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© fondation « pour la science » & Koninklijke Brill NV, Leiden, 2023 | doi:10.1163/19552343-14234043
408 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 144, 7 e SÉRIE, N° 3-4, (2023)
de Valéry, auquel L. D.-G. confie l’illustration de son propre point de vue qui
parcourt, comme en un leitmotiv sous-jacent, l’entièreté du livre : « [L]es
sciences et les arts ‘ne diffèrent qu’après les variations d’un fond commun, par
ce qu’ils en conservent et ce qu’ils en négligent, en formant leurs langages et
leurs symboles’. [Il s’agit ainsi] de se situer en deçà de certains seuils, en amont
des partages disciplinaires, dans ce lieu de l’‘entre-savoirs’ où s’enracinent les
forces d’invention et de créativité communes aux deux domaines » (p. 9-10). À
la question préliminaire « Qu’est-ce qu’un diagramme ? », L. D.-G. répond, de
manière toute peircienne : « Alors que les symboles signifient, les diagrammes
se caractérisent par leur générativité, leur capacité à produire autre chose que
ce qu’ils représentent […] Ce sont des inscriptions matérielles dotées d’un sens
qui conserve des traces non-verbales » (p. 11-12). « Objet intermédial » (sic), le
diagramme est un hybride d’écriture et de dessin dont les capacités cognitives
dépassent celles de chacune de ces deux classes de signes.
C’est un outil de visualisation et de spatialisation qui vise à montrer les rela-
tions constitutives d’un objet : il se définit donc par une tension entre montrer
et dire, entre la visibilité et la lisibilité du système de signes ? Sa fonction pre-
mière est cependant moins de rendre visible que de spatialiser des relations
auxquelles il donne accès par une modalité particulière d’abstraction repré-
sentative. Il a pour noyau opératoire une pratique modélisatrice qui consiste
à traduire l’intuition en termes visuels et spatiaux via un support matériel
(p. 12˗13).
Ce passage me conduit à écrire ma perplexité face aux développements de
L. D.-G. (j’y reviendrai autant que nécessaire) : en indiquant que « Sa fonction
première est cependant moins de rendre visible que de spatialiser des rela-
tions auxquelles il donne accès par une modalité particulière d’abstraction
représentative », elle paraît souligner une « spatialisation des relations » qui
primerait sur « le rendre visible ». Le lecteur reste ici sur sa faim, d’autant qu’il
est aussi question d’une « modalité particulière d’abstraction représentative »,
alors même que semble dominer plus loin l’idée de la « non-représentativité »
des diagrammes qui échapperaient ainsi au monde de la représentation.
Mais le diagramme est également effectuation, d’où le traitement du
« diagramme comme ars inveniendi » : « le diagramme joue un rôle décisif
dans la fabrique de la pensée » (p. 14). Et c’est « dans ce contexte qu’est née
l’idée d’une diagrammatologie » où entre en jeu l’idée d’une « épistémologie
iconique » faisant place à l’imagination. On pensera ici à l’œuvre fondatrice
et décisive de Jacques Derrida (1930-2004) qui n’est pourtant pas nommé
à ce point (il ne le sera qu’à la p. 67, pour une seule occurrence). Référence
par contre est accordée à Gilles Châtelet (1944-199) (i. e. « Le diagramme de
Châtelet », p. 15) qui « a ouvert la voie à une active prise en compte de l’acte
a utilisé son écriture intégralement diagrammatisée dans son livre, The Road to
Reality : A Complete Guide to the Laws of the Universe7. Le même chapitre, chez
L. D.-G. convoque la « main » et la « main pensante » (Horst Bredekamp) qui :
La pensée est essentiellement l’activité d’opérer avec des signes. Cette activité est
exercée par la main quand nous pensons en écrivant […] La pensée est quelque
chose comme une activité de la main8.
sorte par diagrammes ». Elle note au passage qu’il emploie l’expression « ske-
letonized » (squelettisé) au sens de schématisé. Il serait intéressant ici de relier
cet usage du terme de « squelette » à celui qu’en feront Albert Einstein, Arthur
Eddington (« les cerveaux tournants ») ou Gaston Bachelard à propos du
concept mathématique de tenseur10.
