘entre-savoirs’ où s’enracinent les
forces d’invention et de créativité communes aux deux domaines » (p. 9-10). À
la question préliminaire « Qu’est-ce qu’un diagramme ? », L. D.-G. répond, de
manière toute peircienne : « Alors que les symboles signifient, les diagrammes
se caractérisent par leur générativité, leur capacité à produire autre chose que
ce qu’ils représentent […] Ce sont des inscriptions matérielles dotées d’un sens
qui conserve des traces non-verbales » (p. 11-12). « Objet intermédial » (sic), le
diagramme est un hybride d’écriture et de dessin dont les capacités cognitives
dépassent celles de chacune de ces deux classes de signes.
C’est un outil de visualisation et de spatialisation qui vise à montrer les rela-
tions constitutives d’un objet : il se définit donc par une tension entre montrer
et dire, entre la visibilité et la lisibilité du système de signes ? Sa fonction pre-
mière est cependant moins de rendre visible que de spatialiser des relations
auxquelles il donne accès par une modalité particulière d’abstraction repré-
sentative. Il a pour noyau opératoire une pratique modélisatrice qui consiste
à traduire l’intuition en termes visuels et spatiaux via un support matériel
(p. 12˗13).
Ce passage me conduit à écrire ma perplexité face aux développements de
L. D.-G. (j’y reviendrai autant que nécessaire) : en indiquant que « Sa fonction
première est cependant moins de rendre visible que de spatialiser des rela-
tions auxquelles il donne accès par une modalité particulière d’abstraction
représentative », elle paraît souligner une « spatialisation des relations » qui
primerait sur « le rendre visible ». Le lecteur reste ici sur sa faim, d’autant qu’il
est aussi question d’une « modalité particulière d’abstraction représentative »,
alors même que semble dominer plus loin l’idée de la « non-représentativité »
des diagrammes qui échapperaient ainsi au monde de la représentation.
Mais le diagramme est également effectuation, d’où le traitement du
« diagramme comme ars inveniendi » : « le diagramme joue un rôle décisif
dans la fabrique de la pensée » (p. 14). Et c’est « dans ce contexte qu’est née
l’idée d’une diagrammatologie » où entre en jeu l’idée d’une « épistémologie
iconique » faisant place à l’imagination. On pensera ici à l’œuvre fondatrice
et décisive de Jacques Derrida (1930-2004) qui n’est pourtant pas nommé
à ce point (il ne le sera qu’à la p. 67, pour une seule occurrence). Référence
par contre est accordée à Gilles Châtelet (1944-199) (i. e. « Le diagramme de
Châtelet », p. 15) qui « a ouvert la voie à une active prise en compte de l’acte

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de traçage, du geste d’inscription, dont les retombées sur la manière de


conduire une pensée peuvent être considérables, fût-elle une pensée formali-
sée et purifiée comme celle des mathématiques » (p. 15). L’Introduction s’achève
sur ce qu’il y a de commun entre des auteurs aussi différents que Paul Valéry,
Henri Michaux, Laurence Sterne et Edwin Abbott (tous deux traités au cha-
pitre IV) : « une attention portée aux aspects les plus matériels de l’écriture
(support, medium, geste de traçage, corporalité) et un privilège accordé à la
forme en tant que support de la pensée » (p. 19).
Le chapitre II, Du diagramme à la diagrammatologie s’ouvre sur une très
belle citation de Gilles Châtelet tirée de Les Enjeux du mobile (p. 21) et peut être
considéré comme la véritable ossature proprement théorique et philosophique
de tout le volume, sa principale qualité tient à son caractère de synthèse : il pré-
sente les principaux travaux qui ont conduit à l’idée d’une diagrammatologie.
Sont interrogées en tout premier lieu les « images de pensée » (Denkbilder)
désignées comme « [F]igure, schème, schéma, dessin, dessin préparatoire,
esquisse, croquis, tracé, griffonnage, gribouillage, hiéroglyphe, diagramme,
organigramme, carte, cartographie, généalogie, arbre, arborescence, dispositif,
combinatoire, projet, projection, allégorie, vision, illumination, utopie, scène,
archétype, paradigme, modèle, matrice, idéalité … »4.
Dans ce contexte, est convoqué Sir Roger Penrose pour son ouvrage L’Esprit,
l’ordinateur et les lois de la physique, qui place au cœur de l’invention mathé-
matique une pensée muette, sans paroles formatrice de son véhicule idéal en
vue de forger de nouvelles intuitions (p. 25). Sans doute, si ce n’est que dès
1984, Penrose a déjà largement développé ce point à propos de cette forme
de sténographie de certains types d’expressions algébriques dans Spinors and
Space-Time, Volume 1, Two-spinor calculus and relativistic fields5 (notamment
son annexe : « diagrammatic notation »), fondamentale non seulement pour
comprendre le lien d’essence entre notation mathématique et diagramma-
tologie, mais aussi pour saisir sa filiation directe avec la métaphorologie et
la diagrammatologie galiléennes du Libro della Natura et de son écriture en
« caractères mathématiques »6. Enfin, exactement vingt ans plus tard, Penrose