Interrogeant la notion peircienne d’« icône », l’une des trois catégo-
ries de representamen (icônes, indices et symboles), L. D.-G. rappelle que le
diagramme est une sous-catégorie de l’icône, un statut partagé avec l’image
et la métaphore qui sont « véridiquement iconiques, naturellement analogues
à la chose représentée » (Jakobson). Et ce qui la rend opérationnelle c’est
la relation analogique qu’elle instaure avec son objet, une « ressemblance
abstraite, structurale » (p. 32). Pour Peirce, « Beaucoup de diagrammes ne res-
semblent en apparence (in looks) pas du tout à leur objet ; ce n’est que dans les
relations de leurs parties que leur ressemblance (likeness) consiste ». Ainsi, le
diagramme ne représente pas son objet mais il le construit au sens où il montre
ses relations constitutives11. Peirce a montré, avec sa théorie des diagrammes et
dans le domaine mathématique, que les raisonnements déductifs ne sont rien
d’autre que des diagrammes (p. 37-38) :
10 Sur la solidarité des notions de « main », de « stylo » et de « tenseur » voir « Ars diag
rammaticae », op. cit., p. 502-503. Voir aussi, en amont, Charles Alunni, « Qu’est-ce que
s’orienter diagrammatiquement dans la pensée ? » Conférence au Collège de France,
Laboratoire « Cosmologie & Astroparticules », 27 mars 2005 [en ligne : http://cdfinfo
.in2p3.fr/APC_CS/Labo/Calendar/semin–eng.
11 Ce constructivisme-là est parfaitement affine au constructivisme mathématique et induc-
tif de Gaston Bachelard. Voir sur ce point, Charles Alunni, Spectres de Bachelard. Gaston
Bachelard et l’école surrationaliste, Paris, Hermann, 2019, passim.
moyen des signes algébriques (lesquels ne sont pas eux-mêmes des icônes), les
relations existant entre les entités visées.
L. D.-G. confirme alors l’idée peircienne que la pensée mathématique est pen-
sée des formes. Ajoutons que cette notion de forme renvoie aussi bien à un
platonisme dynamique (tel qu’il sera défendu et illustré par Albert Lautman,
sur les traces de Léon Robin, d’Oskar Becker ou de Julius Stenzel qu’à la théorie
de la Gestalt. À propos de la composante abductive et de son inférence conçue
comme act of insight et source de créativité, elle note que le noyau déductif de
l’abduction n’est autre que le raisonnement diagrammatique (p. 39).
Après le recours à Peirce, le texte enchaîne sur le paragraphe consacré à
L’enchantement du virtuel de Gilles Châtelet (p. 40). Pour celui-ci, le diagramme
permet de « visualiser » le calcul, fusionnant le nombre et la densité figura-
tive : « Cette ‘co-pénétration de l’image et du calcul’ en fait un accélérateur de
la pensée qui est sans commune mesure avec la linéarité et l’abstraction
de l’écrit » (p. 42). Soulignant l’ancrage corporel de la diagrammatisation, elle
choisit finement cette extraordinaire citation : « Gestes et problèmes font
époque et guident l’œil et la main à l’insu des géomètres ou des philosophes »
(Les Enjeux du mobile, p. 22). C’est pourquoi Châtelet a réclamé une phénomé-
nologie des technologies manuelles12 capable de « renouer charnellement avec
ces tours de mains […] toutes ces expériences de pensée, tous ces diagrammes,
toutes ces dynasties de problèmes » qu’implique l’activité de penser13. Autre
point important dans la perspective générale du travail de L. D˗G., la liaison
intrinsèque du diagramme et de la métaphore qui débouche chez Châtelet sur
le constat suivant :
Les diagrammes sont un peu les complices de la métaphore poétique. Mais ils sont
un peu moins impertinents – Il est toujours possible de trouver refuge dans le
tracé ordinaire de leurs traits gras – et plus persévérants : ils peuvent se prolonger
en une opération qui les sauve de l’usure. Comme la métaphore, ils bondissent
pour créer des places et réduire les écarts : ils bourgeonnent de pointillés pour
déborder les images déjà figurées en traits gras. Mais le diagramme ne s’épuise
pas en esquissant un geste qui en découpera un autre. Le pointillé ne renvoie ni
14 Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile, p. 33, cité par L. D.-G. p. 46.