4 Citation de Jean Lauxerrois, « Éloge de l’imagination graphique », postface à Images de pen-


sée, Paris, Réunion des musées nationaux, 2011, p. 115).
5 Ouvrage écrit en collaboration avec Wolfgang Rindler et publié en 1984 chez Cambridge
University Press.
6 Voir notre thèse publiée en trois étapes : Charles Alunni, « Codex naturae & Libro della
natura chez Campanella et Galilée », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe
di Lettere e Filosofia », vol. XII, 1, Pisa 1982, p. 189˗239 ; id., « De la ‘distinction‘ de Galilée.
Perspicuitas, Schematismus & Gestalt », in Scritti in Onore di Eugenio Garin, Scuola Normale
Superiore, “ Pubblicazioni della Classe di Lettere e Filosofia”, Pisa, 1987, p. 129˗139 ; id.,

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a utilisé son écriture intégralement diagrammatisée dans son livre, The Road to
Reality : A Complete Guide to the Laws of the Universe7. Le même chapitre, chez
L. D.-G. convoque la « main » et la « main pensante » (Horst Bredekamp) qui :

traduit […] mieux que la langue l’évidence immédiate de la pensée en acte,


laquelle exige parfois la participation de tout le corps […] Articulant une dimen-
sion kinesthésique, liée à la manipulation physique d’un objet matériel, à une
dimension physique d’un objet matériel, à une dimension conceptuelle et abs-
traite (p. 26).

Il me revient ici de rappeler que cette thématisation de la main fut en son


temps soulignée par Ludwig Wittgenstein :

La pensée est essentiellement l’activité d’opérer avec des signes. Cette activité est
exercée par la main quand nous pensons en écrivant […] La pensée est quelque
chose comme une activité de la main8.

On la retrouve également condensée dans la formule : « I think with my pen »,


tirée de ses Vermischte Bemerkungen : « Je pense en fait avec la plume. Car ma
tête, bien souvent, ne sait rien de ce que ma main écrit »9. Y fera écho, cette
citation de Valéry, reprise par L. D.-G. : « la faculté de discussion est également
localisée dans l’encrier » (1902, cité p. 29).
Elle consacre ensuite un long passage à Charles Sanders Peirce (p. 27-40),
en soulignant le fait qu’« Il ne pense jamais en mots mais toujours en quelque

« Di cose grammaticali. Un itineriaro campanelliano », in Giornale Critico della Filosofia


Italiana, LXIX (LXXXI), Fasc. II, Maggio-Agosto 1990, p.222˗240. Une édition française est en
préparation pour les éditions Hermann.
7 London, Jonathan Cape, 2004 ; traduction française : À la découverte des lois de l’Univers. La
prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique. Paris, Odile Jacob, 2007.
8 Ludwig Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun, Paris, Gallimard, 2004.
9 Ludwig Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen [Remarques mêlées, Toulouse, TER, 1990],
Basil Blackwell, 1977, p. 29. Sur ces questions, voir Charles Alunni, « Ars diagramma-
ticae. De la mathématique à l’esthétique et retour » (2018), dans Luciano Boi et Carlos
Lobo (eds.), When Form Becomes Substance. Power of Gestures, Diagrammatical Intuition
and Phenomenology of Space. Cham, Springer Nature, 2022, p. 499˗523, où j’interroge la
prégnance de l’art du diagramme et ses implications philosophiques à travers l’analyse
d’exemples tirés essentiellement de la physique mathématique moderne et contemporaine.
Et plus spécifiquement, les notions de « technogramme », de court-circuit de la main et
de la pensée, de « preuve », de métaphore, de « géométrie » (au sens de Pierre Cartier), de
« proto-diagramme », proposant ainsi l’idée d’une philosophie symplectique qui ne peut
se fonder qu’une fois accomplie la désintrication des concepts d’« image », de « figure » et
de « diagramme ».

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sorte par diagrammes ». Elle note au passage qu’il emploie l’expression « ske-
letonized » (squelettisé) au sens de schématisé. Il serait intéressant ici de relier
cet usage du terme de « squelette » à celui qu’en feront Albert Einstein, Arthur
Eddington (« les cerveaux tournants ») ou Gaston Bachelard à propos du
concept mathématique de tenseur10.
Interrogeant la notion peircienne d’« icône », l’une des trois catégo-
ries de representamen (icônes, indices et symboles), L. D.-G. rappelle que le
diagramme est une sous-catégorie de l’icône, un statut partagé avec l’image
et la métaphore qui sont « véridiquement iconiques, naturellement analogues
à la chose représentée » (Jakobson). Et ce qui la rend opérationnelle c’est
la relation analogique qu’elle instaure avec son objet, une « ressemblance
abstraite, structurale » (p. 32). Pour Peirce, « Beaucoup de diagrammes ne res-
semblent en apparence (in looks) pas du tout à leur objet ; ce n’est que dans les
relations de leurs parties que leur ressemblance (likeness) consiste ». Ainsi, le
diagramme ne représente pas son objet mais il le construit au sens où il montre
ses relations constitutives11. Peirce a montré, avec sa théorie des diagrammes et
dans le domaine mathématique, que les raisonnements déductifs ne sont rien
d’autre que des diagrammes (p. 37-38) :