et bien peu fondée. Prétendre à une synthèse intégrative de ces deux géants de
la pensée n’est-ce pas quelque peu présomptueux ?
Krämer distingue six caractéristiques communes aux « images opé-
ratoires » : la planéité (Flächigkeit) ; la directionnalité (Gerichtetheit) ; le
graphisme (point, trait, ligne) ; la syntacticité (rapport image/réel) ; enfin l’opé-
rativité qui renvoie au fait de manipuler, d’explorer mais aussi de constituer ou
engendrer des objets. Au-delà de ce qui est maintenant devenu pour les spécia-
listes du diagramme comme des « évidences », et que L. D.˗G. résume comme
s’il s’agissait là de découvertes nouvelles suspendues au-dessus du néant ; elle
ajoute que « Les images opératoires mettent en jeu un symbolisme discret.
D’où leur parenté avec des systèmes d’écriture alphabétiques qui comportent
nécessairement des espaces blancs et des vides » (p. 63). Ici encore, disons
que le terrain a largement été déblayé depuis plus de soixante-dix ans par des
philosophes comme Jacques Derrida (dans sa Grammatologie ou ses premiers
travaux sur Husserl) ou Alain Badiou15, Nihil novi sub sole !)
15 Alain Badiou, « Marque et Manque : à propos du Zéro », Cahiers pour l’Analyse, vol. 10, La
formalisation, 1969 [http://cahiers.kingston.ac.uk/vol10/cpa10.8.badiou.html].
16 Charles Alunni, « Codex naturae & Libro della natura, op. cit., p. 189˗239 ; et id., « Une
preuve par l’image : le diagramme », in Scienza, epistemologia, società. La lezione di Louis
Althussser, Venezia, 29˗31 ottobre 2008, Milano-Udine, Mimesis, 2009, p. 99˗123.
17 La voici :« Le terme de “diagrammatologie”, qui renvoie à l’idée d’une grammaire des
images s’inscrit dans la continuité de la grammatologie de Derrida ».
qui n’apparaissant pour le premier qu’aux pages 185 et 271 sans référence et
comme à la volée, et pour le second page 422 pour son travail sur Darwin et la
thématique de l’arbre18.
On doit encore observer l’absence de référence à l’idée de Characteristica
Universalis chère à Leibniz comme à Campanella, qui relève de la question
métaphysique d’une « écriture diagrammatique ». On sait aussi que le rapport
de Leibniz à la Chine fut important, un pays dont il est question dans le volume
commenté. Celui-ci comporte cette autre affirmation bien trop précipitée :
l’objet est virtuel ou situé hors des possibilités visuelles ou sensibles »19. L. D.˗G.
renvoie ensuite à l’importance pour Valéry des « lignes de forces » de Faraday,
cet « esprit frère » qui exprima les forces électromagnétiques non pas à l’aide
d’équations, mais avec le secours d’un symbolisme sorti tout droit de l’ima-
gination géométrique, ce qui constitue déjà une méthode diagrammatique.