Ma première découverte fut que tout raisonnement mathématique est


diagrammatique et que tout raisonnement nécessaire est un raisonnement
mathématique, aussi simple soit-il. […] Ce n’était pas une découverte de moindre
importance car elle montre que toute connaissance, sans exception, provient
de l’observation […] [La vérité mathématique] est dérivée de l’observation des
créations de notre propre imagination visuelle que nous pouvons coucher sur
le papier sous forme de diagrammes […] Quant à l’algèbre, l’idée même de cet
art est qu’il présente des formules que l’on peut manipuler et que, par observa-
tion des effets de cette manipulation, on découvre des propriétés qu’on n’aurait
pas discernées autrement […] [L’]algèbre n’est pas autre chose qu’une sorte de
diagramme et le langage n’est pas autre chose qu’une sorte d’algèbre […] Toute
équation algébrique est une icône, dans la mesure où elle rend perceptible par le

10 Sur la solidarité des notions de « main », de « stylo » et de « tenseur » voir « Ars diag­
rammaticae », op. cit., p. 502-503. Voir aussi, en amont, Charles Alunni, « Qu’est-ce que
s’orienter diagrammatiquement dans la pensée ? » Conférence au Collège de France,
Laboratoire « Cosmologie & Astroparticules », 27 mars 2005 [en ligne : http://cdfinfo
.in2p3.fr/APC_CS/Labo/Calendar/semin–eng.
11 Ce constructivisme-là est parfaitement affine au constructivisme mathématique et induc-
tif de Gaston Bachelard. Voir sur ce point, Charles Alunni, Spectres de Bachelard. Gaston
Bachelard et l’école surrationaliste, Paris, Hermann, 2019, passim.

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moyen des signes algébriques (lesquels ne sont pas eux-mêmes des icônes), les
relations existant entre les entités visées.

L. D.-G. confirme alors l’idée peircienne que la pensée mathématique est pen-
sée des formes. Ajoutons que cette notion de forme renvoie aussi bien à un
platonisme dynamique (tel qu’il sera défendu et illustré par Albert Lautman,
sur les traces de Léon Robin, d’Oskar Becker ou de Julius Stenzel qu’à la théorie
de la Gestalt. À propos de la composante abductive et de son inférence conçue
comme act of insight et source de créativité, elle note que le noyau déductif de
l’abduction n’est autre que le raisonnement diagrammatique (p. 39).
Après le recours à Peirce, le texte enchaîne sur le paragraphe consacré à
L’enchantement du virtuel de Gilles Châtelet (p. 40). Pour celui-ci, le diagramme
permet de « visualiser » le calcul, fusionnant le nombre et la densité figura-
tive : « Cette ‘co-pénétration de l’image et du calcul’ en fait un accélérateur de
la pensée qui est sans commune mesure avec la linéarité et l’abstraction
de l’écrit » (p. 42). Soulignant l’ancrage corporel de la diagrammatisation, elle
choisit finement cette extraordinaire citation : « Gestes et problèmes font
époque et guident l’œil et la main à l’insu des géomètres ou des philosophes »
(Les Enjeux du mobile, p. 22). C’est pourquoi Châtelet a réclamé une phénomé-
nologie des technologies manuelles12 capable de « renouer charnellement avec
ces tours de mains […] toutes ces expériences de pensée, tous ces diagrammes,
toutes ces dynasties de problèmes » qu’implique l’activité de penser13. Autre
point important dans la perspective générale du travail de L. D˗G., la liaison
intrinsèque du diagramme et de la métaphore qui débouche chez Châtelet sur
le constat suivant :

Les diagrammes sont un peu les complices de la métaphore poétique. Mais ils sont
un peu moins impertinents – Il est toujours possible de trouver refuge dans le
tracé ordinaire de leurs traits gras – et plus persévérants : ils peuvent se prolonger
en une opération qui les sauve de l’usure. Comme la métaphore, ils bondissent
pour créer des places et réduire les écarts : ils bourgeonnent de pointillés pour
déborder les images déjà figurées en traits gras. Mais le diagramme ne s’épuise
pas en esquissant un geste qui en découpera un autre. Le pointillé ne renvoie ni

12 Sur ce point, voir Charles Alunni, « De l’écriture de la mutation à la mutation de l’écri-


ture : de Galileo Galilei et Leonardo da Vinci au “technogramme” », in Les mutations de
l’écriture, Paris, Publications de la Sorbonne, « Logique Langage Science Philosophie », éd.
François Nicolas, 2013. https://books.openedition.org/psorbonne/1761.
13 Gilles Châtelet, « La philosophie aux avant-postes de l’obscur », dans L’Enchantement
du virtuel. Mathématique, physique, philosophie, Paris, Rue d’Ulm, 2016, p. 158, Charles
Alunni et Catherine Paoletti (éds.).

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au point et à sa désignation discrète, ni à la ligne et à son tracé continu, mais à la


pression de la virtualité qui inquiète l’image déjà disponible pour faire place à une
dimension nouvelle ; ce mode d’existence du diagramme est tel que sa genèse fait
partie de son être. On pourrait parler à son propos de technique d’allusions14.

Cette citation est en quelques sorte un contre-jour permanent de l’ensemble du


volume : son credo sous-terrain. Quittant ce topos des « stratagèmes allusifs »
et de cette « dignité d’un ‘champ pré-formel’ à l’intérieur des sciences exactes »,
L. D.-G. traite Le diagramme de Deleuze-Bacon. Elle note le fait que « sorte
de diagramme » est la traduction qui a été donnée à « sort of graph ». Pour
Deleuze, c’est le chaos ou la catastrophe qui engendrent le graph lui-même
générateur d’un nouvel ordre ou d’un nouveau rythme, « la Figure » qui per-
met de « rendre visibles des forces qui ne le sont pas » (Gilles Deleuze, Francis
Bacon. Logique de la sensation, Paris, Minuit, 1975, p. 39˗40, cité p. 53). Le rôle
de l’art n’est ni de représenter, ni de raconter mais de capter des forces pour
produire des œuvres dont l’effet se situe au strict plan de la sensation. Deleuze
note que Bacon ne renonce pas à la figure, mais qu’il la traite de manière figu-
rale et non pas figurative. Le figural est un moyen de dépasser l’opposition
du figuratif et du non-figuratif : « il n’est ni reproduction ni invention d’une
forme, mais captation de forces que la figure doit précisément rendre sensibles
(visibles ou audibles) » (p. 55).
Je ne discuterai pas ici des soubassements philosophiques de l’entreprise
deleuzienne : anti-platonisme et rejet de la forme, vitalisme bergsonien, théo-
rie nietzschéenne de la force, expulsion de toute dialectique (hégélienne en
particulier). De même, je laisse ici de côté la question fort complexe des rela-
tions entre Châtelet et Deleuze sur lesquelles L. D.-G. met un singulier accent :
« Si le diagramme deleuzien peut paraître à première vue très éloigné des
diagrammes mathématico-techniques, il entretient pourtant des affinités cer-
taines avec la pensée de Châtelet et de Peirce » (p. 59). Contentons-nous d’écrire
que la question du diagramme chez Deleuze (via Bacon) est plus importante
pour la pensée de Deleuze lui-même que pour une pensée du diagramme.
Une partie du premier chapitre est intitulée Les images opératoires : Sybille
Krämer. « En retrouvant “l’opérativité”, Châtelet aurait rendu possible la tran-
sition du diagramme à une diagrammatologie » (p. 60). Selon L. D.˗G., la
philosophe allemande « propose une sorte de synthèse entre les théories de
Peirce et de Châtelet, tout en les dépassant en direction d’une théorie intégrative
de l’image opératoire » (p. 60). À vrai dir,e cette déclaration est bien précipitée

14 Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile, p. 33, cité par L. D.-G. p. 46.

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et bien peu fondée. Prétendre à une synthèse intégrative de ces deux géants de
la pensée n’est-ce pas quelque peu présomptueux ?
Krämer distingue six caractéristiques communes aux « images opé-
ratoires » : la planéité (Flächigkeit) ; la directionnalité (Gerichtetheit) ; le
graphisme (point, trait, ligne) ; la syntacticité (rapport image/réel) ; enfin l’opé-
rativité qui renvoie au fait de manipuler, d’explorer mais aussi de constituer ou
engendrer des objets. Au-delà de ce qui est maintenant devenu pour les spécia-
listes du diagramme comme des « évidences », et que L. D.˗G. résume comme
s’il s’agissait là de découvertes nouvelles suspendues au-dessus du néant ; elle
ajoute que « Les images opératoires mettent en jeu un symbolisme discret.
D’où leur parenté avec des systèmes d’écriture alphabétiques qui comportent
nécessairement des espaces blancs et des vides » (p. 63). Ici encore, disons
que le terrain a largement été déblayé depuis plus de soixante-dix ans par des
philosophes comme Jacques Derrida (dans sa Grammatologie ou ses premiers
travaux sur Husserl) ou Alain Badiou15, Nihil novi sub sole !)

Plus pertinentes sont ces remarques suivantes : « Ce qui permet la transfor-


mation d’une simple figure géométrique en diagramme, ce sont les lettres qui
accompagnent les éléments graphiques. La figure graphique n’est impliquée dans
un raisonnement que lorsqu’elle est assortie de lettres, d’un texte qui lui donne
sens. Le diagramme est dépendant d’explications verbales […] L’hybridation de
l’image et du langage permet de rendre le discursif lisible comme icône et l’ico-
nique visible comme discours » (p. 66).

Sur ce point, il faut considérer la figure originaire de cette dialectique dans


la « vision hallucinatoire » que Galilée propose dans sa Lettre à Fortuno Liceti
datée de janvier 164116.
À partir de la page 67, on peut à nouveau regretter que L. D ˗G. ne donne
pas suffisamment le sentiment d’avoir pris un réelle mesure des gestes instau-
rateurs sur lesquels paraît s’appuyer Sybille Krämer. Ainsi, Jacques Derrida ne
sera cité qu’à la page 67 dans une note apostille, au demeurant réductrice17.
On s’étonne qu’il ne soit pas fait référence en priorité aux travaux pionniers de
André Leroi-Gourhan (1911-1986) ou de Patrick Tort (né en 1952), deux auteurs

15 Alain Badiou, « Marque et Manque : à propos du Zéro », Cahiers pour l’Analyse, vol. 10, La
formalisation, 1969 [http://cahiers.kingston.ac.uk/vol10/cpa10.8.badiou.html].
16 Charles Alunni, « Codex naturae & Libro della natura, op. cit., p. 189˗239 ; et id., « Une
preuve par l’image : le diagramme », in Scienza, epistemologia, società. La lezione di Louis
Althussser, Venezia, 29˗31 ottobre 2008, Milano-Udine, Mimesis, 2009, p. 99˗123.
17 La voici :« Le terme de “diagrammatologie”, qui renvoie à l’idée d’une grammaire des
images s’inscrit dans la continuité de la grammatologie de Derrida ».