Ces lignes de force, Maxwell les traduira en « formules » et en « diagrammes »,
ouvrant ainsi la voie à la théorie électromagnétique. Le point fondamental est
ici le fondement géométrique de la représentation qui fait caresser à Valéry
le rêve d’une prose présentée comme figure de langage et qui serait homo-
logue à une figure géométrique, la poésie étant alors assimilée à une « algèbre
des images ». « On est ici au cœur de la méthode valéryenne, qui recourt au
‘double langage’ de la figure (iconique et verbal) pour favoriser les glissements
entre sciences et arts » (p. 99). C’est là son idée d’une « sorte d’idéographie des
relations20. »
L’analyse se prolonge ensuite par étapes : L’opérativité du dessin : schéma-
tiser, abstraire, condenser (p. 101˗108) ; Voir le crayon à la main (p. 109˗114) ;
Ancrages matériels (p. 114˗131) ; La « main de l’œil », (p. 114˗121) ; Le support,
le geste et la trace (p. 121˗127) ; L’espace de la page (p. 127˗131) ; Penser la
pensée (p. 131˗147) : L’(auto)genèse de l’écriture (p. 131˗138) ; Les modèles de
l’esprit (p. 138˗142) ; Simuler la pensée (p. 142˗147) ; L’imagination schématique
(p. 148-160) : De l’image intérieure au schème (p. 148˗151) ; Le schématisme kan-
tien revu par Peirce et Simondon (p. 151˗160) ; La figure et le schème p. 174˗176) ;
De la phusis aux artefacts de l’art (p. 176˗183). Ces points de repères signalent
assez l’étendue du champ parcouru. Chemin faisant l’attention du lecteur
est pertinemment appelée sur ces thèmes : le « dressage de l’intellect par le
dessin » (p. 101), un rapprochement avec Vassily Kandisky (1866-1944) sur
le “figuratif” (p. 105), la condensation-compactification de l’écriture (p. 107),
l’ancrage corporel de l’acte graphique (p. 114 sq.), l’accent mis sur la « méca-
nique » de l’écriture et sa matérialité (p. 124 sq.), la thématisation de la page
comme unité de référence (p. 127 sq.), la dépendance idéologique et formelle
entre l’écriture occidentale et l’alphabet (p. 130), l’idée d’une dialectique (hégé-
lienne ou « sur-dialectique », bachelardienne ?) dans des aphorismes valéryens
du type : « Ce qui n’est pas fixé n’est rien. Ce qui est fixé est mort », « J’ai l’esprit
unitaire – en mille morceaux » (p. 133), et des « boucles de rétroaction » et
19 Paul Valéry, Feuilles volantes dactylographiées, Rubrique Imagination, BnF, ms. II, f°12
(cité p. 92).
20 Id., Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, in Œuvres 1. Paris, Gallimard, 1957,
p. 1267 (Bibliothèque de la Pléiade).
rêvé d’une écriture universelle et abstraite au même titre que l’écriture sym-
bolique des mathématiques et indépendante des langues naturelles. Ainsi,
pour Michaux, « [l]e Chinois possède la faculté de réduire l’être à l’être signifié
(quelque chose comme la faculté mathématique ou algébrique) […] Par-dessus
cela, quantité d’éléments sont décomposés et ensuite recomposés par frag-
ments, comme on ferait en algèbre24. » D’autres passages méritent attention :
la thématique du Rythme-corps chez Michaux, rapprochée de la métaphore
de la danse chez Valéry (p. 238), Les rythmes mescaliniens, Le poème diagram-
matique et les Calligrammes.