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qui n’apparaissant pour le premier qu’aux pages 185 et 271 sans référence et
comme à la volée, et pour le second page 422 pour son travail sur Darwin et la
thématique de l’arbre18.
On doit encore observer l’absence de référence à l’idée de Characteristica
Universalis chère à Leibniz comme à Campanella, qui relève de la question
métaphysique d’une « écriture diagrammatique ». On sait aussi que le rapport
de Leibniz à la Chine fut important, un pays dont il est question dans le volume
commenté. Celui-ci comporte cette autre affirmation bien trop précipitée :

Le dogme phonographique a commencé d’être ébranlé sous la pression d’un


ensemble de facteurs, parmi lesquels les débats sur le rôle des écritures non
alphabétiques, la reconnaissance de l’importance cruciale des systèmes de nota-
tion en sciences, mais aussi en musicologie ou en danse, ainsi que la prise en
compte de la matérialité des documents dans tous ces domaines. Malgré ces
impulsions, il n’existe à ce jour aucune synthèse systématique qui permettrait d’éla-
borer un concept intégral d’écriture (p. 69).

Qu’est-ce qu’un « concept intégral d’écriture » ? Quant à la « matérialité des


documents » (ce que j’ai qualifié dans ma thèse italienne publiée en 1979 de
« matérialités symboliques »), pour laquelle, là aussi, des textes instaurateurs
existent depuis des lustres. Il en va de même de l’iconicité de l’écriture et de la
Schriftbildlichkeit attribuées à Krämer, mais considérées depuis fort longtemps.
Il serait encore possible de discuter l’interprétation qui est faite du travail de
Paul Ricœur (p. 75˗77) mais je m’écarterais de mon propos.
Le deuxième chapitre relatif à Paul Valéry est le plus étendu et à mes yeux le
plus intéressant. L. D.˗G. souligne à juste titre l’intérêt de Valéry pour la pensée
mathématique et pour l’entreprise magistrale de Leonardo da Vinci. Intriquant
dessin, écriture et signes mathématiques, l’acte d’inscription dans les Cahiers
prend des formes très variées qui vont de l’écriture calligraphique à la sté-
nographie personnelle en passant par l’écriture ornementale, les croquis, les
équations, les schémas, les figures géométriques, etc. (p. 91).
La méthode, Valéry la tire de Leonardo, ce qui a donné une « logique spé-
ciale des images » grâce à laquelle il est parvenu à exhiber « des relations dont

18 Pourant on doit à Patrick Tort, proche en cela de Jacques Derrida, La Constellation de


Thot. Hiéroglyphe et histoire. Paris, Aubier, 1992, et le commentaire et l’édition de William
Warburton, Essai sur les Hiéroglyphes des Égyptiens. Où l’on voit l’origine et le progrès du
langage et de l’écriture, l’antiquité des sciences en Égypte, et l’origine du culte des animaux.
Paris, Aubier, 1977 (édition précédée de Scribble (pouvoir/écrire) par Jacques Derrida et
de Transfigurations : archéologie du symbolique par Patrick Tort).

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l’objet est virtuel ou situé hors des possibilités visuelles ou sensibles »19. L. D.˗G.
renvoie ensuite à l’importance pour Valéry des « lignes de forces » de Faraday,
cet « esprit frère » qui exprima les forces électromagnétiques non pas à l’aide
d’équations, mais avec le secours d’un symbolisme sorti tout droit de l’ima-
gination géométrique, ce qui constitue déjà une méthode diagrammatique.
Ces lignes de force, Maxwell les traduira en « formules » et en « diagrammes »,
ouvrant ainsi la voie à la théorie électromagnétique. Le point fondamental est
ici le fondement géométrique de la représentation qui fait caresser à Valéry
le rêve d’une prose présentée comme figure de langage et qui serait homo-
logue à une figure géométrique, la poésie étant alors assimilée à une « algèbre
des images ». « On est ici au cœur de la méthode valéryenne, qui recourt au
‘double langage’ de la figure (iconique et verbal) pour favoriser les glissements
entre sciences et arts » (p. 99). C’est là son idée d’une « sorte d’idéographie des
relations20. »
L’analyse se prolonge ensuite par étapes : L’opérativité du dessin : schéma-
tiser, abstraire, condenser (p. 101˗108) ; Voir le crayon à la main (p. 109˗114) ;
Ancrages matériels (p. 114˗131) ; La « main de l’œil », (p. 114˗121) ; Le support,
le geste et la trace (p. 121˗127) ; L’espace de la page (p. 127˗131) ; Penser la
pensée (p. 131˗147) : L’(auto)genèse de l’écriture (p. 131˗138) ; Les modèles de
l’esprit (p. 138˗142) ; Simuler la pensée (p. 142˗147) ; L’imagination schématique
(p. 148-160) : De l’image intérieure au schème (p. 148˗151) ; Le schématisme kan-
tien revu par Peirce et Simondon (p. 151˗160) ; La figure et le schème p. 174˗176) ;
De la phusis aux artefacts de l’art (p. 176˗183). Ces points de repères signalent
assez l’étendue du champ parcouru. Chemin faisant l’attention du lecteur
est pertinemment appelée sur ces thèmes : le « dressage de l’intellect par le
dessin » (p. 101), un rapprochement avec Vassily Kandisky (1866-1944) sur
le “figuratif” (p. 105), la condensation-compactification de l’écriture (p. 107),
l’ancrage corporel de l’acte graphique (p. 114 sq.), l’accent mis sur la « méca-
nique » de l’écriture et sa matérialité (p. 124 sq.), la thématisation de la page
comme unité de référence (p. 127 sq.), la dépendance idéologique et formelle
entre l’écriture occidentale et l’alphabet (p. 130), l’idée d’une dialectique (hégé-
lienne ou « sur-dialectique », bachelardienne ?) dans des aphorismes valéryens
du type : « Ce qui n’est pas fixé n’est rien. Ce qui est fixé est mort », « J’ai l’esprit
unitaire – en mille morceaux » (p. 133), et des « boucles de rétroaction » et

19 Paul Valéry, Feuilles volantes dactylographiées, Rubrique Imagination, BnF, ms. II, f°12
(cité p. 92).
20 Id., Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, in Œuvres 1. Paris, Gallimard, 1957,
p. 1267 (Bibliothèque de la Pléiade).

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du rapport d’“isodynamisme” qui renvoient à nouveau à la dialectique hégé-


lienne21 (p. 144). On s’attarde aussi volontiers sur les pages consacrées à Kant
et à la figürliche Synthesis, aux figürliche Realisierungen, ainsi qu’à la distinc-
tion entre Vorstellung (du côté du mental) et la Darstellung (du côté matériel)
(p. 153 et 154). Le dernier sous-chapitre, titré L’homme et la coquille traite de
la pensée morphogénétique, de D’arcy Thompson (1860-1948) à Valéry, avec
un excursus sur Simondon (p. 160 sq.). On pourrait ici lire en pointillés une
illustration d’un « Platonisme dynamique » et d’un « diagramme des Formes »
(p. 172˗173)22.
Le troisième chapitre traite de l’œuvre de Henri Michaux (1899-1984) :
Peindre comme on écrit. Écrire comme on peint (p. 185). C’est en ouverture de ce
chapitre que Leroi-Gourhan est enfin cité comme en passant malheureuseent.
L. D ˗G. montre comment Michaux a entrepris de « défaire le signe », théma-
tisant le geste et l’encre, le mouvement et le trait. Elle note p. 205 comment il
« reprend inlassablement la question du pictogramme selon deux directions :
celle du dessin d’enfant et celle de l’utopie d’un signe graphique excluant la
mémoire du verbal ». Il constate malheureusement que l’adulte ne s’intéresse
pas aux dessins d”enfants : [qu’]« il appelle gribouillis, [et] n’y voit pas le prin-
cipal, l’élan, le geste, le parcours, la découverte23. » (cité p. 219). Cette remarque
est importante car on pourrait songer ici à la place et au sens des « dessins d’en-
fants » tels qu’introduits en haute mathématique par Alexandre Grothendieck
dans son Esquisse d’un programme : ce sont des objets combinatoires diagram-
matiques. Michaux associe même son « outre-langue » aux mathématiques
qui « vont, pour établir des relations entre des phénomènes, plus loin que le
langage » (Signes, p. 429), mais également à la « physique mathématique » qui,
avec son « assemblage d’éléments ou de raccourcis nouveaux […] crée une
intelligence nouvelle » (p. 206) – « raccourcis nouveaux » qui nous renvoient
vers la compactification mathématique.
Dans la section L’idéogramme entre figure et symbole (p. 228), L. D.˗G. traite
de l’écriture chinoise envisagée par Michaux comme « notation d’idées abs-
traites ». Il est étonnant cependant qu’elle ne mobilise pas cette idée remontant
au moins à John Wilkins (1814-1672), Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) ou
Tommaso Campanella (1568-1639) d’une Characteristica universalis, modèle

21 Voir Franco Chiereghin, Relire la ‘Science de la Logique’ de Hegel. Récursivité, rétroac-


tions, hologrammes, Paris, Hermann, 2020 (trad. Charles. Alunni).
22 Sur ce point voir, Charles Alunni, Francesco la Mantia, Fernado Zalamea eds.,
Diagrams and Gestures : Mathematics, Philosophy, and Linguistics, Berlin, Springer
International Publishing, 2023, passim (et addendum), 378 pages.
23 Henri Michaux, Déplacements, dégagements, in Œuvres complètes III. Paris, Gallimard,
2004 (éd. Raymond Bellour et Ysé Tran) , p. 1305˗1390.