Le quatrième chapitre est consacré à Lignes, fils, textures. Il s’ouvre sur l’ana-
lyse de la ligne chez Vassily Kandinsky en contraste au point, élément originaire
en peinture. En suivant les deux peintres, L. D.˗G. nous conduit sur la problé-
matique de la ligne et des flèches. Elle traite avec pertinence de la ligne comme
Il s’en suit une insistance sur la notion de « ligne auxiliaire » et de son rôle
dans la science mathématique. Dans Lignes de beauté, les analyses se distri-
buent entre Léonard (la ligne serpentine), Klee, Ruskin, Henry Van de Velde
et Le Corbusier (p. 280˗283). Ensuite le texte consacre un passage à Eugène
Guillevic (1907-1997) et à sa « mixtligne » (p. 284˗285). Puis vient le cas
étonnant du néo-romantique Adelbert von Chamisso (1781-1838) et de ses
pseudo-diagrammes sans légende en attente de lectures (p. 290˗291). C’est ici
la question de la « densité syntaxique » de la peinture : « La différence entre
représentation diagrammatique et représentation picturale ne tient pas à
ce qui est représenté mais elle est d’ordre syntaxique : c’est la restriction des
traits syntaxiques saillants qui définit le dessin ou le tableau par rapport au
diagramme » (p. 283 et en référence aux travaux en cours de Maria Giulia
Dondero). Cela caractérise également les dessins de Chamisso : ce sont ces
enchevêtrements constitués de tout ce que l’art textile peut produire : tresses,
nœuds, boucles, croisements, entrelacs (p. 395) dessinés d’un trait. C’est la
dimension « matérielle » du texte comme « textilité » (p. 299) commentée par
Roland Barthes (1915-1980).
Un sous-chapitre important dans l’économie voulue pour l’ouvrage est celui
consacré à Tristram Shandy26 (p. 307, sq.). Quatre diagrammes de Laurence
Sterne sont présentés comme « une représentation iconique de la dynamique
narrative » (p. 312), y-compris une cinquième figure à « l’apparence d’un
diagramme mathématique » (p. 313). L’idée ici est que la rhétorique imite
celle des sciences. Un long passage est ensuite dédié à la « page blanche »
dont joue Laurence Stern comme expression littéraire du deuil et concrétisa-
tion de la pierre tombale (p. 321), enfin à la ponctuation comme indicateur
déictique (p. 328). Avouons que ce sous-chapitre est fort long et peu convain-
cant eu égard au thème générique du diagramme. Quant au raccrochement
de Tristram Shandy aux thèses peirciennes (p. 341, sq.), il paraît tant soit peu
externe et artificiel.
Le lecteur se réveille avec le sous-chapitre sur Edwin Abbott (1938˗1926)
(p. 351˗379) qui vise la question des dimensions et du passage de l’une à l’autre
au moyen de différentes expériences de pensée. Dans la partie consacrée à
Platon, L. D.˗G. note justement que chez le philosophe antique, la dianoia a
pour objets des images sensibles qui, seules, permettent de comprendre ces
objets invisibles que sont les concepts mathématiques. La dianoia est du
domaine des artefacts humains qui possèdent une existence sensible tout
en étant des copies d’idées, c’est bien le domaine des diagrammes (p. 367).
La remarque sur l’« instantanéité perceptive » peircienne est pertinente, com-
mune à Abbott, et où « les lignes pointillées dessinent la trajectoire virtuelle du
regard d’un habitant de Flatland posé à même l’objet » (p. 375). On a déjà dit ce
que doit ce point à la vision de Gilles Châtelet (quelque peu inversée ici), ainsi
qu’aux rapports d’analogie formelle avec l’objet ou aux expériences de pensée.
La thèse centrale défendue ici par L. D.˗G. est qu’ « [i]l en va des expériences de
pensée comme des fictions littéraires » (p. 378).