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rêvé d’une écriture universelle et abstraite au même titre que l’écriture sym-
bolique des mathématiques et indépendante des langues naturelles. Ainsi,
pour Michaux, « [l]e Chinois possède la faculté de réduire l’être à l’être signifié
(quelque chose comme la faculté mathématique ou algébrique) […] Par-dessus
cela, quantité d’éléments sont décomposés et ensuite recomposés par frag-
ments, comme on ferait en algèbre24. » D’autres passages méritent attention :
la thématique du Rythme-corps chez Michaux, rapprochée de la métaphore
de la danse chez Valéry (p. 238), Les rythmes mescaliniens, Le poème diagram-
matique et les Calligrammes.
Le quatrième chapitre est consacré à Lignes, fils, textures. Il s’ouvre sur l’ana-
lyse de la ligne chez Vassily Kandinsky en contraste au point, élément originaire
en peinture. En suivant les deux peintres, L. D.˗G. nous conduit sur la problé-
matique de la ligne et des flèches. Elle traite avec pertinence de la ligne comme

phénomène de frontière, de délimitation, de délinéation, qui produit de la dif-


férence et par là-même ouvre à la possibilité du connaître » (p. 276). C’est ici et
à juste titre considérer la ligne comme une sorte d’entame formelle absolue, de
Spaltung matérielle et générique : « Toute ligne tracée sur une surface crée en
effet une asymétrie qui est la source d’une distinction potentielle, elle permet de
faire apparaître des formes et de les différencier […] Les lignes sont la forme arché-
typale de la donation de forme ; elles délimitent et excluent25.

Il s’en suit une insistance sur la notion de « ligne auxiliaire » et de son rôle
dans la science mathématique. Dans Lignes de beauté, les analyses se distri-
buent entre Léonard (la ligne serpentine), Klee, Ruskin, Henry Van de Velde
et Le Corbusier (p. 280˗283). Ensuite le texte consacre un passage à Eugène
Guillevic (1907-1997) et à sa « mixtligne » (p. 284˗285). Puis vient le cas
étonnant du néo-romantique Adelbert von Chamisso (1781-1838) et de ses
pseudo-diagrammes sans légende en attente de lectures (p. 290˗291). C’est ici
la question de la « densité syntaxique » de la peinture : « La différence entre
représentation diagrammatique et représentation picturale ne tient pas à
ce qui est représenté mais elle est d’ordre syntaxique : c’est la restriction des
traits syntaxiques saillants qui définit le dessin ou le tableau par rapport au
diagramme » (p. 283 et en référence aux travaux en cours de Maria Giulia
Dondero). Cela caractérise également les dessins de Chamisso : ce sont ces
enchevêtrements constitués de tout ce que l’art textile peut produire : tresses,

24 Henri Michaux, Un barbare en Asie, in Œuvres complètes I. Paris, Gallimard, 1998


(éd.Raymond Bellour et Ysé Tran) , p. 364.
25 P. 277 (nous soulignons).

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nœuds, boucles, croisements, entrelacs (p. 395) dessinés d’un trait. C’est la
dimension « matérielle » du texte comme « textilité » (p. 299) commentée par
Roland Barthes (1915-1980).
Un sous-chapitre important dans l’économie voulue pour l’ouvrage est celui
consacré à Tristram Shandy26 (p. 307, sq.). Quatre diagrammes de Laurence
Sterne sont présentés comme « une représentation iconique de la dynamique
narrative » (p. 312), y-compris une cinquième figure à « l’apparence d’un
diagramme mathématique » (p. 313). L’idée ici est que la rhétorique imite
celle des sciences. Un long passage est ensuite dédié à la « page blanche »
dont joue Laurence Stern comme expression littéraire du deuil et concrétisa-
tion de la pierre tombale (p. 321), enfin à la ponctuation comme indicateur
déictique (p. 328). Avouons que ce sous-chapitre est fort long et peu convain-
cant eu égard au thème générique du diagramme. Quant au raccrochement
de Tristram Shandy aux thèses peirciennes (p. 341, sq.), il paraît tant soit peu
externe et artificiel.
Le lecteur se réveille avec le sous-chapitre sur Edwin Abbott (1938˗1926)
(p. 351˗379) qui vise la question des dimensions et du passage de l’une à l’autre
au moyen de différentes expériences de pensée. Dans la partie consacrée à
Platon, L. D.˗G. note justement que chez le philosophe antique, la dianoia a
pour objets des images sensibles qui, seules, permettent de comprendre ces
objets invisibles que sont les concepts mathématiques. La dianoia est du
domaine des artefacts humains qui possèdent une existence sensible tout
en étant des copies d’idées, c’est bien le domaine des diagrammes (p. 367).
La remarque sur l’« instantanéité perceptive » peircienne est pertinente, com-
mune à Abbott, et où « les lignes pointillées dessinent la trajectoire virtuelle du
regard d’un habitant de Flatland posé à même l’objet » (p. 375). On a déjà dit ce
que doit ce point à la vision de Gilles Châtelet (quelque peu inversée ici), ainsi
qu’aux rapports d’analogie formelle avec l’objet ou aux expériences de pensée.
La thèse centrale défendue ici par L. D.˗G. est qu’ « [i]l en va des expériences de
pensée comme des fictions littéraires » (p. 378).
Nous voici enfin au quatrième grand et dernier chapitre : Penser en arbre
(p. 381). C’est la partie de l’ouvrage la plus marquée par la philosophie deleu-
zienne. Autour de l’arbre de Porphyre, L. D.˗G. cite Bachelard voyant dans
l’arbre une « véritable analyse en acte » et « modèle de toute progression par
division de l’acte précédent » (L’Air et les songes, 1943). Effleurant la place de
l’arbre dans la philosophie médiévale (l’Arbor scientiae de Lulle) et parvenant
jusqu’au triangle de Pascal, elle en conclue non sans amalgamme que les arbres

26 The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, roman de Laurence Sterne
(1716˗1768), paru entre 1759 et 1767.

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ne sont que des cas particuliers de la théorie des graphes : « Lorsqu’un graphe
connexe ne contient pas de cycle, on parle d’un arbre » (p. 397). Après cette réé-
valuation de l’arbre, L. D.˗G. doit reconnaître à propos des Encyclopédistes que
« [l]e diagramme de l’arbre est impuissant à totaliser [dans son organisation
tabulaire] le système des renvois » (p. 407), sachant qu’il s’agit originellement
d’établir « la généalogie et la filiation » des connaissances. En fait, l’arbre « tend
à faire [de la connaissance] un système clos et statique qui ne rend pas compte
de la variabilité des connexions possibles entre les différents savoirs » (p. 412).
Le sous-chapitre sur Les arbres de Tagliacozzo n’apporte rien au dires même de
L. D.˗G. : « L’arbre de Tagliacozzo n’est porteur ni d’un supplément d’intelligibi-
lité rationnelle ni de virtualités nouvelles, mais se contente de retrouver dans
les conclusions les prémisses de départ » (p. 416). Le sous-chapitre suivant
nous apprend que Franco Moretti a inventé le darwinisme littéraire « en modé-
lisant l’histoire littéraire à partir de l’arbre de la vie » (p. 422). Ici, comme dans
l’ensemble du chapitre, on pourra s’étonner de voir apparaître une l’orientation
« vitaliste », de Moretti à Deleuze, sans même que la notion de Vie ne soit pro-
blématisée. Sur Darwin on apprendra seulement qu’il décrit son diagramme de
« l’arbre de la vie » more geometrico (p. 440). Enfin, le dernier sous-chapitre à
propos de Deleuze (p. 449, sq.) est l’occasion pour L. D.˗G. d’affirmer sa position
concernant l’ensemble de la pensée diagrammatique : « Recours heuristique
incontournable, le schème arborescent est peut-être avant tout un archétype de
la pensée diagrammatique elle-même, son schème originaire » (p. 449) – propos
qui aurait sans doute quelque peu « fatigué » Deleuze et Guattari ! « On ne sort
jamais de l’Un-Deux, et des multiplicités seulement feintes […] Les systèmes
arborescents sont des systèmes hiérarchiques qui comportent des centres
de signifiance27. » Ils ont proposé dès lors « une contre-image de l’arbre,
plaidant la cause du “chaosmos-radicelle” contre celle du “cosmos-racine” »
(p. 450). D’où l’opposition entre le « livre classique », avec son « archè raci-
nale » et le « livre rhizome » intermédial (ibid.). En dernier recours, le rhizome
est ce qui subvertit tout modèle, à commencer par le modèle arborescent.
Cependant, il ne saurait y avoir d’opposition absolue et systématique entre
arbre et rhizome : simplement « ils ne peuvent […] s’inscrire dans une rela-
tion dialectique » (p. 455). Le rhizome est « la force de vie grâce à laquelle les
modèles arborescents et structuraux peuvent être dé-figurés et reconfigurés »
(ibid.). On retrouve bien ici l’entreprise bergsonienne des deux auteurs et leur
anti-dialectisme. Mais finalement, entre l’arbre et le rhizome, il s’agit moins de
concurrence que de complémentarité : « celle qui unit une forme aux forces ».
Voici bien un trait de nietzschéanisme deleuzien. Finalement, L. D.˗G. affirme

27 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Paris, Minuit, 1980, p. 24.

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que le rhizome deleuzien obtient « l’appellation méritée de diagramme des


diagrammes » (p. 456).
Voici la Conclusion du volume. L. D.˗G., admet que « Gilles Châtelet situe [le
diagrammatisme] dans le sillage du “surrationalisme philosophique” auquel en
appelait Bachelard » (p. 459). Le texte se termine sur le formalisme de Valéry
comme instance de fabrication de la forme et l’idéal d’une « poésie pure » où
« la transmutation des pensées les unes dans les autres paraitrait plus impor-
tante que toute pensée, où le jeu des figures contiendrait la réalité du sujet28. »
Tel est l’envoi : « En exploitant les propriétés iconiques du langage et en faisant
appel à l’imagination (phantasia), les poétiques du diagramme permettent
au texte de devenir lui-même, par la force des mots, une image qui place les
choses sous les yeux du lecteur, lui donnant à voir la pulsation initiale de l’acte
de création, l’impulsion diagrammatique qui anime la pensée en acte29. » Au
bilan, l’ouvrage ne manque certainement pas d’intérêt malgré les longueurs et
les détours qui lui nuisent et l’absence d’une restitution de certaines œuvres
véritables fondatrices du champ sur lequel dans lequel il entend s’insérer.

28 Paul Valéry, « Poésie pure (notes pour une conférence [1927] », in Œuvres I. Paris,
Gallimard, (éd. Jean Hytier et Agathe Rouart-Valéry), p. 1463.
29 p. 470.

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