Nous voici enfin au quatrième grand et dernier chapitre : Penser en arbre
(p. 381). C’est la partie de l’ouvrage la plus marquée par la philosophie deleu-
zienne. Autour de l’arbre de Porphyre, L. D.˗G. cite Bachelard voyant dans
l’arbre une « véritable analyse en acte » et « modèle de toute progression par
division de l’acte précédent » (L’Air et les songes, 1943). Effleurant la place de
l’arbre dans la philosophie médiévale (l’Arbor scientiae de Lulle) et parvenant
jusqu’au triangle de Pascal, elle en conclue non sans amalgamme que les arbres
26 The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, roman de Laurence Sterne
(1716˗1768), paru entre 1759 et 1767.
ne sont que des cas particuliers de la théorie des graphes : « Lorsqu’un graphe
connexe ne contient pas de cycle, on parle d’un arbre » (p. 397). Après cette réé-
valuation de l’arbre, L. D.˗G. doit reconnaître à propos des Encyclopédistes que
« [l]e diagramme de l’arbre est impuissant à totaliser [dans son organisation
tabulaire] le système des renvois » (p. 407), sachant qu’il s’agit originellement
d’établir « la généalogie et la filiation » des connaissances. En fait, l’arbre « tend
à faire [de la connaissance] un système clos et statique qui ne rend pas compte
de la variabilité des connexions possibles entre les différents savoirs » (p. 412).
Le sous-chapitre sur Les arbres de Tagliacozzo n’apporte rien au dires même de
L. D.˗G. : « L’arbre de Tagliacozzo n’est porteur ni d’un supplément d’intelligibi-
lité rationnelle ni de virtualités nouvelles, mais se contente de retrouver dans
les conclusions les prémisses de départ » (p. 416). Le sous-chapitre suivant
nous apprend que Franco Moretti a inventé le darwinisme littéraire « en modé-
lisant l’histoire littéraire à partir de l’arbre de la vie » (p. 422). Ici, comme dans
l’ensemble du chapitre, on pourra s’étonner de voir apparaître une l’orientation
« vitaliste », de Moretti à Deleuze, sans même que la notion de Vie ne soit pro-
blématisée. Sur Darwin on apprendra seulement qu’il décrit son diagramme de
« l’arbre de la vie » more geometrico (p. 440). Enfin, le dernier sous-chapitre à
propos de Deleuze (p. 449, sq.) est l’occasion pour L. D.˗G. d’affirmer sa position
concernant l’ensemble de la pensée diagrammatique : « Recours heuristique
incontournable, le schème arborescent est peut-être avant tout un archétype de
la pensée diagrammatique elle-même, son schème originaire » (p. 449) – propos
qui aurait sans doute quelque peu « fatigué » Deleuze et Guattari ! « On ne sort
jamais de l’Un-Deux, et des multiplicités seulement feintes […] Les systèmes
arborescents sont des systèmes hiérarchiques qui comportent des centres
de signifiance27. » Ils ont proposé dès lors « une contre-image de l’arbre,
plaidant la cause du “chaosmos-radicelle” contre celle du “cosmos-racine” »
(p. 450). D’où l’opposition entre le « livre classique », avec son « archè raci-
nale » et le « livre rhizome » intermédial (ibid.). En dernier recours, le rhizome
est ce qui subvertit tout modèle, à commencer par le modèle arborescent.
Cependant, il ne saurait y avoir d’opposition absolue et systématique entre
arbre et rhizome : simplement « ils ne peuvent […] s’inscrire dans une rela-
tion dialectique » (p. 455). Le rhizome est « la force de vie grâce à laquelle les
modèles arborescents et structuraux peuvent être dé-figurés et reconfigurés »
(ibid.). On retrouve bien ici l’entreprise bergsonienne des deux auteurs et leur
anti-dialectisme. Mais finalement, entre l’arbre et le rhizome, il s’agit moins de
concurrence que de complémentarité : « celle qui unit une forme aux forces ».
Voici bien un trait de nietzschéanisme deleuzien. Finalement, L. D.˗G. affirme
27 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Paris, Minuit, 1980, p. 24.
28 Paul Valéry, « Poésie pure (notes pour une conférence [1927] », in Œuvres I. Paris,
Gallimard, (éd. Jean Hytier et Agathe Rouart-Valéry), p. 1463.
29 p. 470.